Vous êtes sur la page 1sur 12

Le miroir et le crâne - Chapitre V.

Le nganga devin-guérisseur

1Une fois qu’il a mangé edika, reçu son tsombi et sa corbeille de Bwete, et avalé motoba, le novice cesse
d’être un banzi pour devenir un nganga-a-Misɔkɔ, un initié à part entière. En dehors des étapes rituelles
qu’il reste encore à franchir, la carrière d’un nganga s’oriente alors autour de deux axes génériques,
objets de cette seconde partie : soigner les malades, acquérir le savoir initiatique. C’est en effet au tour
du jeune nganga, ancien malade, de prendre en charge de nouveaux malades1. Certes, le cadet n’est
d’abord qu’un assistant au service du père nganga, devin-guérisseur accompli à qui seul profitent les
revenus tirés des soins, de l’initiation et de la consultation2.

2La consultation des nganga-a-Misɔkɔ exigeait traditionnellement une veillée complète. Une nuit de
danses effrénées était en effet nécessaire aux devins pour réactiver leurs pouvoirs et se mettre en
relation avec les esprits mikuku qui inspirent leurs révélations. Si aujourd’hui encore chaque veillée de
Bwete Misɔkɔ comporte une séance divinatoire3, les nganga consultent pourtant également en plein
jour, sans veillée ni danse, mais selon les mêmes procédés formels.

3Le patient commence par tendre au devin une bougie allumée, une aiguille et une bouteille de boisson
(qui représentent respectivement la clairvoyance, la parole divinatoire et la richesse) puis s’acquitte de
sa contribution financière (quelques milliers de francs CFA, selon les exigences du nganga et les moyens
du malade). Il doit ensuite dire à haute voix son nom puis ceux de ses deux parents. Ces trois noms
constituent la carte d’identité lignagère du patient : un individu singulier rattaché par le biais de ses
deux parents à deux lignages distincts. Cette triple nomination est un élément décisif d’une consultation
qui est en grande partie une évaluation de la situation du malade par rapport à ses matri-et patri-
lignages4.

4Le patient tenant la bougie allumée devant son visage se présente ensuite de face puis de dos, afin que
le devin puisse sonder son passé comme son futur (la divination étant à la fois rétrospective et
prémonitoire). À la lumière de sa torche, le nganga scrute alternativement le patient et son petit miroir,
instrument essentiel de la divination dans lequel il est censé voir la vie du malade et la nature de son
mal5. Ce dispositif visionnaire reproduit celui de l’initiation, même si le nganga, guidé par son esprit
auxiliaire motoba, n’a pas eu besoin de prendre plus d’une petite pincée d’eboga.

5Au fur et à mesure de ses visions, le nganga trace sur le corps du malade des marques au kaolin blanc,
traits ou gros points. Ces signes divinatoires s’interprètent selon le code corporel du motoba : à chaque
partie du corps du malade correspond analogiquement un trouble, une prémonition ou un traitement.
En réalité, la plupart des consultations tournent habituellement autour de quelques signes récurrents :
au pied pour un fusil nocturne, à la taille pour un serpent invisible mbumba, au sternum pour un
empoisonnement, au cœur pour des palpitations, à la paume pour des problèmes financiers, au dos
pour un mauvais esprit, à la tête pour la tête ouverte (voir p. 102). Les signes fournissent ainsi une grille
de lecture du malheur très simple, simplicité qui renvoie à la monotonie des troubles et des diagnostics
établis par le nganga.

6Ces marques divinatoires constituent un intermédiaire visible entre les images mentales et la parole du
nganga. Elles sont les supports sensibles des énoncés de la consultation orale. Grâce à elles, la parole
divinatoire ne repose pas uniquement sur des images mentales privées, mais peut s’appuyer également
sur des signes publics, visibles tant par le patient et l’assistance que par le nganga. Dans le cas d’une
consultation à plusieurs, les marques au kaolin servent d’ailleurs à « donner la route » aux autres devins.
Pourtant, lorsqu’un nganga est seul à consulter, il trace encore des signes sur le corps de son patient. Ce
qui prouve que les marques divinatoires ont en réalité pour destinataire principal le malade lui-même,
quand bien même ce dernier n’en connaît pas la signification précise.

Nganga consultant son miroir...

7Les marques constituent une ruse graphique qui vise à faire entrer le malade et son corps dans le jeu
de la consultation, ce qui a pour effet de renforcer la pertinence et l’efficacité du discours divinatoire. La
parole du devin est en effet supposée décrire adéquatement l’état du malade. Mais l’état du malade
n’est pas un ensemble de symptômes somatiques manifestes : il s’agit plutôt d’un agrégat de troubles
variés, organiques ou non, mais aussi d’histoires de famille et de fantômes, d’événements passés et
futurs. Les signes au kaolin servent alors à rassembler et manifester cette affliction protéiforme à même
le corps du patient, lui donnant ainsi une cohérence charnelle6. Ils sont les symptômes visibles d’une
maladie, indices sur lesquels fait fond la parole du nganga. Le malheur devient lisible à la surface du
corps du malade.

