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La divination dans la Sierra Mixe (Mexique) comme

forme d’action sur le monde


Perig Pitrou

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Perig Pitrou. La divination dans la Sierra Mixe (Mexique) comme forme d’action sur le monde.
Deviner pour agir, J.-L. Lambert et G. Olivier (éds), EPHE, 2012. �hal-03128292�

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LA DIVINATION

Perig Pitrou

La divination dans la Sierra Mixe (Mexique) comme


forme d’action sur le monde

L’étude de la divination s’est souvent concentrée sur l’examen


des techniques (oniromancie, géomancie, calendrier rituel, etc.), des
codes symboliques ou des opérations cognitives mobilisées par des
spécialistes pour découvrir certaines informations cachées réputées
pouvoir mieux guider l’action humaine dans des contextes agricoles,
thérapeutiques ou politiques. Dans un article établissant une typologie
des procédés divinatoires, Barbara Tedlock (2001) explique de façon
convaincante comment les séances de divination conjuguent en général
des procédés intuitifs tels que des visions, avec des raisonnements
inductifs et interprétatifs réalisés à partir de l’observation de divers
supports matériels. C’est donc le plus souvent à partir d’une méthode
synthétique que les spécialistes qui pratiquent la divination expriment
dans des énoncés un « savoir pratique » susceptible d’éclairer ceux
qui viennent les consulter. La dimension dialogique des séances de
divination explique qu’elles ont également été abordées dans une
perspective ethnométhodologique ou pragmatique. À partir de
matériaux ethnographiques provenant d’Afrique ou de Mésoamérique
divers auteurs se sont ainsi interrogés sur les interactions par lesquelles
un spécialiste construit un savoir partagé avec ceux qui lui demandent
de l’aide (Zeitlyn 1990, 1993, Hanks 1984, Jansen 2009, Graw 2009).
Dans ce cadre, l’acte divinatoire réside moins dans l’adéquation entre

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PERIG PITROU

des assertions et des événements cachés que dans la construction


progressive d’un savoir jugé valide pour guider la mise en œuvre d’une
action rituelle.
L’intention du présent article est précisément de s’interroger sur
les liens qui existent entre ce type de savoir et l’action rituelle, en
analysant des pratiques divinatoires observées dans la Sierra Mixe de
l’État de Oaxaca au Mexique. Plutôt que d’envisager la consultation
comme une séquence préalable à une action ultérieure, je voudrais
montrer comment l’acte de connaissance rendu possible par la
divination est également producteur d’e ets, plus ou moins immédiats,
que le spécialiste réalise pour le béné ce de ceux qui le consultent.
S’il est courant d’a rmer que l’on consulte un devin pour que, dans
une situation d’incertitude, il prescrive ce qu’il faut faire, on peut
aussi considérer que la fonction d’une séance divinatoire est de faire
agir, de diverses manières, un être à qui l’on reconnaît une autorité.
N’existe-t-il pas en e et, à côté des e ets produits par l’énonciation
d’un savoir tenu pour vrai, d’autres modalités d’action sur le monde
qui caractérisent l’intervention d’un spécialiste ? Pour aborder cette
question, je m’appuierai sur des observations faites lors d’une enquête
ethnographique de deux ans réalisée entre mai 2005 et mai 2009 dans
des villages d’Indiens mixes situés dans la zone montagneuse de la
Sierra Norte de Oaxaca : Tlahuitoltepec, Tamazulapan et Totontepec1.
Bien que dans ces communautés le mouvement de modernisation
soit accéléré, la plupart des habitants consultent régulièrement des
spécialistes rituels qui, par le biais de pratiques divinatoires, apportent
leur aide pour traiter l’infortune ou obtenir la prospérité. Malgré
la di érence des procédés employés, il semble possible de repérer
un modèle susceptible d’expliquer pourquoi l’acte de connaissance
divinatoire est toujours indissociable d’une action, directe ou indirecte,
sur le monde.

1 Pour obtenir des données ethnographiques générales sur les Mixes, on peut consulter
Pitrou (2010) ou Torres (2003).

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LA DIVINATION

L’acte divinatoire thérapeutique : une action directe sur le


corps

Je commencerai par analyser dans le détail un acte divinatoire réalisé


par un médecin traditionnel lors d’une puri cation, car il o re un bon
exemple de la connexion existant entre un acte de connaissance diagnos-
tique et une intervention réparatrice sur le corps d’un patient. Lors de
mon séjour dans la Mixe Alta, il m’a été donné de vivre durant de courtes
périodes chez un homme d’une soixantaine d’années à qui les habitants
de la région venaient demander de l’aide pour traiter certaines maladies
ou des situations d’infortune. Ma présence dans la maison de cet homme,
que j’appellerai par souci de discrétion Pablo, m’a permis d’assister à de
nombreuses consultations qui se déroulent selon un enchaînement
relativement stéréotypé. Après qu’une personne a commencé à expli-
quer les raisons de sa visite – une douleur, des rêves inquiétants, des
disputes, une préoccupation – Pablo, selon les cas, procède à un tirage de
grains de maïs et/ou réalise une puri cation (limpia) avec un œuf. Je vais
tout d’abord examiner ce deuxième type d’intervention pour démontrer
qu’il donne lieu à un acte divinatoire polyvalent.
Avant de procéder à la puri cation, Pablo commence par faire asseoir
le patient sur un banc situé près de l’entrée de sa maison et devise avec
lui. Lors de cet échange de paroles à la tonalité très ordinaire au départ,
il ne se départit jamais d’une forme d’assurance tranquille et souriante.
Il donne ainsi toujours l’impression de ne jamais être surpris par ce
qu’on lui raconte, comme s’il avait déjà une idée ou un pressentiment
du problème qu’on vient lui soumettre. À mesure que le patient avance
dans l’exposé de sa préoccupation (jotmay), Pablo change progressive-
ment d’attitude. Alors qu’il était souriant et détendu, son visage prend
un air plus concentré, soit parce qu’il regarde xement son interlocu-
teur dans les yeux, soit parce qu’il se met à ré échir. Quels que soient
les problèmes évoqués, s’il est fait mention d’une sou rance corporelle,
Pablo demande en général à son patient de se lever pour qu’il procède à
une puri cation de son corps avec un œuf. Comme cela se fait dans de
nombreuses régions du Mexique, il prend l’œuf dans le creux de sa main
et l’applique avec une certaine fermeté sur le corps de celui qui, pendant
ce temps-là, demeure immobile, parfois les yeux fermés. L’œuf passe
ainsi sur le haut du crâne en faisant des mouvements circulaires avant
de redescendre sur toutes les faces de la tête, du tronc, des bras et des

