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XX -XXI SIÈCLES - L'ART, L E SACRÉ

SURRÉALISME ET MAGIE
MAGIE DU SURRÉALISME

. ROBERT KOPP .

L
e surréalisme se méfiait de la raison cartésienne, il s'intéressait
en revanche à tout ce que cette raison nous a fait perdre :
l'amour de la folie et le sens du mystère, la confiance faite aux
voyantes, la fascination exercée par les rencontres dues au hasard,
les frissons procurés par les fantômes, l'attrait pour les tables tour-
nantes, l'intérêt pour la télépathie, les prémonitions, la parapsycho-
logie, bref, pour toutes les manifestations de l'irrationnel.
L'irrationnel, les futurs surréalistes en avaient pourtant fait
l'expérience aux alentours de leur vingtième année sous sa forme
la plus horrible : la folie meurtrière de la Grande Guerre contre
laquelle aucun de leurs grands maîtres n'a su élever sa voix.
Jaurès, le seul opposant de poids, avait été assassiné. Romain
Rolland se voulait « au-dessus de la mêlée » et avait pris le chemin
de l'exil à Genève. Valéry et Gide gardaient un silence atterré,
refusant toute prise de position et ne publiant rien. Quant à
Apollinaire, il avait peur - vu ses origines étrangères - de ne pas
afficher assez son patriotisme. Les futuristes enfin, qui formaient le
mouvement d'avant-garde le plus bruyant des années précédant le
conflit, se montraient on ne pouvait plus bellicistes. « Nous vou-
lons glorifier la guerre, seule hygiène du monde - écrivait

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Marinetti dans le "Manifeste du futurisme" publié dans le Figaro du


21 février 1909 - , le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur
des anarchistes, les belles idées pour lesquelles on meurt et le
mépris de la femme. »
Sommé de choisir une carrière, Breton, après un baccalau-
réat en lettres modernes, s'inscrit en médecine, comme Aragon,
comme Fraenkel. Par défaut, car il pensait que « la profession
médicale était celle qui tolérait le mieux auprès d'elle l'exercice
d'autres activités de l'esprit ». Breton, dès son adolescence, était
hanté par la poésie (qu'il faut soigneusement distinguer de la litté-
rature). Une poésie rare, visant à l'essentiel. N'avait-elle pas permis
à la génération des symbolistes d'oublier leur condition misérable
de petits bourgeois ? Alors pourquoi ne pas rêver d'une existence
de médecin poète ? En effet, l'époque de Breton est la dernière
qui a connu ces grands médecins humanistes, Henri Mondor, Jean
Delay, bibliophiles, collectionneurs d'autographes, interprètes avi-
sés de Mallarmé ou de Gide.
Ce n'est pourtant pas par cette médecine-là que Breton était
attiré, mais par cette autre qui tente d'explorer les abîmes et les
abysses de l'âme humaine : Charcot, Kraepelin, Régis, Hesnard,
Freud. Cet inconscient qui trop souvent l'emporte sur la partie
consciente de l'être et lui impose sa loi, pour le meilleur et pour le
pire. Qui fait de nous des monstres ou des génies. « Breton dans
son hôpital de fous s'émeut de voir des aliénés plus grands poètes
que lui. » C'est ce que note Fraenkel dans un de ses carnets de
guerre, son ami étant alors affecté au centre neuropsychiatrique de
Saint-Dizier. Ne faut-il pas alors imiter ces fous qui réussissent à
s'exprimer en dehors du contrôle de la raison ? N'est-il pas possi-
ble de brancher la plume sur l'inconscient ? C'est ce que Breton
tente de faire lorsqu'il écrit, avec Soupault, dès 1919, les Champs
magnétiques. Expérience réussie : c'est la première « œuvre » sur-
réaliste. Et elle a résisté aux injures du temps. Car comment rester
insensible, près d'un siècle plus tard, à l'incantation mélancolique
de - La glace sans tain » : « Les villes que nous ne voulons plus
aimer sont mortes. Regardez autour de vous : il n'y a plus que le
ciel et ces grands terrains vagues que nous finirons bien par détes-
ter. Nous touchons du doigt ces étoiles tendres qui peuplaient nos
rêves. Là-bas, on nous a dit qu'il y avait des vallées prodigieuses :
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chevauchées perdues pour toujours dans ce Far West aussi


