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Jacques Besson

Addiction et spiritualité

Spiritus contra spiritum


Copyright
© ERES, Toulouse, 2017

ISBN papier : 9782749255903


ISBN numérique : 9782749255910

Composition numérique : 2018

http://www.edition-eres.com

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Présentation
L’addiction et la spiritualité apparaissent comme les deux
faces d’une même monnaie. Elles font face à l’angoisse
fondamentale de l’être humain. La première dans une
logique d’autodestruction, la seconde dans une perspective
de résilience. Fort de son expérience et nourri de références
variées, Jacques Besson livre une réflexion susceptible
d’aider notre époque malade de ses addictions à leur
préférer la compassion.

L’auteur propose un voyage depuis l’aube de l’humanité jusqu’à


l’épidémie addictive contemporaine, en compagnie des
substances psychoactives. À partir d’une mise en perspective
historique des pratiques culturelles liées à leur consommation,
en s’appuyant à la fois sur sa propre expérience clinique en
Suisse et sur sa lecture critique des penseurs qui ont abordé la
question, l’auteur décrypte les causes et les effets de l’addiction
sur le cerveau et sur l’inconscient, révélant en quoi elle est une
pathologie du lien et du sens. Dans la lignée des dernières
recherches neuroscientifiques sur la méditation et la prière
(dans ce qui est devenu une nouvelle science : la
neurothéologie), Jacques Besson explore les rapports de
l’addiction avec la spiritualité, considérée comme un possible
remède aux excès de notre époque.

C’est pourquoi le sous-titre de ce livre est « Spiritus contra


Spiritum » : cette formule des alchimistes relevée par C. G. Jung,
rappelant qu’en latin spiritus signifie à la fois l’esprit et l’alcool,
et que la formule désigne en même temps la cause de la
maladie (l’alcool attaquant l’esprit) et son traitement (l’esprit
combattant l’alcoolisme).

L'auteur

Jacques Besson
Jacques Besson est addictologue, professeur ordinaire à la Faculté de biologie et de
médecine à l’université de Lausanne et chef du Service de psychiatrie
communautaire du CHU vaudois, en Suisse. Il s’intéresse depuis plus de 30 ans aux
rapports entre psychanalyse et religion, et entre neurosciences et spiritualité.
Ta ble des m a tièr es
Préambule

Introduction

La Suisse
Les scènes ouvertes de la drogue en Suisse
Un traumatisme organisateur
La politique des quatre piliers
La Société suisse de médecine de l’addiction
Du jugement moral au jugement clinique
Une nouvelle science au sein de la psychiatrie
communautaire

Vignettes cliniques
Cannabis
Alcool
Benzodiazépines
Cocaïne
Héroïne
Jeu pathologique

Les dimensions du diagnostic


DSM, CIM

Les types de consommation


Les comorbidités
La motivation
La crise
La question des ressources, dont la spiritualité

Place de la spiritualité
Définition
Spiritualité et santé
Quelques données sur les addictions
Aspects théoriques et scientifiques

Substances et civilisation
À l’aube de l’humanité, les drogues
Dans l’Antiquité, le cannabis
Dans le christianisme, le vin
La Némésis des temps modernes

Les Alcooliques Anonymes


Un peu d’histoire
Les douze étapes
Spiritus contra spiritum
Enjeux et perspectives

Psychiatrie et religion
Une tension fondamentale
Réductionnismes
Des zones frontières

En psychanalyse
Le scientisme de Freud
Le schisme avec Jung
La correspondance Freud-Pfister
Viktor Frankl et le Dieu inconscient

Les effets de la spiritualité sur la santé


Eugen Drewermann
Rudolf Otto
Paul Tillich
Aaron Antonovsky
George Lakoff

Neurosciences de l’addiction
Les modèles animaux
Le cerveau des émotions
Le stress et l’addiction
L’anxiété et l’addiction
La génétique de l’addiction
Les neurosciences sociales
La plasticité neuronale

Neurosciences et spiritualité
Les origines
La neurothéologie
Imagerie et génétique
Cartes et circuits
La méditation et la prière
Trois ordres en médecine
Platon et les Grecs
Pascal
Teilhard de Chardin
Zundel
Le dalaï-lama

Conclusion et perspectives

Bibliographie
Préambule

A ddiction et spiritualité : deux sujets difficiles. L’addiction


tout d’abord ne laisse personne indifférent ; maladie de
civilisation, elle renvoie chacun à un vécu personnel et à des
controverses. La spiritualité ensuite, concept qui fait retour face
aux religions, recouvre un champ très hétérogène et nécessite
un positionnement clair de la part de l’auteur. C’est pourquoi il
me semble indispensable pour le lecteur de connaître le lieu
d’où je parle et de donner quelques éléments
autobiographiques.

La structure de ce livre est largement liée à mon parcours


personnel et professionnel de médecin, psychiatre et
psychothérapeute, de formation psychanalytique. Mes origines
protestantes m’ont porté vers les populations vulnérables et,
très tôt, je me suis intéressé à l’alcoologie, qui ne portait pas
encore son nom dans les années 1980.

Au début de ma carrière, j’ai occupé un poste de chef de


clinique dans une « Alcohol Clinic » de l’Armée du Salut à
Lausanne, importée fraîchement du modèle américain. J’y ai vu
l’intérêt d’une approche intégrée médico-psycho-sociale
n’excluant pas la spiritualité, notamment dans l’
« empowerment » des patients, en les aidant à redonner du sens
à leur vie.
L’arrivée du Sida, dans un contexte de consommation
généralisée de drogues dures à la fin des années 1980, m’a
conduit à diriger le premier Centre vaudois d’accueil,
d’orientation et de suivi des patients toxico-dépendants de la
région lausannoise, dans le cadre du Centre hospitalier
universitaire vaudois (CHUV). L’innovation, l’enseignement et la
recherche dans ce qui allait devenir une nouvelle science,
l’addictologie, a été pour moi l’opportunité d’une carrière
académique au CHUV. J’y ai eu accès à une formation continue
dans le champ des neurosciences cliniques et translationnelles
des addictions. Dans les années 2000, le passage par une
législature au rectorat de l’université de Lausanne comme vice-
recteur chargé de la recherche m’a permis d’avoir une vue
transversale large de la recherche scientifique contemporaine,
tant dans les sciences naturelles que dans les sciences
humaines, incluant en Suisse la Faculté de théologie et de
sciences des religions. Comme j’avais rédigé ma thèse de
médecine au début de ma carrière de spécialiste en psychiatrie
et psychothérapie FMH [1] sur « Freud et le pasteur Pfister, une
correspondance de 1909 à 1939 », j’ai développé des liens
d’amitié et de curiosité scientifique entre la Faculté de biologie
de médecine et la Faculté de théologie et de sciences des
religions.

On l’aura compris, je suis un clinicien académique, passionné


par l’addictologie, en ce qu’elle représente un paradigme pour
les maladies de la modernité : à la fois psychosomatique par les
interactions entre les substances psychoactives et le cerveau ;
psycho-socio-culturel, n’excluant pas la spiritualité, par les
interactions sociales et interpersonnelles.

Ainsi, depuis plus de trente ans, je me consacre aux rapports


entre psychanalyse et religion, et entre neurosciences et
spiritualité.

Notes du chapitre

[1] ↑ Fédération des médecins suisses.


Introduction

Q ue savons-nous de l’addiction ? Que savons-nous de la


spiritualité ? Que
addiction et spiritualité ?
savons-nous des rapports entre

Un autre titre pour ce livre aurait pu être « Les addictions à


l’heure des neurosciences de la spiritualité ». Mais ce serait
céder à une certaine mode, alors que le sujet est beaucoup plus
ancien, remontant à l’aube de l’humanité. Aux origines, le
chamane, à la fois prêtre et médecin, est passeur de mondes. Il
utilise les drogues pour modifier la conscience et accéder aux
dieux. Mais la consommation est strictement ritualisée par la
religion de la communauté, protégée ainsi des excès. À l’inverse
de notre modernité, à la consommation industrielle et
déritualisée, qui s’avère à risque pour les plus vulnérables à
l’addiction. Nous vivons dans une société addictive, obsédée par
le quantitatif, poussant à la distraction, c’est-à‑dire à éviter
l’essentiel. Dans un monde désenchanté, les communautés
publiques peuvent paraître vides de sens, et les individus sont
dans une grande solitude. Tout le monde est connecté, mais
personne n’écoute. Il semble bien que nous sommes dans une
crise de civilisation, dont les symptômes sont l’addiction,
l’agression et la dépression.
C’est pourquoi le sous-titre de ce livre est « Spiritus contra
Spiritum ». En effet, en 1935, Carl Gustav Jung écrit aux
fondateurs des Alcooliques anonymes, Bill W. et le docteur Bob,
tous deux alcooliques en rétablissement, et s’en remettant à une
« Puissance supérieure ». Jung leur dit que leur idée rejoint une
formule des alchimistes, « Spiritus contra Spiritum », rappelant
qu’en latin Spiritus désigne à la fois l’esprit et l’alcool, et que la
formule désigne à la fois la cause de la maladie (l’alcool attaque
l’esprit) et son traitement (l’esprit combat l’alcoolisme).

