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© ODILE JACOB, JUIN 2022

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-4150-0233-6

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-


5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration,
« toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

Composition numérique réalisée par Facompo


Introduction

Je vous propose ici une aventure, sur des chemins où le corps croise la
psyché. L’un et l’autre racontent une histoire, la nôtre. Dans cette
découverte de soi, se révèle le cœur. Nous approchons le centre de l’être,
certains diront l’âme. Chacun lui donne un sens singulier. Définie comme
l’intime, elle peut être meurtrie, fragmentée, trahie, perdue… Définie
comme partie éthérée de l’être qui survit après la mort, elle peut
transcender, révéler, errer. Dans notre aventure, point n’est besoin de
trancher, il est juste question d’expérimenter. Une autre façon de se soigner
et de soigner l’autre va se profiler.
Je vous propose d’intégrer un groupe, de vous asseoir sur le cercle. Oui,
nous sommes assis en cercle. Vous allez suivre un cursus de sept séminaires
échelonnés sur neuf mois. Au début, peut-être serez-vous surpris par des
domaines qui vous semblent obscurs, voire que vous rejetez. Pas de
problème, je vous invite juste à participer, qui que vous soyez. Je ne veux
vous persuader de rien. Au fil de l’expérience vous risquez de considérer les
choses autrement. Vous aurez le loisir de les interpréter à votre guise, selon
votre référentiel, que vous soyez de la rue, du sérail des médecins, des
ostéopathes, des psychanalystes, des athées ou des mystiques. Vous en ferez
ce que vous voulez. Si vous laissez parler votre cœur, le mystère ne pourra
vous laisser indifférent. Votre regard sur le monde changera. L’information
circule partout. Elle véhicule le passé déjà écrit, dont nous sommes le fruit,
le présent où nous nous situons rarement, le futur qui nous semble à écrire.
Et si tout était accessible, le passé et le futur, l’action et le rêve, la matière et
le spirituel ? Nous sommes face au mystère.
Sur ce cercle, trois thèmes vont s’imposer : la sexualité blessée, la place
du père, l’âme. L’âme s’est invitée, mystérieuse intrusion de cette part
éthérée de l’être, la nôtre, et celle des disparus, qui se rappellent à nous,
jusqu’à se manifester à travers nos douleurs, nos limitations.
Médecin-ostéopathe, je me consacre à mes patients depuis plus de trente
ans. J’essaie d’éviter les idées préconçues, les préjugés, les jugements.
J’écoute, avec mes oreilles bien sûr, mais aussi du regard, et surtout des
mains. Au fil du temps, mes patients m’ont fait faire un chemin inattendu.
Là où je me voulais cartésien avant tout, j’ai glissé sur des pentes
mystérieuses. L’ostéopathie m’avait amené à reconsidérer mon savoir
médical. Il ne s’agissait pas de le renier, mais de l’enrichir, quitte à ce qu’il
prenne d’autres contours. Mes patients ont déraciné le pieu des certitudes et
ont semé de multiples graines. Leurs souffrances, leurs maux, leurs mots,
que je vois, j’entends et je touche, m’ont amené sur des territoires
insoupçonnés. Le territoire s’est agrandi au-delà de la carte. Le soin a pris
des contours autres. J’ai vécu un télescopage entre la physique quantique et
des pratiques ancestrales. Entre l’incompréhensible de la science pour un
honnête homme, et l’inaccessible du soin pour ce même honnête homme. Et
je me suis trouvé face au mystère. L’énergie, en tant qu’information en
mouvement, a pris une place particulière. La matière, les émotions et les
pensées s’en sont trouvées reliées. Je peux, dans un certain état de
disponibilité, accéder à l’une en passant par l’autre. Je ne vais pas essayer
de mettre de la science là où il n’y en a pas. La vie ne s’arrête pas à la
science, les êtres non plus, ni leurs maladies. Les patients allant mieux,
guérissant pour certains, mes perceptions confortées par leur vécu, j’ai été
encouragé sur cette voie.
J’ai souhaité partager mon travail. Je l’ai proposé à des groupes. Nous
partons chaque année pour une même destination, l’ouverture du cœur, mais
le périple est à chaque fois différent. Le parcours, les obstacles, les
participants, en font quelque chose d’unique. Nous nous rencontrons, nous
explorons d’autres façons de soigner. Aucun prosélytisme ici. Aucun désir
de démontrer quoi que ce soit. Nous sommes face à l’indémontrable. Nous
cheminons vers des dimensions insoupçonnées, de soi, de l’autre, du
groupe. Car le groupe a sa propre énergie, sa propre dynamique, qui
transcende parfois les limitations de chacun et ouvre d’autant plus l’espace
intérieur.
Guide pratique pour les non-initiés

Notre aventure pourrait se comparer à l’ascension d’un haut sommet,


allez un 8 000 !, avec son camp de base, ses camps intermédiaires – nous en
aurons six –, jusqu’au point culminant, le sommet, l’ouverture du cœur. Si
durant l’ascension vous avez le sentiment de vous perdre dans les dédales
des chemins empruntés, n’hésitez pas à revenir sur ces pages qui ne
manqueront pas de clarifier vos interrogations.

Itinéraire
Le camp de base : les Champs Mélisey en Bourgogne.
Montée au camp 1 :
1. Contacter en soi le physique, l’émotion, la pensée, à travers les trois
foyers. Référence est faite ici à la médecine traditionnelle chinoise
où le physique est dans le foyer inférieur, le bassin, l’émotion dans
le foyer moyen, autour du cœur, et la pensée dans le foyer supérieur,
la tête.
2. Contacter en soi quatre énergies, le feu, la terre, l’air et l’eau.
Référence est faite ici à l’astrologie.
Montée au camp 2 : contacter l’action, et ses empêchements, entre
autres colère et frustration. Référence est faite ici au foie toujours en
médecine traditionnelle chinoise et à Mars en astrologie.
Montée au camp 3 : contacter nos besoins, la mère, la tendresse.
Référence est faite ici à la rate en médecine traditionnelle chinoise et à
la Lune en astrologie.
Montée au camp 4 : contacter le temps, l’espace, le père. Référence est
faite ici au poumon en médecine traditionnelle chinoise et à Saturne en
astrologie.
Montée au camp 5 : contacter les origines, vie intra-utérine, sexualité,
transgénérationnel. Référence est faite ici au rein en médecine
traditionnelle chinoise et au fond du ciel en astrologie.
Montée au camp 6 : contacter les blessures et les soigner. Référence
sera faite à Chiron en astrologie.
Jusqu’ici nous avons revisité notre personnalité. Alpiniste, nous
entrerions dans la zone des 8 000 mètres, où l’oxygène se raréfie, la zone de
la mort. Pour les ascensionnistes lambda que nous sommes, les bouteilles
d’oxygène feraient leur apparition. Nous entrons nous aussi dans une
nouvelle zone, entre ego et cœur, où nous mourons à notre personnalité
pour accéder à plus grand que nous. Il nous faut un autre outil, hindouiste
celui-là. Nous basculons dans le monde des chakras, centres psycho-
énergétiques du corps humain. C’est notre oxygène en quelque sorte. Du
camp 1 au camp 6, nous avons travaillé sans le savoir les trois premiers
chakras. Nous sommes donc arrivés au troisième, l’ego. Notre sommet, au
quatrième chakra, est l’amour inconditionnel, qui nous ouvre des
perceptions et des connaissances nouvelles.
Le sommet : contacter l’amour, la créativité, la beauté. Référence est
faite au cœur en médecine traditionnelle chinoise et à Vénus en
astrologie, mais surtout au quatrième chakra selon le Veda.

Le matériel utilisé
Quels seront nos cordes, crampons, baudriers et autres piolets ?
Il n’est nul besoin de les maîtriser pour partir dans cette aventure. J’en
définis les bases techniques pour que vous ne soyez pas perdus. Elles seront
reprécisées quand nécessaire.
L’ostéopathie représente le fondement de notre pratique. Elle nous
ouvre la conscience du corps, du toucher, du souffle. Elle nous permet
de « découvrir en l’homme un univers en miniature, d’y trouver la
matière, le mouvement et l’esprit », pour paraphraser A. T. Still.
L’énergie est ici la star, le carburant, le moteur. Véhicule de
l’information, support des différentes dimensions, physique,
émotionnelle, mentale voire spirituelle, elle n’est pas abstraite, mais
palpable. Nous allons la rencontrer dans le senti à travers des pratiques
comme le qi gong, gymnastique traditionnelle chinoise, mais aussi le
massage, ou encore des rencontres par binômes dites accolades que
nous vous décrirons. Les outils qui vont suivre sont tous des moyens de
la rencontrer dans ses différents aspects.
La méditation va nous permettre d’apaiser le mental et d’être dans le
présent.
Pour nous diriger, en guise de boussole, nous utiliserons des baguettes
de sourcier ! Cet élément a de quoi vous surprendre, voire vous
inquiéter sur ma santé mentale en tant que guide. Je l’admets. Convenez
juste que j’ai une certaine expérience en la matière, et faites-moi
confiance. C’est un pari, la confiance ne s’achète pas, elle se sent. C’est
une histoire d’intuition. Notre boussole sera cet instrument étrange. Les
baguettes nous indiqueront la direction à prendre, et définiront certains
de nos choix. Elles décideront des personnes à associer, des cordées, du
temps, de l’espace : qui va devoir passer, où, quand, avec qui.
Étrange… Au début vous les considérerez avec scepticisme,
dénigrement ou humour. Au fil du temps, elles vous interpelleront peut-
être, puis gagneront alors en respect. Non seulement elles sont d’un
grand confort dans le fonctionnement du groupe, mais elles font preuve
d’une grande pertinence, d’une certaine intelligence si j’ose dire. C’est
étonnant. Tout se passe comme si elles décodaient des informations
invisibles, présentes, stockées, en nous et dans le groupe. Elles les
révèlent. Je vous laisse découvrir cet outil. Vous vous ferez votre
opinion.
La médecine énergétique chinoise (ou médecine traditionnelle chinoise)
est l’un des plus anciens arts de guérison, fruit d’un savoir empirique
millénaire et d’un socle théorique. Elle nous servira de support pour
aborder de grands thèmes, l’action, les besoins, les défenses, la
sexualité, la vie intra-utérine…
Le son, la voix ouvrent l’espace intérieur par la perception de leurs
vibrations.
Les chakras nous offrent la possibilité de nous désidentifier à l’ego pour
aller vers plus grand que soi. Dans les traditions ésotériques de l’Inde,
les chakras sont les centres psycho-énergétiques du corps humain. Les
sept principaux représentent sept échelons à gravir : l’ancrage, les
pulsions, l’ego, l’amour, la communication, la clairvoyance, la
spiritualité. Dans ce cursus notre sommet se situe au quatrième chakra,
l’amour inconditionnel.
L’astrologie nous permet de contacter différentes facettes de nous-
mêmes. Nous nous servons du thème natal comme révélateur de notre
psyché et de notre singularité. Nous n’abordons pas ici l’astrologie
prédictive.
Le rêve éveillé dans un état de relaxation profonde, un état de
conscience modifié, nous donne accès également, par la symbolique, à
l’expression de l’inconscient.
Et enfin le psychodrame, tel le flot de vie ou l’acte psychomagique, que
nous définirons, nous donne accès à la conscience et la résilience. Il
s’agit de rejouer des scènes de nos vies, de les modifier en s’y
impliquant aux plans physique, sensoriel et émotionnel. Ce vécu
différent leurre le cerveau et apaise traumatismes et conflits.
Nous passons d’un outil à l’autre pour franchir les obstacles qui se
présentent à nous. L’important est le chemin qu’ils nous permettent de
parcourir, l’arête rocheuse que nous allons contourner, le couloir de neige
que nous allons traverser, ou le mur de glace que nous allons franchir. Les
concepts seront étoffés pour les spécialistes, mais l’important est ailleurs,
dans la rencontre avec soi, avec l’autre, avec le groupe.

Niveau et expérience requise


Pour vous engager dans cette aventure, un élément prévaut sur tout le
reste : votre motivation. Nul besoin d’être un expert dans l’utilisation du
matériel proposé. Les techniques ne sont que des moyens, et vous serez
guidé. Le but n’est pas ici de les maîtriser, mais d’ouvrir le champ des
possibles dans la connaissance de soi, et l’accès à la résilience et la
guérison. Si vous êtes thérapeute vous serez doublement concerné, vous
trouverez ici une autre façon d’aborder les maux et une autre façon de les
soigner. Vos patients pourront en profiter. Mais si vous ne l’êtes pas, cette
voie vous est tout autant ouverte, vous allez vous occuper de vous et,
soyons clair, c’est la première chose à faire avant de vouloir s’occuper des
autres. Thérapeute ou non, la condition première à toute ascension reste
l’engagement, un engagement lucide mais total, dans l’exigence et la
cohérence avec soi. Dans toute ascension, il y a des difficultés, des temps de
souffrance, de doute, et des moments de joie. Au final, pour chacun
l’objectif réside en la paix, la réjouissance, l’ouverture et l’intelligence du
cœur ! Chacun aura tracé sa voie, unique et précieuse, cristal au souffle de
la vie ! Mais le sommet et le groupe auront aussi marqué chacun de leur
sceau !
PROLOGUE

Enfant d’Andrew Taylor Still

Je suis un enfant d’Andrew Taylor Still, le père fondateur de


l’ostéopathie. Le « bon vieux docteur » est mort le 12 décembre 1917, à
l’âge de 89 ans. Que me reste-t-il de lui ? Voilà trente ans que le médecin
que je suis pratique ce que Still disait être « une science, un art et une
philosophie ». Qu’ai-je gardé de cet héritage du XIXe siècle, né sur les terres
de l’Amérique, après la guerre de Sécession ?
Une photo, étrange photo : lui debout au faîte d’un arbre, un pied coincé
à la bifurcation d’une branche, l’autre replié un peu plus haut sur un autre
rameau, les mains refermées plus haut encore sur les derniers branchages.
Nous devons être à la fin de l’hiver, l’arbre n’a plus de feuilles, et pas
encore de bourgeons. Il n’est pas très imposant, assez haut, un peu frêle,
probablement un arbre du Missouri, pas très loin de Kirksville, là où Still
fonda à 64 ans The American School of Osteopathy. Drôle d’idée que
d’aller se percher ainsi à l’âge des anciens ! Peut-être pas… Il se reconnecte
à l’élan vital, celui de l’enfance chère à son cœur, avec une fraîcheur
d’esprit que les années ne lui volent pas. Il honore cette nature qu’il a
toujours chérie. Il prend de la hauteur. Il s’envole vers la source, le
« partenaire silencieux » dont Becker, un de ses descendants ostéopathiques
indirects, disait : « Je peux en parler, mais je ne peux pas dire ce que c’est…
C’est le pur “Je” représentant qui je suis réellement. C’est le même
Partenaire Silencieux que le vôtre, le même Partenaire Silencieux que celui
qui est dans la pièce et le même Partenaire Silencieux que celui de l’insecte
que je vois ramper sur le sol. » Perché dans son arbre, Still cultive la
malice, il fait un pied de nez à la vieillesse et à la bienséance, et il
l’immortalise sur la pellicule. Il fait exploser le cadre, voler en éclats les
limitations du mental !
Il y a une vingtaine d’années, j’enseignais l’ostéopathie structurelle à
mes confrères médecins. Ce me semble, ils appréciaient ma pédagogie toute
pragmatique, ancrée dans le corps en mouvement. Un jour, j’ai évoqué la
place des émotions dans les lumbagos aigus. Les retours n’ont pas tardé :
« Cassou a pété les plombs. » J’ai pris cette petite phrase comme un coup
de griffe. C’était juste le premier. D’autres suivirent, tandis que je montais
dans mon arbre, un chêne comme il se doit.
Revenons à Still, perché là-haut. Cette photo trône dans mon cabinet sur
un long meuble bas horizontal. Son regard semble braqué sur ma table
électrique bleue, l’arène des soins que je prodigue. De ce poste stratégique,
il supervise mon travail, il mesure mon cheminement au fil des années,
satisfait, inquiet… Il est là, jour après jour, et régulièrement il me souffle à
l’oreille : « Keep it pure. »
Je ne dois pas dévier des principes de base. C’était une de ses
inquiétudes à la fin de sa vie alors que des courants ostéopathiques
germaient. Il craignait que l’essence même de cette médecine ne se perde.
Un de ses élèves, John Martin Littlejohn, retourna à Londres fonder la
British School of Osteopathy, à l’origine du mouvement ostéopathique en
Europe. Un autre, William Garner Sutherland, initiait l’ostéopathie crânio-
sacrée. Ses enfants, comme il les appelait, partirent sous des cieux et en des
directions diverses. Il n’avait su être « la mère poule » qui soudait et gardait
la couvée sous son aile. L’ostéopathie se scinderait dans de multiples
directions, il le pressentait et il lui importait qu’elle restât dans sa pureté
initiale.
Aux fondements de l’ostéopathie
Je reste attaché à ses trois principes fondateurs : approche globale,
interaction entre la structure et la fonction, capacité d’autoguérison. Sur ce
point Still ne peut qu’être pleinement satisfait. Mais ailleurs, ma pratique a
complètement éclaté les codes et les limites du champ de la globalité et de
ses applications. Et là Still me regarde, me sonde, m’interroge : « Es-tu
encore ostéopathe ? » Et chaque fois ma réponse jaillit : « Je suis ostéopathe
dans les mains, le cœur et l’esprit. Et si j’ai droit à une identification plus
précise : je suis médecin-ostéopathe. La médecine est ma langue
maternelle. »
Still m’a donné des mains, des mains pour sentir, pour ressentir et pour
aimer. À les regarder, j’ai des mains de grimpeur, plus tout jeune,
arthrosique, aux interphalangiennes noueuses comme du buis, à la pulpe des
doigts recouverte de corne, des mains qui encore s’arquent sur les réglettes,
empaument les bacs, prises larges et aisément préhensibles, se coincent
dans les fissures et s’y écorchent, des mains qui épousent les rondeurs de la
roche pour y adhérer. Des mains qui ont mal, peinent à se fermer à fond et
s’ouvrir de même. Ces mains-là sont en fait avant tout des mains
d’ostéopathe ; mon histoire avec l’ostéopathie y est écrite. Au début elles
étaient perdues, elles ne sentaient rien, ou du moins je le croyais. En fait,
elles sentaient mais je ne sentais pas qu’elles sentaient. Elles se crispaient,
voulaient contrôler tant la réalisation du diagnostic ostéopathique que celle
du traitement, elles étaient dures, elles manquaient de confiance. Elles
fourrageaient les ventres, malgré elles, dans une maladresse aveugle, tout à
l’écoute du faire et du soigner ! Pourtant je connaissais cette phrase de
Still : « Ne fourragez pas l’abdomen de vos doigts ! » Je ne pouvais m’en
défaire, puis m’en suis défait. Et cette phrase fait encore écho : « Ne
fourragez pas de vos doigts ! »
Mes mains ont fait du chemin. Quand je les pose aujourd’hui à la
rencontre de quelqu’un, homme ou animal, au contact d’une peau ou d’un
vêtement, encore et toujours je m’émerveille ! Je m’émerveille à sentir, par
cette interface, la vie. La vie contactée mais aussi la vie en elles, l’énergie
dans leurs paumes, l’énergie tels des faisceaux au bout des doigts, leur
plénitude, l’amour qu’elles véhiculent. Et la vie en l’autre. Elles vont, elles
viennent, elles se posent, ralentissent ou accélèrent. Elles ont acquis une
autonomie, et souvent je les suis, sans réflexion aucune. Elles palpent la
matière, la densité, la tension, le mouvement, elles connaissent les textures
de la chair, des organes, des viscères, des articulations, elles résonnent au
plein et au vide de l’énergie, elles touchent les émotions, elles ont le goût de
la tristesse, la colère, la peur, la honte, l’inquiétude, la joie, jusqu’à les faire
fondre, les dissiper ou les propager, elles décryptent la forme des pensées.
Et enfin, chose incroyable, elles caressent les âmes. Alors oui que me reste-
t-il d’Andrew Taylor Still ? Mes mains !
Et des souvenirs ! Still adolescent souffre de migraines. Et il se soigne,
seul. Il prend les rênes de son cheval et les accroche entre deux arbres, de
telle sorte qu’elles pendent vers le sol, un peu comme une balançoire. Il
s’allonge et pose sa nuque sur les lanières de cuir. Il reste ainsi. Sa tête se
balance un peu, tout son poids est réparti sur la partie basse de l’écaille de
l’occiput en regard de sa base. Et c’est ainsi qu’à même le sol Still, à
12 ans, soigne ses migraines. Cette image me fait rêver, non pour les
migraines bien sûr, mais pour le Far West, les chevaux, l’aventure, la
conquête. Avoir un cheval, prendre les rênes en cuir et s’allonger sur la terre
dilatent mon cœur, sur cette terre immense de l’Ouest dont, dans un élan
romantique, je ne vois que l’immensité, les chevauchées à perte de vue,
l’espace et la liberté. À ce jeune âge déjà il est « le bon docteur », il
s’autotraite et se guérit.
Voici ce qu’il en dit exactement dans son autobiographie et vous verrez
que ma mémoire m’a trahi :
« Un jour – je devais avoir 10 ans –, j’eus mal à la tête. Je pris les rênes
de mon père pour labourer et j’en fis une balançoire en les accrochant entre
deux arbres. Mais la tête me faisait trop mal pour que le balancement soit
confortable. Je laissai donc la corde pendre à environ 20 ou 25 centimètres
du sol, étalai dessus l’extrémité d’une couverture et m’allongeai sur le sol
en utilisant la corde comme oreiller oscillant. Ainsi, je reposai étendu sur le
dos, la corde en travers du cou. Très vite je me sentis plus à l’aise et
m’endormis. Je me réveillai peu de temps après, le mal de tête ayant
disparu. Comme à cette époque je ne connaissais rien à l’anatomie, je ne
prêtai pas attention au fait qu’une corde puisse arrêter un mal de tête et la
nausée qui l’accompagnait. Après cette découverte, j’encordais mon cou
chaque fois que je sentais venir un de ces signes. J’ai utilisé ce traitement
pendant vingt ans avant qu’un peu de raison atteigne mon cerveau, me
faisant comprendre que j’avais suspendu l’action des grands nerfs
occipitaux et harmonisé le flux de sang artériel vers et à travers les veines,
avec pour effet le bien-être décrit au lecteur. Depuis l’époque où j’étais
gamin, j’ai travaillé plus de cinquante ans pour obtenir une connaissance
plus approfondie de l’activité des mécanismes de la vie dans la production
du bien-être et de la santé. Et aujourd’hui, je suis, comme je l’ai été pendant
cinquante ans, totalement convaincu que l’artère est le fleuve de la vie, de la
santé et du bien-être et que, lorsque le sang est chargé ou corrompu, la
maladie survient. »
L’image reste gravée dans ma tête, d’autant que tous les jours mes
mains se posent sous l’occiput de mes patients, jonction entre la tête et le
cou, zone clé dont la détente est porteuse d’un relâchement profond, tel un
rééquilibrage des systèmes ortho- et parasympathique. Prendre dans ses
mains l’occiput et le sentir fondre, le libérer de sa compression vers les
cervicales ou en direction de la base du crâne, outre la libération produite
chez le patient, a toujours provoqué en prime chez moi, le thérapeute au
travail, une sensation d’allègement.
Récemment, dans un moment d’allégresse et d’inconscience, j’ai
escaladé en salle une voie en oubliant de m’assurer. Certes cela peut
paraître insensé, cela l’est. Mais cela arrive, même à des gens très bien,
surtout quand la pratique, installée dans la routine, fait oublier la sécurité.
Tant qu’à faire, il s’agissait là d’une voie difficile que je n’avais jamais
enchaînée et dans laquelle je savais pertinemment que j’allais tomber, soit
dans une première section à 5 mètres environ, soit plus haut.
En commençant la voie, je me sentais étonnamment libre et léger,
effectivement je n’avais pas d’autoassurage sur mon baudrier, ce qui crée
une légère traction et peut gêner dans certains mouvements. J’arrivai à la
première section, je m’étonnai, je tenais bien ces petites prises. Mais
comme je le prévoyais, à la fin de ce crux 1, je suis tombé. Au début de la
chute, je me réjouis de l’absence d’impact dans le baudrier, effectivement
rien ne me retenait ! Cette légèreté me plut. Puis je compris que ce n’était
pas normal. Je n’avais pas prévu que je m’écraserais directement au sol
dans une semi-roulade arrière dont je n’ai aucun souvenir ! Cela ne me
valut que quatre minutes de perte de connaissance, une amnésie de la fin de
la chute et des douleurs un peu partout, entre autres sur la loge antérieure du
cou et les mâchoires, qui ont dû se contracter de leur mieux pour limiter
l’impact de la tête sur le sol. Depuis je ressens le besoin de comprimer
régulièrement mon occiput, ce qui me procure un réel soulagement, un réel
plaisir. Et c’est à chaque fois une occasion de repenser au « bon docteur ».
N’ayant ni cheval, ni rênes, ni arbres à disposition, j’utilise deux balles de
tennis contenues fermement dans une chaussette, création non brevetée de
Pierre Tricot, et, allongé au sol, la nuque sur cet appareillage, je rêve de
l’Ouest américain que je ne connais pas.

Le génie de Still
Je garde de Still un autre moment clé de sa vie, riche en enseignement :
l’acte fondateur de l’ostéopathie. Je ne sais si aujourd’hui la foule
hyperbolique des ostéopathes français connaît cette histoire. Les écoles
foisonnent un peu partout. La racontent-elles ou la passent-elles sous
silence ? Cette histoire est troublante car elle présente une ostéopathie bien
plus proche du magnétisme que du reboutement, une pratique portée par
l’intuition et non par le rationnel. Elle est peu conforme avec l’image d’une
ostéopathie d’aujourd’hui, affranchie de l’obscurantisme d’hier et basée sur
une médecine des preuves. C’est pourtant ainsi que l’ostéopathie est née !
J’ai lu ce récit dans son autobiographie 2 traduite par Pierre Tricot,
ostéopathe de renom. Je l’ai aussi entendu, raconté par Steve Paulus,
médecin ostéopathe américain, au congrès de Maidstone en Angleterre, à la
fin des années 1990, sous un grand chapiteau blanc monté au milieu du
parc. Pendant ce congrès, Steve Paulus avait transmis solennellement le
bâton de marche de Still à Renzo Molinari, alors directeur de l’école
anglaise. L’instant, bien que certainement non improvisé, toucha toute
l’assistance. Le bâton du « bon docteur » avait traversé l’Atlantique et
résidait désormais en Europe. Renzo Molinari le fit circuler parmi tous les
congressistes, nous étions fort nombreux à ce congrès international. La
canne passa ainsi de main en main au milieu du parterre. Le temps s’est
écoulé avant que de pouvoir le toucher. Et après l’attente, comme chacun, je
l’eus quelques instants entre mes mains. J’en profitai pour m’en nourrir
dans un fétichisme naïf mais symbolique d’une filiation. Voici donc
l’histoire de l’acte fondateur.
Still descendait une rue de Macon dans le Missouri, il était accompagné
d’un colonel. Ils discutaient et soudain il remarqua sur le sol des traces de
sang. Son regard remonta le long de celles-ci sur une trentaine de mètres et
s’arrêta sur une femme avec ses enfants. Les deux hommes accélérèrent le
pas. Arrivés à leur niveau ils découvrirent que la femme portait un enfant
dans ses bras. Elle avait l’air épuisée. Puis le regard de Still fut attiré vers
un autre petit garçon, qui devait avoir 4 ans. Il lui parut aussitôt malade. Il
était habillé d’une tunique indienne, jambes et pieds nus. Le sang au sol
coulait depuis son entrejambe. Il avait l’air très faible. De toute évidence la
famille était pauvre. Still leur proposa d’aller chez lui. Tandis que le colonel
prit dans ses bras l’enfant que portait la mère, Still prit l’enfant de 4 ans qui
lui semblait malade. Il plaça une main sur la région lombaire, elle était très
chaude, même brûlante, alors que l’abdomen était froid. Tout en marchant,
il trouvait étrange que le dos fût si chaud et le ventre si froid. De même le
cou et l’arrière de la tête étaient chauds alors que la face, le nez et tout
l’avant de la tête étaient froids. Il commença à réfléchir, il ne connaissait
rien à la dysenterie, si ce n’est qu’elle tuait jeunes et vieux. Still
s’interrogeait sur l’origine de ce mal et n’avait guère de réponses. Il
cherchait une explication dans la structure, la colonne, les muscles, les
ligaments, le système nerveux et la circulation des fluides. En même temps,
il commença à travailler la base du cerveau en pensant qu’avec des
pressions et des frictions, il pourrait pousser un peu de chaud vers les zones
froides. En faisant cela, il trouva des zones rigides et des zones flasques
dans les muscles et les ligaments, tout le long de la colonne vertébrale, alors
que la région lombaire était dans une condition très congestive. Cet enfant
souffrait de dysenterie. Still cherchait à le traiter. Il se basait sur une
médecine du XIXe siècle, dont les concepts aujourd’hui nous semblent
désuets. La froideur de l’abdomen alors que le bas du dos était chaud
l’interrogeait. Il cherchait à rééquilibrer ce gradient thermique. Il travailla
plusieurs minutes dans cette intention. Puis il proposa à la maman de
revenir le lendemain. Il était animé du désir profond d’aider cette famille.
Still était un homme de compassion, antiesclavagiste, féministe avant
l’heure puisqu’il ouvrit son école d’ostéopathie aux femmes. La femme
revint le lendemain matin. L’enfant allait bien. La nouvelle se répandit. Still
était en visite à Macon Il dut y rester plus longtemps que prévu. Il traita
avec succès dix-sept cas de dysenterie sévère, sans drogue, juste avec ses
mains.
Dans ce récit, où son soin semble essentiellement énergétique, Still se
définit comme médecin ou rebouteux, non comme magnétiseur. S’il pousse
de la chaleur vers les zones froides, il ne parle pas du pouvoir qu’auraient
les mains de rééquilibrer ce gradient par leur seule présence orientée ; non,
il cherche une autre explication.
Still m’a fait me rencontrer et rencontrer l’autre, comme, dans un autre
domaine, le fit l’équitation. Il s’agit encore du mouvement, du dialogue et
du silence, de la vie, des émotions et de l’essence. Enfant, je rêvais de
chevauchées fantastiques. Mais nous ne vivions pas au pays des mustangs,
des quarter horses et des appaloosas. Nous étions en Californie, certes, mais
dans l’ouest de la France, cité Californie à Billère dans les Pyrénées-
Atlantiques. Pas de chevaux à l’horizon, ou alors pour les riches. Donc le
cheval n’était qu’un rêve. Il devint réalité plus tard dans ma trentaine bien
tassée quand j’ai commencé à monter avec ma fille Emma âgée de 6 ans. Je
voulais galoper. C’était pour moi l’accomplissement du cavalier, le grand
galop, au rythme du cœur, et de l’immensité. Je ne m’étais posé aucune
question. J’imaginais peut-être qu’il y aurait un bouton galop sur l’encolure
ou sur la selle, et qu’enclenché, ce serait parti. Bref sans m’être posé la
question, je voyais le cheval comme une mobylette ! Je sais, c’est
affligeant. Rassurez-vous, il me fit vite comprendre que ce n’était pas le
cas, son caractère, sa puissance s’imposèrent à moi. Le cheval est en
mouvement, et le cavalier est assis sur son cheval. C’est une histoire très
ostéopathique entre ce couple. Il s’agit pour l’homme de sentir l’animal en
mouvement, l’engagement de ses postérieurs, la liberté de ses épaules,
comment il se rassemble, s’incurve, se contre-incurve, croise ses antérieurs.
Et pendant ce temps il doit trouver, affirmer son propre placement, sa
posture, sa fixité et son adaptabilité, donner des instructions claires et
délicates par le positionnement de son corps, les appuis du bassin, l’aide des
jambes, des mains. Le cavalier doit avoir conscience à la fois du cheval en
mouvement et de lui-même, centré pour être lisible, compréhensible par
l’animal. Le cavalier est un point d’appui, mobile et adaptable, un fulcrum
pour employer un terme ostéopathique pour son cheval, comme
l’ostéopathe est un fulcrum pour son patient, dans un dialogue silencieux où
s’expriment des problématiques certes physiques, mais pas seulement…
Le cheval et le cavalier rencontrent une large gamme d’émotions et de
pensées, parmi lesquelles la peur. Qui est monté sur un cheval l’a connue,
tant celle du cheval qui croise une poule qui n’aurait pas dû être là que celle
du cavalier qui rencontre des oreilles baissées, une encolure relevée, des
yeux grands ouverts, des sabots martelant le sol dans une chorégraphie
inquiétante. Qui est monté sur un cheval a sûrement aussi senti l’énergie de
ce dernier, sa puissance enthousiaste ou sa lourde résistance passive, et en
miroir la sienne, celle du cavalier, sa capacité d’être, d’exister face à
l’animal. Dans cette rencontre tout est une histoire d’équilibre ou de
déséquilibre, physique, énergétique, émotionnel, mental. Le dialogue
silencieux entre le cavalier et le cheval confronte aux mêmes champs que la
rencontre entre l’ostéopathe et son patient. Le cavalier débutant que j’étais
n’avait pas le moins du monde envisagé l’étendue qu’il allait découvrir, le
médecin-ostéopathe débutant que je fus n’en avait pas la moindre idée non
plus, assis sur son cartésianisme. Il se préparait à manipuler son patient
pour le traiter. Il n’imaginait pas le chemin qu’il allait parcourir, et le
bouleversement intérieur qui s’ensuivrait.

L’énergie, le mystère du vivant


La rencontre avec l’énergie s’est avérée passionnante, elle est le contact
avec l’invisible, le mystère et le vivant. Elle va jusqu’à modifier la
conscience de l’espace et du temps, elle change notre rapport à la vie et la
mort. Au début l’énergie m’était complètement abstraite. Elle me faisait
juste penser à Einstein dont j’ignorais qu’il disait : « La plus belle chose
que nous puissions expérimenter, c’est le mystère. Il est à l’origine de tout
véritable art et science. » L’énergie était donc un truc pour les physiciens
qui eux, visiblement, savaient s’en servir. Pour le reste, ceux qui lui
donnaient une place dans le corps humain et la médecine me semblaient des
barjots, des tassés du béret, des illuminés, pas méchants, mais tout de même
carrément à la marge du médicalement correct. Vous l’avez compris,
l’apprentissage de l’ostéopathie est une longue marche où il faut faire face à
ses résistances.
Deux personnes ont mis un grain de sable dans mes certitudes à ce sujet,
Pierre Tricot et Bruno Repetto. Le premier, en disant que « l’énergie est de
l’information en mouvement », m’offrait une formule simple : j’avais juste
à penser à la radio, à ses grandes et petites ondes, à France Inter, Radio
Nova. Derrière il y a bien une information en mouvement qui circule
partout sans qu’on la voie. Et le second disait : « L’énergie n’est pas
abstraite, mais concrète, palpable. » Tout cela éveillait ma curiosité. J’étais
sceptique, je n’y croyais pas, mais j’étais prêt à jouer le jeu. Le qi gong
ouvrit mes sens à ces perceptions. J’ai découvert un frémissement sur la
peau, puis une expansion par-delà les limites du corps. Vint une perception
plus précise d’une bulle, d’un corps d’énergie, réactif aux situations du
quotidien, de l’expansion à la rétraction. Par l’ancrage au sol, dans le
bassin, le foyer inférieur lié à l’instinct et à la sexualité manifesta son aura.
L’érection de la colonne vertébrale, verticalité élancée vers le ciel, fit
émerger le foyer supérieur et la sphère mentale, tandis que les mains en
regard du cœur dans la posture de l’arbre réveillaient le foyer moyen,
monde des émotions. Les vortex d’énergie que sont les chakras devinrent
perceptibles. Dans la sexualité la perception de la montée de l’énergie le
long de la colonne, du sacrum vers le sommet du crâne, par vagues, fut
révélatrice. Je pouvais sentir une attraction ou une répulsion dans un centre
énergétique. L’énergie devint concrète, je la sentais en moi.
Parallèlement je la découvrais chez le patient, à travers les soins. Je
rencontrais les corps subtils. Comme pour l’approche de l’anatomie
palpatoire, longue et semée de doutes, les progrès furent très lents. Au début
je reproduisais juste mécaniquement ce qui m’avait été enseigné, et je
déclarais ne rien sentir. Encore une fois je n’avais pas conscience d’un
ressenti qui était là, mais restait inaccessible. Était-ce le fruit de
l’hypervigilance du cerveau gauche ? Puis émergèrent quelques sensations.
Je ne manquai pas de les mettre en doute. J’avançais à tâtons. Ma main
tissait l’espace autour de l’autre, comme les plumes de l’aigle s’appuient
sur la portance de l’air. Dans cette texture, cette densité nouvelle, elle
cherchait. Il me fallait appréhender quelque chose, sans savoir vraiment
quoi. Elle ne devait rien effrayer. Elle s’approchait sans se poser, avec
neutralité, sans désir affirmé, juste là, présente à l’espace. Comme la feuille
qui tombe de l’arbre, elle captait un courant ascendant qui freinait sa
descente. Elle retenait l’instant où la présence de l’autre se manifestait
avant même tout contact. Avant que d’« apeauir », elle ralentissait à
plusieurs reprises, comme traversant des strates différentes à la texture
changeante. Pourquoi ma main s’arrêtait-elle là, puis plus loin, était-ce juste
la perception de la chaleur radiante de l’autre, était-ce le hasard, ou une
frontière virtuelle, affirmation individuelle d’un nécessaire espace vital,
d’une frontière, d’une bulle de protection ? Ou était-ce autre chose ?
L’énergie pour moi est devenue concrète, palpable. Elle ne m’est
aujourd’hui nullement abstraite. Je la sens. Lorsque je soigne, il n’est pas
rare qu’elle s’exprime dans mes mains, matière mouvante. Il n’est pas rare
qu’elle traverse tout mon corps du sommet du crâne à la plante des pieds,
véritable douche entre le ciel et la terre. Comme toute perception, elle reste
fluctuante, jamais acquise. Ainsi l’ostéopathie me l’a-t-elle fait rencontrer.
L’énergie est spontanément familière à certains depuis l’enfance. Souvent
ceux-là n’en parlent pas, par peur d’être montrés du doigt, ils se coupent
plus tard de ces sensations, tant elles peuvent s’avérer dérangeantes. Pour
ma part, j’ai mis bien du temps à les contacter.

Soigner en état de méditation


Enfin l’ostéopathie me fit appréhender l’immobilité. Aux origines, Still
voulut développer une médecine basée sur une vision mécaniste. Il entreprit
une étude, approfondie pour l’époque, de l’anatomie. Il fut un des pionniers
de la dissection. Il n’hésita pas à profaner des tombes d’Indiens au nom de
la science. Il commença par l’ostéologie. Il connaissait les os par le seul
toucher, les yeux fermés. Il donna à l’ostéopathie son nom, car toute étude
du corps devait à ses yeux commencer par la charpente osseuse. Still était
pragmatique. Il clamait : « De l’anatomie, encore de l’anatomie, toujours de
l’anatomie. » Quand un de ses élèves, Sutherland, initia l’ostéopathie
crânienne, il commença par en étudier l’ostéologie. À l’aide d’un canif, il
démonta minutieusement le crâne de Mike, son squelette. Avec précision, il
en étudia chaque os, du sphénoïde, à l’architecture sublime, au modeste os
propre du nez. À l’aide de casques bricolés, il soumit sa tête à des
contraintes spécifiques pour en étudier les effets. Lui aussi était
pragmatique ; il affirmait que tout était dans Still. L’un comme l’autre
étaient vitalistes. Ils parlaient d’un souffle de vie. Ils le rencontraient dans
l’immobilité et le silence. Les deux avaient intégré la matière et le souffle.
Voici une réflexion de Sutherland qui ne me semble accessible qu’après une
longue pratique et des mains maintes fois posées sur des centaines de
patients :
« Vous m’avez vu soigner par l’application de doigts qui voient, qui
pensent, qui sentent et qui connaissent. Des doigts qui s’efforcent de
s’éloigner du toucher physique pour ne garder que le toucher de la
connaissance. Par connaissance, je ne veux pas dire une information
obtenue des sens physiques, mais quelque chose que l’on acquiert, au
contraire, en s’éloignant de ces sens autant qu’il est possible. Et cela a été
en effet mon effort de m’éloigner de ces sens physiques autant qu’il m’a été
possible jusqu’au point où l’on commence à expérimenter le soi immobile.
Immobilisez donc vos sens physiques, et soyez aussi près de votre Créateur
qu’il vous est possible et réalisez alors ce que signifie le souffle de vie.
C’est le long de cette voie que j’ai cherché. »
De la connaissance de la charpente osseuse à la rencontre du souffle de
vie, je vois là une invitation à la pratique de la méditation.
La première fois que j’ai rencontré Alain Roques, cher à mon cœur, il
déclarait pratiquer l’ostéopathie en état de méditation. Cela me paraissait
incongru, exotique, étrange. J’en étais alors à l’approche structurelle anglo-
saxonne que m’avait enseignée José Puren et à l’ostéopathie tissulaire de
Pierre Tricot : soit je mobilisais l’ensemble du corps, je manipulais en
faisant craquer, soit je posais les mains et épousais les densités, suivais les
tensions et le mouvement des tissus. Je passais de l’un à l’autre sans
problème. Je n’imaginais pas que l’on puisse travailler en état de
méditation. Je ne savais d’ailleurs pas exactement de quoi il s’agissait.
Certains parlaient de méditation en pleine conscience ! Dès que l’Occident
touche à une pratique traditionnelle, millénaire, il se croit obligé de la
rendre contemporaine en rajoutant un concept. L’appellation « pleine
conscience », mindfulness, désigne l’état recherché dans une pratique laïque
et thérapeutique d’une forme de méditation ayant pour but la réduction du
stress, la prévention de rechutes dépressives, le traitement de migraines…
En France particulièrement, il convient de rester laïque, et d’éviter de parler
de spiritualité. Pourtant le but de la méditation reste le samadhi, l’union,
l’extase et l’enstase ! Si je comprends bien, la pleine conscience est une
première étape. La méditation est un chemin vers l’éveil, mais il vaut mieux
le taire, afin d’être certain de rester laïque. Elle a progressivement pris une
place dans ma vie, laïque au début, puis autre. Elle m’a confronté à
l’agitation du mental. Je pensais contrôler mes pensées, je n’imaginais pas
que cela puisse être l’inverse ; je suis mes pensées, au foisonnement
incohérent, agitation de la psyché. À force d’observer l’agitation, le mental
se lasse et lâche prise, le cerveau gauche prend des vacances et le droit
s’immisce. L’intuition se manifeste, des informations d’une autre nature
viennent à nous. Pratiquer l’ostéopathie en état de méditation, c’est se
laisser guider, dans la rencontre avec l’autre à travers le toucher, par ce que
je perçois hors du champ analytique. C’est être dans un état de conscience
différent, pris dans un effet miroir touchant-touché, c’est « la langue des
oiseaux » du psychanalyste, c’est une rencontre avec la lumière liquide,
avec le souffle de vie, avec le partenaire silencieux…
Sans doute avons-nous fait le tour de mon héritage stillien. Qu’ai-je
oublié ? L’amour de la vie, l’amour de l’autre. Tous les jours, au-delà du
mouvement, c’est l’autre que je rencontre. Le mouvement est un pilier
ostéopathique. La conscience du corps en mouvement, des temps
respiratoires, de l’impulsion, du verrouillage, du relâchement, du rythme,
celle des muscles, des articulations, des os, des organes et des viscères, des
fluides, dilate la perception du temps et de l’espace. Elle éveille à l’instant
présent, elle est méditation. Elle peut persister juste dans la rapidité, dans
l’immédiateté réflexe. La conscience modifie la perception du temps. Nos
mains posées sur le patient perçoivent, accompagnent, infléchissent,
apaisent, libèrent. Avec le mouvement apparaît l’immobilité, le point
immobile, centre sans lequel il n’y aurait aucune danse. Mais avant et
surtout, par-delà, il y a l’essence, l’âme, l’autre, la condition humaine,
l’immense compassion du Om Mani Padme Hum, l’entièreté de l’univers en
chacun de nous. L’ostéopathie devient une expérience spirituelle à la
rencontre de l’autre.
CHAPITRE I

Invitation à rejoindre le groupe,


sur le cercle

Nedjma
Une jeune femme, la trentaine, brune, jolie, s’assied face à moi. Nous
sommes à Paris, dans le Xe. Mon cabinet donne sur une grande cour pavée,
bien visible par ses larges verrières façon atelier. Le plan du bureau, de bois
clair et de verre bleu-vert, nous sépare. Je la regarde. Elle m’interpelle. De
prime abord, je ne la connais pas. Ou alors je ne me souviens pas… Une
connivence flotte pourtant dans l’air, un parfum de déjà-vu. Alors qu’elle
parle, une impression se dessine, des réminiscences émergent. Son dossier
s’ouvre sur l’écran de l’ordinateur. Il rafraîchit ma mémoire. Je l’ai vue un
an plus tôt. Elle est ostéopathe et enseigne le viscéral dans un collège
ostéopathique. Assise face à moi, elle semble elle aussi m’observer. Elle ne
se livre pas d’emblée. Elle s’était comportée ainsi un an plus tôt. La
professionnelle ne peut-elle s’empêcher de jauger le confrère qui va la
traiter ? Je ne perçois aucune défiance ou agressivité, juste une retenue, une
distance, peut-être le fruit d’une certaine timidité.
Elle est ostéopathe, je suis médecin-ostéopathe : la nuance peut susciter
une certaine méfiance, justifier un round d’observation un peu plus long,
histoire de vérifier que nous parlons bien le même langage. L’approche des
trois professions qui pratiquent l’ostéopathie – ostéopathes, kinés et
médecins – diffère parfois. L’ostéopathie infuse là dans trois contextes
médico-culturels différents. Certains restent ancrés dans la pratique du bon
Dr Still, née au XIXe siècle, d’autres s’en émancipent ou s’enferment dans
une vision plus médicale, plus contemporaine. Certains font référence à la
source, d’autres l’estiment dépassée. Certains cultivent l’intuition, d’autres
tiennent à rester cartésiens. Ces raisons pourraient expliquer une distance
affichée. Et pour finir je suis de trente ans son aîné.
Nedjma m’explique revenir me voir pour faire un point un an après
notre première rencontre :
– J’ai été surprise par les trois séances que nous avons faites. Il m’a
fallu du temps pour les digérer. J’ai fait un travail sur moi. J’ai eu besoin de
réfléchir, de prendre conscience de certaines choses. Je suis plutôt carrée.
J’aimerais avoir votre regard, faire un point avec vous.
Elle sourit. Je m’interroge. Et je regarde plus attentivement son dossier.
Me revient alors une sensation très nette, une perception incontournable du
passé, une réminiscence précise, affûtée, une madeleine de Proust, un senti
très concret. Énergétiquement, j’avais perçu clairement son corps coupé en
deux, avec la partie haute jusqu’à l’ombilic très présente, très habitée, et en
dessous un abîme, un vide en regard de la sphère sexuelle. Les paumes de
mes mains s’en souviennent : en haut expansion et frémissement, et en bas
trou noir, aspiration vers le néant. Une peur planait sur ce territoire, avec
l’impossibilité de lâcher prise. Elle m’avait déclaré avoir renoncé à la
sexualité, ce qui m’avait surpris chez cette jeune femme, apparemment
ouverte, vivant en couple. À l’époque, elle m’avait consulté pour des
symptômes épars, otites à répétition et une douleur cervicale gauche qui la
tiraillait depuis un an. Elle m’avait aussi avoué avoir un gros besoin de
changement sur le plan personnel. J’avais été amené à travailler une nouure
énergétique au niveau de l’utérus. Ses origines me semblaient remonter à sa
grand-mère paternelle, une blessure transgénérationnelle donc. Nous avions
évoqué l’avortement que la grand-mère avait réalisé elle-même avec ses
aiguilles à tricoter. Cette mémoire traumatique s’incrustait dans l’utérus de
Nedjma, elle s’y enracinait en trois points, le clitoris, l’ombilic et le coccyx.
Après un moment d’incertitude et de flou, je me souviens maintenant
très bien de tout cela. Aujourd’hui, je lui demande de préciser son attente.
– J’ai cheminé depuis un an, j’ai travaillé sur moi. J’ai eu besoin de
réfléchir. Je veux faire le point.
Elle réédite la même demande. On tourne un peu en rond. Elle me
semble plus dans la tête que dans le corps, or dans mon approche le point de
départ, la porte d’entrée, reste bien ce dernier.
– Expliquez-moi concrètement ce qui s’est passé pour vous en un an.
– En fait, physiquement, je me suis aperçue que je serrais tout le temps
les fesses, le périnée.
Nous y sommes. Son « physiquement », référence au senti, me convient
tout à fait. Je souris et hoche la tête pour l’encourager. Elle poursuit :
– Je contractais mes sphincters, je croisais les jambes tout le temps…
Ma sexualité depuis a changé !
Cette prise de conscience physique est déterminante ! Peu importe la
réalité du traumatisme utérin évoqué, son corps chemine aujourd’hui vers
une libération de symptômes. Elle poursuit :
– Et il y a dix jours j’ai fait enlever mon stérilet. J’envisage d’avoir un
enfant.
Yes ! Je vois là une belle revanche sur ce nœud émotionnel utérin
consécutif à un avortement. Après une souffrance très prégnante dans la
lignée des femmes, cette grossesse envisagée signe une libération. Je suis
plutôt ravi. Enthousiaste, je lève la main droite et avance ma paume vers la
sienne, nous les claquons au-dessus du plan du bureau, dans un sourire
joyeux pour célébrer ces premières victoires.
Le soin peut commencer, elle s’allonge sur la table. Les tensions que je
perçois sont cette fois plus hautes, dans la région du plexus solaire et du
cœur. Les épaules s’enroulent vers l’avant, telle une protection. Je retrouve
des stigmates de peur. Elle est étranglée, comme étranglée par une part
d’elle-même. J’évoque tout cela… Elle me parle de ses 10 ans, de
l’apparition des premières règles et de sa poitrine de femme pleinement
affirmée à un âge où elle se sentait alors encore petite fille :
– Dès lors je me suis protégée du regard des hommes jusqu’à mon
premier rapport à 20 ans.

Une peur inscrite dans le corps


Sur le plan énergétique je retrouve bien la cristallisation d’une émotion
sur le cœur, une peur de l’abandon. Cette émotion nous renvoie à ses 4 et
2 ans. Ces âges parlent à Nedjma : à 4 ans, c’est la naissance de son petit
frère, sa maman arrête de travailler pour s’occuper de lui. Elle se sent
délaissée pour l’autre, comme abandonnée. Et à 2 ans, son père a voulu
quitter le foyer, là encore une séparation s’est profilée. Le soin se déroule
sur ces bases de travail. En fin de séance, alors que nous sommes revenus
face à face à mon bureau, et que nous allons nous séparer, j’ai envie de
l’inviter à suivre le cursus « L’énergie, l’émotion, la pensée » que j’organise
à Mélisey :
– Allez faire un tour sur mon site. Cet enseignement est pour vous.
J’aimerais beaucoup que vous le suiviez !
Mon enthousiasme est palpable. J’ai l’impression qu’il provoque une
inquiétude, le début d’un repli, un recul, celui de la proie face au prédateur.
– Et pourquoi moi, particulièrement ?
Je souris. Sa réaction me semble légitime. Les arguments me viennent
tout seuls, tant cette démarche est inscrite en moi :
– Pour cinq raisons !
Au moment où j’avance ce nombre, je me demande bien quels seront
ces cinq points. Je pressens qu’un développement structuré rassurera mon
interlocutrice. Je poursuis donc :
– Premièrement, vous êtes cartésienne. Vous enseignez le viscéral. J’ai
de bonnes raisons de croire que vous tenez la route en ostéo, et cela
m’intéresse d’enseigner à des ostéopathes qui ont intégré pleinement la
dimension physique. Ça m’ennuie toujours quand j’enseigne la dimension
énergétique, émotionnelle, mentale, à des gens qui n’ont pas bien intégré la
matière. Cela reste possible, et ces gens-là peuvent devenir d’excellents
praticiens dans leur domaine de compétence, mais le travail du corps dans
sa structure anatomique me semble une première pierre fondatrice
déterminante.
Elle continue de m’observer.
– La deuxième raison est que vous avez expérimenté le travail que je
propose. Plus que compris intellectuellement, vous l’avez vécu dans votre
corps. En quelques séances vous avez fait un énorme chemin. Vous êtes
dans ce travail.
Je ne perçois rien de ses pensées. Elle n’acquiesce nullement, ne
m’offre aucune mimique. Pas un cil ne bouge. Je ne me décourage pas :
– La troisième est que votre problématique tourne autour de la sexualité,
et vous savez à travers mes livres que je me suis beaucoup intéressé à cette
question.
Enfin une réaction, elle hoche la tête ! Ce n’est pas le moment de
fléchir ! Donc quelle est la raison suivante ? Elle vient à son heure :
– La quatrième, c’est la confrontation au groupe. Vous allez dépasser
une peur que vous m’avez exprimée dans le rapport aux autres. Dans ce
cursus, le groupe est déterminant. J’insiste beaucoup sur l’engagement de
chacun à titre personnel et collectif. Tout comme j’insiste sur l’accueil des
différences, l’absence de jugement, le soutien de chacun dans sa singularité.
Moyennant quoi, le groupe devient un support énergétique incroyable, un
catalyseur.
Au fur et à mesure, les mots font leur œuvre, initient un dégel. Un
apaisement s’installe. Un intérêt s’affiche. Je marque une pause.
Intérieurement, je ris de moi : me voilà VRP, bonimenteur, mais pas
menteur du tout ! Ce plaidoyer improvisé reflète bien la voie proposée. Je
n’ai guère l’habitude de me vendre. Si je le fais, c’est autant pour elle que
pour moi. Elle peut être un apport précieux pour le groupe, et ce travail peut
la propulser vers un réel épanouissement. Et mon cinquième point, quel est-
il ? Je n’en ai aucune idée. Y en a-t-il un ? Oui, bien sûr ! Il vient à mon
esprit, il devient évident :
– Et la dernière raison touche à la spiritualité. Vous avez évoqué votre
arrière-grand-mère maternelle, guérisseuse et ouverte sur d’autres mondes.
Vous avez envie de vous en approcher, de contacter d’autres dimensions.
Vous en aurez le loisir, là encore en toute liberté et sans prosélytisme aucun.
Enfin ses yeux s’éclairent, pétillent.
– Le but ultime de ce cursus : c’est la réjouissance du cœur !
Malgré ma plaidoirie, Nedjma ne nous rejoindra pas. Il faut parfois du
temps, et mille et un détours sur le chemin.

Maçyl Massen, le chemin initiatique


Il est des rencontres décisives avec des patients. En février 2006, un
patient peu ordinaire, Maçyl Massen, allait ouvrir le champ des possibles.
Durant six ans, lui et moi, nous fîmes ensemble un long voyage dans les
profondeurs de l’être. Nous avançâmes sur le fil du rasoir, portés par un
souffle, une conviction partagée, une illusion, l’idée que tout était possible.
Nous avons traqué l’amnésie, la folie. Nous rencontrâmes la souffrance.
L’équilibre était fragile, la marche était risquée : la mort d’un côté, la
renaissance de l’autre. Maçyl s’est battu contre la main implacable qui
l’immobilisait sur son lit, l’étouffait, le laissait en nage, avec une envie de
hurler, sans qu’il puisse sortir un son. Il a affronté l’émergence des
souvenirs, à Annaba, maison de son enfance, à Briançon où l’on soignait
son asthme. Il a vu le sperme sur les arbres, la magie noire. La bite à papa
tournait dans sa tête, et la mère lui criait « Que la mort t’emporte ». Était-il
homme ou femme ? Il errait entre les fragments de l’oubli et le mélange des
genres, entre Maçylia et Saïda, entre deux pères et une mère sans amour,
entre le viol et l’inceste. Et j’étais son repère, un repère pris avec lui dans la
tourmente. J’ai tenu. Je n’avais d’autre choix. La vie m’avait confronté ici,
et je ne pouvais fuir. J’avais tenté de le faire au début, par peur, par lâcheté.
Mais vite l’engagement fut tel qu’un abandon de poste eût été assassin.
Nous n’avions qu’une possibilité, sortir de là, ensemble et par le haut. Et je
dus inventer d’autres possibles, dans une inspiration qui touchait à nos
folies respectives. Ce voyage fut incroyable. Je l’ai raconté dans La Fureur
de guérir 1. La vie ne dépassait pas la fiction, elle l’explosait façon puzzle !
Et je dus faire face. Cela dura six ans. Qu’en est-il resté ? Maçyl va bien,
nous sommes liés par une profonde amitié, et quand nous nous croisons
nous sentons bien qu’il y a entre nous une énergie particulière, celle de
l’amour et de la compassion.
Cette expérience fit exploser le cadre de ma pratique. Elle fut un chemin
initiatique incroyable, une confrontation au transfert et au contre-transfert,
au monde invisible et à la médiumnité. Elle paracheva ma formation. Au
point de me dire un jour : « Je suis prêt ! » J’étais prêt à partager ma vision
du soin, et les outils que j’utilisais. J’étais prêt à m’émanciper de mes
Maîtres à qui je dois tant, José Puren, Pierre Tricot, Alain Roques, Bruno
Repetto. J’étais prêt à partager L’Énergie, l’émotion, la pensée au bout des
doigts 2.
Se rencontrer soi, rencontrer l’autre
Je me suis donc lancé. J’ai créé un cursus de sept séminaires 3, intriqués,
reliés. Ce cursus ne pouvait se résumer à un enseignement cadré et
normatif. J’aime trop l’aventure pour ne pas proposer un voyage dans
l’inconnu. J’ai pensé cette formation comme une traversée initiatique à la
rencontre de la matière, de l’énergie et de l’intelligence du cœur, à la
rencontre de soi-même et de l’autre. Ce cursus était initialement destiné aux
ostéopathes, médecins, kinésithérapeutes. Je leur proposais d’aborder le
corps et le toucher autrement, révélant la phase immergée de l’iceberg,
traquant les mémoires oubliées. Il s’agissait de travailler sur soi pour
pouvoir travailler sur l’autre. Puis j’ai ouvert cette traversée de notre océan
intérieur à d’autres, vous et moi, animés du désir de mieux se connaître, de
dépasser les limites. Dans chaque séminaire, à temps égal nous alternons
travail personnel et travail ostéopathique. Ostéopathique est à entendre ici
dans un sens très large, mais tout à fait en accord avec les concepts
fondateurs d’A. T. Still. À terme, cette aventure a un objectif déclaré,
l’ouverture du cœur. Je reprends à mon compte les paroles de Don Juan à
Carlos Castaneda, dans L’Herbe du diable et la petite fumée 4 : « Pour moi,
n’existent que les voyages sur les chemins qui ont un cœur, tous les
chemins qui ont un cœur. C’est là que je voyage, et le seul défi qui compte,
c’est d’aller jusqu’au bout. Et j’avance en regardant, en regardant, à perdre
haleine. »
CHAPITRE II

Premières rencontres

Mon intention dans le travail en groupe comme dans ce livre est de


permettre de cheminer vers la paix et la réjouissance, de nous ouvrir à
l’intuition, à l’intelligence du cœur, d’élargir nos visions du monde, sans
aucun prosélytisme. Nous solliciterons l’émergence de l’inconscient,
personnel et transgénérationnel. Nous chercherons la conscience de l’instant
présent : que le passé ne soit pas un enfermement, et le futur une chimère.
Que le présent soit au centre.

S’enraciner
Le début du travail de ce cursus doit permettre à chacun de prendre ses
marques, de soupeser sa motivation et de rencontrer les autres. Il vient
chercher nos racines. Il nous connecte aux quatre énergies, feu, terre, air et
eau. Ces quatre qualités nous relient au monde, et nous nous en sommes
souvent coupés, là où les civilisations primitives savaient les cultiver. Nous
allons les rencontrer, non dans une démarche intellectuelle, mais à travers le
senti. Pour la plupart nous sommes le fruit d’une civilisation urbaine et
connectée. Il n’est pas évident de redevenir Indien d’Amazonie, Aborigène,
ou agriculteur aux quatre coins de la France au rythme des saisons. Le qi
gong, les rêves éveillés, les marches vont nous aider à nous rapprocher de la
source, nous reconnecter à une nature perdue, dissoute par la volonté
humaine de tout contrôler, dissoute par ce sentiment de puissance que la
technologie et la science nous confèrent, au point de nous rendre aveugles.
Nous ne respectons ni la terre qui nous survivra, ni la vie, ni nous-même. La
terre n’est pas en danger de mort, mais nous le sommes. Notre
cheminement à Mélisey n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais je
crois au frémissement de l’aile du papillon. J’ai l’illusion de penser qu’en
nous reconnectant à l’essentiel, le feu, la terre, l’air et l’eau, et à nos trois
foyers, ceux de la matière, de l’émotion et de la pensée, non seulement nous
nous soignons, mais nous soutenons, modestement, à notre mesure, un peu
l’humanité.

Ancrer le corps
Nous allons nous ancrer, nous connecter au corps, à la terre, à la
matière, au mouvement. Ces fondations sont nécessaires avant l’envol vers
plus subtil. Paradoxalement les ostéopathes oublient trop souvent la
structure. Le cursus que je propose, mal compris, pourrait laisser penser que
je cherche à les en éloigner. Mon intention n’est pas là. Souvent, ceux qui
viennent le suivre sont déjà ouverts au subtil et peinent avec l’anatomie et la
biomécanique. Ils ont déjà choisi la voie de l’écoute, par aptitude, intérêt,
facilité. Still renvoyait à l’anatomie, encore et toujours à l’anatomie. Ces
mots sont une invitation à se confronter à la réalité de la matière. Cela me
semble le premier pas indispensable. Je tiens à ne pas l’oublier. Je lui laisse
une place importante à travers le travail ostéopathique, mais aussi par le qi
gong et le massage. Si le temps était extensible à loisir, tous les jours nous
pratiquerions le TGO, traitement général ostéopathique, cette manipulation
rythmée, anatomiquement et physiologiquement précise et rigoureuse, qui
pour moi constitue un socle fondamental. Pour la première fois cette année,
quelques personnes ne sont pas des soignants. Elles viennent ici motivées,
désireuses de se rencontrer dans un cheminement personnel et non de
thérapeute. Cette diversité devrait enrichir notre expérience ! Nous
travaillons donc sur la matière. Par la structure, nous aurons accès à
l’énergie, l’émotion, la pensée.
Notre première journée de stage s’est bien déroulée. Nous avons investi
la salle, vaste de ces 100 mètres carrés pour les dix-neuf que nous sommes.
Elle est au grenier, parallélépipède lumineux, haut sous plafond, aux murs
de pierre et à la charpente en bois puissante. Elle est étonnamment
lumineuse au vu de ces quatre modestes ouvertures, deux Velux, une double
porte d’entrée vitrée qui donne sur la terrasse et une porte-fenêtre qui, sans
sa balustrade en fer forgé, nous plongerait directement dans le vide et le
jardin en contrebas. Le plancher chauffant nous préserve du froid. Nous y
sommes assis en cercle quand nous ne pratiquons pas aux tables, au sol, ou
répartis dans tout l’espace pour des techniques diverses, souvent
corporelles, martiales ou théâtrales, toujours thérapeutiques. Le groupe va
prendre forme. Parmi ses membres, se trouve Lynn.

