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www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-4150-0233-6
Je vous propose ici une aventure, sur des chemins où le corps croise la
psyché. L’un et l’autre racontent une histoire, la nôtre. Dans cette
découverte de soi, se révèle le cœur. Nous approchons le centre de l’être,
certains diront l’âme. Chacun lui donne un sens singulier. Définie comme
l’intime, elle peut être meurtrie, fragmentée, trahie, perdue… Définie
comme partie éthérée de l’être qui survit après la mort, elle peut
transcender, révéler, errer. Dans notre aventure, point n’est besoin de
trancher, il est juste question d’expérimenter. Une autre façon de se soigner
et de soigner l’autre va se profiler.
Je vous propose d’intégrer un groupe, de vous asseoir sur le cercle. Oui,
nous sommes assis en cercle. Vous allez suivre un cursus de sept séminaires
échelonnés sur neuf mois. Au début, peut-être serez-vous surpris par des
domaines qui vous semblent obscurs, voire que vous rejetez. Pas de
problème, je vous invite juste à participer, qui que vous soyez. Je ne veux
vous persuader de rien. Au fil de l’expérience vous risquez de considérer les
choses autrement. Vous aurez le loisir de les interpréter à votre guise, selon
votre référentiel, que vous soyez de la rue, du sérail des médecins, des
ostéopathes, des psychanalystes, des athées ou des mystiques. Vous en ferez
ce que vous voulez. Si vous laissez parler votre cœur, le mystère ne pourra
vous laisser indifférent. Votre regard sur le monde changera. L’information
circule partout. Elle véhicule le passé déjà écrit, dont nous sommes le fruit,
le présent où nous nous situons rarement, le futur qui nous semble à écrire.
Et si tout était accessible, le passé et le futur, l’action et le rêve, la matière et
le spirituel ? Nous sommes face au mystère.
Sur ce cercle, trois thèmes vont s’imposer : la sexualité blessée, la place
du père, l’âme. L’âme s’est invitée, mystérieuse intrusion de cette part
éthérée de l’être, la nôtre, et celle des disparus, qui se rappellent à nous,
jusqu’à se manifester à travers nos douleurs, nos limitations.
Médecin-ostéopathe, je me consacre à mes patients depuis plus de trente
ans. J’essaie d’éviter les idées préconçues, les préjugés, les jugements.
J’écoute, avec mes oreilles bien sûr, mais aussi du regard, et surtout des
mains. Au fil du temps, mes patients m’ont fait faire un chemin inattendu.
Là où je me voulais cartésien avant tout, j’ai glissé sur des pentes
mystérieuses. L’ostéopathie m’avait amené à reconsidérer mon savoir
médical. Il ne s’agissait pas de le renier, mais de l’enrichir, quitte à ce qu’il
prenne d’autres contours. Mes patients ont déraciné le pieu des certitudes et
ont semé de multiples graines. Leurs souffrances, leurs maux, leurs mots,
que je vois, j’entends et je touche, m’ont amené sur des territoires
insoupçonnés. Le territoire s’est agrandi au-delà de la carte. Le soin a pris
des contours autres. J’ai vécu un télescopage entre la physique quantique et
des pratiques ancestrales. Entre l’incompréhensible de la science pour un
honnête homme, et l’inaccessible du soin pour ce même honnête homme. Et
je me suis trouvé face au mystère. L’énergie, en tant qu’information en
mouvement, a pris une place particulière. La matière, les émotions et les
pensées s’en sont trouvées reliées. Je peux, dans un certain état de
disponibilité, accéder à l’une en passant par l’autre. Je ne vais pas essayer
de mettre de la science là où il n’y en a pas. La vie ne s’arrête pas à la
science, les êtres non plus, ni leurs maladies. Les patients allant mieux,
guérissant pour certains, mes perceptions confortées par leur vécu, j’ai été
encouragé sur cette voie.
J’ai souhaité partager mon travail. Je l’ai proposé à des groupes. Nous
partons chaque année pour une même destination, l’ouverture du cœur, mais
le périple est à chaque fois différent. Le parcours, les obstacles, les
participants, en font quelque chose d’unique. Nous nous rencontrons, nous
explorons d’autres façons de soigner. Aucun prosélytisme ici. Aucun désir
de démontrer quoi que ce soit. Nous sommes face à l’indémontrable. Nous
cheminons vers des dimensions insoupçonnées, de soi, de l’autre, du
groupe. Car le groupe a sa propre énergie, sa propre dynamique, qui
transcende parfois les limitations de chacun et ouvre d’autant plus l’espace
intérieur.
Guide pratique pour les non-initiés
Itinéraire
Le camp de base : les Champs Mélisey en Bourgogne.
Montée au camp 1 :
1. Contacter en soi le physique, l’émotion, la pensée, à travers les trois
foyers. Référence est faite ici à la médecine traditionnelle chinoise
où le physique est dans le foyer inférieur, le bassin, l’émotion dans
le foyer moyen, autour du cœur, et la pensée dans le foyer supérieur,
la tête.
2. Contacter en soi quatre énergies, le feu, la terre, l’air et l’eau.
Référence est faite ici à l’astrologie.
Montée au camp 2 : contacter l’action, et ses empêchements, entre
autres colère et frustration. Référence est faite ici au foie toujours en
médecine traditionnelle chinoise et à Mars en astrologie.
Montée au camp 3 : contacter nos besoins, la mère, la tendresse.
Référence est faite ici à la rate en médecine traditionnelle chinoise et à
la Lune en astrologie.
Montée au camp 4 : contacter le temps, l’espace, le père. Référence est
faite ici au poumon en médecine traditionnelle chinoise et à Saturne en
astrologie.
Montée au camp 5 : contacter les origines, vie intra-utérine, sexualité,
transgénérationnel. Référence est faite ici au rein en médecine
traditionnelle chinoise et au fond du ciel en astrologie.
Montée au camp 6 : contacter les blessures et les soigner. Référence
sera faite à Chiron en astrologie.
Jusqu’ici nous avons revisité notre personnalité. Alpiniste, nous
entrerions dans la zone des 8 000 mètres, où l’oxygène se raréfie, la zone de
la mort. Pour les ascensionnistes lambda que nous sommes, les bouteilles
d’oxygène feraient leur apparition. Nous entrons nous aussi dans une
nouvelle zone, entre ego et cœur, où nous mourons à notre personnalité
pour accéder à plus grand que nous. Il nous faut un autre outil, hindouiste
celui-là. Nous basculons dans le monde des chakras, centres psycho-
énergétiques du corps humain. C’est notre oxygène en quelque sorte. Du
camp 1 au camp 6, nous avons travaillé sans le savoir les trois premiers
chakras. Nous sommes donc arrivés au troisième, l’ego. Notre sommet, au
quatrième chakra, est l’amour inconditionnel, qui nous ouvre des
perceptions et des connaissances nouvelles.
Le sommet : contacter l’amour, la créativité, la beauté. Référence est
faite au cœur en médecine traditionnelle chinoise et à Vénus en
astrologie, mais surtout au quatrième chakra selon le Veda.
Le matériel utilisé
Quels seront nos cordes, crampons, baudriers et autres piolets ?
Il n’est nul besoin de les maîtriser pour partir dans cette aventure. J’en
définis les bases techniques pour que vous ne soyez pas perdus. Elles seront
reprécisées quand nécessaire.
L’ostéopathie représente le fondement de notre pratique. Elle nous
ouvre la conscience du corps, du toucher, du souffle. Elle nous permet
de « découvrir en l’homme un univers en miniature, d’y trouver la
matière, le mouvement et l’esprit », pour paraphraser A. T. Still.
L’énergie est ici la star, le carburant, le moteur. Véhicule de
l’information, support des différentes dimensions, physique,
émotionnelle, mentale voire spirituelle, elle n’est pas abstraite, mais
palpable. Nous allons la rencontrer dans le senti à travers des pratiques
comme le qi gong, gymnastique traditionnelle chinoise, mais aussi le
massage, ou encore des rencontres par binômes dites accolades que
nous vous décrirons. Les outils qui vont suivre sont tous des moyens de
la rencontrer dans ses différents aspects.
La méditation va nous permettre d’apaiser le mental et d’être dans le
présent.
Pour nous diriger, en guise de boussole, nous utiliserons des baguettes
de sourcier ! Cet élément a de quoi vous surprendre, voire vous
inquiéter sur ma santé mentale en tant que guide. Je l’admets. Convenez
juste que j’ai une certaine expérience en la matière, et faites-moi
confiance. C’est un pari, la confiance ne s’achète pas, elle se sent. C’est
une histoire d’intuition. Notre boussole sera cet instrument étrange. Les
baguettes nous indiqueront la direction à prendre, et définiront certains
de nos choix. Elles décideront des personnes à associer, des cordées, du
temps, de l’espace : qui va devoir passer, où, quand, avec qui.
Étrange… Au début vous les considérerez avec scepticisme,
dénigrement ou humour. Au fil du temps, elles vous interpelleront peut-
être, puis gagneront alors en respect. Non seulement elles sont d’un
grand confort dans le fonctionnement du groupe, mais elles font preuve
d’une grande pertinence, d’une certaine intelligence si j’ose dire. C’est
étonnant. Tout se passe comme si elles décodaient des informations
invisibles, présentes, stockées, en nous et dans le groupe. Elles les
révèlent. Je vous laisse découvrir cet outil. Vous vous ferez votre
opinion.
La médecine énergétique chinoise (ou médecine traditionnelle chinoise)
est l’un des plus anciens arts de guérison, fruit d’un savoir empirique
millénaire et d’un socle théorique. Elle nous servira de support pour
aborder de grands thèmes, l’action, les besoins, les défenses, la
sexualité, la vie intra-utérine…
Le son, la voix ouvrent l’espace intérieur par la perception de leurs
vibrations.
Les chakras nous offrent la possibilité de nous désidentifier à l’ego pour
aller vers plus grand que soi. Dans les traditions ésotériques de l’Inde,
les chakras sont les centres psycho-énergétiques du corps humain. Les
sept principaux représentent sept échelons à gravir : l’ancrage, les
pulsions, l’ego, l’amour, la communication, la clairvoyance, la
spiritualité. Dans ce cursus notre sommet se situe au quatrième chakra,
l’amour inconditionnel.
L’astrologie nous permet de contacter différentes facettes de nous-
mêmes. Nous nous servons du thème natal comme révélateur de notre
psyché et de notre singularité. Nous n’abordons pas ici l’astrologie
prédictive.
Le rêve éveillé dans un état de relaxation profonde, un état de
conscience modifié, nous donne accès également, par la symbolique, à
l’expression de l’inconscient.
Et enfin le psychodrame, tel le flot de vie ou l’acte psychomagique, que
nous définirons, nous donne accès à la conscience et la résilience. Il
s’agit de rejouer des scènes de nos vies, de les modifier en s’y
impliquant aux plans physique, sensoriel et émotionnel. Ce vécu
différent leurre le cerveau et apaise traumatismes et conflits.
Nous passons d’un outil à l’autre pour franchir les obstacles qui se
présentent à nous. L’important est le chemin qu’ils nous permettent de
parcourir, l’arête rocheuse que nous allons contourner, le couloir de neige
que nous allons traverser, ou le mur de glace que nous allons franchir. Les
concepts seront étoffés pour les spécialistes, mais l’important est ailleurs,
dans la rencontre avec soi, avec l’autre, avec le groupe.
Le génie de Still
Je garde de Still un autre moment clé de sa vie, riche en enseignement :
l’acte fondateur de l’ostéopathie. Je ne sais si aujourd’hui la foule
hyperbolique des ostéopathes français connaît cette histoire. Les écoles
foisonnent un peu partout. La racontent-elles ou la passent-elles sous
silence ? Cette histoire est troublante car elle présente une ostéopathie bien
plus proche du magnétisme que du reboutement, une pratique portée par
l’intuition et non par le rationnel. Elle est peu conforme avec l’image d’une
ostéopathie d’aujourd’hui, affranchie de l’obscurantisme d’hier et basée sur
une médecine des preuves. C’est pourtant ainsi que l’ostéopathie est née !
J’ai lu ce récit dans son autobiographie 2 traduite par Pierre Tricot,
ostéopathe de renom. Je l’ai aussi entendu, raconté par Steve Paulus,
médecin ostéopathe américain, au congrès de Maidstone en Angleterre, à la
fin des années 1990, sous un grand chapiteau blanc monté au milieu du
parc. Pendant ce congrès, Steve Paulus avait transmis solennellement le
bâton de marche de Still à Renzo Molinari, alors directeur de l’école
anglaise. L’instant, bien que certainement non improvisé, toucha toute
l’assistance. Le bâton du « bon docteur » avait traversé l’Atlantique et
résidait désormais en Europe. Renzo Molinari le fit circuler parmi tous les
congressistes, nous étions fort nombreux à ce congrès international. La
canne passa ainsi de main en main au milieu du parterre. Le temps s’est
écoulé avant que de pouvoir le toucher. Et après l’attente, comme chacun, je
l’eus quelques instants entre mes mains. J’en profitai pour m’en nourrir
dans un fétichisme naïf mais symbolique d’une filiation. Voici donc
l’histoire de l’acte fondateur.