On le voit, la problématique est ancienne, et l’intuition des


rapports entre addiction et spiritualité vient du fond des âges.

Dans ce livre, j’utiliserai la notion d’addiction pour renvoyer à


des mécanismes neurobiologiques de perte de contrôle, de
poursuite de la consommation de substances psychoactives et
de comportements addictifs sans substance, ainsi qu’aux
mécanismes d’automatisation de ces comportements. La
spiritualité, quant à elle, sera définie comme un besoin de lien
et de sens, un besoin naturel et universel qui peut être profane
ou religieux.

Nous allons nous embarquer pour un voyage : nous partirons


de la Suisse qui a vécu un traumatisme avec les scènes ouvertes
de la drogue et des solutions qu’elle a mises en place. Puis nous
serons confrontés à la clinique, par des vignettes issues de ma
pratique de terrain addictologique. Nous ferons l’exercice du
diagnostic multi-dimensionnel, et nous verrons la place de la
spiritualité. Une approche historique mettra en perspective les
substances dans leur rapport à la civilisation.

Après avoir visité les Alcooliques anonymes, nous passerons en


revue les rapports entre psychiatrie et religion, pour arriver en
psychanalyse avec Freud, Jung, Pfister et Frankl. Nous
visiterons quelques hypothèses quant à l’action de la
spiritualité sur la santé, avec Drewermann, Otto, Tillich,
Antonovsky et Lakoff.

Puis nous explorerons les neurosciences de l’addiction, avec ses


modèles animaux et ceux liés au stress, à l’anxiété, à la
génétique ou encore aux neurosciences sociales. Suivront des
explications sur les rapports entre neurosciences et spiritualité.
Des éléments de neurothéologie seront abordés, incluant
imagerie et génétique, cartes et circuits, méditation et prière.

Enfin, nous en viendrons au constat qu’il existe trois ordres en


médecine, à la suite des Grecs antiques, de Blaise Pascal, de
Teilhard de Chardin, de Maurice Zundel et du dalaï-lama. Nous
en conclurons que l’addiction est une pathologie du lien et du
sens, paradigmatique de la modernité, et que la spiritualité
s’offre comme une issue pour la salutogenèse de nos
communautés.
La Suisse

Les scènes ouvertes de la drogue en


Suisse

À la fin des années 1980, sont apparues en Suisse dans les


grandes villes comme Zurich des scènes ouvertes de la
drogue, c’est-à‑dire la consommation dans l’espace public de
drogues dures en injection intraveineuse, par une jeunesse
naufragée.

La tristement célèbre Platzspitz attirait les médias


internationaux et CNN [1] faisait son actualité sur « Needle park
in Switzerland ».

Comment avait-on pu en arriver là dans un pays parmi les plus


riches du monde, dans une ville de science et de culture ?
Comment une tradition humaniste d’accueil et de libéralisme
avait-elle pu aboutir à un tel débordement ? Le libéralisme
aurait-il rencontré sa limite face à cette émergence de
consommation débridée de substances psychoactives ?

Des centaines de jeunes se retrouvaient dans une situation de


catastrophe médico-psycho-sociale, encore aggravée par
l’épidémie de Sida. Les autorités se sentaient dépassées et
finalement, c’est avec l’aide de l’armée suisse que fut fermée, en
date du 14 février 1995, la dernière grande scène ouverte à
Zurich, la gare du Letten, qui rassemblait jusqu’à
3 000 toxicomanes, issus d’autres cantons, voire de l’étranger.

Un traumatisme organisateur

Cette situation eut l’effet d’un électrochoc sur la population


suisse. Une mobilisation sans précédent réunit tous les milieux
concernés au-delà des frontières politiques habituelles. Les
professionnels de la prévention, de la thérapie, de la réduction
des risques et de la répression, se concertèrent pour faire
émerger la politique dite « des quatre piliers ».

La Suisse étant une démocratie directe dotée d’un large droit


d’initiative, des votations [2] populaires ont eu lieu sur des sujets
aussi controversés que « Jeunesse sans drogue », repoussé par
le peuple en 1997. Cette initiative proposait une politique
restrictive, basée sur l’abstinence, et interdisait strictement la
prescription de stupéfiants, même à titre palliatif.

Une deuxième initiative populaire, intitulée « Droleg » (« pour


une politique raisonnable en matière de drogues »), a
également été rejetée par le peuple en 1998. Elle proposait la
dépénalisation de la consommation, de la culture, de la
possession ou de l’achat de stupéfiants. Les premières
prescriptions médicalisées d’héroïne avaient démarré à Zurich
en 1994.

Le remboursement de ces traitements par l’Assurance maladie


a été contesté par l’aile conservatrice du pays, qui proposa un
référendum sur ce point, rejeté par le peuple en 2008, et la
politique « des quatre piliers » a été inscrite définitivement
dans la loi.

Ces votations populaires pendant plus de dix ans ont conféré


une forte légitimité à la politique suisse à l’égard des drogues,
qui s’est retrouvée à l’avant-scène sur le plan international.
Certaines positions font actuellement l’objet de discussions à
l’ONU (Global Commission on Drug policy).

La politique des quatre piliers

Le dialogue entre les mondes de la prévention, de la thérapie,


de la réduction des risques et de la répression, a fait se
rencontrer des acteurs qui jusque-là ne se parlaient pas. On a
alors assisté à un profond changement culturel. Ainsi, les forces
de police ont commencé à proposer aux personnes interpellées
d’échanger le matériel usagé contre des seringues stériles ; une
prison a offert une prescription d’héroïne à ses détenus
dépendants. Des résidentiels socio-éducatifs [3] à visée
d’abstinence se sont ouverts aux traitements de substitution
avec de la méthadone. Ces changements ont eu lieu de manière
différenciée dans les cantons suisses, avec une prédominance
pour les cantons alémaniques, davantage touchés par les scènes
ouvertes. Mais en Suisse romande, les quatre piliers ont aussi
provoqué un changement de culture orienté vers
l’interdisciplinarité. Quel fut le rôle des médecins, des
psychiatres et des psychothérapeutes, dans cette évolution ?

La Société suisse de médecine de


l’addiction

Les médecins suisses ont été fortement interpellés par la


mobilisation interdisciplinaire. Plusieurs médecins de premier
recours s’étaient employés à prescrire des produits de
substitution comme la méthadone dès la déclaration de
l’épidémie de Sida, dans une optique de réduction des risques,
déjà au début des années 1980. Mais ils n’avaient aucune
expérience en termes de santé mentale, ni de compétences en
matière de psychopathologie liée aux abus de substances
psychoactives. Les psychiatres, quant à eux, se limitaient à
gérer des hospitalisations psychiatriques en cas de crise ou de
sevrage aigu, sans offrir de ressources psychothérapeutiques à
des patients dont on attendait qu’ils formulent « une
demande ». La tradition médicale, héritée du passé viti-vinicole
du pays, s’orientait sur les comorbidités somatiques (cirrhose,
etc.) et laissait au monde social les prises en charge
généralement fondées sur l’abstinence.

Avec le traumatisme des scènes ouvertes et l’apparition de


polyconsommations (alcool et drogues) accompagnées de
comorbidités somatiques, psychiatriques et sociales, les
médecins ont dû coordonner l’action médicale de manière
interne à la profession : de la médecine sociale et préventive à
la psychothérapie des addictions, en passant par la médecine et
la psychiatrie pénitentiaire ou l’enseignement de l’approche
motivationnelle, ou encore la psychopharmacologie des
addictions. En 2000, fut fondée à Berne la Société suisse de
médecine de l’addiction (SSAM), dans le but de regrouper les
médecins concernés et de développer la formation et l’activité
de recherche clinique dans ce nouveau champ émergeant de la
médecine. Dotée d’un Conseil scientifique pour l’orienter sur le
plan académique, la SSAM s’est employée à développer des
certificats de sous-spécialité en médecine et psychiatrie de
l’addiction, entrés en vigueur récemment. Dans la Suisse
francophone, un Collège romand de médecine de l’addiction
soutient le réseau des médecins romands, avec l’appui des
hôpitaux universitaires de Lausanne et de Genève. Un appui de
l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) lui permet de
promouvoir la formation continue des médecins, à travers des
journées régionales et des sites Internet actualisés (par
exemple, www.praticiens-addictions.ch/).
Du jugement moral au jugement
clinique

Les addictions, historiquement l’alcoolisme et la toxicomanie,


ont toujours été marquées par la stigmatisation et la
moralisation, conduisant à la marginalisation et à l’exclusion
des patients. Au café du commerce, leur image est celle du vice,
de la paresse et de la jouissance indue. Le traitement ne peut
s’imaginer que par le sevrage, et la rédemption par l’abstinence.

Il faudra des prises de conscience en termes de santé publique


et de coûts sociaux pour que l’autorité politique soutienne des
programmes cliniques fondés sur des preuves scientifiques,
telle l’épidémiologie clinique. Mais c’est avec l’arrivée des
neurosciences que le jugement clinique et scientifique va faire
une avancée décisive. Grâce aux nouvelles techniques
d’imagerie cérébrale, aux modèles animaux (avec leurs rats
auto-administrateurs de cocaïne) et la découverte de gènes de
vulnérabilité, l’addictologie moderne prend véritablement
naissance.