Lynn
Nous nous connaissons depuis vingt ans. Elle en a vingt de moins que
moi, et pourtant quand nous nous sommes rencontrés, j’ai été son stagiaire.
Elle intervenait dans les formations de Bruno Repetto. J’ai donc été son
« élève » en quelque sorte pendant des années. Bruno était plutonien et
Lynn saturnienne. L’un coupait dans le vif avec puissance, l’autre avait la
structure et la distance. Je n’en menais pas toujours large. Et puis il y a sept
ans, quand j’ai lancé ce cursus, j’ai tout naturellement pensé à elle pour
m’assister. Elle pourrait m’être, nous être, d’une aide précieuse, de
l’astrologie au rêve éveillé, de par sa rigueur et son intuition. Nous prîmes
rendez-vous pour un repas bistronomique en tête à tête, non loin du square
Gardette. Cette rencontre m’inquiétait un peu. Elle avait été la femme de
celui que j’admirais tant, que je considère toujours comme mon Maître.
L’inviter à participer à cette formation me questionnait. Nous devions
dessiner les contours de notre collaboration. Nous mîmes les cartes sur
table. Au bout du compte, nous conclûmes que nous étions prêts. Et deux
coupes de champagne scellèrent notre engagement dans cette aventure.
Depuis nous faisons équipe jusqu’à aujourd’hui.
Et ce soir, après le dîner à la suite de cette longue journée de travail,
Lynn sollicite de l’aide. Elle me raconte le décès de sa mère, quinze jours
plus tôt. Elle l’a accompagnée jusqu’au dernier souffle. Elle me raconte le
trouble qui l’habite depuis, évoque cette notion de deuil dont tout le monde
lui parle et qui lui semble abstraite :
– Elle était là vivante, bien que dans le coma, et d’un coup elle n’était
plus là, la vie était partie. Elle était encore chaude pourtant, mais il n’y avait
plus de trace d’elle, elle n’était plus, disparue je ne sais où, mais elle n’était
plus là. Depuis je ne dors plus, j’ai des moments d’absence, des moments
où moi aussi je ne suis plus là, où je suis nulle part. L’autre jour, je me suis
retrouvée dans un parking souterrain, sans savoir comment j’y étais arrivée
et ce que j’y faisais. Parfois je ne supporte plus ma fille, je l’envoie bouler,
presque méchamment… Tu ne pourrais pas voir un peu ce qui se passe ?
Il est tard. Je suis fatigué.
– OK, demain matin après la méditation de 7 h 30. Avant le petit déj.
Instinctivement, je me tourne un peu plus vers elle, comme attiré par
son cœur, et je ressens quelque chose d’étrange. Je sens, ou je vois peut-
être, un geyser de colère sortir de son diaphragme, une sorte de champignon
d’énergie en souffrance, l’extériorisation d’un cri mutique. Ce n’est pas la
première fois que je suis confronté à des sensations de ce type. L’intensité
du mal-être ne fait pas de doute et attendre demain ne me semble pas juste.
Nous allons tenter d’apaiser ce qui peut l’être.
– Bon ! Allons-y maintenant, tout de suite !
Lynn est inquiète, fragilisée. Peut-être a-t-elle peur… Elle m’invite à
faire le soin avec quelqu’un d’autre. Redoute-t-elle un adversaire puissant
en elle qui me déstabiliserait ? Connaissant la justesse de son intuition, je
l’écoute. J’invite Morgan, l’assistante de cette promotion, à se joindre à
nous. Nous quittons le réfectoire et montons dans notre salle de travail.
Lynn est allongée sur la table. Morgan s’assied à distance. Elle va
assister au soin dans une conscience vigilante, telle une présence
stabilisatrice, sécurisante, un soutien disponible, un fulcrum. Je teste les
corps énergétiques, les couches, mentale, émotionnelle et physique.
Autrement dit, je laisse descendre ma main comme une feuille tombant
d’un arbre vers le corps de la personne allongée. Et alors même que je ne la
touche pas encore, je sens des strates, celles du corps mental, du corps
émotionnel et du corps physique. Je les perçois comme des variations
subtiles de densité. Ici mes mains, flottant à distance, ont des perceptions de
nature différente et pertinentes. Ce ressenti varie d’une personne à l’autre,
mais également d’un moment à l’autre et traduit une problématique
émergente.
Alors que ma main droite est au-dessus de celle qui est devenue ma
patiente du moment, allongée sur la table, alors que cette main entreprend
sa descente, j’ai la sensation d’une présence, d’une masse un peu engluée
dans un nuage, ballon de baudruche solidement fiché dans le médiastin de
Lynn. En même temps je suis traversé par une violente agressivité, la même
que celle perçue quelques instants plus tôt dans la salle à manger. Cette
masse semble accrochée, animée par une intention vengeresse. Mes deux
mains viennent délicatement à son contact, et je commence à la solliciter. Je
ne peux la mobiliser, elle a la fixité d’une ventouse. Intérieurement je
l’interroge : « Seriez-vous la maman de Lynn ? »
Apaiser les morts, permettre le deuil
L’étau se desserre un peu, comme pour acquiescer. Je sens une grande
colère contre sa fille, une rage presque, et le désir d’être enfin reconnue et
aimée. La maman de Lynn ne s’en serait pas allée, mais au contraire serait
restée là, fixée sur sa fille. Son âme aurait bien quitté son corps, mais au
lieu de s’envoler vers d’autres cieux, elle se focaliserait ici. C’est ma
représentation de la chose, représentation construite au fil des soins et des
expériences de ce type, partagée par certains thérapeutes aussi. Je laisse
toujours au patient le choix de la représentation qui lui convient. Il peut
évoquer la mémoire du défunt, l’image qu’il en garde… libre à lui de
choisir ce qui lui parle le plus. Ce qui est certain, c’est qu’en pareil cas, il a
un travail à faire autour de la personne décédée, autour du deuil, de la
mémoire ou de l’âme. Au fond, quelle que soit la représentation, le travail à
effectuer reste le même, avec des références différentes. Lynn conçoit la
notion d’âme.
– J’ai l’impression que ta mère est toujours là, tout près de toi…
– Oui, je le sens. En fait l’idée m’est venue tout à l’heure quand je t’ai
parlé de sa mort et du changement brutal d’état, quand je t’ai dit que d’un
coup, il n’y avait plus rien. En fait là, elle s’est accrochée à moi, et depuis,
je ne me sens plus moi-même. C’est quand même bizarre cette colère en
moi, ces moments d’absence où je ne suis plus moi-même, je me suis tout
de même retrouvée dans un parking sans savoir comment ni pourquoi…
Dans ces cas, il faut établir un dialogue entre la patiente et le défunt, et
je me retrouve souvent à être l’intermédiaire. Il ne s’agit pas de délivrer la
personne de cette mémoire manu militari, mais au contraire de permettre
une prise de conscience qui va engendrer une libération.
Me voilà donc tel un négociateur entre Lynn et sa maman décédée. Je ne
peux me fier qu’à ce que je sens entre mes mains, une expansion ou une
rétraction, une attraction vers le bas ou une élévation, une tension, des
émotions qui parfois peuvent accompagner ces mouvements, et des mots
qui parfois s’imposent à moi. Je dois ici faire taire mon mental, mon esprit
critique doit être absent. Il ne manque pas de se manifester, mais je le
rabroue. Plus tard je réfléchirai. Là, seule mon intuition doit me guider.
Mon état est plongé dans une conscience différente, entre méditation, rêve
éveillé et hypnose. Si une partie de moi flotte ainsi, l’autre reste bien
présente au soin, ancrée au sol, à la matière, à l’écoute du patient. Je dois
jongler avec les deux. Je commence à partager mon ressenti :
– Ta maman semble très en colère contre toi, elle attend quelque chose
de toi.
J’ai la sensation qu’elle attend des mots aimants, pleins de compassion.
Je partage cela, mais la réponse attendue ne va pas dans ce sens :
– Je ne peux pas, je ne pourrai pas. Nous nous sommes vues trois ou
quatre fois ces dernières années. J’ai été là au dernier moment, je l’ai
soutenue, c’est déjà bien. Je ne peux pas faire plus.
Les larmes coulent sur ses joues. Elle a les yeux fermés. Entre mes
mains la masse se resserre, s’enfonce plus profondément. Dans mon for
intérieur, je fais savoir à cette âme agressive qu’à un moment il faudra
lâcher prise, passer sur un autre plan de conscience, accepter la mort. Nous
n’en sommes pas là. Lynn parle à nouveau :
– J’ai été là jusqu’au dernier souffle, j’ai lâché mon travail, j’ai fait
500 kilomètres, c’est une preuve d’amour. Je ne peux pas en dire plus. Mais
c’est une preuve d’amour…
La souffrance de Lynn est perceptible, son visage est tendu, fermé. Ses
lèvres se tordent légèrement, reflet de mots qui ne pourraient sortir, d’une
pudeur… Et les larmes coulent un peu plus dans le silence contenu. Entre
mes mains quelque chose se dénoue, s’élève un peu. Le début d’une
libération. Et j’entends la voix de la mère implorer une reconnaissance, être
reconnue comme mère. J’en fais part à Lynn :
– Elle voudrait que tu la reconnaisses… J’ai l’impression qu’elle a la
sensation d’avoir raté sa vie…
– Je peux comprendre… parce qu’elle a peut-être fait de mauvais
choix… s’est entourée de mauvaises personnes. Elle s’est laissée couler,
prise dans une spirale infernale… Elle a fini seule, isolée…
– Parle-lui directement.
Je sens que sa mère n’attend que ça. Lynn se lance :
– Dans la lignée, vous êtes toutes des femmes fortes, toutes un peu
médiums… mais vous avez toutes été seules. Grand-mère est venue quand
tu es partie. Je ne sais si je l’ai vue, mais je l’ai sentie dans la pièce. Elle te
tendait la main, elle est venue te chercher…
Une tension disparaît.
– Sur ton lit d’hôpital, j’ai pu te parler. Toi tu étais dans le coma, tu n’as
rien pu me dire. Donc c’est bien que nous puissions échanger maintenant.
L’espace continue de s’alléger, et je perçois doucement la masse entre
mes mains monter et se détacher de ses ancrages. Et puis soudain un flot de
colère, de rage, revient. Un tsunami. La masse replonge au plus profond de
la chair.
– La lignée ! Tu as brisé la lignée ! Tu as honte de nous ! lui lance sa
mère à travers moi.
Les crocs s’enfoncent dans sa chair.
– Non, je ne veux pas souffrir, je ne veux plus souffrir ! Ne surtout pas
souffrir comme vous. Vivre et finir ainsi, exclue…
– Dis-moi que tu m’aimes ! Dis-le-moi et je te lâcherai ! Sinon je
resterai là, fichée en toi, et je te pourrirai la vie comme la mienne l’a été.
Je suis donc l’intermédiaire de cette scène, celui qui ouvre le dialogue.
Je me permets d’intervenir. À haute voix, je dis à l’âme de la mère de Lynn
qu’elle a changé de plan en quittant son corps physique et qu’errer ainsi,
même en phagocytant sa fille, c’est encore rater ce qui devrait être vécu à
un autre niveau, à la lumière d’un autre monde où, peut-être, elle trouverait
enfin l’amour et la reconnaissance qu’elle n’a pas eus ici-bas. Mais rien ne
change entre mes mains, signe que mes paroles ne sont pas reçues.
– Dis-moi que tu m’aimes ! lance à nouveau la mère.
La souffrance de Lynn est montée d’un cran. Mais ses lèvres ne peuvent
se desserrer pour dire à sa mère son amour. Elle recommence à parler, et ma
surprise est grande :
– Je te propose une chose : je prendrai ta main quand je mourrai, tu
viendras me chercher, tu me tendras la main, comme j’ai vu ta mère le faire
pour toi, et je prendrai ta main, et tu m’aideras à partir. Nous nous
retrouverons dans l’amour.
Lynn pleure, ses larmes ont changé. Ce ne sont plus les mêmes. La mère
de Lynn semble touchée par cette demande, elle desserre son étau, la
tendresse fait son œuvre. Elle lui dit :
– Adieu ! Et au revoir…
Mes mains montent avec elle. Je ne sens plus l’attache physique, cette
corde enchâssée en Lynn. Intérieurement j’évoque l’amour, la paix, la
bonté, le pardon, un royaume où les êtres éveillés et les anges l’accueillent
dans la lumière. Une paix s’installe dans l’espace.
Ma main descend à nouveau, pour percevoir ce qu’il en est maintenant
après ce travail, de l’équilibre des corps énergétiques. Elle part de
50 centimètres au-dessus du corps de Lynn et descend. Cette fois-ci, elle
n’est arrêtée par aucune masse. Je perçois les couches des trois corps. Mais
il me reste une sensation étrange, peu coutumière après un tel soin,
l’impression qu’un trou béant traverse de part en part le médiastin et le
plexus solaire. Alors doucement, de mes mains, avec la sensation qu’un
faisceau de lumière sort de leurs paumes, telle une imprimante en 3D, je
comble le vide et redessine l’architecture du corps, couche après couche,
avec mes connaissances de l’anatomie et malgré leurs limites. Je fais cela
versant ventral et dorsal. Et alors que le travail me semble terminé,
j’entends une voix fraîche, enjouée et espiègle, dire :
– Et moi alors je suis là !
C’est une voix toute légère, une voix d’enfant, la fille de Lynn, venue la
consoler. Je partage avec elle ce dernier échange. Lynn sourit, alors que son
visage et son regard sont encore embrumés de larmes.
Cette nuit Lynn dormira à nouveau, et quelques jours plus tard elle me
dira ne plus avoir ces moments où elle ne se sentait plus là, ne plus se
perdre dans les parkings et avoir retrouvé une relation harmonieuse avec sa
fille. C’est là l’un des premiers faits marquant de ce cursus, un soin autour
du deuil, ou de l’âme, à vous de choisir.

Rêve éveillé, la dame du lac


Le lendemain, samedi, dès 7 h 30, nous rejoignons la salle, son
plancher, ses murs de pierre et sa charpente pour une heure de méditation.
Sur le cercle, il est des mines endormies, d’autres dubitatives, d’autres
enthousiastes. Quelques postures guerrières et valeureuses contrastent avec
d’autres plus avachies, agitées ou bavardes. Le groupe se cherche et ses
membres aussi. Je propose Anapana, travail préparatoire dans une approche
rigoureuse. J’ai juste ajouté une petite consigne : percevoir la bascule du
bassin à l’inspiration et l’expiration, l’ondulation de la colonne qui s’ensuit
et la synchronicité de la bascule de l’occiput. Ainsi, dans l’immobilité de la
posture, une vague se dessine sur l’axe vertical. Hormis cette précision
initiale, la méditation est centrée sur la perception de l’air qui entre et sort
entre les narines et la lèvre supérieure. Cette attention ne retient ni les
émotions, ni la pensée. Elle les laisse circuler tels les nuages dans le ciel. Et
dès que la conscience d’une dispersion, d’un dialogue intérieur survient,
l’attention se focalise à nouveau sur l’espace entre les narines et la lèvre
supérieure, sur l’air qui entre et qui sort. C’est un travail de chaque seconde
qui sollicite la présence à l’instant.
Puis Lynn dirige le rêve éveillé. De sa voix, elle nous aide à lâcher
prise. Après une rotation de conscience, nous voilà partis sur une barque,
naviguant sur un lac. Nous nous arrêtons au beau milieu. Nous nous
penchons vers l’eau, jusqu’à pouvoir la toucher, y plonger les mains. Et là,
peu à peu, nous parvient un chant doux, émergeant des profondeurs. Une
silhouette se dessine, remonte progressivement vers la surface. Elle se
rapproche de nous, elle tourne maintenant autour de la barque. Une femme
se dévoile progressivement, sort des eaux du lac. Son visage est difficile à
discerner. Elle nous parle d’un désir à satisfaire. Il nous faudrait plonger
avec elle, la suivre. Son visage apparaît et s’efface aussitôt, il est invisible.
Elle agrippe notre main et nous entraîne dans les sombres profondeurs du
lac. Nous descendons jusque vers un passage, qui débouche sur une grotte.
La femme s’approche de nous. Elle nous propose de découvrir notre désir et
sa face sombre. Elle nous entraîne dans une pièce. Nous y trouvons un
objet, symbole de notre désir et de son ombre. La sirène nous révèle une
part de nous-même et nous remontons à la surface. La trame du rêve est
donc celle-là. Maintenant chacun l’investit à sa manière ; l’eau sera
cristalline ou obscure, la dame du lac bienveillante ou inquiétante, et chacun
trouvera dans la grotte un objet différent, un symbole différent, une part de
lui-même.
Pour ce rêve éveillé, tout le monde est installé en cercle, allongé pour la
plupart sur une natte de yoga, les pieds tournés vers le centre. Une chaise a
pu être placée en avant du tapis. Quelques personnes sont restées assises
pour éviter le piège de l’endormissement. Quand le rêve éveillé est terminé,
chacun est invité à se lever et rejoindre sa chaise. Chacun s’assied en
silence, encore imprégné par la rencontre avec la Demoiselle Blanche. Et là
un univers sonore emporte plus loin encore, vers des rives où le cerveau
gauche perd un peu plus le contrôle, vers un déplacement du point
d’assemblage. Lynn, Morgan et moi jouons du gong, du tambour, et de
koshis, carillons des étoiles, mais aussi de bols tibétains, le tout entrecoupé
de sons, de chants, de mantras. Cet univers sonore se révèle aquatique, avec
des éruptions volcaniques, des hauts plateaux et des envolées aériennes. Un
monde entre la vie intra-utérine et l’espace intersidéral. Un territoire sans
repères où encore une fois le voyage de chacun est signifiant. Nous jouons
tout d’abord pour le groupe, puis spécifiquement autour de chaque
personne. Chacune est prise dans un bain sonore personnalisé, un cocon
thérapeutique.

La catharsis de Raphaël
Durant ces deux heures, j’ai remarqué que Raphaël est confronté à une
tempête intérieure. Il s’est relevé en larmes du rêve. Puis, assis, pris dans
une transe, il balançait sa tête de droite à gauche, tandis qu’à plusieurs
reprises, par vagues, des sanglots et des pleurs l’assaillaient.
Voici quel est son récit lors du débriefing :
« Au début sur le lac tout va bien, j’ai une grande cape, un chapeau de
feutre, une lanterne. Je sens que l’aventure pointe son nez. Quand la femme
arrive, je l’attends déjà. Je ne vois pas bien son visage. J’essaie de le fixer
en vain. Je n’ai pas envie de lui donner la main. Mais elle m’entraîne dans
les bas-fonds. L’eau est de plus en plus sombre, verdâtre. Il y a une épave,
entourée de grandes algues vertes. C’est un peu Vingt Mille Lieues sous les
mers. Étrangement l’épave est une voiture. Tout est sinistre. Dans la grotte
je trouve un boulet avec une chaîne et un vieux cadenas. Et soudain je
comprends le boulet : c’est mon grand frère. Je ne l’ai pas connu, il est mort
dans un accident de voiture avant ma naissance, d’où l’épave au fond de
l’eau. C’est ce frère que je suis venu remplacer. Mes parents m’ont conçu à
l’hôpital, blessés, les membres figés dans des plâtres, l’un et l’autre. Ils
m’ont fait ainsi. Et moi j’ai été celui qui remplace le mort. Le boulet c’est
lui. J’arrive à casser le cadenas, il est rouillé, et je lime facilement la chaîne.
Il me reste le boulet que je tiens entre les mains, mon frère. Et là quelle
n’est pas ma surprise, c’est le boulet qui me fait remonter… »
Régulièrement, son récit est interrompu par un flot de sanglots.
– C’est mon frère qui me sort de là, qui me fait remonter à la surface !
Et pendant quarante ans j’ai cru qu’il me pourrissait la vie, alors qu’en fait
il m’a aidé à devenir ce que je suis. La chaîne, c’est la tristesse de mes
parents que j’ai portée. Et le cadenas, mon attachement à cette tristesse. Je
suis remonté, soulagé d’un poids, du poids de sa mort, et en même temps
coupable, coupable de lui avoir fait porter l’origine de mon mal-être, alors
que lui, il n’y est pour rien. Il est juste décédé enfant dans un accident de
voiture. Je pleurais pour lui, je pleurais sa mort, je pleurais la souffrance de
mes parents, la mienne que je lui avais fait endosser et je pleurais ma
culpabilité. Voilà, ça, c’est la fin du rêve éveillé.
En soi, c’était déjà puissant ! Je pensais être arrivé au bout et en fait
non ! Une surprise plus grande encore m’attendait.
Sur son visage embrumé de larmes et de souffrance, s’esquisse un
sourire, qui s’envole alors qu’il reprend son récit :
– Et puis sont arrivés les sons. Très porteurs, au début, ils nettoyaient la
merde en moi, toute la tristesse et la culpabilité. Et puis je me suis senti
appelé, soulevé, happé hors de mon corps, entraîné dans l’au-delà. Et là j’ai
rencontré mon frère. C’était très émouvant. Quand je l’ai vu, j’ai compris
qu’il était mon ange gardien ! Et toute ma vie, j’avais cru qu’il était mon
boulet ! C’était bouleversant à vivre. Il m’accueillait à bras ouverts… enfin
à âme ouverte ! C’était vraiment très fort !
Il se remet à pleurer.
– Non mais là, je ne pleure pas que de tristesse, je pleure aussi de joie.
Et ensuite, sont arrivés d’autres membres de la famille, côté paternel. Il y a
eu beaucoup de morts violentes de ce côté. Je suis allé les voir, un par un,
pour leur demander pardon. J’avais un problème de fierté par rapport à cette
lignée où tous les hommes avaient beaucoup étudié, alors que je ne suis
qu’un petit ostéopathe de campagne. Et à les rencontrer tous, et à voir
comment ils s’adressaient à moi, j’ai retrouvé ma fierté. Je les ai tous
remerciés. Je suis fier de moi !
Quel parcours ! L’émotion traverse le groupe. Raphaël est juste à ma
gauche sur le cercle. J’ai pu à loisir observer son visage, fermé au début,
dur, le front plissé et resserré, les sourcils rétractés et le regard fixe. Au fil
de cette catharsis, ses traits ont changé. Entre le flot des larmes qui
jaillissaient par vagues, ses traits s’apaisaient. Le calme succédait à la
tempête. Plus tard il tempérera ses propos, fruit d’un état de conscience
modifié : « Ce n’est pas du tout à mon frère que j’en voulais, ce n’est pas
lui qui me pourrissait la vie, mais la place de sa mort dans la vie de famille.
Une place si grande, mais tellement pleine de non-dits, surtout du côté de
mon papa qui ne peut pas en parler. »
Le premier jour, quand Lynn nous a présenté quelques bases de
l’astrologie, Raphaël avait exprimé son scepticisme. Je sais que dans le
groupe d’autres sont dans le même cas. Cela ne pose aucun problème. Nous
ne sommes là que pour proposer un cheminement et des outils. Chacun se
fait son opinion et surfe la vague comme il le souhaite. Nous abordons ici le
thème natal astrologique, une ouverture sur la compréhension de soi. Il
montre comment, face à une situation donnée, nous réagissons de façon
radicalement différente. Il met en évidence la complexité et la singularité de
chaque être. Lors d’une première présentation du thème, nous en sommes
réduits à aborder les fondamentaux, des éléments très simples, donc
réducteurs. Pour que la pertinence s’exprime, il faut souvent rentrer dans la
complexité. Quand Raphaël a déclaré ne pas adhérer, il l’a fait savoir sur un
ton presque agressif, avec un recul et une distance qui me laissèrent
présager de grosses résistances. J’étais dans l’erreur ! Il n’a pas résisté ! Dès
le rêve éveillé, je le sentis partir dans les profondeurs de sa terre intérieure.
Le bain sonore a parachevé l’œuvre, merveilleuse surprise ! Et maintenant
je souris à voir son visage détendu, le front largement ouvert, le regard
apaisé. Il se tourne vers Lynn puis vers moi et chaleureusement nous
remercie pour la qualité de notre accompagnement. Une première marche
est franchie, décisive pour lui mais aussi pour tout le groupe, touché par ce
récit, conforté par la pertinence du travail, et encouragé dans son
engagement. À notre arrivée hier matin lors de l’introduction, j’avais tenu à
insister sur l’importance du corps physique, de la matière et du toucher. Je
voulais nous ancrer dans la chair, les os, les muscles et les organes. La vie
avait apparemment une autre idée en tête ! Ces deux premiers jours de notre
aventure nous ont confrontés d’emblée à la mémoire, au deuil, au
transgénérationnel et, pour ceux qui y croient, aux âmes ! Lynn puis
Raphaël nous ont propulsés vers un espace dont je n’envisageais pas qu’il
se présenterait à nous si tôt !

Les outils sur le chemin


Les deux premières journées ont filé, accaparés que nous étions par
l’intensité du travail. Nous voilà dimanche matin, à nouveau en pleine
méditation. Je continue ma guidance avec la pratique d’Anapana, technique
qui développe la focalisation de l’attention, apprend à ne rien retenir et rien
repousser, juste se laisser traverser et observer. Dans les retraites Vipassana,
Anapana est pratiqué pendant quatre jours d’affilée, au rythme de plus de
douze heures par jour. Cela permet de rentrer dans la démarche. Se
contenter d’une méditation quotidienne d’une heure a quelque chose de
dérisoire, mais c’est pourtant bien une première pierre sur le chemin. Pour
qui n’a pas l’habitude, l’heure est longue, le corps et l’esprit ne manquent
pas de s’agiter entre les tensions physiques, les déferlantes de pensées et les
orages émotionnels. Après le petit déjeuner nous enchaînons avec une
pratique du qi gong. Ce travail corporel permet de se familiariser avec la
perception de l’énergie en soi et hors soi. C’est l’objectif de cette matinée
où nous allons poursuivre notre rencontre avec quatre qualités d’énergie,
déjà évoquées à travers l’astrologie : le feu, la terre, l’air et l’eau. Nous
allons travailler également les trois centres énergétiques que sont les trois
Dan Tien. Le but du travail proposé maintenant est de rencontrer des
ressentis et non d’aborder des concepts taoïstes. Je vais cependant
brièvement les exposer ici, pour une meilleure compréhension de la suite.

Les trois foyers énergétiques : matière,


émotions, pensée
Le Dan Tien inférieur, ou foyer inférieur, se situe en dessous du
nombril. Il est en relation avec les énergies de la terre, le corps physique, les
tissus, le sang, la matière, l’énergie stockée dans les reins. Sa fonction est
de la concentrer, ce que fait le qi gong pour accroître la longévité. On
l’associe à la force vitale, à l’énergie sexuelle et guerrière. C’est le Dan
Tien de l’art du combat. Ce champ de cinabre, de soufre et de
mercure produit, en alchimie taoïste, l’or rouge, qui mène à l’immortalité. Il
est aussi dans le versant de l’ombre, le territoire du cadavre sanglant, de nos
pulsions meurtrières, de nos instincts les plus primitifs. C’est ce foyer
inférieur que nous travaillons en priorité car il favorise l’ancrage. Il évite les
trop grandes envolées, où le lyrisme et la poésie, la quête du merveilleux
nous déconnectent du plancher des vaches. Notre condition d’humain est
bien d’être incarné. Donc travaillons la terre, même si nous avons déjà
abordé l’âme, ce qui n’était pas prévu au programme.
Le Dan Tien moyen, ou foyer moyen, se situe au niveau de la poitrine,
sur la ligne des seins et l’axe central. Le Qi, énergie qui anime et active
toutes nos fonctions vitales, dépend de notre capital énergétique génétique,
prénatal, de notre nourriture et de notre respiration. Le foyer moyen est
directement lié au souffle et à la respiration. Il régule le cœur, les poumons
et l’esprit. Il agit sur le système nerveux central par l’intermédiaire des
méridiens qui longent la colonne. Ce champ est un pont entre le haut vers le
bas. Sa symbolique est l’homme campé entre Terre et Ciel. Il contient les
émotions, avec pour versant sombre la Demoiselle Blanche. Fascinante, elle
nous emmène toujours plus loin dans une quête de passions à assouvir et de
plaisirs sans fin. Sans eux, nous ne serions rien. La chimérique Demoiselle
Blanche n’a pas de visage. Elle est illusion.
Reste le troisième foyer, le supérieur, relié au Ciel bien sûr ! Il est le
Shen, l’esprit et la conscience. Il faut y voir ici à la fois les fonctions
mentales et spirituelles. Il se trouve au centre du cerveau, entre le point
entre les sourcils et la base de l’occiput, « le coussin de Jade » sur lequel les
anciens posaient leur tête pour dormir. Avant d’être le siège de l’esprit, il est
aussi celui du Vieux Bleu, le tyrannique mental inférieur qui donne des
ordres, juge, compare et condamne sans discernement, sclérosé qu’il est par
ses expériences passées. Mais ailleurs le Dan Tien supérieur ouvre les
portes de l’intention, de l’intuition, de l’état de conscience modifié et
permet l’accès au sacré, développant sagesse, et intelligence du corps et de
l’esprit.
En résumé le foyer inférieur nous connecte à la terre et à la matière, le
supérieur à l’air et à la pensée, le moyen au feu, à l’eau et aux émotions.
Rencontrer ces foyers et ces énergies, c’est encore apprendre sur soi.

Le qi gong
Cette matinée est donc consacrée à une longue pratique autour des trois
foyers. La première posture de qi gong nous relie à la terre. Les pieds sont
assez largement écartés et les genoux fléchis, afin de descendre le périnée
vers le sol. Les jambes forment ainsi une arche, et les bras en forment une
seconde, les mains sont situées assez bas en regard du pubis. C’est un peu
comme chevaucher un gros ballon, avec un autre gros ballon dans les bras.
La conscience est aussi dans la plante des pieds, la paume des mains et le
plancher pelvien. La respiration est accompagnée d’une douce contraction
du périnée. L’énergie de la terre est invitée par les pieds et les mains, les
jambes et les bras, jusqu’au centre de gravité, dans le bas-ventre. Plus que
la posture en elle-même, c’est l’intention de la posture qui compte. Chacun
fait ainsi selon ses possibilités physiques, son âge, son endurance. À terme
une sensation de chaleur et de plénitude, voire de rayonnement, s’installe
souvent dans le foyer inférieur.
Nous partons ensuite dans une pratique ondulatoire très fluide le long de
la colonne qui nous renvoie dans les fonds sous-marins. Le tout commence
par une légère bascule du coccyx d’avant en arrière, qui progressivement
remonte le long de la colonne, entraînant le sacrum, les lombaires, puis
progressivement tout le rachis jusqu’à l’occiput. Nous devenons cette
ondulation qui emporte nos bras nos jambes, et nous avançons ainsi tel un
poisson des grands fonds, ou tel l’apnéiste. Nous contactons la fluidité de
l’eau en nous et hors nous. Telle la baleine, nous jaillissons hors de l’eau,
puis replongeons, puis ressortons, et finalement sentons doucement avec la
descente des bras, de la tête aux pieds, l’énergie de l’eau couler sur nous et
en nous.
Puis nous réveillons le feu, dans des mouvements guerriers issus du
bassin et exprimés jusque dans les paumes des mains. Alternativement
l’énergie sort par une paume tandis qu’elle rentre par l’autre. Le rythme de
l’expiration, frappé par le diaphragme dans un souffle retenu par le larynx
légèrement resserré, contribue à une montée d’énergie feu.
Nous finissons cette session par la posture de l’arbre, les mains en
regard du cœur. La baleine, puis le guerrier, puis l’arbre, ont réveillé le
deuxième Dan Tien. Nous habitons cette région. Chacun en a une sensation
particulière, plus ou moins aiguisée, jusque dans son éventuel rayonnement.
Et pour contacter le Ciel, il nous reste à faire la danse de l’Aigle. J’aime
cette pratique chamanique venue de Mongolie et adoptée par les lutteurs.
Les bras s’envolent, des plumes au bout des doigts, dans une inspiration
abdominale et une bascule du bassin vers l’avant, la tête se renverse en
arrière, la bouche dessine un large sourire au contact céleste du soleil tandis
que les yeux sont ronds d’émerveillement et qu’un faisceau de lumière
solaire pénètre le troisième œil. Puis les bras se referment, le corps se replie
dans une expiration où la tête plonge vers le sol, les yeux plissés, la bouche
refermée en cul-de-poule et les mains resserrées telle les serres du rapace.
Et derrière l’occiput la lumière de la lune vient réveiller une autre part de
nous-même. Et les bras s’écartent, les ailes se déploient, puis les bras se
referment, et les serres avec. Alternativement, le soleil et la lune ouvrent
notre conscience. Si l’énergie de l’air est bien là, le soleil et la lune nous
accompagnent dans ce vol où nos bras sont des ailes.
Par le qi gong nous contactons quatre énergies, la terre, l’eau, le feu et
l’air, et les trois foyers. Nous les utilisons dans une dernière pratique,
révélatrice de mécanismes comportementaux.

Rencontre avec l’autre par l’énergie


Le groupe est scindé en deux, deux lignes qui se font face, chacune le
long du mur, séparées par la largeur de la salle, soit une bonne dizaine de
mètres. Chacun se retrouve ainsi à distance d’un partenaire qu’il va
rencontrer. L’une des deux lignes se déplaçant, chacun sera amené à
rencontrer en tout trois personnes différentes, sur des modalités précises.
Dans un premier temps, il s’agit les yeux fermés de se reconnecter à sa
bulle énergétique puis à chacun des trois foyers. Les perceptions peuvent
être physiques, sensation de chaleur, sensation d’expansion ou de rétraction,
de densité ou de tension, sensation de rayonnement, mais pour certains
aussi perception de couleurs par exemple. Si les sensations sont absentes, il
suffit d’imaginer ces centres. Si le ressenti n’est pas possible, j’invite les
personnes à se demander comment elles dessineraient leur aura, près du
corps ou loin d’elles, symétrique ou pas, harmonieuse ou pas. Je fais de
même pour les trois Dan Tien. Le qi gong a conscientisé ces régions et leurs
représentations. La tâche en est plus aisée.
Une fois que chacun a contacté en lui ces éléments, je l’invite à
entrouvrir les yeux et considérer la personne présente face à lui à quelques
mètres. Cette interaction avec l’autre change-t-elle la perception de bulle
éthérée qui nous entoure, notre œuf énergétique ? Chacun est ainsi comme
une planète face à une autre. Et ces planètes vont devoir équilibrer leur
interaction, trouver la juste distance qui les sépare. La question est alors de
percevoir l’attraction ou la répulsion, une attraction et l’envie d’avancer,
une répulsion et celle de reculer, ou encore un équilibre dans l’immobilité.
Ainsi chaque binôme va trouver sa juste distance. Pas forcément dans une
évidente convergence du senti, une harmonie tacite. L’un peut avancer
tandis que l’autre reste immobile, voire recule. Bref, au bout d’un certain
temps, un équilibre se crée. Puis chacun revient au point de départ et le
même exercice est fait avec la perception du foyer inférieur, physique,
sexuel et guerrier, avec le foyer moyen, très émotionnel, et le supérieur,
mental.
L’intérêt est de constater comment l’attention portée sur tel ou tel centre
modifie la rencontre avec l’autre. L’équilibre qui s’établit entre les deux
protagonistes devient différent. Et l’expérience est reprise de telle sorte
qu’au total chacun aura rencontré trois personnes. À terme des évidences
émergent, telles que dans un miroir démonstratif.
Mélodie va constater qu’à chacune des rencontres, quelle que soit la
personne, son foyer inférieur la repousse à distance de l’autre. Elle se
retrouve plaquée, bloquée contre le mur, avec le désir de le traverser, de se
cacher derrière. Par contre, à l’écoute du foyer moyen, supérieur, ou de son
œuf énergétique dans sa globalité, il devient possible de s’approcher de
l’autre à des degrés variables.
Marie de son côté rencontre l’inhibition de l’action qui l’amène à
prendre beaucoup de temps pour suivre les indications perçues en son
corps. L’envie d’avancer est bien là, pourtant l’élan n’arrive pas à se
manifester et là encore quelle que soit la personne.
D’autres constatations sont plus générales : le fait d’avoir en face de soi
le sexe ne correspondant pas à son orientation sexuelle n’empêche
nullement l’apparition dans ce foyer d’une attraction pour l’autre, ce qui
peut étonner.
Par ailleurs à certains moments force est de constater que sexe,
émotions et pensée jouent des partitions différentes : l’un reste dans
l’immobilisme, tandis qu’ailleurs l’attraction se manifeste et encore ailleurs
le recul. Au bout du compte, considérant la bulle énergétique, il n’est pas
inintéressant de constater quel centre énergétique a pris le dessus. Me suis-
je laissé guider par le jugement, par l’émotion ou par l’instinct ?
Dans cet exercice, chacun travaille sur lui. L’ego peut être mis à
l’épreuve : je me trouve face à untel ou unetelle, j’ai une folle envie
d’avancer jusqu’à le ou la prendre dans mes bras, et en face le recul se
manifeste. Cela peut être d’autant plus difficile que je me retrouve à trois
reprises face à des gens qui n’avancent pas vers moi. Dans toutes ces
situations, l’autre me renvoie à mes failles, ma fragilité, ou au contraire ma
puissance, mon ouverture. Ces rencontres colorent, expriment, révèlent les
différents foyers. Elles mettent en évidence leur ouverture ou leurs
défenses. Ce qui éveille un questionnement. En quoi mes protections sont-
elles indispensables ? En quoi suis-je menacé ? Comment puis-je
transmuter mes carapaces ? Comment puis-je sentir ce qui est bon pour moi
et à quel niveau ? Si dans mon quotidien je suis attiré ou révulsé par
quelqu’un, dans quel territoire cela se joue-t-il : sexualité, émotion, mental,
les trois à la fois ?
La journée se termine. Nous sommes tous assis en cercle. Comme à
chaque fois, nous remercions la part de mystère qui a rendu tout cela
possible, en toute sécurité pour chacun. À chaque fois je ressens la certitude
que quelque chose de plus grand nous a guidés, qu’une part de l’invisible
s’est exprimée. Et je remercie chacun pour sa présence et son engagement,
sans oublier nos hôtes à Mélisey, Dominique et Henri pour la logistique, et
nos estomacs bien remplis !
CHAPITRE III

Passer à l’action et rêver

Cette deuxième session automnale est consacrée au foie, à l’action et au


rêve. En énergétique chinoise, le foie est rattaché à une saison : le
printemps, à une couleur : le vert, et à un élément : le bois. Quelle drôle
d’idée d’aborder le printemps en plein automne, de solliciter alors que la
nature se prépare à hiberner l’énergie du renouveau, où la vie s’exprime
avec vigueur, où les pousses sortent de terre après le calme du grand froid,
où les bourgeons éclosent et les animaux naissent ! Malgré cette
contradiction, le foie a sa place en ce début de cursus. Il initie, impulse,
amplifie le mouvement déjà entrepris. Il nous aide à ouvrir les yeux, mettre
en lumière. Dans le premier séminaire, un groupe est né, il s’agit de
l’unifier en respectant sa diversité. Chacun a défriché des pistes, chacun
doit maintenant s’engager plus avant, à la rencontre des émotions, des
limitations, des blessures. Chacun, confronté à lui-même et au groupe, va
débroussailler, révéler, panser, initier des chemins vers la résilience.

Traiter l’énergie du foie


L’énergie du foie nous pousse à l’action. Contrariée, ne pouvant
exprimer sa force centrifuge, elle se retourne contre nous-même. Ce
processus ne nous est pas inconnu, dans la vie sociale, professionnelle ou
familiale. Soudain « on voit rouge » ! « Pète un coup, t’es tout rouge ! »
C’est une façon de s’en sortir ! Le Qi du foie s’exprime à travers la colère,
les pétages de plombs en tout genre. Sans quoi la colère rentrée engendre
des frustrations. L’inhibition de l’action prend la place. Les symptômes
physiques s’accumulent, tensions musculaires, maux de tête, insomnies.
Aussi ce stage s’intitule-t-il « Le foie et Mars, colère et frustration ».
Libérer l’énergie du foie nous promet un séminaire sportif, au sens
propre et figuré, dans lequel non seulement l’expression de la violence
refoulée prend souvent une grande place, mais aussi où colère et tristesse se
renvoient la balle, l’une masquant l’autre et inversement. De nos mains
nous écouterons le foie dans son anatomie, sa mobilité, très liée au
diaphragme, et sa motilité. Elles le mobiliseront, le draineront, dérouleront
ses tensions.
L’énergie du foie s’ouvre aux yeux. Il commande la vision, diurne et
nocturne, donc les rêves, expression de l’ombre intrapsychique ou
prémonitoire. Et à ce titre dans sa dimension mentale – car tout organe se
révèle avoir une dimension physique, énergétique, émotionnelle et
mentale – le foie détient l’imagination Hun. Le Hun 魂 est aussi appelé le
conseiller du Shen, le mental du cœur. Lorsque les émotions du foie
deviennent dangereuses pour le cœur, c’est le Hun qui s’interpose pour le
protéger. Imagination et rêve ont une dimension protectrice. Le Hun
soutient la mémoire, facilite l’apprentissage par la visualisation. Son
pouvoir permet à l’être humain de créer et de manifester. C’est ainsi que la
pensée crée : elle transforme, elle modifie des relations, apporte évasion et
résilience. Le foie, par l’intuition, le rêve, les facultés médiumniques, est
une porte ouverte sur la psychomagie.
Il est logique d’associer Mars au foie, appelé par la médecine chinoise
« le Général des Armées ». En astrologie, Mars combat pour la survie, dès
la sortie du ventre maternel. Il nous permet la défusion, l’acquisition de
l’indépendance. Ailleurs Mars refoulé nous place en position de victime,
attire sur nous la violence, engendre dépression et frustration. L’énergie
martienne contribue à la construction de la personnalité. Elle a deux
polarités, l’une qui va vers l’affirmation de soi et l’expression de l’énergie
vitale, l’autre guerrière, dévastatrice. Dans l’approche énergétique des
chakras, Mars est la planète du troisième, Manipura, vortex de l’affirmation
de soi, l’individuation et la connexion au monde extérieur.
Nous allons explorer ces aspects, non pas sur le plan théorique mais
dans l’action. Le théâtre de la vie va nous confronter, nous renvoyer à ce
que nous sommes. Nos yeux, miroirs de l’âme, en diront long sur le regard
que nous choisissons de poser. Que dans les difficultés notre foie soit source
de courage et de décision !

Réveiller le corps et le senti


Les bases de notre travail sont jetées. Il n’y a plus qu’à réveiller le corps
et le senti, loin de l’analyse et du mental. Nous plongeons dans l’action
avec le qi gong des animaux, Il associe les animaux aux cinq organes et aux
cinq éléments : le tigre est associé au foie, le cerf au cœur, l’ours à la rate et
au pancréas, le singe au rein, la grue au poumon. Hua Tuo, père du qi gong
des animaux et du daoyin, disait : « Lorsque le corps ne va pas bien,
exécutez le jeu d’un animal jusqu’à sudation, enduisez-vous de poudre, le
corps devient léger et vous recouvrez l’appétit. » Ces gestuelles réveillent
de larges gammes de sensations. Dans l’échauffement, j’ai glissé « le
serpent qui ondule » et « la tortue qui avale une goutte d’immortalité ».
Chaque animal réveille quelque chose en nous. Nous rentrons dans des
parts de nous-même, nous les goûtons comme autant de qualités, elles nous
font voyager.
Nous enchaînons avec une marche en cercle contactant les différents
chakras, ceux de l’ancrage, la sexualité, l’ego, l’amour inconditionnel, la
communication, la clairvoyance. Nous abordons le premier par l’éléphant,
nos racines. Pour le second, nous sommes le guerrier, drôle d’animal
me direz-vous ! Nous y rencontrons le Hara, centre de gravité du corps,
source du souffle vital et de nos pulsions primitives. Nous reconvoquons
l’ours pour le troisième avec l’affirmation de soi. Le flamant rose nous
connecte au cœur et au quatrième, le dauphin au cinquième, la
communication. Nous finissons avec l’aigle, la clairvoyance dans cet espace
entre le front frappé par le soleil et l’occiput éclairé par la lune. Chaque
chakra renvoie à une région du corps, le périnée, le bas-ventre, la région
ombilicale, le thorax, la base du cou, la tête.
Travailler les animaux nous connecte anatomiquement et
énergétiquement à différents territoires. Nous réveillons des parts
instinctives de nous-même. Nous nous découvrons autrement.

Comment les énergies animales révèlent


quelque chose de nous-même
Il nous faut aller plus loin, dans le primitif et l’impulsif, dépasser le
cadre très précis de la gestuelle du qi gong, laisser venir en nous une
énergie animale dans l’improvisation. Pour cela chacun tire une carte de la
médecine des animaux totems. Nous entrons dans la médecine des
Amérindiens. Les animaux dans leur dimension divinatoire nous guident et
nous enseignent le mystère du vivant et de l’union à la terre-mère. Chacun
tire un animal. Si son nom ne nous parle pas toujours, son dessin nous
permet d’entrevoir qui il est. Sans plus d’informations, nous commençons
aussitôt un rêve éveillé. Dans ce rêve nous partons à sa rencontre : nous
marchons dans une forêt, jusqu’à le découvrir, voire échanger avec lui.
Dans le rêve, le jeu de la découverte avec l’inconnu passe par l’abandon.
Chacun est resté assis sur le cercle, en position de méditation, et chacun a
voyagé. À son terme, chacun s’est laissé immerger par l’énergie de
l’animal. Chacun l’incarne et se laisse inspirer par lui. Quand son énergie
est suffisamment présente pour le pousser à l’action, chacun passe au centre
du cercle et mime, joue, présente, vit son animal.
Raphaël se demande ce qu’il fait là, au milieu de ce groupe pris d’un
délire collectif animalier. Après notre premier week-end de trois jours, il
était rentré chez lui enthousiaste. Il s’était libéré d’une part de la tristesse
parentale. Son frère décédé n’était plus son boulet, mais son ange gardien. Il
s’était réconcilié avec la lignée des mâles de sa famille paternelle, brillants
mais tellement froids. Il s’était senti reconnu, il les avait acceptés dans leur
grandeur et leurs limitations. Il s’était senti plus fort, plus en paix avec lui-
même, dans l’acceptation de sa part intuitive et féminine. De retour chez
lui, son jeune fils Mathieu s’était exclamé : « Papa, tu as grandi ! Tu es
passé de 1,87 m à 1,90 m ! » Et sa fille lui avait dit : « Papa, on dirait que tu
as changé d’âme ! » De beaux encouragements de ses enfants sur le chemin
de la transformation. Par contre sa femme s’était inquiétée. Elle avait peur,
peur de ce chemin étrange qui pourrait l’amener vers ce qui serait une secte,
qui le couperait de sa famille. Du coup, le doute sur notre travail a fait son
chemin dans la tête de Raphaël. Revenir et tomber sur nos agitations
animales le plonge dans la perplexité. Il se replie sur lui-même. Il pense un
temps à Jack Nicholson, à Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il se met en
recul. Ça tombe bien, il a tiré la carte du cygne. Il ne faut pas l’emmerder, le
cygne.
De mon côté, je suis un rongeur. J’ai l’impression que me pousse un
museau, mes lèvres filent vers l’avant. J’ai une conscience plus acérée de
mes incisives. Je suis pris de mouvements des maxillaires. Mes seules
aspirations : trouver quelque chose à manger. Je ne suis qu’une bouche. Je
me sens petit de taille, léger et vif. Je suis sur le cercle avec tout le monde.
Un moment s’écoule où chacun intériorise son animal tant dans la gestuelle
que le cri ou et la posture.
Je me sens poussé à entrer dans le cercle. Je rentre et j’explore, le
museau au ras du sol, reniflant, grignotant quelque chose que je n’ai pas
dans la bouche. Mon museau me guide. Et mon regard espiègle va de droite
à gauche, inspecte rapidement ce qui est alentour. Je vais au centre du
cercle, ronge quelques racines imaginaires puis me retourne et m’avance
vers d’autres animaux du cercle. Certains sont très imposants mais
étonnamment je ne les crains pas. Je me sens vif, malin et alerte. Je recule
dès que je sens le danger, je change de territoire. Je m’enhardis parfois,
avec l’envie d’aller mordre. Je reste en alerte. Sans angoisse existentielle, je
suis juste conscient de ce qui est alentour. Je retourne à ma place. Le rat
parle de vie souterraine où la maladie et la mort peuvent être dépassées par
l’intelligence et la ruse, jusqu’à apporter richesse, prospérité et guérison.
Ma place est bien ici à aller chercher chez l’un et l’autre, dans les méandres
de la psyché, des territoires souterrains, pour les aider à cheminer vers la
richesse intérieure et la guérison.
Dans l’arène de Mélisey, les animaux se succèdent, parfois
s’interpellent, se jaugent sur le cercle.
Raphaël se manifeste. Il est cygne, lui le petit ostéopathe de campagne,
dans une famille d’hommes à la carrière brillante, professeur de médecine,
neurochirurgien. Il est cygne, lui, le fils de remplacement qui n’a jamais
connu son frère décédé dans un accident avant sa naissance. Le cygne
donne la confiance. Il lui redonne la fierté du chemin parcouru. Raphaël se
déplace avec grâce, assumant sa place dans l’Univers qu’est notre groupe.
Le cygne invite à quitter le corps physique vers l’espace du rêve. Il nous
permet de parcourir les différents niveaux de conscience, sans résistance,
dans la confiance envers le Grand Esprit. Lors du premier séminaire,
Raphaël a voyagé à la rencontre de son frère dans l’au-delà, à la rencontre
de l’ensemble de sa lignée. Il a été reconnu par tous pour ses qualités. Tirer
la carte du cygne aujourd’hui ne manque pas de sens ! Il allie là la
puissance et la grâce, reconnaît sa sensibilité, sa part de féminin qui ne lui
enlève rien de son masculin mais l’enrichit, ouvrant l’espace de l’intuition
et le monde des rêves.

Dimension thérapeutique : l’animal guide

Il ne faut pas sous-estimer la puissance thérapeutique d’un animal


guide, le soutien qu’il peut représenter pour quelqu’un dans une
épreuve. Une patiente est venue me voir, atteinte d’une leucémie grave.
Pendant son soin, j’ai eu la vision d’un lion dans ses reins. Encore une
fois, me voilà bien embarrassé par de pareilles élucubrations. Je n’ai pas
tous les jours la vision d’un animal lors d’un soin. Je la considère donc
comme signifiante, et je me sens obligé d’en faire quelque chose.
Pareille information n’est pas aisément communicable au patient, et
difficilement recevable. Je commence donc, avec autodérision, par me
prémunir du caractère loufoque de ma perception, que je finis par
révéler. Je m’attends à un possible rejet, ou à un degré moindre, une
totale expectative. Je suis prêt à glisser sur le sujet, au cas où… Eh bien
non ! L’image a interpellé ma patiente. Plus que cela, elle l’a rassurée,
l’a motivée. Le lion allait lui donner la force du combat. Dès lors elle
s’est appuyée sur lui. Elle a cherché à le rencontrer en elle, elle l’a
apprivoisé par des rêves éveillés quotidiens. Elle lui a parlé, l’a écouté.
Sa chimiothérapie fut lourde et semée d’embûches, d’effets secondaires
en choc anaphylactique. Dans tous les moments difficiles, elle l’a
recherché, s’est reposée sur lui, s’est nourrie de sa force. Elle me le
disait régulièrement par e-mail, « Le lion est toujours avec moi ». Elle
s’en est sortie, bien sûr grâce à la médecine, grâce à elle, et un peu grâce
à son animal guide, qui a levé les doutes et l’a soutenu moralement dans
l’adversité.

Dans le groupe, Mélodie, discrète, presque absente, se découvre, petit à


petit. Lors du précédent séminaire, elle avait constaté un malaise dans son
rapport au corps, particulièrement la partie basse, le foyer inférieur, la terre,
la matière, la sexualité. Dans toutes les rencontres énergétiques qu’elle fit,
quelle que fût la personne, son foyer inférieur la repoussait à distance. Elle
se retrouvait plaquée, bloquée contre le mur, avec le désir de le traverser, de
fuir. Les foyers moyen et supérieur, l’œuf énergétique dans sa globalité, ne
représentaient, eux, pas d’obstacle à la rencontre de l’autre. Mélodie a tiré
la carte de la marmotte. La marmotte dort. Et Mélodie se retrouve tout à fait
dans ce mécanisme de protection. Son foyer inférieur reste endormi.
Confronté, il fuit, se retire et s’endort. Elle oublie ainsi. Alors la marmotte
vient peut-être pointer du doigt que, en devenant une défense, ce repli s’est
fait carapace et l’a coupée de la relation à l’autre, relation redoutée dans la
sexualité.
Élisa s’avance à quatre pattes. Elle marche sur les doigts et sur les
pointes de pied, les membres tendus. Elle file ainsi au centre, puis part d’un
côté, jusqu’aux limites du cercle, revient au centre, repart dans une autre
direction. Il est évident qu’elle tisse sa toile, elle est l’araignée, symbole des
possibilités infinies de la création, l’énergie du féminin. À travers le temps,
elle tisse la trame des vies. Élisa se sent souvent au centre d’une toile, où
elle perçoit la souffrance des autres. Pendant ce séminaire, elle nous dira
avoir particulièrement ressenti trois personnes, leur souffrance commune et
au-delà celles de tant de femmes ou d’hommes non respectés. Elle sera
profondément bouleversée par cette souffrance. Parmi ces trois femmes, il y
aura Mélodie.
Lili se lance au centre du cercle. Elle part dans une danse aérienne, de
toute évidence elle est oiseau. Mais le jeu de ses ailes est étrange, ses bras
dessinent plus des lemniscates que de grands battements, sa trajectoire
virevolte, parfois même elle recule. Son vol surprenant s’explique, elle a
tiré la carte du colibri, dont le déplacement aérien est très particulier.
L’oiseau-mouche est le seul à pouvoir faire du surplace, voire se déplacer
vers l’arrière. Ses ailes sont plus performantes que les pales d’un
hélicoptère. Il vole dans toutes les directions, recule aussi élégamment qu’il
avance, se déplace verticalement, s’immobilise. Lili n’en sait rien, c’est
pourtant bien ainsi qu’elle le mime. Et le message de l’oiseau parle
particulièrement à son cœur, elle que l’amour fait souffrir, qui se perd à la
recherche de l’âme sœur, souvent prise entre deux hommes. Le colibri lui
apporte la légèreté d’un corps qu’elle trouve trop lourd, d’un esprit souvent
ravagé par l’angoisse, la colère et les addictions, d’un cœur qui manque
d’amour. Il lui apporte la légèreté et la poésie de l’enfant intérieur qui fait
d’elle une artiste.
Chacun a reçu un message. Que va-t-il en faire ? Est-il accessible
directement ou prendra-t-il sens ultérieurement au cours du séminaire ou
sur l’année ? Nous verrons bien, mais je sais que ce travail va faire office de
catalyseur. Les cartes ont parlé à chacun. Elles vont ouvrir des portes.

La technique du flux relationnel pour


dénouer l’information cristallisée
La journée se finit sur une démonstration de soin avec la technique de
flux. Je tiens à ce que chaque ostéopathe apprenne les bases de cette
pratique. C’est une technique ostéopathique particulière, dénommée « flux
relationnel » par Pierre Tricot, son créateur. Dans le corps et sa matière,
l’expression de la vie dépasse largement le strict cadre physique : « Les
tissus manifestent des difficultés dont l’origine n’est pas seulement reliée à
la conscience corporelle, mais également à celle de l’être et de son
psychisme. » Par le corps nous trouvons une voie de passage vers des
niveaux plus subtils, dont les empreintes relationnelles. Les plus
marquantes sont souvent les premières, celles liées à la vie intra-utérine, à
la mère ou au père. L’explication de l’accès à ces mémoires passe en partie
par les neurosciences. Mais pour la médecine pouvons-nous avoir une
mémoire de notre conception, ou de notre vie intra-utérine ? Oublions ici
l’approche scientifique médicale. Partons du principe que quelque part
l’information est là, disponible, en ou hors nous. Il suffirait d’arriver à s’y
connecter. Pour ce faire, il nous faut quitter le monde de la physique
classique, pour aller vers le monde quantique, où l’information est partout.
Lâcher le contrôle de la pensée pour suivre le cheminement de l’intuition.

Dimension thérapeutique : technique de flux


Il s’agit donc d’amener le patient dans un état de détente profonde,
voire de conscience modifiée, et à partir de là lui offrir un nouveau
possible : accéder à un dialogue avec un autre, vivant ou mort, dans le
présent ou le passé, voire le futur. Cette rencontre peut dépasser les
mots, et s’avérer physique ou énergétique. Le patient évoque quelqu’un
ou quelqu’une à l’origine d’une souffrance. Il crée la situation sur
l’écran de son cerveau, et échange avec celui ou celle ayant généré ce
trouble. Il ne parle pas à haute voix, tout se fait intérieurement. Et le
thérapeute, les mains posées sur le patient, suit ses réactions. Il est
souvent à sa tête. Il ignore ce qui se dit. Il sent la réaction des tissus, les
modifications de densité, tension et mouvement. Elles donnent des
informations précieuses, tel un baromètre, grâce auxquelles l’ostéopathe
guide vers une libération de l’enfoui, du refoulé qui, au plus profond,
n’a pu être verbalisé.
Dans cette technique, pour être efficace, le patient doit se lâcher. Il ne
s’agit pas ici d’exprimer ce qu’il faudrait, serait raisonnable, juste, poli,
socialement admis, ou réalisable dans la vraie vie. Non, il s’agit ici de
libérer le geyser refoulé sans retenue. J’évoque souvent cet exemple :
une femme a un très lourd contentieux avec ses parents. Je lui ai
proposé cette technique. Elle a joué le jeu, mais dans une partition très
personnelle. Elle ne leur a rien dit, elle a juste fait ceci : elle les
découpa, les mit chacun dans un sac avec un parpaing, monta dans une
barque et les balança par-dessus bord au milieu d’un lac. La scène est
terrible. Elle fut pourtant le début d’un travail de résilience.

Ce soir la démonstration de la technique va se faire avec Baptiste, qui


s’est avéré être l’heureux élu. Pour chaque pratique, il nous faut la bonne
personne au bon endroit et au bon moment. Toujours il nous faut quelqu’un
qui a besoin d’un soin : il est hors de question de faire semblant, faire
comme si Monsieur Machin avait ceci, ou Madame Truc cela. Je déteste ce
genre de pseudo-démonstration, de fake traitement. Ici, la problématique du
patient doit être abordable par la technique de flux, et le soin
pédagogiquement pertinent et intéressant pour le groupe. Je m’adresse à
Baptiste :
– Tu es OK pour le soin ?
Il me répond par l’affirmative :
– Allons-y !
La consultation commence donc par définir l’intention du soin. Baptiste
évoque son histoire avec sa mère. Quand il est né, sa maman a déclenché
une sclérose en plaques, tout comme une génération plus haut, à la
naissance de sa mère, sa grand-mère avait, elle aussi, été affectée par cette
maladie. Baptiste s’est toujours senti plus ou moins responsable de la
maladie de sa mère. Outre la culpabilité, s’en est suivi le devoir de la
sauver. Cette implication réparatrice est pesante, avec son surcroît de
responsabilité. Enfin, liée ou pas à cet événement, une relation fusionnelle
semble les unir. Lors du cursus de l’année précédente, Baptiste était déjà
avec nous. Il a déjà, à travers différentes techniques, travaillé la relation à sa
mère. Mais il reste toujours un poids.
Baptiste s’allonge. Je suis assis à sa tête, mes mains posées de part et
d’autre de ses oreilles, sur la voûte du crâne, tel un bonnet de nuit. Je tiens à
confirmer la pertinence du travail. Je demande en silence, dans mon for
intérieur, s’il faut faire une technique de flux avec la maman de Baptiste. La
réponse entre mes mains est nette, je sens une expansion, comme si mes
mains étaient écartées. Dans mon référentiel cela correspond à un oui. Les
réponses tissulaires et cellulaires sont très basiques, oui ou non, expansion
ou rétraction. Nous réaliserons donc bien une technique de flux avec sa
maman. À voix haute, je demande à Baptiste s’il peut préciser sa demande,
si le soin doit se polariser sur un point plus particulier. Il ne voit pas. Pour
l’instant nous sommes dans le brouillard.
Depuis le crâne, je suis attiré vers son rein gauche. Ce n’est pas
forcément pertinent, car logique et prévisible, une grosse ficelle en quelque
sorte. En effet en médecine traditionnelle chinoise, le rein évoque l’énergie
ancestrale, le gauche celle de la lignée maternelle. Le rein a une forme de
haricot qui peut évoquer le fœtus. Son élément est l’eau. Et s’il fallait
évoquer la vie intra-utérine ? Entre mes mains la dilatation est nette, il
s’agit donc d’un oui. Je teste cependant d’autres périodes de la vie de
Baptiste. À l’évocation de l’accouchement, la rétraction tissulaire entre mes
mains signe un non. Pour les premiers jours de sa vie, la réponse est
encore négative. Je reviens sur la vie intra-utérine, la perception entre mes
mains est radicalement différente, la réponse est bien oui. J’en fais part à
Baptiste. Il est prêt à se lancer sur cette piste. Je ne sens pas de résistance
chez lui, je ne sens pas non plus de gros point d’accroche, il joue le jeu
poliment en quelque sorte. Il est difficile de traiter un patient dans une
adhésion mitigée. Nous verrons bien. Vu l’évocation de la vie fœtale, le
soin risque de prendre une tournure non verbale, plus orientée vers le senti,
le ressenti. Je n’ai aucune recette, et bien que le thème et la technique de
soin soient définis, la part d’inconnu et d’improvisation reste grande.
Dans un premier temps, je permets à Baptiste de se détendre pour entrer
dans le monde de l’irrationnel, du virtuel et de l’imaginaire, où tout est
possible. Je l’invite à porter son attention sur sa respiration, l’air qui entre et
sort, le flux et le reflux du ventre au thorax et du thorax au ventre. Je
l’invite à se laisser bercer par cette marée qui parcourt son corps, qui le
berce, qui le renvoie dans un univers fluide, feutré, où les sons viennent de
loin. Ma voix s’est faite plus douce, plus grave, plus lente. Dans ce
balancement d’une respiration subaquatique, je propose à Baptiste de
remonter le temps :
– Peu importe que tu n’aies aucun souvenir, tu évoques juste cette
période, et tu laisses s’exprimer ton corps, tu te fies au senti.
Dans cette remontée temporelle, je poursuis plus avant, nourrisson à
9 mois, puis 6, puis 3, puis la naissance, puis le neuvième mois de
grossesse, puis le sixième, puis le troisième. Quand j’arrive au troisième
mois, je sens à nouveau une expansion tissulaire qui me signifie que nous
devons nous arrêter à cette période.
– Tu es fœtus dans le ventre de ta maman, au troisième mois de la
grossesse.
Mes mains sont au service de cette régression, mon intention aussi. Et je
laisse un temps Baptiste flotter dans son ressenti. Il n’offre visiblement pas
de résistance à cet abandon. Mes mains en témoignent. L’important est qu’il
s’imprègne de ses sensations. Je pressens à nouveau que nous ne passerons
pas par les mots, qu’il n’y aura pas de verbalisation.
– Comment te sens-tu ?
– Je sens la peur et la tristesse… Je sens l’inquiétude de ma mère… Elle
a peur… Peur d’être malade comme sa mère… Elle a peur que je sois
malade.
Je laisse le temps s’installer afin que Baptiste contacte bien son ressenti,
qu’il contacte la peur et la tristesse. Je laisse aussi le travail du corps se
faire, les tissus exprimer leur réaction dans la densité, la tension, le
mouvement. Je les accompagne dans cette réminiscence. Le travail
ostéopathique tissulaire se fait. Baptiste déroule des tensions, il chemine et
mon rôle est de le laisser avancer dans un premier temps. Mais je ne sens
pas d’issue, je le sens toujours en difficulté, noyé par la peur et la tristesse.
Il a du mal à s’en sortir seul. Il est temps de changer un paramètre :
– Qu’est-ce qui pourrait faire que tu te sentes bien ?
Baptiste n’a pas de réponse. Je lui présente quelques pistes :
– Que ta mère te parle ? chante ? t’envoie de la chaleur ? de la lumière ?
Je laisse un temps entre les propositions. Rien n’y fait, je ne sens pas de
réaction à celles-ci. Mes mains ne sont pas interpellées et Baptiste n’est ni
pris dans une dynamique de transformation ni inspiré. Il flotte donc dans
l’utérus maternel, étreint par la peur et la tristesse, éponge émotionnelle
gorgée du vécu maternel.
Mon ressenti est qu’il veut garder sa peur et sa tristesse, cette fusion
avec la mère dans l’émotionnel. S’en affranchir ne ferait qu’accroître sa
culpabilité. Il veut rester ainsi. La situation est verrouillée. Nous sommes
dans une impasse. Il dit « non », son corps dit « non », ses émotions disent
« non », sa pensée dit « non ». Et je voudrais qu’il dise « oui ». Me vient
une idée. Ce matin, comme animal guide, Baptiste a tiré le papillon.
Il semblait joyeux. Dans un grand sourire, ses bras repliés mimaient des
ailes, mais pas des ailes d’oiseau. Il partait, se posait, puis filait ailleurs,
insouciant et léger, dans un vol saccadé et flottant. C’était étrange de voir ce
barbu, carré, musclé, se déplacer ainsi et s’arrêter brusquement sur une
chaise ou sur les tapis de sol empilés, avant que de repartir plus loin, dans
une allégresse non dissimulée. Le papillon lui apportait la joie.
Symboliquement, le papillon parle du cycle éternel de la transformation
personnelle, de l’œuf à la larve, au cocon, à la chrysalide. Il peut tout autant
parler de notre refus à la transformation et au changement, de notre refus à
prendre l’envol.
– Et si ton animal guide venait te rejoindre dans la vie intra-utérine au
troisième mois ?
Je sens aussitôt une expansion entre mes mains. Nous avons une piste !
– Je ressens de la joie, me répond Baptiste. Oui !
– Accueille le papillon dans l’utérus, avec toi dans le ventre maternel.
Rencontre-le. Dialogue avec lui. Vas-y.
J’ai laissé à Baptiste le temps du senti dans l’ombre de la première
partie du soin, je lui laisse le temps d’en goûter la lumière. Mes mains
suivent encore les variations de densité, tension, mouvement. Elles
soutiennent ostéopathiquement le corps dans son travail. Je sens qu’il me
faut passer à une prise occipito-sacrée, une main sous la tête, une sous le
bassin. Cette prise renvoie au bercement primaire, au développement de la
plaque neurale, aux premiers instants de la vie. Elle soutient cet élan.
Baptiste murmure, entre deux eaux :
– Ton toucher me contient, me comprend, m’interpelle. Je me sens
compris par tes mains, et le papillon m’emporte…
Le papillon l’invite à la légèreté, à la joie, à changer d’état pour prendre
son envol. Et Baptiste sent que la relation à sa mère s’en trouve modifiée.
Que dans l’antre maternel l’atmosphère change, que la vie se colore, qu’un
potentiel germe. Une dynamique de transformation se fait jour. Entre mes
mains, le corps s’expand et se fait plus léger. J’invite Baptiste à diffuser
cette sensation dans tout son corps, à en nourrir chaque cellule et à associer
le papillon à sa maman. Le soin se finit dans la sensation d’espace intérieur,
de paix et de bien-être, d’expansion, de plénitude et de lenteur, de légèreté
tant pour Baptiste que pour moi. J’invite Baptiste à rencontrer le papillon
pendant trois semaines tous les soirs et à dialoguer avec lui. C’est mon
ordonnance !