Still descendait une rue de Macon dans le Missouri, il était accompagné
d’un colonel. Ils discutaient et soudain il remarqua sur le sol des traces de
sang. Son regard remonta le long de celles-ci sur une trentaine de mètres et
s’arrêta sur une femme avec ses enfants. Les deux hommes accélérèrent le
pas. Arrivés à leur niveau ils découvrirent que la femme portait un enfant
dans ses bras. Elle avait l’air épuisée. Puis le regard de Still fut attiré vers
un autre petit garçon, qui devait avoir 4 ans. Il lui parut aussitôt malade. Il
était habillé d’une tunique indienne, jambes et pieds nus. Le sang au sol
coulait depuis son entrejambe. Il avait l’air très faible. De toute évidence la
famille était pauvre. Still leur proposa d’aller chez lui. Tandis que le colonel
prit dans ses bras l’enfant que portait la mère, Still prit l’enfant de 4 ans qui
lui semblait malade. Il plaça une main sur la région lombaire, elle était très
chaude, même brûlante, alors que l’abdomen était froid. Tout en marchant,
il trouvait étrange que le dos fût si chaud et le ventre si froid. De même le
cou et l’arrière de la tête étaient chauds alors que la face, le nez et tout
l’avant de la tête étaient froids. Il commença à réfléchir, il ne connaissait
rien à la dysenterie, si ce n’est qu’elle tuait jeunes et vieux. Still
s’interrogeait sur l’origine de ce mal et n’avait guère de réponses. Il
cherchait une explication dans la structure, la colonne, les muscles, les
ligaments, le système nerveux et la circulation des fluides. En même temps,
il commença à travailler la base du cerveau en pensant qu’avec des
pressions et des frictions, il pourrait pousser un peu de chaud vers les zones
froides. En faisant cela, il trouva des zones rigides et des zones flasques
dans les muscles et les ligaments, tout le long de la colonne vertébrale, alors
que la région lombaire était dans une condition très congestive. Cet enfant
souffrait de dysenterie. Still cherchait à le traiter. Il se basait sur une
médecine du XIXe siècle, dont les concepts aujourd’hui nous semblent
désuets. La froideur de l’abdomen alors que le bas du dos était chaud
l’interrogeait. Il cherchait à rééquilibrer ce gradient thermique. Il travailla
plusieurs minutes dans cette intention. Puis il proposa à la maman de
revenir le lendemain. Il était animé du désir profond d’aider cette famille.
Still était un homme de compassion, antiesclavagiste, féministe avant
l’heure puisqu’il ouvrit son école d’ostéopathie aux femmes. La femme
revint le lendemain matin. L’enfant allait bien. La nouvelle se répandit. Still
était en visite à Macon Il dut y rester plus longtemps que prévu. Il traita
avec succès dix-sept cas de dysenterie sévère, sans drogue, juste avec ses
mains.
Dans ce récit, où son soin semble essentiellement énergétique, Still se
définit comme médecin ou rebouteux, non comme magnétiseur. S’il pousse
de la chaleur vers les zones froides, il ne parle pas du pouvoir qu’auraient
les mains de rééquilibrer ce gradient par leur seule présence orientée ; non,
il cherche une autre explication.
Still m’a fait me rencontrer et rencontrer l’autre, comme, dans un autre
domaine, le fit l’équitation. Il s’agit encore du mouvement, du dialogue et
du silence, de la vie, des émotions et de l’essence. Enfant, je rêvais de
chevauchées fantastiques. Mais nous ne vivions pas au pays des mustangs,
des quarter horses et des appaloosas. Nous étions en Californie, certes, mais
dans l’ouest de la France, cité Californie à Billère dans les Pyrénées-
Atlantiques. Pas de chevaux à l’horizon, ou alors pour les riches. Donc le
cheval n’était qu’un rêve. Il devint réalité plus tard dans ma trentaine bien
tassée quand j’ai commencé à monter avec ma fille Emma âgée de 6 ans. Je
voulais galoper. C’était pour moi l’accomplissement du cavalier, le grand
galop, au rythme du cœur, et de l’immensité. Je ne m’étais posé aucune
question. J’imaginais peut-être qu’il y aurait un bouton galop sur l’encolure
ou sur la selle, et qu’enclenché, ce serait parti. Bref sans m’être posé la
question, je voyais le cheval comme une mobylette ! Je sais, c’est
affligeant. Rassurez-vous, il me fit vite comprendre que ce n’était pas le
cas, son caractère, sa puissance s’imposèrent à moi. Le cheval est en
mouvement, et le cavalier est assis sur son cheval. C’est une histoire très
ostéopathique entre ce couple. Il s’agit pour l’homme de sentir l’animal en
mouvement, l’engagement de ses postérieurs, la liberté de ses épaules,
comment il se rassemble, s’incurve, se contre-incurve, croise ses antérieurs.
Et pendant ce temps il doit trouver, affirmer son propre placement, sa
posture, sa fixité et son adaptabilité, donner des instructions claires et
délicates par le positionnement de son corps, les appuis du bassin, l’aide des
jambes, des mains. Le cavalier doit avoir conscience à la fois du cheval en
mouvement et de lui-même, centré pour être lisible, compréhensible par
l’animal. Le cavalier est un point d’appui, mobile et adaptable, un fulcrum
pour employer un terme ostéopathique pour son cheval, comme
l’ostéopathe est un fulcrum pour son patient, dans un dialogue silencieux où
s’expriment des problématiques certes physiques, mais pas seulement…
Le cheval et le cavalier rencontrent une large gamme d’émotions et de
pensées, parmi lesquelles la peur. Qui est monté sur un cheval l’a connue,
tant celle du cheval qui croise une poule qui n’aurait pas dû être là que celle
du cavalier qui rencontre des oreilles baissées, une encolure relevée, des
yeux grands ouverts, des sabots martelant le sol dans une chorégraphie
inquiétante. Qui est monté sur un cheval a sûrement aussi senti l’énergie de
ce dernier, sa puissance enthousiaste ou sa lourde résistance passive, et en
miroir la sienne, celle du cavalier, sa capacité d’être, d’exister face à
l’animal. Dans cette rencontre tout est une histoire d’équilibre ou de
déséquilibre, physique, énergétique, émotionnel, mental. Le dialogue
silencieux entre le cavalier et le cheval confronte aux mêmes champs que la
rencontre entre l’ostéopathe et son patient. Le cavalier débutant que j’étais
n’avait pas le moins du monde envisagé l’étendue qu’il allait découvrir, le
médecin-ostéopathe débutant que je fus n’en avait pas la moindre idée non
plus, assis sur son cartésianisme. Il se préparait à manipuler son patient
pour le traiter. Il n’imaginait pas le chemin qu’il allait parcourir, et le
bouleversement intérieur qui s’ensuivrait.
Nedjma
Une jeune femme, la trentaine, brune, jolie, s’assied face à moi. Nous
sommes à Paris, dans le Xe. Mon cabinet donne sur une grande cour pavée,
bien visible par ses larges verrières façon atelier. Le plan du bureau, de bois
clair et de verre bleu-vert, nous sépare. Je la regarde. Elle m’interpelle. De
prime abord, je ne la connais pas. Ou alors je ne me souviens pas… Une
connivence flotte pourtant dans l’air, un parfum de déjà-vu. Alors qu’elle
parle, une impression se dessine, des réminiscences émergent. Son dossier
s’ouvre sur l’écran de l’ordinateur. Il rafraîchit ma mémoire. Je l’ai vue un
an plus tôt. Elle est ostéopathe et enseigne le viscéral dans un collège
ostéopathique. Assise face à moi, elle semble elle aussi m’observer. Elle ne
se livre pas d’emblée. Elle s’était comportée ainsi un an plus tôt. La
professionnelle ne peut-elle s’empêcher de jauger le confrère qui va la
traiter ? Je ne perçois aucune défiance ou agressivité, juste une retenue, une
distance, peut-être le fruit d’une certaine timidité.
Elle est ostéopathe, je suis médecin-ostéopathe : la nuance peut susciter
une certaine méfiance, justifier un round d’observation un peu plus long,
histoire de vérifier que nous parlons bien le même langage. L’approche des
trois professions qui pratiquent l’ostéopathie – ostéopathes, kinés et
médecins – diffère parfois. L’ostéopathie infuse là dans trois contextes
médico-culturels différents. Certains restent ancrés dans la pratique du bon
Dr Still, née au XIXe siècle, d’autres s’en émancipent ou s’enferment dans
une vision plus médicale, plus contemporaine. Certains font référence à la
source, d’autres l’estiment dépassée. Certains cultivent l’intuition, d’autres
tiennent à rester cartésiens. Ces raisons pourraient expliquer une distance
affichée. Et pour finir je suis de trente ans son aîné.
Nedjma m’explique revenir me voir pour faire un point un an après
notre première rencontre :
– J’ai été surprise par les trois séances que nous avons faites. Il m’a
fallu du temps pour les digérer. J’ai fait un travail sur moi. J’ai eu besoin de
réfléchir, de prendre conscience de certaines choses. Je suis plutôt carrée.
J’aimerais avoir votre regard, faire un point avec vous.
Elle sourit. Je m’interroge. Et je regarde plus attentivement son dossier.
Me revient alors une sensation très nette, une perception incontournable du
passé, une réminiscence précise, affûtée, une madeleine de Proust, un senti
très concret. Énergétiquement, j’avais perçu clairement son corps coupé en
deux, avec la partie haute jusqu’à l’ombilic très présente, très habitée, et en
dessous un abîme, un vide en regard de la sphère sexuelle. Les paumes de
mes mains s’en souviennent : en haut expansion et frémissement, et en bas
trou noir, aspiration vers le néant. Une peur planait sur ce territoire, avec
l’impossibilité de lâcher prise. Elle m’avait déclaré avoir renoncé à la
sexualité, ce qui m’avait surpris chez cette jeune femme, apparemment
ouverte, vivant en couple. À l’époque, elle m’avait consulté pour des
symptômes épars, otites à répétition et une douleur cervicale gauche qui la
tiraillait depuis un an. Elle m’avait aussi avoué avoir un gros besoin de
changement sur le plan personnel. J’avais été amené à travailler une nouure
énergétique au niveau de l’utérus. Ses origines me semblaient remonter à sa
grand-mère paternelle, une blessure transgénérationnelle donc. Nous avions
évoqué l’avortement que la grand-mère avait réalisé elle-même avec ses
aiguilles à tricoter. Cette mémoire traumatique s’incrustait dans l’utérus de
Nedjma, elle s’y enracinait en trois points, le clitoris, l’ombilic et le coccyx.
Après un moment d’incertitude et de flou, je me souviens maintenant
très bien de tout cela. Aujourd’hui, je lui demande de préciser son attente.
– J’ai cheminé depuis un an, j’ai travaillé sur moi. J’ai eu besoin de
réfléchir. Je veux faire le point.
Elle réédite la même demande. On tourne un peu en rond. Elle me
semble plus dans la tête que dans le corps, or dans mon approche le point de
départ, la porte d’entrée, reste bien ce dernier.
– Expliquez-moi concrètement ce qui s’est passé pour vous en un an.
– En fait, physiquement, je me suis aperçue que je serrais tout le temps
les fesses, le périnée.
Nous y sommes. Son « physiquement », référence au senti, me convient
tout à fait. Je souris et hoche la tête pour l’encourager. Elle poursuit :
– Je contractais mes sphincters, je croisais les jambes tout le temps…
Ma sexualité depuis a changé !
Cette prise de conscience physique est déterminante ! Peu importe la
réalité du traumatisme utérin évoqué, son corps chemine aujourd’hui vers
une libération de symptômes. Elle poursuit :
– Et il y a dix jours j’ai fait enlever mon stérilet. J’envisage d’avoir un
enfant.
Yes ! Je vois là une belle revanche sur ce nœud émotionnel utérin
consécutif à un avortement. Après une souffrance très prégnante dans la
lignée des femmes, cette grossesse envisagée signe une libération. Je suis
plutôt ravi. Enthousiaste, je lève la main droite et avance ma paume vers la
sienne, nous les claquons au-dessus du plan du bureau, dans un sourire
joyeux pour célébrer ces premières victoires.
Le soin peut commencer, elle s’allonge sur la table. Les tensions que je
perçois sont cette fois plus hautes, dans la région du plexus solaire et du
cœur. Les épaules s’enroulent vers l’avant, telle une protection. Je retrouve
des stigmates de peur. Elle est étranglée, comme étranglée par une part
d’elle-même. J’évoque tout cela… Elle me parle de ses 10 ans, de
l’apparition des premières règles et de sa poitrine de femme pleinement
affirmée à un âge où elle se sentait alors encore petite fille :
– Dès lors je me suis protégée du regard des hommes jusqu’à mon
premier rapport à 20 ans.
Premières rencontres
S’enraciner
Le début du travail de ce cursus doit permettre à chacun de prendre ses
marques, de soupeser sa motivation et de rencontrer les autres. Il vient
chercher nos racines. Il nous connecte aux quatre énergies, feu, terre, air et
eau. Ces quatre qualités nous relient au monde, et nous nous en sommes
souvent coupés, là où les civilisations primitives savaient les cultiver. Nous
allons les rencontrer, non dans une démarche intellectuelle, mais à travers le
senti. Pour la plupart nous sommes le fruit d’une civilisation urbaine et
connectée. Il n’est pas évident de redevenir Indien d’Amazonie, Aborigène,
ou agriculteur aux quatre coins de la France au rythme des saisons. Le qi
gong, les rêves éveillés, les marches vont nous aider à nous rapprocher de la
source, nous reconnecter à une nature perdue, dissoute par la volonté
humaine de tout contrôler, dissoute par ce sentiment de puissance que la
technologie et la science nous confèrent, au point de nous rendre aveugles.