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PERIG PITROU

jambes dans des mouvements rectilignes dirigés vers le bas. Tandis que
le patient demeure silencieux, Pablo, sur un ton déclamatoire, s’adresse
en espagnol au Christ et à Anikats, une entité non humaine associée à la
montagne qui surplombe le village. Il leur demande de l’aider à expulser
la maladie de l’enveloppe corporelle du patient. Lors de cet acte curatif,
Pablo considère qu’il ne joue qu’un rôle de lieutenant au service de ces
puissances supérieures.
Lorsque tout le corps a été traité, Pablo casse l’œuf dans un verre
rempli d’eau-de-vie posé sur le sol. Il le prend alors en main et, en
s’approchant de l’embrasure de la porte pour sortir de l’obscurité de la
pièce, il inspecte l’intérieur de la coquille et les formes produites par
le mélange entre l’alcool, le blanc et le jaune de l’œuf2. Après quelques
instants de ré exion durant lesquels il garde le silence, il commence à
faire participer à l’observation le patient, sa famille ou les autres malades
qui attendent parfois dans la pièce. Par de courtes questions, il demande
par exemple au patient s’il a vu (ou rêvé de) certaines personnes, certains
animaux ou certains endroits. De telles interrogations visent moins à
s’informer qu’à réintégrer dans une interaction celui qui est resté inerte
pendant plusieurs minutes. Pablo a en e et déjà une idée de ce qu’il va
dire et il s’empresse d’ailleurs d’indiquer diverses formes présentes dans
le verre en demandant à son auditoire de les identi er en même temps
que lui. Par ce biais, la participation du patient s’accroît à nouveau. Après
s’être focalisé sur ses sensations internes, parfois en fermant les yeux et
en éliminant les stimuli visuels, le patient tourne les yeux en direction
du verre maintenu en hauteur, faisant converger son regard vers un objet
censé rendre manifestes les réponses aux taraudantes interrogations qui
ont justi é la consultation. Cette perception commune semble être une
des conditions pour que les énoncés du médecin traditionnel deviennent
un savoir partagé. Pour Pablo, l’enjeu de l’interaction est, à ce moment-
là, de s’appuyer sur l’observation d’un phénomène visible pour exposer
les di érentes informations qu’il a obtenues, soit par le biais de visions
mentales, soit par la voie de la déduction. Trois logiques herméneutiques
complémentaires sont alors à l’œuvre.
Tout d’abord, Pablo déclare de façon assez péremptoire la nature
du mal qui fait sou rir le patient, en a rmant par exemple qu’il est

2 Sur l’usage des substances corporelles animales comme support de la divination, voir
Collins (2008).

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LA DIVINATION

victime du « mauvais œil » (mal de ojo). Dans un tel cas, il joint le geste
à la parole et pointe du doigt, dans l’intérieur de la coquille ou dans
le contenu du verre, des formes sphériques qui renvoient aux yeux de
ceux qui sont réputés avoir provoqué la sou rance par un regard trop
puissant. De même, lorsqu’il explique que l’envie (envidia) de certaines
personnes est la cause de la sou rance, Pablo con rme son diagnostic
en montrant des laments blancs qui évoquent le maillage d’un let
maintenant un malade prisonnier.
Le diagnostic est en général rapidement complété par de courtes
narrations étiologiques qui s’appuient sur le repérage d’autres formes
dans le verre. Une forme qui ressemble à un motocycliste sur son véhicule
peut ainsi faire embrayer sur un court récit durant lequel Pablo raconte
comment le mauvais œil a été provoqué lors de la rencontre furtive d’une
personne portant un casque et des lunettes et roulant sur une moto.
La contemplation du verre se conclut en n par le repérage de taches
noires ou grisâtres envisagées comme autant d’agents pathogènes que la
puri cation a extraits du corps. Alors qu’au début de l’opération Pablo a
pris soin de montrer que le verre était propre, ces impuretés sont inter-
prétées comme les preuves de l’e cacité de l’action réparatrice qui vient
d’être réalisée, tout comme les objets que certains chamanes sortent de
leur bouche après une succion curative (Lévi-Strauss 1949). En observant
les formes objectivées du mal, le malade est amené à prendre acte de la
réussite de l’extériorisation produite par la manipulation sur son corps.
Par conséquent, lors de cette séquence, la production du savoir est
loin d’être uniforme, et le même support visuel fait l’objet d’une saisie
analytique qui condense deux processus opposés – l’un évoqué par la
parole (la pathogenèse), l’autre produit par le traitement du corps (la
puri cation).
Bien qu’il soit courant d’envisager l’acte divinatoire comme le
dévoilement d’une vérité cachée, on constate qu’il joue également ici
un rôle dans l’instauration d’un régime spéci que à l’intérieur duquel
doit se déployer l’intervention du spécialiste qui sera évaluée selon des
critères de vérité propres. C’est la raison pour laquelle Pablo e ectue
systématiquement une deuxième, voire une troisième puri cation. À la
di érence de la première séquence, le patient cesse d’être totalement
immobile. Alors que le discours qui accompagne la première puri cation
exhorte, avec des accents un peu dramatiques, des puissances non
humaines à agir sur une personne placée dans une position d’objet,