Dimension thérapeutique : technique de flux, suite


Je reprends les temps forts avec le groupe qui a assisté à la
démonstration :
« Le soin aurait très bien pu être différent et tout aussi juste. Ce n’était
là qu’une possibilité parmi d’autres. À chaud, je dirai que sur un plan
pédagogique, l’intérêt de cette démonstration est de dérouler des
questions simples adressées aux tissus, et non à la personne pensante, et
d’enregistrer leurs réponses. Elles sont simples, binaires, oui ou non,
expansion ou rétraction. C’est ainsi qu’on a défini avec qui effectuer la
technique de flux : la maman de Baptiste. Nous en avions une idée au
départ, elle a été confirmée par une expansion entre mes mains.
Infirmée par une rétraction, nous n’aurions pas pris cette direction. Les
questions nous ont permis de définir un moment de la vie de Baptiste,
ici la vie intra-utérine. Nous avons aussi vu que le soin ne peut se faire
qu’avec l’aval du patient. Différentes propositions n’ont pas parlé à
Baptiste. Il n’était donc pas envisageable de s’en servir pour changer la
relation à la mère dans son caractère originel. Il nous a fallu trouver un
outil pour tenter cette transformation. C’était une bonne idée de
proposer l’animal guide, le papillon. Toutes les expériences du
séminaire ont un lien, comme celles du cursus dans sa globalité. Tout
peut être utilisé. Et notez qu’il est important de terminer le soin sur une
sensation de bien-être, et de la faire diffuser à tout le corps. »

Nous sommes déjà samedi.


Ce matin nous avons médité, encore une méditation Anapana dans la
plus pure tradition. Aucune fioriture, seuls comptaient l’attention portée sur
l’espace entre les narines et la lèvre supérieure, la sensation de l’air, son va-
et-vient, son humidité, sa température. Cette pratique est laïque, loin de tout
prosélytisme. Pierre et Raphaël sont tous les deux chrétiens pratiquants. Ils
partagent la même chambre. Ils évoquent ensemble la compatibilité de notre
travail avec leur cheminement religieux. Raphaël a posé la question à un
moine de sa connaissance dont la réponse, en partie sibylline : « Le malin
peut être malin » lui offrit un garde-fou : « Tant que ce travail ne t’éloigne
pas de ceux que tu aimes, tout va bien. » À la fin de la méditation Raphaël
se signe. Pierre le regard illuminé semble en pleines louanges. Leur
méditation fut une prière, ce qui ne me pose aucun problème. Les
résistances font partie du cheminement.

Pierre, ou le besoin d’être reconnu


Et nous voilà, après le petit déjeuner, partis pour une pratique de qi
gong. Sur le cercle je suis face à Pierre. Je constate la raideur de son thorax
et de ses épaules, un haut du dos enroulé, très figé, mais aussi une fatigue,
celle des épreuves ce me semble, des tonnes sur les épaules, d’ici et
d’ailleurs, jusque dans un passé oublié. Et malgré moi, je commence à
l’interpeller, l’invitant à solliciter ses omoplates, à les emmener dans un
mouvement de glissement circulaire sur la cage thoracique. Je le reprends
sur l’alignement des bras à l’horizontale et sur la fluidité de leur ondulation
alternative dans le serpent qui ondule. Je l’invite à ne pas baisser le regard
ou casser trop la nuque vers le ciel, à garder la conscience de l’avant et de
l’arrière, le futur et le passé. Et je le sens vaciller, au point que là,
maintenant, il pleure. C’est très inhabituel d’autant que mes corrections,
certes exigeantes, ont été avancées avec bienveillance. Cet homme,
aventurier et homme d’affaires, pleure comme un enfant. Je m’avance vers
lui, j’ai juste à traverser le cercle. J’approche mes lèvres de son oreille, le
prends doucement par les épaules et lui demande ce qui lui arrive.
– Rien de grave. Je sens toute la souffrance de mon fils. Je ne peux rien
pour lui et je sens l’abîme qui le confronte, l’emprise de la drogue, le mal-
être profond, et je ne peux rien…
Je reprends ma place sur le cercle et nous continuons la séance. Nous
reprenons l’ours, son déplacement lourd et félin, l’affirmation du territoire,
de l’espace personnel et l’opportunité à cueillir les fruits offerts par la vie.
Nous enchaînons dans la matinée par un travail en binôme, où chacun doit
masser et être massé au niveau du thorax et de l’abdomen, massage en
conscience à la rencontre de l’énergie des organes et des viscères, massage
imprégné d’énergétique chinoise et des qualités du bois, du feu, de la terre,
du métal et de l’eau. Pierre se trouve devoir être massé par Mélodie, plus
jeune que lui de vingt ans. Elle a la fraîcheur, une certaine naïveté, une
désinvolture, une distance ou un flottement, peut-être une absence. Son
regard s’allume intensément et parfois s’éteint étrangement. Elle ne joue
pas de ses charmes. Elle est kiné. Pierre fait partie des non-thérapeutes de
ce groupe. Cette position est de fait plus impliquante. Il ne peut se réfugier
derrière les techniques de soin. Trouver la juste distance dans les pratiques
doit aussi être moins évident. Son regard pétille, il n’est visiblement pas
indifférent à cette présence féminine. Un frémissement se dessine. II lui fait
part de son trouble à l’idée de travailler avec elle. Du haut de ses vingt-huit
ans, elle le recadre tout en douceur :
– Parfait, maintenant que c’est dit le travail peut commencer !
Les mains de Mélodie travaillent le torse de cet homme, un torse de
muscles et d’os, où les poumons s’excusent presque d’être là, comme si la
vie avait déserté cet espace de l’image de soi, de la confiance. Les mains
partent à la rencontre de coques et d’armures. Elles les invitent à fondre.
Et le massage que Pierre reçoit le connecte à son cœur, au besoin
d’amour, le besoin d’être aimé et reconnu. Le qi gong a fendillé la carapace,
le massage continue de lever les défenses, pour s’approcher de l’être dans
sa quête intérieure.
Nous enchaînons par un soin en binôme en utilisant la technique de flux
que j’ai présentée en traitant Baptiste. Pierre va recevoir un soin de Manue.
N’étant pas praticienne je m’associe à elle pour la guider. Elle va devoir
jouer le rôle d’une personne proche de Pierre, avec qui il aurait besoin de
clarifier sa relation. Il nous faut donc trouver la piste la plus pertinente.
Pierre est allongé sur la table de soin. Il se raconte un peu, aborde plusieurs
thèmes qui ne résonnent pas physiquement à l’écoute de son corps. Je
m’explique : les mains du praticien ne perçoivent pas de réaction tissulaire
ou énergétique à ces différentes évocations. La situation change par contre
quand il aborde ce qui suit : à la naissance, victime d’un problème
pulmonaire, une inhalation je pense, compliquée d’une surinfection, il s’est
retrouvé dans un service de réanimation en néonatologie sans la présence de
sa mère, sans son odeur, son lait, son sein pendant trois semaines. À
l’époque, ces services n’étaient pas comme ils le sont aujourd’hui ouverts
vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la maman, qui peut venir quand elle
le souhaite. À l’évocation de cet événement, son corps se densifie, les
mouvements tissulaires s’immobilisent, des tensions s’expriment. Au-delà
du physique, l’émotion est palpable, la peur et la tristesse. Nous sommes sur
une bonne piste. Je le sens sous mes mains posées à sa tête. Manue n’est pas
ostéopathe, son toucher n’a pas cette expérience-là. Aussi nous allons
emprunter un autre chemin, celui du jeu de rôles. Manue va jouer le rôle de
la mère de Pierre. Ce soin ostéopathique par technique de flux va prendre le
contour d’un psychodrame. Le dialogue qui devait être silencieux va
devenir audible, et impliquer Pierre et Manue. L’un comme l’autre vont se
laisser prendre par un jeu qui les dépasse. Ils doivent s’y abandonner, Pierre
régressant à ses premiers jours hors du ventre maternel, Manue contactant
la place et les qualités d’une mère dont elle ignore tout. Il s’agit donc de se
laisser porter par la perception de l’instant, par une mémoire, une
information dont on va se dire qu’elle est accessible partout du moment que
notre intuition s’abandonne à la bonne fréquence, ici Pierre et son histoire.
Manue et Pierre sont partants. Les deux ont les yeux mi-fermés. Manue
pose ses mains sur le corps de Pierre avec délicatesse, premiers contacts
d’une mère à son bébé, et elle lui murmure doucement : « Mon bébé, mon
bébé… » Et ces seuls mots, et ces gestes très simples, ce contact
élémentaire, semblent plonger Pierre dans une béatitude profonde. Son
visage s’apaise, ses rides s’effacent, régulièrement la main de Manue vient
caresser sa joue. Manue, la trentaine, n’a jamais eu d’enfant. Elle trouve là
des mots et des gestes justes avec ce bébé qui n’est pas le sien, et qui a
aujourd’hui dépassé la cinquantaine. Elle paraîtrait un peu en recul, timide,
voire pas vraiment impliquée, tant elle fait juste le minimum. Mais en fait
sa présence résonne avec justesse, adaptée aux besoins de Pierre. C’est ce
que je sens sous mes mains. J’ai quitté mon poste d’écoute à la tête afin de
laisser un espace ouvert entre la mère et le nourrisson. Je suis passé aux
pieds de Pierre. À ce poste distal, je perçois aussi le relâchement des
tensions tissulaires, une densité qui s’allège et le début d’un bercement à
travers un mouvement lent d’ouverture et de fermeture des membres
inférieurs. Mes mains sont le témoin de cet acte psychomagique entre Pierre
et Manue. Régulièrement tout se fige à nouveau. Pierre oscillerait entre
deux états, un régressif dans ces premières heures de vie et l’actuel où la
raison prend le dessus et le fait douter de ce qu’il est en train de faire. Avec
une voix très douce, je l’invite à rester dans l’état de nourrisson :
– Tu es sorti du ventre de ta maman il y a quelques heures et on t’a
séparé d’elle. Mais maintenant elle est là, elle est avec toi, tu es son bébé et
elle s’occupe de toi.
Et Manue de renchérir avec une tendresse affirmée :
– Oui je suis là, tu es beau mon Pierre. Ne t’inquiète pas, je suis là pour
toi, pour te protéger. Je vais m’occuper de toi maintenant.
Nous laissons le temps s’installer ainsi. Puis je demande à Pierre ce
qu’il a ressenti quand sa maman n’était pas à côté de lui. Nous n’avons pas
de réponse dans l’immédiat, comme s’il fallait un long moment pour qu’il
décrypte la question. Pendant tout ce temps, qui au fond n’a peut-être duré
qu’une minute, je sens sous mes mains un arrêt sur image, une
immobilisation glaciale, progressivement teintée de larmes qui coulent. Et
je connais bien ses perceptions, pour les avoir ressenties maintes et maintes
fois : il s’agit de la peur et de la tristesse. C’est finalement ce que va
exprimer Pierre dans un chuchotement :
– J’ai eu peur de mourir… et puis… je me suis senti abandonné.
– Oui, tu as eu peur mon bébé, mais je suis là maintenant, il ne peut rien
t’arriver, tout va bien.
Manue a aussitôt répondu. Je les écoute échanger sur ce mode. Je
constate sous mes mains que les tensions se dégagent. Une liberté s’installe.
Pierre semble investi maintenant par cet état de conscience modifié. Sa
pensée ne semble plus l’inviter à sortir du travail, se regarder de l’extérieur
et émettre des doutes sur la pertinence de la séance. Nous sommes
maintenant tous les trois dans le service de néonatologie. Et Manue de dire :
– Regarde, Papa est là, il vient d’arriver…
Je me prête au jeu :
– Mon Pierre, tu vas bien ! Je suis content de voir que tu vas bien ! Tu
sais, avec maman on a eu peur, on a eu très peur. Maman voulait être avec
toi mais ne pouvait pas. Mais là on est tous les trois.
Je me tourne vers Manue :
– Je vais aller voir les médecins pour savoir si Pierre peut sortir d’ici.
Maintenant, c’est tout ce qu’il faut !
Une larme pointe au coin de l’œil de Pierre. Manue reprend :
– On va rentrer à la maison, Papa est allé voir si on peut t’emmener
avec nous.
Je reviens donc de ce voyage imaginaire auprès du corps médical et
déclare dans un élan de joie, un large sourire sur les lèvres :
– C’est bon ! On a le feu vert ! Pierre va bien, il est guéri et on peut
rentrer à la maison !
À ce moment précis, venu des autres groupes qui travaillent à côté,
éclate un énorme hurlement, relayé à un autre coin de la salle par des
sanglots. Visiblement, sur les tables à côté de nous, des tempêtes
émotionnelles se déchaînent. J’ai l’inquiétude de ce qui se passe dans le
groupe pour chacun des binômes mais ma tâche immédiate reste de finir ce
soin. Je dis donc à Manue :
– Il faut qu’on sorte Pierre d’ici, ce n’est plus bon pour lui d’être là. Tu
entends toute cette souffrance, je vais chercher le berceau et on s’en va.
– Oui mon bébé, on va partir, lui murmure Manue au creux de l’oreille
en continuant de caresser son visage. Je prends les chaussures de Pierre et
les lui mets.
– Voilà, tu es dans le berceau, on peut sortir d’ici maintenant. C’est fini,
tout va bien.
– Oui, tout va bien, mon bébé.
Et Pierre se lève, les yeux brillants d’émerveillement, le sourire aux
lèvres. Fin du soin pour Pierre. Il quitte la salle avec Manue. Je reste pour
soutenir les binômes qui en ont besoin.

Morgan et la recherche du père


L’après-midi, bien avancée pourtant, ne s’arrête pas là. Nous avons
terminé une première vague de soins, mais il nous faut maintenant
permuter, les thérapeutes devenant patients et inversement. Nous
reconstituons de nouveaux binômes. Pierre, cette fois-ci devient
thérapeute ! Grande aventure, car il n’en a nullement les compétences. Je
vais donc le soutenir. Il est avec Morgan. Ma présence devrait sécuriser
cette rencontre. Nous abordons l’intention du soin, définissons son cadre, le
sujet sur lequel va porter notre technique du flux relationnel. Souvent les
binômes constitués ont des problématiques miroirs ; ainsi Manue, qui a
effectué le soin de Pierre, est en pleine interrogation face à la maternité dans
son couple. Pendant le soin de Pierre, elle a rencontré l’enfant venant de
naître et sa capacité à l’accueillir.
Maintenant Pierre écoute Morgan, elle manifeste le souhait de parler à
son père. Elle a déjà exprimé de la violence, des peurs, des frustrations, elle
veut aller plus loin. Elle est allongée sur la table. Je suis assis mes mains
posées sur sa tête, de part et d’autre des oreilles, les doigts écartés dans un
contact doux et enveloppant, avec une pression minimale. De son côté
Pierre est debout le long de cette même table, sur le flanc gauche de
Morgan. Il écoute attentivement, motivé, un peu impressionné par une
mission dont il ne voit pas comment il va pouvoir la remplir.
Morgan souhaite rencontrer son père. Alors qu’elle s’exprime, mes
mains à l’écoute de son corps ne ressentent pas de tension, de fixation,
d’arrêt ou de densification particulière. À l’évocation du père, je sens au
contraire une nette expansion tissulaire, bien-être plutôt que souffrance. La
proposition de Morgan a sûrement sa pertinence. Mais reste à comprendre
cette réaction : l’expansion tissulaire parle d’épanouissement. En effet dans
mon référentiel, un traumatisme se solde a priori par la perception d’un
arrêt de mouvement, une rétraction, une fixation, une densité importante.
Rien de tel… Ici cette nette expansion représenterait plutôt un élan
libérateur. L’existence d’une réaction tissulaire confirme tout de même la
cohérence de la piste proposée. Nous allons la suivre. Je retire mes mains et
propose à Morgan de se lever. À nouveau notre technique ne sera pas
ostéopathique, pour permettre à Pierre de travailler. Nous allons rejouer un
psychodrame. Nous plions la table pour dégager l’espace.
Morgan et Pierre se font maintenant face, séparés de quelques mètres. Je
les invite à fermer les yeux, à porter leur attention sur la circulation de l’air
entre narines et lèvre supérieure, à se laisser bercer par le va-et-vient
respiratoire, et sur chaque expiration à lâcher un peu plus les tensions
physiques, laisser filer les émotions à la terre, ne pas accrocher les pensées.
Au bout de deux ou trois minutes, j’invite Pierre à se laisser prendre par le
rôle de Patrick, le papa de Morgan, dont il ne connaît rien, mais dont la
représentation qu’en a Morgan, bien que non exprimée, va suffire à nourrir
la présence. Pierre doit se laisser inspirer et suivre les mots, les attitudes, les
gestes qui lui viendront et ne seront pas les siens, mais ceux de Patrick. Je
lui explique qu’il a juste à laisser faire, ne pas écouter les résistances de son
mental qui ne va pas manquer de lui souffler que ce n’est pas possible, que
c’est Pierre qui parle et non Patrick… Je l’invite à cesser toute discussion
intérieure et à se rendre juste disponible au soin, donc à Patrick, le père de
Morgan. Dès lors le travail s’enclenche très vite.
L’un s’avance vers l’autre. Ils se rapprochent. Maintenant rassemblés,
ils commencent à parler. Morgan exprime les attentes toujours présentes de
la petite fille qu’elle a été, ces espaces intérieurs où persiste un manque :
– J’aurais aimé que tu sois plus là, que tu me reconnaisses pour ce que
je suis, que tu sois plus… expressif. À la maison les femmes sont fortes,
elles mènent la barque, maman, grand-maman… Toi tu t’effaces…
Elle continue :
– Tu sais être attentionné, faire des petites choses qui font plaisir, qui
rendent les gens heureux autour de toi, mais souvent tu ne dis rien ! J’avais
besoin que tu me dises ton amour au lieu de te taire, que tu me montres que
je compte pour toi… Et puis parfois tu es imprévisible. Quand je t’ai résisté,
tu t’es mis en colère ! Oui je suis têtue, j’ai mes idées. Et souvent j’ai eu
l’impression d’être incomprise. Ça me met en colère ! Du coup je ne sais
plus si je dois m’exprimer ou me taire. Quelle position avoir ? Je n’ai pas
confiance en l’adulte !
Et maintenant la colère gronde en Morgan sur cette non-reconnaissance
du père. Le ton est monté progressivement, son visage s’est fermé.
L’agressivité est palpable. Pourtant son père ouvre gentiment ses bras, un
sourire sur le visage jusque dans le regard. Il la prend dans ses bras.
À regarder la scène, un père aimant s’avance vers sa fille, puis lui
murmure qu’il l’aime. Morgan est désarmée, elle pleure un temps. Mais elle
revient sur les reproches, les manques de la petite fille. Son père l’écoute. Il
lui murmure encore des propos que je n’entends toujours pas bien, mais qui
semblent rassurants. Morgan oscille entre tristesse et colère, larmes et
rébellion. Mais Patrick via Pierre continue avec la même attention à
manifester sa tendresse, son amour, son admiration pour son enfant. Témoin
de la scène, il me semble qu’au-delà de la reconnaissance, Morgan veut
séduire son père. La petite fille voudrait-elle séduire un peu plus un papa
déjà acquis ? Je me trompe peut-être. D’une voix qui se veut neutre, je fais
intrusion dans ce dialogue en demandant à Morgan quelle est sa place dans
la fratrie. Elle est la dernière de trois enfants, deux garçons avant elle. Elle
était donc la petite dernière. Elle ressent ne pas avoir été assez aimée, là où
cette scène semble exprimer le contraire, un peu comme mon ressenti entre
les mains au début du soin, alors que Morgan, allongée sur la table,
évoquait son père et que je ressentais une expansion et non une rétraction
figée.
Une évidence vient à mon esprit. Morgan a déjà fait le cursus. Nous
avons travaillé ensemble. Elle est mon assistante cette année. Je connais
Morgan et un peu son histoire… Je vois là une princesse, une petite fille
reine qui en veut toujours un peu plus.
Je lui rappelle quelques faits :
– Quand tu as annoncé à ta famille ton homosexualité, ton père t’a
comprise. Quand tu as présenté ta compagne, ton père l’a accueillie. Quand
tu as exprimé ton désir d’enfant, ton père t’a soutenue. Et tu ne trouves pas
que ça, c’est un père qui reconnaît sa fille ? Quelle reconnaissance
supplémentaire veux-tu ? Nul père n’est parfait. Tu aurais souhaité un père
différent, plus expressif, un peu plus comme ci ou comme ça. Un père qui
ne se mette pas en colère quand on lui résiste… Qui ne soit pas blessant
parfois… Par le passé le père a blessé la petite fille. Tes demandes ne sont
sûrement pas infondées. Mais ton père t’aime et te reconnaît. Il reconnaît la
femme que tu es aujourd’hui !
Le visage de Morgan se fait un temps inexpressif, un arrêt sur image
pour digérer une information qui est en train de cheminer et de devenir une
révélation.
– C’est vrai, je n’avais jamais vu cela ainsi. C’est vrai… C’est vrai
papa, tu m’as toujours soutenue. Et j’en ai toujours demandé plus, ce n’était
effectivement jamais assez. Excuse-moi…
Et Morgan retombe en larmes, des larmes de joie cette fois. Patrick est
très ému, des larmes aussi pointeraient presque à l’angle de ses yeux. Mais
il tient bon. Et à nouveau des échanges reprennent, murmurés, guère
audibles, mais dont je sens bien qu’ils sont porteurs d’apaisement, et qu’ils
colmatent des brèches. Et le soin va se finir ainsi dans une dernière étreinte.
Dans le débriefing, Pierre confie combien c’était curieux pour lui de
jouer le rôle d’un père qui reconnaît son enfant, lui qui a tant souffert du
manque de reconnaissance du père et de sa violence. Et Pierre a deux
enfants, dont l’un est en détresse. Quel père a-t-il été avec eux ? Jusqu’où
les problématiques sont-elles en miroir ? Placé en tant que soignant, Pierre a
continué ici d’apprendre et de travailler sur lui, sa souffrance d’enfant non
reconnu, sa place de père.
Le soir au dîner, nous nous retrouvons autour d’une longue table ovale.
La vingtaine que nous sommes y tient sans problème. Au plafond pendent
des sculptures mobiles faites de carton ou de métal ; nos hôtes sont des
artistes. Au mur une grande photo noir et blanc, plutôt sépia, sur laquelle je
ne me suis jamais vraiment attardé en huit ans. Il me semble s’agir d’un
vieux camion-benne, avec un gros plan sur son rétroviseur, et un enfant
dans un terrain vague, une image de guerre qui pourrait être au Liban, ou
alors image de misère dans une déchetterie à Cuba. Instinctivement, je fuis
cette image. Elle m’évoque la désolation, la tragédie humaine. À tort peut-
être… Du coup, je ne me suis jamais vraiment attardé à la contempler. Elle
a voyagé sur les murs, s’est retrouvée un temps au-dessus du comptoir qui
fait office de desserte des plats, puis a bougé, pour finir au fond de la pièce,
ce qui je trouve est sa meilleure place, la plus lointaine, avec à son côté le
piano à queue dont le souffle romantique efface l’image.
Dans la pièce des instruments de musique, d’autres objets d’art, des
créations du luthier, comédien et metteur en scène qu’est Henri, notre hôte,
affirment la poétique du lieu. Dans ce réfectoire, nous avons mangé
végétarien et sans alcool, recueillis dans un « Noble Silence », et nous
avons vécu des soirées arrosées de champagne et de vodka, de chants et de
danse sur la table transformée pour l’occasion en scène improvisée. Ce qu’il
ne faut pas faire car cette immense table est fragile ! Enfin pas tant que ça,
elle n’a jamais cédé ! Ce soir tout est calme. J’entends Pierre parler du soin
merveilleux qu’il a reçu à travers le massage de Mélodie. Il évoque ses
mains féminines, attentives et sensuelles, qui l’ont connecté au cœur. Je
relève aussitôt, l’interrompant :
– Tu as tout de même reçu trois soins. C’est le seul que tu retiens ?
Pierre suspend le flot enjoué de ses paroles, lève légèrement la tête, et
semble chercher du regard ces soins dont il ne se souvient déjà plus.
– Non, je ne vois pas ce dont tu veux parler…
Le déni a des ressources insoupçonnables.
– Tu ne te souviens vraiment pas ?
J’obtiens la même réponse.
– Tu ne te souviens pas du petit Pierre qui, à peine sorti du ventre
maternel, s’est trouvé emmené dans l’univers froid des urgences médicales,
et de la chaleur maternelle et parentale retrouvée ?
– Ah oui, tu as raison…
J’entends presque un non.
– Et le troisième ?
– Lors du troisième, tu étais thérapeute, mais comme par hasard tu as
joué le rôle d’un père reconnaissant son enfant, toi qui as souffert de la non-
reconnaissance du père et te trouves aujourd’hui confronté à une relation
difficile avec ton fils, que tu as dans sa petite enfance transitoirement
abandonné.
– Oui, tu as raison.
Dimension thérapeutique : le travail se fait dans
la durée

Dans les séminaires, il nous faut relier les événements qui s’y
produisent. Le déroulement du séminaire a un sens. Même s’il y a des
temps plus forts que d’autres, il faut aussi en considérer la dynamique
globale, sur un même séminaire, et de l’un à l’autre, sur tout le cursus.
Les choses ne sont pas décousues, elles s’enchaînent le plus souvent
d’une façon très logique, pour amener vers une prise de conscience. Ce
séminaire n’est pas fini, demain des événements vont aussi nous faire
travailler. Peut-être que cette nuit, des rêves vont enrichir le
cheminement. L’énergie du foie, c’est encore celle des rêves et des
visions nocturnes, prémonitoires parfois. C’est très important de
considérer aussi le travail dans son évolution globale.

Dans la nuit Pierre va rêver. Au matin, il me racontera son rêve. Il me


semble plus un condensé visionnaire de ses problématiques qu’une
émergence intrapsychique méconnue.
– Je croise un homme, armé d’une batte de base-ball, il me force à
descendre dans une cave. J’ai peur. Il me tabasse, il me viole, il va me tuer,
il frappe à nouveau, je vais mourir. Finalement il s’en va. Je comprends que
je suis vivant, qu’en fait tout va bien, que je ne suis pas blessé, que je ne
saigne nulle part. Je remonte des escaliers, je sors du sous-sol. Je rencontre
une jeune femme, je me sens bien avec elle. Elle a un joli petit cul, j’ai
envie d’elle… Tu comprends : ce rêve, c’est ma vie. Les hommes ont été
violents avec moi, à plusieurs reprises, mon père le premier. J’ai été violé
dans une cave à 15 ans, puis je me suis fait agresser à plusieurs reprises,
tabasser avec la peur de mourir. Et puis à côté, il y a les femmes que je suis
incapable d’aimer, si ce n’est pour leur joli petit cul avec lequel j’apaise
mes souffrances.
J’acquiesce et je poursuis :
– Tu oublies le déni : tout va bien, je suis vivant, je ne saigne pas, je ne
suis pas blessé. Il n’y a rien à voir. Circulez !

Quand la parole se libère


Nous sommes déjà dimanche. La journée est traditionnellement plus
courte.
La méditation du matin se fait aujourd’hui les yeux ouverts, le regard
englobant le centre et le cercle. Au centre une bougie, et de même devant
chacun d’entre nous, cercle et centre sont dans la lumière, présents dans la
nuit qui s’échappe. Nous englobons l’ensemble sans regarder le détail.
Nous rencontrons notre foie dont l’énergie s’exprime aux yeux.
Puis le qi gong, en fabuleux révélateur des dimensions de l’être,
physique, éthérique, émotionnelle, mentale, est organisé ce matin autour de
la perception de la verticalité, de l’horizontalité et des trois foyers. L’accent
est mis sur la perception de l’énergie afin d’aborder le soin du corps
éthérique. Nous abordons la perception, le nettoyage et l’énergétisation des
axes verticaux, des diaphragmes, véritables portes horizontales, passage de
l’énergie entre le bas et le haut. Nous travaillons encore sur la perception
des trois foyers. Précéder le soin de la pratique du qi gong permet de se
reposer sur le senti pour aborder la dimension thérapeutique.
La matinée se déroule sans encombre. Il nous reste le grand temps de la
journée, deux heures de débriefing, juste après le repas. Durant ces trois
jours, nous n’avons pas proposé de temps de parole. C’est un risque réel de
perdre le groupe. Les seuls échanges verbaux sur la pratique ont eu lieu par
deux après chaque exercice en binôme. Le temps de parole est fondamental
pour recréer le lien et évacuer les interrogations du mental. Le thème du
séminaire étant le foie, avec pour planète Mars, nous avons privilégié
l’action, elle l’a emporté sur la verbalisation. Je m’interroge un instant sur
le retour final : ai-je perdu mes ouailles ? Je n’en ai pas l’impression, tout le
monde m’a semblé présent et motivé.
Il est 13 h 30. Le débriefing débute. La personne assise à ma droite
commence et ainsi de suite. Morgan gère le temps, pas plus de six minutes
pour chacun. Le gong signe le début et la fin de chaque intervention.
Certains n’utiliseront pas tout leur temps, d’autres déborderont. Chaque
intervention, il y en a dix-sept, touche par sa profondeur et sa sincérité.
Chacun s’est investi et totalement engagé. Le but est atteint.
Dans le lot Elias fait part de son insatisfaction : il est arrivé avec des
douleurs et des angoisses, il repart avec, il n’a rien appris de nouveau, et il a
tiré une carte de merde – le raton laveur. Il ne voit pas la pertinence du
séminaire. Je l’interpelle :
– L’an dernier tu étais déjà avec nous, tu as vu la pertinence du travail, à
la fois pour toi et pour les autres. Quand nous avons fait ton flot de vie, tu
as été confronté au rapport à ta mère, dans une pertinence et une cohérence
totales. En deux heures de travail tu as fait cinq ans d’analyse. C’est pour ça
que tu es revenu. Et là comme par hasard, sur le thème de la colère et des
frustrations, l’enfant Elias se mure à nouveau. Il aurait voulu plus
d’attention. Il est l’enfant roi, et la non-reconnaissance de son royal destin
le frustre. Le raton laveur te dit : « Elias, arrête de regarder ton nombril.
Autour de toi tu apportes des soins, de l’amour, et c’est ainsi que tu te
soignes. » Lâche l’enfant roi, lâche la fusion à la mère et le besoin
d’entendre que tu es le meilleur. Mars est la planète qui défusionne de la
mère. Sers-t’en.
Les temps de paroles se succèdent, jusqu’à quatre temps
bouleversants qui vont se succéder.
Léonie commence :
– J’ai posé comme demande de trouver ma place, de m’affirmer. J’ai
commencé la boxe il y a un mois, justement pour m’aider à prendre ma
place. J’ai pris trois cours et dans ce séminaire j’ai compris ce qui s’était
passé au dernier. Les fois d’avant, femme au milieu d’hommes et en plus
débutante, je suis tombée sur des gens très prévenants. Et le dernier cours je
suis tombée sur un gars, bien plus grand que moi, costaud, qui n’en avait
rien à foutre que je sois débutante ou que je sois une femme. Il m’en a foutu
plein la figure. Il me faisait mal, j’avais peur. Je pensais à mon nez. Je
l’aime bien, mon nez. Je le trouve joli, et je me disais : « Il va t’exploser le
nez. » J’aurais dû dire « Stop ! On arrête ! » Mais non, j’ai continué en bon
petit soldat. Et j’ai fait le lien avec moi petite fille.
Sa gorge se serre, mais dans un sureffort elle monte le ton comme pour
écrire ses dires à l’encre indélébile :
– Ça m’a rappelé le moment où petite fille je me suis retrouvée…
Une respiration coupe la phrase.
– … seule dans la cabine d’essayage de ce grand magasin, face à un
grand homme, un pédophile, et ce que j’ai subi. Je me suis exécutée, sans
rien dire. Aujourd’hui, je dois dire non ! Ma place est là, dire non, non aux
abus, protéger les enfants des abus sexuels, les victimes…
On n’entendait déjà pas un souffle pendant les prises de parole de
chacun, mais là, quelque chose vient de se passer, le niveau d’écoute est
monté d’un cran et les consciences sont en alerte.
Puis c’est au tour de Pierre de témoigner :
– Je suis arrivé ici pas très motivé… Quand Alain a parlé du foie, de la
colère, des frustrations, de la couleur verte, de Mars, je ne me suis pas senti
concerné. Et puis le travail a fait son chemin. J’ai tiré la panthère comme
animal, ça tombait bien la panthère peut rester longtemps alanguie sans
bouger, ça ne m’impliquait apparemment pas trop, et puis j’ai lu que la
panthère permettait de rencontrer ses ombres. C’était le premier message.
Après, pendant le qi gong, je me suis effondré. J’ai été envahi par la
tristesse et la souffrance de mon fils, qui se drogue, a des problèmes psy et
n’arrive pas à s’en sortir. Je voudrais l’aider et je ne peux plus grand-chose
pour lui. Il est majeur, il a sa vie entre ses mains. Je me suis confronté à la
frustration de ne pouvoir aider son enfant. Le troisième message des mains
de Mélodie m’a fait rencontrer mon cœur et son besoin d’amour peut-
être. Puis j’ai senti le manque de la présence maternelle à ma naissance,
privé de son odeur, de son lait, alors que j’ai failli mourir. Puis j’ai
rencontré le père, celui qui reconnaît son enfant là où j’ai un temps
abandonné le mien, le mien qui souffre aujourd’hui. Et j’ai moi-même eu un
père qui ne m’a pas reconnu, m’a toujours dénigré, un père violent. Et
finalement j’ai fait un rêve autour de la violence des hommes envers moi, le
viol à mes 15 ans, plusieurs agressions. Personne ne sait tout cela. On me
connaît comme le battant à qui tout réussit, pas comme le battu. Et puis la
place des femmes, dont j’ai besoin, à travers le sexe surtout pour m’apaiser,
mais que je ne sais pas aimer…
Pierre s’est exprimé clairement mais, plusieurs fois, a interrompu ses
propos, pris dans des pleurs contenus, des sanglots, une tristesse, une honte,
une sincérité tout humaines. Je suis impressionné par le travail fait en à
peine deux séminaires. Il va maintenant falloir panser les plaies. Il faut
cependant qu’il tienne jusqu’au bout, je sais qu’à un moment il pourrait fuir.
Nous verrons… Son témoignage ébranle le cercle que nous formons,
l’espace et le temps.
Puis, c’est au tour d’Élisa :
– Je n’ai pas tiré l’araignée pour rien. Elle tisse des toiles. Et j’étais sur
le cercle entre des personnes victimes d’agressions sexuelles, et c’était
comme si j’étais liée à elles, et j’ai ressenti pendant ces trois jours leur
souffrance. Je l’ai ressentie assise sur le cercle, je l’ai ressentie pendant les
exercices.
Élisa est très sensible, perméable, on peut parler de médiumnité.
– Et le plus terrible a été pendant le soin où là, j’ai été habitée par la
douleur des femmes violées. Mon ventre en était plein, mes reins en
souffraient. Je hurlais, il fallait que j’accouche de cela.
Effectivement, pendant le soin de Pierre que nous fîmes avec Manue, à
plusieurs reprises Élisa hurla de douleur. Quand le soin de Pierre a été
terminé, c’est auprès d’elle que je me suis rendu.
– J’ai accouché de ses viols, et puis j’avais encore la gorge serrée,
comme si j’étais pleine de sperme que j’avais été forcée d’avaler. J’ai dû le
dégager. C’est terrible cette souffrance des femmes et des hommes lors des
abus. C’est terrible et on n’en parle pas. Je l’ai vécu pour elles et si cela
peut les nettoyer d’une part de leurs souffrances tant mieux. En attendant
j’en ai la conscience. C’est encore plus terrible pour les enfants, car j’ai
ressenti aussi la souffrance des enfants, mais c’est plus ambigu aussi. La
société s’en fout… c’est terrible.
Je pense à Maçyl Massen 1.
Les cris d’Élisa pendant le soin n’ont pu laisser personne indifférent,
tant ils étaient intenses et authentiques, rien d’hystérique ici. Les gens qui
ont une capacité de perception hors norme dérangent et se retrouvent
facilement étiquetés avec des troubles psychiatriques. Ils semblent
déconnectés du réel, alors qu’ils sont juste dans un réel auquel nous n’avons
pas accès. Et ce qui fait que ces gens n’ont pas de pathologie psychiatrique,
c’est que dès qu’ils sortent de leur état modifié de conscience, leur
comportement est parfaitement juste et adapté, dans le travail, la vie de
famille ou autre. On peut très bien entendre des voix, avoir des visions, sans
pour autant être psychotique.
C’est là, consécutivement, le troisième témoignage évoquant les
traumatismes sexuels. Il était clair, limpide. De témoignage en témoignage,
nous montons en puissance. Et vient Amandine :
– J’ai fait le cursus l’an dernier. Et au fil de celui-ci, j’ai accepté de
nommer les traumatismes que j’ai subis par mon père. Je n’en avais jamais
parlé à personne. Lors de l’avant-dernier séminaire j’ai pu en parler à
Alain… Puis j’ai parlé de…
Amandine n’arrive pas à prononcer le mot. Les mots restent derrière
elles, mais on comprend très bien.
– … ce qu’a fait mon père à ma psy. Je vois où cela m’a conduite, un
temps à la drogue, à des comportements suicidaires… En revenant ici je
voulais en parler sur le cercle, que ce soit su. Et depuis quelque temps, je
m’interroge. Je veux peut-être en parler à mon père. L’affronter. Mais j’ai
peur, j’ai peur de sa violence, il faudrait que quelqu’un soit là pour me
protéger… ou alors il va nier. Et s’il se suicidait…
Amandine est droite, longue et figée, digne, les yeux embrumés. Elle
aimerait parler mieux de tout cela, affirmer le mot inceste, viol. Elle le
murmure à un moment. Elle aimerait parler plus haut, plus fort, mais ne le
peut. Elle a honte de ne pouvoir. Elle viendra me le confier. Je ne manquerai
pas de lui dire que tout est bien, qu’elle a fait des pas de géant, et que pour
la suite il faut avancer prudemment, sans trop se presser.
Nous sommes à l’acmé de ces témoignages autour des abus, et je sais
pertinemment que sur le cercle d’autres personnes ont aussi vécu cela. Ces
témoignages de toute façon ont parlé à chacun d’entre nous, pour des
raisons diverses, à des niveaux différents.
Le cercle de parole n’est pas fini, le Papillon, la Marmotte, la Perdrix, le
Lynx, le Serpent vont s’exprimer tour à tour. Chacun interpellera par son
témoignage. Et quand vient mon tour, le Rat n’a qu’à faire le mort car nous
avons débordé quelque peu sur le temps imparti. Le train n’attendra pas en
gare de Tonnerre.
Je félicite tout le groupe pour son engagement total et le travail
accompli.
– Bien des blessures ont été abordées sur les colères et frustrations,
beaucoup autour de la non-reconnaissance du tout-petit par la mère, et
autour des abus sexuels. Maintenant il va nous falloir panser les plaies,
soigner, apaiser. La prochaine fois avec le thème de la rate, la terre-mère, la
Lune et les besoins, nous allons œuvrer dans ce sens, dans l’accueil, la
douceur et la tendresse. Merci à nos guides, merci à l’ordonnance des
choses qui nous ont permis de cheminer ainsi, merci à vous et à bientôt !
Portez-vous bien et n’oubliez pas votre animal guide !
CHAPITRE IV

Accueillir : la douceur, la tendresse,


le « oui »

Sur le chemin de l’inconscient


Entre deux séminaires, le travail se poursuit. Le corps, les émotions et
les pensées, après avoir été brassés, cherchent un nouveau point d’équilibre.
Le processus intrapsychique fait son chemin. L’énergie circule autrement,
notre champ énergétique se transforme. Nous nous retrouvons en quelque
sorte avec un nouveau costume, et notre interaction avec le monde s’en
trouve changée. Des portes s’ouvrent, des opportunités se présentent.
L’inconscient et le refoulé cherchent un chemin. Ils tentent de se dévoiler, à
travers des manifestations physiques, des rêves, des synchronicités. Nous
sommes le jouet et en même temps l’acteur de cette traversée. Pierre vit mal
ce brassage. Il ne le comprend pas, le refuse peut-être. Sa motivation à
revenir baisse. Il est plongé dans une tristesse profonde liée aux errances de
son fils. Il ne s’en relève pas. Les deux premiers séminaires l’ont séduit,
intéressé, mais l’envie de fuir se manifeste en sourdine. Les prétextes à
arrêter le travail débutent, ils s’infiltrent lentement, dans un sabotage
progressif. Pour l’instant Pierre ne voit plus l’utilité d’un tel chantier. Il se
sent juste cerné par une vie qui s’acharne sur lui. Il roule pourtant à
tombeau ouvert vers Mélisey et son troisième séminaire. Raphaël arrive lui
aussi, taraudé par un questionnement autre : la peur de son épouse qu’il
s’embarque dans une secte. Elle s’inquiète pour lui, pour eux. Elle voit là
une remise en cause de leur couple, de leur foi chrétienne. Comment peut-
il ? Que cherche-t-il ? Après le premier séminaire, de retour à leur maison,
enthousiaste, Raphaël n’avait trouvé rien d’autre à déclarer que « J’ai
rencontré Dieu ! », les yeux brillants de lumière. Il offrait à son épouse sur
un plateau toutes les raisons de s’inquiéter. Dans quelle secte allait-il se
fourrer ? Ce Cassourra ne serait-il pas un dangereux manipulateur ? Malgré
tout il revient, comme Lili, Élisa, Elias ou Baptiste. Chacun est décidé à
aller au bout. Chacun tient la promesse engagée avec lui-même et avec le
groupe.
Mélodie a l’impression que rien ne se passe, elle ne ressent rien.
Comme la marmotte, elle reste sous les vapeurs de la couette, dans une
léthargie étrange. Mais intuitivement, elle sent qu’il faut qu’elle revienne. Il
y a le vide dans son ventre, cette sensation de vertige, un trou… La vie ça
va, elle a des amis, n’a aucun problème relationnel dans son travail, mais
pourquoi n’a-t-elle aucun amoureux, aucun amant ?
Depuis le Valais, Amandine sait pertinemment pourquoi elle revient
cette année encore. L’année précédente à Mélisey a émergé une face cachée.
Il lui faut maintenant l’assumer, la clamer aux yeux du monde, notre
groupe, pour s’en libérer au quotidien. Que cette glu ne lui colle plus à la
peau, ne l’entraîne plus vers des relations destructrices, des substances
illicites ! Que la culpabilité change enfin de camp, et que les possibles
germent ! Depuis la Suisse elle est en route.
De mon côté, j’ai délaissé la SNCF et ses TER Bourgogne-Franche-
Comté. À rebours écologique, je prends ma voiture, un Qashqai flambant
neuf venu remplacer ma vieille Renault polluante et fatiguée. Je me rendais
à Mélisey en train, chargé comme un mulet, mais somme toute restreint
dans le choix du matériel à transporter. Cette année, je souhaite transporter
sans restriction tout le matériel nécessaire. Font partie du voyage mon
cheval tambour, des bols tibétains, des bols en cristal, les tingshas,
cymbales tibétaines, le gong du vent, des pierres, des huiles essentielles, des
tissus… Selon les thèmes, j’embarque des protagonistes différents. Le large
coffre s’avère un allié précieux. À l’heure où notre terre a le plus grand
besoin qu’on la lâche avec nos déplacements motorisés, alors que les quatre
roues ne m’ont jamais intéressé, je me prends d’affection sur le tard pour un
tas de ferraille à roulettes.
Chose étrange, cette année les allers à Mélisey sont semés d’embûches :
fermeture de l’autoroute pour travaux, embouteillages monstres, plus de
cinq heures de route au lieu de deux et demi, choc frontal avec un sanglier,
plus exactement une laie et ses quatre petits. Aujourd’hui nous avons à faire
avec une grande opération de « nettoyage » des camps de migrants porte de
la Chapelle et alentour. Le périphérique est totalement bloqué. Depuis ce
matin 6 heures, police et autres services s’activent, et la circulation est
impossible autour de mon domicile. La misère du monde est réunie entre le
XIXe arrondissement, Aubervilliers et Saint-Denis. D’opérations en
opérations, elle est déplacée. Non loin, la colline au crack distille son
poison mortifère sur tout ce périmètre. Après la tentative d’un départ à
18 heures et 100 mètres en une demi-heure, d’où je m’extirpe non sans mal,
je fais demi-tour et attends 23 heures.
En sept années, je n’ai jamais eu de problème pour rejoindre Mélisey.
Pendant les grèves, la SNCF était allée jusqu’à nous préserver des créneaux
adéquats. Deux années de suite, Carla est venue d’une petite île en Suède,
prenant bateau, taxis, avion, trains, métro, sans aucun problème. Et pour ce
cursus, les déplacements des trois premiers stages s’avèrent compliqués.
Comment comprendre cette série d’obstacles si l’on en fait des
synchronicités signifiantes ? Dois-je juste prendre le train ou au contraire
s’agit-il d’un avertissement plus général, pour l’instant abscons ?
Nous sommes au troisième séminaire. Le précédent a révélé bien des
plaies à vif, des blessures profondes. Pour certaines, il s’agit de commencer
à les panser. Nous voilà réunis pour aborder à travers corps, émotion et
pensée, la rate et la terre, en énergétique chinoise, la Lune, en astrologie, et
le grand thème de la mère. La douceur de la rate, sa tendresse, sa couleur
jaune d’or, son goût de miel devraient œuvrer dans le sens de l’apaisement.
De même, la rencontre avec la terre-mère, la Pachamama, déesse
nourricière porteuse de vie. Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Comme
souvent dans la mythologie, cette divinité andine revêt deux personnalités,
l’une généreuse et fertile, l’autre vindicative si elle ne reçoit pas son dû. La
relation qui s’établit entre elle et les hommes reste un équilibre précaire. Ne
retrouve-t-on pas là toute l’ambiguïté du rapport à la mère, dont le
comportement avec l’enfant se noue dans une complexité où instinct,
pulsion, raison et histoire brouillent les cartes ? Le rapport que nous
entretenons à notre mère nous renvoie au couple parental, à
l’accouchement, au déroulement de la grossesse, aux conditions de notre
conception, à la place du père et à l’histoire des générations passées.
Il n’est cependant pas gagné d’avance que la rencontre avec la mère, ou
du moins l’image que nous en avons, apporte quelque apaisement. À travers
maintes pratiques différentes, nous allons rejouer notre relation à
« maman », jusqu’à la toute première rencontre de la naissance. Nous nous
servirons de rêves éveillés en état de conscience modifié, de jeux proches
du psychodrame, mais aussi de l’éclairage que nous offre l’astrologie. La
place de la Lune dans notre thème natal éclaire la nature de ce lien. La Lune
représente pour beaucoup de peuples la « lumière féminine », déesse mère,
symbole de fécondité et de maternité. En astrologie, sa symbolique va de la
plénitude, la réceptivité, la douceur, la poésie, à la féminité, la symbiose, la
rêverie, l’émotionnel, l’enfance, la mère, le foyer. La lune évoque
l’inconscient et le passé, la nuit où s’exprime la face immergée de la
psyché. Elle peut aussi suggérer la dépendance, la passivité, la paresse, et
encore la dimension changeante, cyclique de l’être. Associer la Lune en
astrologie à la rate en médecine chinoise est assez cohérent. Pour cette
dernière, la rate évoque la clarté de la pensée. Elle est reliée au centre, à la
force centrifuge. Rate, terre et lune, sont dans la rondeur, tout comme le
ventre maternel. La voyelle O issue du passage de la colonne d’air entre les
lèvres avancées en forme d’anneau, exprime cette énergie, le contenant et le
contenu de la sphère. Nous associerons donc le son O à notre travail.
L’intention est qu’à terme, une transformation s’opère sur notre relation à la
mère et au féminin en nous, qu’une bonne mère se dessine pour venir
panser les blessures de l’enfant intérieur, blessure d’abandon ou de non-
reconnaissance, de non-protection, de rejet, mais aussi toute-puissance, liste
non exhaustive, source de comportements déviants. L’objectif et l’intention
sont clairs : marcher vers la résilience, dans l’ouverture, la tendresse et
l’accueil. Qu’à terme ce baume nourricier plein de douceur cicatrise les
plaies.
Une fois n’est pas coutume, nous entamons ce séminaire par un cercle
de parole. Il me semble indispensable ; le dernier débriefing avait révélé
bien des souffrances autour des abus sexuels, de l’inceste, mais aussi de la
violence et de la toute-puissance. Chacun s’exprime.
Puis Lynn présente une interprétation astrologique de la Lune dans les
thèmes. Le groupe est enrichi par la présence d’anciens. Ils réécoutent
l’interprétation de leur thème. Ayant déjà fait ce séminaire ils en ont eu une
première lecture. Mais il n’est pas inintéressant pour eux d’y revenir. C’est
souvent par touches que la compréhension se fait. L’intégration de tous les
aspects d’un thème n’est pas évidente, elle nous confronte à nos barrières
mentales et psychiques.
La fin de matinée se profile déjà. Nous avons beaucoup parlé et écouté.
Notre mental est rassasié. Ne nous y trompons pas, la libération ne passera
pas par lui. Notre travail repose avant tout sur le senti et l’intuition, sur la
reconsidération de l’espace et du temps, des liens et des traumas, qu’il
s’agit de revisiter et de lisser. Il va donc s’agir de laisser de côté l’analyse,
de perdre le contrôle, passer dans une présence autre où l’intuition, le senti,
l’irrationnel vont œuvrer.

Le retour à la mère
Le qi gong nous permet d’effectuer cette transition. Nous commençons
ainsi l’après-midi. Dans cette session, le rythme et la qualité des
mouvements nous renvoient à la douceur, la sensualité, une impression de
plénitude, la sensation de flotter. Le poids n’est plus le même, la gravité est
tamponnée, les déplacements seraient presque en apesanteur, les sons
viennent de plus loin, les limites du corps sont plus floues, l’espace
extérieur se restreint là où l’intérieur grandit.
Puis, dans un fondu enchaîné, nous partons dans un voyage à remonter
le temps, jusqu’au moment de notre naissance. La voix de Lynn nous
emmène, dans un état proche de l’hypnose. Nous vivons dans le ventre
maternel, cet antre protecteur, restreint et infini, où nos besoins sont
comblés avant que d’être formulés, nous flottons, les bruits sont feutrés, le
cœur maternel bat la mesure. Au fur et à mesure, l’espace se restreint, les
possibilités de mouvements diminuent. Il va falloir sortir de l’antre.
L’utérus se contracte. La question de la naissance se pose. Et nous sortons
pour naître à une autre vie, à l’extérieur, au milieu aérien, à un espace
différent, à la défusion.
Nous avons constitué des binômes. Lynn s’est attelée à la tâche. Le
premier élu joue le rôle de l’enfant, le second de la mère. Chaque binôme se
retrouve face à face, au sol, sur un même tapis. Les enfants se replient en
position fœtale, enroulés sur eux-mêmes dans un espace confiné, alors les
mères se connectent à leur ventre, à la vie dans leur ventre, à leur enfant
dans leur ventre. Femme ou homme accueille jusque dans les sensations
physiques le fait d’être enceint(e) de cet enfant à venir, leur enfant à naître.
Chaque binôme est un binôme mère-enfant. Au début du travail, chaque
futur enfant est allé voir sa future mère en lui disant : « Tu es ma maman,
ton nom est… et je m’appelle… » Chacun dans son rôle de mère se laisse
imprégner par ces prénoms, par la présence de son enfant recroquevillé tout
près d’elle. Lynn devient la maman de Caroline, Anna la maman d’Elias,
et ainsi de suite. Cet exercice est une opportunité pour l’homme de devenir
mère. Il suffit d’abandonner le mental, de se laisser porter. Il est un moment
où les bébés à naître, recroquevillés en position fœtale sur le tapis, sont
recouverts par celle ou celui qui joue le rôle maternel. Dans ce corps-à-
corps, les bras et le buste de la mère couchée sur l’enfant deviennent
enveloppants, tel l’utérus.
À l’enfant, il est dit :
– Vous êtes dans le ventre de votre maman. Vous entendez son cœur
battre, le bruit de ses intestins, son estomac, vous sentez ses émotions qui
deviennent les vôtres, l’espace est resserré… Parfois l’espace se contracte,
vous êtes poussé vers une issue étroite…
À la mère :
– Vous allez accoucher, les contractions se succèdent…
Les consignes se déroulent jusqu’à ce que la mère accouche, que
l’enfant naisse. Sur les tapis, les fœtus tournent, se vrillent, fléchissent et
étendent la tête, se déplient. Chaque binôme déroule la séquence à sa façon
jusqu’à la naissance. Et, l’enfant né, la première rencontre avec la mère se
fait. La première rencontre alors que le fœtus est devenu nourrisson, qu’il
est passé de l’eau à l’air libre. Il s’agit du premier contact, du premier
contact peau à peau. La magie est bien là. Chaque rencontre dans sa
diversité est très signifiante. Chaque personne-nouveau-né retrouve là une
partie de son histoire, réelle ou fantasmée, elle retrouve aussi une partie de
sa mère. Et chaque personne-mère se retrouve dans des attitudes, des
émotions, des mots qui parlent bien de l’histoire de ce nourrisson-là.
Comment est-il possible de remonter ainsi le temps ? Pour ceux qui sont
nouveau-nés, comment est-il possible de retrouver le senti d’un événement
dont le souvenir conscient n’est plus ? Et pour ceux qui jouent la mère, de
contacter l’histoire d’une inconnue ? Je ne sais comment cela peut se faire.
Mais cela se fait. Encore une fois, comme si l’information était stockée
quelque part en nous ou hors de nous et que, dans un état de conscience
modifié, nous nous laissions traverser et guider par elle.
Cet exercice de la première rencontre avec la mère à la naissance est
très riche, il révèle et panse des plaies, de non-reconnaissance, d’abandon,
de refus de se nourrir ou de nourrir. Jodorowsky, dans l’acte psychomagique
qu’il propose autour du rapport à la mère, convoque une femme qui, nue,
accueille un adulte enfant, lui aussi nu. Ils sont reliés par un cordon
ombilical de corde ou de chiffon, cordon qu’il faudra couper. Il faudra téter
le sein maternel, l’enfant contre la mère recevant quelques gorgées de lait,
bues d’un verre plaqué contre le sein. Tout cela peut paraître bien étrange et
choquer les bien-pensants. Mais avons-nous idée des répercussions de ce
qui s’est joué dans ces premiers instants, pendant la vie intra-utérine,
voire à la conception ? Ils orientent une vie. Les revisiter peut infléchir le
chemin. Comment le bébé est-il arrivé ? Quel accueil lui a-t-on fait ? Perdre
un jumeau pendant la grossesse ne peut-il créer une sensation de manque à
vie ? De même naître après un enfant décédé à la naissance, une fausse
couche ou un avortement ? Un sein refusé peut-il créer une blessure ? Tout
comme une séparation brutale de la maman ? Il ne s’agit nullement de
généraliser, d’assener des affirmations, de culpabiliser les parents ou la
mère. Chaque histoire a des ressorts singuliers. Il s’agit plutôt, à l’âge
adulte, de rejouer le match différemment, de modifier la donne, de revivre
un passé, de le refaçonner, d’en changer le goût, pour faire qu’aujourd’hui il
soit plus léger, pour ouvrir des possibles, se nourrir, recevoir, donner, se
réjouir, jouir.
Dimension thérapeutique : le peau à peau

Dans notre atelier, s’il n’est pas envisageable de travailler nu, chacun
rencontre une nudité intérieure. Chaque binôme sur son tapis fait un
travail engagé et pertinent. Pour certains il catalysera une prise de
conscience, qui nécessitera d’autres mises en situation, pour d’autres il
sera d’emblée thérapeutique et libérateur. Pour signifier l’accueil de la
mère, la journée de vendredi se finit par un massage à quatre mains
huilées et parfumées sur un corps dénudé. Sur le plan symbolique, c’est
le contact peau à peau que nous n’avons pu faire, c’est le premier bain,
l’accueil à la vie, un premier éveil sensuel… Ces quatre mains
empêchent la personnalisation d’un éventuel transfert, un lien qui
pourrait s’avérer contre-productif. Derrière ces quatre mains, certains
verront se dessiner la présence de la mère et l’arrivée du père. Dans
mon intention il s’agit plus d’un accueil par les femmes, la mère et les
mères universelles, les grands-mères, la Pachamama.