8Sans marques, il n’existerait en définitive aucun lien évident entre le discours du devin et l’état du
patient : le patient resterait extérieur à la consultation. Grâce à elles, la consultation devient une
relation tangible entre deux protagonistes, relation qui se focalise autour du corps du patient. L’artifice
graphique sert ainsi à piéger le malade et son corps dans les rets de la relation divinatoire. Cette
métaphore est explicite dans le discours des initiés eux-mêmes : la consultation est un piège de chasse
(getambo), lacet tendu par le nganga pour attraper ce gibier qu’est le malade. Il existe en effet un fort
lien entre chasse et divination7. Le devin est d’ailleurs également rapproché du chien de chasse qui
flaire une piste et hume un gibier ; et il saisit parfois effectivement la main d’un patient pour en renifler
la paume afin de déceler ses problèmes8.

... puis traçant une marque au kaolin


9Un bon nganga-a-Misɔkɔ, c’est donc celui qui sait piéger le patient dans la consultation, l’attraper au
piège du Bwete. Le patient peut bien sûr toujours douter de la parole du devin. Mais l’artifice graphique
contribue en quelque sorte à focaliser l’attention et renforce ainsi la force illocutoire attachée à la parole
divinatoire9. L’anthropologie oppose classiquement deux modèles divinatoires : la divination inductive
(ou mécanique) et la divination intuitive. La première ne repose que sur le pur hasard objectif. Dans le
Bwete, c’est le test divinatoire du losange d’écorces ou des coquilles de nzingo. Mais cette méthode
divinatoire est si mécanique et aléatoire qu’elle ne peut que difficilement coller à l’expérience. Comme
le notent A. Adler et A. Zempléni, « plus librement [les systèmes divinatoires] laissent jouer les lois du
simple hasard, moins facilement ils encourent le reproche de la non-objectivité. Mais, plus les réponses
sont aléatoires, moins elles sont conciliables avec les données de l’expérience » (1972 : 141). D’où la
fréquente manipulation humaine de la divination mécanique : ainsi, la répétition du test de l’écorce
jusqu’à l’obtention d’un augure favorable. D’où également dans le Bwete, la valeur plus prémonitoire
que diagnostique de ce type de tests divinatoires : ils ne décrivent pas adéquatement une expérience
réelle, ils anticipent plutôt un événement à venir.

Nganga humant une patiente

10De son côté, la divination intuitive repose purement sur l’inspiration et l’interprétation humaines. La
consultation du nganga-a-Misɔkɔ en est un exemple typique : nulle intervention du hasard, puisque tout
dépend du devin et de sa performance verbale. Cette seconde méthode, à l’inverse de la première, est
donc trop humaine et trop subjective pour n’être pas sujette à caution. D’où la nécessité d’une mise en
scène qui dramatise la divination pour le patient. C’est là tout l’objet des médiations tangibles de la
consultation du nganga : le miroir divinatoire, les fétiches, et surtout les marques corporelles au kaolin
qui donnent un crédit visible à la parole du devin. Elles font penser que la divination n’est pas une
procédure exclusivement intuitive puisqu’elle s’appuie également sur l’interprétation de signes
objectifs, sans pourtant s’annuler dans le pur hasard.

11Après l’apposition des marques au kaolin, le nganga peut alors commencer la consultation orale
(mabenga). Ces révélations sont au premier chef des énoncés factuels sur la vie du malade et les maux
qui l’affligent. Le nganga révèle au malade le vécu intime de son affliction : « ton cœur bat la chamade »,
« tu as mal au ventre », « tu vois des mauvaises choses en rêve »10. Ou bien des événements passés liés
à l’infortune présente : « il y a eu une dispute à propos d’un véhicule avec un ami », « tu as perdu un
frère récemment ». Le nganga fait enfin des prédictions d’événements heureux ou malheureux : « tu
auras des jumelles » ou « tu risques de te faire empoisonner ». Dans une situation où tous les registres
du malheur se mêlent, le nganga ne cherche nullement à les isoler pour les traiter séparément. Il
s’attache au contraire à les lier tous ensemble, suggérant entre eux des connexions non fortuites pour
dessiner la figure d’une infortune générale. Comme A. Zempléni l’a ailleurs relevé, des malheurs
disparates sont enchaînés dans une même chaîne de causalité (Zempléni 1985).
12Tout au long de cette performance orale, le patient doit s’en tenir à répondre par la formule rituelle
de l’acquiescement « base ! » si les affirmations du devin lui semblent justes, ou à démentir dans le cas
contraire. Et celui qui veut trop en dire se fait aussitôt réprimander par les nganga. Tout irait pourtant
plus vite si le malade exposait lui-même son problème et ses symptômes. Mais, cela bouleverserait la
relation entre nganga et patient : le nganga est devin-guérisseur et non simple guérisseur. Il importe
donc que le patient se contente d’approuver ou non la version de son malheur livrée par le devin. Il
s’agit d’une affaire de pertinence émotionnelle et relationnelle. La valeur de vérité des énoncés
divinatoires n’est en effet pas une propriété sémantique : elle réside moins dans leur strict rapport
d’adéquation au réel que dans un contexte relationnel singulier. Le patient se sent enfermé dans un état
de perplexité impuissante, incapable d’articuler de manière cohérente son propre malheur. La séance
divinatoire instaure alors un cadre relationnel singulier : le malade écoute en silence ce qu’il ne pouvait
pas formuler à propos de lui-même et que le devin exprime à sa place. Son expérience du malheur, son
existence sensible se trouvent soudain objectivées, saisies dans le discours d’un tiers. L’effet produit est
sans aucun doute violent, et il n’est d’ailleurs pas rare qu’un patient éclate en sanglots au cours de la
consultation, bouleversé d’avoir été percé à jour.