Nous ne respectons ni la terre qui nous survivra, ni la vie, ni nous-même. La
terre n’est pas en danger de mort, mais nous le sommes. Notre
cheminement à Mélisey n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais je
crois au frémissement de l’aile du papillon. J’ai l’illusion de penser qu’en
nous reconnectant à l’essentiel, le feu, la terre, l’air et l’eau, et à nos trois
foyers, ceux de la matière, de l’émotion et de la pensée, non seulement nous
nous soignons, mais nous soutenons, modestement, à notre mesure, un peu
l’humanité.
Ancrer le corps
Nous allons nous ancrer, nous connecter au corps, à la terre, à la
matière, au mouvement. Ces fondations sont nécessaires avant l’envol vers
plus subtil. Paradoxalement les ostéopathes oublient trop souvent la
structure. Le cursus que je propose, mal compris, pourrait laisser penser que
je cherche à les en éloigner. Mon intention n’est pas là. Souvent, ceux qui
viennent le suivre sont déjà ouverts au subtil et peinent avec l’anatomie et la
biomécanique. Ils ont déjà choisi la voie de l’écoute, par aptitude, intérêt,
facilité. Still renvoyait à l’anatomie, encore et toujours à l’anatomie. Ces
mots sont une invitation à se confronter à la réalité de la matière. Cela me
semble le premier pas indispensable. Je tiens à ne pas l’oublier. Je lui laisse
une place importante à travers le travail ostéopathique, mais aussi par le qi
gong et le massage. Si le temps était extensible à loisir, tous les jours nous
pratiquerions le TGO, traitement général ostéopathique, cette manipulation
rythmée, anatomiquement et physiologiquement précise et rigoureuse, qui
pour moi constitue un socle fondamental. Pour la première fois cette année,
quelques personnes ne sont pas des soignants. Elles viennent ici motivées,
désireuses de se rencontrer dans un cheminement personnel et non de
thérapeute. Cette diversité devrait enrichir notre expérience ! Nous
travaillons donc sur la matière. Par la structure, nous aurons accès à
l’énergie, l’émotion, la pensée.
Notre première journée de stage s’est bien déroulée. Nous avons investi
la salle, vaste de ces 100 mètres carrés pour les dix-neuf que nous sommes.
Elle est au grenier, parallélépipède lumineux, haut sous plafond, aux murs
de pierre et à la charpente en bois puissante. Elle est étonnamment
lumineuse au vu de ces quatre modestes ouvertures, deux Velux, une double
porte d’entrée vitrée qui donne sur la terrasse et une porte-fenêtre qui, sans
sa balustrade en fer forgé, nous plongerait directement dans le vide et le
jardin en contrebas. Le plancher chauffant nous préserve du froid. Nous y
sommes assis en cercle quand nous ne pratiquons pas aux tables, au sol, ou
répartis dans tout l’espace pour des techniques diverses, souvent
corporelles, martiales ou théâtrales, toujours thérapeutiques. Le groupe va
prendre forme. Parmi ses membres, se trouve Lynn.
Lynn
Nous nous connaissons depuis vingt ans. Elle en a vingt de moins que
moi, et pourtant quand nous nous sommes rencontrés, j’ai été son stagiaire.
Elle intervenait dans les formations de Bruno Repetto. J’ai donc été son
« élève » en quelque sorte pendant des années. Bruno était plutonien et
Lynn saturnienne. L’un coupait dans le vif avec puissance, l’autre avait la
structure et la distance. Je n’en menais pas toujours large. Et puis il y a sept
ans, quand j’ai lancé ce cursus, j’ai tout naturellement pensé à elle pour
m’assister. Elle pourrait m’être, nous être, d’une aide précieuse, de
l’astrologie au rêve éveillé, de par sa rigueur et son intuition. Nous prîmes
rendez-vous pour un repas bistronomique en tête à tête, non loin du square
Gardette. Cette rencontre m’inquiétait un peu. Elle avait été la femme de
celui que j’admirais tant, que je considère toujours comme mon Maître.
L’inviter à participer à cette formation me questionnait. Nous devions
dessiner les contours de notre collaboration. Nous mîmes les cartes sur
table. Au bout du compte, nous conclûmes que nous étions prêts. Et deux
coupes de champagne scellèrent notre engagement dans cette aventure.
Depuis nous faisons équipe jusqu’à aujourd’hui.
Et ce soir, après le dîner à la suite de cette longue journée de travail,
Lynn sollicite de l’aide. Elle me raconte le décès de sa mère, quinze jours
plus tôt. Elle l’a accompagnée jusqu’au dernier souffle. Elle me raconte le
trouble qui l’habite depuis, évoque cette notion de deuil dont tout le monde
lui parle et qui lui semble abstraite :
– Elle était là vivante, bien que dans le coma, et d’un coup elle n’était
plus là, la vie était partie. Elle était encore chaude pourtant, mais il n’y avait
plus de trace d’elle, elle n’était plus, disparue je ne sais où, mais elle n’était
plus là. Depuis je ne dors plus, j’ai des moments d’absence, des moments
où moi aussi je ne suis plus là, où je suis nulle part. L’autre jour, je me suis
retrouvée dans un parking souterrain, sans savoir comment j’y étais arrivée
et ce que j’y faisais. Parfois je ne supporte plus ma fille, je l’envoie bouler,
presque méchamment… Tu ne pourrais pas voir un peu ce qui se passe ?
Il est tard. Je suis fatigué.
– OK, demain matin après la méditation de 7 h 30. Avant le petit déj.
Instinctivement, je me tourne un peu plus vers elle, comme attiré par
son cœur, et je ressens quelque chose d’étrange. Je sens, ou je vois peut-
être, un geyser de colère sortir de son diaphragme, une sorte de champignon
d’énergie en souffrance, l’extériorisation d’un cri mutique. Ce n’est pas la
première fois que je suis confronté à des sensations de ce type. L’intensité
du mal-être ne fait pas de doute et attendre demain ne me semble pas juste.
Nous allons tenter d’apaiser ce qui peut l’être.
– Bon ! Allons-y maintenant, tout de suite !
Lynn est inquiète, fragilisée. Peut-être a-t-elle peur… Elle m’invite à
faire le soin avec quelqu’un d’autre. Redoute-t-elle un adversaire puissant
en elle qui me déstabiliserait ? Connaissant la justesse de son intuition, je
l’écoute. J’invite Morgan, l’assistante de cette promotion, à se joindre à
nous. Nous quittons le réfectoire et montons dans notre salle de travail.
Lynn est allongée sur la table. Morgan s’assied à distance. Elle va
assister au soin dans une conscience vigilante, telle une présence
stabilisatrice, sécurisante, un soutien disponible, un fulcrum. Je teste les
corps énergétiques, les couches, mentale, émotionnelle et physique.
Autrement dit, je laisse descendre ma main comme une feuille tombant
d’un arbre vers le corps de la personne allongée. Et alors même que je ne la
touche pas encore, je sens des strates, celles du corps mental, du corps
émotionnel et du corps physique. Je les perçois comme des variations
subtiles de densité. Ici mes mains, flottant à distance, ont des perceptions de
nature différente et pertinentes. Ce ressenti varie d’une personne à l’autre,
mais également d’un moment à l’autre et traduit une problématique
émergente.
Alors que ma main droite est au-dessus de celle qui est devenue ma
patiente du moment, allongée sur la table, alors que cette main entreprend
sa descente, j’ai la sensation d’une présence, d’une masse un peu engluée
dans un nuage, ballon de baudruche solidement fiché dans le médiastin de
Lynn. En même temps je suis traversé par une violente agressivité, la même
que celle perçue quelques instants plus tôt dans la salle à manger. Cette
masse semble accrochée, animée par une intention vengeresse. Mes deux
mains viennent délicatement à son contact, et je commence à la solliciter. Je
ne peux la mobiliser, elle a la fixité d’une ventouse. Intérieurement je
l’interroge : « Seriez-vous la maman de Lynn ? »
Apaiser les morts, permettre le deuil
L’étau se desserre un peu, comme pour acquiescer. Je sens une grande
colère contre sa fille, une rage presque, et le désir d’être enfin reconnue et
aimée. La maman de Lynn ne s’en serait pas allée, mais au contraire serait
restée là, fixée sur sa fille. Son âme aurait bien quitté son corps, mais au
lieu de s’envoler vers d’autres cieux, elle se focaliserait ici. C’est ma
représentation de la chose, représentation construite au fil des soins et des
expériences de ce type, partagée par certains thérapeutes aussi. Je laisse
toujours au patient le choix de la représentation qui lui convient. Il peut
évoquer la mémoire du défunt, l’image qu’il en garde… libre à lui de
choisir ce qui lui parle le plus. Ce qui est certain, c’est qu’en pareil cas, il a
un travail à faire autour de la personne décédée, autour du deuil, de la
mémoire ou de l’âme. Au fond, quelle que soit la représentation, le travail à
effectuer reste le même, avec des références différentes. Lynn conçoit la
notion d’âme.
– J’ai l’impression que ta mère est toujours là, tout près de toi…
– Oui, je le sens. En fait l’idée m’est venue tout à l’heure quand je t’ai
parlé de sa mort et du changement brutal d’état, quand je t’ai dit que d’un
coup, il n’y avait plus rien. En fait là, elle s’est accrochée à moi, et depuis,
je ne me sens plus moi-même. C’est quand même bizarre cette colère en
moi, ces moments d’absence où je ne suis plus moi-même, je me suis tout
de même retrouvée dans un parking sans savoir comment ni pourquoi…
Dans ces cas, il faut établir un dialogue entre la patiente et le défunt, et
je me retrouve souvent à être l’intermédiaire. Il ne s’agit pas de délivrer la
personne de cette mémoire manu militari, mais au contraire de permettre
une prise de conscience qui va engendrer une libération.
Me voilà donc tel un négociateur entre Lynn et sa maman décédée. Je ne
peux me fier qu’à ce que je sens entre mes mains, une expansion ou une
rétraction, une attraction vers le bas ou une élévation, une tension, des
émotions qui parfois peuvent accompagner ces mouvements, et des mots
qui parfois s’imposent à moi. Je dois ici faire taire mon mental, mon esprit
critique doit être absent. Il ne manque pas de se manifester, mais je le
rabroue. Plus tard je réfléchirai. Là, seule mon intuition doit me guider.
Mon état est plongé dans une conscience différente, entre méditation, rêve
éveillé et hypnose. Si une partie de moi flotte ainsi, l’autre reste bien
présente au soin, ancrée au sol, à la matière, à l’écoute du patient. Je dois
jongler avec les deux. Je commence à partager mon ressenti :
– Ta maman semble très en colère contre toi, elle attend quelque chose
de toi.
J’ai la sensation qu’elle attend des mots aimants, pleins de compassion.
Je partage cela, mais la réponse attendue ne va pas dans ce sens :
– Je ne peux pas, je ne pourrai pas. Nous nous sommes vues trois ou
quatre fois ces dernières années. J’ai été là au dernier moment, je l’ai
soutenue, c’est déjà bien. Je ne peux pas faire plus.
Les larmes coulent sur ses joues. Elle a les yeux fermés. Entre mes
mains la masse se resserre, s’enfonce plus profondément. Dans mon for
intérieur, je fais savoir à cette âme agressive qu’à un moment il faudra
lâcher prise, passer sur un autre plan de conscience, accepter la mort. Nous
n’en sommes pas là. Lynn parle à nouveau :
– J’ai été là jusqu’au dernier souffle, j’ai lâché mon travail, j’ai fait
500 kilomètres, c’est une preuve d’amour. Je ne peux pas en dire plus. Mais
c’est une preuve d’amour…
La souffrance de Lynn est perceptible, son visage est tendu, fermé. Ses
lèvres se tordent légèrement, reflet de mots qui ne pourraient sortir, d’une
pudeur… Et les larmes coulent un peu plus dans le silence contenu. Entre
mes mains quelque chose se dénoue, s’élève un peu. Le début d’une
libération. Et j’entends la voix de la mère implorer une reconnaissance, être
reconnue comme mère. J’en fais part à Lynn :
– Elle voudrait que tu la reconnaisses… J’ai l’impression qu’elle a la
sensation d’avoir raté sa vie…
– Je peux comprendre… parce qu’elle a peut-être fait de mauvais
choix… s’est entourée de mauvaises personnes. Elle s’est laissée couler,
prise dans une spirale infernale… Elle a fini seule, isolée…
– Parle-lui directement.
Je sens que sa mère n’attend que ça. Lynn se lance :
– Dans la lignée, vous êtes toutes des femmes fortes, toutes un peu
médiums… mais vous avez toutes été seules. Grand-mère est venue quand
tu es partie. Je ne sais si je l’ai vue, mais je l’ai sentie dans la pièce. Elle te
tendait la main, elle est venue te chercher…
Une tension disparaît.
– Sur ton lit d’hôpital, j’ai pu te parler. Toi tu étais dans le coma, tu n’as
rien pu me dire. Donc c’est bien que nous puissions échanger maintenant.
L’espace continue de s’alléger, et je perçois doucement la masse entre
mes mains monter et se détacher de ses ancrages. Et puis soudain un flot de
colère, de rage, revient. Un tsunami. La masse replonge au plus profond de
la chair.
– La lignée ! Tu as brisé la lignée ! Tu as honte de nous ! lui lance sa
mère à travers moi.
Les crocs s’enfoncent dans sa chair.
– Non, je ne veux pas souffrir, je ne veux plus souffrir ! Ne surtout pas
souffrir comme vous. Vivre et finir ainsi, exclue…
– Dis-moi que tu m’aimes ! Dis-le-moi et je te lâcherai ! Sinon je
resterai là, fichée en toi, et je te pourrirai la vie comme la mienne l’a été.