Durant ces trois jours, nous avons prévu trois rencontres différentes
avec la mère. Notre idée est d’offrir, à travers elles, l’opportunité d’une
transformation. Vendredi donc nous avons revécu la première rencontre, à
travers l’accouchement et la naissance, suivie d’un massage qui
conscientisait, délimitait et apaisait le corps, qui le nourrissait. Samedi
matin cette nouvelle rencontre est plus élaborée, sollicitant gestuelle et
verbe dans une relation par le toucher et les mots. De nouveaux binômes
sont définis. La rencontre doit ici se faire debout, face à face, portée par une
énergie attractive ou répulsive, et non par une représentation très
intellectuelle. Chacun est renvoyé à son senti. Pour certains l’accolade
s’imposera, emportés dans un élan spontané où les bras s’ouvriront et des
« je t’aime » jailliront. Ailleurs des excuses s’exprimeront, des
pardons s’acteront. Et pour d’autres l’approche sera bien plus compliquée,
voire impossible. Les mots seront durs, les gestes plus éloquents encore,
agressifs et tranchants. Et c’est en pensant à ceux-là que nous avons prévu
une troisième rencontre, une rencontre avec la terre-mère, la déesse
nourricière, la Pachamama, avec pour support un rêve éveillé destiné à
apaiser. Ainsi, ces rencontres vont se révéler multiples, reflet de la
complexité de la relation mère-enfant.
Dès le premier stage, nous avons utilisé un outil étrange qui s’avère être
un allié précieux, des baguettes de sourcier. C’est avec elles que nous
constituons les binômes, ou déterminons qui du groupe doit passer pour
telle ou telle pratique. Cet outil met une distance avec la prise de décision.
Certains verront là une place laissée au hasard dans les rencontres, ou à un
hasard orienté par celui qui tient les baguettes, sciemment ou pas. D’autres
considéreront qu’en vecteur d’une énergie circulante, elles expriment des
informations présentes dans l’espace et le temps, auxquelles nous n’avons
pas directement accès. Ce choix étrange s’avère en pratique très pertinent,
quelle qu’en soit la lecture. Tous les binômes sont constitués ainsi. Lynn le
plus souvent, tel un sourcier, parcourt régulièrement la salle derrière ses
baguettes, la sillonnant de cercles en lignes brisées, à la recherche de celui
ou celle qui sera désigné. Parfois le choix est immédiat. Souvent, tel un
radar, elle scanne l’espace et le temps s’éternise. Elle ralentit sa course,
infléchit sa trajectoire, puis se dirige vers quelqu’un, fonce sur lui parfois,
pour l’esquiver au dernier moment et repartir dans une autre direction. Dans
la pièce, l’attente s’alourdit, habitée du désir de certains, parfois
d’inquiétudes, d’épaules rentrées, de regards détournés. Les baguettes sont
au service du groupe et d’une pertinence redoutable. Elles sont le reflet de
notre écoute à un ordonnancement du monde qui nous dépasse, et par lequel
s’expriment une guidance et un sens. C’est donc avec elles que nous
constituons les binômes, ou décidons de qui va passer pour telle ou telle
pratique. Chacun s’en trouve satisfait.
Revivre la relation pour la transformer
Revenons à la première rencontre avec la mère, la régression jusqu’à la
fin de la grossesse. Caroline se retrouve avec Lynn pour mère. Caroline a
déjà fait plusieurs fois le cursus, sa mère est une hydre, on lui coupe une
tête, elle repousse aussitôt. Elle s’est plusieurs fois glissée dans la peau
d’Hercule pour la terrasser. Et elle a fait du chemin, le fardeau s’est allégé.
L’hydre se fait miniature, mais le thème perdure. Lui revient une scène lors
d’un cursus précédent : Lynn, déjà dans le rôle de sa mère, lui tournait
autour en martelant « Mais je vais l’étrangler… je vais l’étrangler ».
Caroline chasse cette image d’ombre et de douleur. Aujourd’hui elle tente
d’accueillir ce qui viendra sans « gamberger ». Le progrès est considérable :
auparavant la seule évocation maternelle la plongeait dans la peur ou le
désespoir. Malgré tout, la tristesse plane, avec une oppression au niveau du
cou, comme une main qui l’enserrerait. Elle est maintenant sur le tapis avec
Lynn-sa mère. Se succèdent la régression dans l’antre utérin,
l’accouchement, puis le premier contact entre le bébé et sa maman. Par le
passé, Caroline a fait plusieurs fois cet exercice. Elle a rencontré le froid et
l’inquiétude dans la vie intra-utérine. Elle se surprend cette fois à contacter
un relâchement profond, une vraie détente physique. À l’évocation de
l’accouchement, ses peurs étaient intenses, celle de mourir, accompagnée de
céphalées insupportables, qu’elle rattachait aux forceps. Rien de tel, cette
fois-ci, elle glisse facilement vers sa nouvelle vie terrestre. D’ailleurs Lynn
vit un accouchement facile, « en trois poussées elle est sortie ». Cela n’est
pas la réalité historique, puisque Caroline sait par sa mère que
l’accouchement fut très long, qu’elle ne sortait pas, d’où les forceps, et que
sa mère faillit mourir d’une hémorragie ! Le travail des années précédentes
a œuvré et déprogrammé des mémoires très présentes à l’époque.
La mémoire de l’accouchement difficile est comme « gommée » chez les
deux protagonistes, bébé et maman, dans cette nouvelle régression.
Caroline est en position fœtale, lovée sur le tapis, elle est sortie du
ventre maternel, elle tourne le dos à sa mère. Rien ne se passe. Elle attend,
le temps est interminable. Elle se sent abandonnée. Elle se retourne et voit
sa mère allongée les yeux fermés, les mains sur le ventre. Elle n’ose la
déranger, elle s’inquiète pour elle, ce qu’elle a fait en réalité pendant de
nombreuses années. Elle attend donc un contact maternel qui ne vient pas.
Elle attend encore et finalement sa mère allonge la jambe gauche vers elle
et vient la toucher, du bout d’un orteil ! Voilà donc le premier contact
maternel, le parcimonieux bout d’un pied ! Et pendant un temps rien d’autre
ne se passe. C’est le seul lien, puis la mère s’assied, tapote l’épaule de son
bébé, comme pour lui signifier : « Cela va aller, ma fille. »
Aucune manifestation d’amour. Dans la vraie vie, Caroline a eu un
cancer du sein, et après la chirurgie avec ablation puis radiothérapie, elle
avait l’impression d’être une esclave marquée au fer rouge. Elle en parla à
sa mère. Distante, celle-ci lui tapota ainsi l’épaule et lui dit :
– Ça va aller, ma fille.
Le maigre contact du pied ne suffit pas, le bébé se voudrait bercé,
cajolé. Caroline, seule sur son tapis, se met à se balancer, s’autoberce. Elle
s’accroche à un plaid pour le téter comme doudou. Sa mère se lève
uniquement pour la recouvrir. Caroline nous dira :
– Pour ma mère deux choses comptaient, ne pas avoir froid et ne pas
avoir faim.
Caroline se replie définitivement dans sa solitude.
De son côté, les préoccupations de Lynn-mère de Caroline sont les
suivantes : dès la naissance elle se touche la taille et constate qu’elle a
récupéré sa minceur. La vraie mère de Caroline se plaît à raconter que huit
jours après sa naissance, elle remettait une jupe serrée à la taille, heureuse
de ne plus avoir de stigmate de la grossesse. Une pensée traverse Caroline :
« Comment ne suis-je pas devenue autiste ? Sans doute mon père, pas
forcément très présent mais protecteur, m’a-t-il sauvée. »
Dans la deuxième rencontre, celle de samedi, debout, face à face, un
froid glacial règne entre l’une et l’autre, aucun contact ni physique ni verbal
ne peut se faire. Les regards ne peuvent même pas se croiser :
– Son regard m’a tellement terrifiée autrefois, dira Caroline.
L’une et l’autre choisissent un subterfuge pour permettre la rencontre :
évoquer un soi supérieur, une rencontre d’âme à âme, où un pardon
réciproque s’esquisse, sans une larme, sans compréhension, sans amour,
mais sans détresse. Le pas franchi est important, on sort du désespoir et de
la noirceur qui ont si longtemps englué cette relation.
Finalement, lors du rêve éveillé, Caroline peut rencontrer une terre
rouge, grasse, chaude, sur laquelle, allongée, elle s’abandonne avec
bonheur. La Pachamama, en mère symbolique, est là pour elle. En cadeau
elle lui offre un énorme cordon ombilical, la plénitude nourricière de
l’amour. Par association et contraste, Caroline comprend un peu plus tard la
colère qui l’anime lors de nos marches méditatives sur les chemins
caillouteux dans la campagne méliséenne : cette terre aride, c’est la terre de
sa mère, sa mère Capricorne.
Vendredi et samedi, Caroline, comme chacun d’entre nous, est aussi
amenée à jouer le rôle de mère. Et elle ouvre ses bras à des bébés qui à la
naissance flirtent entre la vie et la mort. Le bébé décide à un moment du
choix de naître ou de mourir à cette nouvelle vie terrestre. Caroline-maman
les sent flotter entre deux mondes, à la croisée des chemins. Alors elle les
réveille, elle les encourage, elle les pousse vers la vie. Elle frotte Mélodie,
jusqu’à la lécher, mère animale qui réanime son bébé. Elle insuffle à Céline
une énergie vitale. Céline est née par césarienne, elle n’a pas pu crier, elle
n’a pas osé s’appuyer sur l’amour maternel, elle n’a pas eu le soutien du
père « tuteur ». Caroline souffle une lumière d’amour, elle la souffle dans le
corps du bébé par le cordon, vers le cœur et au-delà, vers toutes les cellules.
Elle semble gonfler un ballon, telle une chamane prise dans un rituel. Elle
aura donc aidé Mélodie et Céline à toucher le oui à la vie, à la renaissance,
à la réjouissance. Dans ces deux soins, c’est aussi elle qu’elle soutient dans
son rapport à sa propre mère et au souffle de vie. Souvent, chez nos
patients, la clé de la guérison est de poser un oui, là où règne un non. Ce
comportement, cette posture existentielle, reflète notre point d’assemblage.
Il faut le déplacer, c’est à cela que nous nous employons, changer la grille
de lecture, les codes, les postes d’observation… Caroline est ostéopathe,
comme par hasard spécialisée dans les soins du nourrisson et de la femme
enceinte.

Dans le groupe, effet miroir


Samedi matin, dans la rencontre mère-enfant à l’âge adulte et non plus à
la naissance, un binôme m’interpelle particulièrement : Elias rencontre sa
mère. Je les observe de loin, dans le mouvement des autres binômes. Je me
focalise sur eux deux. C’est un ballet étrange. Ils restent longtemps distants,
à plusieurs mètres l’un de l’autre. De l’extérieur, il semble qu’Elias mène le
jeu. La distance que maintient sa mère-Anna reflète l’attitude de son fils. Il
est silencieux, muré dans une raideur toute verticale. Ses mouvements sont
rares. Il prend une succession de poses, tel un mime. Des postures de mains
ou de bras, un positionnement de trois quarts, une avancée d’un pas, puis
deux sur le côté, sont autant de messages déroutants pour sa mère.
Finalement, il recule longuement. Il entretient l’espace et la froideur. Son
regard la transperce, elle, désemparée de l’autre côté. Je donne 20 ans à
Elias dans ce jeu. Sa mère tente quelques approches aussitôt déjouées par
les esquives du fils. Finalement elle réussit à s’affirmer, avancer un peu
plus. Elle est debout, assez proche maintenant, figée, la tête baissée vers le
sol. Elias ne semble pas ému, il domine, tant et si bien que sa mère finit par
s’agenouiller devant lui. Elle reste là immobile.
Sans doute souffre-t-elle. Elle se retrouve là, n’ayant pas su faire
autrement, aimer autrement. De l’extérieur, il est bien difficile de mesurer
les sentiments qui l’animent, agenouillée ainsi : culpabilité, capitulation,
tristesse… L’image a sa dimension mystique, Marie devant son fils Jésus, et
psychanalytique, la mère devant l’enfant roi. Aucune émotion ne transparaît
sur le visage d’Elias. Un élan pourrait l’entraîner au sol, lui faire prendre sa
mère dans les bras, lui faire dire :
– Maman, je t’aime ! Maman, relève-toi ! Maman, pardon.
Rien de cela. Il passe derrière elle, tend ses bras, paumes des mains
largement ouvertes et dirigées vers le dos de sa mère, plus exactement en
direction des reins. Elle reste immobile, elle arrête d’essayer, elle
abandonne. Il impose ses mains à un mètre en regard du rein gauche
maternel. Symboliquement les reins représentent l’énergie des ancêtres et la
lignée. Voudrait-il soigner la lignée maternelle porteuse de quelques tares
venues du féminin ? On reste dans la toute-puissance, celle du thérapeute,
pourquoi pas celle du Christ ? Certes je partage là une impression toute
subjective, à voir la scène de loin, mêlée au flot des autres rencontres. Cette
interprétation ne vaut peut-être pas un kopeck. Pour l’instant ni l’un ni
l’autre ne parle. La mère s’est relevée, Elias l’a contournée et lui fait face.
Elle semble s’insurger devant cette inversion des rôles, elle veut reprendre
sa place. La tension monte encore. Mon rôle est d’intervenir. Je me dirige
vers eux et, tandis que je me rapproche, me vient une certitude : pour
équilibrer cette relation, il faut une tierce personne : le père.
Le père a le pouvoir de mettre fin au statut de l’enfant roi. En silence je
suis maintenant avec eux dans une triangulation riche de sens. Elias me
prend par la main et me déplace de telle sorte que je me trouve là où il
aurait envie que je sois. Je lui fais savoir qu’il n’en est pas question, que je
reste à la place que j’ai choisie d’occuper et qui est la mienne. Sans que rien
n’ait été dit, il est évident pour nous trois que j’ai pris la place du père, là où
Anna occupe celle de la mère. Anna dit alors :
– C’est bien que ton père soit là, il faut que ton père soit là. C’est
indispensable.
Elias regarde alors sa mère :
– Parce que toi tu laisses la place au père maintenant, tu penses que la
place du père est importante, c’est ça ?
Anna vacille un peu, elle a tout comme moi senti qu’Elias ne s’adresse
plus à elle en tant que sa mère, mais à elle en tant qu’Anna. Or son histoire
est la suivante : Anna est née d’une mère porteuse, avec don d’ovule. Elle
s’est toujours considérée comme une fille de la terre, sans racines, libre. Et
il se trouve qu’elle est aujourd’hui, là, enceinte de sept mois et qu’elle s’est
séparée du papa de son enfant à venir. La place des parents pour Anna a été
et reste un sujet complexe, d’autant que la place du père a elle aussi posé
problème : la fille de la terre, libre, n’appréciait guère ses accès d’autorité,
ses colères, son tranchant. Elias pointe du doigt les failles. Et Anna répond
tout de même :
– Oui, la place du père est importante pour te cadrer.
Et Elias de renvoyer dans un regard dur :
– Tu en es vraiment sûre ?
Le père que je suis se doit d’intervenir :
– Elias, tu travailles ici ton rapport à ta mère, que cet exercice fasse
travailler Anna en miroir n’est pas le sujet. Le sujet, c’est que depuis le
début tu te comportes en enfant roi, dans ta toute-puissance, tu laisses ta
mère rester à genoux devant toi, puis tu tentes de la soigner, elle et toute la
lignée des femmes. Quand le père intervient, tu cherches à le placer où bon
te semble. Et finalement, quand tu te trouves acculé, pour garder la main, tu
sors du cadre pour attaquer Anna sur sa situation personnelle. Laisse Anna
tranquille et baisse pavillon !
Elias fait ses excuses à Anna et remercie le père pour ce qu’il qualifiera
de « gifle symbolique ».
Lors du débriefing sur le cercle devant tout le monde, Elias renouvellera
ses excuses, il insistera sur le bien-fondé de ce recadrage, la « gifle
symbolique », comme il l’appelle. Et il évoquera la nécessité, pour lui, de
trouver une image paternelle. Dans cette triangulation entre Elias, Anna et
moi, nous avons tous trois été interpellés par les rôles que nous avons joués.
C’est quasiment toujours le cas. Il n’est pas anodin pour moi de jouer le rôle
du père qui tranche, je préfère le papa poule. Je dois me botter le cul chaque
fois qu’il faut affirmer la loi et l’ordre de façon autoritaire. J’essaie
maintenant de le faire sans brutalité, je ne parle pas de brutalité physique,
mais de celle des mots. Dans la relation à l’enfant, comme ailleurs, rien
n’est jamais acquis, nous passons de certitudes en remises en cause, doutes
et adaptations. Avec mes enfants je n’ai pas l’autorité légitime de la force
tranquille, j’ai parfois une main de fer dans un gant de velours, mais aussi
une main incertaine dans un gant de crin. J’ai donc été interpellé par cette
rencontre avec Elias et Anna.

Dimension thérapeutique : revivre les relations


mère-enfant

Ce séminaire révèle les multiples visages de la mère, la multitude de


blessures relationnelles où mère et enfant se renvoient la balle. Au fil de
ces trois jours nous avons vécu dans nos chairs, selon nos histoires,
l’absence, l’attente de l’allaitement, le manque d’amour, le rejet,
l’abandon, la fusion, la toute-puissance, la dépression, l’humiliation,
l’abus, l’injustice. Ce travail offre un vécu à travers des mises en
situation. Chacun sort de ses pensées, oublie sa connaissance théorique
du problème, pour vivre une chose improbable qui va prendre sens, et
permet non seulement une prise de conscience, mais aussi une
transformation. Les besoins du bébé ne sont guère complexes : manger,
dormir, faire caca, pipi et… être aimé. Ces besoins élémentaires peuvent
être mal vécus. Ils laissent alors une trace, invisible, mais indélébile
pour qui ne la traque pas, une trace qui conditionne malgré nous nos
comportements. Nous n’en avons pas idée. Adulte, se retrouver fœtus
sortant de l’antre maternel, ou nourrisson dans son premier contact avec
la mère, nous plonge dans l’océan de nos origines oubliées. Adulte,
rejouer une rencontre avec la mère, d’égal à égal, en toute liberté, sans
se demander si c’est juste, politiquement correct, réalisable ou pas,
déclenche une catharsis, soulève des lièvres, met en conscience. Ces
pratiques offrent l’opportunité d’une libération si elles sont nourries
d’un senti, d’un ressenti, d’une représentation particulière. Un acte
symbolique est ainsi vécu. Il transcrit une problématique, matérialise ce
qui se joue inconsciemment afin d’accompagner un changement. Une
intention est ainsi matérialisée, elle n’en est que plus puissante.
Le groupe décuple le champ des possibles. Il offre une sécurité. Nous
sommes souvent assis en cercle, forme rassurante, délimitante,
protectrice. Il devient une immense oreille, où la parole de l’un éclaire
les pensées de l’autre. Chaque membre du groupe dans son vécu, ses
interventions, ses questionnements, éclaire une part de nous-même, et
nous aide à cheminer intérieurement. Le groupe devient une personne à
part entière, il évolue, affine son ancrage et sa présence, il devient un
vortex support de transformation. Le groupe devient le thérapeute.

Ostéopathie crânio-sacrée : jusqu’à


la vie intra-utérine
L’ostéopathie n’est pas oubliée. Sa pratique explore elle aussi senti et
ressenti. Nous finissons la journée de samedi par une séance d’ostéopathie
crânio-sacrée. L’intention donnée au soin est d’aborder le nourrisson en
l’adulte que nous sommes. Il s’agit de replonger le patient par le toucher
dans l’univers intra-utérin, le développement axial de la plaque neurale, les
premiers instants de vie, le bercement du bébé par la maman. Le toucher se
doit d’être léger et plein à la fois, les mains une terre nourricière, porteuses
de la sève vitale. Elles se doivent d’être aimantes et rassurantes,
accueillantes. Le praticien est assis à la tête du patient. Les mains, posées
sur la tête, accompagnent le réveil du bébé après les contraintes de
l’accouchement. Puis la prise change, une main reste sous la tête, en regard
de l’occiput, tandis que l’autre est glissée sous les fesses, en regard du
sacrum. Le praticien a alors changé de place, il est sur le flanc de la table.
C’est la technique occiput-sacrum, les mains engendrent un bercement
régressif. Il permet une expansion de la sève vitale jusque dans tout l’espace
corporel, un va-et-vient liquidien, une marée porteuse du sel de la vie. Ces
deux mêmes prises, colorées d’une intention différente, structurante et
orientée, avec une qualité yang, seraient vécues différemment et
connecteraient plus au temps, à l’espace, à l’assise, à la fonction paternelle,
cette fois.
L’occiput et le sacrum sont deux os particuliers. Je les trouve assez
similaires, ils ont la forme et la taille d’une main ouverte, ils se situent tous
les deux à l’extrémité de la colonne vertébrale. Le sacrum a une forme plus
pyramidale, clé de voûte du bassin, l’occiput est plus creux avec une base
qui appartient au châssis du crâne et une écaille qui appartient à la voûte. Il
est creusé d’un large trou où passe entre autres la moelle. Il est un des os
clés du crâne. Il accueille le cerveau, tapissé par les méninges et ses trois
feuillets, la dure-mère et la pie-mère (douce, pieuse), avec entre elles
l’arachnoïde, qui telle l’araignée tisse un lien entre le dur et le doux. Il
s’agit bien de créer un lien dans ce territoire entre la matière et nos
aspirations profondes. Le cerveau est le garant de notre liberté de penser, de
croire, de rêver, de créer. Depuis ce territoire, nous rêvons notre vie pour
vivre nos rêves. L’occiput est à la croisée des chemins entre la tente et la
faux du cerveau entre la mère et le père symbolique, la rondeur et la
verticalité.
Le sacrum, lui, est une coupelle dédiée aux organes génitaux. Telle une
main qui reçoit, intimement lié à l’utérus via des ligaments, il est un temple
dédié à la vie. La tête du bébé lors de l’accouchement est contrainte contre
lui, modelée presque. L’occiput du bébé glisse sur le sacrum de la mère et le
bébé naît. Dans une allégorie poético-mystique je dirais que le bébé avant
de sortir prend le sacrum maternel et s’en fait l’armature postérieure d’un
casque, gorgée d’amour et de sérotonine. Si le sacrum est l’os de la
naissance, il est aussi le dernier os à disparaître après la mort. Pour certains
mystiques, il est un soutien à la reconstruction du corps dans l’au-delà. Sa
forme incurvée en fait une coupelle dédiée aux entrailles de l’animal offert
aux dieux en sacrifice. Le sacrum, os de la vie et de la mort, lié à l’antre
maternel, est aussi un os honteux. Le sacré des uns renvoie au tabou des
autres. Le sacer en latin désigne tantôt le sacré, le divin, tantôt la
séparation, l’interdit, le maudit. Les nerfs pudendaux ou nerfs honteux ne
sont pas très loin, de même les organes génitaux externes, montrés dans
l’Antiquité, cachés aujourd’hui. Le bassin serait-il le berceau de nos
croyances profondes, sur lesquelles nous nous construisons, l’accès vers le
sacré, le profane ou le maudit ? La mère est sacrée, la mère est maudite. Le
bassin est ce four alchimique, ce lieu magique et incompréhensible où la vie
prend forme.

Dimension thérapeutique : technique occiput-


sacrum

Le thérapeute a donc une main aux deux extrémités de la colonne, il


prend en compte toute la structure de l’axe rachidien, il relie le monde
d’en bas, le monde d’en haut et celui du milieu, l’espace horizontal,
notre monde. Et en bougeant le curseur de la croix, nous voyageons
dans le temps, régressons vers la vie intra-utérine ou filons pourquoi pas
vers le futur, ou un autre espace-temps ? J’offre une lecture symbolique
d’une technique ostéopathique qui berce la colonne.
Les binômes soigné-soignant sont constitués, les non-thérapeutes du
groupe sont soutenus par des praticiens expérimentés. Et le silence
règne dans la salle. Des mains maternelles et universelles se penchent
sur chacun, accouchement, vie intra-utérine, premiers manques,
premières douleurs, conscientes ou refoulées. Entre l’occiput et le
sacrum, elles harmonisent l’espace du milieu, entre aquatique et aérien,
entre matière et spiritualité, entre l’au-delà et les vivants, dans l’antre
maternel. À chaque patient de se laisser porter, de s’abandonner sans
défenses à cette marée de terre et d’eau, ce bain de jouvence. Il lui
appartient de dire oui et de laisser le travail se faire, au-delà de la raison.
Et plus il l’investira comme un enfant, sans préjugés, juste dans la
disponibilité, voire dans l’émerveillement, plus les effets en seront
importants, jusqu’à changer le cours de ses maux, de ses
empêchements, de ses souffrances, le cours de sa vie. Dire oui n’est pas
une évidence, surtout quand l’histoire – le rejet, l’abandon, l’inceste, le
viol – a engendré une carapace protectrice, un système de défense
gouverné par le non, pour protéger le vivant en soi. Le rapport au corps,
la tendresse que l’on peut lui porter, la reconnaissance, l’acceptation du
féminin en soi, s’en trouvent bouleversés. Souvent la rate, la terre, la
lune, sur le plan symbolique, racontent ces symptômes. Certains
troubles de la sexualité, l’anorexie, la boulimie, renvoient à ces
défenses. C’est au thérapeute, animé par la compassion, de créer
l’espace sécurisé et rassurant qui ouvre les portes d’une
conscientisation, fissure la carapace et permet l’abandon. Le thérapeute
n’est pas dans la volonté de faire, dans l’attente d’un résultat, il est dans
la présence. Il se laisse porter par plus grand que lui, il se laisse inspirer
et guider, dans l’intention posée. La qualité de la présence, l’ancrage,
l’attention sont palpables dans la salle où neuf tables sont au travail.
Dans cet espace, chaque binôme profite de la qualité du travail de ses
voisins. L’égrégore patient-thérapeute, comme celui d’une posture de qi
gong ou de yoga, comme celui d’un mantra ou d’une prière, fait ici son
œuvre. Chaque binôme peut se reposer sur les huit autres qui
l’entourent. William Garner Sutherland, père fondateur de l’ostéopathie
crânienne, élève de Still, aimait à dire cette phrase obscure et mystique :
« Où est situé le liquide céphalorachidien ? Est-il seulement dans mon
corps ? Non. Il est partout dans chacun de nos organismes. Il y a un
océan de LCR dans cette pièce… et le souffle de vie est en chacun de
nous. » Alors que tout le monde travaille aux tables, j’ai envie de la
reprendre à mon compte : « Où est la terre-mère ? L’immensité de la
terre-mère est dans cette salle et sa sève nous nourrit. » Nous voilà de
retour dans le giron maternel.

Par le rêve éveillé, un accès à la mère


symbolique
Nous avons aussi contacté la terre-mère par le rêve éveillé. Dans cet état
modifié de conscience, s’opère une émergence de la psyché et de
l’inconscient et se dessine un acte thérapeutique qui peut intuitivement
prendre forme.
Élisa raconte son rêve :
« J’arrive dans un vaste champ déserté. Déserté par quoi, par qui ? La
terre est fraîchement labourée, grasse et humide, d’un marron très foncé.
Elle est fertile. La nuit est noire. Au loin j’entends des bruits de fête.
Derrière, au fond du champ, il doit y avoir un chapiteau. J’entends des
chants joyeux, des cris joyeux eux aussi. C’est derrière le champ, mais c’est
très loin de moi. Une vie à laquelle je n’ai pas accès.
Sous mes pieds la terre est toujours labourée, grasse, foncée, vierge.
Mais je n’en sens pas vraiment l’énergie. J’appréhende même l’idée de la
fouler. Elle est pourtant fertile, disponible. Elle n’attend que les graines, elle
est prête à être ensemencée. Je devrais l’investir. Une voix me propose de
m’y allonger. Je ressens soudain l’humidité ambiante. Je crains d’avoir
froid, couchée ici, sur cette terre. Et je ne peux pas être la première à
l’investir.
Alors je cherche un autre endroit, je quitte ce lieu, je descends, je
traverse un petit chemin et je m’allonge en contrebas sur une terre aride,
très sèche, très dure, à l’abri du vent. Elle est éclairée. La ville n’est pas
loin. Ses lumières arrivent jusqu’ici. La terre y est en tout cas plus claire,
beige. Et au moins je n’ai pas froid, je ne suis pas exposée. L’autre terre
surplombait les lieux et semblait à l’air. En contrebas, sur cette terre aride,
je ne suis pas confortable, mais je suis rassurée. »
Comment interpréter ce voyage ? Il est une terre fertile qu’Élisa pourrait
rencontrer, elle est du côté de la nuit, du caché, de l’inconscient, elle est à
portée de main, à portée de joie, mais inaccessible, l’ensemencer serait la
violer, serait peut-être découvrir une part d’elle qui doit rester dans l’ombre.
Alors mieux vaut cette terre aride, au grand jour, cette terre connue, au vu et
su de tous, rassurante mais insatisfaisante. En fait un chemin se dessine,
l’aboutissement est à venir. Il manque encore quelques pièces au puzzle.
Élisa a déjà fait le cursus. Elle a perdu sa mère toute jeune et a vécu avec
des douleurs abdominales terribles pendant des années, jusqu’après la
naissance de sa propre fille. Elle vivait des journées de torpeur, sous
l’emprise de ce mal étrange. Elle s’en est séparée lors du premier cursus.
C’est elle qui pendant le séminaire précédent a vécu cette connexion
profonde à la souffrance de toutes ces femmes victimes d’abus sexuel et de
non-respect. Dans le travail de ce séminaire-ci, elle a contacté en elle la
puissance de la mère de Morgan, qu’elle a été amenée à jouer, une
puissance inconnue. Cette sensation, cette découverte, si loin de la fatigue,
la lassitude qui la phagocyte depuis le décès de sa mère, vient interroger le
chemin à parcourir.
« J’ai été coupée dans ma croissance par le décès de ma mère, et
empêchée par l’injonction paternelle. J’ai quelque chose à trouver sur la
lignée des femmes, quelque chose que j’ai connu avant sa mort, qui était
alors présent en moi, et que j’ai perdu. Quelque chose à retrouver… Et je
pourrais aller vers ce qui est bon pour moi. » Une terre vierge riche et
fertile, qu’elle pourrait investir, sans peur…
Un autre rêve éveillé, une autre terre-mère, Alice raconte maintenant
son voyage intérieur : « J’avance sur une terre lourde, noire et grasse, dans
une ambiance froide et sombre. Tout est laborieux. La terre est remuée, on
vient de la retourner. J’avance incertaine, et je me retrouve devant des
tombes, des tombes encore fraîches, celles des femmes de ma famille. Je
suis devant la tombe de mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, mes
tantes, à peine mises en terre. Ma mère est à mon côté et en même temps, sa
tombe est là, béante et prête devant moi. Elle va partir, je voudrais la retenir
et je ne le peux. Je partage ce sentiment depuis mon enfance. Je connais cet
abandon, ou du moins j’en ai peur. Depuis toute petite, je sais que ma mère
peut disparaître sans prévenir. À cette idée, je me sens vide de sens, perdue
et désespérée, submergée par la colère et par la peine. Ma mère dit nous
porter, à nous ses enfants, un amour infini. Nous serions toute sa vie. Je ne
l’ai pas senti, ni dans son ventre ni pendant l’enfance. J’ai cherché son
attention, sa protection, et j’ai eu l’impression d’être sa petite sœur. Et
aujourd’hui elle va partir. C’est l’histoire d’un manque de sécurité, de
repères, d’une incompréhension qui touche à sa fin, avec la fin de sa vie,
imminente. Je n’imaginais pas demander de la sécurité à ma mère, avoir
besoin de cette sécurité-là, moi qui ai tracé ma route, en femme libre et
responsable. Il y a donc cette terre, la terre des morts, ou plutôt des mortes.
Je quitte les tombes béantes. Je marche. La terre change. J’arrive dans
un verger de pommiers et de poiriers. Je m’y promène avec ma mère, elle
est à nouveau là. Et Diane, ma fille, est là, elle aussi. Nous cueillons les
fruits sur les arbres. Je suis pieds nus dans l’herbe. L’herbe est douce. C’est
la douceur de la réconciliation, dans un moment très calme et lumineux,
avec une infinie nostalgie dans le cœur. Reste le sentiment de trimbaler sur
cette terre toute l’histoire des femmes de la lignée maternelle. La violence
et la douceur se mélangent. »
Alice nous présente elle aussi deux terres, celle des morts, du passé, de
la tristesse, l’insécurité et la violence, et celle de la vie, une terre de pardon
et de sérénité. Il lui faudra digérer l’émergence de ces images. Des moments
de joie, de libération, alterneront avec des moments sombres, tristes, durs.
Elle voudrait, dit-elle, trouver la voie du milieu, entre la mère et la fille,
libérée des charges transgénérationnelles que sans nul doute nous devrons
rencontrer.
Nous apprendrons que, Rose, la grand-mère paternelle d’Alice, est
décédée à 27 ans lors d’un avortement. Au même âge, Alice a, elle aussi,
avorté. Et selon ceux qui l’ont connue, Alice ressemble beaucoup à Rose.
Par ailleurs dans la lignée maternelle, sur plusieurs générations, les femmes
ont été battues, abandonnées et violentées. Alice dira avoir elle aussi été
battue, et en état modifié de conscience nous aurons la sensation que ces
violences débutent à la septième génération sur la lignée maternelle avec
une faiseuse d’anges, assassinée. Donc sur la lignée paternelle sa grand-
mère est décédée d’un avortement, et sur la maternelle, une femme, sept
générations plus tôt, est condamnée et tuée pour pratiquer des avortements.
Et sur toute la lignée, s’échelonnent violences physiques et sexuelles. De
quoi expliquer l’état de cette terre de tombes béantes et alignées, véritable
charnier. Dans le verger, le rêve éveillé laisse un message optimiste, Alice y
rompt la transmission de la souffrance, elle se retrouve avec sa mère et sa
fille, pour cueillir les fruits de la vie.
Guérir de ses souffrances, c’est changer
de regard
Sur le cercle, chacun a revisité son histoire à sa mère, l’a rencontrée
autrement, a réinvesti une mère symbolique. Nous finissons par un rituel
dans la forêt. Nous avons tous écrit sur un petit papier soigneusement plié
une demande à la terre. Nous sortons dans une marche joyeuse. Nous
traversons le village. Je porte une pelle sur l’épaule, Morgan une binette à la
main. Nous sommes tout sourire. À la sortie de Mélisey, nous croisons
quelques habitants au regard interrogateur à la vue de notre procession.
Nous les avons plus souvent croisés alors que nous étions en file indienne,
les pas les uns dans les autres, dans un silence absolu. Nos marches
méditatives à travers champs ont dû les interpeller. Là notre changement
d’attitude doit les surprendre, nous parlons par petits groupes, rions. Après
le village, nous longeons une large et longue bande herbeuse, et finalement
traversons un talus de ronces pour entrer dans la forêt. Le sol est pentu,
encombré de feuilles et de racines. Nous trouvons une petite clairière
naturelle bordée d’arbres élancés vers le ciel qui constituent la voûte d’une
chapelle. À travers les branches entrelacées au faîte, le soleil fait son
apparition, là où la météo locale ne l’attendait guère. Nous redessinons le
cercle, et chacun tour à tour creuse au centre le trou nécessaire pour planter
sa graine. Chacun y va à l’aide de la pelle ou de la binette. Au bout du
compte nous avons un beau trou, circulaire, lisse et assez profond, une belle
coupe prête à accueillir nos petits papiers, demandes à la terre, nos vœux à
exaucer, nos graines à planter. Nous le faisons tour à tour. Puis nous
refermons progressivement le trou, par poignées de terre. Nous la tassons au
pied, finissant ainsi notre plantation. Le trou est refermé. Chacun visualise
la pousse des graines plantées au centre de la clairière, le courant de sa vie
s’infléchir, les demandes réalisées, jusqu’à sentir physiquement,
émotionnellement, mentalement, ce que cela provoque en lui. Puis nous
visualisons au centre un arbre de lumière, un arbre virtuel, hologramme
monumental, hommage et remerciements à la Pachamama. Les fruits de
notre arbre énergétique planté au cœur de la terre n’ont plus qu’à mûrir. La
guérison passe par un changement qui ne peut venir que de soi. Nos mères
ne changeront pas, abusive, fusionnelle, castratrice, toute-puissante,
dépressive, absente, enfant, que sais-je encore…, mais aussi et avant tout,
nos merveilleuses mamans, aimantes, nourricières, vaillantes, courageuses,
guerrières, qui nous ont portés et mis au monde. Dans nos histoires, les
enfants décédés, les fausses couches, les avortements, les jumeaux disparus
in utero sont autant de fantômes. À nous de les conscientiser, les transmuter,
les digérer, à nous de pardonner, de dire définitivement oui à la vie sur cette
terre. Guérir des souffrances de la relation à la mère, c’est changer de
regard, de point de vue, de point d’assemblage. Désidentifier nos manques
rapportés à la mère, et accueillir la vie en nous, cadeau de la mère nature.
Nous guérissons à la mesure de notre reconnaissance envers la nourriture
terrestre, la sève, à la mesure de notre foi en la vie, en la nature, à la mesure
de notre oui.
Ces trois jours consacrés à la rate et à la mère ont aussi mis au jour des
questionnements autour de la maternité. Anna, née d’une mère porteuse,
enceinte aujourd’hui, s’est séparée du père de l’enfant qu’elle porte. Manue
pleurait toute petite parce qu’elle n’avait pas de zizi entre les jambes.
Garçon manqué, puis homosexuelle, elle a senti aujourd’hui son utérus, elle
s’interroge sur le fait de porter un enfant. Morgan homosexuelle aussi,
portée par l’amour dans son couple, a lancé les démarches pour avoir un
bébé. Léonie, abusée enfant, a avorté récemment car son couple n’était pas
prêt. Elle mesure à quel point son conjoint n’a pas vécu dans sa chair le
trauma de cet avortement, elle lui en veut, mais elle est prête aujourd’hui à
avoir un enfant. Pierre, déjà père de deux enfants, père qui « a foiré sur bien
des points », se demande s’il n’est pas aujourd’hui prêt pour être à nouveau
père. Chacun est interrogé par son histoire et la confrontation à tous ces
témoignages.
Pour notre santé psychique et celle de nos enfants, il me semble
précieux d’entretenir un lien à la mère symbolique afin que chacun puisse
se réjouir d’être de chair et de sang, d’être vivant et vibrant, de se sentir
accueilli et aimé.
En quelques décennies, la place de l’enfant a changé, le positionnement
de la mère et du père avec, les familles ont été décomposées et
recomposées. L’enfant est souvent devenu roi. Les lignes ont bougé et elles
continuent, la considération des genres avec.
Ailleurs l’humain s’aveugle de sa toute-puissance. On marche vers le
Meilleur des mondes de Huxley. Nous ne ferons guère marche arrière.
Considérer la Pachamama, le senti, l’intuition, me semble important pour
notre équilibre, modeste retour vers les sociétés primitives.
Nous nous quittons en évoquant la prochaine étape, « le poumon,
Saturne, le père et le père symbolique. Nous allons contacter la loi, l’ordre,
et l’émancipation ».

Révolution intérieure et cheminement


Chacun rentre chez lui. Raphaël file vers sa famille, heureux de
retrouver sa femme et ses enfants. Sur le chemin défilent les temps forts de
ces trois jours. Il était bien dans le ventre maternel, mais au moment de
sortir, une peur, un doute sont venus le chercher : et si sortir c’était mourir ?
« Ah oui, se dit-il, mourir comme mon frère mort hors du ventre de maman.
S’il n’était pas sorti, il ne serait pas mort dans l’accident. En sortant je
risque l’accident. » Raphaël repense aussi à la tristesse. Alors qu’il venait
de naître, dans cet accouchement virtuel où Mélodie jouait sa mère, la
tristesse l’a envahi, la tristesse de sa mère. Pourtant Mélodie n’a pas
ressenti cette tristesse, tout comme sa mère, renseignement pris, n’a pas
ressenti de tristesse à sa naissance. Raphaël comprend qu’il projette la
tristesse sur les autres, et qu’il s’approprie aussi la tristesse des autres, et
plus particulièrement la tristesse de son père, qui lui disait que son frère et
lui, c’était la même chose, qu’il ne pouvait faire un pas, avancer. « Je
m’attribue la tristesse des patients pour pouvoir les guérir, ou me guérir. Ce
n’est pas juste. Je ne suis pas à ma juste place de thérapeute. Je projette mes
émotions. Je veux sauver les autres en m’accaparant leur tristesse, comme
j’ai voulu sauver mon père de sa tristesse, mes parents de leur tristesse. Je
suis trop dans la volonté de traiter. Je ne suis pas l’efficacité de mon
traitement. Le principal acteur reste le patient. » La route défile. Raphaël est
heureux de retrouver sa femme, tellement effrayée à l’idée qu’il ne se
trouve dans une secte. Non, il n’est pas dans une secte. Il se souvient des
mots de ce frère bénédictin à qui il avait confié son inquiétude. « Tu as
raison d’être prudent. Le malin est malin. Il est partout. Tant que tu ne te
sens pas séparé de ceux que tu aimes, c’est bon signe. » Raphaël ne se sent
pas séparé de sa famille.
Mélodie a rencontré dans les rôles des femmes qu’elle a jouées des
sensations inconnues dans son bassin, un frémissement, une puissance
nouvelle. Elle s’est sentie bien dans le rôle de mère. Le senti, le ressenti
font leur œuvre. Ils ont distillé un parfum nouveau, puis le néant a repris sa
place. Elle part avec ce sentiment étrange que tout est très fluctuant. Elle
voit bien que dès que c’est trop sérieux, elle évite. Pendant le qi gong, elle
s’échappe. Pendant les rêves éveillés, elle s’endort. Dans le contact
physique, quelque chose est « hyperfroid » et lui donne envie d’aller aux
toilettes. Tout cela est étrange. Dans sa régression, bébé, elle se sentait bien
alors que sa vraie naissance fut une catastrophe. Petite fille aussi, elle était
très heureuse, et ne craignait pas d’embrasser sa mère. Elle se souvient de la
gym, de l’entraînement intense, des compétitions, et puis de son corps qui a
changé avant celui de ses copines. Mélodie quitte Mélisey avec ces
sensations, ces pensées, ces images. Et dans la voiture elle se murmure à
elle-même : « J’étais formée avant tout le monde. Je n’étais plus dans les
standards physiques de la gym. Aujourd’hui je reste loin de ma mère. J’ai
du mal à la toucher. Quelque chose ne va pas. Je suis la bonne copine. Ça
m’arrange d’être la bonne copine… » Quelque chose ne va pas et lui troue
le ventre.
Vers le nord, Pierre repart, mieux qu’en arrivant. Il est porté par cette
communion, cette sensation d’être vrai, d’être ensemble. Le groupe lui
donne de la joie. Certes il s’est endormi dans les rêves éveillés… le qi gong
est douloureux… la Pachamama, c’est pas son truc… Le Père qui est aux
Cieux ne l’intéresse pas, les mantras bouddhistes ou hindouistes, ils
l’emmerdent. Pourquoi aller chercher ailleurs ce qui est dans le Christ ? Se
connecter à la mère, c’est difficile. Pourtant, le désir est là, de rencontrer le
féminin en lui. Ce rapport compliqué qu’il a à la femme ne serait-il pas plus
simple s’il contactait ce fameux yin ? Grâce à lui ne pourrait-il pas
rencontrer la douceur et l’amour ? Il est satisfait, mais au fond pas touché
au point de se remettre en cause. Rien ne va changer. Il repart avec ce qu’il
sait déjà et pas grand-chose de plus. Le massage était sympa. Il a déjà
presque oublié. Il pense à Pierre-Marie, son fils pris dans les affres de la
dépendance. Ces chants, ces mantras le dérangent. La tristesse le cueille à
nouveau. « Est-ce que ce travail est pour moi ? »
Amandine roule vers le Valais. Le père incestueux la hante toujours.
Des fragments d’elle se rassemblent, se réconcilient. En elle, moins de
culpabilité, moins de honte, moins de dégoût. Mais il en reste tellement !
« Je ne suis pas libérée de ce truc dégueulasse. Comment me libérer de ce
poison qui me colle à la peau, de ce dégoût qui m’empêche ? » Elle attend
et redoute la confrontation au père. La libération passera-t-elle par-là ? Et la
mère, elle lui en veut sans lui en vouloir. Une gêne plane entre elles, une
pudeur aussi. Somme toute elle repart apaisée, par l’accueil, la sécurité, la
bienveillance. La Pachamama lui fait du bien, la soutient, lui apporte une
force qui peut-être pourra faire d’elle, un jour, une mère.
Chacun a quitté Mélisey, mais le cercle perdure. Le groupe nous
accompagne. Et parfois, dans notre travail de soignant, dans notre
quotidien, nos difficultés ou notre bien-être, nous y puiserons à distance
l’énergie, la conscience, l’ouverture dont nous aurons besoin.
CHAPITRE V

Accepter plus grand que soi :


le « non »

Faire avec… le père


Pierre est sur la route. Il pleure. Des flots infinis de tristesse l’assaillent.
Que peut-il pour Pierre-Marie aujourd’hui ? Cela fait huit mois que son fils
refuse de lui parler. Pire encore, il l’a menacé de mort par SMS. Au
téléphone, la mère de Pierre-Marie confie à quel point elle a aujourd’hui
peur de lui. Il passe chez elle, et repart. Il a 22 ans. Au début, c’était juste la
beuh, puis l’engrenage… Il est pris dans des délires paranoïaques. Depuis
huit mois, tous les jours, Pierre craint d’apprendre la mort de son fils par
overdose, ou passé sous un train. Du jour au lendemain à la naissance de
Pierre-Marie, Pierre a quitté brutalement le foyer. Il n’est jamais revenu. Au
bout de trois mois – de deux ans, dit sa femme –, il s’est manifesté et a
progressivement repris, par intermittence, à distance, un rôle de père. Son
père à lui était dur. Il n’a jamais soutenu, encouragé Pierre. Jamais un
compliment. Ils se sont réconciliés sur son lit de mort. Le thème du père
parle à Pierre, même si cela lui semble trop tard. Aujourd’hui, son soutien,
il le trouve dans le Père éternel, la Bible. Des images défilent. Des moments
de vie…
Avec les femmes le tableau n’est pas joyeux. Des histoires d’amour,
exaltantes au début, avec des toujours plus jeunes, qui au bout de quelques
mois veulent un enfant, un engagement, auquel il n’arrive pas à répondre.
Bien sûr le thème du père fait sens, bien sûr il a envie de s’y confronter,
mais pas trop. Jusqu’à quel point ? Quelque part il a peur. Et il ne veut, ne
peut se soumettre, baisser pavillon. La vie a été violente avec lui, au-delà de
la dureté du père. Violé à 15 ans, tabassé plusieurs fois, Pierre a encaissé.
Pas question de se soumettre. Sur la route vallonnée, la nature est hivernale.
Une buse décolle du champ d’à côté et traverse la route. C’est le premier
animal croisé ce matin. La dernière fois, avant d’arriver, un renard trottinait
dans un champ. Aujourd’hui, pas de lapins, pas de biches. Mais un rapace.
La symbolique de la buse : aide à sortir de situation inextricable. Elle est
une invitation à se fondre avec la vie, se laisser porter, au lieu de lutter.
L’oiseau lui fait penser au colibri de Lili. Elle avait tiré cette carte lors du
séminaire sur le foie. Elle le dansait avec conviction et sensibilité. Il perçoit
Lili comme un drôle de cocktail : rondeur, poésie et sensualité, alliées à des
tempêtes colériques, destructrices. Elle est accro à l’herbe, comme l’était
Pierre-Marie avant qu’il ne monte en puissance. Chanteuse, elle a donné un
concert à Paris dans une péniche sur le canal. Pierre y était, avec Mélodie,
Baptiste et Suzanne. C’était sympa. Les yeux encore humides, il gare sa
voiture sur le parking. Il va retrouver tout ce monde. Lili l’accueille avec
son petit minois séduisant, ses yeux pleins de malice, ses paroles
envoûtantes quand elle n’est pas elle-même perdue dans des errements. Ils
s’embrassent. Suzanne est déjà là. Elias aussi.
Mélodie vient, présente et absente. Elle est là et ailleurs. Elle a peur.
Amandine est bien décidée à en découdre, à se débarrasser
définitivement de l’empreinte paternelle. Elle est drapée dans son long
corps de femme, à l’élégance diaphane, pleine de dignité et de retenue. Elle
donne un peu l’impression que son corps ne lui appartient pas tout à fait.
Elle est là et elle sait pourquoi. Persistent quelques doutes. Jusqu’où ira-t-
elle ? Arrachera-t-elle en son cœur le poignard qui l’empêche ? Saisira-t-
elle son manche noir ?
Raphaël est tranquille. Ses doutes sur la secte se sont dissipés. Sa
femme a reconnu qu’elle n’allait pas fort en ce moment et l’a remercié pour
sa présence et son soutien sans faille. Au boulot il assume gaillardement sa
singularité dans la pratique de l’ostéopathie. Il se sent légitime, à sa place. Il
est en paix avec le décès de son frère aîné. Avec les enfants, ça roule. Un
chemin est fait. La tristesse s’évapore progressivement. La confiance
s’installe. Il attend cette rencontre avec le père. Elle devrait lui permettre
d’aller plus loin encore, face à son père et en tant que père.
Malgré la grève générale SNCF-RER-RATP, tout le monde est là. Cette
nouvelle entrave au trajet m’invite à partir plus tard qu’à l’accoutumée,
moyennant quoi au final le trajet est fluide. Je continue de m’interroger sur
le message subliminal de ces empêchements…
Avant même de démarrer ce séminaire, je mesure les difficultés que
vont avoir certains à se confronter au sujet. Je pense à Pierre, Elias, Marie,
Céline, Lili, Amandine, qui, à des âges différents, sont en conflit, rébellion,
rejet ou quête du père. Il va nous falloir décristalliser les traumas engendrés
par des pères autoritaires ou absents, humiliants, non reconnaissants,
incestueux. Nous allons avoir du pain sur la planche.
Au père, nous associons le poumon. En énergétique chinoise, il
représente le métal, l’épée qui tranche, sépare le bon grain de l’ivraie. Il
s’agit donc de faire des choix, de rétablir l’intégrité, la justice. Mais le
poumon renvoie à une part plus obscure, le mental inférieur, celui qui
compare, juge, clive, divise. Il s’embourbe dans son référentiel, les
expériences du passé, il se projette dans des aspirations, des espoirs,
conditionnés eux aussi par l’histoire. Au bout du compte, il nous détourne
de la présence à l’instant, de l’inattendu qui éclôt. Son agitation pendant les
méditations nous empêche. L’énergie du poumon assoit notre importance
personnelle, l’image que nous avons de nous-même. Elle soutient notre ego.
Elle véhicule souvent honte et culpabilité. Le poumon renvoie à
l’incarnation, son énergie descend du ciel à la terre. Il abrite l’Âme
corporelle (Po), indissolublement attachée au corps, qui retourne à la terre
avec lui après la mort. Po signifie blanc et c’est la couleur du poumon. Elle
évoque à la fois la blancheur et la pureté de la lumière céleste, celle de
l’hiver arrivant, de la terre gelée, de la neige, des cheveux vieillissants et
des os retournés à la terre. L’émotion liée au poumon est la tristesse.

Le père, Saturne et l’autorité : le « non »


L’astrologie nous éclaire aussi. Et c’est Saturne qui ici va nous aider.
Associer le poumon et sa dimension mentale aux dimensions saturniennes
en astrologie me semble intéressant. Le Titan Saturne, fils d’Uranus et
Tellus, a émasculé son père. Ce dernier craignait ses terribles enfants. Il les
tenait enfermés dans le sein de la Terre et ne les laissait pas monter à la
lumière. Tellus conçoit une ruse pour les délivrer, elle crée l’acier et en fait
une serpe qu’elle donne à son plus jeune fils, le Titan Saturne. Celui-ci
tranche le sexe de son père. Le sang qui s’écoule sur la Terre donne
naissance aux Géants et aux Nymphes, tandis que le phallus sanglant tombé
dans la mer la féconde de sa blanche écume, faisant naître une divinité,
Aphrodite, déesse de la beauté et de l’amour. Saturne libéra ses frères et
vainquit son père, qui lui prédit alors une trahison de la part de ses fils
comme il en a été victime. Les dieux baignaient déjà dans le
transgénérationnel. Pour éviter que ne s’accomplisse la prédiction, Saturne
dévora chacun d’eux à leur naissance. Mais un jour, son épouse Cybèle et sa
mère Vesta réussirent à sauver Jupiter en faisant avaler à Saturne une pierre
enveloppée de langes à la place de son fils. Plus tard, Jupiter réussit
effectivement à chasser son père du pouvoir et l’obligea à régurgiter ses
frères et sœurs, Neptune, Pluton, Cérès, Junon et Vesta. Saturne tranche
donc tout, comme le poumon.
En astrologie, Saturne contraint à une mise en conformité, avant
d’ouvrir la voie de Jupiter vers le développement et l’expansion de soi. Sans
lui, Jupiter devient un empereur égoïste et irresponsable, l’enfant roi. Son
énergie met un coup de frein à l’expansion, renvoie au temps et à l’espace,
aux règles, à la structure nécessaire pour développer une conscience
individuelle, intègre et responsable. Lorsque cette énergie n’est pas
intégrée, Saturne devient le frein de nos élans, l’autorité morale ou officielle
devant laquelle il faut plier. De ce fait, son action est souvent mal vécue.
Pourtant l’invitation de Saturne est un éveil de la conscience individuelle au
service du collectif par l’acceptation des contraintes. Un séminaire sur
Saturne implique la confrontation à la loi et l’ordre, aux règles strictes.
Saturne veut gravir la montagne. Si obsédé par les conquêtes, à peine au
sommet, il en cherche un autre à gravir, il se lance dans une quête sans fin
de pouvoir. L’ego enfle, se boursoufle. Il est directeur-chef, caporal-chef,
docteur-chef, père-chef, roi-chef. Il devient casse-couilles en chef, armé de
la faucille avec laquelle il émascula Uranus. Saturne est encore le censeur,
le Surmoi, il représente les défenses et les résistances.
Si, arrivé au sommet de la montagne, il s’assied pour contempler
l’horizon, se nourrir du travail accompli et contacter une élévation de
l’esprit, il incarne alors le sage, fort du chemin parcouru. Dans une
approche plus mystique, Saturne représente les contraintes de l’incarnation
(le Po du poumon), les limites du plan terrestre, à dépasser pour contacter
l’élévation de l’âme.
Associer Saturne au père, tant dans sa fonction éducatrice que dans une
ouverture à la spiritualité, me semble tout à fait légitime. Ce séminaire est
sous l’égide de la conformité, des règles, du temps et de l’espace, mais
aussi de l’émancipation. Il sera carré, au code de conduite précis, de la
ponctualité à l’absence de portable dans la salle, au silence des méditations,
à la ferme intention de l’immobilité, jusqu’à l’absence d’alcool et
l’invitation à ne pas fumer pendant ces trois jours. Ailleurs par le père
symbolique, qui réveille la psyché et la spiritualité de chacun, nous allons
contacter une dimension plus grande que nous-même, qui nous renvoie à la
source, au sacré. Telles sont les intentions posées.

Rencontres avec le père


Vendredi matin, nous commençons par travailler le corps, dans une
dimension exigeante sur la forme, sur l’intensité de l’effort. Le qi gong est
plus physique, jusqu’à la réalisation de prosternations, de la petite à la
grande, celle qui débute debout et finit allongé sur le sol. Les répéter ainsi
fait travailler non seulement le corps physique, mais le mental et l’ego.
Elles confrontent à l’acceptation de plus grand que soi, à l’effacement
personnel devant autre chose. Il s’agit de se soumettre physiquement. Ne
l’oublions pas, notre approche est physique, basée sur le senti et le ressenti.
Et elle réveille l’émotionnel, le mental.
Après une heure de ce travail sur la matière, par le chant, nous
contactons l’énergie. Sur le cercle nous chantons longuement le Gayatri
Mantra, mantra de lumière. Il est considéré comme le mantra le plus sacré
du Veda, les textes ancestraux de l’hindouisme, plus de mille ans avant
Jésus-Christ. Difficile d’imaginer le nombre de fois qu’il a été et est chanté
chaque jour sur terre. Il constitue un guide puissant. Je précise s’il en est
encore besoin qu’il n’y a ici aucun prosélytisme religieux. Les religions,
dont la fonction devrait être de relier, ont le plus souvent scindé. Je me
garde bien d’en défendre une plus qu’une autre. Par ailleurs chacun a le
droit d’être athée. Mon intention est d’ouvrir une porte vers le sacré en
nous. Les sons, les voyelles, les paroles de ce mantra sont un support pour
appeler la lumière. Le son engendre une forme, un état vibratoire qui nous
amène vers un état de conscience modifié. Le mantra offre un lâcher-prise
du mental et, en même temps, une perception de l’énergie qu’il véhicule.
Nous le chantons une heure, sur des tons et des rythmes différents. Ici
l’énergie du groupe se manifeste particulièrement. La présence de chacun,
sa posture et son chant, la qualité du silence comme celle du son, la subtile
adaptation aux variations de tonalité et de puissance, tout concourt à
transcender la présence de l’individu par la communion de l’ensemble. Du
murmure à la gorge déployée, les corps vibrent de l’intérieur et par
l’extérieur. Le bain sonore fait son œuvre. Il sollicite le physique, les
émotions, et au-delà. Une heure de mantra chanté, c’est un formidable
massage du corps et du cerveau. Le flot des pensées s’envole, le mental
inférieur se tait. L’intellect galopant, tout comme notre cerveau gauche, sont
shuntés. Prosternations et chant, voilà une belle ouverture.

Dimension thérapeutique : l’accolade

La rencontre entre le patient et le thérapeute se fait ici debout, face à


face, séparés de 4 mètres environ. L’un et l’autre se rapprochent pas
après pas. Chacun vit la rencontre, puis partage ses perceptions : senti,
ressenti, représentation. La perception de l’énergie guide la rencontre.
Le thérapeute est amené à représenter une personne comptant pour le
patient (père, mère…). Le thérapeute enfile en quelque sorte le
« costume énergétique » de cette personne et se laisse guider par son
senti.
Je propose souvent trois temps. Une première rencontre très cadrée, pas
à pas, dans le silence, suivie d’un débriefing. Une deuxième où les
placements et les échanges sont plus libres, suivie d’un débriefing. Une
troisième laissant libre cours à l’improvisation, suivie d’un débriefing.
Ce travail est toujours riche et pertinent.
Suivent les rencontres avec le père, dans les accolades thérapeutiques.
Neuf couples occupent l’espace, fils ou fille face à celle ou celui qui incarne
leur père. Au départ les deux sont séparés de 5 mètres environ. Un qi gong
très simple permet à chacun de se connecter aux sensations physiques et au
ressenti. La rencontre doit se faire au plus près du lâcher-prise, quasiment
dans un état de conscience modifié pour ceux qui jouent un père dont ils ne
savent rien. Ils vont l’incarner, portés par une énergie qui n’est pas la leur.
Le travail débute. Les rencontres se déroulent sous mes yeux. Je suis
extérieur, observateur, conformément à mon statut de guide.
Quelques rencontres paraissent fluides. L’un et l’autre se rapprochent,
se regardent tendrement, se prennent dans les bras, se sourient, se parlent.
Elles sont des exceptions. Pour beaucoup, rien n’a l’air évident. Les
distances s’affirment. Certains n’osent se regarder, pleurent, ne peuvent se
parler, s’affrontent presque physiquement, se rejettent. Je repère le binôme
d’Amandine avec son père, Caroline ici en l’occurrence. Amandine et son
long corps diaphane, qui veut en découdre avec le père incestueux. L’an
passé elle m’avait révélé ce douloureux secret à l’avant-dernier séminaire.
Cette année elle a mis les cartes sur table devant tout le groupe dès le
premier, non sans gêne et maladresse, mais avec une totale détermination.
Depuis elle trace sa route, de séminaire en séminaire, allant plus loin dans le
fait d’assumer son histoire. Elle est devant père-Caroline qui roule des
mécaniques, façon macho, les épaules relevées, la démarche virile, le regard
arrogant. Amandine, longue, belle, fragile, digne, déterminée, ne plie pas.
Ils sont tous les deux en fond de salle, contre le mur. L’une et l’autre se sont
maintenant assises, ne se faisant pas face, restant de trois quarts, chacune
sur une chaise. La rencontre prend les contours d’une explication ou d’un
règlement de compte, de loin je ne peux savoir ce qu’il se passe. Voici ce
qu’il en est, sachant que l’année dernière chacun était à l’opposé de la
pièce, aucun contact n’étant possible, Amandine ployant sous le dégoût et la
peur, dans l’attente d’un geste du père, d’un pas vers elle, d’une excuse
esquissée qui n’est jamais venue. Cette année, c’est différent.

Amandine règle ses comptes


Au début, son père est donc au fond de la pièce, il roule des
mécaniques, lève les yeux au ciel, s’avance et lui tourne autour. Caroline en
incarnant ce rôle ressent d’emblée une grande énergie dans son bassin, un
bouillonnement interne, un rouge sombre, tandis que son cœur se ferme,
qu’elle a l’impression de se densifier. Elle s’avance vers Amandine qu’elle
sent apeurée, sans nul doute elle est sa proie. Son père lui tourne autour.
Amandine se sent menacée. Elle est mal à l’aise, elle ne peut supporter cela
plus longtemps :
– Arrête !
Elle tend le bras, le poignet cassé, la main verticale et ouverte pour
signifier un mur infranchissable entre eux. Il commence à s’éloigner.
Amandine va chercher deux chaises parmi celles alignées contre le mur en
fond de salle. Elle les installe, pas trop proches, pas face à face, et va
chercher son père pour l’inviter à s’asseoir. Il s’exécute, mais vite se
rapproche d’elle, les jambes écartées, les mains sur les cuisses, les coudes
arqués vers l’extérieur, et l’entrejambe animé d’une sensation de puissance.
Encore une fois, Amandine le repousse d’un geste de la main :
– Non, trop près.
Son père obéit mais reste dans la position du dominant. Il lui rétorque :
– Arrête de larmoyer.
Ce qui semble libérer la parole d’Amandine :
– Je vais aller au cœur de la discussion, ça ne va pas te plaire.
Il perd de sa superbe, ses épaules ploient.
– Que s’est-il passé avec moi quand j’étais petite ? Tu ne m’as pas
respectée.
Il semble ne pas comprendre :
– Tu étais jolie…
– C’est une raison pour abuser de sa fille ?
– De quoi parles-tu ?
– Tes mains ne se souviennent pas de s’être posées sur mon sexe ? Tu ne
te souviens pas des attouchements ?
Un long silence s’installe. Amandine, très digne, des larmes contenues
et des flèches dans les yeux, ne plie toujours pas. Le père baisse le regard,
tourne la tête, et finit par lâcher dans un flot chaotique :
– Je suis un homme… J’avais des besoins, ta mère n’était pas toujours
d’accord. Et puis… je n’avais pas les codes, pas d’exemple. Je n’aurais
jamais dû être père. J’avais des envies très fortes…
– C’est clair, tu avais des envies. Tu venais me caresser et tu filais
baiser ma mère après. T’es dégueulasse ! Tu nous as aimées à ta façon. Tu
nous as fait mal !
Cette fois le père baisse la tête, baisse le regard, rentre les épaules. Il est
dominé. Il ne s’excuse pas pour autant, mais Amandine n’a pas eu peur, elle
lui a parlé et elle a vaincu. C’est un pas de géant !
Dans la nuit suivante Amandine fera un rêve entrecoupé d’éveil et
d’endormissement. Elle se trouve dans une pièce avec ses frères, et une
autre personne, autour d’un lit central. Dans ce lit, il y a son père. Il
convulse presque, il se contorsionne, les yeux rouges, le visage tordu de
douleur. Ses frères et elle lui disent à quel point il les a fait souffrir dans
leur enfance. Puis Amandine demande à rester seule avec lui, elle veut lui
parler des attouchements, de l’inceste. Elle se retrouve alors hors de la
pièce, face à la porte verrouillée. Elle se réveille, et se rendort rapidement.
Elle se promène avec un homme, son petit ami, et un chiot, sur une rambla
très agréable. Elle y trouve un quartz blanc, plus grand qu’elle. Son petit
ami entre dans un cabinet médical pour voir un médecin. Elle se retrouve
seule à l’extérieur. Elle sent entre ses jambes quelque chose de bizarre, du
sang coule, elle est sidérée et pleine d’effroi, elle « avorte », ne sachant ce
qu’il se passe. Puis le rêve déroule une autre scène. Elle est devant une
grande maison, un bâtiment administratif avec du caractère, dans la ville de
la promenade si agréable. Un homme essaie d’entraîner la femme qui
l’accompagne dans cette bâtisse, elle ne veut pas, il ruse pour arriver à ses
fins. L’homme tend un piège, il est malveillant, la maison peut disparaître à
tout moment. Amandine crie à cette femme qu’elle doit sortir au plus vite :
« C’est un piège ! Vous allez vous perdre ! C’est très dangereux ! »
L’intérieur est noir, lugubre. Amandine quitte ce lieu et plus loin, alors
qu’elle se promène calmement, retrouve cette femme, en robe de mariée,
inconsciente, la tête tournée vers le sol, mais vivante ! Amandine est
soulagée, elle s’en est sortie. Elle se réveille et se rendort. Elle sort d’une
maison, elle veut traverser le jardin, et sortir par le portique. Après quelques
pas dans la cour, un grand chien la regarde, puis court dans sa direction.
Quelles sont ses intentions ? Elle sort un poignard, l’interpose entre elle et
le chien. Le chien s’arrête, fixe le couteau. Il commence à remuer la queue,
voulant qu’elle le lui lance pour jouer. Elle fait semblant de le lancer, le
chien court loin d’elle dans la direction du poignard. Mais elle l’a toujours
dans la main, elle le range dans la poche arrière droite de son jean et sort
par le portique, avec une sensation de bien-être, de puissance, sûre d’elle,
alignée.
Dans ce long rêve, on voit comment Amandine en « avortant » se
nettoie de la souillure de l’inceste qu’elle expulse, comment elle retrouve la
pureté du cristal, celle de la robe de mariée, comment elle arrive à sortir de
cette maison lugubre et noire, comment elle évince son père, le chien aux
intentions incertaines, et finalement comment, armée et sûre d’elle, elle
contacte la paix retrouvée, le bien-être. Ce rêve est le fruit de la rencontre
du matin avec le père-Caroline. Il acte une part de la guérison ! Mais ce
n’est pas fini…

Le flot de vie : matérialiser le théâtre


de nos vies et le réorienter

Dimension thérapeutique : le flot de vie

Dans l’après-midi, nous réalisons le premier flot de vie. Le jeu est ici
plus complexe que dans les simples rencontres, cette sorte de
psychodrame évoque parfois les constellations familiales. Il reste assez
différent, beaucoup plus ouvert dans ses possibles. J’ai développé ce jeu
aux règles très simples. Son terrain est un rectangle où la juste place est
le centre, l’entrée étant sur un petit côté et la sortie de l’autre. Entre les
deux, un chemin orienté, le flot de la vie, tel un torrent avec une berge
droite qui évoque le masculin, une gauche le féminin. Donc, placé au
centre, le futur et les générations futures sont devant, derrière règne
notre passé, l’arborescence généalogique, avec à chaque niveau dans le
dos père sur la droite et mère sur la gauche. La personne qui passe sur le
flot de vie évoque une problématique. On l’affine ensemble jusqu’à la
valider par l’ouverture des baguettes. Elles placent alors la personne sur
le terrain. Sa position dans l’espace fait écho à la situation évoquée.
Tout est signifiant. La personne peut par exemple se trouver arrêtée très
à l’arrière sur la berge droite, bloquée dans le passé, le masculin, et
regardant le féminin de l’autre côté du chemin, ou sur la berge gauche,
dans une dimension plus yin, tournée vers l’arrière à regarder le passé…
Les possibilités sont multiples. Cette position est révélatrice d’une part
de la problématique, elle stigmatise le point de départ du travail qui va
se dérouler. Le flot de vie commence alors. À terme, la personne doit
finir au centre, orientée vers le futur. Il suffirait de quelques pas.
Pourtant, ce n’est pas si simple. Ils ne peuvent être faits. Il faut donc les
rendre possibles, trouver des solutions à cette énigme qui empêche
d’occuper la place centrale dans sa vie. La solution viendra du corps et
de son enveloppe énergétique. Quand le travail sera conscientisé, à
travers le senti et le ressenti, les possibles émergeront. L’enquête
débute. Sont évoqués des âges, des événements, des traumatismes, des
personnes. Ces dernières peuvent être amenées à intervenir, désignées
dans le groupe. Les intervenants se laisseront porter par leur ressenti,
une énergie qui ne leur appartient pas, mais traverse l’instant. Un flot de
vie dure souvent deux heures, c’est le théâtre bouleversant de nos vies,
le déroulé d’une histoire, un condensé psychanalytique, un jeu qui n’en
est pas un, toujours révélateur et souvent libérateur, un acte
thérapeutique donc.