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PERIG PITROU

l’atmosphère devient ici nettement plus détendue. Pablo e ectue les


mêmes gestes avec l’œuf dans sa main mais, cette fois-ci, il stimule par
des questions et des plaisanteries le patient qui répond et sourit tandis
que son corps semble retrouver la souplesse et l’animation qui faisaient
défaut quelques minutes auparavant. Tout se passe comme si la deuxième
puri cation n’était qu’une simple formalité. L’examen de l’œuf plongé dans
un verre d’eau-de-vie ne se justi e en e et que par le souci de con rmer
la réussite de la première puri cation. Bien que la réitération o re en
certaines occasions un complément d’information concernant la genèse
du mal, l’intention de Pablo est surtout de constater, et de faire constater,
l’absence d’impuretés ou de taches sombres dans le verre qu’il a lavé dans
l’intervalle. L’observation commune du caractère immaculé du mélange
conduit alors à inférer la réussite de l’opération précédente et, si tel n’est
pas le cas, il est possible de procéder à d’autres puri cations.
D’une façon extrêmement économique, des gestes similaires donnent
accès à une forme de visibilité qui remplit une double fonction, à la fois
diagnostique et thérapeutique. Dans les deux cas, la divination o re
des informations qui demeureraient, sans l’intervention du spécialiste,
soustraites au regard de celui qui sou re. Toutefois, les événements à
propos desquels de telles informations apparaissent sont de nature
di érente. D’un côté, il s’agit de mieux connaître les causes du mal, de
l’autre, d’évaluer l’action du spécialiste. Indépendamment de sa fonction
gnoséologique, l’acte divinatoire semble n’avoir de sens que dans la
mesure où il rend précisément possible l’intervention e ective de celui
qui établit un savoir tenu pour vrai. Cela ne signi e pas simplement que
la divulgation de cette vérité modi e une situation donnée, ce qui est
obvie, mais bien que la procédure par laquelle un spécialiste accède à
ce savoir spéci que le fait également devenir l’agent d’une intervention
réparatrice. L’observation détaillée de telles pratiques suggère donc que,
loin de se résoudre à une action unitaire, la séance de puri cation avec un
œuf implique le déroulement de trois séquences complémentaires, plus
ou moins concomitantes, que l’on peut schématiser de la façon suivante.

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LA DIVINATION

La lecture du maïs : une action à distance par la pensée

Lors d’une purification avec un œuf, la participation active du


spécialiste est patente. Il arrive cependant qu’une telle intervention soit
moins évidente à déceler, ce qui conduit parfois à envisager la divination
uniquement comme une consultation disjointe des actions que devraient
réaliser ceux qui demandent conseil. Pourtant, lorsqu’on examine dans le
détail d’autres procédés divinatoires, par exemple réalisés avec le tirage
de grains de maïs, il est possible de repérer les mêmes séquences mises
au jour dans l’exemple précédent. On possède de multiples témoignages
ethnohistoriques et ethnographiques (Tedlock 1992, Boone 2007) de la
pratique mésoaméricaine consistant à jeter sur une surface plane – qui
peut être une natte, un tissu, une photographie représentant la Vierge –
un certain nombre de grains de maïs, de graines de haricots ou de petits
cailloux a n d’interpréter leur disposition. Dans les cas qu’il m’a été
donné d’observer, l’interprétation du spécialiste ne semble pas reposer,
comme c’est le cas dans la géomancie, sur des répertoires de formes
préexistantes ou de calculs mathématiques (Chemillier et alii 2007). Tout
comme les formes prises par l’œuf dans le verre d’eau-de-vie, les éléments
disposés sous le regard sont le support d’une visualisation mentale que
Pablo réalise lors de la ré exion silencieuse qui accompagne le tirage.
Après cela, il pose de courtes questions concernant ce que la personne a
vu ou rêvé pour compléter les informations dont il dispose déjà.
À l’issue de cette triple enquête portant sur les formes des grains,
sur les visions mentales et sur les renseignements donnés par son
interlocuteur, Pablo se prononce en n. Cela prend à nouveau la forme
d’une perception commune puisque les personnes présentes sont
invitées à regarder la disposition des éléments en même temps qu’ils
reçoivent la clé de leur signi cation. Plusieurs codes herméneutiques
sont alors employés. Comme dans l’observation des étoiles, plusieurs
éléments peuvent être mis en relation – en imaginant des lignes les
reliant – du fait d’une ressemblance avec des formes stylisées et Pablo
indique la présence d’une maison, d’un animal, d’une personne, etc.
Parallèlement à cela, des grains ou cailloux sont traités comme des
individus auxquels sont attribuées une identité et des intentions. La
face sur laquelle tombe un grain ou l’emplacement d’un caillou dans
certaines con gurations peuvent, quant à eux, être conçus comme des
signes fastes ou néfastes.