Je suis donc l’intermédiaire de cette scène, celui qui ouvre le dialogue.
Je me permets d’intervenir. À haute voix, je dis à l’âme de la mère de Lynn
qu’elle a changé de plan en quittant son corps physique et qu’errer ainsi,
même en phagocytant sa fille, c’est encore rater ce qui devrait être vécu à
un autre niveau, à la lumière d’un autre monde où, peut-être, elle trouverait
enfin l’amour et la reconnaissance qu’elle n’a pas eus ici-bas. Mais rien ne
change entre mes mains, signe que mes paroles ne sont pas reçues.
– Dis-moi que tu m’aimes ! lance à nouveau la mère.
La souffrance de Lynn est montée d’un cran. Mais ses lèvres ne peuvent
se desserrer pour dire à sa mère son amour. Elle recommence à parler, et ma
surprise est grande :
– Je te propose une chose : je prendrai ta main quand je mourrai, tu
viendras me chercher, tu me tendras la main, comme j’ai vu ta mère le faire
pour toi, et je prendrai ta main, et tu m’aideras à partir. Nous nous
retrouverons dans l’amour.
Lynn pleure, ses larmes ont changé. Ce ne sont plus les mêmes. La mère
de Lynn semble touchée par cette demande, elle desserre son étau, la
tendresse fait son œuvre. Elle lui dit :
– Adieu ! Et au revoir…
Mes mains montent avec elle. Je ne sens plus l’attache physique, cette
corde enchâssée en Lynn. Intérieurement j’évoque l’amour, la paix, la
bonté, le pardon, un royaume où les êtres éveillés et les anges l’accueillent
dans la lumière. Une paix s’installe dans l’espace.
Ma main descend à nouveau, pour percevoir ce qu’il en est maintenant
après ce travail, de l’équilibre des corps énergétiques. Elle part de
50 centimètres au-dessus du corps de Lynn et descend. Cette fois-ci, elle
n’est arrêtée par aucune masse. Je perçois les couches des trois corps. Mais
il me reste une sensation étrange, peu coutumière après un tel soin,
l’impression qu’un trou béant traverse de part en part le médiastin et le
plexus solaire. Alors doucement, de mes mains, avec la sensation qu’un
faisceau de lumière sort de leurs paumes, telle une imprimante en 3D, je
comble le vide et redessine l’architecture du corps, couche après couche,
avec mes connaissances de l’anatomie et malgré leurs limites. Je fais cela
versant ventral et dorsal. Et alors que le travail me semble terminé,
j’entends une voix fraîche, enjouée et espiègle, dire :
– Et moi alors je suis là !
C’est une voix toute légère, une voix d’enfant, la fille de Lynn, venue la
consoler. Je partage avec elle ce dernier échange. Lynn sourit, alors que son
visage et son regard sont encore embrumés de larmes.
Cette nuit Lynn dormira à nouveau, et quelques jours plus tard elle me
dira ne plus avoir ces moments où elle ne se sentait plus là, ne plus se
perdre dans les parkings et avoir retrouvé une relation harmonieuse avec sa
fille. C’est là l’un des premiers faits marquant de ce cursus, un soin autour
du deuil, ou de l’âme, à vous de choisir.
La catharsis de Raphaël
Durant ces deux heures, j’ai remarqué que Raphaël est confronté à une
tempête intérieure. Il s’est relevé en larmes du rêve. Puis, assis, pris dans
une transe, il balançait sa tête de droite à gauche, tandis qu’à plusieurs
reprises, par vagues, des sanglots et des pleurs l’assaillaient.
Voici quel est son récit lors du débriefing :
« Au début sur le lac tout va bien, j’ai une grande cape, un chapeau de
feutre, une lanterne. Je sens que l’aventure pointe son nez. Quand la femme
arrive, je l’attends déjà. Je ne vois pas bien son visage. J’essaie de le fixer
en vain. Je n’ai pas envie de lui donner la main. Mais elle m’entraîne dans
les bas-fonds. L’eau est de plus en plus sombre, verdâtre. Il y a une épave,
entourée de grandes algues vertes. C’est un peu Vingt Mille Lieues sous les
mers. Étrangement l’épave est une voiture. Tout est sinistre. Dans la grotte
je trouve un boulet avec une chaîne et un vieux cadenas. Et soudain je
comprends le boulet : c’est mon grand frère. Je ne l’ai pas connu, il est mort
dans un accident de voiture avant ma naissance, d’où l’épave au fond de
l’eau. C’est ce frère que je suis venu remplacer. Mes parents m’ont conçu à
l’hôpital, blessés, les membres figés dans des plâtres, l’un et l’autre. Ils
m’ont fait ainsi. Et moi j’ai été celui qui remplace le mort. Le boulet c’est
lui. J’arrive à casser le cadenas, il est rouillé, et je lime facilement la chaîne.
Il me reste le boulet que je tiens entre les mains, mon frère. Et là quelle
n’est pas ma surprise, c’est le boulet qui me fait remonter… »
Régulièrement, son récit est interrompu par un flot de sanglots.
– C’est mon frère qui me sort de là, qui me fait remonter à la surface !
Et pendant quarante ans j’ai cru qu’il me pourrissait la vie, alors qu’en fait
il m’a aidé à devenir ce que je suis. La chaîne, c’est la tristesse de mes
parents que j’ai portée. Et le cadenas, mon attachement à cette tristesse. Je
suis remonté, soulagé d’un poids, du poids de sa mort, et en même temps
coupable, coupable de lui avoir fait porter l’origine de mon mal-être, alors
que lui, il n’y est pour rien. Il est juste décédé enfant dans un accident de
voiture. Je pleurais pour lui, je pleurais sa mort, je pleurais la souffrance de
mes parents, la mienne que je lui avais fait endosser et je pleurais ma
culpabilité. Voilà, ça, c’est la fin du rêve éveillé.
En soi, c’était déjà puissant ! Je pensais être arrivé au bout et en fait
non ! Une surprise plus grande encore m’attendait.
Sur son visage embrumé de larmes et de souffrance, s’esquisse un
sourire, qui s’envole alors qu’il reprend son récit :
– Et puis sont arrivés les sons. Très porteurs, au début, ils nettoyaient la
merde en moi, toute la tristesse et la culpabilité. Et puis je me suis senti
appelé, soulevé, happé hors de mon corps, entraîné dans l’au-delà. Et là j’ai
rencontré mon frère. C’était très émouvant. Quand je l’ai vu, j’ai compris
qu’il était mon ange gardien ! Et toute ma vie, j’avais cru qu’il était mon
boulet ! C’était bouleversant à vivre. Il m’accueillait à bras ouverts… enfin
à âme ouverte ! C’était vraiment très fort !
Il se remet à pleurer.
– Non mais là, je ne pleure pas que de tristesse, je pleure aussi de joie.
Et ensuite, sont arrivés d’autres membres de la famille, côté paternel. Il y a
eu beaucoup de morts violentes de ce côté. Je suis allé les voir, un par un,
pour leur demander pardon. J’avais un problème de fierté par rapport à cette
lignée où tous les hommes avaient beaucoup étudié, alors que je ne suis
qu’un petit ostéopathe de campagne. Et à les rencontrer tous, et à voir
comment ils s’adressaient à moi, j’ai retrouvé ma fierté. Je les ai tous
remerciés. Je suis fier de moi !
Quel parcours ! L’émotion traverse le groupe. Raphaël est juste à ma
gauche sur le cercle. J’ai pu à loisir observer son visage, fermé au début,
dur, le front plissé et resserré, les sourcils rétractés et le regard fixe. Au fil
de cette catharsis, ses traits ont changé. Entre le flot des larmes qui
jaillissaient par vagues, ses traits s’apaisaient. Le calme succédait à la
tempête. Plus tard il tempérera ses propos, fruit d’un état de conscience
modifié : « Ce n’est pas du tout à mon frère que j’en voulais, ce n’est pas
lui qui me pourrissait la vie, mais la place de sa mort dans la vie de famille.
Une place si grande, mais tellement pleine de non-dits, surtout du côté de
mon papa qui ne peut pas en parler. »
Le premier jour, quand Lynn nous a présenté quelques bases de
l’astrologie, Raphaël avait exprimé son scepticisme. Je sais que dans le
groupe d’autres sont dans le même cas. Cela ne pose aucun problème. Nous
ne sommes là que pour proposer un cheminement et des outils. Chacun se
fait son opinion et surfe la vague comme il le souhaite. Nous abordons ici le
thème natal astrologique, une ouverture sur la compréhension de soi. Il
montre comment, face à une situation donnée, nous réagissons de façon
radicalement différente. Il met en évidence la complexité et la singularité de
chaque être. Lors d’une première présentation du thème, nous en sommes
réduits à aborder les fondamentaux, des éléments très simples, donc
réducteurs. Pour que la pertinence s’exprime, il faut souvent rentrer dans la
complexité. Quand Raphaël a déclaré ne pas adhérer, il l’a fait savoir sur un
ton presque agressif, avec un recul et une distance qui me laissèrent
présager de grosses résistances. J’étais dans l’erreur ! Il n’a pas résisté ! Dès
le rêve éveillé, je le sentis partir dans les profondeurs de sa terre intérieure.
Le bain sonore a parachevé l’œuvre, merveilleuse surprise ! Et maintenant
je souris à voir son visage détendu, le front largement ouvert, le regard
apaisé. Il se tourne vers Lynn puis vers moi et chaleureusement nous
remercie pour la qualité de notre accompagnement. Une première marche
est franchie, décisive pour lui mais aussi pour tout le groupe, touché par ce
récit, conforté par la pertinence du travail, et encouragé dans son
engagement. À notre arrivée hier matin lors de l’introduction, j’avais tenu à
insister sur l’importance du corps physique, de la matière et du toucher. Je
voulais nous ancrer dans la chair, les os, les muscles et les organes. La vie
avait apparemment une autre idée en tête ! Ces deux premiers jours de notre
aventure nous ont confrontés d’emblée à la mémoire, au deuil, au
transgénérationnel et, pour ceux qui y croient, aux âmes ! Lynn puis
Raphaël nous ont propulsés vers un espace dont je n’envisageais pas qu’il
se présenterait à nous si tôt !
Le qi gong
Cette matinée est donc consacrée à une longue pratique autour des trois
foyers. La première posture de qi gong nous relie à la terre. Les pieds sont
assez largement écartés et les genoux fléchis, afin de descendre le périnée
vers le sol. Les jambes forment ainsi une arche, et les bras en forment une
seconde, les mains sont situées assez bas en regard du pubis. C’est un peu
comme chevaucher un gros ballon, avec un autre gros ballon dans les bras.
La conscience est aussi dans la plante des pieds, la paume des mains et le
plancher pelvien. La respiration est accompagnée d’une douce contraction
du périnée. L’énergie de la terre est invitée par les pieds et les mains, les
jambes et les bras, jusqu’au centre de gravité, dans le bas-ventre. Plus que
la posture en elle-même, c’est l’intention de la posture qui compte. Chacun
fait ainsi selon ses possibilités physiques, son âge, son endurance. À terme
une sensation de chaleur et de plénitude, voire de rayonnement, s’installe
souvent dans le foyer inférieur.
Nous partons ensuite dans une pratique ondulatoire très fluide le long de
la colonne qui nous renvoie dans les fonds sous-marins. Le tout commence
par une légère bascule du coccyx d’avant en arrière, qui progressivement
remonte le long de la colonne, entraînant le sacrum, les lombaires, puis
progressivement tout le rachis jusqu’à l’occiput. Nous devenons cette
ondulation qui emporte nos bras nos jambes, et nous avançons ainsi tel un
poisson des grands fonds, ou tel l’apnéiste. Nous contactons la fluidité de
l’eau en nous et hors nous. Telle la baleine, nous jaillissons hors de l’eau,
puis replongeons, puis ressortons, et finalement sentons doucement avec la
descente des bras, de la tête aux pieds, l’énergie de l’eau couler sur nous et
en nous.
Puis nous réveillons le feu, dans des mouvements guerriers issus du
bassin et exprimés jusque dans les paumes des mains. Alternativement
l’énergie sort par une paume tandis qu’elle rentre par l’autre. Le rythme de
l’expiration, frappé par le diaphragme dans un souffle retenu par le larynx
légèrement resserré, contribue à une montée d’énergie feu.
Nous finissons cette session par la posture de l’arbre, les mains en
regard du cœur. La baleine, puis le guerrier, puis l’arbre, ont réveillé le
deuxième Dan Tien. Nous habitons cette région. Chacun en a une sensation
particulière, plus ou moins aiguisée, jusque dans son éventuel rayonnement.
Et pour contacter le Ciel, il nous reste à faire la danse de l’Aigle. J’aime
cette pratique chamanique venue de Mongolie et adoptée par les lutteurs.
Les bras s’envolent, des plumes au bout des doigts, dans une inspiration
abdominale et une bascule du bassin vers l’avant, la tête se renverse en
arrière, la bouche dessine un large sourire au contact céleste du soleil tandis
que les yeux sont ronds d’émerveillement et qu’un faisceau de lumière
solaire pénètre le troisième œil. Puis les bras se referment, le corps se replie
dans une expiration où la tête plonge vers le sol, les yeux plissés, la bouche
refermée en cul-de-poule et les mains resserrées telle les serres du rapace.
Et derrière l’occiput la lumière de la lune vient réveiller une autre part de
nous-même. Et les bras s’écartent, les ailes se déploient, puis les bras se
referment, et les serres avec. Alternativement, le soleil et la lune ouvrent
notre conscience. Si l’énergie de l’air est bien là, le soleil et la lune nous
accompagnent dans ce vol où nos bras sont des ailes.