Une nouvelle science au sein de la


psychiatrie communautaire
En 2001, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publie un
rapport sur la santé dans le monde La santé mentale : nouvelle
conception, nouveaux espoirs. Ce rapport relève le retard relatif
accumulé dans les connaissances sur les troubles mentaux et du
comportement par rapport aux maladies somatiques. Les
troubles liés à l’usage de substances psychoactives y figurent en
bonne place, aux côtés de la schizophrénie, du retard mental,
de l’épilepsie ou de la maladie d’Alzheimer. Des
recommandations sont édictées pour l’élaboration d’une
politique de santé publique respectueuse des droits de
l’homme. Il est recommandé de sortir la prise en charge de la
santé mentale des hôpitaux psychiatriques et de construire un
dispositif de soins communautaires. Il s’agit d’intégrer les soins
de santé mentale dans les services généraux de santé, d’assurer
la disponibilité des psychotropes et de créer des liens
intersectoriels, par exemple entre les mondes de l’éducation, du
social, du travail, du judiciaire ou de l’économie. Il faut
développer les ressources humaines spécialisées et favoriser la
recherche.

Une recommandation concerne en outre l’éducation du grand


public, afin de déstigmatiser le champ des troubles mentaux et
des addictions.

Au CHUV et à l’université de Lausanne, le Département de


psychiatrie va suivre ces recommandations et déployer un
nouveau Service de psychiatrie communautaire intégrant les
activités d’addictologie, initiées dès 1996, peu après les scènes
ouvertes de la drogue.
Les prestations d’addictologie commencent par l’accueil en petit
nombre de populations vulnérables à la Policlinique
d’addictologie, en liaison avec les dispositifs de réduction des
risques dans la rue. Un travail d’investigation et d’orientation
permet d’accompagner les patients à différents niveaux de
soins, depuis l’hospitalisation à l’Unité hospitalière
d’addictologie jusque chez les médecins généralistes
prescripteurs de traitements agonistes opioïdes, grâce à l’appui
d’une équipe de liaison et de mobilité en addictologie qui se
déplace chez les praticiens. Un programme d’accompagnement
est offert aux adolescents à risque en milieu scolaire, un autre
est proposé au sein de formations professionnelles. De plus, un
dispositif « double diagnostic » a été mis en œuvre afin de
soutenir les établissements socio-éducatifs qui hébergent des
patients présentant à la fois une addiction, des difficultés
psychosociales et une problématique psychiatrique. Des
activités de formation ont été déployées pour un large public
socio-sanitaire et médical, à travers différentes grandes écoles,
dont la Faculté de biologie et de médecine. Enfin, le Centre de
neurosciences psychiatriques du CHUV dispose d’une équipe de
neurosciences de l’addiction, avec un modèle animal se prêtant
à de l’expérimentation translationnelle, notamment sur le rat
adolescent.

Des échanges nombreux avec des professionnels des sciences


humaines, de l’économie et du droit de la santé, mais aussi des
champs éthique, ou encore sociologique et politique sont venus
confirmer le caractère interdisciplinaire de l’addictologie.
Enfin, un dernier développement concerne la spiritualité et la
méditation. En effet, en Suisse, les hôpitaux publics
comprennent un service d’aumônerie œcuménique. À l’Unité
d’addictologie hospitalière, sur une base hebdomadaire, se tient
avec un aumônier un groupe de parole sur les besoins
spirituels, au sens large, des patients. Depuis une dizaine
d’années, nous accumulons de l’expérience sur le vécu des
patients addicts, sur leurs besoins non couverts par les
institutions religieuses, sur leur volonté de sens, tant sur le plan
privé que communautaire et sociétal. De plus, à la Policlinique
d’addictologie, un groupe pratique chaque semaine la
méditation en pleine conscience, sous la supervision d’une
psychologue et d’un ou deux soignants. La méditation en pleine
conscience ayant fait ses preuves dans le traitement de la
dépression, nous l’avons expérimentée dans celui des
addictions, notamment pour la prévention de la rechute, par
son action sur le craving, l’envie impérieuse de consommer des
drogues.

Ces nouveaux développements ont justifié mon intérêt pour les


rapports entre la spiritualité et la santé, tant physique que
mentale, liens existant et les rapports entre spiritualité et
addiction, objet du présent ouvrage.

Mais tournons-nous maintenant vers la clinique, afin de dresser


un paysage des addictions.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cable News Network (CNN) est une chaîne de télévision américaine
d'information en continu, à diffusion internationale.

[2] ↑ Dans le cadre de la démocratie directe, la population peut lancer des initiatives
pour modifier des lois et des articles de la Constitution. Lorsque le nombre de
signatures recueillies est suffisant, le peuple est amené à voter sur les amendements
proposés (votations populaires).

[3] ↑ En Suisse normande, on appelle résidentiels socio-éducatifs des institutions


d’hébergement à plein temps pour plusieurs semaines ou plusieurs mois de patients
encadrés par des éducateurs et des assistants sociaux. Il s’agit de structures non
médicalisées à différents seuils d’intervention depuis la réduction des risques jusqu’à
l’abstinence et la réhabilitation.
Vignettes cliniques

Cannabis

A lbert est un jeune homme de 19 ans. Il consulte son


médecin de famille pour des troubles du sommeil. Il
travaille dans l’informatique et souffre de difficultés de
concentration. Albert vit chez ses parents et s’isole dans sa
chambre tous les soirs. À l’examen, il est en bon état général,
mais il a l’air triste. Sa demande concerne essentiellement des
somnifères pour des troubles du sommeil.

À l’anamnèse systématique, il concède fumer du cannabis tous


les soirs, dans sa chambre, depuis plus d’une année.

Le médecin s’interroge au vu de la suspicion de dépression, à


l’origine des troubles du sommeil : quel est le trouble primaire ?
La dépression avec automédication par le cannabis ? la
consommation de cannabis avec un syndrome amotivationnel
et un repli sur soi secondaire ?

Comment investiguer ? Faut-il faire un prélèvement d’urines à


la recherche d’autres drogues ? Doit-il proposer un entretien de
famille ? Ses compétences de médecin généraliste sont-elles
suffisantes pour prendre en charge ce patient ?
Alcool

Bertrand est un homme de 50 ans. Il est voyageur de commerce


et vend des produits électroménagers. Avec le client du matin, il
prend l’apéro à 11 h 30, une bouteille de 70 cl de vin blanc
vaudois pour deux. À midi, il a une réunion de liaison avec son
collègue du Valais : avec le rôti de bœuf, ils partagent un demi
(50 cl) de rouge. Avec le client de l’après-midi, c’est l’apéro du
soir : 70 cl de vin valaisan pour fêter ça, à deux. De retour à la
maison, sa femme lui a préparé la fondue au fromage, ils
partagent un demi de blanc, et pour digérer un petit verre de
kirsch (4 cl). Le soir, c’est match de foot à la télévision :
Lausanne / Genève ! Un pack de six de bières fera les deux mi-
temps.

À la fin de sa journée, Bertrand a bu plus d’un litre de vin


« professionnellement » et poursuivra dans la soirée. Bertrand
est-il alcoolique ? Ses affaires marchent bien, son employeur est
satisfait, et les clients le trouvent sympathique. Sa femme lui est
attachée, leur mariage est heureux.

Mais son médecin traitant, lors d’un contrôle de santé, relève


une augmentation des enzymes hépatiques et une élévation de
sa pression artérielle…

Benzodiazépines
Catherine est caissière dans un grand supermarché. Elle a
35 ans et souffre à la fois de stress et d’ennui, en raison de la
monotonie de ses journées. Elle consomme des tranquillisants
(des benzodiazépines) pour tenir le coup. Elle en prend tous les
jours dès le matin et en est devenue dépendante. Le week-end,
elle sort en boîte et prend des stimulants (amphétamines,
ecstasy) pour se « lâcher ». Le problème est que, mère de
famille monoparentale, elle abandonne ses deux enfants de 3 et
5 ans dans son appartement de banlieue, au 7e étage, sans
surveillance.

La question posée à l’addictologue concerne les enfants : peut-


on lui en laisser la garde ou faut-il les placer dans une famille
d’accueil ?

