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Histoires et usages des plantes psychotropes (Imago, 2018)

Sébastien Baud

Des plantes psychotropes, nous en connaissons dans nos sociétés : le tabac, la vigne ou encore le
cannabis. La consommation de certaines est légalement autorisée, parfois valorisée, au sens
propre du terme – je pense ici à la consommation d’un Bordeaux grand cru. Enjeu de classe
donc. Parfois perçu négativement, comme celle du tabac aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de toutes
les autres, dont la présence commune dans la liste des substances vénéneuses (arrêté de 1990,
régulièrement augmenté) crée une fausse homologie entre elles, problématique à mon sens,
comme peut l’être par ailleurs l’imprécision due à une approche en termes de légitimité et
d’illégitimité. Voici deux exemples.
Le premier concerne Banisteriopsis caapi – communément appelé ayahuasca, yajé ou caapi, des termes
véhiculaires usités en Amérique du Sud. En France, cette liane a été ajoutée en 2005 à l’annexe IV
de la liste des substances classées comme stupéfiantes et est, dans ce cadre, interdite d’usage. Au
Pérou, celle-ci a été inscrite en 2008 au patrimoine culturel de la Nation, son usage est donc
légitime pour tous et valorisé. Au Brésil enfin, son usage comme « sacrement » dans quelques
églises a été dépénalisé en 2004, puis expressément autorisé dans un cadre religieux en 2010.
Le second concerne Lophophora williamsii, un petit cactus appelé peyotl et poussant au Mexique. Le
droit nord-américain a reconnu en 1994 le caractère culturel de sa consommation au sein de la
Native American Church, établissant une exclusion, d’ordre social, entre Amérindiens, autorisés à
consommer, et non amérindiens, sanctionnés. Cette reconnaissance fait écho à son interdiction
par l’Inquisition en 1620 au Mexique, car il était alors consommé non plus seulement par les seuls
Amérindiens, mais aussi par les autres composantes de la société : métis et Européens. En leur
montrant des divinités, la consommation du peyotl remettait en cause l’enseignement de l’Eglise
et le contrôle des imaginaires par celle-ci.
Les termes et expressions substances vénéneuses, stupéfiants et psychotropes renvoient donc à
des notions juridiques, lesquelles sont aujourd’hui basées sur des questions de santé publique. Ils
définissent des substances psychoactives pouvant faire l’objet d’addiction, de
pharmacodépendance ou d’abus. J’ajouterais qu’entre aussi en jeu des questions de normes
sociales, puisque ces substances agissent sur le système nerveux central en induisant des
modifications de la perception, des sensations, de l’humeur et/ou de la conscience, donc du
comportement.

Communément, molécules de synthèse et plantes sont rangées dans trois groupes, selon qu’elles
ont un effet analgésique (au sens étymologique d’insensibilité), euphorisant ou narcotique,
littéralement qui a la propriété d’engourdir, d’induire un état de torpeur. Une autre manière de
dire est de parler de dépresseurs du système nerveux central ou psycholeptiques (alcool, opiacés,
benzodiazépines, etc.) ; de stimulants ou psychoanaleptiques (café, tabac, amphétamines, cocaïne
et ecstasy) ; et de perturbateurs de l’activité mentale ou psychodysleptiques. Cette dernière
catégorie est elle-même subdivisée en psychédéliques (« qui dévoilent l’esprit », ayahuasca, peyotl,
LSD, etc.), dissociatifs (iboga, kétamine) et délirants (Solanacées). Dans cette logique, une manière
d’ordonner les plantes psychotropes est de le faire selon les chemins cérébraux que leur principal
composé emprunte pour provoquer tel ou tel type d’expérience, dans laquelle apparaissent
hallucinations ou visions selon le choix narratif de chacun.
Les frontières entre ces dernières catégories ne sont pas nettes et le sont d’autant moins si nous
prenons en compte les usages culturels des plantes ainsi définies. Ce fait transparait dans le choix
des termes. Ainsi psychédélique – catégorie dans laquelle entrent la plupart des plantes