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PERIG PITROU

Il ne saurait être question de répertorier ici la pluralité des formes pro-


duites par les jets et surtout des codes de lecture sur lesquels un spécia-
liste s’appuie pour élaborer le savoir qu’il transmet à celui qui le consulte3.
Pour mon propos, il est important de souligner qu’ici le diagnostic porte
moins directement sur un symptôme corporel que sur une situation
effective ou potentielle de con it. Venant parfois en complément d’un
acte thérapeutique, cet acte divinatoire repose sur la capacité du spécia-
liste à visualiser des événements, passés ou futurs, liés à des intentions
malveillantes qu’il révèle a n qu’une réponse appropriée soit apportée.
Ainsi, le tirage du maïs peut faire connaître l’identité de ceux qui ont
tendu un piège, envoyé un sort ou qui s’apprêtent à le faire. En première
analyse, la divination est dans ce cas-là un moyen d’obtenir des informa-
tions stratégiques grâce à la capacité du spécialiste à voir « le proche et le
lointain », pour reprendre une expression du célèbre récit mythologique
maya, le Popol Vuh. En somme, il est capable de se libérer des obstacles
spatio-temporels qui limitent d’ordinaire la perception humaine.
Toutefois, il serait erroné de réduire la divination à cette seule
fonction de dévoilement. Tout comme lors de la puri cation avec l’œuf,
il est remarquable que les tirages de maïs sont réitérés deux ou trois fois,
voire même, en certaines occasions, une dizaine de fois. La répétition
vise alors principalement à améliorer la connaissance d’une situation,
comme l’atteste le fait que les questions posées par le spécialiste
évoluent au l des tirages et prennent en compte les informations
obtenues au préalable. Dans le même temps, la réitération se justi e
par des motivations similaires à celles qui conduisent à dupliquer la
puri cation avec un œuf. Alors que je lui demande pour quelle raison
il procède à un retirage des grains de maïs, Pablo m’explique que le
premier tirage fait plus que favoriser une visualisation mentale : il
sert à agir à distance sur cette situation. La visualisation mentale à
laquelle Pablo, comme tant d’autres spécialistes, accède est en e et
conçue comme une forme de présence, potentiellement active, capable
de modi er le spectacle contemplé. Ainsi, à chaque fois que je devais
reprendre le bus pour repartir de chez lui, Pablo me décrivait comment
sa pensée visualisait, par anticipation, le parcours que j’allais e ectuer.
Son intention n’était pas seulement de voir ce qui pouvait arriver, mais

3 On peut se référer à Graw (2009) pour trouver une bonne description des di érents codes
herméneutiques utilisés dans la divination cowrie en Gambie et au Sénégal.

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LA DIVINATION

bien d’être présent pour intervenir et empêcher d’éventuels accidents


qui auraient pu me blesser. Dans le cadre d’une telle théorie des états
psychiques, Pablo considère qu’en focalisant son attention sur des
visions mentales, il occupe pleinement une perspective dans le monde
à partir de laquelle une action à distance peut se déployer. Et, dans ce
cadre, une des fonctions des retirages des grains de maïs est de véri er
l’e cacité de l’action mentale réalisée à l’occasion du premier jet.
On retrouve donc un enchaînement similaire à celui de la double
puri cation. Certes, l’action du spécialiste ne s’exerce pas directement
sur le corps d’un malade, mais elle émane d’un pouvoir psychique censé
produire des e ets à distance sur des événements du monde. Ici encore,
la séance de divination se compose à la fois d’un acte de connaissance,
d’une action réparatrice et d’un moment de véri cation. Les exemples
précédents suggèrent qu’il est pertinent d’envisager la divination comme
un acte inaugural à l’occasion duquel celui qui consulte se dessaisit de son
intentionnalité et de son pouvoir d’action au pro t d’un spécialiste en lui
demandant non simplement de donner des conseils mais bien d’intervenir
directement pour résoudre un problème.

La prescription comme une délégation de l’agentivité


réalisée par le spécialiste rituel

Une telle hypothèse trouve des éléments de con rmation dans le rôle
fondamental que jouent les prescriptions rituelles souvent associées aux
pratiques divinatoires dans la Mixe Alta. À côté des actions directes sur
le corps ou sur le monde par l’intermédiaire de la pensée, la prescription
représente une troisième forme d’action – éventuellement associée aux
deux autres – grâce à laquelle un spécialiste peut résoudre un problème.
Le tirage du maïs e ectué par les spécialistes se termine en général par
l’énonciation de prescriptions extrêmement précises auxquelles doivent
obéir ceux qui leur rendent visite. Ainsi, dans le village de Tlahuitoltepec,
les spécialistes ont coutume de prescrire des parcours rituels qui impliquent
les séquences suivantes : une prière dans l’église, des dépôts cérémoniels
accompagnés de sacri ces de volailles dans l’espace domestique et au
sommet de la montagne, puis des repas consommés dans l’espace
domestique. Les stipulations concernant la séquence centrale des dépôts
cérémoniels peuvent prendre la forme suivante :

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PERIG PITROU

Une des caractéristiques les plus frappantes de ce genre de


prescription réside dans le rôle central de la numération. On parle
d’ailleurs souvent d’« o randes comptées » pour désigner les dépôts
cérémoniels réalisés conformément à ces instructions numériques
(Dehouve 2001). L’omniprésence de la numération a eu cependant
parfois tendance à occulter le fait que la prescription vise avant tout à
organiser la réunion ordonnée d’actions, en particulier de manipulations
de matières, que doivent réaliser les participants à un parcours. Par
exemple, le comptage des poignées de poudre de maïs ne peut être
dissocié, si ce n’est abstraitement, d’une action consistant à verser la
poudre depuis une position de surplomb. La même remarque vaut pour
les roulés de pâtes de maïs (xaxty) réalisés en grande quantité et sur
lesquels le sang sacri ciel est répandu : leur comptage est concomitant
avec le modelage et l’assemblage4. Les opérations sur la matière sont
parfois énoncées de façon explicite quand le spécialiste demande de
« jeter » de la farine, de « brûler », de « sacri er », de « tenir » un animal
pendant qu’une autre personne « coupe », etc. Dans d’autres cas, les
actions à accomplir sont implicites : « 14 bougies rouges » signi ant
qu’il faut en « allumer » 14. En tout état de cause, on peut a rmer que