13Mais comment le nganga arrive-t-il à décrire si pertinemment les symptômes intimes d’un patient
qu’il parvient à le faire pleurer ? Comme me l’a avoué un père initiateur, les devins mettent
habituellement en œuvre un certain nombre de petites ruses discursives visant à « attraper » le malade
dans la consultation. D’une part, le nganga peut parfois inférer l’état du malade d’après des indices
manifestes : « Pour les fusils nocturnes, c’est facile. La personne a mal au pied, elle arrive en boitant. »
D’autre part, le devin commence souvent par proférer des évidences : « Tu dis : “l’argent que tu gagnes,
il ne reste pas avec toi”. Il ne va pas dire le contraire [éclats de rire]. Il va forcément dire Base ! ». Les
énoncés divinatoires sont ainsi un subtil compromis entre des affirmations si générales qu’elles ne
peuvent qu’être vraies (parce qu’elles ne font que répéter la prémisse obligée de tout recours à un
nganga : le patient a un problème) et des affirmations beaucoup plus précises que le devin teste une à
une.

14Le devin procède en effet par balayage des possibles à partir des multiples signes au kaolin qu’il a
tracés sur le corps du patient : il passe ainsi en revue les symptômes les plus courants des principaux
maux sorcellaires, escomptant que le patient finira bien par se reconnaître dans l’un d’entre eux11. De
la sorte, le nganga peut explorer des pistes variées en les abandonnant ou les approfondissant selon les
réactions du patient qu’il scrute avec attention : « Si tu vois que ça ne marche pas, si la personne ne
répond pas Base !, tu changes de route. » Ses révélations péremptoires sont ainsi des questions
déguisées. D’ailleurs, si le patient nie l’un de ses énoncés, le nganga peut encore le rectifier en lui
assignant une valeur prédictive : « Tu dis : “Tu as raté la mort par un accident”. Il va dire oui. S’il dit non,
tu vas dire : “Pas encore”. Parce que le Bwete dit le futur et pas seulement le passé et le présent. » Par
un subtil jeu de déplacements, le nganga parvient finalement à se focaliser sur un petit nombre de
symptômes et de problèmes sensibles pour le patient.
15Ayant ainsi évoqué le vécu personnel du malade, le devin peut alors avancer le diagnostic qui y colle
au mieux (« tu ne vas pas lui dire directement [qu’il a] un mauvais esprit, sinon il aura les doutes »).
Cette subsomption d’une affliction multiforme sous un label simple donne une certaine unité à une
expérience qui en était jusque-là dépourvue : « tu as le sperme d’un homme mort dans ton ventre. C’est
cet homme qui te persécute en rêve [mauvais esprit qui est le fantôme d’un parent décédé] » ; « un ver
te bloque au niveau du foie [atteinte par un serpent invisible mbumba]. C’est un blocage de ta machine
économique. » Ces maux diagnostiqués sont évidemment ceux qui relèvent du domaine de compétence
thérapeutique des nganga : mauvais esprit, fusil nocturne, serpent invisible mbumba, tête ouverte ou
empoisonnement. De cette façon, l’infortune personnelle du patient est arrimée aux catégories
nosologiques communes du Bwete Misɔkɔ. Une étiologie, invariablement sorcellaire, est associée à ce
diagnostic. Parmi les énoncés factuels concernant la vie du patient, le devin a soin d’évoquer les conflits
familiaux : « il y a une mésentente entre les côtés paternel et maternel », « il y a un problème avec les
femmes et tes enfants ». Cela avive des suspicions qui ne sont de toute façon jamais très loin, tout
malheur ne pouvant être que la conséquence de la persécution injuste d’un parent jaloux.