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mentionnées dans les deux volets Des plantes psychotropes – est communément remplacé dans la
littérature scientifique et grand public par des termes comme : drogue, notion fortement marquée,
communément associée à celle d’hallucination, à une dimension hédonique et addictive, à des
fonctions d’échappatoire et à un isolement social de leurs usagers ; hallucinogène, qui provoque
des perceptions de faits et/ou d’objets qui n’existent pas, dites généralement pathologiques ;
psychomimétique, qui génère des changements psychiques comme ceux que l’on peut observer
au cours d’une psychose ; enthéogène, qui évoque la libération ou l’expression d’un sentiment
divin à l’intérieur de soi, un terme proposé par Robert Gordon Wasson ; ou encore lucidogène,
qui induit une lucidité, un terme inventé par Charles Duits.
A n’en pas douter, ces termes traduisent consciemment ou non une interprétation, le choix du
terme « psychomimétique » renvoyant à tout autre chose que celui de « lucidogène », celui de
« drogue » à tout autre chose que celui d’« enthéogène ».

Pour Histoires et usages des plantes psychotropes, comme pour son prédécesseur qui a paru en 2010, j’ai
choisi le terme « psychotrope », neutre et englobant, pour parler et faire parler de quelques
plantes singulières. Celles-ci sont autant d’objets sensibles, voire controversés dans nos sociétés,
que ne devrait pas ignorer l’anthropologie au risque de laisser la place à toutes sortes
d’interprétations, plaidoyers dangereux ou discours alarmants. Ce livre répond donc à un manque
dans la littérature en langue française, surtout composée de témoignages. Il restait à faire une
anthropologie des pratiques et des usages d’ailleurs ou d’ici, traditionnels (mais non figés) ou
nouveaux et bricolés, hérités ou recherchés. Faire une anthropologie pour donner du sens à ces
pratiques, en apportant des éléments réfléchis et illustrés. Pour répondre aussi à une curiosité
croissante, à un attrait dans nos sociétés pour ces plantes et leurs propriétés, et donner aux
lectrices et lecteurs les moyens de se faire une idée.
Or s’il est aisé de parler des pratiques des autres, il en va tout autrement de parler des nôtres. J’en
veux pour preuve l’injonction faite à l’ethnologue dont l’objet d’étude est le centre Takiwasi, au
Pérou : celle de « choisir son camp ». En cause l’utilisation qui y est faite par un médecin français
de Banisteriopsis caapi déjà évoqué. En France, ayahuasca est un terme entré dans le sens commun.
Un terme magique aussi, propre à opposer avec passion les modernes entre eux. Ayahuasca est un
terme chanté par Isabelle Calvo dans Shamanes, un « album organique et polymorphe, (qui)
déborde encore largement du jazz, mais y est accroché par la même quête profonde de
spiritualité, de rythme et de liberté » (extrait du livret). Chanté aussi par Barbara Carlotti, pour qui
cette plante éveille une « pensée qui nous met face à nous-même et déstabilise notre petit système
intérieur » (propos recueillis par Télérama).
Ayahuasca, c’est donc tout à la fois une plante, un breuvage, un signifiant et un objet
anthropologique, qui témoigne de la circulation des pratiques spirituelles et thérapeutiques
d’origine amazonienne. Sa consommation est aujourd’hui expérimentée, parfois de façon
ritualisée, parfois de façon sauvage, par une frange importante d’Occidentaux, en Europe, aux
Etats-Unis ou en Amérique du Sud. Deux chiffres vous donneront une idée de sa popularité.
Takiwasi à l’instant mentionné, un centre d’aide aux toxicomanes, reçoit parallèlement environ
200 personnes par an. Toujours au Pérou, à Iquitos, Carlos Suarez avance le nombre de 4.000
personnes par an séjournant dans les dix plus grands centres chamaniques de la ville, une
évaluation comprenant nouveaux buveurs et « récidivistes ».