Par le qi gong nous contactons quatre énergies, la terre, l’eau, le feu et
l’air, et les trois foyers. Nous les utilisons dans une dernière pratique,
révélatrice de mécanismes comportementaux.
Dans les séminaires, il nous faut relier les événements qui s’y
produisent. Le déroulement du séminaire a un sens. Même s’il y a des
temps plus forts que d’autres, il faut aussi en considérer la dynamique
globale, sur un même séminaire, et de l’un à l’autre, sur tout le cursus.
Les choses ne sont pas décousues, elles s’enchaînent le plus souvent
d’une façon très logique, pour amener vers une prise de conscience. Ce
séminaire n’est pas fini, demain des événements vont aussi nous faire
travailler. Peut-être que cette nuit, des rêves vont enrichir le
cheminement. L’énergie du foie, c’est encore celle des rêves et des
visions nocturnes, prémonitoires parfois. C’est très important de
considérer aussi le travail dans son évolution globale.
Le retour à la mère
Le qi gong nous permet d’effectuer cette transition. Nous commençons
ainsi l’après-midi. Dans cette session, le rythme et la qualité des
mouvements nous renvoient à la douceur, la sensualité, une impression de
plénitude, la sensation de flotter. Le poids n’est plus le même, la gravité est
tamponnée, les déplacements seraient presque en apesanteur, les sons
viennent de plus loin, les limites du corps sont plus floues, l’espace
extérieur se restreint là où l’intérieur grandit.
Puis, dans un fondu enchaîné, nous partons dans un voyage à remonter
le temps, jusqu’au moment de notre naissance. La voix de Lynn nous
emmène, dans un état proche de l’hypnose. Nous vivons dans le ventre
maternel, cet antre protecteur, restreint et infini, où nos besoins sont
comblés avant que d’être formulés, nous flottons, les bruits sont feutrés, le
cœur maternel bat la mesure. Au fur et à mesure, l’espace se restreint, les
possibilités de mouvements diminuent. Il va falloir sortir de l’antre.
L’utérus se contracte. La question de la naissance se pose. Et nous sortons
pour naître à une autre vie, à l’extérieur, au milieu aérien, à un espace
différent, à la défusion.
Nous avons constitué des binômes. Lynn s’est attelée à la tâche. Le
premier élu joue le rôle de l’enfant, le second de la mère. Chaque binôme se
retrouve face à face, au sol, sur un même tapis. Les enfants se replient en
position fœtale, enroulés sur eux-mêmes dans un espace confiné, alors les
mères se connectent à leur ventre, à la vie dans leur ventre, à leur enfant
dans leur ventre. Femme ou homme accueille jusque dans les sensations
physiques le fait d’être enceint(e) de cet enfant à venir, leur enfant à naître.
Chaque binôme est un binôme mère-enfant. Au début du travail, chaque
futur enfant est allé voir sa future mère en lui disant : « Tu es ma maman,
ton nom est… et je m’appelle… » Chacun dans son rôle de mère se laisse
imprégner par ces prénoms, par la présence de son enfant recroquevillé tout
près d’elle. Lynn devient la maman de Caroline, Anna la maman d’Elias,
et ainsi de suite. Cet exercice est une opportunité pour l’homme de devenir
mère. Il suffit d’abandonner le mental, de se laisser porter. Il est un moment
où les bébés à naître, recroquevillés en position fœtale sur le tapis, sont
recouverts par celle ou celui qui joue le rôle maternel. Dans ce corps-à-
corps, les bras et le buste de la mère couchée sur l’enfant deviennent
enveloppants, tel l’utérus.
À l’enfant, il est dit :
– Vous êtes dans le ventre de votre maman. Vous entendez son cœur
battre, le bruit de ses intestins, son estomac, vous sentez ses émotions qui
deviennent les vôtres, l’espace est resserré… Parfois l’espace se contracte,
vous êtes poussé vers une issue étroite…
À la mère :
– Vous allez accoucher, les contractions se succèdent…
Les consignes se déroulent jusqu’à ce que la mère accouche, que
l’enfant naisse. Sur les tapis, les fœtus tournent, se vrillent, fléchissent et
étendent la tête, se déplient. Chaque binôme déroule la séquence à sa façon
jusqu’à la naissance. Et, l’enfant né, la première rencontre avec la mère se
fait. La première rencontre alors que le fœtus est devenu nourrisson, qu’il
est passé de l’eau à l’air libre. Il s’agit du premier contact, du premier
contact peau à peau. La magie est bien là. Chaque rencontre dans sa
diversité est très signifiante. Chaque personne-nouveau-né retrouve là une
partie de son histoire, réelle ou fantasmée, elle retrouve aussi une partie de
sa mère. Et chaque personne-mère se retrouve dans des attitudes, des
émotions, des mots qui parlent bien de l’histoire de ce nourrisson-là.
Comment est-il possible de remonter ainsi le temps ? Pour ceux qui sont
nouveau-nés, comment est-il possible de retrouver le senti d’un événement
dont le souvenir conscient n’est plus ? Et pour ceux qui jouent la mère, de
contacter l’histoire d’une inconnue ? Je ne sais comment cela peut se faire.
Mais cela se fait. Encore une fois, comme si l’information était stockée
quelque part en nous ou hors de nous et que, dans un état de conscience
modifié, nous nous laissions traverser et guider par elle.
Cet exercice de la première rencontre avec la mère à la naissance est
très riche, il révèle et panse des plaies, de non-reconnaissance, d’abandon,
de refus de se nourrir ou de nourrir. Jodorowsky, dans l’acte psychomagique
qu’il propose autour du rapport à la mère, convoque une femme qui, nue,
accueille un adulte enfant, lui aussi nu. Ils sont reliés par un cordon
ombilical de corde ou de chiffon, cordon qu’il faudra couper. Il faudra téter
le sein maternel, l’enfant contre la mère recevant quelques gorgées de lait,
bues d’un verre plaqué contre le sein. Tout cela peut paraître bien étrange et
choquer les bien-pensants. Mais avons-nous idée des répercussions de ce
qui s’est joué dans ces premiers instants, pendant la vie intra-utérine,
voire à la conception ? Ils orientent une vie. Les revisiter peut infléchir le
chemin. Comment le bébé est-il arrivé ? Quel accueil lui a-t-on fait ? Perdre
un jumeau pendant la grossesse ne peut-il créer une sensation de manque à
vie ? De même naître après un enfant décédé à la naissance, une fausse
couche ou un avortement ? Un sein refusé peut-il créer une blessure ? Tout
comme une séparation brutale de la maman ? Il ne s’agit nullement de
généraliser, d’assener des affirmations, de culpabiliser les parents ou la
mère. Chaque histoire a des ressorts singuliers. Il s’agit plutôt, à l’âge
adulte, de rejouer le match différemment, de modifier la donne, de revivre
un passé, de le refaçonner, d’en changer le goût, pour faire qu’aujourd’hui il
soit plus léger, pour ouvrir des possibles, se nourrir, recevoir, donner, se
réjouir, jouir.
Dimension thérapeutique : le peau à peau
Dans notre atelier, s’il n’est pas envisageable de travailler nu, chacun
rencontre une nudité intérieure. Chaque binôme sur son tapis fait un
travail engagé et pertinent. Pour certains il catalysera une prise de
conscience, qui nécessitera d’autres mises en situation, pour d’autres il
sera d’emblée thérapeutique et libérateur. Pour signifier l’accueil de la
mère, la journée de vendredi se finit par un massage à quatre mains
huilées et parfumées sur un corps dénudé. Sur le plan symbolique, c’est
le contact peau à peau que nous n’avons pu faire, c’est le premier bain,
l’accueil à la vie, un premier éveil sensuel… Ces quatre mains
empêchent la personnalisation d’un éventuel transfert, un lien qui
pourrait s’avérer contre-productif. Derrière ces quatre mains, certains
verront se dessiner la présence de la mère et l’arrivée du père. Dans
mon intention il s’agit plus d’un accueil par les femmes, la mère et les
mères universelles, les grands-mères, la Pachamama.
Durant ces trois jours, nous avons prévu trois rencontres différentes
avec la mère. Notre idée est d’offrir, à travers elles, l’opportunité d’une
transformation. Vendredi donc nous avons revécu la première rencontre, à
travers l’accouchement et la naissance, suivie d’un massage qui
conscientisait, délimitait et apaisait le corps, qui le nourrissait. Samedi
matin cette nouvelle rencontre est plus élaborée, sollicitant gestuelle et
verbe dans une relation par le toucher et les mots. De nouveaux binômes
sont définis. La rencontre doit ici se faire debout, face à face, portée par une
énergie attractive ou répulsive, et non par une représentation très
intellectuelle. Chacun est renvoyé à son senti. Pour certains l’accolade
s’imposera, emportés dans un élan spontané où les bras s’ouvriront et des
« je t’aime » jailliront. Ailleurs des excuses s’exprimeront, des
pardons s’acteront. Et pour d’autres l’approche sera bien plus compliquée,
voire impossible. Les mots seront durs, les gestes plus éloquents encore,
agressifs et tranchants. Et c’est en pensant à ceux-là que nous avons prévu
une troisième rencontre, une rencontre avec la terre-mère, la déesse
nourricière, la Pachamama, avec pour support un rêve éveillé destiné à
apaiser. Ainsi, ces rencontres vont se révéler multiples, reflet de la
complexité de la relation mère-enfant.
Dès le premier stage, nous avons utilisé un outil étrange qui s’avère être
un allié précieux, des baguettes de sourcier. C’est avec elles que nous
constituons les binômes, ou déterminons qui du groupe doit passer pour
telle ou telle pratique. Cet outil met une distance avec la prise de décision.
Certains verront là une place laissée au hasard dans les rencontres, ou à un
hasard orienté par celui qui tient les baguettes, sciemment ou pas. D’autres
considéreront qu’en vecteur d’une énergie circulante, elles expriment des
informations présentes dans l’espace et le temps, auxquelles nous n’avons
pas directement accès. Ce choix étrange s’avère en pratique très pertinent,
quelle qu’en soit la lecture. Tous les binômes sont constitués ainsi. Lynn le
plus souvent, tel un sourcier, parcourt régulièrement la salle derrière ses
baguettes, la sillonnant de cercles en lignes brisées, à la recherche de celui
ou celle qui sera désigné. Parfois le choix est immédiat. Souvent, tel un
radar, elle scanne l’espace et le temps s’éternise. Elle ralentit sa course,
infléchit sa trajectoire, puis se dirige vers quelqu’un, fonce sur lui parfois,
pour l’esquiver au dernier moment et repartir dans une autre direction. Dans
la pièce, l’attente s’alourdit, habitée du désir de certains, parfois
d’inquiétudes, d’épaules rentrées, de regards détournés. Les baguettes sont
au service du groupe et d’une pertinence redoutable. Elles sont le reflet de
notre écoute à un ordonnancement du monde qui nous dépasse, et par lequel
s’expriment une guidance et un sens. C’est donc avec elles que nous
constituons les binômes, ou décidons de qui va passer pour telle ou telle
pratique. Chacun s’en trouve satisfait.
Revivre la relation pour la transformer
Revenons à la première rencontre avec la mère, la régression jusqu’à la
fin de la grossesse. Caroline se retrouve avec Lynn pour mère. Caroline a
déjà fait plusieurs fois le cursus, sa mère est une hydre, on lui coupe une
tête, elle repousse aussitôt. Elle s’est plusieurs fois glissée dans la peau
d’Hercule pour la terrasser. Et elle a fait du chemin, le fardeau s’est allégé.
L’hydre se fait miniature, mais le thème perdure. Lui revient une scène lors
d’un cursus précédent : Lynn, déjà dans le rôle de sa mère, lui tournait
autour en martelant « Mais je vais l’étrangler… je vais l’étrangler ».
Caroline chasse cette image d’ombre et de douleur. Aujourd’hui elle tente
d’accueillir ce qui viendra sans « gamberger ». Le progrès est considérable :
auparavant la seule évocation maternelle la plongeait dans la peur ou le
désespoir. Malgré tout, la tristesse plane, avec une oppression au niveau du
cou, comme une main qui l’enserrerait. Elle est maintenant sur le tapis avec
Lynn-sa mère. Se succèdent la régression dans l’antre utérin,
l’accouchement, puis le premier contact entre le bébé et sa maman. Par le
passé, Caroline a fait plusieurs fois cet exercice. Elle a rencontré le froid et
l’inquiétude dans la vie intra-utérine. Elle se surprend cette fois à contacter
un relâchement profond, une vraie détente physique. À l’évocation de
l’accouchement, ses peurs étaient intenses, celle de mourir, accompagnée de
céphalées insupportables, qu’elle rattachait aux forceps. Rien de tel, cette
fois-ci, elle glisse facilement vers sa nouvelle vie terrestre. D’ailleurs Lynn
vit un accouchement facile, « en trois poussées elle est sortie ». Cela n’est
pas la réalité historique, puisque Caroline sait par sa mère que
l’accouchement fut très long, qu’elle ne sortait pas, d’où les forceps, et que
sa mère faillit mourir d’une hémorragie ! Le travail des années précédentes
a œuvré et déprogrammé des mémoires très présentes à l’époque.
La mémoire de l’accouchement difficile est comme « gommée » chez les
deux protagonistes, bébé et maman, dans cette nouvelle régression.