16Selon la classification populaire, il n’y a en effet que deux types de maladie : les maladies naturelles
ou maladies de Dieu (litt. ebεa a Nzambe en getsɔgɔ, bwali ba Nyambi en yipunu) et les maladies des
sorciers (litt. ebea a mogodo en getsɔgɔ, bwali ba balɔsi en yipunu) souvent appelées maladies
« mystiques » (bwali ba dikolu – maladies de l’occulte – en yipunu). Cette distinction est moins
symptomatique qu’étiologique. Une affliction est sorcellaire lorsqu’elle est supposée causée par
l’intentionnalité mauvaise d’un tiers (humain vivant, ascendant défunt, esprit – sachant qu’esprits et
fantômes sont souvent au service d’un sorcier qui les manipule). Une maladie est naturelle lorsqu’on
postule une absence d’intentionnalité12. Les maladies naturelles ne relèvent pas d’une catégorie
spécifique de thérapeutes. La médecine occidentale est estimée très efficace à leur égard, les malades
n’hésitant pas à y recourir s’ils le peuvent. La « médecine des Blancs » est en revanche réputée
totalement impuissante contre les maladies sorcellaires. Celles-ci relèvent en effet exclusivement de la
« médecine des Noirs », celle des nganga dont c’est le fonds de commerce principal, ce qui leur fait dire
que la plupart des maladies sont en réalité sorcellaires. Cette opposition entre « maladies des Noirs » et
« maladies des Blancs » ne recouvre pas la dichotomie entre trouble organique et trouble psychologique
(ou psychosomatique). Une « maladie mystique » englobe en effet des symptômes hétérogènes qui ne
sont ni exclusivement organiques ni même exclusivement psychologiques. Le contraste recouvre en
réalité moins une différence de symptômes qu’une alternative dans leur prise en charge sociale : une
anémie traitée au dispensaire deviendra chez un nganga la preuve d’un vampirisme sorcellaire, et
inversement. Le nganga fait ainsi de toute infortune une pathologie relationnelle, le plus souvent liée à
des tensions lignagères.

17La nature sorcellaire du malheur est en réalité une prémisse implicite de la consultation, pour le
nganga comme pour le patient. En effet, si ce dernier entend apprendre ce qu’il a, il veut surtout savoir
qui lui inflige cela. Pourtant, face à cette demande, le nganga est généralement réticent et refuse
d’accuser nommément quelqu’un. Tout au plus conforte-t-il une suspicion lorsque le patient est déjà
convaincu de la culpabilité d’un parent. Mais il se contente le plus souvent de peser sans plus de
précision la responsabilité collective des deux lignages du patient : « le problème est du côté maternel »,
« les pères sont plus impliqués que les mères », « tu es atteint des deux côtés »13. En effet, le nganga ne
tient pas à semer la zizanie dans les familles, ce qui risquerait fort de lui valoir des problèmes en retour.
Aussi s’efforce-t-il de ne pas « casser l’œuf » ou de ne pas « défaire le paquet » selon les métaphores en
usage, préférant concentrer son art sur les soins proprement dits. Mais le devin ne cherche pas pour
autant à décourager les suspicions de son patient. Sa consultation attribue à l’inverse une étiologie
sorcellaire à la moindre infortune. Le nganga n’œuvre donc pas du tout en artisan de la paix des familles.
Son intervention n’obéit nullement au modèle classique de la restauration de l’harmonie lignagère suite
à la rupture d’un ordre à la fois corporel et social. Elle reconduit et durcit au contraire les tensions au
sein du lignage. Même s’ils évitent les accusations nominales, les nganga-a-Misoko jouent en définitive
moins le rôle de conciliateurs que d’agitateurs, leurs nombreux détracteurs ne manquant pas d’insister
sur ce point.

18Vue de près, la consultation du nganga-a-Misɔkɔ apparaît finalement comme une performance rusée
et bien calibrée, avec ses inévitables subterfuges et ses fulgurances troublantes. Cette consultation offre
au patient une version congrue de son expérience du malheur : l’entrelacement des divers énoncés
divinatoires tisse un discours sur le vécu intime du malade, traduit dans une nosologie simple, et pris
dans la trame dramatique d’une étiologie sorcellaire. Il ne reste alors plus au nganga qu’à proposer une
série de traitements14.

19Pour des soins prolongés, le malade reste souvent à résidence chez le nganga, parfois accompagné
par son conjoint et ses jeunes enfants. Il ne repartira qu’une fois guéri, après une veillée de Bwete
organisée à son domicile, rituel de réintégration du malade à sa famille. La relation thérapeutique
constitue en effet une forme d’adoption temporaire : un enfant malade (on reste toujours l’enfant de
son lignage) est confié par sa famille à un nganga. Le père nganga, sa parentèle et la communauté locale
des initiés représentent ainsi une famille de substitution pour le malade. Les malades partent d’ailleurs
parfois se faire soigner dans un village éloigné (par exemple auprès d’une ethnie réputée pour les soins).
Cette séparation du lignage et l’intégration temporaire dans une communauté de substitution a sans
doute un rôle proprement thérapeutique – d’autant que le sorcier responsable de l’affliction fait
habituellement partie du lignage d’origine. La relation thérapeutique s’organise ainsi, comme la relation
initiatique, autour d’une pseudo-parenté qui place le père nganga en position de chef de famille (d’où le
fait que pour initier et soigner, il faille être déjà mari, père et propriétaire d’une maison et d’un corps de
garde). Dans la relation thérapeutique, l’usage de l’idiome de la parenté est cependant plus lâche et
moins réglé que dans la relation initiatique qui définit un véritable groupe de filiation où chacun occupe
une place précise. Pour des soins et plus encore pour l’initiation, le traitement de l’infortune repose
ainsi sur une coupure relative par rapport au lignage d’origine, coupure qui permet de modifier à son
avantage la relation du malade à sa parentèle.