Cocaïne

David est un jeune trader de 28 ans. Il consomme de la cocaïne


pour « performer » à la Bourse. D’ailleurs, il est excellent et
apprécié par sa banque. Complet trois-pièces, gel dans les
cheveux et oreillette pour son smartphone, il incarne le succès
professionnel. Le week-end, il fait la fête dans des soirées
techno et consomme pas mal d’alcool et un peu d’ecstasy pour
se mêler à la foule. Son amie du même âge n’envisage pas les
choses ainsi : elle souhaiterait fonder un couple stable et
exprime un désir d’enfant. David se sent pris dans un conflit de
loyauté et se présente à la consultation d’addictologie sur un
mode ambulatoire…

Héroïne

Elena se prostitue. À 28 ans, elle n’a aucune formation


professionnelle. Immigrée d’un pays d’Amérique du Sud, elle
rapporte des antécédents d’abus et de maltraitance pendant
l’enfance. Impulsive, elle porte sur ses bras, outre des traces
d’injection, des marques d’automutilation. Elle a échappé de
justesse à deux overdoses. Ses amis sont violents avec elle. La
prise quotidienne d’héroïne en injection atténue sa souffrance
sociale et son insécurité. Un matin, prise par une attaque de
panique, elle se couche derrière la porte de la Policlinique
d’addictologie avant l’ouverture. Les soignants la trouvent dans
un état d’angoisse et de malaise physique, et suspectent une
infection et une hépatite. Elle n’a pas de papiers…

Jeu pathologique

François est un employé de bureau de 30 ans, marié et père de


deux petits enfants de 4 et 6 ans. Le soir, en rentrant du travail,
il s’arrête au bar pour boire une bière et jouer au Tactilo, une
loterie électronique disponible dans les cafés-restaurants en
Suisse romande. Il a déjà perdu beaucoup d’argent et il tente de
se refaire au « Poker on line » sur son ordinateur à la maison,
délaissant ainsi sa femme et ses enfants pour toute la soirée, et
parfois la nuit. Il a « emprunté » à son employeur en puisant
dans la caisse de l’entreprise et il est menacé d’une plainte
pénale. Sa femme l’accompagne à la consultation du Centre du
jeu excessif [1] …

Notes du chapitre

[1] ↑ Le Centre du jeu excessif (CJE) est une consultation de la Policlinique


d’addictologie du CHUV qui reçoit des patients souffrant d’addiction sans substance,
avant tout des joueurs pathologiques aux loteries et au casino.
Les dimensions du diagnostic

O n le voit, la diversité des situations cliniques est majeure.


Comment sortir des approches subjectives, souvent
stigmatisantes ? Bertrand est-il « alcoolique » ? Si les quantités
consommées peuvent représenter un risque statistique pour la
santé, en revanche elles ne disent rien sur le comportement
addictif.

DSM, CIM

C’est la raison pour laquelle l’OMS a édicté sa Classification


internationale des maladies (CIM), actuellement en sa
dixième édition, la onzième étant en préparation. L’idée est de
fonder les diagnostics, aussi bien ceux des troubles mentaux,
sur des critères précis et universels, validés par des Comités de
révision internationaux. La difficulté est bien sûr de traiter des
compromis transculturels. Par exemple en Europe, la
consommation d’alcool fait partie de la gastronomie,
contrairement aux États-Unis. C’est pourquoi, dans la CIM, on
trouve le diagnostic d’« utilisation nocive pour la santé » avant
celui de « dépendance ».
L’Association américaine de psychiatrie, dans la quatrième
édition de son Diagnostic and Statistical Manual (DSM), parlait
d’abuse, avant d’envisager la dependence. Dans sa cinquième
édition (2013), il est désormais question de addictive disorder,
dont la gravité dépend du nombre de critères remplis par un
patient donné.

Les types de consommation

Avant la dépendance, il peut être intéressant de considérer les


types de consommation. Pour l’alcool, le premier degré de
consommation est l’usage récréatif, un verre par jour en
mangeant, ou encore un « pot » entre amis en fin de semaine.
Signalons qu’un verre par jour constitue déjà un risque en
période de grossesse. Puis vient précisément la consommation à
risque, au travail, sur la route ; ensuite la consommation à
problème, en cas de bagarre ou de violences conjugales ; enfin,
les diagnostics CIM ou DSM signent la pathologie.

Pour la cocaïne, rappelons l’usage historique des paysans des


Andes, qui mâchaient des feuilles de coca pour se donner des
forces à haute altitude. Puis vint l’usage récréatif, dans les
milieux branchés, de la poudre de cocaïne en sniff. Puis son
usage compulsif indiquant l’addiction. Plus récemment, le
freebase et le crack ont envahi le marché des junkies. La fumée,
passant directement dans la circulation pulmonaire, provoque
des effets « pic » rendant les consommateurs sévèrement
dépendants. Il en va de même de l’injection simultanée
d’héroïne et de cocaïne, le speedball qui produit des ravages
dans le réseau veineux.

Quels sont les mécanismes qui font passer le consommateur


d’un usage récréatif à une dépendance sévère ? Disons
d’emblée que la recherche a montré un polymorphisme
génétique : nous ne sommes pas égaux face aux substances
psychoactives. Plusieurs gènes de vulnérabilité à l’addiction ont
été identifiés, jouant un rôle dans l’hérédité familiale.

En outre, la recherche a montré l’apport de l’épigénétique : le


parcours de vie pendant l’enfance et l’adolescence est
déterminant, notamment en matière de psychotraumatismes
subis.

Enfin, les addictions s’accompagnent fréquemment d’autres


troubles concomitants, somatiques ou psychiques : les
comorbidités.

Les comorbidités

La consommation de substances psychoactives provoque


fréquemment des dommages somatiques, que l’on songe à
l’alcool et aux dégâts hépatiques. Mais les pratiques d’injection
des drogues illégales provoquent des dommages indirects, par
exposition aux virus transmissibles, Sida et hépatites. Les
dommages liés à l’usage de cocaïne impactent le système
cérébro- et cardio-vasculaire. Lorsque les dégâts touchent le
système nerveux central, le cerveau, le tableau clinique se
double de troubles cognitifs et de la mémoire, ce qui assombrit
le pronostic et les perspectives de rétablissement.

Ainsi, la présence de comorbidités psychiatriques rend la


situation encore plus complexe. En effet, la présence d’une
dépression, par exemple, est-elle primaire ou secondaire ? Une
vulnérabilité dépressive provoque-t-elle une addiction, ou
serait-ce l’addiction qui épuise le sujet jusqu’à la dépression ?
De plus, au-delà des causalités linéaires, primaires ou
secondaires, que peut-on observer de circulaire ? Dans le cadre
de troubles bipolaires (les anciens troubles maniaco-dépressifs),
il a été observé que l’abus de substances survient en phase
maniaque, avec une phase d’abstinence en phase dépressive.
Ainsi l’agitation en phase maniaque est-elle aggravée par la
consommation d’alcool et de stimulants, telle la cocaïne. Mais,
le plus souvent, l’anamnèse ne permet pas de définir ce qui est
primaire et secondaire ; ainsi, pour les jeunes psychotiques, dès
l’adolescence, on parle de schizo--addictive disorders…

Les comorbidités psychiatriques sont très fréquentes tant dans


les troubles de l’humeur que dans ceux du spectre de la
schizophrénie, des troubles de la personnalité et des troubles
anxieux. Pour ces derniers (nous y reviendrons), il faut tenir
compte des antécédents psychotraumatiques, et du fameux
« état de stress post-traumatique » qui, lorsqu’il est méconnu
cliniquement, est un grand pourvoyeur d’addictions.

La motivation

Pour qu’un addict entre en traitement, il ne suffit pas qu’il


présente les critères de l’addiction et des comorbidités tant
somatiques que psychiatriques ; encore faut-il évaluer sa
motivation. Historiquement, en psychiatrie et en médecine, il
fallait qu’il soit demandeur, au désespoir fréquent de son
entourage, souvent épuisé et confronté au système médico-
légal. La problématique du déni était au premier plan : déni du
problème, déni de ses conséquences, déni du traitement
nécessaire à entreprendre. Dans les années 1990, des
chercheurs ont commencé à travailler sur les processus de
motivation au changement. Les noms de Prochaska et Di
Clemente sont désormais associés à ce qu’il est convenu
d’appeler la « roue de la motivation », fondement de l’approche
motivationnelle et de la prévention de la rechute. Différents
stades de motivation au changement sont décrits, depuis la
« précontemplation », où la substance est idéalisée, jusqu’à la
décision de changer, en passant par différents stades
d’ambivalence. La rechute fait partie du cycle.

Le diagnostic de motivation s’inscrit dans l’approche globale


des addictions. Un patient peut être sévèrement malade et sans
aucune motivation de se traiter. Dans nos services, l’entretien
motivationnel est une première étape de notre dispositif. On
dresse avec le patient un bilan des aspects positifs de sa
consommation : effets anxiolytiques, effets socialisants, effets
antidépresseurs, etc. Puis on examine la liste des effets négatifs,
sur le plan physique, psychique et social. Le patient n’est pas
habitué à inventorier les effets positifs de sa consommation :
cette réflexion lui ouvre les yeux sur les aspects inconscients et
permet de chercher avec le thérapeute des alternatives à
l’automédication.

La crise

Pourquoi un patient qui consomme des substances depuis des


années se décide-t-il à consulter – souvent en urgence, à la
veille d’un week-end ? L’approche systémique nous apprend à
considérer le contexte du patient. Le « pourquoi maintenant ? »
est déterminé par des facteurs environnementaux : couple,
famille, logement, justice, services sociaux, sont autant de
facteurs de stress mais aussi incitatifs à la consultation.

L’expérience clinique montre que la plupart des patients


cherchent dans leur vie privée des partenaires qui ont « besoin
qu’on ait besoin d’eux ». Cet arrangement dyadique est coûteux
relationellement : le « besoin du besoin de l’autre » met chaque
membre de la dyade au risque de l’angoisse de séparation, et au
risque de crise du rapprochement.