ennuyeux qu'un musée. (1) »
Ce que Breton et Soupault attendent de l'écriture automa-
tique, c'est qu'elle « révèle » cette partie de leur être « où toute
beauté, tout amour, toute vertu [...] luit d'une manière intense ». Ce
qu'ils notent, ce ne sont pas des « propositions logiques », mais des
« images » surgies d'un univers inexploré jusqu'alors. Conception
qui rappelle la définition de la poésie donnée par Baudelaire et par
Rimbaud comme sorcellerie évocatoire, comme magie.
L'exploration de l'inconscient restera une des ambitions
majeures du surréalisme. Breton essaiera de pénétrer dans les tré-
fonds de l'âme humaine par tous les moyens : sommeils hypno-
tiques, récits de rêves, cadavres exquis, dessins automatiques,
voyance, divination, tarot. Comme avait tenté de le faire avant eux
Victor Hugo, Breton et ses amis essaient de fixer ce que dit « la
bouche d'ombre », car « rien de ce qui se dit ou se fait ne vaut
hors de l'obéissance à cette dictée magique » (« Entrée des
médiums »). D'où l'intérêt porté à la métapsychique, à la télépa-
thie, à l'astrologie, à la psychanalyse, à toutes les formes de cultes,
aux superstitions. Bref, à toutes les pratiques, à toutes les croyan-
ces susceptibles de forcer les limites de la raison.
Si certaines pratiques ont été abandonnées pour des raisons
d'hygiène mentale, d'autres - les dessins automatiques, les cada-
vres exquis, les jeux de « l'ouvrez-vous ? » ou de « l'un dans
l'autre » - ponctuent l'histoire du surréalisme de ses débuts jusqu'à
sa fin. Breton et ses amis s'y adonnèrent même aux pires moments
de leur existence, par exemple à la villa Air-Bel à Marseille, en
1940, lorsqu'ils attendent, dans l'angoisse, le moment de partir
pour les États-Unis.
L'accompagnait également, tout au long de sa carrière, l'inté-
rêt pour les religions primitives d'Afrique ou d'Océanie et pour les
objets qui s'y rapportent. Ainsi, la première acquisition faite par
Breton à Lorient en 1913, fut une statue de la fertilité rapportée par
un marin de l'île de Pâques. Toute sa vie, il collectionnera des
objets primitifs, car « les plus grandes affinités existent - estimait-il -
entre la pensée dite primitive et la pensée surréaliste : elles visent
l'une et l'autre à supprimer l'hégémonie du conscient, du quotidien,
pour se porter à la conquête de l'émotion révélatrice ». Il essaiera de

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faire dialoguer ces objets avec les peintures de ses amis, celles de
Mirô par exemple, exposées à la Galerie surréaliste en 1926. Ce fut
l'une des premières tentatives de rapprocher dans un même lieu un
ensemble de statues océaniennes (provenant, pour une bonne part,
de la collection de Breton) et de tableaux modernes. Inutile d'ajou-
ter que la presse de l'époque cria au scandale.
Breton avait un œil très sûr. Il sentait si une statue était habi-
tée ou non. Il savait reconnaître la qualité d'un tableau. C'est ainsi
qu'il avait acheté, à la fin de la Première Guerre mondiale, le
Cerveau de l'enfant de De Chirico et que, quelques années plus
tard, il fit acquérir à Jacques Doucet, dont il était devenu le
conseiller, la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau et les
Demoiselles d'Avignon de Picasso, entre autres.
Collectionneur et même courtier à ses heures. Ses ennemis le
lui ont assez reproché. Mais il fallait bien vivre. Éluard faisait parfois
le même métier. Et en 1931, année particulièrement difficile, ils mirent
en vente, tous les deux, à l'hôtel Drouot, leurs collections d'art primi-
tif. « L'argent manque terriblement - écrit Éluard à Gala, en
février 1931. J'ai vu Ratton hier qui offre de faire une vente début mai.
Il m'avancerait, sur ma demande, 10 000 francs. [...] Il y a à cette
époque l'Exposition coloniale et il pense que ça aiderait. » Charles
Ratton ne s'était pas trompé. L'Exposition coloniale fut un immense
succès. Personne ne prit note des protestations des surréalistes et des
communistes, qui essayaient d'inciter leurs contemporains à boycotter
l'exposition. Quant à la vente des « Sculptures d'Afrique, d'Amérique,
d'Océanie », les 2 et 3 juillet 1931, elle dépassa largement les prévi-
sions, les objets les plus rares montant jusqu'à 14 000 francs et beau-
coup d'autres rapportant entre 2 000 et 3 000 francs. N'est-ce pas un
nouvel indice de la sûreté du goût et de Breton et d'Éluard ?
Contrairement à certains de ses camarades, comme Michel
Leiris, par exemple, Breton n'était pas un grand voyageur. Il n'a
jamais mis les pieds en Afrique ni en Océanie, et ce n'est qu'en
1938, grâce à une mission que lui avaient obtenu Saint-John Perse
et Henri Laugier, qu'il découvre le Mexique, où il est accueilli par
Diego Rivera et Frida Kahlo. Mais il est davantage préoccupé par le
manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » qu'il tente
d'élaborer avec Trotski que par les vestiges des Mayas et l'art pré-
colombien. Et ce qu'il sait des Tarahumaras, il l'a appris par Artaud.

