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Perig Pitrou
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1 Pour obtenir des données ethnographiques générales sur les Mixes, on peut consulter
Pitrou (2010) ou Torres (2003).
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jambes dans des mouvements rectilignes dirigés vers le bas. Tandis que
le patient demeure silencieux, Pablo, sur un ton déclamatoire, s’adresse
en espagnol au Christ et à Anikats, une entité non humaine associée à la
montagne qui surplombe le village. Il leur demande de l’aider à expulser
la maladie de l’enveloppe corporelle du patient. Lors de cet acte curatif,
Pablo considère qu’il ne joue qu’un rôle de lieutenant au service de ces
puissances supérieures.
Lorsque tout le corps a été traité, Pablo casse l’œuf dans un verre
rempli d’eau-de-vie posé sur le sol. Il le prend alors en main et, en
s’approchant de l’embrasure de la porte pour sortir de l’obscurité de la
pièce, il inspecte l’intérieur de la coquille et les formes produites par
le mélange entre l’alcool, le blanc et le jaune de l’œuf2. Après quelques
instants de ré exion durant lesquels il garde le silence, il commence à
faire participer à l’observation le patient, sa famille ou les autres malades
qui attendent parfois dans la pièce. Par de courtes questions, il demande
par exemple au patient s’il a vu (ou rêvé de) certaines personnes, certains
animaux ou certains endroits. De telles interrogations visent moins à
s’informer qu’à réintégrer dans une interaction celui qui est resté inerte
pendant plusieurs minutes. Pablo a en e et déjà une idée de ce qu’il va
dire et il s’empresse d’ailleurs d’indiquer diverses formes présentes dans
le verre en demandant à son auditoire de les identi er en même temps
que lui. Par ce biais, la participation du patient s’accroît à nouveau. Après
s’être focalisé sur ses sensations internes, parfois en fermant les yeux et
en éliminant les stimuli visuels, le patient tourne les yeux en direction
du verre maintenu en hauteur, faisant converger son regard vers un objet
censé rendre manifestes les réponses aux taraudantes interrogations qui
ont justi é la consultation. Cette perception commune semble être une
des conditions pour que les énoncés du médecin traditionnel deviennent
un savoir partagé. Pour Pablo, l’enjeu de l’interaction est, à ce moment-
là, de s’appuyer sur l’observation d’un phénomène visible pour exposer
les di érentes informations qu’il a obtenues, soit par le biais de visions
mentales, soit par la voie de la déduction. Trois logiques herméneutiques
complémentaires sont alors à l’œuvre.
Tout d’abord, Pablo déclare de façon assez péremptoire la nature
du mal qui fait sou rir le patient, en a rmant par exemple qu’il est
2 Sur l’usage des substances corporelles animales comme support de la divination, voir
Collins (2008).
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victime du « mauvais œil » (mal de ojo). Dans un tel cas, il joint le geste
à la parole et pointe du doigt, dans l’intérieur de la coquille ou dans
le contenu du verre, des formes sphériques qui renvoient aux yeux de
ceux qui sont réputés avoir provoqué la sou rance par un regard trop
puissant. De même, lorsqu’il explique que l’envie (envidia) de certaines
personnes est la cause de la sou rance, Pablo con rme son diagnostic
en montrant des laments blancs qui évoquent le maillage d’un let
maintenant un malade prisonnier.
Le diagnostic est en général rapidement complété par de courtes
narrations étiologiques qui s’appuient sur le repérage d’autres formes
dans le verre. Une forme qui ressemble à un motocycliste sur son véhicule
peut ainsi faire embrayer sur un court récit durant lequel Pablo raconte
comment le mauvais œil a été provoqué lors de la rencontre furtive d’une
personne portant un casque et des lunettes et roulant sur une moto.
La contemplation du verre se conclut en n par le repérage de taches
noires ou grisâtres envisagées comme autant d’agents pathogènes que la
puri cation a extraits du corps. Alors qu’au début de l’opération Pablo a
pris soin de montrer que le verre était propre, ces impuretés sont inter-
prétées comme les preuves de l’e cacité de l’action réparatrice qui vient
d’être réalisée, tout comme les objets que certains chamanes sortent de
leur bouche après une succion curative (Lévi-Strauss 1949). En observant
les formes objectivées du mal, le malade est amené à prendre acte de la
réussite de l’extériorisation produite par la manipulation sur son corps.
Par conséquent, lors de cette séquence, la production du savoir est
loin d’être uniforme, et le même support visuel fait l’objet d’une saisie
analytique qui condense deux processus opposés – l’un évoqué par la
parole (la pathogenèse), l’autre produit par le traitement du corps (la
puri cation).
Bien qu’il soit courant d’envisager l’acte divinatoire comme le
dévoilement d’une vérité cachée, on constate qu’il joue également ici
un rôle dans l’instauration d’un régime spéci que à l’intérieur duquel
doit se déployer l’intervention du spécialiste qui sera évaluée selon des
critères de vérité propres. C’est la raison pour laquelle Pablo e ectue
systématiquement une deuxième, voire une troisième puri cation. À la
di érence de la première séquence, le patient cesse d’être totalement
immobile. Alors que le discours qui accompagne la première puri cation
exhorte, avec des accents un peu dramatiques, des puissances non
humaines à agir sur une personne placée dans une position d’objet,
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3 On peut se référer à Graw (2009) pour trouver une bonne description des di érents codes
herméneutiques utilisés dans la divination cowrie en Gambie et au Sénégal.