4 Pour plus de détails concernant la réalisation de ces dépôts cérémoniels, voir Pitrou (2010).

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LA DIVINATION

la prescription ne vise pas seulement à xer des quantités, comme on le


croit souvent, mais à réunir une pluralité d’actions.
Cela peut s’entendre également en un sens plus social puisque,
indépendamment des actions matérielles, la prescription détermine le lieu
et le moment de l’e ectuation de chaque séquence. Les participants savent
ainsi qu’ils doivent aller – pour prendre un exemple – faire une prière
dans l’église le jeudi avant d’e ectuer les sacri ces le samedi et organiser
les repas le dimanche. La xation des espaces-temps instaure donc de
multiples relations que les participants établissent avec divers partenaires,
humains comme non humains. Le bon enchaînement d’actions telles que
donner, demander une autorisation, un pardon, un service, partager,
rendre visite, inviter, etc., apparaît alors comme une condition nécessaire
à la réussite de l’entreprise rituelle. En somme, la prescription d’un
spécialiste confère autant d’importance à l’enchaînement diachronique de
relations socialement déterminées qu’à la réunion synchronisée d’actions
matérielles réalisées pendant les dépôts cérémoniels.
Une approche super cielle pourrait conduire à envisager la prescrip-
tion et son application comme deux moments distincts. En vérité, dans
les catégories linguistiques mixes et dans la logique rituelle, ces deux
séquences se révèlent nettement plus intriquées. On réfère aux actions
rituelles réalisées par les participants avec le substantif tunk, qui est la
forme substantivée du verbe tunïn « travailler », « faire », « être actif ». La
particularité de cette action est d’être conçue comme le prolongement de
celle initiée par le spécialiste rituel par l’intermédiaire de sa prescription.
Le verbe patunïn « obéir », employé quant à lui pour désigner la réa-
lisation d’une action prescrite, souligne d’ailleurs bien cette continuité,
puisque littéralement on peut le traduire par : « continuer à faire [ce
qui a commencé à être fait] ». Il est donc légitime de considérer la pres-
cription comme la première action réalisée lors d’un parcours, dans un
sens qui n’est pas seulement chronologique. Par le biais de la délégation
de l’agentivité produite par sa prescription, le spécialiste est en réalité
le véritable auteur de l’action rituelle tandis que celui qui le consulte
n’est qu’un exécutant. Cela explique pourquoi, même s’il est absent lors
d’un dépôt cérémoniel, les participants ne cessent de faire référence à lui
comme à une source d’autorité à laquelle ils déclarent obéir. Par exemple,
alors que l’équipe municipale s’apprête à faire un dépôt et un sacri ce
dans la mairie à l’occasion d’un rite d’intronisation, un de ses membres
déclare en s’adressant à « la maison » et à « Celui qui fait vivre » :

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PERIG PITROU

yääj ja jëën ja tëjk ici [dans] le foyer, [dans] la maison


(= dans la mairie)
yä’ät ja joon yä’ät ja tutk celui-ci l’oiseau, celle-ci la volaille
sääj ja jää’y tëëj comme la personne (= le spécialiste
rituel) déjà
x’anë’myïntï x’akejypyïntï elle nous l’a conseillé, elle nous a
envoyés le faire
ïjyxyäm maintenant
npatuu’nyïntïp nous allons continuer à faire [ce qui
a été dit] (= nous allons sacri er une
volaille selon les prescriptions du
spécialiste rituel)

Par ces énoncés s’établit une connexion entre di érents niveaux tem-
porels qui légitime l’action rituelle réalisée par les participants. D’une
part, l’énonciateur fait référence à l’acte de parole e ectué en amont
par le spécialiste ; d’autre part, il déclare appliquer le conseil reçu et, en
quelque sorte, parachever le mouvement initié lors de la consultation.
Ce faisant, se manifeste la volonté de se déclarer obéissant au moment
de faire le sacri ce, ce qui concerne également le respect des traditions
initiées par les ancêtres. Par exemple, alors qu’il fait une libation au
sommet de la montagne après un sacri ce, un homme peut faire réfé-
rence à la coutume des dépôts cérémoniels dans les termes suivants :

ïjyxyäm nmëë’yïntï maintenant nous lui donnons


ïjyxyäm nkejyxyïntï maintenant nous lui semons
(= le posons)
yä’ät ja wyïntsë’ëjk’ii’ny son « récipient du respect » (= le dépôt
cérémoniel)
miti yä’ät costumbre’äjtp avec lequel se fait la costumbre
(= la coutume)
miti ja majää’tyëjk celle que les ancêtres
ojts tyïktäntï nous laissèrent (= les anciens nous ont
légué la tradition de rendre respect en
faisant des dépôts)
ja äptëjk ja teetytyëjk le grand-père, le père (= les ancêtres)
miti ojts tyïktäntï cette [tradition] qu’ils nous laissèrent
ja äptëjk ja teetytyëjk le grand-père, le père