Les baguettes désignent Pierre, il n’a guère envie de passer :


– Cela fait huit mois que je souffre de la situation de Pierre-Marie. Je
crains à chaque instant d’apprendre qu’il est mort d’une overdose. Il ne me
parle plus, il me menace, il fait peur à sa mère, huit mois d’enfer. Je n’ai pas
envie d’en remettre une couche maintenant.
Pourtant Pierre va passer sur le flot de vie et cela a du sens. Il n’a pas eu
la reconnaissance de son propre père, et a fui à un moment donné de sa vie
ses responsabilités en tant que père. Un jour, alors que Pierre-Marie était
tout petit, alors que la famille déménageait, il est parti sans rien dire, sans
explication, pendant plusieurs mois. Il a ainsi quitté sa femme et ses deux
enfants, bien qu’assumant matériellement son rôle. Presque vingt ans après,
alors qu’il n’est jamais revenu, le couple n’est toujours pas divorcé. On
comprend l’irritation de Saturne, la nécessaire mise en conformité, et
confrontation à la loi et l’ordre. Ce flot de vie se déroulera en deux temps.
Dans un premier, le père de Pierre est incarné par Raphaël. Cette
rencontre acte la réconciliation qui s’est effectivement produite lors de la
mort du père, parti en paix avec l’aide de son fils à son chevet, lors d’une
dernière semaine où ils se sont parlé et pardonné. Ce premier temps est
somme toute très apaisant, réconfortant pour Pierre et son père. Cette
réconciliation vécue une seconde fois donne un peu plus de matière encore
à la relation père-fils. Le père peut dès lors prendre sa juste place dans le
flot de vie, derrière Pierre, déjà quasiment positionné au centre.
Intervient alors son fils, Pierre-Marie, incarné par Lynn. Elle entre
facilement en état de conscience modifié. Elle s’effondre bruyamment, dès
son entrée dans le flot de vie, prise de convulsions, comme possédée, par la
drogue ou quelque force obscure… La scène est impressionnante pour tous.
Les stagiaires sont répartis autour du terrain rectangulaire. Un silence
profond plane sur la salle, traversée un temps par la peur. Pierre,
bouleversé, se rue sur son fils, qu’il essaie de ramener à la vie. Il lui parle,
lui dit son amour, demande pardon, tente d’expliquer, de raisonner… En
vain, toute communication est impossible. Pierre-Marie joué par Lynn est
absent, dans un état de choc, non feint mais bien réel, après cette perte de
connaissance et ces convulsions. Je me trouve alors amené à intervenir.
Habituellement je guide les protagonistes pour cheminer vers la résolution.
Le flot de vie se fait en conscience et les intervenants, tels des acteurs,
évoluent. Ici, pour le moment, la situation est bloquée. Seul un soin me
semble pouvoir libérer Pierre-Marie de l’emprise psychique qui le
phagocyte. De la même façon que l’ostéopathe sent une perte de mobilité,
une modification de la densité ou des tensions du corps, l’énergéticien sent
la qualité de l’énergie, il sent l’ombre. Elle prend des caractéristiques
différentes selon son origine. Ici elle est un enfermement, maintenu par une
pression, une attaque constante, sans répit, venue de l’extérieur, par un flot
destructeur, celui de la drogue ou de quelque autre magie malveillante. Je
travaille en ce sens, nettoyant l’ombre. Mon intervention est une sorte de
chirurgie du corps énergétique. Je trace dans l’espace des lignes de force,
des formes, récipients étanches et protecteurs. J’extirpe l’ombre du corps et
la dépose dans ces contenants. Elle est lourde, gluante, puissante,
malveillante. Elle y est emprisonnée. Il reste à la fragmenter, la faire voler
en éclats. Je m’aide du son et des tingshas, ces cloches tibétaines au son très
aigu. Je ne pensais pas dévoiler ici une telle pratique. L’état dans lequel
Pierre-Marie-Lynn se trouvait m’y a amené. Une part de moi s’interroge.
Que suis-je devenu ? Où est le médecin, où est l’ostéopathe ? Aujourd’hui
j’ai dû assumer un soin énergétique dans un flot de vie.
Pierre-Marie-Lynn revient doucement ici et maintenant. L’impact du
traumatisme plane dans la pièce. Pierre s’est confronté à l’irruption d’un
geyser de souffrance, Lynn fut traversée par une grande violence physique
et psychique, le groupe a été saisi par l’authenticité de la scène. À un
moment ou un autre, chacun a eu peur. Pierre-Marie regarde autour de lui, il
regarde son père, son grand-père. Il ne dit rien, il est assis, conscient. Il
accepte d’aller prendre sa place, devant son père. Le flot de vie se termine
avec Pierre au centre, Jean, son père, derrière lui à droite, et Pierre-Marie
devant lui, sur le côté, assis dans un état de grande faiblesse, mais intégré à
la lignée, occupant physiquement une place assez juste dans son lien au
père. J’invite Pierre à ressentir l’effet de cette position où il intègre son père
et son fils, dans une relation juste vis-à-vis de l’espace et du temps. Il est
sous le choc. Je lui laisse le temps de percevoir physiquement,
émotionnellement et mentalement les effets de ce flot. Ce n’est que le
début, car la digestion va être longue et prendre du temps.
Pour un baptême, ce premier flot de vie en est un sacré !
Le dimanche soir au retour de Mélisey, Pierre aura la mère de son fils au
téléphone, qui lui dira avoir mangé avec lui ce jour et l’avoir trouvé posé,
pas agressif, bien comme jamais il n’avait été depuis les huit derniers mois
écoulés. Tel le battement de l’aile du papillon dans la théorie du chaos, le
flot a-t-il véhiculé quelque information porteuse d’apaisement jusqu’à
Pierre-Marie ? La question est ouverte.
La journée se termine par un travail sur le toucher, les yeux bandés,
pour affiner les perceptions et l’alignement nécessaire du touchant. Nous
concluons cette longue et intense journée par quelques Gayatri Mantras sur
le cercle, afin que sa lumière nous nourrisse à nouveau. Ce n’est que le
premier de trois jours consacrés au père.

Lili en finit avec l’esquive et affronte


son passé
Le lendemain matin, le groupe est à nouveau rassemblé. Nous
enchaînons allègrement méditation, petit déjeuner et qi gong. L’heure du
second flot de vie a sonné. Je le souhaite didactique, après celui de la veille.
Les baguettes vont dénicher Lili, ce qui n’est pas sans m’inquiéter. Je
connais son art de l’esquive et sa façon de brouiller les pistes, pas tant vis-à-
vis des autres que d’elle-même. Souvent prises dans un flottement confus,
ses pensées se bousculent. Faut-il voir là les effets à long terme d’une
addiction à l’herbe dont elle peine à se débarrasser ? Elle a parfois un air de
petite fille du haut de ses 40 ans. Elle est vive, les yeux clairs, joueuse,
baratineuse, conteuse, pulpeuse, en demande de tendresse, souvent
explosive, parfois violente et destructrice. Elle est changeante, telle la
météo patagonienne, toutes les saisons en quelques heures ! Elle se cherche
dans sa vie professionnelle, entre le chant et le cinéma, les massages et
l’enseignement du kung-fu. Elle se cherche dans sa vie affective. Ses
rencontres avec les hommes la renvoient souvent à la précarité et aux
fumées de la weed. Elle est un peu paumée, elle galère. Elle est un peu
thérapeute par le massage chinois.
C’était une de mes patientes. Je lui ai proposé de venir, persuadé que ce
cursus pouvait lui offrir le cadre dont elle a manqué. Lui offrir du Saturne
en quelque sorte, dans la bienveillance et la reconnaissance. C’est donc elle
l’élue de ce matin ! Elle est debout devant moi et me confie ne pas avoir
très envie d’y aller. Puis, d’un air malicieux, elle affirme :
– Il y a des règles, j’y vais !
Je suis surpris par cette réflexion. J’ai un doute. Je ne peux m’empêcher
de la mettre en garde :
– Il ne s’agit pas d’un jeu. On n’est pas là pour s’amuser ! Est-ce que ça
a du sens pour toi de faire un flot de vie ?
– Oui, cela en a. J’aimerais voir du côté de l’addiction, de l’affectif, du
masculin.
Je la ramène au thème de notre séminaire, le père. Elle me répond avoir
été plus remuée par la rencontre avec la mère lors du séminaire précédent
qu’hier avec le père.
– Tu as parlé du masculin. Quelle est ta problématique avec le
masculin ?
– Je ne rencontre que des hommes qui amplifient mes problèmes,
marginaux, instables, addicts.
Nous convenons de débuter le flot de vie sur cette problématique. Les
baguettes de sourcier placent Lili sur notre terrain de jeu. Elles
m’entraînent. Je les suis. Nous longeons l’axe médian longitudinal, puis
infléchissons notre trajectoire sur le côté droit avant même d’atteindre la
position centrale. Lili se retrouve donc sur la berge masculine, orientée vers
le centre, et derrière lui. Elle confirme :
– Ça me parle d’être sur les berges du masculin.
Je lui propose de changer de place :
– Si tu viens ici au milieu, qu’est-ce que tu ressens ?
Lili ne bouge pas :
– J’aimerais y être, mais ça me fait peur. Ce qui me fait peur, c’est sans
doute d’être au cœur des choses.
Pour commencer le travail, nous avons besoin de matière, d’un
événement, d’une situation, d’une date qui renvoie à son histoire. J’utilise
les baguettes pour mener l’enquête. Nous remontons le temps, évoquant des
périodes successives, et sommes arrêtés aux 5 ans de Lili.
– Autour de 5 ans ? Cela m’évoque les violences dans la cour de l’école,
ma grand-mère, ma mère… Je ne sens pas de masculin dans la maison.
Telle Jeanne d’Arc, j’entends parfois des voix… On s’y fait. Et là
figurez-vous que c’est le cas. J’entends « frère ». Guidé par cette irruption
intuitive, je lui demande :
– Tu as un frère ?
– Oui, mort à 36 ans. Il avait dix ans de plus que moi. Mort d’une
fissuration de l’aorte. Je suis la dernière. J’ai une grande sœur.
Je ne creuse pour l’instant pas plus loin cette question du frère. Je fais
de même avec la question des 5 ans, qui ne semble pas nous mettre sur une
piste signifiante. Je demande s’il faut faire intervenir quelqu’un, et la
réponse est oui. Je devrais demander s’il faut faire intervenir le frère.
J’invoque pourtant le père. Les baguettes valident. Lynn armée des siennes
part à la recherche de celui ou celle qui va jouer ce rôle. Elles s’arrêtent sur
Elias. Il sera donc Marcel, père de Lili, décédé en 2003. Les baguettes le
placent devant Lili au milieu du flot, presque à la place qu’elle devrait
occuper. Je lui demande ce qu’elle ressent.
– J’ai envie de lui foutre une claque !
Je l’invite à le faire :
– Vas-y…
– Et en même temps j’ai envie de le prendre dans mes bras !
– Vas-y…
Marcel-Elias recule. Lili le regarde et éclate en sanglots :
– Pourquoi recules-tu comme ça ? J’ai trop d’énergie, hein ?
Marcel hésite :
– Je sais pas, je me sens un peu stressé.
– Bon, dégage alors !
Marcel ne semble vraiment pas à l’aise :
– Je me sens très stressé, anxieux.
Il s’assied par terre. J’interromps un instant leur échange, voulant
m’assurer de la cohérence du dialogue entrepris, et je demande à Lili si
pareille réaction de son père lui semble vraisemblable :
– Ça te parle ?
– Oui. C’était quelqu’un de très mélancolique. Il est mort en 2003. J’ai
l’impression qu’il faut que je le protège.
Elle se tourne vers lui :
– Je veux bien venir à côté de toi. Je peux ?
Elle n’ose pas bouger. Son père reste apathique. L’hésitation semble le
maître mot de cette rencontre pour l’instant. Des geysers agressifs, la
nostalgie, la tristesse. De la retenue. Et Marcel de dire :
– Je ne sais pas… On peut essayer. Je vais essayer…
Il se lève et va vers la droite. Lili lui parle :
– Tu m’as faite et puis plus rien… Tu peux être doux et gentil.
– Je ne suis pas comme ça. Je ressens de la colère.
Le malaise de Marcel face à sa fille semble croître. Elle cherche
désespérément à établir un contact physique. Il fuit.
– C’est difficile pour moi de te toucher, lui dit Marcel.
– Je prends juste contact.
Elle le touche. Il finit par poser les mains sur ses épaules à elle. Mais il
les retire aussitôt. Il les repose, avant que de se raviser et se frotter le front.
Lili ose un regard droit dans les yeux :
– Un jour, tu m’as dit que tu te sentais responsable de mon échec. Je ne
suis pas un échec !
À nouveau elle bouge, prise dans un combat intérieur qui s’extériorise
par des gestes saccadés, dans des directions différentes. Elle se bat contre
elle, contre lui, contre la vie, contre l’air, contre l’absence de répondant.
– J’ai des possibilités, j’ai besoin que tu croies en moi.
Marcel se rapproche. Il finit par poser une caresse sur son dos.
Elle a des sanglots dans la voix :
– Je fais quoi maintenant, moi ?
Son père semble désemparé, dépassé :
– Écoute Lili, c’est ta vie. Cela ne me regarde pas.
Elle se prend la tête entre les mains :
– J’ai envie de le frapper !
Puis elle se redresse, se tourne vers lui :
– J’ai envie de te frapper !
Elle se cherche. Son combat bascule entre intérieur puis extérieur. Il
oscille dans un va-et-vient ralenti par une inhibition incernable. Elle se
parle, nous prend à témoin, lui parle.
– J’ai envie de te frapper !
Elle esquisse timidement un coup, deux, trois. Rien de vraiment appuyé.
Marcel fait face, il se protège à peine. Elle s’avoue, nous avoue, lui avoue
sa peur :
– J’ai pas envie d’en prendre une. Il m’en a déjà mis une. Tu m’en as
mis plus d’une.
Et là Marcel éclate. Il hurle, la bouche grande ouverte, les muscles du
cou tendus, les veines dilatées. Il éructe la violence contenue. En réponse
Lili hurle aussi fort, plus fort peut-être, puis elle assène un uppercut :
– Je ne t’ai rien fait. Je n’ai pas demandé de venir, alors tu es poli avec
moi ! Tu es correct ! Et je ne suis pas un échec !
Sa voix est un paratonnerre. Tous les deux sont poings serrés. Lili ne
plie pas, le regard planté dans les yeux de son père. Finalement il les ferme,
les rouvre, puis les baisse. Et contre toute attente, il met un genou à terre.
Aussitôt Lili l’attrape en pleurant. Ils se regardent avec une lueur de
tendresse. Elle s’agenouille face à lui. Marcel la relève. Ils bougent. Lili se
retrouve au milieu de son flot de vie, face à l’avenir. Marcel recule et se
place derrière elle, à nouveau à genoux sur sa droite. Chacun a rejoint ici sa
place. On pourrait croire le flot de vie terminé. Mais je sens bien que nous
sommes loin du véritable dénouement. Tout est encore effleuré. D’ailleurs
Lili se retourne vers son père, et l’observe. Il semble qu’elle attend quelque
chose. Il le sent :
– OK, qu’est-ce que tu veux de moi maintenant ?
– Je veux un homme debout, pas à genoux !
Je m’immisce :
– Tu veux la reconnaissance de ton père, Lili !
Elle m’a entendu et se tourne vers lui :
– Je veux que tu sois là présent, juste, sans me juger. Je ne veux pas que
tu sois déprimé.
J’interviens à nouveau, car je sens poindre l’ombre de la culpabilité :
– Tu peux quelque chose sur la dépression de ton père ?
– Non, je ne crois pas. Je n’y peux rien.
Je reprends :
– Tout à fait, tu n’y peux rien.
Marcel balbutie un :
– Je t’aime. C’est dur de le dire.
– Je sais que tu m’aimes ! Mais c’est tellement difficile de le montrer ?
Regarde tonton, ton frère, il est dans l’amour avec ses enfants. Moi, je
t’aime aussi.
Marcel s’est relevé. Toujours terrassé par la tristesse, il se tient debout,
tel un fantôme.
Lili se tourne vers moi :
– Il est mort à la mort de son fils.
La voix qui est venue me chercher… Celle du frère ! Je reprends :
– La mort de ton frère ?
Et là c’est Marcel lui-même qui répond :
– Oui, carrément… Immense puits sans fond.
Il faut maintenant faire intervenir son frère dans le flot de vie,
Dominique, décédé à la trentaine. Les baguettes le confirment et elles se
dirigent, par l’intermédiaire de Lynn, vers Baptiste, qui devient Dominique.
Il se retrouve recroquevillé en position fœtale, aux pieds de Marcel. Marcel
pleure. Lili les rejoint. Tous deux, accroupis, caressent Dominique. Il
repousse son père :
– C’est trop tard maintenant !
Marcel pleure. Des sanglots dans la voix, il réédite sa question :
– Qu’est-ce que je peux faire ?
Lili enlace son frère et dit à son père :
– Laisse-le tranquille.
Dominique la remercie :
– Heureusement que tu es là !
Pour l’instant, de l’extérieur, il nous est bien difficile de comprendre ce
qui sous-tend les comportements des uns et des autres. Cela a toutes les
chances de prendre sens à un moment ou à un autre, pendant le flot de vie
ou plus tard. De toute évidence, cela a du sens pour Lili. Les intervenants
sont pris dans un jeu qui les dépasse. Nous, spectateurs, sommes dans le
flou d’une enquête qui émerge par fragments. Mais nous sommes touchés
par l’authenticité des émotions et des paroles échangées. Nous sommes
dans le théâtre de la vie, celle de Lili, et il n’est pas artificiel, mais de chair,
de sang et de salive.
Lili enchaîne alors :
– Tu sais que je me suis occupée de Sophie. Je l’ai présentée à la
famille !
L’arrivée de cette Sophie complique un peu plus la donne. Qui est-elle ?
Dominique semble gêné.
– Oui je me suis occupée de Sophie, ton premier enfant, que tu as eue
avec une fille du village et que tu n’as jamais reconnue.
Et, tournée vers l’un et l’autre, Lili s’exclame sans agressivité aucune :
– Vous avez déconné grave avec elle.
Elle se penche sur son frère. Prise de compassion, elle lui sourit. Elle le
caresse doucement :
– Tu sais que je m’en occupe… Elle avait 10 ans quand tu es mort. Les
parents ne voulaient pas la voir. Je la leur ai amenée.
– Elle va bien ? demande Dominique.
– Oui, elle va bien. Enfin… aujourd’hui quand même, Sophie… elle
galère à mort. C’est dur pour elle. Elle a été rejetée, n’a pas été reconnue.
Moi, je l’ai présentée aux parents.
Elle se tourne vers son père :
– Je te l’ai présentée, Papa, pour que tu reconnaisses ta petite-fille. Tu
as eu du mal, mais tu l’as fait.
Lili est touchante. Prise dans la tourmente et les galères, elle a aidé sa
nièce. Elle parle en pleurant :
– Elle galère, mais au moins elle a un boulot ! Moi je n’ai même pas de
boulot !
Lili, non reconnue par son père, a protégé sa nièce, non reconnue par
son frère. Comme souvent l’histoire s’est répétée dans la lignée. Les
baguettes ne souhaitent pas remonter d’une génération et faire venir le
grand-père.
Lili fait des reproches à son père :
– C’est toi qui es un ramollo ! Il faut réagir un peu.
Elle continue de flotter et ne s’affirme pas. J’aimerais qu’elle obtienne
cette reconnaissance qu’elle n’a pas eue, qu’elle en ressente l’effet, là, sur le
flot de vie. Je l’invite à la demander :
– Demande à ton père et ton frère de te reconnaître, comme ils auraient
dû le faire !
Elle se redresse un peu :
– Je vous demande d’assurer, de reconnaître le féminin, de reconnaître
Sophie…
Certes, mais ici, c’est surtout elle qu’il faudrait reconnaître ! Je
l’encourage :
– Et moi Lili !
– Et moi aussi.
– Lili, et moi aussi Lili !
Lili va s’y reprendre maintes fois avant de pouvoir aligner cette phrase
pourtant toute simple, en la finissant par « moi, Lili » ! Elle élude son
prénom. Après plusieurs essais, finalement, elle se tourne vers son père et
lui dit :
– Tu voulais un troisième enfant, moi, Lili. Alors, aime-moi ! J’ai
besoin de sens, pas des coups et de ton autorité débile !
Marcel l’écoute :
– Ça me fait du bien de t’entendre !
– Je veux que tu me reconnaisses, moi, Lili ! C’est toi qui as choisi mon
prénom.
Marcel se lève et dit à sa fille :
– Tu veux que je t’ouvre mes bras ?
– Oui !
Père, frère et fille s’enlacent. Un pas est acté dans la lignée des hommes
autour de la reconnaissance de Lili.
Mais les baguettes nous invitent à poursuivre. Il s’agit de faire
intervenir sa mère, Marie-Thérèse, qu’incarne maintenant Amandine.
Parents et enfants se retrouvent face à face, à s’observer. Marie-Thérèse dit,
elle aussi, comme le père au début, se sentir mal à l’aise. Lili la regarde et
esquisse un coup :
– Je suis contente de te voir, mais j’ai envie de te frapper. Toi aussi tu as
déconné grave !
Comme face à son père, elle a envie de frapper et ne le fait pas.
Marcel se cache derrière sa femme.
– J’ai fait ce que j’ai pu, j’étais seule, sans soutien.
Lili interpelle sa mère :
– Tu es complètement barrée ! Je ne suis pas toi. J’ai une sensibilité
différente.
Sa mère acquiesce calmement :
– Tout à fait, tu as raison.
La reconnaissance de sa mère semble acquise, tandis que le père reste
derrière elle, effacé. Lili l’invite à se placer au côté de sa mère :
– Tu comprends, toi tu t’es barré, et elle, du coup, elle n’a fait que des
conneries !
Marie-Thérèse interpelle Marcel :
– J’ai besoin d’un mari pour élever les enfants. Reconnais-moi comme
ta femme. Fais-le pour tes enfants.
Marcel ne bouge guère. Marie-Thérèse insiste calmement sans élever la
voix :
– Je te demande pour une fois, pour tes enfants, d’être un homme,
d’avoir des couilles, et de prendre ta place !
Lili a besoin que chacun assume son rôle, retrouve sa place en sa
psyché, la reconnaisse, afin qu’elle contacte ses racines, sa structure, sa
colonne vertébrale en quelque sorte.
Marcel semble se mettre en mouvement. Il va voir son fils, lui
administre une tape bienveillante sur les épaules, et se place à côté de
Marie-Thérèse qui déclare alors, avec tendresse, son amour pour sa fille.
Marcel confie avoir l’impression d’être un baltringue. Finalement, tout
ce monde prend sa juste place sur le flot de vie. Lili occupe le centre, sa
famille est derrière elle. Elle fait face à son frère et à ses parents. Encore
une fois, Marcel reconnaît sa femme, sa fille Lili et sa petite-fille Sophie. Je
lui demande de renouveler cette reconnaissance, avec conviction, en la
faisant venir du fin fond de ses tripes. Il finit par y arriver. Il a ouvert ses
bras, et posé des mots justes ! Que le verbe se fasse chair ! Je me tourne
vers Lili :
– Comment te sens-tu maintenant ?
– Bien ! Solide ! J’ai des appuis… Et je ressens de la gratitude, et de la
reconnaissance !
– Ferme les yeux, tourne-toi vers le futur et sens circuler en toi cette
énergie nouvelle, goûte-la, prends le temps. Et puis offre-toi à toi-même la
reconnaissance, l’estime de toi !
– Moi, Lili, je me reconnais.
Elle répète cette phrase à trois reprises. Puis elle laisse résonner les
mots, reconnaissance, appuis, gratitude, en son corps, comme une vibration,
celle du gong se propageant jusque dans les cellules. Je l’invite à en faire un
rituel matin et soir pendant vingt et un jours afin d’ancrer ces informations,
ce ressenti. Et chaque fois que l’appel du cannabis viendra la chercher, je lui
suggère de se reconnecter à cet instant, pour s’offrir l’ancrage et la
reconnaissance, et ne pas céder à l’addiction qui fait d’elle un jouet. La
blessure de Lili, mésestime et rejet, est apaisée dans la spirale des paradis
artificiels. J’espère que le travail effectué ici va contribuer à l’aider, lui
donner fierté, force et courage. Elle libère les membres de sa famille.
Amandine, Baptiste et Elias reprennent leur place sur le cercle. Puis Lili,
seule au centre du chemin, se nourrit d’une force retrouvée. Elle quitte
rayonnante son flot de vie.
Tout le monde ne pourra pas faire son flot de vie. Cela prendrait trop de
temps. Deux heures, cela peut sembler long. Au bout du compte, le flot
passe vite. Malgré des flottements inévitables, il ressemble en général à une
pièce de théâtre bien rodée. C’est toujours aussi incroyable, pour moi qui en
ai dirigé au bas mot une bonne centaine, de constater comment tout prend
ici sens, jusqu’aux cafouillages.
Nous finissons la journée de samedi avec un second flot de vie puis des
soins en binômes, orientés sur le poumon et sa symbolique. Juste avant,
pour que chacun se recentre sur sa problématique, Lynn nous emporte dans
un rêve éveillé.

Les problématiques autour du père


Depuis le début de notre travail sur le poumon et Saturne, les
problématiques liées au père ont défilé. Amandine s’est confrontée à
l’inceste, Pierre à l’abandon, Lili au rejet, et les trois dans une certaine
mesure à la non-reconnaissance. Dans le cercle des stagiaires, je ne peux
appréhender tous les détails du chemin de chacun. Je me laisse porter par la
perception intuitive et globale que j’en ai. Il y a ici autant d’histoires et de
rapports au père que de stagiaires. Il en est dont je sais qu’ils affrontent un
sujet sensible. Elias fait partie de ceux-là. Il a déjà fait le cursus. L’an
dernier, son flot de vie fut très explicite : la dimension incestuelle dans sa
relation à la mère s’y est pleinement exprimée. Souvenez-vous de l’enfant
roi dans le séminaire précédent : il avait provoqué Anna, qui jouait sa mère,
il avait fallu l’intervention du père. La figure paternelle peut le remettre à sa
place. Dans ce séminaire, il est évident que je l’incarne. Ce samedi au
déjeuner, j’étais assis à côté de lui, un Elias renfermé comme il sait l’être,
insatisfait, dans l’attente d’autre chose, plus de travail ostéopathique, une
approche technique qui le libérerait de son problème. C’est lui qui avait tiré
la carte du raton laveur : elle l’invitait à cesser de se regarder le nombril.
C’est lui qui était le père de Lili sur son flot de vie, un père qui ne jouait pas
son rôle, qui ne reconnaissait pas le féminin et qui avait été dévasté par le
décès de son fils. Je suis donc assis au côté d’Elias. Il se tourne vers moi, et
me confie que cela ne va pas, qu’en fait il regrette d’être là, qu’il préférerait
être ailleurs avec ses potes qui fêtent, ce soir, un anniversaire où il ne sera
pas.
– J’ai du mal à m’intégrer dans le groupe, et ne pas être à cet
anniversaire, c’est encore me mettre hors du groupe. Là j’avais une
occasion d’être avec eux, souvent je ne peux pas être avec eux. Ça me fait
chier de ne pas être avec eux. En fait, ça me gave…
Je l’écoute et il n’y a ici rien de vraiment nouveau. À chaque séminaire
Elias remet en cause sa présence et me fait savoir qu’il préférerait être
ailleurs. Il va un peu plus loin cette fois-ci, il teste la limite :
– Il n’y a vraiment aucune provocation dans ce que je vais te dire,
vraiment, ne le prends pas mal…
Où veut-il en venir ?
– Est-ce que je peux partir ce soir pour aller rejoindre mes potes ? Tu
sais, ne le prends pas mal, mais ça me ferait vraiment plaisir, j’en ai
besoin…
Je le regarde et je souris intérieurement. Voilà donc la limite testée,
demande de l’enfant au père. Je lui réponds très tranquillement, avec une
voix très douce :
– Bien sûr que tu peux partir… et il n’y a vraiment aucune provocation
dans ce que je vais te dire : si tu pars tu ne reviens plus.
Elias s’est confronté au tranchant de Saturne, un tranchant doux comme
du velours mais effilé comme un scalpel. Et il est resté. Il a vraiment bien
fait. Il n’est pas venu pour rien. Voici tout d’abord le rêve éveillé qu’il fait,
sur Saturne et le poumon, emporté par la voix de Lynn :
– Je marche dans les dunes sableuses de Fuerteventura, au nord de
Corralejo, une immensité autour de moi, l’espace, du sable doré à perte de
vue. Je respire à pleins poumons. J’inhale de l’air, de l’air chaud, une masse
presque étouffante, une charge, une surcharge dans les poumons. Petit à
petit, je me rapproche d’une grotte de rocher. Elle se situe à Majanicho. Une
passerelle-ascenseur me permet de descendre jusqu’à son accès. Pour
rentrer, je dois ramper, ramper, ramper dans un espace étroit, un boyau, un
tube, un immense tube. Une compression. Puis l’espace s’ouvre, large,
tourbillonnant. Il a la forme d’un vortex. C’est un chapiteau. Je suis
l’acrobate qui vole dans les hauteurs grâce à mes poumons gonflés. Des
lumières rouges et bleues scintillent de part et d’autre. C’est très agréable,
beau, fin, subtil. Tout en bas, au pied du chapiteau, je remarque une porte
d’entrée métallique avec un S incrusté, celui de Saturne. J’essaie tant bien
que mal de descendre, l’air me propulse et m’éjecte vers le ciel. Finalement,
j’y arrive enfin ! Après beaucoup d’efforts, je tourne la poignée de la porte
de Saturne. Je me retrouve à nouveau dans un espace très étroit, un couloir
incurvé d’un côté puis de l’autre. Je m’y faufile comme je peux. Je passe
une plaque métallique chaude. J’y pose les pieds. Et je tombe sur une
valise. Je dois l’ouvrir. Je l’ouvre. En sort une ombre blanche, lumineuse,
pétillante, étincelante. Elle se propage dans l’espace. C’est une âme.
Étrange… Mais c’est une âme, j’en suis sûr… C’est peut-être celle de mon
oncle, Armand. La tristesse et la mélancolie m’englobent, m’entourent,
m’envahissent. Elle me déracine totalement et m’envoie à nouveau,
puissamment, vers les hauteurs du chapiteau. Je lutte pour ne pas être
déraciné mais cette énergie est bien trop forte, je perds pied. La lutte n’est
pas équitable, la mélancolie m’envahit. Finalement, après avoir lutté, je
m’abandonne, et la mélancolie me fait du bien. Je m’y complais… Il faut
remonter, la voix de Lynn demande de remonter. Je remonte à la surface de
la terre… Je suis triste de l’abandonner… d’abandonner cette âme, cette
mélancolie…
Le rêve éveillé d’Elias parle d’une âme. Le soin proposé à la fin de cette
journée de samedi s’organise autour du poumon, dans sa dimension
physique, énergétique, mais aussi mentale et symbolique. Pour ce faire,
j’invite chacun, au-delà des techniques ostéopathiques classiques, à utiliser
une technique en 3D, préalablement enseignée, et les éléments rencontrés
lors du rêve éveillé, comme supports au travail symbolique.
Dimension thérapeutique : technique en 3D
La technique en 3D consiste à travailler virtuellement sur le corps du
patient, sur une articulation, un organe… Mentalement, le thérapeute le
convoque entre ses mains. Elles travaillent comme si elles en touchaient
le volume, épousaient la densité, ressentaient la tension. Pour être
efficace, il faut contacter ses sensations qui vont évoluer au fil du soin.
Dans le domaine du toucher, c’est comme réveiller en soi le goût de la
cerise sans aucun fruit en bouche. Ce travail peut se faire aussi sur une
émotion, une pensée, un objet symbolique.

Elias a croisé une âme dans son poumon. Un peu avant, dans le flot de
vie de Lili, à l’entrée de Dominique, son frère, décédé à 36 ans, Elias qui
jouait le père a senti quelque chose s’ouvrir en lui, en lui Marcel, père de
Lili, mais aussi clairement en lui, Elias, par effet miroir. Un être cher
disparu venait l’interpeller. Un être qu’il n’avait pourtant jamais connu. Le
rêve éveillé a conforté, confirmé cette impression, et un nom lui est venu,
celui d’Armand, son oncle, le frère de son père décédé à l’adolescence.
Elias n’a jamais connu Armand. Ce qu’il connaît bien par contre, c’est la
mélancolie qui l’envahit souvent et dans laquelle il se complaît. Et si c’était
l’âme d’Armand ?
Je suis amené à faire le soin d’Elias sur le poumon. Il me raconte
l’histoire de son oncle. La famille était à Belle-Île, au complet, les parents
avec les trois frères, plus la copine de l’aîné. Armand voulait aller se
balader au bord de la mer. Il faisait mauvais. Le temps était vraiment gros,
beaucoup de vent, mauvaise mer. Sa mère refusa. Armand alla voir son
père. Lui accepta, et Armand partit avec son grand frère et sa copine. Ils
marchaient en plein vent sur la côte rocheuse découpée. Les jeunes
amoureux avançaient devant, Armand traînait un peu derrière. Quand son
frère aîné se retourna, Armand n’était plus là. Il avait disparu. On ne le
retrouva jamais. Il était probablement tombé, déséquilibré par le vent, et
mort, emporté par les flots.
Elias a rencontré l’âme d’Armand et sa mélancolie dans le poumon. Il
aime ce lien nostalgique et en même temps voudrait s’en détacher. Il espère
une libération, un changement radical. Il voit en cette présence, ce passager
clandestin qu’il vient de découvrir, l’ombre qui l’accompagne depuis si
longtemps. Que personne ne s’offusque, chacun nomme ce phénomène
comme il le veut, âme, mémoire familiale, fantôme transgénérationnel,
représentation névrotique. Je n’impose aucune représentation du monde.
Une seule chose importe au thérapeute que je suis, soutenir le patient dans
sa quête de mieux-être, en respectant ses convictions. Je suis à son service,
en service et au service de plus grand que moi. Elias évoque une âme, et
nous allons engager le soin sous cet angle. Elle était dans la valise du rêve
éveillé, où se trouvait le saboteur, celui qui nous empêche, un frein à
l’épanouissement de nos vies. Certains y ont vu un couteau, d’autres un
collier, d’autres un coffre, et cet objet devient référent pour le soin. Le
thérapeute prend entre ses mains l’objet virtuel, le soin débute, et évolue
dans cette relation triangulaire entre l’objet, le patient et lui. Ici le soin se
fait donc entre Elias, l’âme et moi. Le saboteur n’a plus rien à faire dans le
poumon. Nous allons donc inviter l’âme à se situer ailleurs, dans un autre
plan de conscience, dans une autre dimension, celle des âmes.

Libérer une âme pour se libérer soi ?


Le soin démarre. Cher lecteur, je vous demande de faire là un effort, si
cela vous paraît loufoque. J’ai dû moi-même dépasser bien des réticences
avant d’effectuer pareil soin. Régulièrement des doutes se sont immiscés.
J’ai maintes fois débattu intérieurement en pareille situation, entendant une
petite voix me dire « Dis ceci », tandis que mon surmoi répondait « Il n’en
est pas question, tais-toi ». La petite voix revenait à la charge. Mes
perceptions manuelles, mes sensations physiques, me poussaient dans son
sens. Le « tais-toi » se rigidifiait, plus cassant, plus intense. Mais
obstinément la petite voix revenait. À terme elle s’imposait, pour
finalement se révéler parfaitement juste, tout comme le senti entre les
mains. Donc, aujourd’hui j’écoute la petite voix quand elle se présente,
insistante.
J’invite l’âme d’Armand à venir entre mes mains. Je le redis, j’aurais
fait la même chose avec un collier, ou un couteau. Je ressens quelque chose
de particulier, ce n’est pas une âme comme les autres. Normal, me direz-
vous, c’est l’âme d’Armand. Rencontrant une âme, je sens entre mes mains
l’équivalent d’un ballon de barbe à papa, sans limite précise, aux contours
ouatés, très aérien, d’une densité variable, réactive. Dans le soin d’Elias, je
sens quelque chose sans contour, non localisé, qui semble se dissoudre. Je
le confie à Elias :
– C’est étrange ! C’est comme si l’âme d’Armand se perdait, se
dissolvait…
Je sens entre mes mains, attirées vers le bas, une immensité fluide, sans
contour, dans laquelle l’âme semble se perdre.
– C’est comme si elle se dissolvait dans la mer. Elle est perdue, sans
repères.
Et j’entends en retour :
– Comme Elias qui se perd en sa mère.
Ce seraient les paroles d’Armand. Elias ne dit rien.
– J’invite l’âme à monter, à aller ailleurs, dans un plan de conscience
différent, plus lumineux, mais Armand ne peut pas. Il ne perçoit aucune
direction, aucun axe d’élévation. Peut-être n’a-t-il pas conscience qu’il est
mort…
J’invite Elias à parler directement à Armand, à voix haute, et à lui
raconter ce qu’il sait sur l’histoire de sa mort. Elias le fait fort bien. Armand
comprend mais reste perdu dans l’immensité, dans les flots de l’océan. Il lui
semble toujours impossible de passer dans le plan de conscience des
âmes. Là-haut, pour lui, pas de direction, pas de père, pas de lumière, non, il
n’y a que la mer. Et soudain le parallèle avec la problématique d’Elias me
semble évidente, Elias noyé dans une relation œdipienne à la mère, dont le
père n’a pu le libérer. Armand et Elias ne reconnaissent pas le père. Et
j’entends Armand lui dire :
– Montre-moi le chemin.
Elias doit reconnaître son propre père, s’il veut ouvrir la conscience
d’Armand à une dimension autre. Je comprends aussi qu’Armand n’a pas
de sépulture, un lieu où le Po de l’âme retourne à la terre, tandis que l’âme
spirituelle passe la porte d’un autre monde. Dans cet échange à trois, de
prise de conscience en prise de conscience, l’âme d’Armand s’est
rassemblée, puis a entrepris une élévation progressive, orientée de
l’horizontalité à la verticalité, jusqu’à partir vers la lumière. J’ai senti cela
entre mes mains et Elias a senti la mélancolie le quitter. Nous avons fini le
soin par une proposition d’acte psychomagique : Elias et son père vont aller
à Belle-Île. Dans un premier temps, au bord de la falaise, si possible à
l’endroit supposé de la disparition d’Armand, ils lui feront une sépulture,
enterrant par exemple un objet lui ayant appartenu, puis célébreront
l’envolée de son âme vers le ciel. Par la même occasion Elias fera un geste
symbolique envers son père, pour le reconnaître comme tel, par exemple
l’affubler d’une couronne et s’incliner devant lui. Elias acquiesce et finit ce
soin le sourire aux lèvres et le regard pétillant. La soirée avec ses potes est
bien loin. Il ira à Belle-Île avec son père et cela leur fera du bien.
La journée du samedi finit sur les soins ostéopathiques en binômes,
chacun passant tour à tour en thérapeute et patient. Retour au corps et au
dialogue silencieux, avec la main pour interface, le toucher comme langage
entre le soignant et le soigné. Le silence est de mise. La matière s’exprime.
Le souffle comme dialogue intérieur
Dimanche matin, la méditation consacre la dimension symbolique du
père. Elle est centrée sur le poumon. Le travail sur le souffle nous permet
d’explorer différents états. Chaque respiration a des vertus particulières, et
confronte à un ressenti spécifique. Nous explorons la respiration alternée,
dans chaque hémicorps, et la purification par la lumière blanche. Puis nous
abordons la respiration triangulaire, respiration en trois temps qui intercale
une rétention poumons pleins ou poumons vides entre inspiration et
expiration. Elle se travaille donc selon deux schémas : soit inspiration,
expiration, rétention poumons vides, soit inspiration, rétention poumons
pleins, expiration. La rétention poumons vides renvoie à l’intérieur, elle
permet une rétraction, un retour à un point central, sans temps ni espace.
Personnellement elle me renvoie à la mort, à la peur de la mort, aussi je la
travaille toujours avec une attention particulière, avec de la douceur, sans
forcer. La rétention poumons pleins permet de contacter l’expansion,
l’ouverture, la connexion à l’extérieur. Celle-là me rassure. La respiration
carrée se fait en quatre temps avec une rétention après chaque temps,
inspiratoire et expiratoire. Elle m’évoque la mort et la renaissance,
l’apaisement dans la connexion au cycle de la vie. Les respirations ujjayis,
où la glotte resserrée diminue le flux de l’air, échauffent le corps et
concentrent l’esprit. Les kapalabhatis, respirations du feu, font monter
l’énergie le long de la Kundalini et développent la lucidité.
La pratique de ces exercices demande de la finesse, nécessite une écoute
de soi. Il ne s’agit pas de brusquer le souffle. Après ce travail physique,
notre méditation prend le contour d’un rêve éveillé. Chacun contacte
maintenant dans ses poumons un arbre inversé, les racines tournées vers le
ciel captant l’oxygène, le tronc et les branches étant la trachée, les bronches
et bronchioles, tandis que les feuilles sont les alvéoles. Chaque respiration
permet à travers cet arbre, par ses racines, loin dans le ciel, de contacter une
lumière blanche, de la laisser diffuser dans les poumons. À terme ce
nettoyage en profondeur instaure un dialogue intérieur. Celui-ci arrive après
deux jours de travail sur le sujet, chacun a donc matière à investir. Quel est
le message du poumon ? Et à partir de lui, quelle demande peut être
formulée au père symbolique ? Chacun se visualise déposant son arbre
inversé au centre du cercle, contribuant à former un immense arbre dont les
racines contactent le soleil. Chacun de nous est assis sur son zafu. Au centre
du cercle s’érige un immense arbre. Là-haut la lumière solaire couronne et
nourrit les racines du ciel. Chacun de nous est une feuille. Chacun formule
sa demande, puis s’incline devant plus grand que lui, le père, Saturne ou qui
il veut.

Dimension thérapeutique : la 3D au service


de l’accolade ou du flot de vie

La question de ma filiation à Still, dans ce séminaire sur le père et


Saturne, prend tout son sens. Qu’y a-t-il d’ostéopathique dans ces
différentes pratiques ? La prise en compte des émotions et des pensées
comme des éléments concrets, pouvant être touchés, ayant une forme,
une densité, une tension, un mouvement, dont la fonction et la
représentation sont liées aux processus intrapsychiques, ne me semble
pas hors du champ ostéopathique. Dans cette représentation plus
globale, les émotions ou les pensées pathologiques sont, comme une
dysfonction ostéopathique classique ostéo-articulaire, une zone de
rétention où le mouvement est diminué, voire absent, où la densité et la
tension sont augmentées. Ces zones sont souvent le fruit de
traumatismes, ou de défenses mises en place, nécessaires un temps,
mais surmontables par la suite, quand la conscience a cheminé. Notre
rôle de thérapeute est alors d’offrir un point d’appui, un fulcrum au
patient, pour qu’il puisse dépasser ces limitations, et s’en libérer.
De son côté, le flot de vie est un formidable catalyseur, un révélateur,
mettant au jour les problématiques de façon lisible et concrète. C’est un
livre ouvert sur la personne, l’expression d’une dimension psychique,
d’une représentation mentale. Une fois dévoilée, elle peut être
transmutée. Certes, mais en quoi cela concerne-t-il l’ostéopathe ? Il est
très possible de faire l’équivalent d’un flot de vie avec un patient
allongé sur la table, sans baguettes et sans personne pour incarner des
protagonistes. Je donne un exemple. Nous pouvons très bien aborder les
places de la mère et du père, par un travail en 3D sur le rein. Le rein
gauche nous ouvre les portes de la relation à la mère et à la lignée
maternelle, et le droit au père et à la lignée paternelle. Je vous décris
l’approche en 3D, approche un peu foldingue, mais vous commencez à
être habitué maintenant. Le patient est allongé sur la table, vous invitez
le rein gauche entre vos mains, vos mains sont au-dessus du rein sans
contact direct. Pourtant vous avez une sensation entre vos mains,
densité, tension, mouvement, mais aussi peut-être la perception d’une
émotion, d’une pensée ou d’une représentation symbolique, un objet…
Admettons : vous vous intéressez au rapport de votre patient à sa mère.
Vous décidez que le pôle supérieur du rein représente le patient, le pôle
inférieur la mère, et vous voyez si vous pouvez les séparer et, une fois
séparés, comment ils évoluent, où ils se situent dans l’espace. La juste
place du rein maternel est derrière le rein du patient sur la gauche. En
même temps vous demandez à votre patient de visualiser un chemin, le
chemin de sa vie, avec devant le futur et les générations futures, derrière
le passé et les générations passées. Vous lui demandez de visualiser la
place de sa mère sur ce chemin. Et un travail dynamique s’engage entre
le patient, la place où il situe sa mère sur le chemin et la perception que
vous avez entre vos mains des deux pôles du rein, le pôle inférieur, sa
mère, et le supérieur, votre patient.
Un travail dynamique s’installe entre le patient et vous, à partir de sa
visualisation et de vos perceptions. Vous pouvez inviter le patient à
dialoguer intérieurement avec sa mère. Vous percevez des modifications
dans votre senti. Le travail s’engage dans cette triangulation. L’idée
étant à terme que le patient puisse visualiser sans problème sa mère à
gauche derrière lui sur le chemin, alors que le thérapeute perçoit entre
ses mains un juste équilibre entre le rein maternel, issu du pôle inférieur
du rein, et le rein du patient, issu du pôle supérieur. La même chose peut
être faite avec le rein droit et le père. Cette fois-ci, dans ma
représentation, le pôle supérieur du rein représente le père, et c’est donc
lui qui doit passer derrière. Pourquoi le pôle inférieur pour la mère et
supérieur pour le père ? Parce que dans ma représentation, j’ai associé
la mère, la terre, au bas et le père, le ciel, au haut. Mais c’est là une
convention personnelle. Cela marcherait aussi avec un autre référentiel.
Le travail se fait sur des informations, que l’on contacte par
l’intermédiaire d’un code. Le code peut changer, l’information reste.
Pour bien maîtriser cette technique, il est important d’avoir pratiqué des
accolades thérapeutiques et des flots de vie, à la fois pour soi et pour
des patients. Ces pratiques donnent les supports, les codes, affûtent
l’intuition. Et après il est alors facile de pratiquer ce type de technique
en 3D avec le patient.

Nous finissons notre séminaire par un long débriefing mouvementé, où


encore une fois la singularité de chacun s’exprime librement, non sans
engendrer des réactions qui font travailler le groupe et catalysent notre
avancée. En quatre séminaires, le chemin parcouru est considérable. La
présence des « anciens », ceux qui reviennent, n’y est pas pour rien. Tout le
monde me semble très engagé. Certains peinent cependant à lâcher la
physique newtonienne pour entrer dans la quantique, le cerveau gauche
pour le droit, le contrôle pour le lâcher-prise. La perception concrète de
l’énergie à travers le qi gong, les méditations ou les soins reste difficile et
cela est normal. Pendant des années, j’ai dit que je ne sentais rien au niveau
physique. Puis, un jour, j’ai conscientisé le ressenti d’un senti qui était
présent à mon insu. De même, il me fallut du temps pour admettre et
reconnaître la perception de l’énergie. Et ainsi de suite… Aujourd’hui
encore, il m’arrive de ne pas sentir et de douter. Il n’est donc pas étonnant
que des difficultés individuelles soient rencontrées. Le groupe est porteur.
L’ambiance y est détendue et joyeuse, malgré l’âpreté de ce que nous
travaillons et les souffrances rencontrées. Nous sommes prêts pour aborder
le rein, la vie intra-utérine, la sexualité et le transgénérationnel. Rude tâche.
Les lignées se sont déjà bien exprimées dans ce cursus, bien avant le mi-
chemin. Entre deux séminaires, chacun, par ses pratiques, arrose les graines
qu’il a plantées pour en récolter les fruits ! Le travail continue quand nous
partons. On pourrait même dire qu’il commence. Il va se faire cette fois
dans la vraie vie, avec les contraintes du quotidien, et non dans un cadre
privilégié.
CHAPITRE VI

Rencontrer l’énergie vitale,


appréhender le passé lointain

Quand les synchronicités attisent le travail


Seule, petite fille, dans cette cabine d’essayage, Léonie s’était exécutée.
L’enfant qu’elle était n’avait pu se rebeller. Récemment son combat de boxe
contre un gars plus fort qu’elle, dont elle a enduré les coups en craignant
pour son joli petit nez, lui a rappelé ce moment. Il lui a rappelé aussi qu’elle
jouait les bons petits soldats. Elle a décidé de ne plus fuir et de dire ce
qu’elle avait à dire, au moment où cela s’imposait. Elle ne s’en est pas
privée dans la rencontre thérapeutique avec le père. Elle lui a exprimé tout
ce qu’elle n’avait pu lui dire dans la réalité. Et chose étrange, synchronicité
signifiante, son père pourtant fort loin et ignorant ce qui était en train de se
passer a fait une grosse crise d’urticaire pendant tout ce week-end consacré
à Saturne. Et depuis, silence radio, il ne s’est plus manifesté alors qu’il
l’appelait régulièrement. Il est troublant de constater l’impact de ce qui est
énergétiquement posé comme acte thérapeutique. Il a souvent des
répercussions directes sur l’entourage dans le quotidien.
C’est bien ce qui est arrivé à Pierre après son flot de vie. Il appela la
mère de son fils en quittant Mélisey, et il apprit que Pierre-Marie était allé
déjeuner chez elle le jour même, plutôt calme, mieux qu’il n’avait été
depuis huit mois, sans agressivité aucune.
Pendant les fêtes de Noël, Amandine a revu son père. Quelque chose
avait changé. Elle l’a constaté au plus profond d’elle, en son être. Ses
réactions à sa présence étaient différentes. Le dégoût et la boule à la gorge,
l’envie de dégueuler qui l’envahissaient depuis si longtemps ne se sont pas
manifestés. Leur positionnement mutuel avait changé. Rien n’était vraiment
pareil. Son regard sur sa mère aussi a fait du chemin. Un nouvel équilibre
s’installe, mais la dynamique familiale reste profondément perturbée.
De son côté, Lili a passé dix jours en famille. Son flot de vie a laissé de
bouleversantes traces. Elle aimerait réparer ce qui a été abîmé, en elle et
chez sa nièce. Là où elle aspire à la douceur, elle croise encore trop souvent
des pulsions destructrices. Quelque chose bouge pourtant dans son rapport
aux règles. Elle les fuit moins. Elle les recherche même. Elle sent que les
contraintes la structurent. Elle y trouve une certaine liberté. Elles la
dégagent de la weed. Mais souvent, elle retombe. Elle cherche la chaleur, le
vol du colibri, pour échapper à la glu. Dans sa famille, reste la honte. Honte
d’eux ou d’elle ?
Les soins énergétiques, techniques de flux, accolades thérapeutiques ou
flot de vie, changent souvent à la fois l’homéostasie interne de la personne
et sa relation au monde extérieur. C’est dans le concret du quotidien que
notre travail s’ancre, qu’un processus se déroule.
Comme à l’accoutumée le départ vers Mélisey s’avère difficile. Les
embouteillages n’en finissent plus, jusque tard sur le périphérique. Je pense
au cursus. Je ne veux laisser personne sur le chemin. La présence de
plusieurs non-thérapeutes accroît mon exigence, ma responsabilité. Force
est de constater la pertinence du travail, sa rigueur et sa puissance. J’en suis
à chaque fois sur le cul ! Mais j’en attends peut-être encore trop. Je prends
le groupe à bras-le-corps comme une entité à part entière, et au-delà des
individualités je le sollicite, le mets à l’épreuve et le fais avancer, pour que
son cheminement nourrisse et cadre chacun.
Lors du dernier séminaire le flot de vie de Pierre a été très marquant. La
souffrance de son fils, incarné par Lynn, était immense. Il était sous
emprise, en proie à une volonté qui n’était pas la sienne. Était-ce seulement
la drogue, je ne saurais trancher. Le soin que j’ai dû alors effectuer fut
difficile. Au bout du compte, malgré la violence et l’effroi, ce flot de vie
s’est bien déroulé, j’ose même penser qu’il n’est pas pour rien dans la
rencontre apaisée de Pierre-Marie avec sa mère, ce même dimanche soir. Je
suis pourtant préoccupé par Pierre. Il ne me semble pas conscient de
l’implication du travail que nous faisons à Mélisey. Son flot de vie n’est
qu’un premier passage pour aller plus loin, pour qu’il se révèle à lui-même.
Il a l’art de l’esquive, de la fuite. Je ne serais pas surpris qu’il abandonne le
cursus en cours de route. Nous en avons parlé après le séminaire du
poumon, séminaire sur le père et la mise en conformité, deux sujets très
difficiles pour lui. Peut-être trop…
Alors que nous évoquions ce sujet, il m’a vivement interpellé :
– Parce que tu crois que je pourrais ne pas terminer le cursus ?
– Tout à fait. Tu as déjà arrêté des thérapies en cours de route, tu es déjà
parti sans dire au revoir…
– Tu te trompes. Je terminerai le cursus. De toute façon il ne reste que
trois week-ends. Ce n’est pas trois week-ends qui vont m’arrêter !
Soit ! Je souris. J’eusse préféré entendre : « Mais j’ai envie, besoin, de
faire ces trois week-ends ! » Son « je peux le faire » ne m’a pas rassuré,
bien au contraire. Mais j’ai envie d’y croire. Je roule vers Mélisey. Une
vibration interrompt mes réflexions, mon portable. Au péage, je regarde le
SMS reçu une heure plus tôt. Il est de Pierre :
« Je suis couché depuis hier avec une très grosse crève ! Je ne serai
donc pas au stage du rein. Désolé. »
Encore une synchronicité. Mon intuition n’était pas infondée et l’alibi
est parfait. Pierre est malade, il a la crève, ce qui lui arrive souvent sans
qu’il comprenne pourquoi. Je suis convaincu qu’il s’agit là d’une fuite, qu’il
n’y a là aucun hasard, mais une logique. J’ai cette intime conviction, à tort
ou à raison. L’absence de Pierre me coupe un peu les jambes. J’espérais
qu’il tiendrait, que le cursus lui ouvrirait les yeux. Je crains que non. J’en
suis profondément attristé. Je ne devrais pas. Je suis juste un catalyseur,
j’initie un mouvement, mais je n’en ai nullement le contrôle. Chacun est
maître de son destin, de ses choix, de son évolution. Si quelqu’un ne passe
pas un cap, c’est qu’il doit en être ainsi. Et qui suis-je pour décider du cap ?
Mon point de vue reste limité. J’ai juste à accepter mon impuissance. J’ai
un coup de mou. Soudain, je doute devant la tâche qui m’attend. Je n’ai pas
le choix, il me faut faire confiance au sens du travail entrepris, à mes
guides. S’il en est, diront certains… Je sais qu’il en est !
Lors de ma dernière conversation avec Pierre Tricot, il me demanda :
– Tu as un prochain livre en tête ?
– Oui.
– Et c’est sur quoi ?
– Sur l’âme.
De l’autre côté de mon portable, en guise de réponse, je n’eus qu’un
long silence, dont je ne sais, encore aujourd’hui, que penser. Étais-je hors
sujet, projetait-il quelques écrits sur ce thème, ou me considérait-il comme
définitivement perdu pour la cause ostéopathique… ? Je n’en ai aucune
idée. Le vide occupa l’espace, et nous nous quittâmes ainsi. Vite
j’abandonnai cette idée d’écrire à ce sujet. Il est trop casse-gueule. J’optai
pour le récit du cursus suivant, de la saison à venir à Mélisey. Et chose
étonnante, la vie ne m’a pas lâché. Mon intention première m’a rattrapé !
Dès le premier séminaire, que je voulais dans la matière, il fut question de
l’âme. Et de stage en stage, le thème s’est affirmé. Avec la symbolique du
rein, nos arbres généalogiques risquent de nous pousser plus loin encore sur
ce terrain.

L’arbre généalogique
Ce cinquième séminaire est donc consacré au rein, à la lignée, à la vie
intra-utérine. En énergétique chinoise, l’élément du rein est l’eau. Elle n’a
pas de forme, elle épouse, s’infiltre, s’écoule. Elle est l’adaptation suprême,
et la liberté. Elle change d’état, de la glace à la vapeur. Rien ne la contient
vraiment. Adaptable et irréductible, telle est sa puissance. La puissance du
doux qui vainc le dur, celle des torrents sculptant les canyons dans la roche,
de la vague sur la berge, du tsunami. Elle est la volonté, la mémoire. Elle
transmet. Ses molécules véhiculent l’information dans les vortex
tourbillonnants. Elle purifie. Elle coule de la tête aux pieds, elle nettoie
notre peau de la poussière, des scories, des souillures et des traumas. Elle
nous lave depuis la nuit des temps des mémoires ancestrales. Les années
passant, nous goûtons ses fontaines de jouvence, alors que l’énergie des
reins décline. Elle apporte, elle entretient la vie. Elle est notre constituant
majeur, après le vide. Et oui, notre corps constitué d’atomes fait que nous
sommes surtout de l’espace à plus de 99 %, avec très peu de matière.
En médecine traditionnelle chinoise, l’eau est le vecteur de
l’information génétique, léguée par nos ancêtres, réserve de vitalité. La
mémoire de l’eau est rattachée aux reins. Dans cette médecine on parle
plutôt du rein. Il est la « Racine de la Vie », il stocke l’essence héritée des
parents à la naissance et déterminée dès la conception. Le rein est la source.
Il est à la source du Yin et du Yang. Le rein, par sa forme, évoque l’oreille
et le fœtus. Il nous renvoie à l’ouïe, à l’écoute, au milieu aquatique et à la
vie intra-utérine. La naissance représente ce passage du milieu aquatique au
milieu aérien, ce moment où, entre autres, notre écoute du monde va
changer. Elle ne se fera plus à travers le filtre de l’eau, il nous faudra
rencontrer l’air, tant dans la respiration que dans l’écoute. Tout comme la
vie sur terre est sortie de l’eau pour aller à l’air libre. Le développement de
l’homme ne récapitule-t-il pas celui de l’espèce, voire de l’apparition de la
vie sur la planète bleue ?
Nous allons donc plonger dans le rein, les mémoires des ancêtres, la vie
intra-utérine, l’écoute du chant et du silence. D’autres sujets sont sur la
table, entre autres la sexualité, qui va avec la transmission de la vie, et la
peur, avec le froid de l’hiver.

Dimension thérapeutique : l’arbre généalogique


À la fin du stage sur le poumon, j’ai envoyé à chacun un arbre
généalogique à remplir, remontant jusqu’à la génération des arrière-
grands-parents. Il n’est pas forcément facile pour chacun de cocher la
case des quatre grands-parents et des huit arrière. Pour certains même la
case parentale est inaccessible. Il faut trouver les noms, les prénoms, les
dates de naissance et de décès, demander à ceux qui sont toujours là,
surfer de mairie en mairie sur Internet, en prenant garde de ne pas faire
fausse route, à cause d’un homonyme… Quand le tableau commence à
prendre forme, j’invite chacun à le regarder et se laisser surprendre, par
les pleins et les vides, par une similitude ici, un antagonisme là-bas.
Tiens, je suis né le même jour que, je porte le même prénom que…
Telle branche est vide de toute information, et reflète telle partie de moi,
atone. Tiens, des événements, les mêmes, se sont répétés d’une
génération à l’autre. Les premiers enfants de la lignée sont tous décédés
accidentellement. Des fausses couches, des avortements, des
séparations, des maladies frappent plusieurs générations au même
endroit… La place des guerres saute souvent aux yeux : en France
1914-1918, 1939-1940, la Shoah et l’Algérie. L’impact de la grande et
de la petite histoire affine les contours de ce que nous sommes.
Découvrir son arbre généalogique c’est découvrir des pans de soi.
Cocher les cases, c’est un premier pas, puis une relation se tisse, évolue.

Au début, quand je me suis livré à ce jeu, l’intérêt ne me paraissait pas


évident, puis au fil du temps une conscience s’est affirmée. Les branches de
l’arbre se sont exprimées. Elles ont pris vie. Elles n’étaient pas un
référentiel statique, un état de fait, non, elles évoluaient selon les points de
vue, les regards portés. Elles changeaient de forme, s’équilibraient. Une
sensation, une émotion, un jugement, sur telle nouure, à force de visites,
prend un autre contour. L’arbre généalogique se sculpte et devient une
création. En ce qui me concerne, les hommes ont peu à peu pris leur place
dans un système que je voyais surtout matriarcal. Dans la lignée maternelle,
les femmes ont affronté le décès des maris sur les champs de bataille et
porté la culotte. Les femmes dirigeaient. La lignée maternelle a eu son
héros, Sauveur, prénom prédestiné, le grand-père mort d’une balle dans la
tête, fusillé par les Allemands en Afrique du Nord. Je ne le vois pas en
guerrier farouche, mais comme un brave homme, guère armé pour la
guerre, homme de devoir et de conviction, plus victime que héros. Est-il
cette part de moi qui doute, n’ose pas, lâche juste avant la victoire ? Son
beau-père était mort pendant la guerre de 1914. Dans la lignée des femmes,
quatre noms s’affichent : Oriol, Montarges, Rolland, Bousquet, tous des
Pyrénées orientales, pêcheurs colliourencs, paysans du Conflent et du
Vallespir. De l’autre côté des Pyrénées, en Béarn, les quatre noms de la
lignée paternelle sonnent autrement : Cassourra, Larroque, Lavie et Salles.
Mon arrière-grand-père, Louis Cassourra, fut-il un héros, ou juste une
victime ? Il est mort trois jours après l’armistice des suites du gaz moutarde.
Il m’a laissé l’amour des montagnes, et du fromage de brebis mangé à la
lame du couteau. Sa femme n’avait pas l’air facile. Son fils, Jean Cassourra,
mon grand-père, a tracé son chemin comme il l’entendait, une vie modeste
au bar du marché à Pau, avec deux femmes aimées, et d’autres peut-être. Il
n’a pas été tendre avec mon père, qui lui vouait une admiration certaine. Je
crois qu’il ne voulait pas de lui. Mon père a souffert de cette non-
reconnaissance, elle fut apaisée par son grand-père maternel. Raphaël
Lavie, métayer à Auterrive chez les Debayssens, était le grand-père rêvé de
mon père. Il passa auprès de lui une partie de sa jeunesse. Raphaël lui
taillait un maillot de bain dans un béret pour qu’il aille plonger dans le lac,
pendant que sa femme Françoise Lavie, grand-mère de mon père, menait le
taureau par le museau et labourait les champs. À l’occasion, elle faisait
office de dentiste : avec la pince de la machine à coudre Singer, quand il le
fallait, elle arrachait une dent. Je crois qu’elle portait la culotte, elle aussi.
Mes parents s’appellent Michel et Michèle. Mon père m’a légué la légèreté,
la joie de vivre, une certaine inconstance et l’attrait du féminin. Ma mère
m’a donné le sens du travail, du dépassement. Ma grand-mère maternelle,
Joséphine, veuve de Sauveur, m’a ouvert au monde. Ces deux femmes
m’ont élevé dans le sens du devoir, mon père a suscité la rigolade. Autant
de prénoms et noms, d’histoires et de mémoires, matrices de ce que je suis.
Ma mère a perdu son père, comme sa mère a perdu le sien. Je n’ai pas
connu mon grand-père maternel, comme il n’a pas connu le sien.