20Les traitements des nganga sont fort variés : bain, fumigation, onction, collyre, vomitif, purge nasale
(« vidange du mauvais cerveau »), boisson, transfert du mauvais sang (sur un arbre ou sur une poule),
« vaccin » (incisions aux chevilles, genoux, mains ou tempes que l’on frotte d’une mixture protectrice),
fétiche protecteur (enterré, portatif ou domestique), barrage symbolique du domicile (tesa, spécialité de
la branche Myɔbε), « retour à l’envoyeur », piège à sorcier (kɔsi, spécialité des Bapunu), etc. Les
procédés peuvent varier d’un initié à l’autre, puisqu’ils proviennent autant de l’innovation onirique que
de la transmission initiatique. Néanmoins les traitements majeurs, qui correspondent aux afflictions
sorcellaires les plus communes, mobilisent des schémas opératoires fort stables.

21Fatigue, perte d’appétit, maux de reins, sensation d’étouffement, palpitations, tension, grossesses
difficiles ou faiblesse sexuelle, sont les symptômes manifestes du nongu (chez les Mitsɔgɔ) ou mbumba
(dans le groupe mεryε), serpent invisible associé à l’arc-en-ciel qui étouffe et avale progressivement sa
victime tout en lui suçant le sang jusqu’à la mort15. Ce serpent constricteur, souvent désigné par le
terme figuré de « corde », est l’allié invisible d’un sorcier qui s’empare par son intermédiaire de la force
vitale de sa victime (force vitale qui concerne avant tout la sexualité et la fécondité). Cette thématique
sorcellaire du ligotage et de l’étouffement constitue une métaphore pertinente pour ces nombreux
patients qui se sentent perpétuellement entravés et enfermés dans une vie malheureuse.

Malade ligotée par le mbumba

22Soigner un malade pris par le mbumba exige une veillée rituelle au cours de laquelle les nganga
effectuent la « coupure de corde ». Avant cette veillée, les initiés ont fabriqué en secret le mbumba. Le
corps du serpent se présente sous forme d’une corde de liane d’une dizaine de mètres à l’extrémité de
laquelle se trouve une tête, petit paquet de pagne noir (renfermant entre autres poudre à fusil,
« écailles de tonnerre », écaille et dent de python) maquillé de kaolin rouge et surmonté d’une plume de
perroquet. Il s’agit là d’un second mbumba, du sexe opposé à celui qui tourmente le malade. Au cours
de la veillée, le malade est fermement ligoté des épaules à la taille avec cette liane au son des chansons
« dwarisa na mikatu mikatunga » (« nous nous renforçons par des liens serrés ») et « mbɔmɔ a ma vuta »
(« le python s’est déroulé »). Cela revient à marier ensemble les deux serpents. Il ne reste alors plus aux
nganga qu’à couper vivement la corde en tronçons à l’aide d’une machette, libérant ainsi le malade de
l’emprise maléfique du mbumba16. Mbumba visible et invisible étant étroitement enlacés, couper l’un
permet en effet de se débarrasser de l’autre.

23Le serpent conjoint constitue donc une sorte de leurre ou d’appât qui détourne le mbumba maléfique
de sa victime pour l’attirer dans le traquenard des nganga qui le guettent, machette en main. Une
coupure de corde revient finalement à construire un piège pour entraîner dans le visible une entité
invisible. Et l’artifice est ingénieux. Faire comme si la corde était directement l’incarnation visible du
mbumba maléfique serait en effet une supercherie grossière : tout le monde sait que cette corde a été
fabriquée par les nganga, qui ne peuvent donc prétendre combattre ce qu’ils viennent eux-mêmes de
confectionner. En revanche, puisque la corde de liane ne représente pas le serpent malfaisant mais
plutôt son conjoint séducteur, elle ne sert, plus subtilement, que d’adjuvant visible, opérant
littéralement comme un charme à l’égard du véritable destinataire invisible. En même temps, le
glissement de l’un à l’autre est aisé : la corde qui ligote le malade ressemble trop au mbumba qui
l’enserre pour ne pas l’être un peu. L’artefact matériel a ainsi l’avantage de rendre visible un agresseur
invisible, sans toutefois n’être qu’un vulgaire tour de passe-passe ou une simple substitution
symbolique.

24Le fusil nocturne (bota-a-pitsi, littéralement « fusil de la nuit ») est un mal physique bien localisé : il se
manifeste par une intense douleur qui commence dans le pied, remonte dans la jambe et peut aller
jusqu’à la nécrose et la paralysie. Cette affliction est la conséquence d’un coup de fusil invisible tiré par
un sorcier, ou bien d’un piège de chasse invisible que la victime a déclenché à son insu. Les nganga
disent d’ailleurs souvent trouver dans les plaies cheveux, ongles ou tessons, preuves du caractère
sorcellaire du mal.