Caroline est en position fœtale, lovée sur le tapis, elle est sortie du
ventre maternel, elle tourne le dos à sa mère. Rien ne se passe. Elle attend,
le temps est interminable. Elle se sent abandonnée. Elle se retourne et voit
sa mère allongée les yeux fermés, les mains sur le ventre. Elle n’ose la
déranger, elle s’inquiète pour elle, ce qu’elle a fait en réalité pendant de
nombreuses années. Elle attend donc un contact maternel qui ne vient pas.
Elle attend encore et finalement sa mère allonge la jambe gauche vers elle
et vient la toucher, du bout d’un orteil ! Voilà donc le premier contact
maternel, le parcimonieux bout d’un pied ! Et pendant un temps rien d’autre
ne se passe. C’est le seul lien, puis la mère s’assied, tapote l’épaule de son
bébé, comme pour lui signifier : « Cela va aller, ma fille. »
Aucune manifestation d’amour. Dans la vraie vie, Caroline a eu un
cancer du sein, et après la chirurgie avec ablation puis radiothérapie, elle
avait l’impression d’être une esclave marquée au fer rouge. Elle en parla à
sa mère. Distante, celle-ci lui tapota ainsi l’épaule et lui dit :
– Ça va aller, ma fille.
Le maigre contact du pied ne suffit pas, le bébé se voudrait bercé,
cajolé. Caroline, seule sur son tapis, se met à se balancer, s’autoberce. Elle
s’accroche à un plaid pour le téter comme doudou. Sa mère se lève
uniquement pour la recouvrir. Caroline nous dira :
– Pour ma mère deux choses comptaient, ne pas avoir froid et ne pas
avoir faim.
Caroline se replie définitivement dans sa solitude.
De son côté, les préoccupations de Lynn-mère de Caroline sont les
suivantes : dès la naissance elle se touche la taille et constate qu’elle a
récupéré sa minceur. La vraie mère de Caroline se plaît à raconter que huit
jours après sa naissance, elle remettait une jupe serrée à la taille, heureuse
de ne plus avoir de stigmate de la grossesse. Une pensée traverse Caroline :
« Comment ne suis-je pas devenue autiste ? Sans doute mon père, pas
forcément très présent mais protecteur, m’a-t-il sauvée. »
Dans la deuxième rencontre, celle de samedi, debout, face à face, un
froid glacial règne entre l’une et l’autre, aucun contact ni physique ni verbal
ne peut se faire. Les regards ne peuvent même pas se croiser :
– Son regard m’a tellement terrifiée autrefois, dira Caroline.
L’une et l’autre choisissent un subterfuge pour permettre la rencontre :
évoquer un soi supérieur, une rencontre d’âme à âme, où un pardon
réciproque s’esquisse, sans une larme, sans compréhension, sans amour,
mais sans détresse. Le pas franchi est important, on sort du désespoir et de
la noirceur qui ont si longtemps englué cette relation.
Finalement, lors du rêve éveillé, Caroline peut rencontrer une terre
rouge, grasse, chaude, sur laquelle, allongée, elle s’abandonne avec
bonheur. La Pachamama, en mère symbolique, est là pour elle. En cadeau
elle lui offre un énorme cordon ombilical, la plénitude nourricière de
l’amour. Par association et contraste, Caroline comprend un peu plus tard la
colère qui l’anime lors de nos marches méditatives sur les chemins
caillouteux dans la campagne méliséenne : cette terre aride, c’est la terre de
sa mère, sa mère Capricorne.
Vendredi et samedi, Caroline, comme chacun d’entre nous, est aussi
amenée à jouer le rôle de mère. Et elle ouvre ses bras à des bébés qui à la
naissance flirtent entre la vie et la mort. Le bébé décide à un moment du
choix de naître ou de mourir à cette nouvelle vie terrestre. Caroline-maman
les sent flotter entre deux mondes, à la croisée des chemins. Alors elle les
réveille, elle les encourage, elle les pousse vers la vie. Elle frotte Mélodie,
jusqu’à la lécher, mère animale qui réanime son bébé. Elle insuffle à Céline
une énergie vitale. Céline est née par césarienne, elle n’a pas pu crier, elle
n’a pas osé s’appuyer sur l’amour maternel, elle n’a pas eu le soutien du
père « tuteur ». Caroline souffle une lumière d’amour, elle la souffle dans le
corps du bébé par le cordon, vers le cœur et au-delà, vers toutes les cellules.
Elle semble gonfler un ballon, telle une chamane prise dans un rituel. Elle
aura donc aidé Mélodie et Céline à toucher le oui à la vie, à la renaissance,
à la réjouissance. Dans ces deux soins, c’est aussi elle qu’elle soutient dans
son rapport à sa propre mère et au souffle de vie. Souvent, chez nos
patients, la clé de la guérison est de poser un oui, là où règne un non. Ce
comportement, cette posture existentielle, reflète notre point d’assemblage.
Il faut le déplacer, c’est à cela que nous nous employons, changer la grille
de lecture, les codes, les postes d’observation… Caroline est ostéopathe,
comme par hasard spécialisée dans les soins du nourrisson et de la femme
enceinte.
Dans l’après-midi, nous réalisons le premier flot de vie. Le jeu est ici
plus complexe que dans les simples rencontres, cette sorte de
psychodrame évoque parfois les constellations familiales. Il reste assez
différent, beaucoup plus ouvert dans ses possibles. J’ai développé ce jeu
aux règles très simples. Son terrain est un rectangle où la juste place est
le centre, l’entrée étant sur un petit côté et la sortie de l’autre. Entre les
deux, un chemin orienté, le flot de la vie, tel un torrent avec une berge
droite qui évoque le masculin, une gauche le féminin. Donc, placé au
centre, le futur et les générations futures sont devant, derrière règne
notre passé, l’arborescence généalogique, avec à chaque niveau dans le
dos père sur la droite et mère sur la gauche. La personne qui passe sur le
flot de vie évoque une problématique. On l’affine ensemble jusqu’à la
valider par l’ouverture des baguettes. Elles placent alors la personne sur
le terrain. Sa position dans l’espace fait écho à la situation évoquée.
Tout est signifiant. La personne peut par exemple se trouver arrêtée très
à l’arrière sur la berge droite, bloquée dans le passé, le masculin, et
regardant le féminin de l’autre côté du chemin, ou sur la berge gauche,
dans une dimension plus yin, tournée vers l’arrière à regarder le passé…
Les possibilités sont multiples. Cette position est révélatrice d’une part
de la problématique, elle stigmatise le point de départ du travail qui va
se dérouler. Le flot de vie commence alors. À terme, la personne doit
finir au centre, orientée vers le futur. Il suffirait de quelques pas.
Pourtant, ce n’est pas si simple. Ils ne peuvent être faits. Il faut donc les
rendre possibles, trouver des solutions à cette énigme qui empêche
d’occuper la place centrale dans sa vie. La solution viendra du corps et
de son enveloppe énergétique. Quand le travail sera conscientisé, à
travers le senti et le ressenti, les possibles émergeront. L’enquête
débute. Sont évoqués des âges, des événements, des traumatismes, des
personnes. Ces dernières peuvent être amenées à intervenir, désignées
dans le groupe. Les intervenants se laisseront porter par leur ressenti,
une énergie qui ne leur appartient pas, mais traverse l’instant. Un flot de
vie dure souvent deux heures, c’est le théâtre bouleversant de nos vies,
le déroulé d’une histoire, un condensé psychanalytique, un jeu qui n’en
est pas un, toujours révélateur et souvent libérateur, un acte
thérapeutique donc.
Elias a croisé une âme dans son poumon. Un peu avant, dans le flot de
vie de Lili, à l’entrée de Dominique, son frère, décédé à 36 ans, Elias qui
jouait le père a senti quelque chose s’ouvrir en lui, en lui Marcel, père de
Lili, mais aussi clairement en lui, Elias, par effet miroir. Un être cher
disparu venait l’interpeller. Un être qu’il n’avait pourtant jamais connu. Le
rêve éveillé a conforté, confirmé cette impression, et un nom lui est venu,
celui d’Armand, son oncle, le frère de son père décédé à l’adolescence.
Elias n’a jamais connu Armand. Ce qu’il connaît bien par contre, c’est la
mélancolie qui l’envahit souvent et dans laquelle il se complaît. Et si c’était
l’âme d’Armand ?
Je suis amené à faire le soin d’Elias sur le poumon. Il me raconte
l’histoire de son oncle. La famille était à Belle-Île, au complet, les parents
avec les trois frères, plus la copine de l’aîné. Armand voulait aller se
balader au bord de la mer. Il faisait mauvais. Le temps était vraiment gros,
beaucoup de vent, mauvaise mer. Sa mère refusa. Armand alla voir son
père. Lui accepta, et Armand partit avec son grand frère et sa copine. Ils
marchaient en plein vent sur la côte rocheuse découpée. Les jeunes
amoureux avançaient devant, Armand traînait un peu derrière. Quand son
frère aîné se retourna, Armand n’était plus là. Il avait disparu. On ne le
retrouva jamais. Il était probablement tombé, déséquilibré par le vent, et
mort, emporté par les flots.
Elias a rencontré l’âme d’Armand et sa mélancolie dans le poumon. Il
aime ce lien nostalgique et en même temps voudrait s’en détacher. Il espère
une libération, un changement radical. Il voit en cette présence, ce passager
clandestin qu’il vient de découvrir, l’ombre qui l’accompagne depuis si
longtemps. Que personne ne s’offusque, chacun nomme ce phénomène
comme il le veut, âme, mémoire familiale, fantôme transgénérationnel,
représentation névrotique. Je n’impose aucune représentation du monde.
Une seule chose importe au thérapeute que je suis, soutenir le patient dans
sa quête de mieux-être, en respectant ses convictions. Je suis à son service,
en service et au service de plus grand que moi. Elias évoque une âme, et
nous allons engager le soin sous cet angle. Elle était dans la valise du rêve
éveillé, où se trouvait le saboteur, celui qui nous empêche, un frein à
l’épanouissement de nos vies. Certains y ont vu un couteau, d’autres un
collier, d’autres un coffre, et cet objet devient référent pour le soin. Le
thérapeute prend entre ses mains l’objet virtuel, le soin débute, et évolue
dans cette relation triangulaire entre l’objet, le patient et lui. Ici le soin se
fait donc entre Elias, l’âme et moi. Le saboteur n’a plus rien à faire dans le
poumon. Nous allons donc inviter l’âme à se situer ailleurs, dans un autre
plan de conscience, dans une autre dimension, celle des âmes.
L’arbre généalogique
Ce cinquième séminaire est donc consacré au rein, à la lignée, à la vie
intra-utérine. En énergétique chinoise, l’élément du rein est l’eau. Elle n’a
pas de forme, elle épouse, s’infiltre, s’écoule. Elle est l’adaptation suprême,
et la liberté. Elle change d’état, de la glace à la vapeur. Rien ne la contient
vraiment. Adaptable et irréductible, telle est sa puissance. La puissance du
doux qui vainc le dur, celle des torrents sculptant les canyons dans la roche,
de la vague sur la berge, du tsunami. Elle est la volonté, la mémoire. Elle
transmet. Ses molécules véhiculent l’information dans les vortex
tourbillonnants. Elle purifie. Elle coule de la tête aux pieds, elle nettoie
notre peau de la poussière, des scories, des souillures et des traumas. Elle
nous lave depuis la nuit des temps des mémoires ancestrales. Les années
passant, nous goûtons ses fontaines de jouvence, alors que l’énergie des
reins décline. Elle apporte, elle entretient la vie. Elle est notre constituant
majeur, après le vide. Et oui, notre corps constitué d’atomes fait que nous
sommes surtout de l’espace à plus de 99 %, avec très peu de matière.
En médecine traditionnelle chinoise, l’eau est le vecteur de
l’information génétique, léguée par nos ancêtres, réserve de vitalité. La
mémoire de l’eau est rattachée aux reins. Dans cette médecine on parle
plutôt du rein. Il est la « Racine de la Vie », il stocke l’essence héritée des
parents à la naissance et déterminée dès la conception. Le rein est la source.
Il est à la source du Yin et du Yang. Le rein, par sa forme, évoque l’oreille
et le fœtus. Il nous renvoie à l’ouïe, à l’écoute, au milieu aquatique et à la
vie intra-utérine. La naissance représente ce passage du milieu aquatique au
milieu aérien, ce moment où, entre autres, notre écoute du monde va
changer. Elle ne se fera plus à travers le filtre de l’eau, il nous faudra
rencontrer l’air, tant dans la respiration que dans l’écoute. Tout comme la
vie sur terre est sortie de l’eau pour aller à l’air libre. Le développement de
l’homme ne récapitule-t-il pas celui de l’espèce, voire de l’apparition de la
vie sur la planète bleue ?
Nous allons donc plonger dans le rein, les mémoires des ancêtres, la vie
intra-utérine, l’écoute du chant et du silence. D’autres sujets sont sur la
table, entre autres la sexualité, qui va avec la transmission de la vie, et la
peur, avec le froid de l’hiver.
L’ouverture du cœur
Les films ont comblé les soirées de cette période particulière. Un soir
Almodóvar touche mon cœur. Je regarde son Douleur et gloire 1. Il ferait un
beau flot de vie, consacré à l’ego et Vénus. Une critique sur un forum de
cinéphiles nous dit : « Les différentes séquences… donnent l’impression
d’un film construit en plusieurs sketchs avec pour chacun un personnage clé
révélateur de la crise que traverse Salvador, le personnage central… Dans
ces moments souvent bouleversants, germe un enseignement, une
opportunité au changement… » Du début à la fin ce film m’a bouleversé.