Parce que l’ethnologue n’a pas à « choisir son camp », ce livre n’est ni diabolisation, ni apologie
d’usages proches ou lointains. Il n’est pas moqueur, comme il ne propose pas non plus une
analyse qui choisirait de qualifier un phénomène social d’irrationnel, d’aliénation ou relevant
d’une échappatoire – qu’elle soit ludique ou non par ailleurs. En d’autres termes, avec cette

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publication, il ne s’agissait pas de discréditer ou de m’engager dans une anthropologie prescriptive
– désignant ce qu’il faut faire et ne pas faire. Je laisse ce soin à d’autres. Au contraire, mon souci a
été de prendre les investissements humains au sérieux. Il a été de produire une anthropologie des
logiques déployées par les personnes impliquées et quoi de mieux pour cela que de confronter les
regards en faisant appel à des chercheurs issus de disciplines aussi variées que l’histoire, la chimie,
la psychologie, la philosophie et bien sûr l’ethnologie. Autant de spécialistes capables d’apporter
un regard critique et approfondi sur les plantes psychotropes.
Capables par exemple de traduire pour nous la pensée métaphorique qui structure l’expérience
psychotrope dans une société donnée – Esteban Arias nous donnera un bel exemple puisé dans
l’imaginaire chamanique amazonien et mis en perspective avec la mythologie et l’histoire
coloniale. Capables aussi d’interroger l’histoire d’un lien, pas si évident, entre sorcellerie du début
de la Renaissance et Solanacées – comme le fera pour nous Blaise Mulhauser, directeur du Jardin
botanique de Neuchâtel, qui m’a fait confiance pour mener à bien cette publication. Je l’en
remercie ici.
Pour donner à comprendre les plantes psychotropes, leur histoire et les histoires qu’on raconte à
leur propos, pour aller au-delà du seul déterminisme pharmacologique, ce livre emprunte à
l’anthropologie d’Edouardo Viveiros de Castro, à la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari,
aux sciences cognitives et à leurs résultats les plus récents. Grâce aux passerelles qu’ils font entre
sciences de l’esprit et sciences de la société, entre recherches contemporaines et pensées
indigènes, les auteurs qui ont participé à ce livre nous donnent à voir et à entendre d’autres
manières d’interagir avec le végétal, comme d’autres manières de saisir l’humain et les collectifs
dans lesquels il s’insère.

Qu’apporte alors, me direz-vous, la consommation d’une plante psychotrope ? Pourquoi l’ingérer,


l’inhaler, la fumer, la passer sur son corps ou sur celui d’autrui ? Bien évidemment la réponse
varie selon les sociétés. Communément, dans les sociétés amazoniennes, on côtoie et consomme
une plante psychotrope pour voir. Pour voir les esprits végétaux et acquérir de ceux-ci savoir et
pouvoir pour celui qui souhaite devenir chamane ; pour voir et accéder par sa transformation en
esprit à l’univers référentiel propre aux mythes ; pour voir l’objet pathogène au-delà de l’opacité
des corps et être capable de l’extraire par la technique classique de la succion ; pour voir ces
dessins qui enveloppent le corps, comme un vêtement ou un halo dont la brillance est fonction
de la qualité du lien que la personne établit avec son environnement… et les réparer si besoin ;
pour voir le sorcier à l’origine du mal-être et lutter avec lui dans un monde autre ; dans un but de
voyance ou de prédiction pour tout un chacun ; pour voir et gérer la frayeur aussi, pour ne pas
être surpris par un animal ou un esprit, avec le risque d’un danger physique et celui d’une
inversion d’identité – de chasseur, la personne devient une proie.
Bien évidemment, cette notion de voir est à interroger pour chaque société qui la mobilise, ce qui
domine toutefois, c’est une utilisation des plantes psychotropes dans un processus de
construction de la personne comme à des fins thérapeutiques.
Dans nos sociétés, et plus précisément dans les nouvelles spiritualités, comme dans certaines
démarches artistiques ou intellectuelles, les personnes tentent l’expérience : dans un but
thérapeutique, ludique, créatif, de reconnexion avec la nature, de travail sur soi dans une
démarche introspective et/ou de développement personnel ; pour éprouver aussi une expérience
spirituelle directe ; dans une quête d’expériences fortes, une quête de sens aussi ou de soi-même ;
pour emprunter un chemin moins battu et aller au-delà des structures explicites de notre
expérience habituelle ; pour affronter l’ambiguïté et penser avec profit à nos propres
classifications et aux expériences qui n’y trouvent pas exactement leur place.