25Le traitement, communément appelé « déclenchement du fusil nocturne », consiste à fabriquer un


autre fusil nocturne et à le déclencher contre la jambe atteinte afin d’annuler le mal. Le pied incisé du
malade est placé au-dessus d’un petit brasier à fumigation creusé à même le sol. Au fond du trou, a été
ajouté un petit paquet contenant entre autres poudre à fusil, quartz, résine inflammable et graines de
nzingo. Au bout de quelques instants, le paquet s’enflamme brusquement comme un petit feu de
Bengale sous la jambe du malade (qui est ensuite aspergée et baignée) (voir phot. 14 hors-texte). Ce
paquet est un fusil nocturne antagoniste du fusil nocturne du sorcier (les graines de nzingo représentant
les plombs de la salve que fait exploser la poudre à fusil). En déflagrant, il l’anéantit, ce qui doit
permettre la guérison du membre atteint. Mais ce fusil nocturne vise également le sorcier en retour,
telle une contre-attaque qui renvoie le mal à son expéditeur. Le déclenchement opère donc sur un
double mode : d’un côté, il soigne la victime ; de l’autre, il châtie le coupable. L’opération sert en
définitive à matérialiser un fusil nocturne autrement invisible. En même temps, ce fusil n’est pas
exactement celui responsable de l’atteinte. C’est un artefact rituel à la fois similaire à et antagoniste de
la cause supposée du mal.

26Une personne affligée par un mauvais esprit manifeste les symptômes suivants : elle entend des voix
qui l’appellent derrière elle mais n’aperçoit personne lorsqu’elle se retourne ; elle a l’impression d’être
sans cesse suivie par quelqu’un ; elle est en proie à des accès inexpliqués de peur, fait des cauchemars
et a des hallucinations diurnes terrifiantes. Ces troubles sont le signe manifeste du harcèlement par un
mauvais esprit. Ce mauvais esprit est réputé être le fantôme d’un mort (etεngo dans le groupe mεmbε,
ditεngu dans le groupe mεryε), inverse maléfique des ancêtres protecteurs qui chapeautent justement
les sociétés initiatiques comme le Bwete. Dans un premier temps, ce fantôme ne fait que talonner sa
victime sans la laisser en paix (d’où le signe divinatoire au talon qui indique un mauvais esprit en
poursuite). Puis, il réussit à l’agripper et se cramponne alors à son échine (d’où le signe divinatoire entre
les deux omoplates indiquant un mauvais esprit « collé »). Le mauvais esprit a ainsi pour caractéristique
principale d’être un agent persécuteur qui attaque toujours par-derrière (ce qui explique son invisibilité
et l’angoisse d’être suivi).
27Ce fantôme est parfois un parent défunt qui tourmente sa victime simplement parce qu’il se sent
négligé. Il convient alors de l’apaiser par une offrande propitiatoire placée sur sa tombe. Mais le plus
souvent, ce fantôme est en réalité une sorte de zombi au service d’un parent sorcier17. Le fantôme
exigera alors en contrepartie que le sorcier lui donne un conjoint post mortem en sacrifiant un autre
parent. Un fantôme tourmentera donc préférentiellement un parent de sexe opposé afin de s’unir à lui.
De là vient le fait que les cauchemars attribués au mauvais esprit soient si souvent des rêves d’agression
sexuelle incestueuse. On considère également parfois que le mauvais esprit n’est en fait que le double
invisible du sorcier lui-même qui cherche à avoir des relations sexuelles avec un parent pour ensuite
s’approprier sa progéniture18. En définitive, le sorcier utilise des fantômes serviles pour sacrifier des
parents, ou bien sacrifie des parents pour en faire des fantômes serviles. Et ces fantômes exigent à leur
tour des victimes. Ce cercle vicieux du sacrifice sorcellaire est amené à retomber sur le sorcier lui-même,
lorsqu’il n’aura plus personne à donner en pâture à ses fantômes – justice immanente qui, selon
l’opinion commune, doit punir in fine le coupable en retournant sa propre arme contre lui.

Arrimer le mauvais esprit

28Pour guérir l’atteinte d’un mauvais esprit, le nganga cherche à séparer le fantôme de sa victime afin
qu’il cesse de la harceler. Avec un vieil habit appartenant au malade, il confectionne une petite poupée
sommairement anthropomorphe qu’il part attacher en forêt, à un arbre ou auprès d’un petit autel
funéraire (bouteille de boisson, bougie, barrière de rameaux) érigé pour l’occasion. Cette poupée
représente soit le malade et le mauvais esprit qui colle à sa victime, soit en réalité un fantôme de sexe
opposé qui sert de leurre pour attirer le mauvais esprit19. De toutes les façons, l’opération consiste à
arrimer le mauvais esprit en forêt afin de s’en libérer définitivement.