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LA DIVINATION

miti ojts jatë’n tnatstunïtï ce qu’ils rent ainsi les


premiers [en donnant l’exemple]
ïjyxyämts atëm maintenant nous
npatuu’nyïntï nous continuons à le faire
(= nous les imitons, obéissons à la
tradition)

La présence de ce genre d’énoncés dans un discours rituel illustre


parfaitement ce que Maurice Bloch (2004) a établi concernant le rôle
fondamental des actes de déférence dans la ritualité. Un des problèmes
généraux posés par l’action rituelle est que ceux qui la réalisent n’en
connaissent pas toujours la signi cation. En déclarant obéir à une source
d’autorité telle que la tradition, un dieu ou les ancêtres, les participants à
un rite redonnent une certaine intelligibilité à l’entreprise dans laquelle
ils sont engagés. S’ils ne savent pas bien quelle est la signi cation de leur
action, à tout le moins attribuent-ils à d’autres êtres, en l’occurrence le
spécialiste, la possibilité d’accéder à un tel savoir. En l’occurrence, le
spécialiste est précisément réputé posséder ce savoir comme cela peut
être déclaré lors d’un repas rituel partagé à l’issue d’un sacri ce :

tëëj ntapääjytyïntï nous l’avons rencontrée avec [le dépôt]


tëëj nta’ijyxïntï nous l’avons vue
ja tun’ääw ja kojpk’ääw la bouche de la colline, la bouche de la
montagne
ja kyaaky ja yji’ikyxy elle sa tortilla, lui son aliment
ja pïktä’äky le dépôt
wïnë’n tëëj yïknïkajypyxy combien cela nous a été dit
wïnë’n tëëj yïknïxi’iky combien ce qui nous a été ri* ?
(= nous avons réalisé la
composition numérique du dépôt
conformément à la prescription)
ku atëm tëëj n’ijyxyïntï quand nous nous l’avons vue
ja ntestigo elle notre testigo (= notre témoin, la
spécialiste rituelle)
ku atëm tëëj quand nous
n’ijyxyïntï ja njää’y nous l’avons vue, elle notre personne
(= la spécialiste rituelle)
ja’ pën y’ijyxypy celle-là qui voit

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PERIG PITROU

pën nyïkjää’wïp qui sait


sutsooj ja et comment l’étendue
sutsooj ja näxwii’nyït comment la super cie de la terre
y’atsëy elle répond [aux demandes formulées]

*En mixe le doublet käpxïn xejkïn « parler, rire » désigne des situations
d’interlocutions et peut être traduit par « discuter », « passer du temps
ensemble ». Dans le présent contexte, il est fait référence à la consulta-
tion et à la prescription qui en découle.

Le spécialiste rituel – une femme dans ce cas – est donc réputé posséder
un savoir grâce auquel il organise la communication et aide à sceller
des accords avec des entités de la nature. En dernière instance, il est
évident que les premiers détenteurs d’un tel savoir sont les ancêtres qui
ont commencé à réaliser des dépôts rituels. Mais s’ils sont les premiers,
ils sont aussi les plus éloignés. Pour remédier à ce défaut, la consultation
divinatoire semble être envisagée comme une procédure par laquelle
un spécialiste incarne, de façon temporaire, une autorité qui demeure,
sans cela, relativement vague.
La divination – quels que soient les supports matériels sur lesquels elle
s’appuie – remplit donc une fonction centrale parce que celui qui accède
à la connaissance de vérités cachées se voit conférer, dans le même temps,
une capacité spéci que d’agir et de diriger l’action des autres. Jan Jansen
(2009) a bien montré comment, au Mali, l’autorité d’un devin dépend
d’un cadre, pragmatique autant qu’économique et social, qui place les
spécialistes rituels dans une position spéci que vis-à-vis de ceux qui
viennent à lui. On pourrait ajouter à cela que l’acte de divination, en tant
que tel, participe pleinement à la construction et à la réactualisation de
ce type de rapport d’autorité. Dans le même geste ré exif, le spécialiste
accède à un savoir et devient l’agent d’une transformation. Avec l’œuf, cela
se fait de façon directe, tandis que lors d’un parcours rituel, l’intervention
se réalise par délégation. Dans tous les cas, l’interaction rituelle place celui
qui consulte dans un relatif état de passivité. Malgré les dissemblances, on
pourrait considérer que l’immobilité du corps lors de la puri cation et la
prolifération des actions prescrites aboutissent à un résultat relativement
similaire. Seul le spécialiste est jugé être l’auteur légitime d’une action
réparatrice et, durant une courte période, certaines personnes acceptent
de le laisser pleinement agir ou d’agir selon ses ordres.

100
LA DIVINATION

La divulgation du savoir à laquelle procède le devin est donc indis-


sociable de l’émergence de son intentionnalité au sein de l’interaction :
parce qu’il est celui qui sait, il devient celui qui veut et qui ordonne.
C’est pourquoi, au moment d’un sacri ce, on peut entendre dire :
të’ëp tutä’äkp qu’elle aille droitement, qu’elle chemine
calmement
ja ääw ja ayuujk la bouche, la parole (= que la prescription du
spécialiste rituel se réalise)
të’ëp tutä’äkp qu’elle aille droitement, qu’elle chemine
calmement
ja wïnmää’ny la pensée (= que l’intention du spécialiste se
réalise)

En obéissant à « la bouche, la parole », c’est-à-dire à la prescription,


les participants à un parcours acceptent de se conformer à la « pensée »
de celui à qui ils accordent la capacité de savoir comment agir. De tels
énoncés rendent manifeste la dimension « non intentionnelle » qui carac-
térise, selon Humphrey & Laidlaw (1994), l’action rituelle. On pourrait
suggérer que, dans le cas présent, la divination constitue une procédure
de médiation relativement e cace pour faire apparaître au sein d’une
interaction des stipulations grâce auxquelles des non-spécialistes peuvent
réaliser des actions archétypales. Si le savoir du spécialiste demeure caché
aux autres habitants de la communauté, il n’en reste pas moins que
l’énonciation de la prescription expose et rend accessible un type d’action
que chacun peut, par la suite, prolonger. La séance divinatoire transforme
donc l’hétérogénéité de l’accès au savoir en un régime d’action ouvert au
plus grand nombre.