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Ce n'est que lors de son exil aux États-Unis, pendant la


Seconde Guerre mondiale, que Breton visite les régions des
Indiens hopis et zunis. Il les évoque brièvement dans YOde à
Charles Fourier, mais la grande étude sur les arts primitifs
d'Amérique du Nord qu'il rêve d'écrire avec Claude Lévi-Strauss,
Robert Lebel et Max Ernst ne verra jamais le jour. C'est sur le
chemin du retour, à Haïti, qu'il a l'occasion d'assister à des mani-
festations du culte vaudou. Il s'en souviendra au moment de l'ex-
position surréaliste de 1947 à la galerie Maeght. Comme les
expositions précédentes, celle-ci n'était pas davantage présentée
sous forme d'un accrochage traditionnel, mais selon un itinéraire
retraçant « les étapes d'une initiation ». Les vingt et une marches
qui menaient à la galerie correspondaient aux arcanes majeurs
du tarot ; une « salle des superstitions » conduisait à un cycle
d'épreuves donnant accès à une pièce entourée de douze alvéo-
les octogonales correspondant aux signes du zodiaque et aux
douze heures du Nuctemeron d'Apollonius de Tyane. C'était rap-
peler ce que le surréalisme devait à la tradition ésotérique,
o scandaleusement ignorée, alors qu'elle a ses racines dans les
profondeurs de l'esprit humain ». Et Breton cite, dans sa préface
au catalogue, le Rameau d'or de Frazer, auteur qui n'a rien d'un
illuminé mais qui, au contraire, a toujours affiché son rationalisme :
« La Magie a contribué à émanciper l'humanité... et l'a élevée à
une vue plus large et plus libre, avec un regard plus profond sur
le monde... Nous serons forcés d'admettre que si l'Art Noir a fait
beaucoup de mal, il a été aussi la source de beaucoup de bien ;
que si la Magie est la fille de l'Erreur, elle est cependant la mère
de la Liberté et de la Vérité. (2) »
Les révolutionnaires - ou ceux qui se considéraient comme
tels, Aragon, Éluard, Vailland, Sartre - n'ont pas manqué de repro-
cher aux surréalistes de vouloir instaurer un nouveau culte. Ils
n'ont pas voulu admettre que le surréalisme était « la libre-pensée
intégrale », qu'il revendiquait le droit d'ouvrir des portes « que la
pensée rationaliste se flattait d'avoir définitivement fermées ». Pour
Breton, le surréalisme n'est ni une école ni une chapelle, mais une

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« aventure » toujours à recommencer, visant au décloisonnement