29Le malade qui a la tête ouverte vit un cauchemar éveillé, atteint d’hallucinations terrifiantes qui
entraînent des comportements pathologiques (panique, délires, chutes, etc.). Contrairement aux autres
troubles que soignent les nganga, cette sorte de folie n’est pas provoquée par un parent sorcier mais par
un dérèglement de l’esprit du malade lui-même. L’esprit du malade a en effet une fâcheuse propension
à sortir de son corps par la fontanelle (qui est restée ouverte à la naissance) pour aller divaguer dans un
monde invisible peuplé de sorciers et de fantômes (d’où les hallucinations violentes). L’affliction, proche
de la faculté visionnaire des initiés, s’en distingue dans la mesure où cette capacité à voir l’invisible est
erratique et néfaste. Elle est néanmoins une promesse pour peu que le malade parvienne un jour à
discipliner ses visions.

30Le traitement de la tête ouverte consiste alors à refermer la fontanelle afin d’empêcher l’esprit d’en
sortir. Le nganga arrime sur le crâne du malade un mélange de poudre d’os de bêtes féroces (gorille,
panthère, éléphant, buffle, etc.) recouvert d’une peau de genette et d’un pagne noir. Le malade doit
garder cet étrange couvre-chef une dizaine de jours afin de barrer littéralement la route à l’esprit
vagabond (les bêtes féroces ayant un rôle dissuasif).
31Dans nombre de cas, ces divers traitements semblent bien entraîner une amélioration relative de
l’état du malade. Il serait néanmoins difficile de parler de guérison autrement que métaphoriquement,
étant donné la plurivocité habituelle d’une affliction qui cumule différents registres (somatique,
psychologique, familial, financier, etc.). Il ne saurait donc s’agir d’un rétablissement strictement
physiologique, mais plutôt d’une réévaluation personnelle par le malade de sa situation d’infortune.
Certes, ces traitements incluent souvent des soins additionnels visant à guérir les symptômes
somatiques les plus manifestes : ainsi les bains, massages et pommades pour un pied atteint par un fusil
nocturne. Et la riche pharmacopée végétale des nganga leur permet d’être relativement efficaces en
cette matière.

32Cependant, le noyau central de tous les traitements majeurs des nganga repose sur une manipulation
symbolique visant l’agent sorcellaire responsable du mal : coupure de la corde, déclenchement du fusil
nocturne ou enterrement du mauvais esprit. Leur efficacité serait donc symbolique plutôt que
directement physiologique : ce type de traitement permet de rendre pensable l’expérience affective
informe des malades en l’intégrant dans un schéma culturel cohérent, schéma mis en actes par des
manipulations verbales et/ou matérielles20. Si elle ne suffit pas à guérir, cette intégration d’une
souffrance inarticulée dans un scénario culturel partagé procure sans doute au moins une forme de
satisfaction cognitive. C’est là la version minimale de l’efficacité symbolique21.

33Toutefois, contrairement à l’incantation cuna qui constitue l’exemple majeur de Lévi-Strauss dans
« L’efficacité symbolique », le nganga ne raconte aucun récit mythique mimant l’affliction du malade. Il
ne se soucie pas d’expliquer le sens de ses gestes et tient secrète la composition de ses médicaments. Si
bien que le malade ne sait pas nécessairement ce qu’on lui fait subir, ni comment cela peut le guérir.
C’est là un des défauts d’une interprétation en termes d’efficacité symbolique : le traitement serait
d’autant plus efficace qu’il s’adresserait à un expert ; or, le commun des malades est au contraire
largement ignorant des pratiques du nganga et de leur signification précise.

34Cela dit, dans ce que fait le nganga, certains objets ou événements sont volontairement saillants :
ainsi l’inflammation de la poudre pour le déclenchement du fusil nocturne ou le lien de liane dans la
coupure de corde. Or, si le malade ignore ce que renferme précisément la tête du mbumba ou le paquet
du déclenchement, il voit cependant bien que la liane dont on le ligote avant de la découper en
morceaux ressemble à un serpent, et que la poudre qui s’enflamme brusquement près de son pied
mime la déflagration d’un fusil. Plutôt que sur des significations ésotériques, c’est donc sur cette forme
minimale d’intelligibilité (qui tient aux manipulations sensibles impliquant le corps du patient) que
repose l’efficacité de ces traitements. Or, ces significations saillantes sont d’autant plus aisément
intelligibles que, par-delà leur diversité apparente, elles se réduisent en réalité à deux ou trois schèmes
opératoires généraux que les nganga mettent constamment en œuvre.
35Le schème de la purification se retrouve dans la plupart des traitements sous différentes modalités :
laver le corps (bain, onction, fumigation), expulser le mal (vomitif, laxatif, purge nasale), transférer le
mal à un substitut (transfert du mauvais sang sur l’arbre, mbando, mauvais esprit, sacrifice animal).
Cette purification sert à lever une infortune indéterminée, qui se présente sous la figure du malheur ou
de la malchance : il s’agit de passer d’un corps sale (infortuné) à un corps propre (fortuné). Toutes ces
formes de purification ont l’intérêt de localiser l’infortune en faisant de la malchance et du malheur une
souillure, à la surface ou à l’intérieur du corps. Et toutes les situations où le malade doit tourner le dos
(rentrer et sortir de la hutte à fumigation à reculons, tourner le dos à l’aval pendant le bain de rivière, ne
pas se retourner en partant du site de brousse) appartiennent à ce même registre de la purification. Il
s’agit de se détourner du malheur en le laissant derrière soi.