Reconstruire les lignées familiales


Mélodie cherche à remplir les cases. Son rêve éveillé sur Saturne était
glauque. L’ombre planait, le noir, tout était souterrain et morbide. Un crâne
trônait. Un bébé pendu par le cou montait au ciel. Et Mélodie ne ressentait
aucune émotion. Quand elle cherche à construire sa généalogie, elle se
heurte à un mur. Son père n’a connu ni son grand-père, dont il sait qu’il a
été gazé pendant la Grande Guerre, ni sa grand-mère, soit la génération des
arrière-grands-parents. Côté maternel, l’obstacle s’avère immense. Quand
Mélodie parle à sa mère, celle-ci se referme. Elle ne sait rien de son père ;
la grand-mère maternelle de Mélodie a eu trois enfants, tous de père
différent et inconnu. Elle n’a pas reconnu son premier enfant, un garçon.
Elle n’a reconnu sa première fille, la maman de Mélodie, qu’à un an. Sa
tante maternelle, elle, sera reconnue dès la naissance. Le côté paternel de la
branche maternelle est donc vide, absolument vide. Sa mère ne veut pas
entendre parler de la lignée. Mélodie apprend juste que beaucoup d’enfants
y sont morts très jeunes. Dans une accolade thérapeutique face à Mélodie,
je prendrai le « costume énergétique » de ce grand-père maternel inconnu.
Je le sentirai pris dans les vapeurs d’alcool, habité de colère et de désir des
femmes, homme d’un soir, à l’image lamentable de lui-même. Mélodie et
moi-grand-père maternel, nous parlons. Elle me redonne ma dignité et petit
à petit, je reconnais ma petite-fille. Moi-grand-père l’invite à vivre
pleinement la femme qu’elle est, sans peur des hommes comme moi. Cette
rencontre sera très émouvante, et très thérapeutique. En quoi correspond-
elle à ce que fut vraiment le grand-père maternel de Mélodie ? Nous ne
pouvons répondre avec certitude. Mais j’ai endossé tellement de
personnages, pour le coup connus de la personne que j’avais en face de moi
dans ce type de rencontre, et ces personnages se sont avérés tellement de
fois coller avec la réalité, que je ne vois pas pourquoi, cette fois, je serais
dans l’erreur. Bien sûr, à chaque fois, c’est un fragment du réel ou de
l’imaginaire qui est représenté, mais il fait sens et devient thérapeutique.
Cette accolade thérapeutique de Mélodie avec son grand-père maternel
inconnu sera source d’un profond apaisement dans ses relations à l’homme,
au mâle plus exactement.
À travers des places prises, des places vides, des revisitées, petit à petit,
l’arbre devient nourricier. Quelque part les cellules savent, l’inconscient
sait, quelles que soient les informations transmises ou pas. Certes, il y a
toujours des erreurs dans ces reconstructions et leurs interprétations.
Comme il y a des erreurs sur le regard que nous portons sur nous-même sur
nos souvenirs, notre histoire. L’erreur comme l’illusion forment une partie
du puzzle.
Je pense souvent au récit de Boris Cyrulnik dans Sauve-toi, la vie
t’appelle 1 : « Une nuit, j’ai été arrêté par des hommes armés qui entouraient
mon lit. » Cette nuit-là, en janvier 1944, Boris a 6 ans et la police française
rafle sa famille. Il parvient à fuir et à se cacher. Ses parents, eux,
n’échapperont pas aux Allemands et mourront tous deux en déportation.
Adulte, Boris Cyrulnik rencontre des personnes qui vont l’aider à
reconstruire son histoire. Celle-ci s’avère différente de ses souvenirs :
« J’avais arrangé mes souvenirs pour donner cohérence à ma représentation
du passé et pour les supporter sans angoisse. » Les grandes lignes n’ont pas
changé, mais les détails, si. L’infirmière qui l’a caché n’était pas blonde
mais brune, l’officier allemand qui l’a sauvé ne l’avait en réalité pas vu… À
partir de cette mémoire chaotique, voire grâce à elle, l’adulte s’est construit.
Puis il a réécrit une nouvelle version, plus cohérente, plus consciente de son
histoire. Et sans doute dans celle-là y a-t-il encore des erreurs. Peu importe,
elle va vers la vie qui nous appelle. Le passé comme le futur se façonne.
Tout comme les souvenirs, l’arbre généalogique n’est pas statique, il se
construit, se déploie, au fur et à mesure que notre point de vue évolue. Il
devient une source de compréhension, de transformation, de résilience. Et
dans cet arbre s’inscrit aussi le futur, nos enfants, petits-enfants, la suite.
Chaque stagiaire a donc été invité à remplir le sien. Maintenant, qu’en
faire ? Que faire quand les cases révèlent l’ombre ? Que faire de cette mère
biologique qui n’est pas ma mère, mais qui l’est quand même, ou de ce
père ? Que faire quand le père a été mon violeur ? Quand le grand-père s’est
comporté comme un salaud avec tous ses enfants ? Quand la mort plane à
chaque génération sur le deuxième enfant ? Quand toutes les femmes de la
lignée se sont avérées tyranniques ? Quand les pères ont successivement
trahi et abandonné ? Que faire quand l’arbre suscite un malaise non
cernable, soulève l’inquiétude à travers l’inconnu ? Nous allons écouter la
vie. Son souffle nous a amené jusque-là et nous interpelle. Nous pouvons
jouer avec l’eau qui coule en cascade, des origines, du lointain horizon,
jusqu’aux reins des ancêtres, aux nôtres et à ceux des générations futures.
L’eau est véhicule de l’adaptabilité, de l’information, de force et de pureté.
En ce vendredi matin, les chaises sont disposées en cercle selon le fond
du ciel de chacun sur son thème astrologique. Je prends mon tambour, à la
peau de cheval, à la coque de chêne, orné d’un lapis-lazuli. Je le réveille au
rythme du cœur. J’en appelle à nos guides, aux ancêtres, à l’eau, au rein. Je
joue, je chante. Une voix me souffle le mantra japonais de la Bénédiction de
l’Eau !
UCHU NO MUGEN
NO CHIKARA GA KORI KOTTE
MAKOTO NO DAIWA NO MIYO
GA NARI NATTA
Progressivement, nous chantons tous ensemble. Je mesure le chemin
fait par le groupe, tant dans sa présence dans le silence, sa puissance dans
l’alignement des postures, son adaptabilité, que dans sa faculté à entonner
puis chanter cette bénédiction de l’eau, que pourtant parmi nous bien peu
connaissent. Elle va s’avérer l’un des fils conducteurs du séminaire. Nous
chantons l’eau pour commencer notre travail. Les vibrations de la voix
informent les cellules, mémoire du fond de l’Océan. Nous enchaînons par
un qi gong qui nous met plus encore sur ce chemin, celui de l’eau et des
reins. Chacun se pose ici et maintenant, loin de l’agitation du quotidien,
contacte vigilance et abandon, présence à l’instant, ouverture sans attente.
Vient un rêve éveillé. Certains, craignant les bras de Morphée, préfèrent
une position assise, posture du guerrier, demi-lotus ou, tout simplement, cul
sur la chaise. Chacun est libre de son choix. Lynn nous embarque : nous
remontons un cours d’eau, un fin ruisseau, un canyon, un torrent, une
rivière, un fleuve, un lac. Chacun découvre son univers, l’eau est claire ou
chargée de sédiments, le courant apaisé ou tumultueux. Chacun marche sur
la berge mais différemment. L’un remonte le fond de la rivière, l’autre saute
de rocher en rocher, un troisième nage… Autour, la nuit a peut-être cédé la
place au jour. La nature exprime sa diversité. L’un remonte les égouts d’une
ville, immense mégapole ou petit village perdu… Finalement chacun arrive
devant un arbre, son arbre. Quel est-il ? Sapin, noisetier, orme, séquoia,
bouleau, chêne… Solide, fragile… Son tronc se divise en deux grosses
branches, celles des deux lignées, maternelle et paternelle. Puis chaque
branche se divise en deux jusque vers le ciel, ouvrant à chaque fois la voie
vers le père et la mère, et offrant le nid de chacun, au centre de la fourche.
Chacun voit ici son arbre généalogique. Chacun le regarde puis monte
dedans et l’explore, de branche en branche, de nid en nid, porté par un
appel, par un inconscient, support de la découverte. Et tout est signifiant,
surtout l’incongru. Certaines branches semblent saines et porteuses,
d’autres malades et peu fiables. Chacun peut investir l’une ou l’autre,
chacun choisit un cheminement singulier et s’arrête dans les nids qui
l’interpellent.

Accéder à l’inconscient via le rêve éveillé


Marie remonte une rivière en son milieu. Elle saute de pierre en pierre,
toutes taillées et disposées régulièrement, formant un véritable chemin. Puis
elle tombe sur une fracture, un vide abrupt. Au-delà, elle aperçoit la cime
des arbres, océan vert sur l’horizon. Le vide est devant elle, abyssal,
vertigineux. Elle comprend alors que le chemin de pierres, qui l’a amenée
jusque-là, se poursuit. Il descend, escalier abrupt. Il est donc possible d’aller
plus avant. Elle s’engage. Plus elle descend, plus elle entend le bruit
assourdissant de la cascade. Elle mesure le bouillonnement de l’eau, un
tourbillon puissant d’écumes, profond. Parfois elle entrevoit le fond, tant
l’eau est claire, puis l’eau s’assombrit. L’abîme est insondable,
inexplorable, inquiétant. En relevant la tête, elle repère aussitôt un arbre,
son arbre, un gros arbre. Elle regarde les deux branches. La gauche, la
maternelle, lui semble fine et fragile, elle se déploie dans son dos, pour la
suivre elle doit se retourner. Bien que très fine, elle semble ouvrir un
chemin apaisé et lumineux, large. La branche droite par son épaisseur
semble solide. Elle est sombre, avec un feuillage fourni. Elle semble plus
concrète, forte, et c’est celle-là, la lignée paternelle, qui attire Marie. Elle
s’y engage. Elle arrive au nid paternel. Il est sculpté dans le bois, succession
de losanges à l’architecture précise. De cette forme se dégage un oiseau en
bois. Et elle n’a plus sa place dans le nid. L’œuf qui y est présent réveille en
elle une colère « noire ». En même temps surgit du blanc, le blanc d’un œil
aveugle. Cette colère est sans objet. Marie la reconnaît, ce geyser
incontrôlable la traverse souvent. C’est le blanc des yeux de l’aveugle.
Quelque chose de pointu sort de l’œuf, une voiture. Marie remonte au-
dessus jusqu’au nid du grand-père, l’œuf est une langue rouge mouillée,
dégoûtante. Elle lui rappelle la langue du chien qui l’a agressée. Quel âge
avait-elle ? Autour de 5 ans, ou plutôt après ses 8 ans. Il a failli lui sauter
dessus quand elle a voulu aller aux toilettes. Elle était près du chenil dans la
cour. Heureusement, elle a pu se sauver et fermer la porte. En fait elle ne
sait plus très bien… Elle avait peut-être plutôt 10 ans. C’était lors d’une
réunion de famille. Elle a fui la cour et s’est réfugiée dans la salle à manger,
dont la porte était attenante. Cela faisait trois ans qu’elle n’était pas venue
dans la maison du grand-père. Avec ses parents, ils étaient partis à Dakar où
son père, militaire, avait été muté. Entre-temps, des travaux avaient été faits
chez le grand-père, les toilettes n’étaient plus au fond de la cour mais
maintenant à l’étage. Le grand-père était décédé. Quand elle est rentrée,
fuyant le chien, effrayée, dans la salle à manger, une partie des adultes a
rigolé, une autre était étonnée de la voir se tromper ! Elle, elle était
honteuse. Tout le monde a vu qu’elle avait peur. Les souvenirs s’emmêlent.
Marie remonte. Plus haut chez l’arrière-grand-père, la place devient
paisible, vient l’image d’un canot, et des rames, sur l’eau. La place est
agréable, Marie continue, elle croise une robe à frous-frous, la légèreté et la
fantaisie, et plus haut encore des fruits sur les branches, alors que l’hiver est
là dans la campagne. Des fruits rouges qu’elle mange avec plaisir, satisfaite
d’en trouver sur cette branche. La richesse de ce rêve éveillé est évidente,
son interprétation est plus délicate. Il appartient avant tout à Marie de
cheminer avec. Elle s’interroge :
– Mon père était désagréable, très désagréable, il ne m’a pas trop aimée,
et pourtant c’est cette branche que j’ai choisi d’explorer. Une branche
sombre mais forte.
La force fascine Marie ; la première fois qu’elle m’a rencontré comme
thérapeute, elle a été déçue, elle s’attendait à croiser Arnold
Schwarzenegger, et je n’ai rien d’Arnold. Elle mettra trois ans avant de
revenir me voir à la suite de cette déception. La lignée maternelle est claire,
la paternelle est sombre. Quand elle remonte la rivière, elle tombe sur une
chute dans le vide, l’inconnu, le tourbillon transgénérationnel, le gros
bouillonnement de l’eau. Il est plus loin question d’aveuglement, que ne
peut-elle voir qui la met en colère ? S’agit-il de cette langue dégoûtante ?
Au-dessus du grand-père, la voie semble paisible. Marie pense à voix
haute :
– C’est bien de participer à quelque chose de collectif. À l’âge de
10 ans, j’ai arrêté de communiquer avec les autres. Entre 40 et 45 ans, j’ai
fait une fausse couche. La place de l’enfant est centrale, et je ne sais si mon
père voulait vraiment un enfant, et ma mère, dans quel état était-elle par
rapport à son désir d’enfant ? Les anniversaires n’ont jamais été fêtés chez
nous, comme s’il ne fallait pas exister… et je n’ai pas eu d’enfants. Suis-je
vue ?
Je suis heureux de constater que Marie est entrée dans le processus
thérapeutique. Elle se livre, elle partage. Je me souviens d’elle, dans sa
rencontre avec le père, elle dansait devant lui, un peu comme une petite fille
qui voudrait être vue. Il est intéressant aussi de constater ce que notait
Caroline lors du soin qu’elle a prodigué à Marie sur le thème du père, au
séminaire précédent : Caroline évoquait un verrou dure-mérien de l’occiput
au sacrum et une compression sacrée intra-osseuse, une atteinte des
fondations donc. Elle relevait une blessure, une atteinte du corps physique,
qui répondait, toujours selon Caroline, à de la peur éprouvée à l’âge de
10 ans. Caroline ne savait alors nullement qu’à cet âge, Marie avait décidé
de ne plus communiquer avec l’extérieur. Caroline, en thérapeute
expérimentée, avait alors poursuivi sa démarche, en effectuant un travail sur
le rein droit, la lignée paternelle. À l’interrogation tissulaire, elle avait alors
constaté que le père n’était pas à sa juste place : au lieu de se situer derrière
elle, place des générations passées, il restait à son côté. Tous ces éléments
sont à prendre en considération, ils sont des pièces d’un puzzle que seule
Marie peut résoudre. Voici ce qu’elle dit de ce rêve éveillé :
– Globalement il m’a montré une vie et un monde plus positifs que ce
que je vois habituellement. J’y ai vu des trésors cachés : les pierres qui me
soutiennent dans ma démarche, la force communicative de mon père, son
regard sur moi qui me donne l’impression d’être accompagnée sur mon
chemin. J’ai le sentiment d’exister. Même s’il n’y a pas de place pour moi
dans le nid, j’en trouve une, j’ai cette force aussi ! Et les ancêtres me
donnent des images positives qui peuvent me nourrir. C’est comme s’il y
avait des choses invisibles sous la surface qui sont de l’ordre de la fantaisie,
la danse, les robes, les fruits en hiver, et qui donnent de la légèreté et de
l’espoir au quotidien angoissé que je me fabrique le plus souvent.
Cette vision est porteuse. Elle ne s’interroge pas sur l’objet pointu en
fer, la voiture, la langue du chien, les 10 ans… S’agit-il d’un déni, d’une
protection ? Elle reparle des pierres au centre de la rivière qui l’ont
soutenue :
– Ça a été jouissif et très apaisant de découvrir ces appuis, ces blocs
bien solides et bien taillés. J’éprouve un sentiment de reconnaissance. C’est
agréable à vivre. Comme si je me réveillais d’un mauvais rêve et que je me
rendais compte que tout va bien.
De son côté, Mélodie est bien sûr confrontée aux énigmes la
concernant. Dans ce rêve éveillé, elle a bien vu la rivière, elle a vu un arbre.
Elle aurait pu y monter, mais ne l’a pas fait. Elle n’a pas pu. Il n’y avait
aucun accès à gauche. Vers la mère, tout était verrouillé. Peut-être que côté
paternel, sur la droite, une possibilité se dessinait. Depuis le début Mélodie
se trouve confrontée à un trou noir et une peur, peur du regard des hommes,
posé sur elle en tant que femme, peur d’être touchée, panique lorsque les
yeux bandés elle sent quelqu’un s’approcher d’elle. Lors d’un autre rêve
éveillé, elle a évoqué deux bébés morts pendus par le cou. Tout cela sonne
bien comme un secret de famille, un fantôme transgénérationnel. Comme je
l’ai dit plus haut, l’accolade avec le grand-père maternel inconnu sera un
soutien précieux.
Chacun traverse les rêves éveillés à sa façon. Ils sont l’image d’un
cheminement intérieur, l’expression d’un inconscient qui quelque part sait,
mais ne se révèle que par bribes, symboles, codes, fruits d’un mécanisme de
défense qui voudrait lâcher prise. Un chemin se fraie.

Soigner les blessures du passé


Vendredi après-midi, voici venue l’heure du premier flot de vie de ce
séminaire, une pièce de théâtre qui étale au grand jour les méandres d’une
vie, et en expose des ressorts cachés. Le groupe est tout autour du terrain de
jeu, rectangle aux limites marquées par quatre coussins, déterminant ainsi
une entrée au nord, une sortie au sud. J’en reprécise les règles. Le courant
temporel coule du nord au sud, sur une large allée centrale, limitée par deux
berges, l’une féminine à l’est, l’autre masculine à l’ouest, tandis que le
point d’équilibre, l’endroit où le protagoniste doit se situer au final est le
centre. Ce point est marqué au sol. Lynn se munit de ses baguettes de
sourcier, et la voilà partie à la recherche de l’élu qui va devoir s’y coller !
Chacun fait ses pronostics, moi le premier. J’ai une petite idée sur celui ou
celle à qui le flot profiterait le plus, mais aussi celui ou celle dont le flot
risque d’être difficile à mener… Je partage comme chacun sur le cercle une
certaine appréhension, tant sur la personne désignée que sur le déroulement
de cette pratique imprévisible et périlleuse. Les baguettes, après un long
parcours sinueux, finissent par pointer Raphaël.
J’en suis surpris. Raphaël a déjà beaucoup reçu dans ce cursus.
D’emblée, le premier rêve éveillé l’a confronté au décès de son grand frère
Cédric, ce grand frère qu’il n’a pas connu, mort si jeune, à 18 mois dans un
accident de voiture, laissant ses parents dans une profonde tristesse.
Raphaël est né neuf mois plus tard, conçu à l’hôpital, qui sait, peut-être
dans une pulsion vitale pour conjurer le malheur. Raphaël a, dès le premier
séminaire, retrouvé une estime de soi, envolée au fil du temps. Dans ce rêve
éveillé fondateur, il avait rencontré Cédric, mais aussi d’autres membres de
sa famille côté paternel, marqués par de nombreuses morts violentes. Il était
allé les voir un par un pour leur demander pardon, pardon du regard qu’il
portait sur eux à travers la mort. « Je manquais de fierté face à cette
brillante lignée où tous les hommes avaient beaucoup étudié alors que je ne
suis qu’un petit ostéopathe de campagne. À les rencontrer tous et voir
comment ils s’adressaient à moi, j’ai retrouvé ma fierté », nous avait-il
confié.
Depuis le premier jour, Raphaël chemine. Il trace sa route même.
D’autres me semblent dans des postures plus délicates. Je les aurais plus
vus convoqués à un flot de vie. Je suis donc surpris par ce choix. Raphaël se
lève. Je le rejoins à l’entrée de notre terrain de jeu. Je le questionne. Il s’agit
de bien poser l’intention du travail qui va suivre :
– Cela a-t-il du sens pour toi d’être désigné pour ce flot de vie ?
– Oui, même si je l’appréhende grandement.
– Quelle intention veux-tu poser ?
Raphaël semble bouleversé. La tristesse l’envahit, telle une marée. Il
pleure. Dans un effort, il se ressaisit :
– Au fil des séminaires, j’ai contacté de façon concrète cette fureur de
ne pas vivre comme mes aïeux. Je ne suis peut-être pas aussi brillant
qu’eux, je n’aspire pas à leur réussite, à leur exposition professionnelle,
mais je veux établir un lien fort avec ma femme et mes enfants… Je me suis
rebellé face à mes aïeux, en colère contre eux. Comment peut-on être aussi
brillant et aussi con avec ses enfants, incapable de vivre ses émotions et
d’exprimer ses sentiments ? Pendant le stage sur le poumon, cette colère
s’est apaisée et s’est transformée en Pardon. Je les avais jugés sans
comprendre qu’ils étaient tous dans une impossibilité de s’ouvrir aux
émotions. J’ai avancé depuis le début de ce travail. Mais le soin
d’Amandine m’a mis très mal à l’aise, nauséeux. Il a réveillé un mal-être.
Le même mal-être que j’ai ressenti lors de mes dernières vacances à
Lamalou, avec une tristesse, une mélancolie que je ne voulais pas voir. Je
suis parfois envahi par un marasme total.
Je suis face à Raphaël, je tiens les baguettes pointées sur lui. Quand
elles s’ouvriront, la problématique sera pleinement exposée et le flot pourra
commencer. Pour l’instant elles ne bougent pas d’un poil. Nous n’en savons
pas assez.
Je relance Raphaël, qui contient à nouveau ses larmes.
– Quelle problématique pose-t-on dans ce flot de vie ?
– La mort plane sur la lignée, j’ai envie de casser cela, pour moi, pour
ma femme, pour mes enfants. Il y a eu beaucoup de morts violentes.
Les baguettes se sont largement ouvertes, visiblement la problématique
est bien posée, mais Raphaël, lancé, continue :
– Mon père a perdu sa mère alors qu’il n’avait pas 1 an, puis son fils,
puis son père et son frère à 44 ans. Beaucoup de morts violentes, mon oncle
est décédé d’un accident, comme mon grand frère. Mon grand-père d’un
infarctus, mon arrière-grand-père s’est suicidé.
Effectivement… Mais il poursuit :
– Ma mère a perdu son fils. Ma femme, un enfant d’une fausse
couche…
Raphaël est abattu par cette liste morbide.
– Peut-on commencer le flot de vie ?
Les baguettes acquiescent. Nous voilà partis. Elles situent Raphaël sur
notre terrain de jeu, bien en son centre, un demi-mètre en retrait. Une
position presque parfaite, un peu en arrière tout de même. Mais un
événement particulier, un détail insignifiant dans cette trajectoire, retient
mon attention : à peine rentrés sur notre terrain, la porte passée, j’ai ressenti
une chape de tristesse, venue d’un endroit précis. Raphaël, qui me suivait,
s’est mis à pleurer quand il croisa cet endroit. Pour en avoir le cœur net,
nous recommençons le même trajet. Nous sortons et repassons la porte.
Raphaël me suit. Les baguettes reproduisent la même trajectoire, nous
avons le même senti. Raphaël occupe maintenant sa place, 50 centimètres
en arrière du centre, et il pleure à nouveau. C’est troublant de voir ce grand
homme, costaud, qui n’a rien de quelqu’un de dépressif, pleurer ainsi, en
proie aux malheurs qui ont frappé sa lignée. Quand il se calme un peu, je lui
demande ce qu’il ressent :
– La tristesse derrière moi, telle une ombre noire, dense, qui n’est pas à
moi.
Je sais pertinemment que c’est cette masse que nous allons devoir
travailler. Elle est vraiment dans l’axe de Raphaël, derrière son cœur. Je me
demande s’il ne s’agit pas d’une vie antérieure. Je pose à haute voix la
question aux baguettes, qui se referment sans hésiter. Il ne s’agit donc pas
d’une vie antérieure. Je continue à questionner les baguettes :
– Faut-il faire intervenir quelqu’un de la lignée ?
Les baguettes s’ouvrent : c’est un oui.
– De la génération des parents ?
Les baguettes se ferment : non.
– De la génération des grands-parents ?
Les baguettes se ferment : non.
– De la génération des arrière-grands-parents ?
Les baguettes s’ouvrent : c’est un oui.
Dans mon for intérieur, mon mental ne peut s’empêcher de faire des
commentaires, du style : « Ben, ça va être coton, kiki ! La mort, les arrière-
grands-parents, une histoire lointaine et sombre… Tu vas galérer ! Un jour,
faudra peut-être que tu arrêtes tes conneries… » Mon mental est encore
sous le coup de Lynn malmenée dans le flot de vie de Pierre. Il est inquiet et
conscient, en attente presque, d’obstacles qui pourraient interrompre
définitivement mes délires irrationnels. Je n’attache pas trop d’importance à
ses remarques. Ailleurs, une autre voix me chuchote : « Confiance. »
Restons confiant donc. Et je continue de questionner mes baguettes.
– Faut-il faire venir une femme ?
– Non.
– Un homme ?
– Oui.
– De la lignée paternelle ?
– Oui.
– L’arrière-grand-père paternel donc ?
Elles s’ouvrent.
Je demande à Raphaël son prénom :
– Il s’appelle Georges.
Mais il continue, le dos un peu voûté, fatigué :
– Tout a commencé lors des vacances de Pâques 2019 que nous avions
passées dans la maison familiale de Lamalou-les-Bains. C’est un ancien
hôtel pour les curistes, que mon arrière-grand-père avait créé. Son cabinet
était au rez-de-chaussée. Il est toujours là. J’y suis allé et je suis tombé sur
un livre qu’il avait écrit : ses observations, quarante années de suivi médical
de ses patients. Il parlait des évolutions de telle ou telle pathologie grâce
aux eaux thermales. J’étais très impressionné à le lire, impressionné par son
savoir. Dans cette pièce, j’ai vu le cousin de Papa réviser son agrégation de
chirurgie quand j’étais ado, puis une cousine préparer le concours de la
magistrature. C’est la pièce de l’excellence.
Le visage de Raphaël se tend, sa bouche se tord un peu, il lève son
avant-bras au-dessus de sa tête, machinalement :
– Et je suis écrasé par cette excellence familiale… Maman et Papa se
sont retrouvés dans cette maison après la mort de Cédric… Dans cette
maison, le suicide de Georges, la mort de Denise, la Maman de Papa, la
mort de François, le fils de Georges…
D’habitude je ne laisse pas parler longtemps les personnes sur un flot de
vie, raconter ainsi une histoire ne mène pas bien loin, mais ici, Raphaël la
raconte en étant tellement habité par elle que je ne l’interromps pas. Il est
temps de rentrer dans le jeu du flot de vie, qui lui n’a rien à voir avec la
narration. Il se vit. Il convient de s’y abandonner pleinement. Lynn,
armée des baguettes, désigne la personne qui va incarner Georges. Les
baguettes cherchent… Au final, je vais incarner Georges. Mon mental me
glisse : « Une difficulté de plus, mon ami ! Tu vas devoir être dedans et
dehors ! » Certes, mais j’ai déjà fait et j’ai confiance !
Me voilà donc Georges et aussitôt une chape de plomb s’abat sur mes
épaules. Je me retrouve géographiquement sur ce point du flot de vie,
juste après l’entrée, où nous sentions tellement de noirceur et de tristesse. Je
vais à terre, assis, fermé, mutique, plus seul que jamais. Je me suis suicidé,
et il n’y a rien, que le vide, pas la moindre émotion, pas de souffrance
extrême. Il n’y a rien. Aucun soulagement non plus, un poids immense, un
enfermement, l’absence d’issue, pleinement assumée, un abattement total
mais pas dramatique pour autant.
Raphaël s’approche de moi, il sanglote. Je me lève, je fais demi-tour. Je
suis Georges. Il m’attrape par les épaules, il pose ses mains sur mon thorax.
Peut-être veut-il me soigner ? Il pose une main sur mon cœur. Raphaël est
effectivement d’emblée poussé par le désir de guérir le Georges que
j’incarne et d’apaiser son cœur. Je le regarde, insensible à sa compassion.
– J’ai besoin de soigner les blessures du passé. J’ai besoin de savoir qui
je suis.
Je m’en contrefous, je n’en ai strictement rien à faire de Raphaël, ses
blessures et qui il est. Je n’ai cependant aucune envie de le blesser. Je ferme
ma gueule. Et puis, à vouloir me soigner, j’ai le sentiment qu’il me juge. Je
le lui dis :
– Tu me juges. Ça ne me met pas en colère, mais je vois que tu me
juges.
Raphaël recule, il est surpris par cette réflexion. Non, il ne le juge pas,
mais par contre lui, toute sa vie, s’est senti jugé par cette lignée de
l’excellence. À voir l’accablement de Georges, il découvre les faiblesses
d’un homme qu’il croyait fort. Et si son arrière-grand-père n’était pas
mieux que lui ? Il commence à se sentir sur un pied d’égalité. Il s’éloigne
un peu de Georges. Raphaël est digne, sobre. La tristesse l’envahit à
nouveau et il pleure. Moi-Georges, je le regarde ainsi et me sens dans
l’obligation de lui parler. Dans un sureffort, je sors de mon mutisme :
– Je te vois pleurer, je n’éprouve rien, strictement aucune émotion.
– Moi, contrairement aux hommes de ta lignée, je les vis, les émotions.
Raphaël s’exprime dans le calme, avec une sérénité qui dépasse ses
émotions.
Je ne sais encore pourquoi, le Georges que je suis lâche un :
– C’est ce qui te sauve.
Raphaël me demande si son rôle est de libérer les émotions restées
verrouillées sur la lignée des hommes. Comment le saurais-je ? Il entretient
une conversation que moi-Georges, je ne souhaite pas, il essaie de me
convaincre qu’il est bon de parler. Je ne le pense pas. Je me tais. Il tente
encore la conversation. Il m’emmerde avec ses questions.
– Est-ce que tu sais où tu es ?
Faut que je lui réponde quelque chose :
– J’ai bien fait de me foutre en l’air.
Il poursuit :
– Tu es à Lamalou, dans la maison de famille ?
Je n’ai pas particulièrement l’impression d’être dans un endroit précis, à
Lamalou ou ailleurs :
– Je suis entre deux.
– Tu veux aller ailleurs ? Tu as voulu retrouver François, ton fils, mort
en montagne ? C’est pour ça que tu t’es tiré une balle dans le cœur ?
Je ne ressens toujours aucune émotion, l’évocation de la mort de mon
fils ne m’affecte en rien. Je reste dans une insensibilité absolue. Je ressens
juste le besoin de me déplacer. Je trouve une autre place et, désireux que
Raphaël me foute enfin la paix, je lui réponds :
– Là, je me sens très bien ! Tu peux me laisser…
Raphaël marche, cherche une issue. Il se tourne vers moi :
– Je ne te lâcherai pas, ta place n’est pas à Lamalou !
Il continue d’arpenter la scène, à la recherche d’une ouverture. Cela doit
faire une heure que le travail a débuté.
– Je ne te lâcherai pas, ne serait-ce que pour mes enfants !
Clairement Raphaël veut porter un soin à toute la lignée, et il s’en sort
fort bien. Il est en effet assez rare de pouvoir laisser ainsi quelqu’un
cheminer sans aucune consigne sur son flot de vie. Mon rôle est le plus
souvent d’initier, d’orienter, de catalyser. Et même quand j’interprète
quelqu’un sur le flot, je suis souvent amené à passer de mon rôle
d’« acteur » à mon rôle de guide. Pour l’instant, j’ai pu laisser Raphaël
évoluer sans consigne. Je – Alain et non Georges – sens qu’il est temps
d’amener autre chose sur le flot pour passer un cap. Je me redresse et
déclare à Raphaël :
– C’est Alain qui parle maintenant. Je pense qu’il faut faire intervenir
quelqu’un. Georges a un peu bougé, il a changé de place, mais il reste dans
son enfermement. Il faut quelqu’un d’autre sur le flot.
Mon intuition parle ici. Je prends les baguettes et les questionne. Elles
approuvent, et après quelques demandes, il s’avère que la femme de
Georges, Renée, doit intervenir. Lynn doit maintenant, via les baguettes
toujours, désigner la personne qui va incarner Renée. Les baguettes
tournent, et elle avec. Après un trajet sinueux vers l’un ou l’autre, c’est vers
Lynn que les baguettes se retournent brutalement. Elle est désignée. Avec
mes baguettes, c’est à mon tour de lui désigner sa place sur le flot de vie de
Raphaël. Tandis qu’elle la prend, je reprends la mienne et redeviens
Georges, l’arrière-grand-père. Je me tourne vers Renée-Lynn. Je la regarde.
Le monde était totalement vide et là il prend un autre contour : dans le néant
où j’erre, j’entrevois un phare, un visage, visage qui ne m’est pas inconnu,
un point dans l’espace. Je regarde, je regarde avec distance, puis je
reconnais : c’est elle Renée, ma femme. Je l’interpelle :
– Qu’est-ce que tu fous là ?
Raphaël se tourne vers moi :
– Tu devrais être à côté d’elle. Tu la fuis, elle a besoin d’un soutien.
Me reviennent des fragments de mémoire :
– Non, je ne peux rien pour elle. Je ne pouvais plus la soutenir.
Moi-Georges, je me suis épuisé, j’ai tellement essayé en vain, jusqu’à
devenir fou, fou d’impuissance et me tirer une balle dans le cœur. Je
m’approche d’elle. Elle murmure des propos inaudibles, le regard un peu
tourné vers le ciel, qu’elle brasse avec un mouvement lent du bras
gauche au-dessus de sa tête. Je suis à côté d’elle, sur sa gauche. Je regarde
le mouvement de ses lèvres, sa peau, ses yeux mi-clos. Une lueur s’éveille,
et la douleur avec. Je pose ma main sur son épaule droite, légèrement,
tendrement. Puis je me rapproche encore un peu et l’enlace de mon bras,
l’espace d’un bref instant. Je sens qu’elle ne veut pas de ce contact. Je la
lâche. Elle marmonne dans le vide, et balance son bras vers l’avant :
– Je nettoie la merde devant…
Elle est emmurée dans un monde clos, dans lequel je ne peux entrer
d’aucune manière. Raphaël nous informe que Renée a fini en hôpital
psychiatrique. Sa folie, c’est ça, je me retrouve face à cette folie, pour
laquelle je n’ai rien pu faire. Le médecin que j’étais était impuissant. J’ai
tout tenté en vain jusqu’à la seule issue pour mon mental qui se désintégrait,
face à sa souffrance et au mur auquel je me heurtais à l’infini, mettre fin à
mes jours. Revoir son visage me fait pourtant du bien, malgré la douleur qui
revient.
– J’avais oublié ton visage.
Je ne sais si elle m’entend. Elle reste dans sa bulle, et me renvoie à mon
enfermement. Je m’éloigne. Raphaël se rapproche d’elle :
– C’est pour ne pas voir ce merdier que tu es devenue folle ?
Renée n’hésite pas une seconde :
– Oui.
Sa folie encore et toujours. Cela va-t-il servir à quelque chose que je
l’interpelle encore ? Je ne peux résister à une vague de colère :
– Renée, on est morts, là ! C’est fini ! Donc on pourrait revenir à la
raison.
Elle ne bronche pas. Je l’interpelle encore, triste cette fois :
– Ça m’a fait du bien de revoir ton visage.
Moi-Georges, j’aimerais croiser une réaction, une tête tournée, un
regard, un sourire. Elle reste dans son monde :
– J’ai perdu quelque chose !
Elle croise ses mains sur son ventre. Raphaël vient me chercher et me
ramène vers elle. Le combat de Raphaël me touche, il se bat pour lui, pour
ses enfants, pour tous ses aïeux aussi, pour Renée et moi. Il s’en sort bien.
Va-t-il réussir là où j’ai échoué ? Il me prend par la main et me ramène près
de Renée. Me voilà face à elle. Je l’entends murmurer :
– J’ai perdu mon bébé.
– Tu parles de ton fils François mort à 20 ans en montagne ? lui dit
Raphaël
– Non, mon bébé.
Moi-Georges, j’ai soudain une idée, pour la sortir de son enfermement :
– Est-ce que tu veux que nous allions nous recueillir sur sa tombe ?
Viens.
Je la prends par le bras et contre toute attente elle me suit. Je l’amène
juste à la porte nord dans le coin est.
– Voilà sa tombe, là ! Il est enterré là !
Je tombe à genoux, je veux prier, tant pour lui que pour elle. Renée
sanglote, Raphaël pleure. Je prie. Raphaël soutient Renée, elle s’agenouille
à mon côté. Nous prions ensemble nos morts. Renée, pourquoi t’a-t-on
appelée ainsi ? Quelle renaissance attendait tes parents ? Un garçon, un
René peut-être, qui sait ?
J’entends Raphaël dans notre dos :
– Ça fait du bien de voir enfin un couple réuni dans cette famille
bizarre, où l’amour ne peut ni se vivre, ni se dire.
Renée parle de façon audible maintenant :
– La folie était un bon choix ! Folle j’étais tranquille, j’avais moins
mal ! Là j’ai perdu mon bébé !
Je suis toujours Georges et je reprends de plein fouet les mots de Renée.
Mon mental vole en éclats, je n’en peux plus des bébés perdus, je me heurte
toujours au même mur et si pour elle la folie fut la solution, la mienne fut le
suicide. J’éclate encore :
– Tes bébés, ce n’est pas toi ! Tu n’es pas tes bébés ! Ils sont morts et
nous aussi ! Ils sont ailleurs, sur un autre plan, et nous, on est coincés entre
deux mondes, celui des vivants et des morts ! Tu réalises ça ?
– Je ne comprends pas, répond Renée.
Raphaël intervient :
– Tes bébés, tu les as perdus, ils sont morts, leurs âmes sont ailleurs. Et
maintenant que Georges et toi vous êtes retrouvés, vous êtes réconciliés
avec votre histoire, avez réalisé que vous êtes morts, vous allez pouvoir
rejoindre le royaume des âmes, et rejoindre les âmes de vos enfants ! Et
enfin être en paix !
Renée acquiesce, son regard s’éclaire, elle sort de la négation du réel, et
soudain je mesure le mal que lui a fait mon suicide, qui a rajouté de la folie
à la folie. Je lui demande pardon.
– Je te demande pardon !
Je ne peux rien dire de plus mais cela suffit. Nous voilà tous les deux
ensemble, à genoux, à prier dans la même direction pour le salut de nos
âmes. Un certain temps passe. Je me tourne vers Raphaël :
– Tu nous as sauvés ! Tu es un sacré thérapeute !
Je me tourne vers Renée :
– Il est bien, ce petit !
Elle acquiesce dans un sourire. Raphaël est rempli d’un sentiment de
fierté, fierté d’être sans doute le premier homme de la famille à oser ce type
de travail, fierté d’avoir été l’acteur de la guérison d’une profonde blessure
transgénérationnelle, fierté de la reconnaissance de Georges, fierté d’avoir
mené ce flot de vie quasiment seul, fierté de la justesse de son intuition et
fierté du travail accompli. Pendant ce flot, il a perçu la puissance et la
responsabilité engagées.
La tombe peut être déplacée hors du flot de vie de Raphaël, Renée et
Georges peuvent quitter les lieux, et Raphaël retrouve sa place, au centre,
au cœur des six directions. Il est heureux, soulagé et libéré ! Il goûte cet
instant, chante la Vierge Marie, et finalement sort en paix de cet espace,
après deux heures de ce théâtre particulier. Raphaël s’est débrouillé seul, je
n’ai dû intervenir qu’au moment de l’entrée de Renée dans le cercle. Belle
efficacité dans un exercice difficile mais toujours parlant. J’espère qu’il en
tirera tous les fruits possibles !
Lors d’un débriefing, Raphaël me demandera :
– Quelle est la différence entre un soin sur l’âme, comme on t’a vu en
faire, où tu dialogues avec l’âme, et ce qui s’est produit sur le flot avec
Georges, où là tu t’es retrouvé à incarner son rôle ?
– Il m’est difficile de répondre catégoriquement. Je le redis : tout
d’abord, l’âme existe-t-elle ? Ne s’agit-il pas juste d’une mémoire, d’une
information stockée, qui ne serait pas l’essence de la personne, mais juste
son empreinte dans l’espace-temps ? C’est à chacun de répondre, je ne
prétends pas savoir. J’ai aujourd’hui une préférence après maintes
expériences lors de soins de ce type. Elle résulte de l’interaction et la
dynamique du soin entre la personne décédée et moi-même : parler d’âme
me semble plus cohérent. Mais ce n’est là qu’un regard subjectif, une
poésie très personnelle en quelque sorte. Il est possible de faire de tels soins
avec une représentation différente, quantique et non spirituelle. À chacun de
choisir. Moyennant quoi, il est vrai qu’un soin d’âme est pour moi le fruit
d’une rencontre triangulaire entre le patient, l’âme et le thérapeute. L’âme a
un chemin à faire et à faire faire au patient. Je suis l’interface, l’interprète,
le catalyseur qui va permettre au patient et à l’âme une prise de conscience.
Et là, dans le flot, c’était différent. J’étais Georges. Me suis-je connecté à sa
mémoire, ou à la représentation que tu en as, ou son âme est-elle carrément
venue m’habiter ? Je penche plutôt pour la première version. Nous avons
peut-être plus travaillé sur la représentation que tu avais de Georges
qu’avec l’âme de Georges lui-même.

Traiter les nœuds émotionnels


Samedi, notre travail se poursuit entre méditation, ostéopathie et flot de
vie. Nous reprenons régulièrement le chant de l’eau Uchu no mungen. Nous
déroulons des qi gong à la fluidité tout aussi aquatique qu’un rêve éveillé
autour de l’antre maternel et de la vie intra-utérine. Le rein, l’oreille, le son
et l’énergie de la vie apparue sur terre nous entourent d’un bain particulier.
L’eau est propice au ressenti des émotions. C’est avec elles que nous allons
finir la journée, en abordant le soin des nœuds émotionnels. Depuis le début
du cursus nous avons peaufiné la subtilité du toucher, de la matière à
l’énergie, de la chair à l’émotion, jusqu’aux mouvements de l’énergie et de
la pensée, ou aux frémissements de l’âme. Nous avons mesuré à quel point
le toucher n’a rien d’une science exacte, qu’il n’est jamais acquis, qu’il se
trouve et se perd, qu’il dépend de notre disponibilité. Malgré sa dimension
subjective et éphémère, il reste un révélateur puissant, une interface
thérapeutique d’une grande richesse. Nous avons abordé différentes
techniques de soin, revu des techniques ostéopathiques classiques, ouvert le
champ du travail énergétique, abordé les techniques en 3D qui nous
amènent à travailler la matière sans la toucher directement. Nous avons
pratiqué les techniques de flux qui reprogramment des représentations
mentales. Si l’on considère l’homme comme une poupée russe, constitué de
différents corps, du physique au plus spirituel, nous avons abordé plusieurs
couches mais pas vraiment la couche émotionnelle. Nous allons la travailler
directement, comme porte d’entrée, à travers le traitement des nœuds
émotionnels.

Dimension thérapeutique : le nœud émotionnel

Le nœud émotionnel est la densification d’une émotion, à la suite de


traumatismes répétés de même nature. Cette émotion va imposer sa loi,
régner en tyran, sans que le patient en ait forcément conscience. Elle
parasite un organe, souvent l’un des cinq de la médecine traditionnelle
chinoise, foie, cœur, rate, poumon, rein. Les viscères qui leur sont
associés sont moins souvent concernés, attendu leur capacité
émonctorielle, qui leur permet d’évacuer plus aisément. Le nœud par sa
cristallisation est donc un plein d’énergie qui vide l’énergie de l’organe
concerné. Cette sorte de champignon est perceptible dans la couche
émotionnelle, la troisième poupée russe en quelque sorte. On palpe donc
une masse à une vingtaine de centimètres du corps, la personne étant
allongée. Ce champignon a un pied qui s’ancre dans l’organe et, le plus
souvent, trois racines qui filent dans une direction particulière. L’organe
donne des informations sur la nature du trauma, de même la topographie
des racines qui symboliquement étayent la problématique. Ce nœud doit
donc être enlevé car il est source de troubles tant sur le plan de la
psyché que sur le plan physique. Le traitement peut être fait par voie
externe, le thérapeute intervient de l’extérieur, tel un chirurgien de
l’énergie, et l’enlève. Le traitement peut aussi être réalisé par voie
interne, dans un rêve éveillé sur l’organe. La prise de conscience de la
problématique et la décristallisation du nœud émergent du rêve,
psychanalyse énergétique du corps émotionnel.
Dans les deux cas le soin du nœud doit amener un changement de
comportement, signe de la résilience. Si le comportement perdure au
quotidien, le nœud réapparaîtra, les pathologies associées perdureront
voire s’accroîtront. Cette technique, que m’a enseignée Bruno Repetto,
peut être très efficace. Je dis « peut » car sans avoir d’explication, ce
n’est pas systématiquement le cas. J’ai vu des enfants changer
complètement de comportement après un tel soin, des adultes trouver
l’âme sœur après l’ablation d’un nœud sur le cœur, tomber enceinte
après un nœud sur l’utérus, des asthmes guéris, et j’en passe… Et j’ai
aussi vu des patients chez qui apparemment rien n’a changé, ni au plan
physique, ni au plan émotionnel ou mental. Il arrive que rien ne se
passe. C’est cette technique de soin que j’enseigne maintenant.
Dans un premier temps je la présente dans le détail, avec un patient
désigné par les baguettes. Puis dans un second les binômes, constitués eux
aussi aux baguettes, passent à la pratique, recherchant la présence d’un
nœud, et le traitant alors.
Élisa est la thérapeute de Lili, notre joli colibri. Ostéopathe, Élisa refait
le cursus, elle n’a pourtant jamais pratiqué cette technique qu’elle a apprise.
L’occasion se présente. En testant les corps énergétiques, mental,
émotionnel et éthérique, sa main est ralentie dans la seconde couche, un peu
comme si elle traversait un brouillard épais. Elle la laisse flotter dans cette
perturbation. La main est attirée vers le bassin. Elle finit par s’immobiliser
en sus-pubien, avec la sensation que là, un nœud prend ses racines au
niveau de l’utérus. Élisa ne ressent pas d’émotion particulière, a priori. Pas
de peur, de tristesse, de colère. Un besoin de tendresse, de l’anxiété… Peut-
être de la honte. Rien n’est évident. Lili ne semble pas réagir aux pistes
lancées par Élisa. Peut-être que la datation de l’origine du nœud nous en
dira davantage ? En défilant l’échelle du temps entre ses mains, de l’âge
actuel de Lili à sa naissance, une première date émerge : 19 ans. Pour le
coup, la réaction de Lili est immédiate :
– Un avortement en secret, à 19 ans, à quasiment trois mois de
grossesse. C’était limite pour avorter, à l’hôpital à Montpellier. Mes parents
n’ont jamais rien su. Et j’ai dû faire deux ou trois avortements par la suite
sous médicaments.
Au moins une cohérence commence à apparaître. Une seconde datation
retient l’attention d’Élisa : 10 ans.
Lili cherche un temps, puis :
– C’est la mort de mon grand-père… Et c’est l’arrivée des règles, j’étais
en sixième, sur un bateau avec ma classe. Un bateau en mer qui nous
amenait en Angleterre. Ça a été un choc, une honte de plus qui m’arrivait là.
Je l’ai vécue comme une horreur : en plus d’être grosse et complexée de
l’être, je perdais du sang ! Waouh ! Un choc, je ne comprenais pas ce qui
m’arrivait. Je ne savais pas ce que c’était. Et j’étais sur un bateau, drôle de
situation. Ça a été géré avec la prof d’anglais. Je l’ai caché à ma mère
pendant plusieurs mois.
En remontant dans le temps, une troisième date renvoie à la vie intra-
utérine. Les rêves éveillés que nous avons réalisés autour de cette période
ont renvoyé Lili à une sensation de mal-être dans le ventre maternel, avec
une souffrance liée au corps gros et difforme de sa mère. Tout comme le
corps de sa mère, Lili a perçu et perçoit le sien comme gros et difforme,
avec la honte qui va avec. L’utérus tant dans ses fonctions que sa
symbolique semble la bonne cible, tout comme les événements pointés
confortent la cohérence du soin. De toute évidence ce nœud parle bien de
Lili, de son rapport à sa mère et à la maternité, du rapport à la femme en
elle.
Les trois racines renvoient au rein droit, dimension transgénérationnelle
et lien au père (déjà exploré dans le flot de vie de Lili) et aux deux ovaires,
le féminin dans sa dimension vénusienne et lunaire.
Le soin est justifié. Élisa pratique cette ablation chirurgicale énergétique
du nœud. Lili a alors des sensations étranges, l’impression que dans le bas
du ventre, utérus et ovaires gargouillent, pleurent. Ça pleut et c’est chaud.
Une pluie chaude envahit son ventre, qu’elle sent bien vivant.
Pour parfaire le soin, Élisa tire une huile essentielle dans un coffret qui
en contient quatre-vingts. En effet, le nœud enlevé, le patient masse la
région concernée avec une huile essentielle, afin de cicatriser la blessure
émotionnelle et d’accroître la prise de conscience du travail effectué, de ses
tenants et aboutissants. L’huile est choisie énergétiquement, au senti,
comme au pendule, mais là juste en laissant voyager la main au-dessus du
coffret jusqu’à ce qu’elle s’arrête sur une huile. L’huile qui va ainsi sortir
pour Lili est le clou de girofle qui, dans sa symbolique, fait référence à
sainte Eugenia, la patronne des sages-femmes. Le nœud était sur l’utérus et
Lili n’a pas eu d’enfants. La boucle est bouclée. Lili, touchante dans sa
simplicité, exprime son ressenti :
– Masser mon bas-ventre, c’est comme un pansement. Mes mains le
touchent, en dessous du nombril avec cette goutte d’huile essentielle de
girofle, et mes mains le soignent.
Là encore le soin garde une totale cohérence du début à la fin. Reste à
savoir quels fruits il portera. Depuis le début du cursus, Lili a cheminé vers
une reconnaissance d’elle-même, celle qu’elle aurait aimé recevoir de son
père Marcel dont la violence l’effrayait. Lili non reconnue par son père a
soutenu sa nièce, non reconnue par son frère décédé à l’âge de 36 ans. Lili
n’arrive pas à rencontrer un homme qui lui apporterait le cadre dont elle a
besoin. Et elle se bat contre son addiction à l’herbe. Et souvent elle pète les
plombs, elle tombe. Elle vient me voir alors :
– Alain je me suis étalée… pardon… mes mots sont maladroits. La
faiblesse que je ressens, je l’étale. J’ai besoin de franchir un cap, de grandir,
d’avancer, me stabiliser, m’enraciner, me reconnaître. Je reçois beaucoup
dans ce cursus ! J’ai la sensation que les choses sont là ! Y a plus qu’à… Où
je suis, bordel ? Qu’est-ce que je fous ?
Elle fait deux pas en avant, mais parfois trois pas en arrière. Comme
pour toutes les personnes présentes sur le cercle j’aimerais la voir sortir de
l’ornière. Mais le chemin est parfois long. Les guérisons trop rapides sont
parfois suspectes. Que ce soin sur l’utérus la soutienne pleinement dans son
féminin blessé, dans le respect à la femme qu’elle est !
Le séminaire sur le rein tire à sa fin, avec un dernier :
UCHU NO MUGEN
NO CHIKARA GA KORI KOTTE
MAKOTO NO DAIWA NO MIYO
GA NARI NATTA
Des cascades d’eau claire venue de la nuit des temps, du fond de
l’horizon, convergent, traversent les générations passées jusqu’à nos reins.
Elles poursuivent leur chemin vers les générations futures.
Nous nous quittons. Je pense à tous les membres présents sur le cercle,
sans oublier Pierre.
Sera-t-il avec nous la prochaine fois, j’en doute fort. Je pense à Marie,
Amandine, Mélodie, Elias, Manue. Je pense à tous et à chacun. Que le
travail accompli les aide à transmuter l’ombre et asseoir la réjouissance par
la connexion à l’énergie vitale, à l’eau, à sa pureté et sa puissance, son
adaptabilité. Que la vie transmise en cascade, de génération en génération,
depuis la nuit des temps, coule encore et encore.
CHAPITRE VII

Vers un autre soi

Quand le dénuement méditatif reconnecte


à l’essence
La semaine dernière, quatre jours de méditation m’ont redonné une
énergie qui s’étiolait. Nous étions une quinzaine à Mélisey pour une retraite
en silence de quatre jours. Nous pratiquions le matin Vipassana, tandis que
l’après-midi nous alternions marche lente, bain sonore et chants de mantras.
Nous finissions la journée par une dernière méditation. Ces quatre jours,
même si j’en avais la charge, furent un moment très ressourçant. La
méditation Anapana, prélude à Vipassana, consiste à observer le va-et-vient
de l’air entre les narines et la lèvre supérieure. Cette attention portée sur la
respiration dans un territoire restreint dilate le temps et l’espace. Le cycle
de la respiration permet de goûter l’impermanence. À chaque fois que,
poumons pleins, l’inspiration bascule dans l’expiration, et, poumons vides,
l’expiration dans l’inspiration, nous côtoyons mort et renaissance. Et ainsi
la vie nous berce, lave, apaise. Vipassana scanne le corps de haut en bas et
bas en haut, de gauche à droite et droite à gauche, d’avant en arrière et
d’arrière en avant. Dans tous les plans de l’espace, chaque territoire est
exploré. C’est là une rencontre profonde avec soi-même. Bien sûr souvent
l’esprit s’échappe, les pensées prennent le pas. Dès que la conscience de la
pensée nous alerte, nous revenons au scanning. Des douleurs peuvent se
manifester, des émotions… Il convient de les accueillir. Ne rien repousser,
ne rien retenir, pas d’aversion, pas de désir, juste la présence à l’instant sans
jugement. Et dans cette vaste exploration du corps et de la psyché, les
organes et l’inconscient s’expriment. Il nous suffit d’accueillir ces messages
venus de nous-même. Nous avions besoin de cette rencontre avec nous-
même dans le silence. Le silence permet l’écoute, il se fait l’écho de ce qui
cherche à s’exprimer en soi et hors soi. J’avais besoin de dilater le temps et
l’espace, de rencontrer mon cœur, ma fatigue, ma tristesse. J’avais aussi
besoin de reconnecter la joie, partagée dans notre union au chant des
mantras, avec en prime la compassion du Om Mani Padme Hum, la
médecine du Bouddha bleu Om Bekandze Bekandze Maha Bekandze Radza
Samudgate Soha, la lumière du Gayatri Mantra, l’énergie du Salve Regina
ou du Christe Eleison. Dans tous ces chants bouddhistes, hindouistes,
chrétiens, notre propos n’est pas de faire quelque prosélytisme religieux.
Lettres hébraïques, chants soufis prennent leur place. Il s’agit d’en goûter la
puissance, comme autant d’élixirs vibratoires, ouverture de portes vers la
spiritualité. Ces chants vident et remplissent. L’espace intérieur s’expand.
L’infiniment grand rencontre l’infiniment petit. Ce cheminement quotidien,
répétitif et toujours différent, aveu implicite de nos grandeurs et nos
misères, nous invite au Samadhi. J’avais tellement besoin de cette
nourriture, tant physique et mentale que spirituelle. Au terme de nos quatre
jours, je serais bien resté dix de plus ! Je ne fus pas le seul à exprimer cette
idée. Je sortis de là reposé. J’étais plus que jamais décidé à faire du week-
end sur les blessures un feu d’artifice thérapeutique pour chaque personne
du groupe.
Cette fois-ci un nouvel imprévu pourrait contrarier nos déplacements. Il
ne s’agit pas de travaux, de sangliers, de Gilets jaunes, de camps de
migrants ou de grève des transports. Non, il vient de plus loin, carrément
parti de Chine, relayé par l’Italie. Et il est là, parmi nous : le coronavirus est
arrivé. Il nous parle de la mort. Il y a des clusters en Haute-Savoie, dans le
Haut-Rhin, l’Oise, en Corse. À Mélisey, nous ne serons pas plus de cinq
cents. Le séminaire peut avoir lieu.

Guérir demande de s’engager


Une question me taraude : Pierre sera-t-il des nôtres ? Depuis son
absence de dernière minute, je n’ai eu aucune nouvelle. La réponse est
tombée ce matin, à la dernière minute encore une fois. Pas de crève au fond
du lit évoquée, juste ce message : « Tu vas être déçu… j’assume… je ne
viendrai pas. » Je n’en suis pas surpris. Pierre ne s’est pas départi d’un
fonctionnement que je lui connais : la fuite quand on entre dans le vif du
sujet. Nous n’avons pas dépassé le stade de Saturne et du père, nous avons
buté sur cette marche et en sommes restés là. C’est un regret. J’espérais que
le groupe – son dynamisme et l’engagement pris auprès de lui – lui
permettrait de dépasser un cap. J’espérais qu’il comprendrait les enjeux,
mais surtout sentirait le processus en marche, la façon dont « ça » travaillait
à l’intérieur. Je l’ai beaucoup confronté, l’ai souvent mis face au miroir,
sans concession. Son comportement dans le stage sur le père et le vécu qu’il
en a eu n’étaient pas le fruit du hasard. Ils reflétaient bien son histoire, et les
obstacles qu’il a rencontrés par le passé. Il ne l’a pas vraiment compris, au-
delà des convenances intellectuelles, jusque dans ses cellules. Il met donc
un terme à l’aventure, dans un bref mail, sans dire au revoir au groupe. Cela
m’attriste, mais c’était prévisible. Les obstacles étaient multiples.
L’idéaliste que je suis croit aux possibles. Le thérapeute, pourtant conscient
de ses limites, mais tout à son engagement, était trop dans le « désir de… ».
Le désir de guérison ne peut venir que du patient. Rien ne sert de trop
vouloir pour l’autre, cela s’avère vite contre-productif. Un homme en
chemin ne guérit pas s’il ne s’engage pas. Chacun est le moteur de sa
transformation, et c’est très bien ainsi. Sans cette motivation, rien n’est
possible. Un travail a tout de même été amorcé et j’ose espérer qu’il portera
des fruits. Notre aventure se poursuit sans Pierre.
Je me préoccupe aussi du sort d’Amandine, Mélodie et Marie, Lili,
Manue. Amandine a nommé, dévoilé l’inceste. Elle l’affronte, et veut s’en
affranchir. Mélodie et Marie avancent aveugles, loin de leur mémoire et de
leur histoire, dans l’ombre d’une page blanche. Lili et Manue traversent des
tempêtes, prises à des degrés divers par leurs addictions. Chacun dans le
groupe est là pour avancer, s’émanciper, ouvrir des portes. Chacun travaille.
Je reste attentif, au service, à catalyser, impulser, soutenir. Je souhaite
n’oublier personne dans sa singularité et susciter la puissance de
l’ensemble. Le cercle occupe mes pensées. Deux anciens nous ont rejoints.
Nous sommes vingt et un cette fois-ci. Que notre conscience s’élève, que
chacun franchisse une marche… Je vois ce séminaire comme un feu
d’artifice de soins. Ce qui est caché sera invité à émerger, les défenses et le
contrôle invités à lâcher, pour découvrir un ailleurs différent, résilient, libre
et disponible. Les chamans parlent de changement du point d’assemblage.
Je compte embarquer chacun sur une piste propice à la découverte d’un
autre soi. L’objectif est ambitieux mais l’énergie du groupe va contribuer à
cet élan.
Chiron préside. En grec ancien, kheír signifie « main ». Chiron est le
thérapeute, habile de ses mains tel le chirurgien, tel l’ostéopathe, tels les
dactyles, maîtres de l’art de la métallurgie et des guérisons magiques. Dans
la mythologie, Chiron est un centaure, fils de Cronos et de Philyra, nymphe
qui vivait dans une grotte sur le mont Pélion, en Thessalie. Philyra était la
fille d’Océan qui régnait sur les Titans de l’Olympe. Zeus était encore
enfant. Cronos, en plein ébat avec la belle Philyra, fut surpris par son
épouse Rhéa et, en homme courageux – les hommes même divins sont
toujours courageux ! –, en homme courageux donc, il sauta du lit et partit
au galop sous la forme d’un étalon à la longue crinière. Et bien sûr, il laissa
Philyra seule, livrée à sa honte. Elle quitta le mont Pélion et partit ailleurs.
Sur la longue crête de Pélagie, elle accoucha d’un être monstrueux, mi-
cheval et mi-dieu, Chiron, progéniture de son amant Cronos fuyant au grand
galop. C’est ainsi que Chiron a l’apparence d’un centaure. Il est même
considéré comme l’aîné des centaures mais il se distinguait d’eux tant par
son origine divine que par son caractère. À l’opposé de ces êtres frustes et
cruels, brutaux chasseurs, amateurs de viande crue, de saouleries et de
beuveries, Chiron était réputé pour sa sagesse et ses connaissances. Il fut un
instructeur bienveillant. Il enseignait la guérison, le dépassement des
pulsions animales, la morale et la justice. Les dieux lui accordèrent
l’immortalité. On lui confia l’éducation des héros qui devinrent ses
disciples, Achille, Asclépios et les Dioscures… et, bien sûr, Héraclès,
Hercule dans la mythologie romaine. Hercule blessa malencontreusement
Chiron lors de sa bataille contre les centaures. Chiron ne prenait pourtant
pas part au combat. Il l’observait, retiré de l’aire des affrontements entre les
siens et son disciple qu’il aimait. Mais il reçut une flèche perdue, décochée
par Hercule, empoisonnée du sang de l’hydre de Lerne. La flèche l’atteignit
au genou. Il tenta d’appliquer un onguent sur la plaie, mais les blessures
causées par ces flèches n’étaient pas guérissables : le sang de l’hydre était
un poison incurable. Les douleurs étaient intolérables, au point de rendre
fou. Il valait mieux mourir. Chiron implora la mort aux dieux. Ils la lui
accordèrent. Chiron légua son immortalité au Titan Prométhée. Et il fut
placé au milieu des étoiles. Zeus fit de lui la constellation du Centaure.
Chiron nous parle donc d’une blessure imméritée, injuste, incurable qui
plus est, dont seule la mort nous délivre. Chiron était déjà guérisseur avant
sa blessure. Elle lui apprend juste à accepter l’injustice, et accepter le trépas
pour ne plus souffrir. Chiron, le juste, était éclairé. Il paya pourtant pour les
centaures la dette du collectif. Nous partageons le sort de l’humanité et nous
en payons le prix, que cela soit juste ou pas. Chiron nous apprend à mourir,
à accepter le deuil, pour nous libérer de la souffrance. Voilà pourquoi
aborder Chiron dans le cursus plombe un temps l’ambiance. Cette idée
d’une blessure injuste, dont on peut seulement s’affranchir dans la mort,
effraie.
Nous commençons par un déconditionnement au tambour et une longue
méditation la tête légèrement rejetée vers l’arrière, le front un peu levé vers
le ciel, la bouche grande ouverte, avec une respiration faite de Ha inspirés et
soufflés. Vite la bouche ouverte pèse, la mâchoire tombe et tire sur les
articulations temporaux-maxillaires, le mental s’emballe, « Je vais rester
coincé la bouche grande ouverte », la salive coule ou la bouche s’assèche,
l’espace s’ouvre jusqu’au fond de la gorge, au pharynx, avec l’impression
que toute la loge antérieure du cou se dilate, que trachée et œsophage
occupent tout l’espace, et la conscience descend le long de ce torse qui petit
à petit s’ouvre, jusque vers le bassin, le périnée. C’est une méditation qui ne
manque pas de semer le trouble. Elle connecte la bouche au sexe et à l’anus,
la parole et l’oralité au fondement, Wishuddha, le cinquième chakra, à
Swadhishthana, le second. La pudeur, la bienséance, le quant-à-soi, les
carapaces, les peurs, les mémoires d’agression, les fantasmes sont ici
pleinement sollicités. Et il s’agit de garder la posture, et de continuer à
respirer en soufflant pleinement les Ha. Cinq minutes, dix, vingt, trente,
quand cela va-t-il finir ? Des douleurs s’immiscent par-dessus le marché. La
colère, la rébellion, la révolte pointent leur nez… Ou la tristesse et le
désespoir… L’extase pour quelques-uns qui ont pris un autre chemin, un
ascenseur mystérieux vers les êtres de lumière. Ce travail ne peut laisser
indifférent. Il acte un profond lâcher prise.