Typique de la structure limite de la personnalité, cet étayage


provient des difficultés d’individuation/séparation dans
l’histoire du développement affectif du sujet : souvent, le
patient est issu d’un couple parental où la mère déploie une
emprise sur l’enfant, dans un contexte où le père est insuffisant
ou absent, notamment dans les cas d’addiction. Il faudra alors
s’attendre de la part du patient à des demandes paradoxales, du
type « Au secours, ne m’aidez pas ! », ce qui laisse perplexe le
thérapeute inexpérimenté. En effet, en termes de contre-
attitudes, il est pénible d’être confronté à un patient qui « mord
la main qui le nourrit ». Cette problématique de la crise
d’étayage est largement liée aux antécédents carentiels et
traumatiques du sujet, ce que nous approfondirons plus loin.

La question des ressources, dont la


spiritualité

Le diagnostic holistique ne doit pas se limiter aux problèmes du


patient, mais s’étendre à ses ressources disponibles. En effet, le
patient possède des ressources potentielles tant groupales que
sociétales ou culturelles, incluant la spiritualité. Notamment :
quelles sont les ressources disponibles en matière conjugale et
familiale, sociale, par exemple en termes de droit aux
prestations, de logement, de permis de séjour, etc. ? Sur un plan
culturel et spirituel, fait-il partie d’un groupe informel de
migrants ou, plus formel, d’une communauté spirituelle et
religieuse ? Comment le patient comprend-il sa situation ? Quel
sens existentiel donne-t-il à sa destinée ? Une directive du
[1]
DSM5 astreint les psychiatres américains à effectuer une
anamnèse culturelle et spirituelle. Qu’en est-il en Europe ?
Sommes-nous capables d’affronter notre difficulté à poser ces
questions ? C’est précisément cette difficulté européenne que
nous souhaitons interroger dans la suite de cet ouvrage.

Notes du chapitre

[1] ↑ Diagnostic and Statistic Manual, 5e édition.


Place de la spiritualité

Définition

I l est d’un grand intérêt théorique et pratique de distinguer


spiritualité et religion.

La spiritualité peut être définie comme un besoin naturel et


universel, commun à tous les humains de toutes les époques. Ce
besoin de sens et de cohérence avec soi-même, autrui et
l’univers, peut être religieux ou non, comme dans les
spiritualités profanes que sont les arts ou les sciences. Pour
exemple, la science permet l’émerveillement, comme la
musique ouvre à l’invisible. Albert Einstein a prédit que, un
jour, tous ceux qui sont préoccupés sérieusement de science
finiront par comprendre qu’une intelligence habite la nature,
une intelligence immensément supérieure à celle de l’homme.

Les religions, quant à elles, répondent à ce besoin de sens par


des médiations institutionnelles et culturelles, par des hommes
inspirés qui, par leur révélation, instituent des dogmes et des
rituels permettant d’interpréter le monde collectivement et de
donner du sens à nos communautés.
Spiritualités et religions inscrivent l’humanité dans un
référentiel symbolique autorisant créativité et responsabilité,
au contraire des sectes, qui interdisent liberté individuelle et
créativité à l’écart du groupe et de la soumission au gourou. Les
sectes sont propices aux addictions religieuses, en substituant
une aliénation par une autre.

Mais qu’en est-il des rapports entre addictions et spiritualités


authentiques ?

Spiritualité et santé

De nombreuses études montrent l’impact majoritairement


favorable de la spiritualité sur la santé, tant physique que
psychique. D’origine essentiellement américaine, ces études
sont moins connues en Europe, notamment en France et dans
les pays francophones, tout empreints de laïcité. La plupart des
études montrent un effet favorable, indifférent pour quelques
autres, et une minorité montre un impact négatif, en général en
raison de croyances ou de dogmes limitant l’accès de ces
personnes au système de santé, à l’exemple des Témoins de
Jéhovah qui refusent les transfusions sanguines.
Quelques données sur les
addictions

C’est dans le cadre du suivi de grandes cohortes de patients


alcooliques, pendant plusieurs années aux États-Unis, qu’est
apparu un phénomène jusqu’alors inconnu : les rémissions
spontanées, pouvant aller jusqu’à 30 % des patients, c’est-à‑dire
une proportion égale au succès des traitements. Des études
canadiennes et suisses ont alors entrepris de rechercher des
facteurs de rétablissement en dehors des traitements de cette
population particulière. À leur grande surprise, ils découvrirent
une pluralité de facteurs protecteurs, au premier rang desquels
figurait la spiritualité : Jésus, Bouddha, Mahomet, mais aussi
des facteurs profanes comme le grand amour, le café ou le
chocolat… Ces études ont provoqué un grand intérêt dans le
monde clinique, qui s’en est largement inspiré pour les
techniques de prévention de la rechute et pour l’élaboration de
l’approche motivationnelle.

Aspects théoriques et scientifiques

La découverte des rémissions spontanées a posé le socle


scientifique de la recherche dans les rapports entre addiction et
spiritualité. Intuitivement, on conçoit bien un rapport inversé à
la question du sens : automédication menant à
l’autodestruction dans l’addiction, faisant face à l’absurde et au
désespoir ; à l’opposé, quête de sens, de cohérence, de sagesse,
voire de compassion, protégeant le sujet dans sa quête de vie et
de créativité personnelle. L’intuition que nous vivons dans une
société « addictogène » se vérifie au quotidien de la publicité et
des distractions qui nous détournent de l’essentiel, c’est-à‑dire
de l’être au bénéfice de l’avoir. Nous sommes dans une
civilisation d’addiction générale, addict au quantitatif, au
numérique, dans un matérialisme étanche aux fraternités
indispensables, à la joie de vivre et au bonheur des humains.

Mais ces intuitions restent à être démontrées scientifiquement,


ce qui devient possible en ce début de XXIe siècle où de nouvelles
perspectives de congruence entre les sciences humaines et les
sciences naturelles sont rendues possibles par les
neurosciences. Nous allons maintenant mener l’enquête, à la
recherche des mécanismes d’action de la spiritualité sur
l’addiction.
Substances et civilisation

À l’aube de l’humanité, les drogues

E ssayons de nous représenter ce qu’ont vécu les premiers


humains lorsqu’ils accédèrent à la conscience réflexive.
Car il faut bien accepter, si on en croit la théorie de l’évolution,
que des primates ont quitté la dimension animale et la vie
instinctuelle pour découvrir leur finitude. Livrés à eux-mêmes
face à un monde immense, inconnu et menaçant, ils doivent
affronter l’angoisse. Stanley Kubrick en a donné une
magnifique métaphore avec le monolithe de 2001 l’odyssée de
l’espace. On pourrait aussi penser que c’est une bonne
représentation de ce que la Genèse veut montrer lorsqu’Adam
et Ève sont chassés du paradis originel. Libérés de leur
condition symbiotique avec la Nature et la Création, ils devront
dorénavant faire usage de leur liberté et de leur responsabilité.
Comment interpréter le monde ? Comment s’orienter dans
l’univers ? Il faut voir l’invisible. Et pour cela, il y a le chamane,
à la fois prêtre et médecin, qui, grâce à ses drogues, est un
passeur de mondes et permet d’accéder aux dieux. Toutefois,
cet usage de drogue se fait dans des rituels bien codifiés, et les
états de conscience modifiée induits sont inscrits intimement
dans la culture ancestrale.
Dans l’Antiquité, le cannabis

Au 4e millénaire avant J.-C., des rois se faisaient embaumer


dans du cannabis. En effet, des fouilles au Pakistan ont mis en
évidence des tombeaux dont les momies royales étaient truffées
de cannabis, et les analyses ont montré que l’application n’avait
pas été qu’externe, mais que le défunt en avait largement
consommé avant sa mort.

Vers la même époque, les Égyptiens fabriquaient la première


bière, avec l’orge des berges du Nil. Plus tard, les Grecs vont
diviniser l’ivresse par la figure de Dionysos et des fureurs
pulsionnelles, tout en affirmant qu’il fallait passer du culte du
vin au culte divin dans la figure d’Apollon, dans l’ivresse
poétique du Dieu guérisseur. En Orient, l’opium est répandu
dans des fumeries socialement intégrées et culturellement
acceptées, pour diminuer la souffrance humaine. Chez les
Romains, l’ivresse sacrée des devins forge leurs oracles.

Dans le christianisme, le vin

Ici, c’est le vin qui prend une place centrale. L’alcool, comme
substance psychoactive anxiolytique, euphorisante à petite
dose, est un symbole de la bonne humeur, de la fête et du
rapprochement entre les gens. De plus, l’analogie avec le sang
que permet sa robe rouge se prêtera au symbole chrétien du
sang du Christ. En effet, le pain et le vin de la sainte Cène
symbolisent le corps et le sang du Christ donnés pour la
communion entre Dieu et l’humanité réconciliée. Cette fête, ces
Noces mystiques avaient été préfigurées par le premier miracle
du Christ, aux noces de Cana. Sur injonction de sa mère, Jésus
transforme de l’eau en vin, pour que la fête ne soit pas gâchée
et puisse continuer dans la joie. Ce miracle peut être associé à
celui de la multiplication des pains, symbole de la générosité
divine. Lors du jeudi saint, le pain et le vin prendront leur
dimension mystique, le Christ annonçant qu’il ne boira plus de
ce vin avec ses disciples, mais qu’ils se retrouveront pour boire
le vin du Royaume. Ce rituel, qui se perpétue depuis plus de
deux mille ans, montre le chemin d’une humanité transfigurée
par le don et la réconciliation avec son Créateur. Cet état de
conscience supérieur est symbolisé par la joie procurée par le
vin, métaphore du sang du sacrifice divin, libérant l’humanité
de son angoisse.