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Une telle hypothèse trouve des éléments de con rmation dans le rôle
fondamental que jouent les prescriptions rituelles souvent associées aux
pratiques divinatoires dans la Mixe Alta. À côté des actions directes sur
le corps ou sur le monde par l’intermédiaire de la pensée, la prescription
représente une troisième forme d’action – éventuellement associée aux
deux autres – grâce à laquelle un spécialiste peut résoudre un problème.
Le tirage du maïs e ectué par les spécialistes se termine en général par
l’énonciation de prescriptions extrêmement précises auxquelles doivent
obéir ceux qui leur rendent visite. Ainsi, dans le village de Tlahuitoltepec,
les spécialistes ont coutume de prescrire des parcours rituels qui impliquent
les séquences suivantes : une prière dans l’église, des dépôts cérémoniels
accompagnés de sacri ces de volailles dans l’espace domestique et au
sommet de la montagne, puis des repas consommés dans l’espace
domestique. Les stipulations concernant la séquence centrale des dépôts
cérémoniels peuvent prendre la forme suivante :
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4 Pour plus de détails concernant la réalisation de ces dépôts cérémoniels, voir Pitrou (2010).
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Par ces énoncés s’établit une connexion entre di érents niveaux tem-
porels qui légitime l’action rituelle réalisée par les participants. D’une
part, l’énonciateur fait référence à l’acte de parole e ectué en amont
par le spécialiste ; d’autre part, il déclare appliquer le conseil reçu et, en
quelque sorte, parachever le mouvement initié lors de la consultation.
Ce faisant, se manifeste la volonté de se déclarer obéissant au moment
de faire le sacri ce, ce qui concerne également le respect des traditions
initiées par les ancêtres. Par exemple, alors qu’il fait une libation au
sommet de la montagne après un sacri ce, un homme peut faire réfé-
rence à la coutume des dépôts cérémoniels dans les termes suivants :
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*En mixe le doublet käpxïn xejkïn « parler, rire » désigne des situations
d’interlocutions et peut être traduit par « discuter », « passer du temps
ensemble ». Dans le présent contexte, il est fait référence à la consulta-
tion et à la prescription qui en découle.
Le spécialiste rituel – une femme dans ce cas – est donc réputé posséder
un savoir grâce auquel il organise la communication et aide à sceller
des accords avec des entités de la nature. En dernière instance, il est
évident que les premiers détenteurs d’un tel savoir sont les ancêtres qui
ont commencé à réaliser des dépôts rituels. Mais s’ils sont les premiers,
ils sont aussi les plus éloignés. Pour remédier à ce défaut, la consultation
divinatoire semble être envisagée comme une procédure par laquelle
un spécialiste incarne, de façon temporaire, une autorité qui demeure,
sans cela, relativement vague.
La divination – quels que soient les supports matériels sur lesquels elle
s’appuie – remplit donc une fonction centrale parce que celui qui accède
à la connaissance de vérités cachées se voit conférer, dans le même temps,
une capacité spéci que d’agir et de diriger l’action des autres. Jan Jansen
(2009) a bien montré comment, au Mali, l’autorité d’un devin dépend
d’un cadre, pragmatique autant qu’économique et social, qui place les
spécialistes rituels dans une position spéci que vis-à-vis de ceux qui
viennent à lui. On pourrait ajouter à cela que l’acte de divination, en tant
que tel, participe pleinement à la construction et à la réactualisation de
ce type de rapport d’autorité. Dans le même geste ré exif, le spécialiste
accède à un savoir et devient l’agent d’une transformation. Avec l’œuf, cela
se fait de façon directe, tandis que lors d’un parcours rituel, l’intervention
se réalise par délégation. Dans tous les cas, l’interaction rituelle place celui
qui consulte dans un relatif état de passivité. Malgré les dissemblances, on
pourrait considérer que l’immobilité du corps lors de la puri cation et la
prolifération des actions prescrites aboutissent à un résultat relativement
similaire. Seul le spécialiste est jugé être l’auteur légitime d’une action
réparatrice et, durant une courte période, certaines personnes acceptent
de le laisser pleinement agir ou d’agir selon ses ordres.
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Une telle transformation est favorisée par le fait que, tout comme avec
l’œuf, la procédure mise en place par le spécialiste permet de réaliser de
façon concomitante une opération de détection et d’initier une action
réparatrice ou protectrice. Dans le cas présent, cela repose sur l’utilisation
d’une abstraction comptable qui constitue une véritable interface entre la
démarche herméneutique et l’action rituelle. Tout comme dans beaucoup
de communautés de Mésoamérique (Colby & Colby 1986, Tedlock 1992),
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[Les maestros] ont tous répondu ne pas posséder de livres parce qu’ils ne
savent pas lire et que leurs conseils, ils les tirent de leur pensée (de cabesa
enseñaban), selon la manière et la forme qu’ils ont apprises d’autres maîtres
sachant compter les jours. C’est de ces comptes que, selon leurs anciens rites,
ils tirent au sort (sacan la suerte) pour déterminer les moyens quand on leur
demande de soigner des maladies, semer des champs, se marier, et d’autres
types d’entreprises pour lesquelles les Indiens ont recours à eux (f. 825r-v.).
On fait la même chose [des sacri ces] pour les fêtes de San [Cristobal ?]
et de Todos Santos, au moment de semer le maïs, quand il est prêt à être
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récolté et quand il est sec, quand un des membres de notre famille meurt,
pour qu’il ne se mette pas en colère. [Les spécialistes] font seulement
varier le nombre de jours de jeûne qui, selon les cas est de quatre, six ou
treize jours (f. 873r-v).
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Conclusion
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