Un rêve éveillé au royaume des centaures


« Respirez, laissez-vous bercer par le va-et-vient du souffle, telles les
vagues qui nettoient la berge. Vous vous déposez, vous vous détendez. Vous
êtes en votre terre intérieure… Vous marchez sur cette terre, vers la forêt au
loin. En marchant le bas de votre corps se transforme, il devient chevalin.
Marchez, continuez à pénétrer profondément dans la forêt. Vous êtes mi-
cheval, mi-homme. Peu à peu, à vos côtés, vous découvrez d’autres
centaures. Ils avancent avec vous. Vous êtes porté par leur énergie. Vous
êtes centaure. Vous vous arrêtez au bord d’une clairière. Vos congénères se
regroupent, vous les observez. Une scène de guerre se prépare. Hercule
arrive. Vous observez encore. Le combat éclate. Hercule livre bataille. Le
combat fait rage. Les flèches sifflent dans l’air. L’une vient droit sur vous,
elle se plante dans votre partie « cheval ». Quelle partie de votre corps
résonne ? Où la flèche se plante-t-elle ? Le poison de la flèche vous touche,
vous affecte. Que réveille-t-il comme sensations, comme émotions, comme
perceptions ? De l’autre côté de la clairière, vous apercevez Chiron. Il vient
vers vous. Il a un message pour vous. Il vous révèle à quelle douleur
collective est reliée votre blessure. Il pose la main sur votre blessure, là où
la flèche a pénétré, est plantée. Il vous soigne. Il vous aide à libérer le
poison du corps. À l’aide de ses mains, d’un onguent, de plantes, d’un
chant… Finalement, il vous prend dans ses bras et progressivement vos
énergies se mélangent. Un vortex se dessine. Des spirales montent vers le
ciel. Vous vous élevez au-delà de votre blessure, et Chiron vous délivre un
dernier message. »

Dimension thérapeutique : puissance du rêve éveillé

Ce rêve réveille l’enfoui. Il connecte souvent chacun à une blessure de


l’intime. À condition de ne pas s’endormir, et à l’inverse de ne pas
cultiver la vigilance, mais de flotter dans un espace où le tapis volant du
rêve transporte vers d’autres horizons.
Même le voyage effectué, le mental peut brouiller les pistes, embourbé
dans des interprétations foireuses… Pour les éviter, nous enchaînons vers
plus de lâcher-prise.

Dimension thérapeutique : puissance du massage

Regroupés par groupes de trois, nous poursuivons par une heure de


massage à quatre mains, vingt minutes par personne, massage à l’huile
d’amande douce parfumée selon l’inspiration, de cèdre de l’Atlas,
géranium bourbon, saro, patchouli, myrte rouge, mandarine, ylang-
ylang. Il s’agit de poursuivre le voyage initié par le rêve à travers le
massage reçu et donné. Le masseur se connecte à une géographie
humaine, de strates multiples, de monts et de vallées, de plaines et de
forêt, sereine et volcanique, de terre, d’eau, de vent et de feu, à la
météorologie incertaine. Masser à quatre mains, non soumis à une
technique, mais tout à l’écoute du corps qui reçoit, masser dans une
improvisation à l’unisson ou à contretemps, des territoires lointains ou
proches, symétriques ou opposés, conscient de cette relation à trois, de
la matière, de l’énergie et de l’esprit, masser devient initiatique pour le
masseur lui-même. Et l’énergie de ses mains nourrit son propre cœur,
elle liquéfie son cerveau. Le masseur est inspiré par la rencontre. Le
massé est transporté par les quatre mains, les sensations multiples de ce
peau-à-peau, associées au parfum, au rythme et à la présence.

Toutes les vingt minutes, une rotation s’effectue dans le groupe.


Nouvelle rencontre, nouveau corps allongé, nouveaux binômes actifs,
nouvelles huiles, nouveaux parfums. Un autre périple. Actifs et passifs sont
invités à s’abandonner. Si l’abandon est possible, le voyage est facile. Mais
comment l’accepter quand le corps meurtri, agressé, violé, défiguré,
violenté, a construit des remparts, des défenses, des barrières, des
carapaces, quand la confiance n’est plus ? Pour certains, le massage est une
épreuve. Mais les quatre mains sont là pour déjouer les résistances. La
multiplicité des sollicitations tactiles et la qualité du toucher, sa subtilité, sa
finesse, ses profondeurs, son intention bienveillante, permettent un
cheminement à travers, ouvrent une brèche vers un dépassement… Cette
heure est terminée. Chacun garde en lui le frémissement du travail
accompli, se rhabille dans le silence, s’allonge au sol sur un tapis de yoga.

Dimension thérapeutique : puissance du son

Le son, par ses vibrations, constitue un massage puissant qui réveille


chaque cellule, chaque territoire, dans un senti, un ressenti, une
représentation. Il modifie la conscience. Il emporte ailleurs.

Le voyage se poursuit porté par les sons. Je prends le tambour. Un cœur


bat, puissant et régulier. Le sol vibre, le corps avec, toujours dans la même
cadence. La mémoire et les ancêtres déferlent. Le rythme s’accélère,
régulier mais plus allègre, incisif, vif. Le soleil se lève. L’homme est
debout, dans la danse du réveil, celle de la conquête. Les corps vibrent
autrement. Les chevaux montent à la charge, dans un triple galop. Et les
chœurs des enfants éclatent, ils explosent de joie, jusqu’au zénith, au plus
haut dans le ciel. Que la joie demeure ! De ternaire, le rythme devient
binaire, un bercement. Que les cœurs s’apaisent ! Le soleil se couche et les
corps rencontrent le yin, l’arrivée des étoiles, un souffle de paix. La lune est
là, la louve aussi. Le son du tambour se perd sur le cercle. L’eau coule de
deux cruches, cliquetis d’un filet en cascade. Les koshis parlent à la nuit.
Les cellules se réveillent à une autre histoire, la vie qui éclôt, le chant de la
baleine, la mémoire des règnes et des temps immémoriaux. Jusqu’au gong
du vent qui ramène la lumière, celle du Gayatri Mantra, invocation de la
source omniprésente, la flamme, l’intelligence du cœur, l’éternité ! Les bols
tibétains emportent les dernières résistances.
Le voyage fut intense, le lâcher-prise au rendez-vous. Chacun est prêt.
Si la blessure de Chiron est inévitable, si nos vies ont toutes été marquées
par notre histoire, personnelle et collective, il nous reste un possible, non
changer le passé, mais en transformer l’impact, se libérer de son écho, le
transcender. La vie s’écrit au présent.

Se libérer du passé par l’acte


psychomagique
Cet après-midi, Amandine va réécrire sa vie, l’inscrire dans une
trajectoire autre. Elle le souhaitait profondément. Elle l’appelait de ses
vœux depuis qu’elle avait évoqué il y a un an déjà, en comité restreint, les
abus commis par son père. Elle a réédité sa demande à visage découvert
cette année, devant tout le groupe. Et maintenant, elle veut poser un acte
pour laisser définitivement derrière elle cette main du père qui encore
outrage son corps, qu’elle sent parfois entre ses jambes, vingt ans plus tard,
qui l’empêche, l’entrave. Lors du dernier séminaire elle était venue me
trouver avec cette demande. Nous avons ensemble défini la trame d’un acte
psychomagique. À la différence d’un flot de vie, Amandine et moi en avons
ici écrit le scénario. Le groupe ignore ce qu’il va se passer. Les baguettes
désignent un père, c’est Raphaël qui s’y colle, trois représentants de l’ordre,
deux guérisseuses. Nous avons préparé la scène, l’espace, le décor et les
accessoires. Les tenants et les aboutissants restent inconnus de tous ou
presque. Deux chaises sont placées au centre. Dans un coin, quatre coussins
rectangulaires définissent la prison. Ailleurs on trouve deux grandes
bassines et deux brocs à eau, un paravent, un verre de lait avec du miel, un
bouquet de fleurs. Amandine et moi étions d’accord sur tout, sauf sur le
bouquet de fleurs. Elle ne le voulait pas. Une petite voix me l’a tout de
même fait acheter. Nous verrons bien s’il nous sert. Baptiste a été chargé
d’allumer un grand feu dans le poêle de la salle des fêtes, ancienne grange,
au rez-de-chaussée. Tous les éléments sont en place.
Au dernier moment Amandine s’inquiète : ne va-t-elle pas trop loin ?
Les gens vont-ils comprendre ? Vont-ils être choqués ? Je la rassure. Nous
sommes dans le thème des blessures. Cet acte va poser la pierre angulaire
d’une résilience et inviter chacun à aller plus loin à la rencontre de lui-
même. Je l’encourage :
– Tu désires ce moment. Prends ton temps, ne te presse pas, assume tout
jusqu’au bout, c’est une occasion unique pour toi. Saisis-la ! Et ça va être
un exemple très porteur pour tout le monde.
J’invite le groupe à entrer. Amandine tient à ce que chacun soit dans une
posture très solennelle. Tout le monde sera donc autour de la scène, assis en
tailleur, en position de méditation. Chacun s’installe. Les trois coups
résonnent au tambour. Et la psychomagie commence. Le premier à entrer en
scène est Raphaël dans le rôle du père. Il a mis un chapeau pour l’occasion,
signe de désidentification, histoire de rappeler qu’il n’est pas lui, mais
l’autre. Il s’assied au centre face à une chaise. Amandine entre. Elle
s’immobilise devant lui. Elle est visiblement émue. Grande, longue, déliée,
elle pose ses mains délicatement sur le dossier de cette chaise, rempart
devant son agresseur. Elle est debout, lui assis. Elle ne dit rien. Elle
contourne son siège vide, s’assied quelques instants. Elle regarde son père,
lâche un mot puis deux, trois, entrecoupés d’un long silence. Puis elle se
lève, elle contourne lentement son père. Elle revient derrière le dossier de sa
chaise à elle, repasse devant, s’assied à nouveau. Elle fait plusieurs fois le
même parcours, avec la même lenteur, la même intensité. Va-t-elle pouvoir
le lui dire ? Bien que bouleversée, elle semble déterminée. Les mots
deviennent des phrases. Les silences sont toujours imposants, mais elle
commence à asséner des coups, usant des mots comme d’armes.
– Tu te souviens ?
Lui ne dit rien, il n’a rien à dire.
– Oui, tu te souviens.
Et elle se lève encore, et refait un tour, avant que de reprendre sa place,
les jambes jointes, discrètement penchées sur le côté. Les mains posées sur
les cuisses, la tête tendue vers l’avant.
– J’avais 10 ans, 11 ans… Tu rentres dans ma chambre. Je fais semblant
de dormir.
Ta main qui se glisse sous les draps, puis entre mes cuisses. Tes doigts qui
viennent sur mon sexe, qui se font plus précis.
Tu te souviens.
Et moi qui ne savais que faire, prise au piège. J’avais peur. Je ne trouvais
qu’une chose à faire. Faire semblant de dormir.
Entre chaque phrase du silence, le poids du silence.
– Ça t’excitait, hein.
T’es un gros dégueulasse. Ça t’excitait, et après tu passais dans la chambre
à côté et tu faisais l’amour à Maman. J’entendais ton souffle…
Elle reste digne, droite, jamais elle n’élève la voix. Elle parle sur un ton
égal. Ailleurs son regard le transperce.
– Ta main, elle m’a poursuivie toute ma vie, je l’ai sentie sur moi, elle
est revenue me chercher, elle sortait de ma mémoire. Tu as bousillé mon
rapport aux hommes. Aujourd’hui ta main je n’en veux plus, je te la rends.
Elle sort une main de carton-pâte qu’elle a préparée, peinte de rouge
sang, le sang de l’innocence perdue, le sang des règles, et de noir, celui de
l’ombre qui l’a poursuivie. Elle la lui donne. La main reste entre eux deux.
Il ne la prend pas. Un moment, son bras à elle reste tendu dans le vide face
à cet avis de non-recevoir. Finalement elle dépose la main sanglante et
honteuse, sur ses genoux à lui.
– C’est ta main. Elle t’appartient, débrouille-toi avec. Des hommes de
loi vont venir te chercher, t’embarquer…
Trois personnes prédésignées se lèvent, et l’emmènent, lui et la main
coupable, entre les quatre murs de sa cellule, dans un coin de la scène. Le
père est incarcéré. Amandine quitte le centre. Elle part à l’opposé de la
prison, où deux femmes, deux guérisseuses, l’attendent. Amandine se tient
devant elles. Chacune prend une paire de ciseaux et découpe ses habits, ce
poids du passé, cette carapace, cet enfermement. Son jean d’abord puis son
T-shirt. Elles vont les remettre au père emprisonné. Amandine est comme
nue, en maillot. Les deux femmes reviennent et avancent une grande
bassine. Elle s’y installe debout. Les deux guérisseuses la lavent. Chacune
remplit un broc, et le verse doucement, tout le long de son corps, de la tête
aux pieds. Elles la nettoient de l’humiliation, de la honte, des souillures
subies. Un broc, puis un autre, puis un autre… L’eau coule, sur les cheveux,
sur la peau, sur les formes. La honte doit changer de camp, revenir à
l’agresseur. L’eau coule, fontaine réparatrice, et les femmes murmurent des
mots doux, des mots de résilience, de guérison. C’est un baptême pour une
autre vie. Les femmes tendent une serviette blanche. Amandine s’essuie,
passe derrière le paravent, et en ressort habillée avec une autre tenue, pour
cette nouvelle vie. Elle boit un verre de lait et de miel. Nous nous levons.
Jusqu’alors tout a été très contenu. Il n’y a eu aucun débordement
d’émotions. Tout est resté un peu froid. La fête n’était pas au rendez-vous.
L’atmosphère change doucement. Nous chantonnons, timidement au
début. Amandine pourrait danser. Raphaël a quitté le rôle du père, laissé le
chapeau et la main en prison, et nous a rejoints. La joie émerge doucement.
Nous descendons tous vers la grande salle du bas. Les représentants de la
loi ont pris dans la prison la main et les vieux habits découpés, la carapace
d’une Amandine qui fut mais n’est plus. En bas dans le poêle, le feu
exprime sa puissance. Aux yeux d’Amandine et de nous tous, les
représentants de la loi ouvrent le poêle et jettent, au milieu des bûches
rougeoyantes de braises et de flammes, les habits anciens et la main
immonde. Ils brûlent aussitôt. Les yeux d’Amandine s’éclairent. La joie
prend une nouvelle ampleur. Nous chantons. Amandine reçoit ce bouquet
qu’elle ne voulait initialement pas. Elle l’accueille avec un grand sourire.
Elle le brandit même telle la flamme de la liberté retrouvée. Et là, elle
danse, souriante, enfin libérée. Elle rapportera les fleurs chez elle. Au
lendemain de la fin du stage, de retour à la maison, elle nous en enverra la
photo sur la table de son salon. Ces fleurs qu’elle ne voulait pas deviennent
le symbole d’une transmutation. Elle est allée au bout de son engagement.
La fierté et la joie se lisent sur son visage. Nous mesurerons à long terme
les effets de cet acte psychomagique. Pour l’heure, Amandine a le sourire
aux lèvres. Ce qu’elle imaginait difficile avait somme toute été très simple
et très bien accueilli par le groupe. « Merci ! » lance-t-elle à la vie ! Sa
relation à son père et à l’homme va profondément changer.

Le flot de vie : l’énergie relationnelle


en mouvement
Si l’acte psychomagique a été préparé, le flot de vie, lui, est totalement
improvisé. Incontestablement, il demande un investissement total, une
écoute de chaque instant, et la capacité de se laisser inspirer dans un état
modifié de conscience auquel il faut accéder presque instantanément. Après
une courte pause, c’est lui qui nous attend. Les baguettes pointent Mélodie.
Cela me réjouit. Elle a particulièrement besoin de ce travail. En même
temps, je sais que cela ne va pas être simple. Lors des rêves éveillés, elle a
souvent rencontré et fui un trou noir angoissant. L’exploration de la vie
intra-utérine la confronta à un abîme dont elle ne sortit qu’à la naissance.
Dans le rêve éveillé sur Saturne, le père, elle a visualisé « l’empreinte de
deux bébés morts pendus par le cou ». Souvent, elle a dit porter quelque
chose qui ne lui appartenait pas. Elle fut prise d’une crise de panique dans
le travail d’exploration par le toucher, les yeux bandés. Les massages lui
sont des épreuves difficiles à surmonter. Elle redoute le regard des
hommes… Elle dit ne rien sentir lors des qi gong et attend que les
méditations passent. Ses résistances sont énormes dans toutes les approches.
Mais elle est là parmi nous, elle persiste. Cela signe sa détermination
malgré les remparts. Je me dirige vers elle, conscient de la difficulté de la
tâche. Il ne va surtout pas falloir confronter, mais soutenir, encourager et
laisser cheminer. Elle est devant moi, avec un sourire apeuré. Je lui pose la
question traditionnelle :
– Cela a-t-il du sens pour toi d’être ici ?
Sa réponse est catégorique :
– Non.
– Quelle intention pourrait-on poser pour ce flot de vie ?
– Je ne sais pas.
Au-delà des mots, je sens la situation bloquée. Ma voix se fait très
douce.
– Tu as vu au fil du cursus la pertinence du choix des baguettes. On va
leur faire confiance.
Je suis convaincu de ce que je dis, mais ne suis pas plus avancé. Je ne
vois pas comment enclencher le travail.
– Je contrôle tout, me dit-elle.
Ses yeux s’embrument. Elle lâche un « J’ai peur », puis sourit.
Le flot de vie, avec la désinhibition qu’il exige, me semble irréalisable.
L’abandon, l’interaction avec plusieurs personnes dans des rôles
confrontants sont au-dessus des forces de Mélodie. Il faut trouver autre
chose, quelque chose de plus dilué, pour apprivoiser l’inconscient et le
révéler gentiment. Je lui propose ceci :
– Nous n’allons pas faire de flot de vie à proprement parler. On va faire
quelque chose de plus simple, une rencontre thérapeutique à travers
l’énergie. On va avancer doucement et voir ce qui se passe.
Nous nous faisons face. Je commence par un travail basique sur la
perception de l’énergie dans les trois foyers, à travers trois postures de qi
gong, pour prendre conscience du bassin et des organes génitaux, du cœur,
de la tête. Cela nous prend une dizaine de minutes puis je demande à
Mélodie quelles sont ses sensations :
– Je ne sens rien. Je ne sens pas mon bassin.
Toutes les informations sont signifiantes. Je pose quelques questions :
– Puisque tu ne sens rien, comment te représenterais-tu ton bassin, là ?
– Un trou noir.
– Ton foyer supérieur, la tête, l’espace du mental ?
– Une lumière qui se dirige dans toutes les directions, mais avec une
sensation d’impuissance.
– Et ton cœur ?
– Une lumière douce mais entourée de peur.
– La réunion de ces trois foyers, ton œuf énergétique ?
– Il reste très haut, il ne va pas en bas.
Je lui parle doucement. Mes gestes, ma présence restent mesurés. Je suis
face à un animal. Au moindre faux pas, la jument sauvage que j’ai face à
moi va prendre la fuite au grand galop. Le travail pour regagner la
confiance n’en sera que plus grand.
– On va essayer de soigner la peur qui entoure le cœur.
– J’ai l’impression d’une mémoire qu’il préfère oublier.
– Sûrement… C’est bien, on est sur le chemin.
– J’ai peur car tu es un homme. Je n’ai pas confiance.
– Je comprends.
Je me dois d’incarner une énergie féminine ici.
– Ce n’est pas Alain qui est là, c’est un thérapeute. Et je vais me mettre
au service d’une énergie très féminine.
Une petite voix me souffle « La Vierge Marie ».
– Tu es chrétienne ?
– Oui.
– La Vierge Marie ?
– Oui.
– Alors, la Vierge Marie.
Nous ne faisons rien de particulier. Nous restons face à face à une
distance de 4 mètres environ. J’invoque en silence cette énergie, puis une ou
deux minutes plus tard demande à Mélodie comment elle perçoit chacun de
ses foyers. Le trou du foyer inférieur semble plus petit. Je propose que nous
avancions d’un pas, toujours dans la même énergie. Mélodie déclare que
tout va bien :
– C’est neutre. Pas de peur autour du cœur.
Je propose un pas supplémentaire. Mélodie s’insurge :
– Une voix me dit : « Attention, c’est un homme ! »
Je refais référence au féminin, à l’énergie de la Vierge Marie :
– Si tu veux tu peux toi aussi appeler en silence, à l’intérieur de toi,
cette énergie.
Je propose un ultime pas. Nous sommes tout proches. Je tends mes
paumes de main vers les siennes et invite à un contact très léger paumes à
paumes. Elle me confie :
– Le cœur a peur quand les mains se touchent !
Je propose de lever le contact, nos mains sont à quelques millimètres les
unes des autres.
– Le cœur va mieux quand les mains se lâchent.
Nous avançons incontestablement. De mon côté je perçois des
sensations puissantes, traversé par un courant d’énergie vert pâle, avec
l’impression que cette énergie sort de mes mains.
Mélodie lâche :
– Un mot me vient : abus.
De mon côté j’ai une vision, celle d’un utérus avec un bébé à l’intérieur,
d’une femme enceinte donc, qu’il faudrait bercer. Il faudrait bercer la
femme, l’utérus et le bébé. Pour moi, c’est cette femme qui a subi l’abus. Je
n’en dis rien. L’abus concerne sûrement la lignée des femmes. Je propose à
Mélodie que nous reculions jusqu’au point initial de notre face-à-face, et de
faire état de la perception des trois foyers à cet instant.
– J’ai une tension dans le ventre, du noir dans le bassin. Je n’ai plus de
peur dans le cœur.
Une demi-heure s’est écoulée. J’explique à tout le monde qu’en cabinet
j’arrêterais ici la consultation, et reprendrais le travail plus tard. Mais nous
avons du temps et nous allons effectuer une seconde rencontre, ce qui serait
une seconde consultation.

Dimension thérapeutique : être au service du patient

Je conçois tout à fait que cette première rencontre thérapeutique dans


laquelle j’en appelle à la Vierge Marie puisse interroger. Je m’en
explique à nouveau. Nous sommes là dans le cadre d’un soin, et je suis
au service de la personne que je soigne. Dans ce cadre, mes convictions
n’ont pas d’intérêt. Je suis face à une femme qui a peur de l’homme,
une peur lointaine et non identifiée. De ce fait elle se méfie de moi en
tant que thérapeute mâle. Pour qu’une rencontre soit possible, il est
important que je fasse appel à une part de féminin. J’aurais bien sûr pu
juste faire appel au féminin en moi, au yin du yang. Je doute que cela ait
suffi. Je dois solliciter une image plus percutante, plus pure,
éventuellement avec une dimension sacrée, qui interpelle la patiente qui
me fait face. Évoquer la Vierge Marie fait sens pour Mélodie. Nous
sommes donc passés par cette représentation. Mélodie athée, j’aurais
cherché un autre biais. Peut-être lui aurais-je proposé de faire venir en
moi l’énergie d’un animal, une louve par exemple. Et si elle avait
adhéré à cette proposition, nous aurions pris cette piste. L’important est
qu’une porte s’ouvre pour qu’un travail se fasse, par quelque moyen que
ce soit, dans le respect du patient, bien sûr. C’est dans cette démarche
que je m’inscris.
Cette première rencontre m’a ébranlé. Solliciter pareille énergie n’est
pas sans ressenti. Je suis traversé par elle, ce qui décalque somme toute pas
mal. J’avais la sensation d’être parcouru de la tête aux pieds par un courant
puissant, qui entre autres s’exprimait fortement dans la paume de mes
mains. J’étais brassé. J’ai aussi eu cette vision très précise de l’utérus, du
fœtus à l’intérieur et de la femme qui le portait. J’ai ressenti la nécessité de
bercer cette image en l’accueillant dans mes bras. C’était une étrange
sensation, très impliquante. Avec l’expérience, j’accepte aujourd’hui ce
type de senti sans me poser de questions. Pour Mélodie aussi, cette
rencontre a dû être éprouvante. Nous avons donc besoin d’une pause. Je
m’assieds à même le sol et l’invite à faire de même. La pression baisse
quelques instants. Je sors une ou deux vannes, teintées d’autodérision. La
tension baisse encore d’un cran, Mélodie sourit, bon public. Nous quittons
un instant l’exigence de ce travail, qui de fait demande une finesse et une
précision de dentellière. Ces quelques minutes ne sont pas de trop. Mais je
ne lâche pas l’affaire. Je me rends vite compte que je peux exploiter cette
situation où nous sommes tous les deux assis par terre, toujours à 4 mètres
de distance environ.
Je propose à Mélodie que nous nous mettions tous les deux à genoux,
talons-fesses, dans la position du guerrier en yoga. Je lui demande si elle
ressent quelque peur dans ce face-à-face. Elle me confirme que tout va bien.
Je lui indique me connecter à un grand sourire, celui du soignant. Et nous
nous rapprochons ainsi. Mélodie rit, elle voit en moi un singe qui rigole.
Nous finissons par nous retrouver tout près, séparés uniquement par la
longueur de nos cuisses.
– Comment te sens-tu ?
– Bien.
J’invite Mélodie à ressentir cet état dans les trois foyers. Puis nous
reculons jusqu’à notre position initiale. Nous nous levons. Nous nous
faisons maintenant face debout. J’invite Mélodie à s’imaginer sous une
cascade, qui ruisselle mais aussi la traverse, et nettoie le cœur et le bassin.
Mélodie fait une moue réprobatrice :
– Je n’aime pas l’eau, cela m’engorge.
– Le vent alors ?
– Oui, le vent.
– Imagine-toi au sommet d’une montagne, tu écartes les bras et le vent
te nettoie. Nettoie chaque cellule, et tes trois foyers.
Nous restons ainsi quelque temps.
– Comment perçois-tu tes trois foyers maintenant ?
– Le foyer inférieur est mieux. Il reste encore un trou, un petit trou. Les
deux autres sont bien.
– On avance, c’est super. Donc maintenant je te propose de refaire ce
qu’on a fait tout à l’heure à genoux, mais debout.
En face de moi, Mélodie semble changer un peu. Je la rassure :
– Je me mets dans la même intention que tout à l’heure, thérapeutique,
avec un sourire dans les trois foyers.
– J’ai une petite peur.
– Je mets un sourire dans le cœur, comment tu ressens ton foyer
moyen ?
– Ça va.
– Je mets un sourire dans mon foyer inférieur. Comm…
Je ne peux finir ma phrase.
– J’ai envie de te casser la gueule ! Je commence à sentir de la force
dans le foyer inférieur.
– Comment tu interprètes cette différence entre les deux foyers ?
– Cela me renvoie à l’abus, au manque de confiance par rapport à la
sexualité.
– OK, parfait. Pour moi on peut arrêter là la seconde consultation. C’est
ainsi que je procéderais en cabinet. Tu vois la différence entre la rencontre à
genoux où le sexe n’était pas une menace et celle debout. Par ailleurs, là où
il y avait un trou noir dans ton bassin, tu rencontres une force en
mouvement, qui te renvoie à l’abus. Le puzzle s’assemble. On a fait du
chemin ! Si tu es d’accord on va faire un troisième temps…
Nous pouvons considérer qu’il s’agit là d’une troisième consultation. En
cabinet, une semaine à un mois se seraient écoulés. Mélodie a un petit
sourire énigmatique, mais acquiesce à la poursuite du travail.
Donc on reprend, ou plutôt on continue. Nous sommes toujours debout
face à face.
– Si tu te places dans ton foyer inférieur, tu as toujours envie de me
casser la gueule ?
– Oui !
Je prends un coussin que je place sur mon ventre en guise de protection
et j’avance vers elle.
– Frappe !
Mélodie hoche un « non » de la tête :
– J’ai envie de m’enfuir.
Je recule largement. Mélodie s’agite, elle s’énerve. Elle pleure. Puis
s’avance. Puis recule.
– Qu’est-ce qui t’empêche de frapper ?
– Je ne sais pas, une barrière.
De la main elle mime un pan de mur devant elle.
– Je te propose de briser la barrière avec le son du gong. T’es OK ?
L’acquiescement de Mélodie m’amène à prendre le gong. La puissance
du son ébranle toute la pièce. Je monte et descends le gong sur toute la
surface de ce mur virtuel qui inhibe l’action. Une fois fini, je me
repositionne face à Mélodie, qui cette fois-ci frappe fort, très fort même. Ni
elle ni moi n’aurions soupçonné une telle puissance. À travers le coussin,
elle me fait mal, et je ne peux que reculer sous ses coups. Elle pleure, mais
revient à la charge. Je demande une pause pour doubler ma protection d’un
second coussin. Les coups sont moins douloureux mais je recule toujours
autant. Et soudain Mélodie s’étonne :
– Quelque chose a lâché !
Mes abdominaux en sont ravis ! Nous nous rapprochons jusqu’à nous
prendre les mains et rester ainsi un temps face à face.
– Quelque chose s’est libéré dans mon foyer inférieur. Je le sens fort !
Mélodie parle souvent d’une voix en retrait, un peu timide, un peu
murmurant, un peu enfantine. En disant « Je le sens fort », elle a posé sa
voix. « Fort » a résonné en chacun de nous. Je me retire de l’espace et
l’invite à se mettre au centre, seule, et à goûter pleinement cette sensation
de force dans le foyer inférieur. Ce qu’elle fait avec satisfaction. Dans cette
conscience, elle rencontre une plénitude. Elle quitte la scène quand elle le
juge juste. Mélodie continuera son cheminement et je me doute bien que
des choses vont encore émerger. Elle en est au début mais a fait un pas
décisif ! Pour l’heure, mission accomplie. Mélodie a affronté l’abus, sans
savoir quel il est. Nous verrons bien.
La journée du vendredi se finit ainsi. Elle fut très dense pour tous. Tout
ce qui se joue interpelle chacun.

« Dis-moi quelle est ta blessure »


Samedi commence par la traditionnelle méditation du matin. Et après le
petit déjeuner, nous allons par groupes de trois effectuer pour chacun un
soin autour de sa blessure. Chacun aura le loisir de passer tour à tour dans
trois positions, celle du patient, celle du thérapeute et celle du superviseur,
observateur critique, susceptible de guider et corriger. Nous constituons les
trinômes. Le premier temps de la matinée est consacré à l’expression de la
blessure, une fois n’est pas coutume ! Cependant je souhaite des paroles
nées du senti, hors du contrôle du mental, dans la langue des oiseaux. Avant
de parler nous posons le silence. La pièce est occupée par six groupes de
trois personnes, six grappes réparties dans l’espace. Après une phase de
relaxation, de rotation de conscience, chacun rencontre ses trois foyers, l’un
après l’autre, en prenant le temps. Quelle couleur, quel animal, quelle
planète, quelle émotion, quel mot, quelle image trouvons-nous dans le petit
bassin, puis dans le cœur, puis dans la tête ?
Après ce temps d’introspection, chacun note ses découvertes. Vient
alors le temps de parole. Chacun a dix minutes pour répondre à cette
question, nourrie par l’exercice précédent : « En vérité, dis-moi quelle est ta
blessure. » Chacun exprime son état intérieur. Le groupe laisse résonner les
paroles, les silences, les mots, le sens caché, la phase immergée. Dans un
second temps, ceux qui ont écouté posent une question, sans livrer
d’interprétation. Après cet échange, l’intervenant va à l’essentiel : en une
phrase il exprime une blessure. Dans chaque groupe, les rôles changent. Ce
travail sert de support aux soins de l’après-midi.
Nous y voilà ! Dans chaque groupe, trois soins d’une heure autour de la
blessure. La technique utilisée est une rencontre énergétique inspirée de
l’accolade et du flot de vie, telle celle d’hier avec Mélodie. Dans ce travail,
l’écoute, la perception, l’inspiration, l’imagination sont nécessaires pour
offrir une opportunité au patient de transcender le senti, le ressenti et
l’image, ou encore les faits, leur vécu et leur représentation. Cette
proposition permet à chacun de recevoir un soin de ce type, de le diriger, de
l’analyser. Le rôle du superviseur sera un soutien précieux. Lynn et moi-
même serons là en super-superviseurs, soutien au cas où. En fait nous
n’allons pas chômer.
Mélodie, comme chacun, passe en tant que patiente. Depuis hier on peut
considérer que c’est ici sa quatrième séance. À nouveau à l’écoute de son
foyer inférieur, elle rencontre cette fois-ci un souvenir oublié, qui ressurgit
ici. Elle était adolescente. Elle devait avoir autour de 11 ans. Gymnaste, elle
rentrait souvent tard à la maison puis faisait ses devoirs. Et là, pendant
qu’elle travaillait, à quelques mètres d’elle, elle entendait un souffle, des
gémissements, des cris, un film pornographique projeté non loin d’elle,
regardé par son père. Elle ne supportait pas ces bruits. Elle ne supporte pas
les bruits. Et le souffle, les gémissements les plus dérangeants n’étaient pas
ceux du film X, mais ceux de son père. Son père se masturbait sans retenue
à quelques mètres d’elle. Elle ne savait quoi faire. Elle faisait comme si de
rien n’était. Parfois elle appelait sa mère dans sa chambre pour qu’elle
interrompe tout cela. Parfois pour nettoyer le sperme. La mémoire
de Mélodie se réveille, le processus se poursuit, et commence même à
aboutir. Baptiste et Céline l’accompagnent fort bien.
Tout le monde travaille en même temps. Chaque groupe absorbé dans sa
démarche ignore ce qui se déroule à côté de lui. Chacun reste centré à sa
place, dans son rôle. Cette qualité de travail me réjouit profondément.
Pour l’heure, je suis d’emblée appelé dès le premier passage par Clara
et Manue afin de soutenir leur groupe. Marie est restée seule. Entre elles
trois, les relations sont complexes, un brin conflictuelles, un gros brin en
fait entre Clara et Marie, au point de les conduire à l’impasse. Chacune se
sent rejetée, non respectée, non acceptée pour ce qu’elle est. Le blocage
semble total. Me voilà donc dans le rôle de médiateur. J’invite chacune, tour
à tour, à exprimer tout ce qu’elle a sur le cœur. Impossible de commencer
sans cette première mise au point. Elle aggrave les tensions, les paroles sont
violentes de part et d’autre, le conflit devient une bataille, mais au final les
choses sont dites. Maintenant reste à constituer une équipe sur ces
décombres. Je leur parle :
– Nous allons trouver l’issue. L’issue est ce qui vous rassemble, qui fait
que vous êtes amenées à travailler ensemble. Ce qui vous sépare a une
origine commune. Alors je pose la question à chacune de vous : quelle est la
première fois où vous vous êtes senties rejetées, non respectées, non
acceptées pour ce que vous êtes ?
Chacune parle d’elle, de cette première fois, qui renvoie à l’enfance et
au regard, à la place du père, à cette relation qui n’a pas été celle attendue.
En écoutant l’autre parler du père, dans des problématiques certes
différentes, des similitudes apparaissent. L’histoire de l’autre ne laisse pas
indifférent, elle renvoie à soi. Le rejet n’est plus possible. Nous avons
trouvé une source de la discorde et de l’union : le père. Le travail va
pouvoir commencer, certes une demi-heure après tous les autres, mais peu
importe, il ne pouvait en être autrement. Je vais rester avec ce groupe pour
les trois soins, qui vont s’avérer très riches. Il est à noter que Marie et Clara
partagent aussi un fonctionnement un peu identique, une présence-absence,
laissant l’impression que parfois elles sont là et pas là. Une sorte
d’alternance entre « consistance et flottaison », que l’on retrouve dans une
posture physique qui s’avachit brutalement, ou dans une écoute « à trous »,
où les paroles ne sont pas entendues. Dans les soins, elles s’échappent
souvent. S’agirait-il de la fuite liée au rejet ?
Marie, comme Mélodie, me semblait avancer aveugle, sans mémoire et
sans histoire. Marie faisait partie de mes préoccupations particulières.
Allait-elle trouver les moyens d’avancer ? Pour elle, ce séminaire-ci a
commencé étrangement et violemment, en pointant d’emblée la blessure du
rejet. Nous étions vingt sans Pierre. En préparant le cercle je dispose donc
vingt chaises, mais sur le plan que j’ai fait en fonction de Chiron dans les
signes, j’ai inclus Pierre sur le cercle. Le cercle devrait donc être de vingt et
un, mais il est de vingt. Je colle des étiquettes sur les chaises avec le nom de
chaque participant. Je commence par la mienne et tourne dans le sens
inverse des aiguilles d’une montre. Quand j’arrive à Pierre, je décide de
mettre son nom à sa place, au cas où… et je continue. Je ne réalise pas qu’il
va manquer une chaise. Marie est assise à ma gauche. C’est donc sa chaise
qui manque. C’est elle qui en arrivant ne va pas trouver sa place. La
blessure de rejet ou d’abandon est d’emblée réactivée par mon oubli !
Pourtant, en mon cœur, j’étais loin de l’avoir oubliée. Cet acte manqué avait
un sens. Marie lors du dernier séminaire nous confiait :
« À l’âge de 10 ans, j’ai arrêté de communiquer avec les autres. Entre
40 et 45, j’ai fait une fausse couche. La place de l’enfant est centrale, et je
ne sais si mon père voulait vraiment un enfant, et ma mère, dans quel état
était-elle par rapport à son désir d’enfant ? Les anniversaires n’ont jamais
été fêtés chez nous, comme s’il ne fallait pas exister… et je n’ai pas eu
d’enfant. Suis-je vue ? »
C’était un cheminement énorme pour Marie que d’arriver à exprimer
ainsi son histoire.
Dans ce soin, j’espère qu’elle va rencontrer la matière dont elle a
besoin. Elle va la trouver dans cette rencontre avec le père, joué par Manue.
Des phrases vont lui échapper, percutantes, et lui parler d’elle, tel un miroir.
Elles seront notées afin qu’elle ne les oublie pas. En voici quelques-unes
adressées à son père-Manue :
– Je sens ton gros ventre là contre moi et ta tête loin.
Ses mains miment le ventre du père contre son bassin, et la tête à
distance.
– Tu es dégueulasse, tu es un salaud !
Le silence s’installe.
– Tu es un salaud d’avoir couché avec ma mère !
Je lui fais remarquer que c’est somme toute normal. Elle acquiesce mais
persiste dans son affirmation.
– Entre toi et moi, il y a ton ventre avec mes trois frères.
Elle était l’aînée.
– Il y a le ventre de ma mère avec mes trois frères.
D’ailleurs j’ai manqué en tuer un. L’étrangler.
Sourire, rire.
– Je n’aimerai jamais d’autre homme que toi !
En pleurs.
Manue dirige le soin et incarne le père. Clara et moi supervisons le
travail. Je m’emploie à éviter la fuite de Marie, afin qu’elle puisse intégrer
ce qu’elle formule. Beaucoup de choses sont dites, pas forcément
compréhensibles pour le moment, et il lui reviendra d’en trouver le sens. Le
soin se termine ainsi.
Le lendemain dimanche, pendant le tour de paroles, ses propos sont les
suivants :
– Hier soir j’étais en panique intérieure. J’ai découvert ma volonté de
petite fille d’avoir mon père pour moi toute seule. Ça m’a toujours pesé.
J’ai eu la sensation d’être giflée. De grosses boules venaient sur moi. J’ai
toujours été fatiguée.
J’ai toujours été jalouse d’un petit garçon. J’ai manqué tuer un de mes petits
frères.
J’ai souvent été amoureuse du père symbolique aussi. J’aurais pu tomber
amoureuse d’Alain.
Hier soir, j’ai ressenti beaucoup de dégoût. Mes bases ne sont pas solides.
J’ai des attirances que je ne contrôle pas et qui ne sont pas saines.
Le soin de ce matin avec Baptiste m’a fait du bien.
Tout ça c’est peut-être le début pour remettre les autres à leur place. Je suis
triste d’être isolée, seule dans le groupe.
Les paroles de Marie sont consistantes, posées, claires. Cela me réjouit.
Du chemin reste à faire, mais nous avons tous du chemin à faire. Notre
travail a pleinement porté ses fruits.
La fin se profile déjà. Les journées passent toujours très vite à Mélisey.
Le dimanche est consacré à la remise en forme, avant de retrouver le
quotidien. Ce matin, après la méditation nous enchaînons par un travail en
binômes, un soin ostéopathique de bien-être pour repartir plein d’élan,
rassuré, apaisé. Mélodie a reçu un soin d’Amandine. Elle y a rencontré le
respect, la douceur, la force et le courage. Les baguettes ont encore frappé
en réunissant ces deux histoires marquées par un père incestuel. Mélodie
quitte la peur, la fuite et l’amnésie, pour rencontrer un passé qui la
possédait. Amandine a fait ce chemin l’an dernier et tourne aujourd’hui la
page.

Reconnaître le chemin parcouru


Puis nous ouvrons un long cercle de parole. Chacun a le loisir de
s’exprimer pleinement. Chacun témoigne de son vécu. Mélodie nous
déclare qu’elle a maintenant le courage de parler. Elias nous fait part de sa
gratitude, se sent moins lunatique, libre d’aimer son père et son beau-père
qui l’a élevé sans plus culpabiliser. Chacun a l’air d’être plus en paix avec
lui-même. Alice constate qu’elle ne laisse pas la place à l’homme dans sa
vie, tout accaparée par l’aura d’un père, aujourd’hui sénile, et plus très loin
du départ. Elle est prête à le quitter dans la paix. Lili se nourrit du groupe et
grandit bien avec lui. Depuis deux mois, elle ne prend plus d’herbe et ne
fume plus. Manue se défait de la culpabilité, coupable d’être différente,
coupable de l’addiction à l’alcool partagée avec le père et avec sa lignée,
coupable d’avoir blessé sa mère avec son homosexualité, coupable d’avoir
eu un grand-père maternel qu’on a dit mort alors qu’il était en prison,
coupable de ne pas avoir sauvé son ami dépressif, amoureux d’elle, qui
s’est suicidé. Céline souhaite rencontrer la joie d’une guérison. Clara a
retrouvé les phrases blessantes du père, et revisité la relation complexe à sa
grande sœur. Elle réalise que ces paroles à elle sont parfois des flèches,
lancées à son insu, protection instinctive, qui peuvent parfois blesser. Elles
font partie de ses défenses. Comment pourrait-elle se protéger sans elles ?
Chaque témoignage vient chercher une part de nous-même.
Raphaël nous reprécise sa blessure : « reconnaître mes qualités sans me
dévaloriser et m’accorder ma juste place d’Homme ». Il continue ainsi :
– L’absence de Pierre m’a fait beaucoup travailler. Une partie de moi
admire ce genre d’homme, belle allure, le contact facile, entrepreneur,
charmant, une bonne gouaille. J’ai beaucoup apprécié nos discussions le
soir dans notre cabane canadienne, sur le travail de la journée, et le parallèle
avec notre foi. D’emblée nos discussions m’ont permis de ne pas mettre de
frontière entre ma foi en Dieu et le travail qu’on fait ici. Du coup, j’ai joué
le jeu sans retenue et ça a marché au-delà de l’imaginable. Il a été un repère
pour moi au début de ce parcours. Et comme dans la vie, il y a un moment
où « il faut tuer le père ». Bon, là il s’est tué tout seul… Mais son absence
n’a pas été facile, je me suis retrouvé seul dans ma cabane. Je ne retrouvais
plus ce socle catholique que nous partagions. Je ne pouvais plus me cacher
derrière le mâle référent qu’il était. J’ai d’autant plus travaillé ma juste
place en tant qu’Homme. Son absence a été une présence importante. Son
absence m’a sans doute ramené à l’absence de mon papa quand j’étais
enfant, et à mon obligation de me mettre en première ligne pour prendre ma
place. Comme mon papa, Pierre a eu du mal à prendre sa place de père,
comme mon papa il a eu une carrière professionnelle brillante mais comme
mon papa il a des blessures qu’il ne veut ou ne peut regarder. Et comme
pour mon papa, j’ai compris qu’on ne peut pas guérir l’homme qui ne veut
pas se soigner… On ne peut pas faire boire l’âne qui n’a pas soif.
Le rôle de papa est pour moi une des clés de voûte de ma vie. C’est une
place que j’investis de tout mon être, avec toute ma force, plein de
convictions, plein d’espoirs et sûrement plein d’illusions. Je pense être un
bon papa. Ce rôle, cette place ont été thérapeutiques pour moi. Je me suis
construit cette image de père en n’ayant pas autour de moi de papa qui me
faisait rêver. Lors du stage sur Mars, Lynn avait fait cette analyse de mon
thème : « Mars a une position intéressante dans ce thème car sa conjonction
à Jupiter évoque de la puissance, une énergie vitale considérable au service
de l’autre. Il y a une belle capacité à canaliser la puissance afin d’avancer
vers des projets bien spécifiques. »
Mais le couloir de Lilith évoque également des frustrations, des
sentiments de manque, de se sentir défaillant. C’est comme si Raphaël ne
pouvait pas percevoir l’étendue de sa force, comme si sa vitalité lui
échappait. La position en Maison suggère des mémoires en lien avec la
puissance masculine à éclaircir. Que signifie être un Homme ?
Raphaël poursuit :
– Cette interprétation m’avait beaucoup touché. Lors de ce dernier
stage, les problématiques qui m’entravaient concernaient ma propre
reconnaissance de mes qualités et de ma force. Je dois m’accorder ma juste
place d’Homme. Quand nous avons commencé le travail sur notre
perception du foyer inférieur, l’animal que j’y ai rencontré était un petit
canard. Ma première réflexion a été de me dire : « Tu parles d’un symbole
de virilité, un canard ! » Mais il s’est rapidement transformé en cygne fier et
élégant. Le parallèle avec le conte du vilain petit canard et ma perception de
ma place d’homme dans ma ligne paternelle a très vite fait écho. Le clin
d’œil était pour moi saisissant.
Je n’ai pas eu l’impression d’avoir un papa pendant mon enfance. J’ai
eu un papa qui assurait un salaire, un confort matériel. Mais un papa avec
qui je ne partageais rien, sauf quelques semaines par an au ski ou sur son
bateau. Un papa vers qui je devais aller mais qui ne pouvait pas venir vers
moi.
J’ai travaillé une autre blessure : j’ai vu Maman avec un autre homme
au moment de sa séparation avec Papa. Je pense que cette vision a
longtemps affecté mon rapport à l’acte sexuel. La honte planait sur cet acte.
Ma femme m’a beaucoup aidé pour transformer et transcender cette
blessure.
Tout notre travail m’a permis de recontacter la fierté en moi. Je suis fier
de ma différence, de ne pas perpétuer cette tristesse enfouie, ces non-dits.
J’ai contacté ma puissance d’Homme, de thérapeute, ma virilité, une virilité
empreinte de douceur et de sensibilité féminine. Je ne suis pas viril comme
Vince Diesel ou comme Rocco Siffredi, mais j’ai en moi une puissance
considérable. Autre clin d’œil fort du week-end, Papa qui ne nous a jamais
parlé de son enfance, de ses blessures, qui n’a jamais ouvert ses failles,
nous a transmis, à mon frère et moi, des photos de lui bébé dans les bras de
sa maman. Comme quoi les choses bougent… Le meilleur est à venir…
Raphaël finit par une question :
– J’ai été souvent affecté d’être amené à jouer dans ce cursus des rôles
de père à l’opposé de ce que je suis, jusqu’à incarner celui d’Amandine
dans l’acte psychomagique. C’était difficile pour moi d’être le père violeur.
Pourquoi ai-je dû faire cela ?
Me vient cette réponse :
– Dans un premier temps nous cheminons pour assumer qui nous
sommes, construire notre personnalité, aller de nos racines à l’affirmation
de soi, le troisième chakra. De là le cheminement consiste à monter au
quatrième. C’est un long chemin de l’ombilic au cœur, traversant le
diaphragme. Sur cette route, s’opèrent une désidentification et une mise au
service, jusqu’à l’ouverture du cœur, qui tel le soleil ne choisit alors plus ce
qu’il éclaire. C’est l’amour inconditionnel. Dans les différents flots de vie
où tu es intervenu, mais plus encore dans l’acte psychomagique
d’Amandine, tu étais au service. Tu t’es désidentifié, tu as travaillé la
compassion, et au passage ta puissance d’homme, de guerrier au service,
Mars…
Marie clôture ce temps de parole, elle qui n’avait pas de chaise en ce
début de séminaire. Elle finit par cette question :
– Qu’est-ce que je fais maintenant de mes prises de conscience ?
J’ai juste envie de dire « Ça va se faire », mais j’argumente un peu :
– Tu vas intégrer, digérer, et marcher vers la résilience… J’exclus le fait
que tu mettes un mouchoir dessus. Une partie immergée de l’iceberg s’est
exprimée. Il s’agit de transcender l’histoire et ses empreintes. Dans une
intervention chirurgicale, quand la plaie est infectée, on pose un drain et le
pus s’écoule avant la cicatrisation. Le temps de catharsis est nécessaire. Le
passé traumatique a émergé, il s’agit de le laisser s’exprimer, pour s’en
libérer et vivre au présent. Au passé, on ne vit pas, on survit. La clé est
d’accepter de changer de point de vue pour vivre au présent. C’est là qu’il
faut peut-être poser un acte délibéré et volontaire, un oui à la place d’un
non. Alors « ça » travaille, comme une pâte à modeler sculptée par des
mains invisibles. Qui sait, tu verras peut-être ton piano autrement, t’assiéras
et joueras comme jamais, improvisant la mélodie d’une libération… Tu
referas peut-être le cursus l’an prochain, comme l’a fait Amandine. Tu
débuteras une psychanalyse, tu poseras un acte psychomagique… Qui sait ?
Les chamans disent souvent que la clé de la guérison est dans la paix, la
bonté, le pardon. C’est l’ouverture du cœur, Anahata, « le souffle non
frappé » !
CHAPITRE VIII

Prélude à l’ouverture du cœur

Le coronavirus a frappé. Confinement oblige, le séminaire du cœur n’a


pas eu lieu au mois de mai. Pour autant nos cœurs ont travaillé.
Égoïstement, je considère que le confinement est arrivé à point nommé,
la pause m’était obligée. Comment ai-je mis à profit cette période imposée ?
Durant les dix premiers jours, je dormais, je méditais, je yogitais. Et cela
m’allait fort bien. Je cogitais un peu aussi. Finalement, ma langue
maternelle me rattrapa, on avait besoin de médecins. Je me suis senti
concerné bien sûr, malgré ma pratique exclusive de l’ostéopathie. Mon
associé, Michel, m’embarqua dans les gardes de régulations du Samu à
l’hôpital Henri-Mondor. Le nombre d’appels au 15 avait explosé et une
cellule Covid avait été mise en place pour faire face à cette déferlante. Me
voilà donc de retour à l’hôpital, certes pas en première ligne, juste un petit
rouage dans la prise en charge. J’en garde un goût étrange : « Bonjour
madame, bonjour monsieur, je suis médecin régulateur, qu’est-ce qui vous
arrive ? » Pas de contact physique, aucun visuel, seule la parole dans un
dialogue imprégné d’urgence, d’inquiétude, d’angoisse. Nous étions utiles.
Les patients étaient conscients que nous étions débordés par le nombre
d’appels. Malgré leur inquiétude, ils restaient courtois et compréhensifs. Ce
n’est guère le cas en temps normal à l’appel du 15. Ils nous remerciaient.
Certains ne se rendaient pas compte de la gravité de leur cas : à l’arrivée
des secours ils avaient des saturations en oxygène extrêmement basses,
alors qu’ils ne se sentaient pas si essoufflés, pas si mal que cela. Certains
étaient vraiment limite alors qu’ils appelaient, épuisés, déshydratés.
D’autres étaient perdus par la récurrence de la maladie qui changeait de
forme. Parfois, après quelques jours, elle revenait aux symptômes initiaux.
La fièvre oscillait, peu marquée, parfois très élevée. Parfois trop basse, il
s’agissait d’une hypothermie. Les courbatures, maux de gorge, toux, les
sensations de poids sur le thorax, les brûlures de la trachée, les maux de
ventre et diarrhées, les symptômes évoluaient d’un jour à l’autre, parfois
jusqu’à la pneumonie ou l’insuffisance respiratoire aiguë. Et on découvrait
des symptômes nouveaux, la perte de goût et d’odorat, la confusion
mentale, une somnolence, des désorientations, des chutes. Et des évolutions
plus graves avec des embolies pulmonaires, les micro-embolies, des
atteintes multiviscérales, musculaires, cardiaques, cérébrales. Et passé
quelques jours, le problème n’était plus simplement le virus, mais une
réponse excessive du système immunitaire inné, un choc cytokinique, une
défense exacerbée du corps qui en fait attaque les tissus. Se posait donc le
problème d’une réaction inflammatoire, mais on comprenait aussi que se
posait celui d’un trouble de la coagulation. Et on parlait de symptômes
cutanés, prurit, éruption, pétéchie, acrosyndrome. Et nous n’avions pas
grand-chose à proposer aux gens qui nous appelaient.
En entrant dans l’hôpital, j’avais l’impression d’arriver chez Monsieur
Covid-19. Il devait être dans chaque recoin. Après quelques zigzags et
étages, je me retrouvais devant la porte du Samu, deux grands battants qui
ne s’ouvraient que par présentation d’un passe, réservé aux titulaires que je
n’étais pas. N’ayant donc d’autre moyen, il me fallait utiliser l’interphone,
décrocher un combiné et parler dans ce combiné, où avaient parlé tous ceux
qui comme moi venaient aider. Je n’avais ni masque et ni gants. Je parlais
tout près d’un champ de mines, la bouche à quelques centimètres
d’une bombe virale. Ce fut un grand moment ! Les jours suivants je pris les
mesures adaptées. La peur se dissipa vite.
L’ambiance au sein de l’équipe était bonne. Michel, mon associé, était
souvent là. C’était un réel plaisir de le rencontrer dans ce contexte, différent
de notre quotidien au cabinet. Il a un côté inébranlable, et un physique de
bouddha. J’aime sa présence… Je renouais avec ma langue maternelle, la
médecine, et ça aussi ce fut un plaisir, tout comme le fait de travailler dans
une équipe.
Nous nous retrouvions donc à répondre à ces appels, essayant de faire
au mieux. Nous ne proposions aucun traitement, ce qui attristait
profondément le médecin que je suis. Le temps passant, cela ne me
satisfaisait pas. Nous restions collés au discours de la HAS.
Indispensable, la santé publique n’est pas la médecine que j’aime.
J’aime la médecine de la personne, celle de la singularité, et non celle de la
masse. Ces deux voies sont différentes. Une crise sanitaire mondiale comme
celle que nous traversions nous soumettait aux exigences du collectif. Se
posaient ici le problème de l’individu face au collectif et la question de la
liberté. Nous étions face à des choix.
En attendant il faisait beau, le printemps était là avant l’heure, on
n’entendait plus le bruit de fond du périphérique, les oiseaux chantaient,
l’air était plus pur. On voyait de nouveau l’Everest depuis Katmandou ! À
Paris, des canards déambulaient sur le bitume. Des renardeaux pointaient
leur nez au cimetière du Père-Lachaise. Et le soir à 20 heures, d’un balcon à
l’autre, les voisins applaudissaient, jouaient des percussions, à renfort de
casseroles, s’encourageaient, criaient bravo, merci, à demain ! À cet instant
trop bref, nous étions reliés ! Il nous fallut le Covid pour nous en rendre
compte ! Pour combien de temps…
Dans son ashram, Amma continuait d’embrasser le monde ! Voyant
qu’il souffrait et pleurait de douleur, elle priait le Paramatman du fond du
cœur pour les âmes de ceux qui avaient péri, pour la paix mentale de leurs
familles et de leurs amis, pour la paix sur terre et pour la grâce de Dieu. Et
elle nous dit : « La peur n’est pas ce dont nous avons besoin maintenant. Ce
qu’il faut, c’est de la prudence et de la vigilance. Le courage est la qualité
principale. Si vous avez du courage, vous pouvez tout surmonter. Par
conséquent, abandonnez la peur et rassemblez votre courage. Le courage est
l’antivirus de notre mental. Si vous vous liez d’amitié avec Dhairya
Lakshmi, la déesse du courage, vous aurez la force d’affronter et de
surmonter n’importe quoi. » En fait, ce confinement, c’était un séminaire du
cœur à grande échelle.

L’ouverture du cœur
Les films ont comblé les soirées de cette période particulière. Un soir
Almodóvar touche mon cœur. Je regarde son Douleur et gloire 1. Il ferait un
beau flot de vie, consacré à l’ego et Vénus. Une critique sur un forum de
cinéphiles nous dit : « Les différentes séquences… donnent l’impression
d’un film construit en plusieurs sketchs avec pour chacun un personnage clé
révélateur de la crise que traverse Salvador, le personnage central… Dans
ces moments souvent bouleversants, germe un enseignement, une
opportunité au changement… » Du début à la fin ce film m’a bouleversé.
Des scènes du passé se succèdent. Surgissent alors des personnes
signifiantes du trajet d’une vie et des souffrances qui s’y rattachent. La
puissance des événements évoqués ouvre une porte sur des possibles, une
transformation à portée de main. « Il n’y a pas réellement d’intrigue, on suit
juste Banderas (Salvador) vieux, limité par son corps, addict, plus affecté
qu’il ne le dit par la mort de sa mère, et qui retrouve petit à petit goût à la
vie… C’est l’un des rares films d’Almodóvar qui est optimiste, qui ne se
termine pas en demi-teinte… Almodóvar/Banderas surmonte ses démons,
retrouve la vie, sort de son état de torpeur à l’aide de ses souvenirs et d’une
volonté de fer. On trouve une véritable force dans ce récit. » C’est un flot de
vie avec son potentiel thérapeutique, la puissance de l’énergie au service de
la guérison.
Les protagonistes étaient pauvres, ils vivaient dans un village blanc en
partie souterrain, où Jacinta, sa mère, et le soleil au bleu du ciel,
illuminaient le quotidien.
Jacinta parle à Salvador :
– Tu m’en as toujours voulu de t’avoir envoyé au séminaire, tu ne
voulais pas être curé. Moi, je voulais juste que tu puisses faire des études
jusqu’à ton bac. Tu aimais étudier. Nous étions pauvres et nous n’avions pas
d’autre choix… Tu as voulu te venger de moi. Tu n’as pas été un bon fils…
À 17 ans, tu es parti… Quand ton père est mort, je t’ai proposé de venir
vivre chez toi à Madrid, tu as fait la sourde oreille… Je me serais occupée
de toi. Je me serais adaptée comme à tant de choses…
L’espace est suspendu aux lèvres de la mère, et Salvador l’écoute
attentivement, avec une quasi-dévotion :
– Maman, je regrette vraiment de ne pas avoir été l’enfant que tu
souhaitais…
L’un et l’autre retiennent l’instant, sobrement, tendrement.
– Je regrette aussi de ne pas avoir pu tenir ma dernière promesse, celle
de te ramener au village, pour que tu y meures. Tu voulais mourir dans ton
lit. Je m’étais engagé à le faire. Je n’ai pas eu le temps. Dès le lendemain de
ma promesse, tu étais hospitalisée et tu mourais seule aux soins intensifs…
Je ne me suis jamais remis de ta mort.
Jacinta lui sourit. Elle commence à fredonner une mélodie, y pose les
paroles et doucement les deux entonnent :
« A tu vera
Siempre a la verita tuya
Siempre a la verita tuya
Y hasta que de amor me muera 2. »
« Le chant des lavandières tu te souviens… Et les poissons savonniers,
ils étaient mignons. »
Ils se sourient, leurs regards s’illuminent de la force des souvenirs, de
l’enfant qui jouait dans la rivière avec les poissons tandis que les femmes
lavaient le linge.
– Je vous dois tout, à toi et aux voisines, dit Salvador à sa mère.
Les deux se lèvent et se mettent à danser dans des ondulations
flamencas, des jeux de pieds et de bras, des claquements de talons et de
doigts, et le chant illumine la brise de l’été, les voisines lavant au bord de la
rivière, les draps séchant sur les hautes herbes, la joie limpide au fil de
l’eau. « A tu vera… » Mère et fils face à face, de trois quarts, dos à dos,
portés par la danse, les effleurements, l’élan et la connivence, la gestuelle
rouge de la passion et les couleurs de la terre natale, son goût, son odeur, sa
lumière, son énergie explosive et contenue. Ils dansent et Salvador n’a plus
mal au dos, oubliée l’arthrodèse… Le début d’une renaissance dans le flot
de la vie qui court encore. Douleur et gloire parle du cœur et de l’âme, c’est
un prélude au séminaire à venir.
Un autre film a bouleversé mon cœur : Pour Sama 3. Ce journal de
Waad, mère syrienne à Alep, ville bombardée durant des mois par les forces
de Bachar al-Assad, est bouleversant. Waad al-Kateab, jeune étudiante,
filme son quotidien avec son portable. Elle filme son amour naissant avec
Hamza, jeune médecin, leur rencontre, leur mariage, le quotidien à
l’hôpital, l’hôpital détruit, un autre renaissant dans les décombres, la
grossesse, la naissance et la première année de leur fille, Sama, l’arrivée
d’une seconde grossesse. C’est pour Sama que Waad filme tout cela. Elle
filme leurs amis, les familles alentour, leurs enfants, les moments simples
de la vie, les réjouissances avec rien, autour d’un fruit, un seul récupéré
miraculeusement, dans les caves, dans les immeubles détruits, les hôpitaux
dévastés. Waad ne manque pas de courage, son mari Hamza non plus, qui
soigne et opère vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne ne manque
de courage, tous ceux-là qui affrontent un quotidien impensable, ceux qui
tombent, ceux qui tentent de partir, ceux qui restent. Ce film est une
expérience. Il montre la souffrance du monde, son inhumanité. Et pourtant
jusque dans cette inhumanité-là germe un sourire, un geste tendre, un mot
d’amour, la compassion, le soutien, le partage, la vie, l’élan. En regardant
ce documentaire, mon cœur pleure et prie pour la paix, la bonté, le pardon.
Que toutes les Sama de la terre, conçues dans le chaos, connaissent la paix
véritable, l’harmonie véritable, le véritable bonheur. Que nous connaissions
tous la paix véritable, l’harmonie véritable, le véritable bonheur.
Cette année, le séminaire sur le cœur n’a donc pas lieu en ce mois où les
fleurs volent au vent. Il clôture notre cursus. La fête, la joie, le goût, les
trésors et l’élévation de l’âme sont le point d’orgue de notre parcours. En
Orient, en mai, apparaît le feu de l’été. L’énergie yang manifeste alors sa
plénitude. Elle se déploie en cette saison. Le feu parvient progressivement à
son acmé, chaud, rouge vif, rayonnant. Le 21 juin, solstice d’été, jour le
plus long, est bien le jour du Soleil. Après lui, les jours raccourcissent
lentement, l’énergie yang décroît, et le yin, progressivement, subtilement,
va révéler l’automne. Fin juin nous fêtons la Saint-Jean, notre danse du feu
en quelque sorte. Le feu dilate. Il invite à rire et à chanter. Il nous invite à
transgresser, à créer, à purifier. Il instille la joie. La joie est contagieuse ! Le
cœur nous parle de cela, tout comme il évoque Vénus en astrologie, et le
quatrième chakra dans le tantrisme hindou. Nous l’aborderons à travers ces
diverses approches. Mais avant tout le cœur nous parle de l’amour, l’amour
non conditionnel, celui qui ne choisit pas son objet, celui qui dit dans
l’Évangile « Aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien
espérer ». Certes ce n’est pas donné à tout le monde. Nous cheminerons
vers la compassion. Le cœur nous invite à de la beauté du monde et son
intelligence à la connexion intuitive à plus grand que soi.
Vénus évoque cette beauté intérieure de l’âme, celle qui transparaît à
travers la forme. Son symbole, une croix sous un cercle, définit une étape
de la vie où le spirituel domine le matériel. Le symbole graphique de la
Terre est le même que celui de Vénus, mais renversé : la matière domine sur
terre. Mais Vénus pare aussi notre vie du goût, de l’élégance, de la douceur,
de l’esthétique. Elle recouvre sensualité, séduction et érotisme. Vénus se
moque de la morale, elle joue d’une sexualité à la fois profane et sacrée.
Elle s’exprime pleinement à l’adolescence dans le branle-bas de combat
hormonal qui la confronte à Mars. En astrologie, Vénus, c’est l’art, la
créativité, la beauté.
En médecine traditionnelle chinoise, le cœur est à l’image de
l’empereur, sa demeure est vaste. Représentant le ciel sur la terre, il
convient de l’approcher avec respect, d’être à son service, car il abrite le
Shen, l’esprit. L’alliance de son énergie et de son esprit engendre la clarté
de nos discours. Et il abrite notre dimension spirituelle, celle qui éclaire le
regard.
Si l’on considère le tantrisme, l’arbre chakrique de la vie nous invite à
passer du troisième chakra, la personnalité, l’ego, au quatrième qui est celui
de l’amour inconditionnel. Tel un serpent, le feu cosmique remonte le long
de la moelle épinière, du périnée jusqu’au sommet du crâne, animant les
sept roues énergétiques, par où circule l’énergie vitale. Cet éveil spirituel
ouvre la conscience et de ce fait change les comportements. Dans cette
ascension, la personnalité se structure au troisième chakra Manipura, « la
cité des joyaux », le nombril, relié à la planète Mars. Il symbolise
l’affirmation de l’ego et le monde des émotions. Associé au sens du moi, à
la volonté de se construire et de modeler le monde, il nous renvoie au
pouvoir. Il assainit l’importance personnelle et ses dimensions
émotionnelles et mentales. Sa devise pourrait être « Je suis, je m’honore ».
De Mars à Vénus, autrement dit du troisième au quatrième chakra, de
Manipura à Anahata, de l’ego à l’Amour, le chemin est long. Il faut partir
de l’ombilic, remonter la ligne blanche des abdominaux, passer la porte du
plexus solaire, entrer dans le médiastin et accéder au cœur. La distance
anatomique à remonter reflète le cheminement intérieur à réaliser. Anahata
chakra et ses douze pétales se situent au milieu du dos, entre les deux
omoplates. Au fur et à mesure de l’évolution spirituelle de chacun, il se
redresse et s’ouvre. Ici les énergies éthériques-physiques et les énergies très
subtiles des champs spirituels fusionnent. Il est source d’Amour, canal de la
Compassion, de l’Universel, de la conscience christique. Il donne accès à
l’âme. Son ouverture implique une désidentification de l’ego, une mise au
service de plus grand que soi. Il s’agit de réunir ici tout ce qui est séparé. La
tâche est immense, infinie. Par lui s’exprime l’essence, le noyau, le soi
divin, l’étincelle. Vous comprenez pourquoi il me semble important de finir
ce cursus par Anahata. L’équilibre de ce chakra passe par l’évacuation de
l’impatience, de l’aversion, de la culpabilité. Il ne s’agit pas de se perdre
dans un sens excessif de responsabilité, où les besoins personnels sont niés
et passent après ceux d’autrui, dans un masochisme inconscient, pourvoyeur
de frustrations multiples.
Pour le yogi, cette quatrième étape passe par la concentration sur la
Beauté. Il s’agit de méditer de jour en jour, de semaine en semaine, d’année
en année, sur un objet symbolisant la Beauté. Par ce biais, le yogi passe de
Mars à Vénus. La distinction se fait entre la conscience égotique
conflictuelle et l’amour inconditionnel, l’harmonie, la beauté, le bonheur.
C’est notre objectif dans ce cursus. Nous tendons à l’atteindre.
Voilà donc la matière de notre dernière rencontre, notre Vénus
astrologique, l’énergie du cœur et Anahata. Ces trois jours sont au service
de l’amour, de la réjouissance, de l’harmonie, de la paix !