La Némésis des temps modernes

Au XIXe siècle, l’industrialisation fait éclater les cadres culturels


de consommation. Le gin, produit massivement et bon marché,
inonde le prolétariat anglais ; on assiste au premier phénomène
d’alcoolisme de masse. Les dégâts sanitaires et sociaux sont
considérables ; au début du XXe siècle, un lit sur cinq est occupé
par un alcoolique dans les hôpitaux. Le tabac suivra le même
chemin avec la production industrielle de cigarettes.
Aujourd’hui, la fumée de cigarette est la première cause de
mortalité évitable dans le monde. Les médicaments
psychotropes sont prescrits massivement dans tous les pays
développés, en accord avec une véritable médicalisation du
mal-être, et sont l’objet de divers trafics clandestins. Pour les
drogues illégales, on relève la culture massive du cannabis
jusque chez les particuliers, provoquant chez les jeunes
d’épineux problèmes dans le champ de l’éducation et de la
santé mentale. Mais c’est surtout pour les drogues dites
« dures », comme l’héroïne et la cocaïne, et plus récemment
aussi pour les drogues de synthèse, que l’on assiste à une
mondialisation des trafics, liée au profit monstrueux généré par
la prohibition et l’échec de la War against drugs.

On est donc bien loin des doux hippies Peace and love dont
l’usage de drogues était ritualisé en termes de valeur
communautaire. On assiste bien plutôt à un recours chaotique à
toutes sortes de substances psychoactives, licites et illicites,
pour se défoncer, soit dans des naufrages urbains pour les plus
vulnérables, soit dans une fuite en avant pour la compétition et
la performance à tout prix, chez ceux qui restent socialement
insérés et qui abusent de psychostimulants telles la cocaïne et
les amphétamines. Ils ne tarderont d’ailleurs pas à rejoindre
après épuisement les marges des grandes villes, junkies
cumulant les dégâts médico-psycho-sociaux, dont de graves
comorbidités psychiatriques.
Les drogues ont donc bel et bien perdu leur caractère
initiatique et, en dehors des plaisirs liés à la transgression chez
les adolescents, les rituels ont disparu, dans une désacralisation
du monde. Car finalement, pourquoi ne sommes-nous pas tous
drogués, à rechercher l’efficacité des substances psychoactives
pour moduler nos états cognitifs et affectifs ? L’addiction aux
drogues n’est-elle pas finalement qu’un avatar de notre
civilisation ? Notre volonté de tout contrôler de manière
comptable nous fait basculer dans une Némésis quantitative,
dans une horreur économique, une furie administrative. Il faut
sortir de cette addiction générale, en rappelant nos finitudes,
notre rapport au manque, nos devoirs de fraternité. La
fraternité, ce troisième emblème des Droits de l’homme, a été
un peu oublié après la liberté revendiquée par les droites
libérales, et l’égalité revendiquée par les gauches sociales. Faut-
il voir dans l’intérêt des Occidentaux pour le bouddhisme une
prise de conscience des limites de notre civilisation ? La
méditation, nous rapprochant davantage de l’être que de
l’avoir, oriente aussi vers la compassion, cet envers de
l’addiction. Méditation et compassion sont des constituants
universels des spiritualités.
Les Alcooliques Anonymes

Un peu d’histoire

A ux États-Unis, l’addiction est fortement connotée avec la


spiritualité, en raison de la très grande présence du
mouvement des Alcooliques Anonymes (AA) et de leur
programme dit des « douze étapes ». Le mouvement AA a été
fondé en 1935 par un certain Bill W. et un médecin, le docteur
Bob, tous deux alcooliques en rétablissement. Ces fondateurs
étaient proches du « groupe d’Oxford », où avait siégé
notamment William James, auteur de Variétés de l’expérience
religieuse et de Carl Gustav Jung. Jung avait eu en traitement un
patient américain alcoolique qui avait rechuté, et à qui il avait
conseillé de vivre une expérience spirituelle ou religieuse, seule
capable de le motiver. Ce patient parvint à se rétablir et à aider
d’autres amis, notamment Bill W.

Les principes fondateurs des AA sont consignés dans un « Gros


Livre [1] » qui décrit les fondements et les valeurs du
mouvement : s’en remettre à une puissance supérieure, ou Dieu
tel que nous le concevons ; l’abstinence un jour à la fois ;
réunions et échanges d’expérience entre membres ; anonymat ;
parrainage et autofinancement.
Les douze étapes

Le processus de rétablissement est décrit en douze étapes.


Celles-ci ont été rédigées en écriture automatique par Bill,
toujours influencé par le groupe d’Oxford. Dans les étapes, qui
commencent par un aveu d’impuissance face à l’alcool et de
perte de maîtrise de la vie, le processus fait appel à la Puissance
supérieure, seule capable de rendre la raison, permettant au
sujet de retrouver confiance et de procéder à une
reconstruction morale et sociale de sa vie. Prière, méditation et
réveil spirituel font partie des étapes et participent à la
diffusion du mouvement dans le monde. Les AA ont adopté la
« prière de la sérénité » comme rituel récité par les participants
lors des réunions en se donnant la main. Cette prière, d’origine
incertaine mais probablement stoïcienne, donne un cadre
éthique qui convient bien au mouvement : « Mon Dieu, donne-
moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas
changer, le courage de changer les choses que je peux, et la
sagesse d’en connaître la différence. »

AAconnaît une diffusion internationale dans 162 pays et plus de


100 000 groupes, totalisant environ 2 millions de membres. Le
succès du modèle a donné naissance à des applications pour
d’autres dépendances : Narcotiques Anonymes, Joueurs
Anonymes, etc. L’efficacité de l’approche spirituelle proposée
par AA a été mesurée dans plusieurs études, qui montrent une
transformation et une évolution spirituelle des personnes de
manière statistiquement significative. Il est aussi intéressant de
noter que cette évolution ne dépend pas des convictions
religieuses, ni de l’athéisme des sujets. De plus, c’est la nature
spontanée du processus au sein du mouvement qui est
opérante : une tentative de soutenir le développement spirituel
par un programme de guidance s’est avérée inefficace. La
nature spirituelle du mouvement a été d’emblée revendiquée
par Bill W., qui s’estimait physiquement malade (ill),
psychologiquement malade (ill) et spirituellement souffrant
(sick).

On pourrait en effet considérer l’addiction comme une maladie


« sacrée » de notre modernité, par sa recherche d’état de
conscience modifiée, par ses aspects « idolâtres » et ses « faux
dieux » que sont les substances psychoactives. Et le traitement
consisterait, dès lors, à trouver un chemin hors de l’addiction,
chemin fait de liberté retrouvée et de responsabilités assumées
par une meilleure conscience de soi, tout en acceptant le
mystère. Parmi les éléments favorisant le rétablissement au
sein de AA, on compte les aspects spécifiquement spirituels,
comme la méditation, la prière et l’acceptance, mais aussi des
éléments non spécifiques, comme l’amélioration des habiletés
sociales, de l’estime de soi, de soutien émotionnel ou des
expériences de relaxation.

Spiritus contra spiritum


Pour Carl Gustav Jung, c’est bien la spiritualité qui est
spécifiquement au cœur du rétablissement. Dans une lettre à
Bill W. à propos de la guérison du patient américain à qui il
avait conseillé de vivre une expérience spirituelle, il exprime sa
conviction que notre monde va à sa perdition s’il ne reconnaît
pas les besoins spirituels de l’humanité, dans une nécessaire
introspection religieuse en profondeur, pour forger un
sentiment d’appartenance communautaire. L’individu isolé
n’arrivera pas à résister aux forces du Mal s’il n’accède pas à
des ressources spirituelles. Dans sa lettre, Jung montre que le
patient, à travers son envie impérieuse de boire de l’alcool,
exprimait en fait une soif spirituelle d’un degré inférieur, d’une
quête d’union avec Dieu. Il ajoute qu’en latin, Spiritus signifie à
la fois l’alcool et l’esprit, et que le même mot désigne
l’expérience religieuse la plus élevée et le poison le plus
dépravant. Il cite alors la formule des alchimistes, Spiritus
contra spiritum, qui désigne en même temps la source du mal et
son traitement.