de l'esprit humain. Il ne vise pas à créer des œuvres, mais à initier
une démarche, à susciter une inquiétude. Le surréalisme récuse
« le pichet de cuisine », c'est-à-dire « toute œuvre tournée vers le
spectacle quotidien des êtres et des choses (3) ». Ce qui compte,
au contraire, c'est l'esprit dans lequel une œuvre a été conçue, le
pouvoir visionnaire dont elle témoigne, la symbolique nouvelle
qu'elle porte en elle. C'est ce que Breton entend illustrer par le
dernier grand ouvrage auquel il travaille à son retour d'exil avec
Gérard Legrand, l'Art magique, qui paraît en 1957 au Club français
du livre et qu'Étienne-Alain Hubert republie aujourd'hui dans le
quatrième et dernier tome des Œuvres complètes dans la
« Bibliothèque de la Pléiade ».
Pour Breton, « tout art authentique est magique ». Il parcourt
donc les millénaires et les continents afin de rassembler le plus
grand nombre de témoignages possibles. Il se tourne d'abord vers
l'art préhistorique et les arts primitifs, étudie ensuite l'occultation
de la magie durant tout le Moyen Âge par l'Église et sa survie sou-
terraine grâce aux différentes traditions ésotériques. La magie est
enfin réhabilitée par le surréalisme, mouvement compris dans un
sens très large puisqu'il inclut jusqu'à Kandinsky et Chagall.
Chemin faisant, Breton multiplie les références aux romantiques
e
allemands, français, anglais, aux illuminés du XVIII siècle, aux
tenants de la Kabbale, aux historiens des religions, aux anthropo-
logues. Il mène aussi une enquête sur les rapports supposés entre
l'art et la magie auprès de quelque quatre-vingts artistes, écrivains,
sociologues, psychologues, ethnographes, parmi lesquels figurent
Malraux, Paulhan, Caillois, Butor, Klossowski, Gracq, Mandiargues.
La dernière des questions posées concerne onze documents (un
dessin égyptien, une monnaie gauloise, une image alchimique,
une lame des tarots, le Cri de Munch, le Revenant de De Chirico,
etc.) que Breton demandait à ses correspondants de classer dans
l'ordre du magique.
Au moment de sa première publication, l'ouvrage n'avait
guère suscité de réactions. Dans la NRF, Henri Bouiller dénonce la
confusion intellectuelle qui caractériserait l'ouvrage, « image très
exacte de l'anarchie intellectuelle et spirituelle » de l'époque. Les
Cahiers du Sud, en revanche, consacrent un compte rendu extrê-

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mement élogieux à ce livre : « Pour lui [André Breton] magie est un


principe de dépassement, mystérieux comme l'inspiration, qui
donne à l'art un côté déconcertant, une "puissance insolite de
choc" en rapport avec la résolution de l'énigme du monde. (4) »
Malgré son caractère hétéroclite, cette somme témoigne de la
volonté de Breton de privilégier à travers les âges toutes les formes
d'expression qui s'inscrivent en faux contre la pensée rationnelle.
Ce qui ne signifie pas qu'il ait voulu ériger le surréalisme en une
croyance. Bien au contraire : Breton n'admettait aucune transcen-
dance. Il était, en outre, foncièrement hostile à tous les fanatismes
religieux quels qu'ils soient. Il ne faut pas confondre magie et irra-
tionalisme et encore moins magie et obscurantisme. La magie, pour
Breton, avait surtout partie liée avec l'imagination - la reine des
facultés, selon Baudelaire - , avec le rêve, la folie, la libre association
d'éléments hétéroclites. Était magique, pour Breton, l'image - pictu-
rale ou poétique - qui, par le rapprochement fortuit et inopiné de
mots, de formes, de couleurs, de matières, fait jaillir cette étincelle
susceptible de réenchanter le monde, ne fusse que le temps d'un
éclair, et de donner ainsi un sens à la vie.

1. André Breton, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,


1988, t o m e I, p. 5 3 - 5 4 .
2. André Breton, Œuvres complètes, op. cit., 1 9 9 9 , t o m e III, p. 7 4 8 .
3. Ibid., p. 7 5 0 et suivantes.
4. Cahiers du Sud, n° 3 4 2 , 1 9 5 7 , p. 2 9 7 .

• Robert Kopp est professeur de littérature française à l'université de Bâle. Il a


publié des ouvrages sur Rousseau, Baudelaire, Nerval, Balzac, Pierre Jean Jouve.
Dernières publications : De la Mélancolie (avec Jean Clair, Gallimard, « Cahiers de
la NRF », 2 0 0 7 ) , Baudelaire (édition critique du Spleen de Paris, Gallimard, coll.
« Poésie » , 2 0 0 6 ) , Baudelaire. Le soleil noir de la modernité (Gallimard, coll.
« D é c o u v e r t e s » , 2 0 0 4 ) . À paraître d é b u t mai 2 0 0 8 : Album André Breton,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». Robert Kopp collabore régulièrement à la
revue l'Histoire, au Magazine littéraire, a la Revue des Deux Mondes (où il fait
partie du comité de rédaction).

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