Des scènes du passé se succèdent. Surgissent alors des personnes
signifiantes du trajet d’une vie et des souffrances qui s’y rattachent. La
puissance des événements évoqués ouvre une porte sur des possibles, une
transformation à portée de main. « Il n’y a pas réellement d’intrigue, on suit
juste Banderas (Salvador) vieux, limité par son corps, addict, plus affecté
qu’il ne le dit par la mort de sa mère, et qui retrouve petit à petit goût à la
vie… C’est l’un des rares films d’Almodóvar qui est optimiste, qui ne se
termine pas en demi-teinte… Almodóvar/Banderas surmonte ses démons,
retrouve la vie, sort de son état de torpeur à l’aide de ses souvenirs et d’une
volonté de fer. On trouve une véritable force dans ce récit. » C’est un flot de
vie avec son potentiel thérapeutique, la puissance de l’énergie au service de
la guérison.
Les protagonistes étaient pauvres, ils vivaient dans un village blanc en
partie souterrain, où Jacinta, sa mère, et le soleil au bleu du ciel,
illuminaient le quotidien.
Jacinta parle à Salvador :
– Tu m’en as toujours voulu de t’avoir envoyé au séminaire, tu ne
voulais pas être curé. Moi, je voulais juste que tu puisses faire des études
jusqu’à ton bac. Tu aimais étudier. Nous étions pauvres et nous n’avions pas
d’autre choix… Tu as voulu te venger de moi. Tu n’as pas été un bon fils…
À 17 ans, tu es parti… Quand ton père est mort, je t’ai proposé de venir
vivre chez toi à Madrid, tu as fait la sourde oreille… Je me serais occupée
de toi. Je me serais adaptée comme à tant de choses…
L’espace est suspendu aux lèvres de la mère, et Salvador l’écoute
attentivement, avec une quasi-dévotion :
– Maman, je regrette vraiment de ne pas avoir été l’enfant que tu
souhaitais…
L’un et l’autre retiennent l’instant, sobrement, tendrement.
– Je regrette aussi de ne pas avoir pu tenir ma dernière promesse, celle
de te ramener au village, pour que tu y meures. Tu voulais mourir dans ton
lit. Je m’étais engagé à le faire. Je n’ai pas eu le temps. Dès le lendemain de
ma promesse, tu étais hospitalisée et tu mourais seule aux soins intensifs…
Je ne me suis jamais remis de ta mort.
Jacinta lui sourit. Elle commence à fredonner une mélodie, y pose les
paroles et doucement les deux entonnent :
« A tu vera
Siempre a la verita tuya
Siempre a la verita tuya
Y hasta que de amor me muera 2. »
« Le chant des lavandières tu te souviens… Et les poissons savonniers,
ils étaient mignons. »
Ils se sourient, leurs regards s’illuminent de la force des souvenirs, de
l’enfant qui jouait dans la rivière avec les poissons tandis que les femmes
lavaient le linge.
– Je vous dois tout, à toi et aux voisines, dit Salvador à sa mère.
Les deux se lèvent et se mettent à danser dans des ondulations
flamencas, des jeux de pieds et de bras, des claquements de talons et de
doigts, et le chant illumine la brise de l’été, les voisines lavant au bord de la
rivière, les draps séchant sur les hautes herbes, la joie limpide au fil de
l’eau. « A tu vera… » Mère et fils face à face, de trois quarts, dos à dos,
portés par la danse, les effleurements, l’élan et la connivence, la gestuelle
rouge de la passion et les couleurs de la terre natale, son goût, son odeur, sa
lumière, son énergie explosive et contenue. Ils dansent et Salvador n’a plus
mal au dos, oubliée l’arthrodèse… Le début d’une renaissance dans le flot
de la vie qui court encore. Douleur et gloire parle du cœur et de l’âme, c’est
un prélude au séminaire à venir.
Un autre film a bouleversé mon cœur : Pour Sama 3. Ce journal de
Waad, mère syrienne à Alep, ville bombardée durant des mois par les forces
de Bachar al-Assad, est bouleversant. Waad al-Kateab, jeune étudiante,
filme son quotidien avec son portable. Elle filme son amour naissant avec
Hamza, jeune médecin, leur rencontre, leur mariage, le quotidien à
l’hôpital, l’hôpital détruit, un autre renaissant dans les décombres, la
grossesse, la naissance et la première année de leur fille, Sama, l’arrivée
d’une seconde grossesse. C’est pour Sama que Waad filme tout cela. Elle
filme leurs amis, les familles alentour, leurs enfants, les moments simples
de la vie, les réjouissances avec rien, autour d’un fruit, un seul récupéré
miraculeusement, dans les caves, dans les immeubles détruits, les hôpitaux
dévastés. Waad ne manque pas de courage, son mari Hamza non plus, qui
soigne et opère vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne ne manque
de courage, tous ceux-là qui affrontent un quotidien impensable, ceux qui
tombent, ceux qui tentent de partir, ceux qui restent. Ce film est une
expérience. Il montre la souffrance du monde, son inhumanité. Et pourtant
jusque dans cette inhumanité-là germe un sourire, un geste tendre, un mot
d’amour, la compassion, le soutien, le partage, la vie, l’élan. En regardant
ce documentaire, mon cœur pleure et prie pour la paix, la bonté, le pardon.
Que toutes les Sama de la terre, conçues dans le chaos, connaissent la paix
véritable, l’harmonie véritable, le véritable bonheur. Que nous connaissions
tous la paix véritable, l’harmonie véritable, le véritable bonheur.
Cette année, le séminaire sur le cœur n’a donc pas lieu en ce mois où les
fleurs volent au vent. Il clôture notre cursus. La fête, la joie, le goût, les
trésors et l’élévation de l’âme sont le point d’orgue de notre parcours. En
Orient, en mai, apparaît le feu de l’été. L’énergie yang manifeste alors sa
plénitude. Elle se déploie en cette saison. Le feu parvient progressivement à
son acmé, chaud, rouge vif, rayonnant. Le 21 juin, solstice d’été, jour le
plus long, est bien le jour du Soleil. Après lui, les jours raccourcissent
lentement, l’énergie yang décroît, et le yin, progressivement, subtilement,
va révéler l’automne. Fin juin nous fêtons la Saint-Jean, notre danse du feu
en quelque sorte. Le feu dilate. Il invite à rire et à chanter. Il nous invite à
transgresser, à créer, à purifier. Il instille la joie. La joie est contagieuse ! Le
cœur nous parle de cela, tout comme il évoque Vénus en astrologie, et le
quatrième chakra dans le tantrisme hindou. Nous l’aborderons à travers ces
diverses approches. Mais avant tout le cœur nous parle de l’amour, l’amour
non conditionnel, celui qui ne choisit pas son objet, celui qui dit dans
l’Évangile « Aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien
espérer ». Certes ce n’est pas donné à tout le monde. Nous cheminerons
vers la compassion. Le cœur nous invite à de la beauté du monde et son
intelligence à la connexion intuitive à plus grand que soi.
Vénus évoque cette beauté intérieure de l’âme, celle qui transparaît à
travers la forme. Son symbole, une croix sous un cercle, définit une étape
de la vie où le spirituel domine le matériel. Le symbole graphique de la
Terre est le même que celui de Vénus, mais renversé : la matière domine sur
terre. Mais Vénus pare aussi notre vie du goût, de l’élégance, de la douceur,
de l’esthétique. Elle recouvre sensualité, séduction et érotisme. Vénus se
moque de la morale, elle joue d’une sexualité à la fois profane et sacrée.
Elle s’exprime pleinement à l’adolescence dans le branle-bas de combat
hormonal qui la confronte à Mars. En astrologie, Vénus, c’est l’art, la
créativité, la beauté.
En médecine traditionnelle chinoise, le cœur est à l’image de
l’empereur, sa demeure est vaste. Représentant le ciel sur la terre, il
convient de l’approcher avec respect, d’être à son service, car il abrite le
Shen, l’esprit. L’alliance de son énergie et de son esprit engendre la clarté
de nos discours. Et il abrite notre dimension spirituelle, celle qui éclaire le
regard.
Si l’on considère le tantrisme, l’arbre chakrique de la vie nous invite à
passer du troisième chakra, la personnalité, l’ego, au quatrième qui est celui
de l’amour inconditionnel. Tel un serpent, le feu cosmique remonte le long
de la moelle épinière, du périnée jusqu’au sommet du crâne, animant les
sept roues énergétiques, par où circule l’énergie vitale. Cet éveil spirituel
ouvre la conscience et de ce fait change les comportements. Dans cette
ascension, la personnalité se structure au troisième chakra Manipura, « la
cité des joyaux », le nombril, relié à la planète Mars. Il symbolise
l’affirmation de l’ego et le monde des émotions. Associé au sens du moi, à
la volonté de se construire et de modeler le monde, il nous renvoie au
pouvoir. Il assainit l’importance personnelle et ses dimensions
émotionnelles et mentales. Sa devise pourrait être « Je suis, je m’honore ».
De Mars à Vénus, autrement dit du troisième au quatrième chakra, de
Manipura à Anahata, de l’ego à l’Amour, le chemin est long. Il faut partir
de l’ombilic, remonter la ligne blanche des abdominaux, passer la porte du
plexus solaire, entrer dans le médiastin et accéder au cœur. La distance
anatomique à remonter reflète le cheminement intérieur à réaliser. Anahata
chakra et ses douze pétales se situent au milieu du dos, entre les deux
omoplates. Au fur et à mesure de l’évolution spirituelle de chacun, il se
redresse et s’ouvre. Ici les énergies éthériques-physiques et les énergies très
subtiles des champs spirituels fusionnent. Il est source d’Amour, canal de la
Compassion, de l’Universel, de la conscience christique. Il donne accès à
l’âme. Son ouverture implique une désidentification de l’ego, une mise au
service de plus grand que soi. Il s’agit de réunir ici tout ce qui est séparé. La
tâche est immense, infinie. Par lui s’exprime l’essence, le noyau, le soi
divin, l’étincelle. Vous comprenez pourquoi il me semble important de finir
ce cursus par Anahata. L’équilibre de ce chakra passe par l’évacuation de
l’impatience, de l’aversion, de la culpabilité. Il ne s’agit pas de se perdre
dans un sens excessif de responsabilité, où les besoins personnels sont niés
et passent après ceux d’autrui, dans un masochisme inconscient, pourvoyeur
de frustrations multiples.
Pour le yogi, cette quatrième étape passe par la concentration sur la
Beauté. Il s’agit de méditer de jour en jour, de semaine en semaine, d’année
en année, sur un objet symbolisant la Beauté. Par ce biais, le yogi passe de
Mars à Vénus. La distinction se fait entre la conscience égotique
conflictuelle et l’amour inconditionnel, l’harmonie, la beauté, le bonheur.
C’est notre objectif dans ce cursus. Nous tendons à l’atteindre.
Voilà donc la matière de notre dernière rencontre, notre Vénus
astrologique, l’énergie du cœur et Anahata. Ces trois jours sont au service
de l’amour, de la réjouissance, de l’harmonie, de la paix !
Notre cursus a été long. Nous sommes partis du corps et nous avons
rencontré l’énergie. Nous nous sommes rencontrés, en nous et en l’autre.
Nous avons abordé diverses techniques de soin. L’ostéopathie a révélé le
corps dans sa dimension physique, mais aussi fluidique et énergétique. De
là, nous avons superposé des approches : qi gong, rêve éveillé, massage,
méditation, accolade thérapeutique, jusqu’au flot de vie. Elles ont ouvert
notre champ perceptif, l’étendue de notre regard, de notre compréhension,
tant dans sa dimension diagnostique, perception de l’énergie, des émotions,
des formes pensées, que thérapeutique. Ce senti que nous avons travaillé
nous permet d’aller plus loin dans la prise en charge globale du patient. La
lecture est plus riche, la compréhension plus profonde. Nous avons appris et
pratiqué des techniques de soins qui, à partir du senti énergétique, libèrent
des traumatismes anciens, parfois oubliés. C’est le cas de l’accolade
thérapeutique, du flot de vie ou de l’acte psychomagique. Les avoir réalisés,
et surtout vécus de l’intérieur, a permis de rencontrer en nous les enjeux de
ce travail et d’en mesurer les effets. Les réaliser en cabinet n’est pas
toujours évident pour le thérapeute. Par contre, l’ensemble de ces
expériences et de ces techniques est parfaitement transposable dans le cadre
d’une consultation.
Soigner la relation mère-enfant
Il ne s’agit pas d’abandonner Still et son ostéopathie. Au cabinet nous
pratiquons selon ses principes fondateurs. Nous travaillons le corps,
l’écoutons, le manipulons. La finesse du senti nous amène parfois à nous
aventurer vers des territoires plus complexes, plus impliquants aussi, aux
frontières du mystère, non loin de l’âme.
Je pense à cette maman et son bébé prématuré pour lequel elle consulte.
Les deux ont une lourde histoire traumatique, pour la mère, neuf mois de
vie intra-utérine et quarante ans de vie, et pour son bébé, sept mois intra-
utérins et six semaines à l’air libre, très difficiles. Chacun est perméable à la
souffrance de l’autre. Les blessures intriquées ne peuvent s’apaiser. Pendant
le soin, j’invite la maman à poser le bébé sur son cœur. Une main dans son
dos à elle et sur son petit dos à lui, je suis là pour les réunir, les rassembler,
leur permettre de retrouver la tendresse perdue, volée par l’âpreté de la vie.
En même temps je me sers de la voix, improvisant une comptine.