Enjeux et perspectives

Bien évidemment, un tel positionnement nous place aux


confins de la médecine. Même aux États-Unis, où la population
est plus ouvertement religieuse qu’en Europe, la place de la
spiritualité dans les traitements est l’objet de controverses. Ses
défenseurs y voient une approche holistique, tenant compte de
tous les besoins des patients, et s’appuient sur les études qui
démontrent son efficacité. Ses détracteurs, en revanche, y
voient la main-mise possible de groupements religieux
fondamentalistes, en rupture avec la science, notamment les
créationnistes. Ils craignent le passage d’une aliénation à une
autre. Il faut dire que le fossé entre la foi et la science se creuse
depuis longtemps. Le siècle des Lumières s’était fait fort de se
débarrasser de l’obscurantisme ; la raison devait triompher de
la religion. Au XIXe siècle, le positivisme a encore renforcé cette
tendance et les sciences humaines n’y ont pas échappé,
participant au désenchantement du monde. Dans ces
conditions, comment aborder scientifiquement la question de la
spiritualité ? Il semble bien que des éléments de réponse
puissent venir de la recherche clinique. Car s’il apparaît que la
dimension spirituelle est bénéfique pour la santé des patients,
religieux ou non, c’est alors un devoir pour la médecine
d’intégrer ce champ dans ses préoccupations cliniques. Mais
comment l’aborder, avec quelle légitimité ? Qui doit en
discuter ? Quand et comment aborder cette dimension avec le
patient ? Toutes ces questions sont complexes, difficiles à
résoudre, surtout en psychiatrie qui est en tension affichée avec
la religion, dès ses débuts.

Notes du chapitre

[1] ↑ En anglais « The Big Book », le Gros Livre, est le texte de référence du
mouvement des Alcooliques anonymes. Il en contient tous les principes utiles pour le
rétablissement.
Psychiatrie et religion

Une tension fondamentale

L a tension entre psychiatrie et religion est à inscrire dans le


cadre plus large du fossé qui se creuse entre la science et la
religion, et ce dès la philosophie grecque, notamment avec
Aristote. Cette séparation apparaît également en médecine avec
Hippocrate, qui en pose les premiers fondements scientifiques.
C’est la naissance du rationalisme, qui va se développer tout au
long de la philosophie occidentale jusqu’au matérialisme
scientifique contemporain. Mais d’emblée, deux voies parallèles
se développent séparément : déjà du temps d’Hippocrate, le
culte du dieu guérisseur Asclépios reste très vivant et pratiqué.
Dans les grandes religions, les maladies sont considérées
prioritairement sous l’angle démonologique, même si une
reconnaissance est accordée à leurs aspects naturels. C’est au
XVIIIe siècle, dit « des Lumières », que la nature va remplacer

Dieu en Occident, et que face à la perte de pouvoir de l’Église et


des prêtres, notamment lors de la Révolution française, les
médecins vont endosser un rôle majeur tant moral que
scientifique.

En psychiatrie, domaine frontière entre la médecine et la


religion, les tensions s’exacerbent au vu de la proximité des
questions abordées dans le champ de l’esprit. Une antipathie
réciproque se développe, avec des clivages et des barrières
solides érigées entre les deux camps. La science médicale
n’étudie pas les aspects liés à la religiosité des patients, et les
psychiatres n’ont ni les connaissances nécessaires, ni les
compétences techniques pour aborder leurs patients dans ce
domaine. Du côté des religieux, une grande méfiance règne
envers le monde psychologique et psychiatrique, vécu comme
mécréant et souvent comme arrogant, malgré le respect dû à la
science.

Réductionnismes

Dans cette logique d’affrontement, on voit fleurir des deux côtés


une bonne dose de réductionnisme, défini comme la tendance à
réduire systématiquement un domaine de connaissance à un
autre plus particulier, considéré comme plus fondamental (par
exemple, du biologique au physico-chimique, du social à
l’économique).

En psychiatrie, le réductionnisme s’allie au matérialisme


scientifique dans une posture scientiste – soit une attitude
philosophique qui prétend résoudre les problèmes
philosophiques par la science. Sigmund Freund en est le
représentant emblématique.
Mais il n’y a pas que la psychanalyse, comme nous le verrons
pour s’inscrire dans une perspective réductionniste. La
neuropsychiatrie, au fil des développements neuroscientifiques,
réduit l’expérience religieuse à des troubles neurologiques :
c’est bien sûr l’épilepsie, « maladie sacrée » des Anciens, qui
sera mobilisée pour expliquer les phénomènes les plus
spectaculaires du paysage religieux. C’est surtout l’épilepsie
temporale qui est convoquée pour expliquer les états de
conscience modifiée, appliquant visions, intuitions et
révélations. Saint Paul est un candidat idéal pour le diagnostic
d’épilepsie temporale : en effet, ébloui par un éclat lumineux, il
chute, entend une voix, reste aveugle plusieurs jours et se met à
beaucoup écrire, ce qui est un critère diagnostique,
l’hypergraphie ! Sa personnalité en reste durablement modifiée,
encore un critère…

Au moins auront-ils échappé au diagnostic de psychose


délirante, l’accusation réductionniste la plus sommaire puisque
reposant sur la notion de délire. Or, le délire est défini
soigneusement comme une conviction inébranlable, souvent à
caractère bizarre, mais s’écartant de la culture et des croyances
admises dans la communauté du sujet. Ainsi, la présence du
Christ dans l’hostie à la sainte Cène n’est pas considérée comme
une idée délirante. On peut d’ailleurs distinguer entre délire
mystique et état mystique par des critères fonctionnels : dans le
délire, le sujet souffre, il est persécuté, entend des voix qui
l’accusent, il se replie sur lui-même dans un retrait social
important et, sans traitement, s’enferme dans un processus
difficilement réversible d’autodestruction et
d’hétéroagressivité. Tout au contraire, dans les états mystiques,
le sujet éprouve du plaisir, de l’extase, se sent connecté à
l’univers dans un état de communion universelle, ouvert à
l’Autre. Ces états sont réversibles et alternent avec des périodes
d’engagement dans la communauté. Ces distinctions sont
importantes car d’une grande utilité en clinique : en effet, les
thématiques religieuses sont fréquemment rencontrées dans le
cadre de la schizophrénie, ce qui a renforcé la méfiance des
psychiatres à l’égard de la religion.

Dans le champ de la névrose, en plus de la névrose


obsessionnelle mentionnée plus haut, on trouvera l’hystérie,
souvent réputée pour être à la source de manifestations de
conversion, avec ses effets supposées sur le corps, notamment
le plaisir extatique, que l’on songe à sainte Thérèse d’Avila qui
se fait pénétrer par une lance christique. Là aussi, les
mécanismes hystériques sont invoqués sans mentionner la
critériologie permettant de distinguer hystérie pathologique
avec une souffrance personnelle et des perturbations
relationnelles, au contraire des traits hystériques créatifs que
l’on retrouve chez la plupart des grands artistes.

À côté de l’hystérie, on rencontre sur le banc des accusés le


groupe des troubles dissociatifs. Ces troubles, comme le
somnambulisme ou les fugues psychogènes, regroupent des
états où le sujet vit sur une partie de son Moi, comme dans le
trouble dit de « personnalités multiples », dans lequel le patient
peut vivre toute une série d’identités différentes, chacune étant
à tour de rôle très investie et reconnaissable par autrui, sans
que le sujet en ait conscience. Ces troubles dissociatifs ont
montré qu’ils sont largement liés à des séquelles d’état de stress
post-traumatique, et même s’ils impliquent une modification de
l’état de conscience, ils n’ont visiblement pas un rôle
généralisable dans la genèse des phénomènes religieux.

Venant d’aborder le réductionnisme de la clinique


psychiatrique, nous verrons plus loin qu’un réductionnisme
plus subtil est en train de s’installer, prenant appui sur les
travaux de la génétique et de l’imagerie cérébrale fonctionnelle.
Mais voyons si le réductionnisme s’applique également du côté
des spirituels et des religieux.

En l’occurrence, il ne s’agit pas tant de réductionnisme que de


dogmatisme. En effet, le dogme va s’opposer à la science, en
tant que point de doctrine établi comme une vérité
incontestable – que l’on songe à Galilée, qui n’a été réhabilité
par le Vatican qu’en 1992. Le conflit historique entre la foi et la
science va durer très longtemps, car son enjeu n’est rien moins
que la question de la Vérité. Idéalisme et réalisme s’affrontent
sur le statut de la connaissance, alors que matérialisme et
spiritualisme s’affrontent sur le statut de l’être. Pour le
spiritualisme, l’univers possède une nature spirituelle
supérieure à la matière. Du coup, l’homme possédant un esprit,
une âme, ne se réduit pas à la seule matière. Le spiritualisme
remonte aux philosophies présocratiques, notamment à
Anaxagore, au VIe siècle avant J.‑C. pour qui l’esprit s’oppose à la
matière inerte. Plus tard, Leibniz, spiritualiste moniste, affirme
que l’esprit constitue l’unique réalité, la matière n’étant qu’une
illusion sensorielle. Pour lui, la matière se rapporte à l’énergie,
force impossible à percevoir et de nature spirituelle.