Le travail des mains dans le soin


ostéopathique
Pour le moment, notre réunion est différée. Confinement oblige, tous les
jours, ma compagne Sarah et moi occupons l’appartement plus qu’à
l’accoutumée. La vie à deux se passe sans encombre, à merveille même,
bonne nouvelle ! J’en profite pour essayer de répondre à sa demande et
finaliser un traitement, entrepris épisodiquement depuis un an, à la suite de
la pose d’un implant. Elle présente des symptômes multiples qui ont été
explorés vainement, des paresthésies dans l’hémiface gauche, de la langue
et des lèvres du même côté, une sensation de salive bulleuse, une sécheresse
de la bouche, un bruxisme. Mes séances épisodiques n’y ont rien fait et
quand je repose aujourd’hui les mains sur sa tête, je suis surpris par une
densité rarement rencontrée : c’est une tête de pierre, un boulet de canon,
avec une traction énorme de l’occiput vers la colonne cervicale. L’ensemble
est en plus douloureux, douleur réveillée par le seul contact des mains. J’ai
le loisir de la traiter tous les jours, ce qui s’avère très intéressant.

Dimension thérapeutique : les compressions


du crâne

Au cabinet, je revois les patients le plus souvent à quinze jours ou un


mois. C’est d’ailleurs à ce rythme que j’ai essayé de la traiter sans
succès. En travaillant tous les jours, j’espère dénouer progressivement
et de façon durable l’ensemble des tensions, nous verrons alors si les
symptômes s’amendent. Je commence par celles qui me semblent
majeures. J’aurais pu m’attaquer à l’implant dentaire, mais mes mains
ne sont pas d’emblée interpellées par lui. La fixation de l’occiput sur
l’atlas et les tensions de la base du crâne effacent tout le reste. Occiput,
temporaux et sphénoïde font l’objet des premières séances. Les mains,
en se fondant dans les densités, sont amenées à les faire fondre.
Je propose à Sarah des images pour faciliter le travail, comme celle
d’un bourgeon au centre de la tête qui éclôt, celle d’une fleur qui
s’ouvre et dont les pétales, dans leur mouvement, viennent desserrer,
écarter les os du crâne de l’intérieur, aérant leurs sutures. Je me sers de
sa respiration pour décompacter la base du crâne, occiput et temporaux,
des deux premières cervicales, atlas et axis. Cette syntonisation par le
toucher fait son œuvre lentement.
Au début, d’un jour à l’autre, je retrouve quasiment la même dureté, la
même absence de mouvement, les mêmes contraintes à travers des
lignes de force. Je reviens à la tâche. La force de compression
intracrânienne reste énorme. C’est un peu comme si mes mains étaient
plaquées malgré elles, aspirées par l’attraction d’un trou noir, tractées
par la faux du cerveau et du cervelet et la tente de ce dernier.
Finalement, progressivement les mains desserrent ce frein et après
quelques jours, je commence à sentir une petite amélioration, confirmée
par le fait que Sarah trouve la présence de mes mains sur sa tête moins
douloureuse. Elle garde les mêmes symptômes, mais cette constatation
nous encourage, elle et moi, à poursuivre nos séances quotidiennes. Il
est clair qu’en cabinet je n’aurais jamais demandé à la personne de me
consulter à cette fréquence. Devant le peu de résultat, j’aurais déjà jeté
l’éponge. Ici j’ai tout le loisir de persister. Et après quelques jours de
travail quotidien, un allègement semble s’installer. Le crâne se fait
moins douloureux et plus plastique, je commence à sentir les tensions
de la face et de la mandibule. Elles disparaissaient devant la prégnance
de celles de l’occiput et des temporaux. La compression sur le crâne
était énorme, c’est elle qui happait mes mains, et la mandibule
disparaissait complètement dans ce champ d’attraction.
Maintenant celle-ci commence à exprimer ses tensions, et donc je
m’intéresse à elle, tout comme à l’ensemble de la face d’ailleurs avec
un maxillaire très impacté ainsi que des malaires complètement fixés.
Normalement le crâne comme la face respirent sous nos mains. Cela
paraît étonnant et on peut discuter longtemps de l’origine de cette
perception, rattachée par Sutherland au mécanisme respiratoire
primaire, mécanisme jamais démontré. Certains, et je suis de ceux-là,
perçoivent sous leurs mains un va-et-vient plus lent que la respiration
thoracique, qui anime le crâne et la face. Chez Sarah tout est figé, pris
dans la masse. Il faut dénouer densité et tensions pour finalement
accéder au mouvement. C’est fait au niveau du crâne, reste maintenant
la face. La face est suspendue au frontal. Je le travaille ainsi que le
maxillaire et les malaires. Je libère progressivement sa partie
supérieure. Certains appuis continuent d’être très douloureux et Sarah
ne manque pas de me le faire savoir. Un patient lambda accepte souvent
de souffrir en silence, là ce n’est pas le cas, ce qui rajoute un peu de
piment à l’histoire. L’un comme l’autre, nous constatons des progrès
quotidiens. D’un jour à l’autre, la densité et la fixation de la structure
décroissent. Mes mains se posent sur une tête plus légère, plus vivante,
plus joyeuse, et pour Sarah moins douloureuse. Les symptômes n’ont
toujours pas vraiment évolué, mais nous poursuivons sur cette lancée.
Les séances se rapprochent doucement du centre du problème. Je
travaille maintenant à l’intérieur de la bouche, en regard du ganglion
sphéno-palatin gauche, ce qui provoque douleur et salivation intense,
grimaces et insultes non exprimées, car empêchées par mon doigt
intrabuccal. Je perçois tout de même une contestation certaine. J’invite à
respirer par le ventre, visualiser un paysage agréable, où le soleil
apporte détente et bien-être, où le gazouillement des oiseaux disperse
les pensées. Et je siffle ainsi tel le rouge-gorge ou le merle. Je m’attarde
sur le nerf mandibulaire. Le nerf mandibulaire est la troisième branche
du trijumeau, motrice et sensitive. Le nerf trijumeau est la cinquième
paire de nerfs crâniens. Il assure une fonction motrice : mordre, mâcher,
avaler. Il contrôle les mouvements de la mandibule. Il a des fonctions
sensitives sur la face, les cavités buccales, nasales et sinusiennes, la
langue. Les informations sensorielles se projettent au niveau du cortex
sous la forme d’un « homonculus sensitif » où les différents téguments
du visage sont surreprésentés en regard de leur surface réelle sur le
corps. Cette surreprésentation peut expliquer les surréactions. Nous les
dépassons et au fil du temps non seulement les séances deviennent
indolores, mais les densités se sont allégées et les mouvements installés.
Les symptômes sont enfin moins intenses ! Les paresthésies ont
diminué, la sensation de salive bulleuse aussi, les douleurs au contact
ont disparu. Persistent les brûlures de la langue.

Le confinement m’a permis d’expérimenter une fréquence de soin que


je n’avais jamais pratiquée et de persister là où j’aurais en temps normal
capitulé. L’évolution de la clinique ostéopathique semble satisfaisante. Cela
devrait payer.
CHAPITRE IX

Le cœur et la beauté du monde

Notre cursus a été long. Nous sommes partis du corps et nous avons
rencontré l’énergie. Nous nous sommes rencontrés, en nous et en l’autre.
Nous avons abordé diverses techniques de soin. L’ostéopathie a révélé le
corps dans sa dimension physique, mais aussi fluidique et énergétique. De
là, nous avons superposé des approches : qi gong, rêve éveillé, massage,
méditation, accolade thérapeutique, jusqu’au flot de vie. Elles ont ouvert
notre champ perceptif, l’étendue de notre regard, de notre compréhension,
tant dans sa dimension diagnostique, perception de l’énergie, des émotions,
des formes pensées, que thérapeutique. Ce senti que nous avons travaillé
nous permet d’aller plus loin dans la prise en charge globale du patient. La
lecture est plus riche, la compréhension plus profonde. Nous avons appris et
pratiqué des techniques de soins qui, à partir du senti énergétique, libèrent
des traumatismes anciens, parfois oubliés. C’est le cas de l’accolade
thérapeutique, du flot de vie ou de l’acte psychomagique. Les avoir réalisés,
et surtout vécus de l’intérieur, a permis de rencontrer en nous les enjeux de
ce travail et d’en mesurer les effets. Les réaliser en cabinet n’est pas
toujours évident pour le thérapeute. Par contre, l’ensemble de ces
expériences et de ces techniques est parfaitement transposable dans le cadre
d’une consultation.
Soigner la relation mère-enfant
Il ne s’agit pas d’abandonner Still et son ostéopathie. Au cabinet nous
pratiquons selon ses principes fondateurs. Nous travaillons le corps,
l’écoutons, le manipulons. La finesse du senti nous amène parfois à nous
aventurer vers des territoires plus complexes, plus impliquants aussi, aux
frontières du mystère, non loin de l’âme.
Je pense à cette maman et son bébé prématuré pour lequel elle consulte.
Les deux ont une lourde histoire traumatique, pour la mère, neuf mois de
vie intra-utérine et quarante ans de vie, et pour son bébé, sept mois intra-
utérins et six semaines à l’air libre, très difficiles. Chacun est perméable à la
souffrance de l’autre. Les blessures intriquées ne peuvent s’apaiser. Pendant
le soin, j’invite la maman à poser le bébé sur son cœur. Une main dans son
dos à elle et sur son petit dos à lui, je suis là pour les réunir, les rassembler,
leur permettre de retrouver la tendresse perdue, volée par l’âpreté de la vie.
En même temps je me sers de la voix, improvisant une comptine.
Finalement la mère et le bébé s’endorment alors que mes mains ont dénoué,
au crâne et au bassin, au cœur et au diaphragme, de l’un et de l’autre,
ensemble, les densités et les tensions accrues, les mouvements restreints. Et
je sais que la voix aura ici été un allié précieux, un catalyseur, une troisième
main.
Je pense à cette femme de 60 ans qui s’inquiète des problèmes
relationnels qu’elle a avec le second de ses quatre enfants. Mes mains sont
attirées sur son ventre, aimantées à son utérus. Je sens monter l’émotion, la
peur et l’abandon. Je sens clairement une nouure énergétique sur l’utérus,
un nœud émotionnel. L’utérus parle de l’enfantement. La technique de
datation renvoie à deux événements, sa naissance à elle, et sa naissance à
lui, son fils. Sa mère à elle a failli décéder dans un accouchement
compliqué, au terme d’une grossesse trop proche d’une chirurgie
abdominale. Par ailleurs, quand son fils est né, elle a failli mourir d’une
coagulation intravasculaire disséminée. Alors que la mère était en soins
intensifs, ces deux naissances ont été marquées par l’ombre de la mort, la
peur, l’abandon, par la culpabilité aussi. Et l’un comme l’autre ont peiné à
trouver leur place, leur légitimité, dans le rapport à la mère.
L’huile essentielle à respirer en fin du soin énergétique – le centre
olfactif est très lié aux émotions – sera à mon étonnement Lemongrass, très
proche de la citronnelle. Elle est censée chasser les idées noires. Mais, plus
intéressant au plan symbolique, elle joue le rôle du miroir, et nous avons
bien ici des problématiques en miroir. Cette huile nous offre deux clins
d’œil supplémentaires pour nous garantir que nous ne sommes pas hors
sujet. Elle agit sur les problèmes d’allaitement, et ma patiente me dira que
depuis cet accouchement, à son sein gauche perlent régulièrement quelques
gouttes. Et enfin Lemongrass est utilisé pour chasser les moustiques, et ma
patiente me confiera que son fils en a la phobie ! Ces éléments anecdotiques
me semblent étonnamment signifiants. Au départ, je ne sais rien de
l’histoire de cette personne. Mes mains se dirigent vers l’utérus. La piste
s’avère juste, tout comme les émotions perçues, les dates qui émergent,
l’huile essentielle choisie « au hasard » dans un coffret de plus de quatre-
vingts huiles. Pour la choisir, je laisse flotter ma main au-dessus d’elles
comme un pendule. Une cohérence s’est exprimée, tout a pris sens, pour ma
patiente comme pour moi.

Dimension thérapeutique : application au cabinet

Je continue avec quelques exemples afin de vous faire comprendre


comment toutes les pratiques abordées lors de ce cursus s’utilisent en
cabinet.
Dans les techniques en 3D, les mains travaillent sur du virtuel, une
représentation holographique en quelque sorte. Elles permettent
d’aborder à travers le physique, le mental, une forme pensée par
exemple. Elles permettent de travailler facilement le transgénérationnel.
Partant d’une technique ostéopathique sur le rein, dont la symbolique
évoque la lignée, nous invitons le patient à visualiser son père ou sa
mère, à le placer avec lui sur un sentier qui représente sa vie, avec le
futur devant, le passé derrière. Partant de là nous associons les
visualisations que le patient décrit à notre senti sur le rein. De là nous
démarrons un travail dans lequel patient et thérapeute communiquent,
échangent autour de la visualisation et du senti. À terme, le but est de
trouver juste équilibre et cohérence dans et entre la visualisation du
patient et le ressenti du thérapeute. Cet état correspond souvent à une
résilience de tout ou partie de la problématique physique, émotionnelle
et mentale du patient. Au bout du compte, c’est là une transposition
ostéopathique d’un flot de vie.
Par ailleurs, les techniques de flux de Pierre Tricot sont très proches
dans leur essence de l’accolade thérapeutique.
Tout le travail abordé pendant le cursus peut être abordé en cabinet,
jusqu’à l’astrologie. Il m’arrive parfois, alors que je suis avec un patient
les mains à l’écoute de son corps, sur telle ou telle partie, de visualiser
une planète astrologique. La symbolique de la planète alliée à celle de la
partie du corps concernée constitue souvent un message pertinent, et
donne une puissance supplémentaire au travail.
De patient en patient, les consultations déroulent leur singularité.
Soyons clair, souvent notre travail se résume aussi un peu à de la
mécanique générale. Il s’agit de traiter une entorse de la cheville, un
genou ou une épaule douloureuse, de les travailler tel un sculpteur qui
modèle et rassemble. Ce travail me plaît tout autant.
Je donne ces exemples pour éclairer le lien entre l’ostéopathie et le
cheminement que nous avons fait. De soin en soin, de rencontre en
rencontre, de séminaire en séminaire, la vie m’a poussé vers de
nouveaux horizons… Il faudrait peut-être qu’elle arrête. Elle arrêtera
bien un jour ! Je devrais peut-être la devancer et lui dire : « Stop, je me
retire ! Je reste sur mes acquis. Je suis trop sorti des chemins balisés.
Pouce, je passe ! Là, on arrête les coups de pied au cul ! Je reviens à
mes fondamentaux. Je mets fin à l’extravagance. » Au fond, je les aime,
ces coups de pied au fondement qui propulsent ailleurs ! Ils sont
fatigants, inconfortables, inquiétants, mais ils offrent l’inattendu,
l’imprévisible, la surprise, la découverte !
Le médecin en moi se réveille ! Il tient à une précision capitale : dans la
logique d’une démarche globale et parfois pour le moins transgressive,
je n’abandonne pas pour autant ma langue maternelle, la médecine. Ne
pas passer à côté d’un diagnostic qui mettrait un tant soit peu en péril le
patient, offrir l’opportunité d’un traitement médical, restent mes
priorités. C’est dit et c’est vrai !

La force du collectif dans le soin


À Mélisey, sur le cercle tout le monde a cheminé. Aujourd’hui je nous
considère comme tous arrivés au point décrit ci-dessus où nous jonglons
dans la compréhension des différents outils. Nous avons intégré l’énergie
du feu, de la terre, de l’air et de l’eau, la symbolique du foie, de la rate, des
poumons, des reins, les représentations astrologiques, le potentiel résiliant
des accolades thérapeutiques et autres techniques. Il nous reste à aborder le
cœur. Le cœur nous parle de l’amour, de la beauté du monde, de l’âme. À
thème exceptionnel, séminaire exceptionnel. Il sera présidé par Vénus, sous
l’égide de la créativité et du jeu. Il aura un goût singulier, celui du départ,
de l’envol, de l’autonomie. Et que dans nos regards émerge le souffle de
l’âme ! Notre dernière rencontre n’a rien à voir avec les précédentes.
Pour la dernière fois de ce cursus, me voilà en partance sur la route de
Mélisey. Le printemps s’efface devant l’été. L’obstination de la vie me fait
sourire. À nouveau je me heurte à la fermeture d’une portion d’autoroute
pour travaux, et 150 kilomètres plus tard, mieux encore, à la fermeture de la
sortie 20. Je poursuis jusqu’à la 21 et arrive à presque 2 heures du matin.
Malgré le coronavirus et le report de date, tout le monde est là, à
l’exception de Pierre. Quelques anciens ont voulu se joindre à nous. J’ai par
ailleurs invité Alexia dont la voix sublime de soprano léger va porter nos
méditations. Méditer volontairement sur la beauté, telle est la tâche du
méditant dans Anahata, le cœur. Je m’interroge : pourquoi la volonté fait-
elle intrusion dans le quatrième chakra, alors que dans les trois premiers le
travail passe par le lâcher-prise ? Dans la région sous-diaphragmatique, il
est question de l’immobilité sans effort, de la plénitude du souffle sans
effort, du maintien de la conscience sans effort. L’intention du travail doit
être là mais la volonté n’a pas sa place. Avec Anahata, la volonté devient
nécessaire. D’ailleurs Lynn me confie : « C’est difficile pour moi d’être
dans le cœur. J’y vois la souffrance du monde, c’est dur à supporter ! Je
préfère garder un filtre, protéger mon cœur afin de moins souffrir. » C’est
vrai : ouvrir le cœur dévoile le monde, dans une compréhension directe
délivrée du mental. La connaissance du cœur passe par la compassion,
autrement dit la souffrance avec l’autre. Et cela peut être fort douloureux !
Mieux vaut dans un premier temps méditer volontairement sur la beauté, la
transition du matériel au spirituel est ainsi moins abrupte, plus douce. Cette
interprétation est toute personnelle. La beauté du monde n’est-elle pas un
airbag à la souffrance ? Nous allons lui dédier ces trois jours, trois jours à
Vénus, à la compassion, à l’Amour, à la créativité et au jeu. Nous allons
cheminer de l’abdomen au thorax, du nombril au cœur.
Nous sommes en cercle, et commence une première méditation sur la
beauté. Nous prenons la posture et travaillons l’assise. Chacun doit sentir
ses appuis sur le sol et à partir de là l’élévation de la colonne vertébrale,
ancrée à la terre et doucement étirée vers le ciel. Nos yeux sont fermés, nos
corps immobiles. Nous écoutons deux mantras chantés par Alexia, le sutra
du cœur, puis le Gayatri. Le cercle vibre et, en nous, des parties de nos
corps, soudainement sollicitées, désencombrées, traversées par les sons, la
mélodie et sa beauté. Le temps n’est plus, l’espace s’illumine. Puis le
silence. Volontairement, nous claquons tous notre langue au palais. Naît en
nous un second cœur intérieur, uni au chœur du groupe, dans un rythme
commun. Ce claquement résonne sur le maxillaire. Les chocs répétés,
comme une goutte d’eau claquant sur le sol, tracent un chemin ascendant
dans la matière : de la suture médiane du palais monte une vibration vers le
sommet du crâne. Énergétiquement une fissure se lézarde. Cette vibration
sourde ouvre la sensation d’un espace au-dessus de la tête. Notre concert de
claquements de langue s’interrompt. Le silence se pose à nouveau. Nous
sommes énergétiquement prêts, ouverts. Là arrive la vague : Alexia
improvise un Christe Eleison 1. Au sommet de nos têtes, l’espace vibre,
sollicité par une mélodie, une harmonie, une respiration, une rythmique, des
notes, tellement fines, tellement subtiles, tellement hautes, tellement pures,
tellement au-delà. Le cercle se pare de mille pétales, d’étoiles filantes, et
nos cœurs continuent de s’ouvrir. Cette première méditation à
volontairement éprouver le beau en nous nous a permis de remonter le long
de notre axe énergétique, de la matière à l’émotion et à l’esprit. Elle a réjoui
notre cœur.

Voyage en soi, du corps à l’âme


Pour nous préparer au rituel thérapeutique de l’après-midi, nous
commençons par un qi gong. En six étapes successives, marche après
marche, connectés au corps et à l’énergie, nous voyageons de la terre au
ciel. Je mesure les progrès effectués par chacun, physiquement, dans la
gestuelle, et mentalement, dans la présence à l’instant. L’affirmation du
groupe, sa cohérence montrent à quel point la confiance est là, à quel point
malgré les différences chacun a sa place, loin de l’inhibition ou du
jugement. Marie en est un exemple frappant, elle n’est plus « entre deux »,
elle est aujourd’hui engagée ! Nous commençons par une posture d’ancrage
à la terre, les pieds écartés au-delà du bassin, le centre de gravité près du
sol, les mains en regard du foyer inférieur. Nous rencontrons l’éléphant.
Puis nous contactons le dauphin. Nous voilà dans l’eau. Des pieds à la tête,
du coccyx au vertex, nous ondulons. Nous avançons ainsi, dans nos corps
de poissons, et par moments sautons hors de l’eau pour y plonger à nouveau
et reprendre notre avancée ondulatoire dans l’océan infini. Nous flottons. Il
s’agit de trouver une énergie ondulatoire en nous, une qualité de
mouvement, où le rythme prend une place particulière, balancé par le
souffle. Le rythme et le souffle nous portent. Et quand nous bondissons hors
de l’eau, les bras esquissent notre trajectoire ascendante, notre souffle jaillit
avec la force du son. Puis, dans la redescente, dans le plongeon vers les
profondeurs, l’expiration dessine une autre trajectoire, et le souffle se
suspend. La respiration devient un jeu, le souffle-énergie une force de vie
qui connecte chaque cellule, chaque organe au Grand Tout.
Puis vient le qi gong de l’Ours. Il nous invite à rassembler notre force,
notre sensibilité et notre connaissance, pour cueillir les fruits de la terre-
mère. Cette puissance permet dans le silence intérieur de rencontrer le Rêve
pour qu’il se concrétise. Puis nous remontons, quittons l’ombilic, passons le
diaphragme et allons dans le cœur, notre quatrième marche. Nous y
pratiquons le qi gong du Héron. Nos jambes deviennent longues et fines,
nos bras sont des ailes. En échassier, nous jouons d’équilibre sur un appui,
en demi-pointe, un genou fléchi, replié, tout comme nos ailes, les mains
jointes dans le dos. Puis nous les déployons vers l’envol, nos bras
s’écartent, nos mains sont emplumées. Cet oiseau bleu sacré nous invite à
abandonner aussi bien la suffisance que le dénigrement de soi, le blâme des
autres comme l’excès d’autocritique. Regardons-nous en face, considérant
faiblesses et talents, sans victimisation, sans culpabilisation. La plume bleue
du héron appelle l’intuition dans l’aventure de la réalisation de soi. Elle
nous parle de la joie de la découverte sur le sentier de la vie. Pour la
cinquième marche, celle de la gorge et de la communication, nous prenons
la posture de l’arbre, mais situons les mains en regard de la base du cou.
Dans cet espace, nous posons le son HAM. Nous le faisons vibrer en nous,
et sur le cercle. Il devient notre lien, tout comme l’égrégore de la posture et
l’éléphant blanc. Vient notre dernière étape. Nous finissons par la danse de
l’aigle. Le regard vers le ciel, nous sommes frappés entre les deux yeux par
la lumière du soleil. Le regard vers le sol, la lumière de la lune éclaire
l’arrière du crâne. L’Aigle reste centré et équilibré dans le domaine
terrestre, mais il ouvre la porte du Grand Esprit, il permet l’envol vers les
sommets. Il touche notre cœur, il appelle notre conscience vers les cieux. Sa
sagesse relève de la force créatrice. Avec lui, la beauté émerge, la beauté de
la lumière, comme celle de l’ombre. Sa voie suit celle du cœur et des désirs
profonds de l’âme, dans un lien au tout. Avec lui, la peur se dissout, la foi
ne se perd pas dans les épreuves, l’Amour s’affirme. Il s’agit de viser haut,
quitte à jeûner, à prier. Dans l’envergure de ses ailes, dans son vol plané, et
entre ses serres, au bout de son bec crochu, dans son regard panoramique,
l’illumination surgit. Nos bras s’élèvent, nos doigts se prolongent de
plumes, à notre front le soleil nous consacre. Puis nous
descendons vers la terre, la lune souffle à notre occiput. Dans nos mains,
loin des plumes appuyées sur le portant de l’air, nous retrouvons nos serres,
avant que de repartir vers le ciel. Nous sommes air, plumes, cristal et
améthyste.
Nous avons ainsi voyagé, réveillé des parties de nous-même conscientes
ou refoulées, en dehors du langage des mots, par les sons et le corps en
mouvement. Nous sommes donc prêts pour une longue séquence où chacun
va à sa façon exprimer sa remontée de la terre au ciel, son envol du corps
vers l’âme, par le mouvement et le chant. Dans ce rituel initiatique, chacun
exprime dans une danse qui lui appartient son cheminement intérieur du
premier au septième chakra. Ce travail a une réelle dimension
thérapeutique. C’est un autosoin, où chacun est invité à se connecter à plus
grand et se laisser porter, pour cheminer jusqu’à son âme, la découvrir toute
ou partie, en rassembler des fragments.

Contacter sa force intérieure


Le qi gong a servi de support au rituel de l’après-midi. Pendant ce
rituel, chacun remonte un chemin tracé sur le sol, une sorte de marelle, de la
terre au ciel. Chose étonnante, une fois tracée sur le sol, chaque marche
exprime une énergie particulière qui semble prendre celui qui marche
dessus. De place en place, chacun rencontre sept temps de son évolution :
l’apparition sur terre, les pulsions sexuelles et guerrières, l’affirmation de
soi, l’ouverture du cœur, la communication au monde, la compréhension du
monde et la plénitude de la sagesse. Chaque étape marquée au sol
représente les chakras, du premier au septième. Dans cette remontée de
l’arbre chakrique, chacun se met à nu, découvre des parties de lui-même,
porté par l’expression corporelle et la voix. C’est une improvisation
primitive, une danse tribale, un acte confrontant et libérateur, qui implique
confiance et lâcher-prise. On peut voir là une « initiation », une
émancipation personnelle et spirituelle. Il est peut-être plus juste de parler
d’un rituel qui nous met en contact avec une force intérieure, susceptible
d’apporter une connaissance spécifique, livrée à l’interprétation de chacun
selon son niveau de perception du monde, selon son niveau de
compréhension.
Dans cette progression l’échelle a sept barreaux, chacun collé sur le
parquet, dessiné sur une feuille de papier, solidement amarrée par du scotch
double face. On y trouve le symbole de Saturne pour le 1, de Jupiter pour le
2, Mars pour le 3, Vénus pour le 4, Mercure pour le 5, Soleil et Lune pour
le 6, Sahasrara pour le 7. Le cercle des participants est réuni, autour de
l’aire. Le groupe soutient chaque passage, le canalise, dans le respect et
hors de toute prise de pouvoir. Celui qui se livre est le maître de sa voie. Ni
jugement ni appréciation, ni maître ni instructeur. Morgan, Lynn et moi
sommes juste les garants d’un cadre où chacun, libre, exprime sa cohérence
personnelle.
Dans le groupe ceux qui, durant le cursus, ont moins été impliqués dans
les différents flots de vie ont moins l’expérience de la puissance de
l’énergie comme véhicule d’une information, catalyseur d’une situation.
Ceux-là sont un peu sceptiques. En particulier Clara, qui confie à sa
voisine : « Je ne vois pas en quoi le fait de passer sur ces feuilles de papier
peut provoquer quelque chose en moi. » Le lendemain, quand elle décidera
que son tour est venu, elle sera emportée par la puissance de ce parcours,
sans même avoir le temps d’être surprise, et nous suivrons avec
émerveillement un chemin où sa transe sera danse et prendra des contours
insoupçonnés et libérateurs.
J’ouvre la voie, je trace le premier passage sur cet arbre chakrique. Je le
dédie au groupe. J’ai le privilège de m’y aventurer armé de mon cheval
tambour, soutenu, inspiré par lui. Je suis l’éclaireur sur ce chemin. Je me
situe à la porte Nord et face à moi s’alignent les sept marches jusqu’à
l’ultime sortie au sud. J’avance. Je vois déjà le chemin, il me semble libre
jusqu’au Soleil et à la Lune. Sur la première marche, celle de Saturne, un
flash me traverse, le goût d’un souvenir : l’appel du tambour dans la nuit.
Des chefs et des guerriers sont là, les grands-mères aussi, tous les ancêtres,
les lignées. Ma main gauche soutient le tambour que je percute de la
mailloche tenue dans la droite. Hors de ma volonté, le bouclier-tambour me
montre au sud la ligne d’horizon. Une certitude m’envahit : nous pourrons
tous gravir les échelons. Mon cœur s’en réjouit. La transe s’accélère…
Au triple galop, mon cheval de peau me propulse sur la deuxième
marche, celle de Jupiter, de l’Oiseau Yin, du Yoni et du Lingam, de la
colère et des violences, de la sécurité et de l’affection, de l’expansion. Il
s’agit d’assumer sa puissance. Mu par la poussée de la sève, un mètre en
avant, me voilà avec Mars. Le feu est là, et en lui, la Flèche Tapie. J’entends
le cri de la louve, celle qui protège le clan. Elle trace les limites de l’antre,
une clairière isolée, où le maître intérieur se manifeste. Ma tête se renverse,
j’ouvre la gueule. Le chien-lune de mon âme hurle à la nuit. Il l’éclaire et
me chante les subtilités de l’ego, ses contradictions. Il me raconte les
interférences, les combats de l’être intérieur et de l’être extérieur. Il me
raconte la mort et le salut. Il semble que la mort est la sœur de l’amour. Je
ne m’échappe pas. Je cherche la cohérence, la conscience, pour servir le
messager de l’éther. La mailloche frappe la peau sur d’autres terres, en des
eaux profondes. Dans un dernier hurlement du fond des tripes,
l’inconscient, le savoir et la psyché amorcent leur union, et je bascule par la
porte du plexus solaire, diaphragme symbolique, sur d’autres horizons. Je
suis à la moitié du chemin. Derrière, après moi, chacun sur le cercle devra
passer. Je défriche aussi pour eux, et bien sûr pour moi. Je remonte vers le
cœur, vers Vénus et la beauté du monde. Je croise le cadavre d’un chien,
l’inhumanité de l’être.
Le rythme de la mailloche ralentit à presque s’arrêter, mais persiste,
doucement, dans un effleurement à peine percuté. La flamme vacille, mais
tient, minuscule, au lointain profond de la grotte. Et, sirène des grands
fonds, un chant émerge, doucement, au territoire de l’exil, d’une tendresse
extrême. Le chant d’une femme, Mâ Ananda Mayî, sainte de l’Inde. Quand
on lui demandait de préciser son appartenance religieuse, elle répondait :
« Tout ce que vous voudrez. » Le tambour s’est tu. Je chante, ou je suis
traversé par un chant, je ne sais pas… Un chant du cœur, de piété, de
dévotion. Que les cellules de mon corps vibrent aux larmes de joie, à la
pureté ! « Le véritable amour est un absolu don de soi à la volonté divine »,
disait Mâ Ananda. L’amour se lit sur son visage, dans son regard, ses poses,
ses mains. Le sacré émane d’elle, tel un souffle léger et envoûtant. Le
féminin émane d’elle, l’éternité émane d’elle. Pour toute formation scolaire,
elle alla à l’école primaire durant deux ans. Elle n’a jamais étudié les
Écritures sacrées. Aucune pratique spirituelle ne lui a jamais été enseignée.
Elle connaissait pourtant toutes les voies. Elle avait la connaissance du
cœur, celle qui ne s’apprend pas, qui se révèle. Ce chant du cœur m’amène
à la gorge, à Mercure, au Bouddha bleu. Il ne s’agit plus d’avaler des
couleuvres, d’endurer le silence, de bégayer. La couleuvre a desserré son
nœud coulant. La voix est portée, transportée. Il n’est plus de venin qui
vole, de poison dans le méandre des synapses du mental, le soleil frappe
entre les deux yeux, la lune à l’occiput. Je ne peux que joindre les mains et
m’agenouiller devant la beauté du monde. Que les larmes coulent encore,
encore et encore, cristal de roche ! Que les plumes de l’aigle soient, sa
couronne diamant et sa vision, envol vers les sommets, le grand tout, le un,
le samadhi ! Le rythme du tambour renaît et je passe la porte Sud. La voie
est ouverte. Il reste à chacun à faire son chemin quand il le voudra, quand il
sera prêt, porté par une énergie intérieure qui le poussera à…
Et chacun passe, écouté et soutenu par le groupe, par ses chants et
concerts instrumentaux improvisés, par quelques intrusions mesurées sur
l’échelle chakrique. Force est de constater que l’engagement s’avère vite
total dans ce rituel. Pour certains, un second passage s’impose, appelé des
vœux de l’intervenant, suggéré par le groupe ou initié par moi. La fluidité
préside. Un fil se déroule. La confiance est là, chacun se livre à sa mesure,
au plus loin, en moyenne approximativement pendant une trentaine de
minutes. Elles passent vite et d’un passage à l’autre, les consciences
montent d’un cran. Il est 20 h 30, la cloche de Dominique nous invite à
dîner et signe le mot fin. Le travail est terminé pour ce soir. Je m’inquiète
de cette interruption, pourtant inévitable. Six personnes ne sont pas encore
passées. Nous finirons demain matin. Mais saurons-nous retrouver l’élan
porteur qui n’a fait que croître durant toute l’après-midi ? J’ai quelques
inquiétudes.
Ma crainte était infondée. Samedi matin, l’appel au tambour et un
passage en ouverture de Baptiste nous replongent dans l’énergie de la veille.
Nous finissons dans une apothéose, où l’implication croissante de chacun
ne peut laisser indifférent.
Je ne raconterai ici que le passage de Marie. Vous vous souvenez de ce
qu’elle nous a dit : « À 10 ans j’ai arrêté de communiquer avec les autres…
J’ai découvert ma volonté de petite fille d’avoir mon père pour moi toute
seule… J’ai toujours été jalouse d’un petit garçon… Je suis triste d’être
isolée, seule dans le groupe. » Marie était pianiste professionnelle au
conservatoire. Voilà dix ans qu’elle ne joue plus. Lors du cercle de parole à
notre arrivée, voici ce qu’elle nous confiait : « Je n’ai plus d’espace
intérieur. Je n’avais pas envie de venir pour cette dernière étape, j’avais du
mal à laisser mes animaux… Pourtant chez moi je suis tout le temps en
colère, ce n’est jamais bien. C’est tendu avec mon ami. Ici je me sens
apaisée. C’est donc que la colère peut partir, c’est mystérieux… Le
confinement m’a déprimée, comme l’état du monde me déprime. J’ai
pourtant l’impression de connaître le moyen de nous en sortir. Mais
comment se faire entendre ? Se suicider ? S’immoler par le feu ? Je
comprends les gens qui s’immolent par le feu ! »
Marie s’interrogeait donc, comment trouver sa juste place, être écoutée,
reconnue et faire avancer le Schmilblick, comment trouver le père,
comment être son père intérieur. Son passage s’avère impressionnant par
son ancrage, l’occupation de l’espace, l’affirmation, le fait de s’assumer soi,
le placement de la voix, la puissance des cris, le registre des sentiments
exprimés. Tout le groupe vibre avec elle. Elle est une et nous faisons un
avec elle. La question de la place se dissout, seul existe une énergie. Sa
présence transcende les interrogations existentielles. La vie s’impose. Au
repas du soir, à son beau milieu, Marie nous proposera une chanson
bretonne. Elle nous emportera et nous la suivrons. De non-intégrée au
groupe, la voilà initiatrice, catalyseur, assise à mon côté au beau milieu de
la tablée, tout sourire, toute jeune, toute gaie, elle chantera :

« L’autre jour en m’y promenant


Le long de ces petits bois charmants
J’ai entendu la voix de ma maîtresse
Qui composait une chanson nouvelle. »

« Buvons un verre buvons-en deux


À la santé des amoureux. »

La voix de Marie est un cep de vigne, les marins en partance, la forêt de


Brocéliande, les retrouvailles après les longues absences, le cheval à la
charrue, et les amours de jeunesse, la jolie maîtresse, le bel amant, et la vie
ouverte comme un fruit à déguster, une fleur délicate à humer, le monde à
embrasser !
La réjouissance est au rendez-vous d’Anahata, simple, sans artifice,
enracinée ! À sa gloire, dimanche après-midi, Marie ouvrira notre
cérémonie de clôture par une improvisation au piano. Ses accords frappés
embrasseront la terre, du sommet d’un volcan rougeoyant au creux d’un
vallon secret et alangui. Ses envolées dessineront les galaxies et nous
chuchoteront les cieux. Entre les deux, nos cœurs palpiteront. Deux heures
plus tôt, lors de l’ultime cercle de parole, Marie parlait ainsi :
– Merci ! La fête, c’est super ! J’ai toujours la sensation de ne pas aller
assez profond, qu’il y a encore des territoires à explorer. L’ouverture du
cœur est délicate, légère, très légère, comme une fleur. Je n’ai pas osé partir
au bout du monde. L’évolution, c’est du cristal, de la joaillerie. J’ai failli ne
pas venir et, en Capricorne, rester confinée avec moi. J’ai souvent eu peur
de déranger l’autre, de donner prise à la jalousie… Dans l’enfance, jusqu’à
mes 17 ans, j’ai vécu la tyrannie du conservatoire. Dans ma vie
professionnelle, conditionnée par le résultat, soumise aux contraintes de la
perfection, je n’ai pas connu le plaisir de chanter, de jouer. Rencontrer cette
joie simple, partager, oser exister avec ses talents, c’est une révélation. Si je
n’exprime pas mon talent, qu’est-ce que je suis ? Les effets de ce cursus
sont toujours surprenants, à la fois puissants et presque impalpables. Je vais
essayer de ne pas oublier.
Au final Marie a montré et partagé ses talents. Dans sa singularité, elle a
su se faire apprécier de tous.
La fête du dernier samedi laisse la place à la joie ! La tenue de soirée,
exigée comme il se doit, a des critères très élastiques ! À table, Marie
chante sa chanson à boire ! À la fin du repas, Lili nous offre ses chansons
tendres, délicates et sensuelles. Plus tard, lors d’une pause de la sono,
Alexia et moi improvisons une variation blues lyrique. Tous à manger,
boire, partager, rigoler, parler, danser, regarder le soleil se coucher et le ciel
de Rimbaud, se regarder dans les yeux, se sourire, et rire ! Entre les bulles
de champagne, les chants, les danses et les rêveries sous la Voie lactée, alors
que le ciel de cette nuit est sublime, Raphaël vient me dire :
– Tu peux être fier du travail que tu nous as fait faire !
– Fier non, mais j’en suis très heureux, profondément heureux !
Raphaël insiste :
– Tu devrais en être fier ! Tu sais, j’ai grandi, j’ai fait mon tour de
France, j’ai remonté les Champs-Élysées, j’ai conquis mon maillot jaune !
J’ai appris à jeter beaucoup d’idées préconçues ! J’en suis fier ! Toi aussi, tu
devrais être fier !
– Je suis fier ! Mais je suis heureux, je suis surtout heureux…
Et je goûte ce bonheur-là.
Nous sommes en bas dans la grande salle, grange qui fait parfois office
de salle de spectacle avec ses rangées de strapontins qui pour l’occasion
sont poussés contre le mur. Clara et Raphaël font les DJ. Les musiques
invitent les corps au mouvement et aux ballets des partenaires. Baptiste,
Lynn et moi jouons sur un trapèze et une échelle de corde. Mélisey est un
repère d’artistes, comédiens, musiciens, hommes de cirque, plasticiens. On
trouve de tout à Mélisey, comme au BHV… OK, je fatigue, il est tard. Je
me dirige vers un canapé dans le fond de la salle, je m’y affale. J’ai les yeux
mi-clos. Et là, surprise ! Lynn me rejoint, s’assied, me prend la main et pose
sa tête sur mon épaule. L’instant est doux, inattendu. Il me semble un point
d’orgue à tout ce travail que j’ai mis en place, qu’elle a soutenu et que nous
avons, au bout du compte, bien mené. Nous avons rempli notre mission, et
nous goûtons ce juste repos. L’entreprise n’est pas sans danger, la
responsabilité est grande, la vigilance de mise. Maintenant le champagne
coule, la tendresse, la réjouissance !

Le chemin accompli
Le dernier cercle de parole me touche au plus profond. En septembre, je
voulais prendre le groupe à bras-le-corps et le guider jusqu’au bout, sans
laisser quelqu’un sur le chemin. Malgré le départ de Pierre, la mission est
globalement accomplie, et j’en suis heureux. Chacun s’exprime. C’est une
touche finale, une signature, parfois l’esquisse du lendemain.
Lili dont les mots étaient jadis si confus, Lili qui nous donna un tour de
chant hier soir après le repas – elle écrit et compose ses chansons –, Lili qui
partait et se perdait dans des va-et-vient, des digressions multiples, Lili
longtemps sous l’emprise de la weed, de colères dévastatrices, Lili, petite
fille abandonnée, ravageuse, peureuse, s’exprime ici clairement :
– Vous êtes tous une partie de moi. Nous avons touché une vraie
profondeur, dans un bel esprit. Je suis une partie de vous. Je me cache
beaucoup derrière la légèreté et la joie. Il y a une vraie profondeur en moi.
J’ai pu la contacter, sortir de l’autodestruction, cesser de me dire que les
autres étaient mieux que moi, me pardonner, m’autoriser. J’ai reconnu mon
besoin de contact, de contact physique. J’en sors peut-être moins
débordante, mais tellement plus canalisée !
Ce qu’elle dit du groupe est important. Au fil du cursus, le groupe
devient une personne à part entière, qui chemine, qui évolue, et dont chaque
membre vient éclairer une part de nous-même.
Suzanne témoigne. Je ne vous ai pas parlé d’elle. Elle m’a contacté
l’année précédente, très motivée par le cursus, mais, prise par son métier
d’actrice et de metteur en scène, elle ne pouvait alors le suivre dans son
intégralité. Elle a donc attendu et intégré cette cuvée. En dehors du théâtre,
elle a une seconde corde à son arc, elle pratique le shiatsu. Elle a donc une
approche du soin et de la place de soignante. Sa motivation et son
engagement ont été complets. Pourtant, de mon point de vue, pas de
fulgurance, le déclic n’a pas eu lieu. Elle posait tout de même un problème
de taille :
– Comment passer de l’ombre à la lumière, non pas d’un point de vue
égotique, mais pour cheminer vers ce pour quoi « je suis » ? Je cherche ma
façon d’être au Monde, pour aller le cœur plus ouvert.
Cette demande s’inscrivait bien dans les objectifs du cursus. Son flot de
vie fut marquant. Il prit le contour d’un soin sur les lignées paternelle et
maternelle. C’est en thérapeute que je suis intervenu, sans que le flot se
déroule à travers des scènes porteuses de sens et de prises de conscience. Je
percevais l’ombre et la souffrance qui entouraient Suzanne. Elles
m’oppressaient. Le sens n’émergeait pas. Nous n’avancions pas, nous étions
embourbés. L’atmosphère devenait insoutenable. Finalement, tel le Deus ex
machina, j’intervins directement. Je sortais là de la logique du flot, où le
patient est acteur de son soin. Cela ne me plaisait guère, mais je ne pus faire
autrement. Ayant repris mon costume de thérapeute, ma main tira une
nouure démarrant sur le rein droit, juste à l’endroit où Suzanne avait une
douleur persistante dans le dos. Celle-ci en bas à droite s’est alors calmée
de façon étonnante. Je tirais une sorte de glu morbide, sur toute la lignée
paternelle, au-delà du père et du grand-père, jusqu’à la septième génération.
Celle-ci était marquée pour les deux premières par la noirceur innommable
de l’holocauste. Histoire violente de secrets cachés. Et sur la lignée
maternelle, rein gauche, j’eus aussi à intervenir : la guerre d’Algérie avait
laissé des traces ainsi qu’une naissance illégitime. L’histoire paternelle et
maternelle racontait la souffrance de deux univers, de deux solitudes qui se
rencontrent, dont Suzanne est le fruit et qui sont toujours ensemble
cinquante-cinq ans plus tard. Physiquement ce flot de vie fut très éprouvant,
très intense pour moi en tant que praticien. Il apaisa Suzanne dans sa
relation à ses parents et à sa généalogie. Il ne libéra pas son fils de ses
souffrances psychiques. Le flot de vie de Suzanne ne fut pas à l’origine
d’un changement majeur, bouleversant, transcendant dans sa vie. Je
craignais qu’elle en fût frustrée.
– Pas le moins du monde, me dit-elle. J’avance. Je suis ici et
maintenant, mais lente… J’ai moins de colère, je suis plus sereine, je suis
plus apaisée. Je prends mon temps. L’inconscient fait parfois son œuvre, les
rêves, l’intuition. J’essaie d’être à l’écoute. Je dois apprendre à l’être plus
encore, et me faire confiance. Car quelque part je suis sans mémoire, sans
souvenirs, sans visions. Le travail en groupe m’est d’autant plus bénéfique :
chacun, chacune est une part de moi-même, et par là même une part de mes
problématiques. J’aime observer les avancées prodigieuses de certains. Bien
sûr, j’aimerais une transformation plus spectaculaire. Je sais que les clés
sont en moi… Ce n’est pas fini ! Je le sais bien ! Et ça fait toute la richesse
du processus, à l’infini ! En fait je cerne ma difficulté : passer à l’action.
Mon objectif est clair : agir !
Sur le rein, Suzanne a reçu plus tard un autre soin dont le thème était :
« Je ne suis pas digne de… » Tout cela prend sens. Aurais-je pu plus
l’aiguillonner ? Peut-être voit-elle plus ce travail à l’échelle d’une
psychanalyse que d’une thérapie chamanique, d’où le « Festina lente ».
« Nous avons éclairé l’ombre de mes lignées et de ce fait un peu libéré mon
âme. »
Caroline me fait sourire, au-delà du sérieux de ses propos :
– Je cherche à en finir avec la souffrance, avec ce corps douloureux
depuis mon cancer. La remontée de l’arbre chakrique ne fut
pas douloureuse, mais légère, dans la lumière. Une anecdote : l’autre matin
j’étais chez mon psy qui m’a dit : « Vous êtes tellement bien après vos
séminaires, mais qu’y faites-vous ? » J’ai parlé de deux ou trois choses et il
était bluffé. Je lui ai confié que je ne voulais cependant pas devenir addict et
il m’a rétorqué que ce n’était pas une addiction, vu que je n’en retirais que
du positif et pas d’effets secondaires… Pas tout à fait, ce matin ma voix est
cassée !!! C’était bon de danser hier soir ! Danser sur le café des délices…
Chez moi je prends le tambour, je chante, mal, mais ça me fait un bien fou !
Je chante Shalom, c’est meilleur en hébreu !
Amandine, noble guerrière jusque dans l’acte psychomagique qu’elle
posa devant nous tous pour exorciser l’inceste, nous remercie :
– Merci à tous ! Nous avons pu nous faire confiance ! J’ai pu nommer
l’inceste, tourner une page. Une grosse partie est maintenant derrière moi.
Un grand pas est fait et je suis contente de moi. La psychomagie a fait
bouger ma relation au père. Nous avons pu communiquer. Jusqu’à
l’impensable : je lui ai demandé de l’aide pour la confection de ma cuisine,
il a répondu positivement, l’a réalisée et m’en a fait cadeau. Je n’ai plus de
dégoût. Je mesure là le travail… Le travail continue. Avec la mère
maintenant…
Élisa confie qu’il est difficile pour elle de contacter le plaisir et la joie,
elle dont la mère est morte bien trop tôt et que le père oubliait à l’école, elle
qui ressent en son ventre la souffrance des femmes abusées :
– Ici je retrouve une structure familiale et humaine puissante, et je
contacte la joie de vivre.
Chacun dans son témoignage final déroule ce qui fut et reste important
pour lui, ce qui l’a aidé, soutenu. Mélodie sait qu’elle doit poursuivre le
travail entrepris. Il n’y a pas de place pour une histoire personnelle dans sa
vie. Un abîme, un précipice, un puits sans fond occupe son ventre, l’abus
qui semble ne pas lui appartenir, transgénérationnel peut-être. Il faut qu’elle
descende dans l’ombre :
– La joie et l’humanité seront ma corde de rappel. Je serai à Mélisey
l’an prochain.
Arielle s’est jointe à nous en cours de cursus, en tant qu’ancienne elle
est venue à la carte, revivre les séminaires importants pour elle :
– Le rituel que nous avons fait pendant ce séminaire, la remontée de
l’arbre chakrique, était vraiment formidable, autant à faire individuellement
qu’à vivre dans le groupe. C’était un voyage, chacun l’a fait, et nous
l’avons fait ensemble. La puissance de ce qui s’est passé, c’est l’Amour.
La sincérité de chacun émeut, tout comme le dépassement de la
souffrance. Manue nous remercie pour « ce voyage hors du temps, cette
parenthèse à digérer », dit-elle. Pour elle, le challenge est de faire un
quotidien de la parenthèse. Je le pense mais n’en dis rien. Elle se bat avec
ses démons. Elle n’a guère le choix, elle doit arrêter définitivement
l’alcool : plus un verre, plus une goutte. Arrêter l’alcool comme lien social
avec les potes et les potesses au bistrot. Je ne la crois pas encore
convaincue. Le combat ne fait que commencer. Puisse-t-elle au moins en
avoir pris conscience ! Elle a tellement de blessures à panser. De cœur à
cœur je lui offre en pensée les baumes les plus précieux, les plus subtils, les
plus aimants, les plus cicatrisants. Revenir l’an prochain serait une bonne
chose pour elle, mais cela ne semble pas à son programme. J’ai été
énormément touché par cette femme plantée comme un chêne et au cœur
tellement tendre. Je lui souhaite le meilleur, de tout cœur !
Tous, nous avons cheminé à la rencontre de l’ombre et de la lumière,
vers le cœur, à panser nos blessures, à rassembler notre âme. Nous nous
offrons une cérémonie d’adieu, en cercle, pour fêter la beauté du monde.
Elle commence au piano avec Marie. Elle prend une autre respiration avec
les chants du groupe. Elle s’envole avec la voix divine d’Alexia. Au centre,
nous avons réuni un parterre de roses. Que la beauté du monde nous
accompagne ! Que nous connaissions tous la paix véritable, l’harmonie
véritable, le véritable bonheur ! Que la paix, que la bonté, que le pardon
nous accompagnent ! Nous nous inclinons une dernière fois en guise de
remerciement à la vie, à nos guides, à chacun d’entre nous. Et Yallah !
Chacun repart sur le chemin ! Sur le chemin de la vie, dans son théâtre
hallucinant, nous chercherons la voie du cœur. Et nos plantes de pied, nos
paumes de main, notre regard, notre sourire vibreront finement, d’une
expansion légère. Au-delà de ces pas, nous atteindrons peut-être le
Samadhi !
Épilogue

Nous nous sommes quittés en juin 2019.


Le 3 avril 2021 : je reçois sur mon portable une photo de Manue avec
dans ses bras ses jumelles, nées huit jours plus tôt, à 23 h 12 et 23 h 17.
Mi-avril 2021 : j’ai Amandine au téléphone. Elle est libérée du passé.
« Je suis guérie. » Ses relations avec son père sont pacifiées. Ils se sont vus
plusieurs fois, sans que la moindre peur ne se manifeste. Elle me le répète :
– Je suis guérie d’une blessure transgénérationnelle. Elle ne concernait
pas que mon père, elle remontait loin sur la lignée des hommes. Une sorte
de malédiction… La culpabilité, la honte se sont envolées, et les relations
toxiques avec. Mon âme a retrouvé sa fraîcheur cristalline.
Pendant ce temps, Mélodie refait le cursus. Depuis l’été dernier, elle ne
craint plus les hommes. Elle en a rencontré un, pas juste un ami dont elle
serait encore une fois la meilleure copine, mais son amoureux. Ils sont
heureux, vivent ensemble. Ils ont envisagé d’avoir un enfant. Et à ce jour,
Mélodie est enceinte. Et de même Léonie.
Lili aussi refait le cursus. Pour elle, c’est plus difficile. En « boxeuse
amoureuse », elle esquive des coups. Elle en absorbe beaucoup. Mais elle
ne lâche pas. « Tomber ce n’est rien, puisqu’elle se relève, un sourire sur les
lèvres, un sourire sur les lèvres ».
Fin avril 2021 : Raphaël me raconte ce qui suit. Nous sommes en
février, deux mois plus tôt. Skis de randonnée aux pieds, Raphaël remonte
une pente neigeuse un peu plus raide pour sortir de la forêt. Il pousse un peu
plus fort sur les bâtons, accélère le rythme. Les peaux de phoque adhèrent
sans coller à la fine couche tombée dans la nuit. La sensation est fort
agréable, une douce caresse sur du velours. Les mélèzes sont chargés de
neige. Il quitte la forêt. Le paysage s’ouvre sur la vallée de la Clarée. Le
ciel est bleu azur. La crête des sommets l’appelle à poursuivre sa route. Plus
loin il aperçoit une croix sur un pic dont il ne connaît pas le nom. C’est là-
haut qu’il va, à la crête du Bois Noir. Il fait une pause. Il enlève son sac,
sort son thermos pour une tasse de thé. Tiens, quelqu’un arrive à vive allure
dans ses traces. Il n’y prête pas attention. L’homme se rapproche, s’apprête
à le doubler et là, surprise, c’est Pierre ! Ils tombent dans les bras l’un de
l’autre.
– Incroyable de se retrouver ici !
– Incroyable ! L’an dernier on partageait la même chambre à Mélisey !
Ils finissent l’ascension ensemble. Ils discutent au sommet. Raphaël
confie à Pierre :
– Tu as été très important pour moi pendant ce cursus, tant par ta
présence que ton absence. Tu m’as ouvert les yeux sur le fait que je pouvais
traverser ce cursus en exprimant ma foi en Dieu, ce que je n’aurais pas osé
faire. Ça m’a libéré. Du coup j’ai pu me donner à fond. Et j’ai tiré le gros
lot ! Et puis tu es parti. Tu avais une place particulière, un peu le mâle
référent. Je me cachais derrière toi. Quand tu es parti, j’ai été obligé de
m’affirmer et j’ai contacté ma place d’homme. Ça m’a fait grandir ! Je te
dois un grand merci tant pour ta présence que ton absence.
– Super ! Eh bien tu vois moi je suis parti car je ne savais plus très bien
qui était aux commandes dans ce travail, un coup Bouddha, un coup Amma,
un coup Dieu… Et pourquoi pas le diable ? Alors j’ai quitté le navire.
– Eh bien moi, je me suis dit que Dieu était partout !
Remerciements

En premier lieu, je remercie de tout cœur tous les participants à ce


cursus, depuis une dizaine d’années maintenant, tant pour leur implication
que pour leur confiance. C’est par et avec eux que j’ai confronté et enrichi
ma démarche thérapeutique. Je remercie plus particulièrement cette
promotion-ci, qui a accepté que je raconte dans ces pages notre aventure
individuelle et collective. Pour préserver l’anonymat de chacun, tous les
prénoms ont été modifiés.

Merci à ma compagne, Sarah, pour sa relecture minutieuse et exigeante.


J’ai parfois tempêté à ses critiques, elle a supporté mes sautes d’humeur !
Un bouquet de Pierre de Ronsard !

Un immense merci à mon éditrice, Caroline Rolland, qui, avec écoute,


patience, attention et rigueur, a canalisé mon énergie débordante, pour que
Les Blessures de l’âme voient le jour. Je l’avoue, j’ai parfois aussi tempêté,
mais là je me suis fait plus discret ! Encore merci !

Merci à Odile Jacob, qui a tenu à ce que ce livre soit et me fait


l’honneur d’être publié une troisième fois dans sa maison.

Et enfin merci à tous ceux de Mélisey : à nos hôtes Dominique et Henri,


et au soutien précieux de Victoria, Géraldine, Martine, Anne, Fanny, Basile,
Alexandra !
DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB

La Fureur de guérir, 2014.


L’Énergie, l’émotion, la pensée au bout des doigts. Au-delà de l’ostéopathie, 2010.
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TABLE
Introduction

Guide pratique pour les non-initiés

Itinéraire
Le matériel utilisé

Niveau et expérience requise

Enfant d'Andrew Taylor Still

Aux fondements de l'ostéopathie


Le génie de Still

L'énergie, le mystère du vivant

Soigner en état de méditation

Chapitre I - Invitation à rejoindre le groupe, sur le cercle


Nedjma

Une peur inscrite dans le corps

Maçyl Massen, le chemin initiatique

Se rencontrer soi, rencontrer l'autre

Chapitre II - Premières rencontres


S'enraciner

Ancrer le corps

Lynn

Apaiser les morts, permettre le deuil


Rêve éveillé, la dame du lac

La catharsis de Raphaël

Les outils sur le chemin

Rencontre avec l'autre par l'énergie

Chapitre III - Passer à l'action et rêver


Traiter l'énergie du foie

Réveiller le corps et le senti

Comment les énergies animales révèlent quelque chose de nous-même

La technique du flux relationnel pour dénouer l'information cristallisée

Pierre, ou le besoin d'être reconnu

Morgan et la recherche du père

Quand la parole se libère


Chapitre IV - Accueillir : la douceur, la tendresse, le « oui »

Sur le chemin de l'inconscient

Le retour à la mère

Revivre la relation pour la transformer

Dans le groupe, effet miroir

Ostéopathie crânio-sacrée : jusqu'à la vie intra-utérine

Par le rêve éveillé, un accès à la mère symbolique

Guérir de ses souffrances, c'est changer de regard


Révolution intérieure et cheminement

Chapitre V - Accepter plus grand que soi : le « non »


Faire avec… le père

Le père, Saturne et l'autorité : le « non »


Rencontres avec le père
Amandine règle ses comptes

Le flot de vie : matérialiser le théâtre de nos vies et le réorienter


Lili en finit avec l'esquive et affronte son passé

Les problématiques autour du père


Libérer une âme pour se libérer soi ?
Le souffle comme dialogue intérieur
Chapitre VI - Rencontrer l'énergie vitale, appréhender le passé lointain

Quand les synchronicités attisent le travail


L'arbre généalogique

Reconstruire les lignées familiales


Accéder à l'inconscient via le rêve éveillé

Soigner les blessures du passé

Traiter les nœuds émotionnels


Chapitre VII - Vers un autre soi

Quand le dénuement méditatif reconnecte à l'essence


Guérir demande de s'engager

Un rêve éveillé au royaume des centaures

Se libérer du passé par l'acte psychomagique

Le flot de vie : l'énergie relationnelle en mouvement


« Dis-moi quelle est ta blessure »
Reconnaître le chemin parcouru

Chapitre VIII - Prélude à l'ouverture du cœur

L'ouverture du cœur

Le travail des mains dans le soin ostéopathique


Chapitre IX - Le cœur et la beauté du monde

Soigner la relation mère-enfant


La force du collectif dans le soin

Voyage en soi, du corps à l'âme

Contacter sa force intérieure


Le chemin accompli

Épilogue

Remerciements
Du même auteur chez Odile Jacob

Pour en savoir plus


1. Passage délicat d’une voie en escalade.
2. Andrew Taylor Still, Le Fondateur de l’ostéopathie. Autobiographie, trad. fr. Pierre Tricot,
Vannes, Éditions Sully, 2008 (3e édition).
1. Publié aux éditions Odile Jacob en 2014.
2. Publié aux éditions Odile Jacob en 2010.
3. Chaque année, un nouveau groupe se constitue. L’aventure démarre en septembre, en
Bourgogne aux Champs Mélisey.
4. Carlos Castaneda, L’Herbe du diable et la petite fumée, trad. fr. Michel Doury, Paris, 10/18,
1977.
1. La Fureur de guérir, Odile Jacob, 2014.
1. Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la vie t’appelle, Paris, Odile Jacob, 2012.
1. Dolor y Gloria (Douleur et gloire), film de Pedro Almodóvar, 2019.
2. Paroliers : Antonio Quintero Ramirez, Manuel Lopez Quiroga, Rafael de Leon Arias.
3. Pour Sama, documentaire réalisé par Waad al-Kateab et Edward Watts, 2019.
1. Premiers mots d’une invocation en grec (« Christ, prends pitié ») qui inaugure la messe
latine. D’après Larousse.

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