L’opération de comptage entre divination et prescription

Une telle transformation est favorisée par le fait que, tout comme avec
l’œuf, la procédure mise en place par le spécialiste permet de réaliser de
façon concomitante une opération de détection et d’initier une action
réparatrice ou protectrice. Dans le cas présent, cela repose sur l’utilisation
d’une abstraction comptable qui constitue une véritable interface entre la
démarche herméneutique et l’action rituelle. Tout comme dans beaucoup
de communautés de Mésoamérique (Colby & Colby 1986, Tedlock 1992),

101
PERIG PITROU

il est courant que l’intervention des spécialistes de la zone mixe s’appuie


sur leur capacité à compter, en se servant éventuellement de calendriers.
Dans le village de Tlahuitoltepec, les spécialistes rituels sont d’ailleurs
des xëëmaapy, c’est-à-dire ceux qui « comptent/dominent les jours ». Bien
que l’ancienneté de ce genre de pratiques soit bien établie à l’échelle de
la Mésoamérique (Boone 2007), il me semble que l’on s’interroge insu -
samment sur le fait que l’opération comptable intervient à deux niveaux
qui, pour être complémentaires, n’en demeurent pas moins irréductibles :
la prescription et la détection des vérités cachées.
La manifestation la plus visible du compte se rencontre dans les
prescriptions dont on vient de donner un exemple. Dans ce cas-là, elle
participe pleinement à l’organisation de l’action rituelle qu’elle initie en
xant le programme. On en trouve un bon exemple dans un témoignage
recueilli lors d’une enquête épiscopale réalisée au XVIIIe siècle dans la
Sierra Norte qui explique comment les spécialistes rituels (maestros)
mixes apportent leur aide à ceux qui les consultent (Alcina Franch
1993) :

[Les maestros] ont tous répondu ne pas posséder de livres parce qu’ils ne
savent pas lire et que leurs conseils, ils les tirent de leur pensée (de cabesa
enseñaban), selon la manière et la forme qu’ils ont apprises d’autres maîtres
sachant compter les jours. C’est de ces comptes que, selon leurs anciens rites,
ils tirent au sort (sacan la suerte) pour déterminer les moyens quand on leur
demande de soigner des maladies, semer des champs, se marier, et d’autres
types d’entreprises pour lesquelles les Indiens ont recours à eux (f. 825r-v.).

Le compte se manifeste le plus souvent dans la prescription des jours


durant lesquels les rites doivent être réalisés. On explique ainsi à Ayutla
que « ces spécialistes […] indiquent les jours favorables pour semer le
maïs, faire les récoltes, organiser la fête du village ainsi que pour célé-
brer les mariages » (f. 747v.). En outre, le compte sert de base à la pros-
cription temporaire de certaines activités comme les rapports sexuels
avec les femmes ou la consommation de certains aliments. Comme le
souligne un témoin, le nombre de jours d’abstinence peut varier selon
les nalités rituelles :

On fait la même chose [des sacri ces] pour les fêtes de San [Cristobal ?]
et de Todos Santos, au moment de semer le maïs, quand il est prêt à être

102
LA DIVINATION

récolté et quand il est sec, quand un des membres de notre famille meurt,
pour qu’il ne se mette pas en colère. [Les spécialistes] font seulement
varier le nombre de jours de jeûne qui, selon les cas est de quatre, six ou
treize jours (f. 873r-v).

Tout comme mes observations ethnographiques, les descriptions


ethnohistoriques con rment donc que l’opération de comptage joue un
rôle clé dans la prescription et par conséquent dans l’action dans laquelle
s’engage le spécialiste par l’intermédiaire de ceux qui lui obéissent. Dans
le même temps, le comptage fait partie intégrante de la procédure de
détection, que ce soit à l’aide de calendriers ou de tirages de grains de
maïs. De nombreuses études ethnographiques faites dans la Sierra Norte
attestent ainsi que le compte réalisé par les spécialistes prenait comme
support des calendriers (Alcina Franch 1993, Carrasco et alii 1961, Caso
1963, Miller 1966). N’ayant pas observé de façon directe l’utilisation
de calendriers, je ne prétends pas apporter des nouvelles informations
concernant ces pratiques. Pour ma démonstration, il me semble
simplement important de souligner que leur usage les identi e comme
des instruments permettant, sous une forme abstraite et objectivée, de
mener simultanément la détection de vérités cachées et la réalisation
d’actions sur le monde. Malgré leur complexité, on peut donc considérer
que le compte, et les calendriers qui en sont une forme réi ée, jouent
un rôle similaire à celui de l’œuf lors d’une séance de divination. Cette
opération mentale s’inscrit en e et dans un enchaînement de séquences
semblable à celui repéré plus haut puisqu’elle participe à trois actions
complémentaires :