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Même si ce qui se joue dans cette expérience n’est pas toujours très clair, celle-ci est envisagée de
façon rétrospective comme enseignante et transformatrice, sauf en de rare cas où elle a pu être
dévastatrice. Dans ces cas, la raison ne tient pas tant à la plante elle-même qu’au cadre de
l’expérience. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est bien la marchandisation des plantes
psychotropes et des savoirs liés… ou plutôt des non savoirs. Si bien que si dans le premier volet
Des plantes psychotropes, j’ai pu écrire que les démarches solitaires ou non cadrées en matière
d’expérimentation de ces plantes ne sont pas exemptes de risques, la réalité aujourd’hui a quelque
peu changé, tant les lieux de rencontre (matériels et virtuels) sont accaparés par des personnes
autoproclamées chamane, sans aucune formation. De fait, si un savoir de sens commun, de
citoyen bien informé et/ou d’expert se développe sur le sujet dans nos sociétés, il côtoie bon
nombre de pratiques et de discours erronés, voire dangereux.

J’ai introduit mon propos par l’évocation de nos plantes psychotropes, j’aimerais, avant de laisser
la parole à mes collègues, vous proposer quelques pistes de réflexion. Dans les sociétés qui
utilisent des plantes psychotropes depuis longtemps, celles-ci sont perçues comme des plantes à
propriétaire (dotées d’un esprit), c’est-à-dire des existants non humains. Des plantes capables de
communication et d’entendement, des plantes dotées d’une intentionnalité, sensiblement
différente de celle de l’être humain et le plus souvent décrite comme prédatrice.
Un rapprochement peut alors être fait avec notre manière de voir, celle communément admise (à
l’exception peut-être des nouvelles spiritualités) : ces plantes(ou leur esprit) génèrent de la frayeur
et de la stupeur. La personne est prise par ce qui les définit, avec le risque de s’y perdre. Mais, et
c’est là une autre différence, peut-être essentielle, cette qualité des plantes psychotropes est dans
nos sociétés appréhendée comme relevant du pathologique ou pour le moins d’un mauvais trip,
comme une absence au monde, un retrait de celui… alors qu’elle est recherchée et mise à profit
pour se construire en tant qu’individu et personne sociale dans les sociétés qu’on appelait il n’y a
pas si longtemps encore « traditionnelles ».
L’usage de ces plantes y est initiatique. L’expérience psychotrope y est la confrontation avec une
altérité constituante de l’identité de la personne, mais de nature radicalement différente. La
perspective est donc tout autre. Avec une conséquence notable : les Awajun décrivent l’état
consécutif à l’expérience psychotrope réalisée par tout un chacun (pour le chamane, c’est quelque
peu différent) à l’aide de termes sensiblement étrangers à ceux qu’on associe généralement dans
notre imaginaire à la drogue : iwajamu, « être propre, beau, lumineux », « être paré » aussi, et
iwaaku, « être réveillé, vif » – c’est-à-dire capable de plaisanteries (iwajut).
En somme, et là encore pour m’en tenir à cette question de nomenclature, l’hallucinogène induit
une altération de l’esprit (au sens d’une faculté d’un sujet)… alors que la plante psychotrope
provoque une altération d’une totalité en interaction ou pour le dire autrement, une altération de
l’esprit comme situation. C’est là une pensée qui nous est étrange, voire étrangère, qui nous
déplace complètement, une pensée qui est au cœur des chamanismes, mais qui pour nous est
encore à penser.

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