36Lorsque le traitement concerne non plus l’infortune mais le sorcier qui en est responsable, le schème
opératoire est celui de la protection. Mais il est remarquable que cette protection cache en fait
systématiquement une opération de riposte agressive. Si l’enterrement du fétiche protecteur mbando
soustrait le corps du malade aux regards du sorcier, c’est aussi un « retour à l’envoyeur » contre
l’agresseur : le paquet est hérissé d’aiguilles pointées vers l’extérieur et des tessons protègent le site. On
répond donc au mal par le mal, à la violence par la violence.

37Dans un article, J. Favret-Saada et J. Contreras décrivent les procédures thérapeutiques mises en


œuvre par Madame Flora, cartomancienne et désorceleuse du bocage mayennais (Favret-Saada &
Contreras 1985). La situation d’ensorcellement oppose une victime innocente mais sans force à un
sorcier mauvais mais puissant. Le désorcèlement vise à redonner au patient sa force happée par le
sorcier. La méthode de Madame Flora consiste alors, par le support des cartes, à subtilement
compromettre le patient avec la violence et le sorcier, alors même qu’il ne cesse de se proclamer
innocent et étranger à tout mal22. Par ce biais, l’attention du patient est détournée du malheur, et le
désespoir impuissant est transformé en force agressive, en acceptation inconsciente des vœux de mort.
Les auteurs appellent ce dispositif un « embrayeur de violence ».

38De ce point de vue, les fétiches protecteurs comme le mbando, ainsi que les mises en scène rituelles
qui leur correspondent, constituent également des « embrayeurs de violence ». Ils permettent et
dissimulent une violence agressive dirigée contre le sorcier en la maquillant en une protection
défensive. Tout d’abord, l’attribution de l’infortune à un sorcier rend possible la canalisation d’une
agressivité flottante sur un objet déterminé. La décharge agressive mise en scène dans la riposte rituelle
permet ensuite de reprendre l’ascendant sur le sorcier présumé, et par là de sortir du cercle vicieux de la
passivité malheureuse en retournant l’angoisse d’impuissance23.

39Mais il importe que cette riposte agressive ne se dise pas explicitement comme telle, à moins de faire
basculer nganga et malades du côté de la sorcellerie. La vendetta n’est en effet pas un comportement
légitime. La compromission avec la violence sorcellaire doit donc toujours se présenter sous la figure
d’une protection des innocents contre le mal. Le « retour à l’envoyeur » qui consiste à placer des
fragments de miroir au seuil de l’habitation illustre bien cette ambivalence légèrement hypocrite : la
surface réfléchissante du miroir retourne mécaniquement l’agression contre l’agresseur. C’est ainsi son
propre fusil nocturne qui revient frapper le sorcier, laissant sauve la prétention d’innocence du
malade24. Un autre fait contribue d’ailleurs à disculper le patient au moment où il se compromet avec
cette violence sorcellaire. Le désir agressif de vengeance qu’il ne saurait assumer seul est délégué à un
tiers légitime : c’est en effet au nganga qu’il revient de manipuler aiguilles, tessons ou poudre à fusil en
lieu et place de son patient.

40Dans les trois traitements majeurs (corde, fusil nocturne, mauvais esprit), la visée générale est moins
protectrice que curative. S’y retrouve néanmoins la même duplicité sous-jacente que dans le schème de
la protection agressive : afin d’éliminer l’agent maléfique responsable de l’affliction, le nganga en
confectionne un double antagoniste. Là encore, le mal n’est défait que par le mal, seule une violence
peut annuler une autre violence : serpent contre serpent, fusil nocturne contre fusil nocturne, fantôme
contre fantôme. Ce procédé a l’avantage de matérialiser, non plus la souillure de l’infortune comme
pour le schème de la purification, mais l’agent de l’infortune, jusque-là parfaitement invisible. Le nganga
donne ainsi à voir au malade un artefact médiateur qui représente à la fois l’agent du mal et son
remède, tous deux de même nature. La délivrance rituelle opère donc comme un embrayeur de violence
qui dissimule sans doute encore une riposte : la déflagration de la poudre anéantit le fusil nocturne mais
atteint également le sorcier par un choc en retour. En définitive, le traitement de l’infortune – du moins
de la dimension relationnelle de celle-ci – consiste à inverser la charge agressive de la relation sorcellaire
(un sorcier persécutant un parent) en l’intégrant dans une relation d’ordre supérieur qui passe par le
nganga et ses objets médiateurs.

Le miroir et le crâne - Chapitre V. Le nganga devin-guérisseur - Éditions de la Maison des sciences de


l’homme

https://books.openedition.org/editionsmsh/8067

Vous aimerez peut-être aussi