Finalement la mère et le bébé s’endorment alors que mes mains ont dénoué,
au crâne et au bassin, au cœur et au diaphragme, de l’un et de l’autre,
ensemble, les densités et les tensions accrues, les mouvements restreints. Et
je sais que la voix aura ici été un allié précieux, un catalyseur, une troisième
main.
Je pense à cette femme de 60 ans qui s’inquiète des problèmes
relationnels qu’elle a avec le second de ses quatre enfants. Mes mains sont
attirées sur son ventre, aimantées à son utérus. Je sens monter l’émotion, la
peur et l’abandon. Je sens clairement une nouure énergétique sur l’utérus,
un nœud émotionnel. L’utérus parle de l’enfantement. La technique de
datation renvoie à deux événements, sa naissance à elle, et sa naissance à
lui, son fils. Sa mère à elle a failli décéder dans un accouchement
compliqué, au terme d’une grossesse trop proche d’une chirurgie
abdominale. Par ailleurs, quand son fils est né, elle a failli mourir d’une
coagulation intravasculaire disséminée. Alors que la mère était en soins
intensifs, ces deux naissances ont été marquées par l’ombre de la mort, la
peur, l’abandon, par la culpabilité aussi. Et l’un comme l’autre ont peiné à
trouver leur place, leur légitimité, dans le rapport à la mère.
L’huile essentielle à respirer en fin du soin énergétique – le centre
olfactif est très lié aux émotions – sera à mon étonnement Lemongrass, très
proche de la citronnelle. Elle est censée chasser les idées noires. Mais, plus
intéressant au plan symbolique, elle joue le rôle du miroir, et nous avons
bien ici des problématiques en miroir. Cette huile nous offre deux clins
d’œil supplémentaires pour nous garantir que nous ne sommes pas hors
sujet. Elle agit sur les problèmes d’allaitement, et ma patiente me dira que
depuis cet accouchement, à son sein gauche perlent régulièrement quelques
gouttes. Et enfin Lemongrass est utilisé pour chasser les moustiques, et ma
patiente me confiera que son fils en a la phobie ! Ces éléments anecdotiques
me semblent étonnamment signifiants. Au départ, je ne sais rien de
l’histoire de cette personne. Mes mains se dirigent vers l’utérus. La piste
s’avère juste, tout comme les émotions perçues, les dates qui émergent,
l’huile essentielle choisie « au hasard » dans un coffret de plus de quatre-
vingts huiles. Pour la choisir, je laisse flotter ma main au-dessus d’elles
comme un pendule. Une cohérence s’est exprimée, tout a pris sens, pour ma
patiente comme pour moi.
Le chemin accompli
Le dernier cercle de parole me touche au plus profond. En septembre, je
voulais prendre le groupe à bras-le-corps et le guider jusqu’au bout, sans
laisser quelqu’un sur le chemin. Malgré le départ de Pierre, la mission est
globalement accomplie, et j’en suis heureux. Chacun s’exprime. C’est une
touche finale, une signature, parfois l’esquisse du lendemain.
Lili dont les mots étaient jadis si confus, Lili qui nous donna un tour de
chant hier soir après le repas – elle écrit et compose ses chansons –, Lili qui
partait et se perdait dans des va-et-vient, des digressions multiples, Lili
longtemps sous l’emprise de la weed, de colères dévastatrices, Lili, petite
fille abandonnée, ravageuse, peureuse, s’exprime ici clairement :
– Vous êtes tous une partie de moi. Nous avons touché une vraie
profondeur, dans un bel esprit. Je suis une partie de vous. Je me cache
beaucoup derrière la légèreté et la joie. Il y a une vraie profondeur en moi.
J’ai pu la contacter, sortir de l’autodestruction, cesser de me dire que les
autres étaient mieux que moi, me pardonner, m’autoriser. J’ai reconnu mon
besoin de contact, de contact physique. J’en sors peut-être moins
débordante, mais tellement plus canalisée !
Ce qu’elle dit du groupe est important. Au fil du cursus, le groupe
devient une personne à part entière, qui chemine, qui évolue, et dont chaque
membre vient éclairer une part de nous-même.
Suzanne témoigne. Je ne vous ai pas parlé d’elle. Elle m’a contacté
l’année précédente, très motivée par le cursus, mais, prise par son métier
d’actrice et de metteur en scène, elle ne pouvait alors le suivre dans son
intégralité. Elle a donc attendu et intégré cette cuvée. En dehors du théâtre,
elle a une seconde corde à son arc, elle pratique le shiatsu. Elle a donc une
approche du soin et de la place de soignante. Sa motivation et son
engagement ont été complets. Pourtant, de mon point de vue, pas de
fulgurance, le déclic n’a pas eu lieu. Elle posait tout de même un problème
de taille :
– Comment passer de l’ombre à la lumière, non pas d’un point de vue
égotique, mais pour cheminer vers ce pour quoi « je suis » ? Je cherche ma
façon d’être au Monde, pour aller le cœur plus ouvert.
Cette demande s’inscrivait bien dans les objectifs du cursus. Son flot de
vie fut marquant. Il prit le contour d’un soin sur les lignées paternelle et
maternelle. C’est en thérapeute que je suis intervenu, sans que le flot se
déroule à travers des scènes porteuses de sens et de prises de conscience. Je
percevais l’ombre et la souffrance qui entouraient Suzanne. Elles
m’oppressaient. Le sens n’émergeait pas. Nous n’avancions pas, nous étions
embourbés. L’atmosphère devenait insoutenable. Finalement, tel le Deus ex
machina, j’intervins directement. Je sortais là de la logique du flot, où le
patient est acteur de son soin. Cela ne me plaisait guère, mais je ne pus faire
autrement. Ayant repris mon costume de thérapeute, ma main tira une
nouure démarrant sur le rein droit, juste à l’endroit où Suzanne avait une
douleur persistante dans le dos. Celle-ci en bas à droite s’est alors calmée
de façon étonnante. Je tirais une sorte de glu morbide, sur toute la lignée
paternelle, au-delà du père et du grand-père, jusqu’à la septième génération.
Celle-ci était marquée pour les deux premières par la noirceur innommable
de l’holocauste. Histoire violente de secrets cachés. Et sur la lignée
maternelle, rein gauche, j’eus aussi à intervenir : la guerre d’Algérie avait
laissé des traces ainsi qu’une naissance illégitime. L’histoire paternelle et
maternelle racontait la souffrance de deux univers, de deux solitudes qui se
rencontrent, dont Suzanne est le fruit et qui sont toujours ensemble
cinquante-cinq ans plus tard. Physiquement ce flot de vie fut très éprouvant,
très intense pour moi en tant que praticien. Il apaisa Suzanne dans sa
relation à ses parents et à sa généalogie. Il ne libéra pas son fils de ses
souffrances psychiques. Le flot de vie de Suzanne ne fut pas à l’origine
d’un changement majeur, bouleversant, transcendant dans sa vie. Je
craignais qu’elle en fût frustrée.
– Pas le moins du monde, me dit-elle. J’avance. Je suis ici et
maintenant, mais lente… J’ai moins de colère, je suis plus sereine, je suis
plus apaisée. Je prends mon temps. L’inconscient fait parfois son œuvre, les
rêves, l’intuition. J’essaie d’être à l’écoute. Je dois apprendre à l’être plus
encore, et me faire confiance. Car quelque part je suis sans mémoire, sans
souvenirs, sans visions. Le travail en groupe m’est d’autant plus bénéfique :
chacun, chacune est une part de moi-même, et par là même une part de mes
problématiques. J’aime observer les avancées prodigieuses de certains. Bien
sûr, j’aimerais une transformation plus spectaculaire. Je sais que les clés
sont en moi… Ce n’est pas fini ! Je le sais bien ! Et ça fait toute la richesse
du processus, à l’infini ! En fait je cerne ma difficulté : passer à l’action.
Mon objectif est clair : agir !
Sur le rein, Suzanne a reçu plus tard un autre soin dont le thème était :
« Je ne suis pas digne de… » Tout cela prend sens. Aurais-je pu plus
l’aiguillonner ? Peut-être voit-elle plus ce travail à l’échelle d’une
psychanalyse que d’une thérapie chamanique, d’où le « Festina lente ».
« Nous avons éclairé l’ombre de mes lignées et de ce fait un peu libéré mon
âme. »
Caroline me fait sourire, au-delà du sérieux de ses propos :
– Je cherche à en finir avec la souffrance, avec ce corps douloureux
depuis mon cancer. La remontée de l’arbre chakrique ne fut
pas douloureuse, mais légère, dans la lumière. Une anecdote : l’autre matin
j’étais chez mon psy qui m’a dit : « Vous êtes tellement bien après vos
séminaires, mais qu’y faites-vous ? » J’ai parlé de deux ou trois choses et il
était bluffé. Je lui ai confié que je ne voulais cependant pas devenir addict et
il m’a rétorqué que ce n’était pas une addiction, vu que je n’en retirais que
du positif et pas d’effets secondaires… Pas tout à fait, ce matin ma voix est
cassée !!! C’était bon de danser hier soir ! Danser sur le café des délices…
Chez moi je prends le tambour, je chante, mal, mais ça me fait un bien fou !
Je chante Shalom, c’est meilleur en hébreu !
Amandine, noble guerrière jusque dans l’acte psychomagique qu’elle
posa devant nous tous pour exorciser l’inceste, nous remercie :
– Merci à tous ! Nous avons pu nous faire confiance ! J’ai pu nommer
l’inceste, tourner une page. Une grosse partie est maintenant derrière moi.
Un grand pas est fait et je suis contente de moi. La psychomagie a fait
bouger ma relation au père. Nous avons pu communiquer. Jusqu’à
l’impensable : je lui ai demandé de l’aide pour la confection de ma cuisine,
il a répondu positivement, l’a réalisée et m’en a fait cadeau. Je n’ai plus de
dégoût. Je mesure là le travail… Le travail continue. Avec la mère
maintenant…
Élisa confie qu’il est difficile pour elle de contacter le plaisir et la joie,
elle dont la mère est morte bien trop tôt et que le père oubliait à l’école, elle
qui ressent en son ventre la souffrance des femmes abusées :
– Ici je retrouve une structure familiale et humaine puissante, et je
contacte la joie de vivre.
Chacun dans son témoignage final déroule ce qui fut et reste important
pour lui, ce qui l’a aidé, soutenu. Mélodie sait qu’elle doit poursuivre le
travail entrepris. Il n’y a pas de place pour une histoire personnelle dans sa
vie. Un abîme, un précipice, un puits sans fond occupe son ventre, l’abus
qui semble ne pas lui appartenir, transgénérationnel peut-être. Il faut qu’elle
descende dans l’ombre :
– La joie et l’humanité seront ma corde de rappel. Je serai à Mélisey
l’an prochain.
Arielle s’est jointe à nous en cours de cursus, en tant qu’ancienne elle
est venue à la carte, revivre les séminaires importants pour elle :
– Le rituel que nous avons fait pendant ce séminaire, la remontée de
l’arbre chakrique, était vraiment formidable, autant à faire individuellement
qu’à vivre dans le groupe. C’était un voyage, chacun l’a fait, et nous
l’avons fait ensemble. La puissance de ce qui s’est passé, c’est l’Amour.
La sincérité de chacun émeut, tout comme le dépassement de la
souffrance. Manue nous remercie pour « ce voyage hors du temps, cette
parenthèse à digérer », dit-elle. Pour elle, le challenge est de faire un
quotidien de la parenthèse. Je le pense mais n’en dis rien. Elle se bat avec
ses démons. Elle n’a guère le choix, elle doit arrêter définitivement
l’alcool : plus un verre, plus une goutte. Arrêter l’alcool comme lien social
avec les potes et les potesses au bistrot. Je ne la crois pas encore
convaincue. Le combat ne fait que commencer. Puisse-t-elle au moins en
avoir pris conscience ! Elle a tellement de blessures à panser. De cœur à
cœur je lui offre en pensée les baumes les plus précieux, les plus subtils, les
plus aimants, les plus cicatrisants. Revenir l’an prochain serait une bonne
chose pour elle, mais cela ne semble pas à son programme. J’ai été
énormément touché par cette femme plantée comme un chêne et au cœur
tellement tendre. Je lui souhaite le meilleur, de tout cœur !
Tous, nous avons cheminé à la rencontre de l’ombre et de la lumière,
vers le cœur, à panser nos blessures, à rassembler notre âme. Nous nous
offrons une cérémonie d’adieu, en cercle, pour fêter la beauté du monde.
Elle commence au piano avec Marie. Elle prend une autre respiration avec
les chants du groupe. Elle s’envole avec la voix divine d’Alexia. Au centre,
nous avons réuni un parterre de roses. Que la beauté du monde nous
accompagne ! Que nous connaissions tous la paix véritable, l’harmonie
véritable, le véritable bonheur ! Que la paix, que la bonté, que le pardon
nous accompagnent ! Nous nous inclinons une dernière fois en guise de
remerciement à la vie, à nos guides, à chacun d’entre nous. Et Yallah !
Chacun repart sur le chemin ! Sur le chemin de la vie, dans son théâtre
hallucinant, nous chercherons la voie du cœur. Et nos plantes de pied, nos
paumes de main, notre regard, notre sourire vibreront finement, d’une
expansion légère. Au-delà de ces pas, nous atteindrons peut-être le
Samadhi !
Épilogue
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TABLE
Introduction
Itinéraire
Le matériel utilisé
Ancrer le corps
Lynn
La catharsis de Raphaël
Le retour à la mère
L'ouverture du cœur
Épilogue
Remerciements
Du même auteur chez Odile Jacob