Comme je l’ai intégré dans ce schéma, il apparaît que le spécialiste


n’est pas simplement celui qui sait (ce qui est caché) et celui qui fait (le
premier pas du parcours rituel). Il est aussi celui qui, à la n de l’entre-
prise rituelle, véri e que l’action qu’il a initiée a été correctement pro-
longée. De même que la puri cation divinatoire avec un œuf est réitérée
pour évaluer sa réussite, il arrive d’ailleurs parfois que le parcours rituel

103
PERIG PITROU

donne lieu à une deuxième séquence divinatoire dont la fonction est de


véri er si le rite a bien fonctionné. Lorsque le spécialiste est présent
au moment du sacri ce, cela peut se faire en observant la position de
l’animal sacri é après sa mort. Par exemple, si la tête est tournée vers
le haut, il l’interprète comme un mauvais signe. Dans certains cas,
en particulier si le parcours n’est pas suivi d’e ets positifs, on procède
à une deuxième consultation dans la maison du spécialiste a n de
déterminer quelles erreurs ont pu être commises. Les mêmes moyens
de divination sont alors employés, mais l’objet de l’enquête change : au
lieu de porter sur la préoccupation initiale, elle vise à évaluer l’action
rituelle e ectuée. Bref, tout comme avec l’œuf, on constate que l’action
du spécialiste, directe ou indirecte, est encadrée par un processus de
dévoilement d’un savoir et par un processus de véri cation.

Conclusion

Quels que soient les supports divinatoires employés et les modalités


de l’action que ces supports impliquent, la singularité de la participation
du spécialiste réside dans le fait qu’elle s’inscrit à l’intérieur d’un même
enchaînement de séquences. On peut représenter synthétiquement ce
modèle dans le tableau ci-dessous où, pour mettre en avant l’entrelacs
entre l’acte divinatoire et l’action sur le monde, les colonnes qui leur
correspondent ne sont séparées que par des pointillés.

104
LA DIVINATION

Il ne s’agit ici que de résumer des observations réalisées dans la Sierra


Mixe qui demanderaient à être a nées, en particulier en analysant la
fonction d’interface que les nombres jouent entre la divination et la
conception de la prescription. Dans ce cadre, j’ai déjà suggéré qu’il était
pertinent de ne pas envisager l’opération de comptage sous la seule forme
d’une abstraction arithmétique (Pitrou 2010). Au contraire, le fait que
les comptages rituels, réalisés notamment lors des dépôts cérémoniels,
soient indissociables de manipulations de matières demande à être
interrogé. Une analyse approfondie de cette dimension matérielle,
semblable à celle entreprise par Martin Holbraad (2007) dans son
analyse de la divination ifá à Cuba, pourrait se révéler particulièrement
féconde. Dans cet article, Holbraad montre comment la similitude entre
la matérialité de la poudre utilisée par le devin et la nature ontologique
des entités non humaines favorise leur apparition dans le monde humain.
Il est intéressant de constater qu’en suivant une voie di érente – celle
de l’analyse mythique et ethnohistorique – Guilhem Olivier arrive à une
conclusion similaire. Dans son article « Divination, manipulation du
destin et mythe d’origine chez les anciens Mexicains » (voir ce volume),
il explique en e et de façon très convaincante comment les cendres
utilisées dans certaines pratiques divinatoires sont symboliquement
associées à la présence des dieux. Dans les descriptions de la fête teotl
eco « le dieu arrive » ou des épisodes relatifs à l’anthropogenèse, les
cendres et les matières apparentées semblent ainsi remplir une fonction
d’interface grâce à laquelle une action divine, de déplacement ou de
façonnage, devient manifeste pour le regard humain.
En suivant cette piste, on pourrait ajouter que, par-delà la
symbolique matérielle, le régime de similarité peut également être
observé dans l’ordre des actions rituelles exécutées. L’examen des
matériaux ethnographiques mixes indique en e et l’existence d’une
homologie entre les gestes divinatoires et ceux qui accompagnent les
dépôts cérémoniels. J’ai proposé d’interpréter les dépôts comme des
programmes visuels utilisés pour instaurer un régime de co-activité
mimétique avec les entités de la nature (Pitrou 2010). Les répartitions
ordonnées de diverses matières (poudre de maïs, alcool, sang, etc.) que
l’on dispose sur des tablettes rituelles avant les semailles viseraient
ainsi à uniformiser une double répartition : celle des semeurs qui font
tomber les graines dans les trous creusés dans le sol et celle d’une entité,
« Celui qui fait vivre », qui distribue les divers éléments nécessaires à

105
PERIG PITROU

la croissance du maïs. Les humains s’activent (tunïn) et, par le biais


d’un appel mimétique, ils espèrent que les non-humains prolongent
cette activité (patunïn) en acceptant de collaborer à l’activité agricole.
La mise au jour de ce régime de co-activité pourrait o rir un éclairage
intéressant sur la séance divinatoire puisqu’il est remarquable que
l’acte de divination consiste bien souvent lui-même en une forme de
répartition réalisée avec des grains de maïs. La ressemblance entre
ces diverses répartitions est d’ailleurs telle que certains auteurs (Love
1987 ; Baudez 2002) se sont interrogés pour déterminer si les gestes
de répartition/dispersion (hand-scattering) gurés sur certaines stèles
mayas doivent être interprétés comme des pratiques divinatoires ou,
au contraire, comme des images de dépôts cérémoniels. Sans pouvoir
me prononcer sur ce débat particulier, il me semble trouver dans cette
indécision une invitation supplémentaire à ré échir aux homologies
profondes qui existent entre les gestes rituels participant à la découverte
de la vérité et ceux qui cherchent à faire entrer les non-humains dans un
régime de co-activité.

106
LA DIVINATION

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