Avec Descartes, à la suite de Platon, réapparaît le dualisme,


avec une matière autonome qui obéit à ses propres lois et
l’esprit qui coexiste parallèlement dans les lois propres à sa
substance. Bergson va tenter d’aller au-delà du dualisme, en
affirmant la vie comme non réductible à ses processus physico-
chimiques, le cerveau étant un support qui permet à l’esprit de
s’insérer dans la réalité. On le voit, spiritualisme et dualisme ne
sont pas compatibles avec le matérialisme scientifique, pour
lequel la matière est la réalité fondamentale de l’univers, et la
méthode scientifique le seul chemin fiable vers la vérité. Cet
antagonisme est encore très actuel, notamment dans la
thématique de l’évolution où sévit le créationnisme et sa lecture
littérale de la Genèse, en conflit frontal avec la théorie
scientifique valide actuellement. Certains fondamentalistes
chrétiens américains ont même recouru, et parfois avec succès,
aux tribunaux, pour faire valoir leur point de vue. En face, le
réductionnisme du déterminisme génétique de la sociobiologie
interdit tout dialogue possible.

Des zones frontières

Il existe pourtant des domaines frontières où se rencontrent, en


se chevauchant, psychiatrie et religion. La science s’y trouve à
ses limites et permet en leur sein des controverses, souvent
passionnées. Un bon exemple est celui des expériences de mort
imminente (EMI). Ces récits de patients ayant vécu des périodes
de mort clinique ont toujours frappé les esprits, déjà dans les
temps immémoriaux, et les grandes religions s’en sont inspirées
pour figurer le passage dans l’Au-delà – que l’on songe, par
exemple, au bouddhisme tibétain et à son Livre des morts. En
Occident, ce sujet a été rapporté sérieusement par des alpinistes
ayant fait des chutes en montagne, puis par des médecins
recueillant les récits de patients étant sortis de réanimation
avec succès. Le docteur James Moody en fait partie, son best-
seller Life After life a eu un succès mondial, avec plus de 20
millions d’exemplaires vendus à ce jour. Certes, les récits
rapportés sont troublants, d’une part par leur similitude et leur
aspect universel, d’autre part parce qu’ils décrivent des
phénomènes inexplicables scientifiquement, comme de relater
des faits, des vues ou des éléments de conversation auxquels il
leur était impossible d’accéder dans leur position. Les
neuroscientifiques ont pu montrer qu’en ce qui concerne les
récits de sortie du corps, on pouvait obtenir le même résultat en
stimulant la jonction temporo-pariétale droite, ce qui provoque
un phénomène d’autoscopie. Évidemment, cet argument
apparaît tout à fait réductionniste pour ceux qui n’y voient
qu’une explication très partielle d’un phénomène beaucoup
plus complexe, qui au-delà de l’autoscopie inclut des
déplacements en esprit, comme dans le voyage astral. À leur
tour, les psychiatres voient dans le voyage astral un trouble
dissociatif typique. On le voit, la discussion est loin d’être
terminée et aura besoin d’un certain nombre de recherches
fondées sur des preuves pour faire avancer le débat.

On retrouve dans cette controverse le thème de la suggestion :


des sujets naïfs se laisseraient influencer par leur désir ou par
un tiers qui leur propose des images ou des idées à leur insu. La
suggestion est par ailleurs reconnue pour être efficace.
Notamment dans l’effet placebo, redoutable concurrent des
médications officielles, il semble bien que nous aurons encore
des surprises, au vu des travaux d’imagerie cérébrale sur les
zones impliquées. Par exemple, le placebo agit sur les mêmes
zones que les antidépresseurs, ce qui expliquerait au passage la
faible différence d’efficacité entre les deux produits, comme l’a
montré récemment une méta-analyse des traitements
pharmacologiques de la dépression. Mais la suggestion reste le
mécanisme principal invoqué pour expliquer les effets de
l’hypnose. C’est la raison pour laquelle Freud avait renoncé à
ces techniques, car il voulait la participation volontaire de ses
patients à la découverte de leur inconscient. L’hypnose est
toujours d’actualité clinique, comme adjuvant aux
psychothérapies, dans différentes indications
psychosomatiques, par exemple dans le traitement de la
douleur. Elle est avant tout une pratique selon différentes
écoles et commence à être étudiée en imagerie cérébrale
fonctionnelle. Déjà à l’électroencéphalogramme, on savait
qu’elle se différencie du sommeil ou de la méditation. Avec les
récents travaux d’imagerie, on s’aperçoit qu’elle mobilise
plusieurs zones cérébrales cortico-sous-corticales, ce qui
confirme la complexité de ses mécanismes d’action et sa
spécificité parmi les états de conscience modifiée. Ces états sont
encore loin d’être élucidés scientifiquement et font partie des
zones frontières entre psychiatrie et religion. Le chamanisme,
notamment, est centré sur la transe, lors de laquelle le chamane
visite des mondes parallèles où il rencontre l’âme de son
patient. Les états de conscience modifiée sont porteurs de
développements potentiels importants dans le champ
thérapeutique, comme le montre le nouveau traitement inspiré
de l’hypnose qu’est le Eye Movement Desensitization and
Reprocessing (EMDR). L’EMDR a fait ses preuves dans le traitement
des états de stress post-traumatique et, plus récemment, dans le
domaine des addictions. Là encore, l’imagerie apportera des
réponses complémentaires à l’interface du cortical et du sous-
cortical dans l’analyse, cette fois, non plus de zones cérébrales
mais de circuits. En effet, c’est probablement dans une
approche beaucoup plus dynamique et fonctionnelle que se
laisseront étudier les états de conscience modifiée, sans oublier
leur dimension relationnelle puisque, à l’avenir, les techniques
d’imagerie cérébrale fonctionnelle permettront de voir
fonctionner le cerveau en réseau.

Il n’en reste pas moins que le dialogue entre psychiatrie et


religion reste difficile, en raison de barrières idéologiques
fondamentales. Plusieurs modalités ont été définies pour
décrire les tentatives de coexistence :

– le déni par la science de toute validité de la religion ;

– le déni par la religion de toute validité de la science ;


– la science est vue comme un mode de connaissance parmi
d’autres, et ainsi peut vivre pacifiquement avec le mode
spirituel ;

– la science peut offrir des arguments plausibles pour


l’existence de l’esprit ;

– la science n’est pas en soi une connaissance du monde, mais


plutôt une interprétation de ce monde, et dès lors, elle a la
même validité, ni plus ni moins, que la poésie ou les arts ;

– enfin, dernière modalité la plus récente : consciente que les


deux parties représentent des questionnements de nature
différente, elle propose une meilleure intégration en admettant
la complémentarité des perspectives.
En psychanalyse

N ous l’avons vu plus haut, Sigmund Freud est adepte de la


première posture, tout empreinte du positivisme du
XIXe siècle.

Le scientisme de Freud

Depuis Totem et tabou jusqu’à Moïse et le monothéisme en


passant par La question de l’analyse profane et Malaise dans la
civilisation, Freud s’intéresse à la question religieuse. Mais c’est
dans L’avenir d’une illusion que ses thèses culminent : la
religion est du registre de l’illusion, en cela qu’elle satisfait un
désir humain infantile par une projection sur une figure
idéalisée et protectrice, un père tout-puissant issu du conflit
œdipien, et qu’il s’agit d’apprivoiser. D’où les rituels et les
symptômes d’allure névrotique des fidèles faisant affirmer à
Freud que la religion est la névrose obsessionnelle de
l’humanité. Ce positionnement de Freud a marqué tout le
XXe siècle et a figé une ligne de front historique entre

psychiatrie et religion.

On pourrait ajouter à cette « tache aveugle » de Freud son


désintérêt, voire son déni de la question des addictions. Tout au
plus, une considération pour la jalousie alcoolique du mari
impuissant devenu paranoïaque, mais rien sur la
psychopathologie de l’addiction. Plusieurs auteurs ont fait
l’hypothèse que ce déni pouvait être fondé sur son propre usage
de la cocaïne, comme sur celui de ses patients, voire sur le
décès suite à l’une de ses prescriptions, de son collègue et ami
von Fleischl Marxow. D’ailleurs, c’est son mésusage de la
nicotine qui provoquera son décès après de très longues et
pénibles souffrances d’un cancer de la mâchoire.

Le schisme avec Jung

Carl Gustav Jung, jeune psychanalyste suisse à la clinique du


Burghölzli, à Zurich, développe une amitié et une longue
correspondance avec Freud jusqu’en 1912. Freud voyait en Jung
des perspectives de développement de la psychanalyse hors de
Vienne et hors des milieux juifs. Jung voit dans la psychanalyse
la voie d’accès à l’inconscient. Mais c’est précisément sur la
nature de l’inconscient que la crise va survenir. Pour Freud, sa
théorie des pulsions fonde l’inconscient dans la biologie, c’est-
à‑dire sur les pulsions sexuelles et leur rôle moteur dans le
développement affectif de l’individu, pulsions orales puis
anales, puis génitales. Le complexe d’Œdipe par le tabou de
l’inceste est fondateur de civilisation. Pour Jung, il en va tout
autrement : fils de pasteur, son intérêt le porte vers la religion.
L’inconscient personnel est connecté avec l’inconscient collectif,
un lieu des archétypes, figure hors du temps qui inspire l’esprit
humain, objet d’une causalité non linéaire, la synchronicité.
Pour Jung, l’Esprit est dans la Nature, et le moyen pour y
accéder est de passer par l’inconscient, siège du divin dans
l’homme. C’est bien cette position qu’il invoquait dans son
Spiritus contra spiritum, l’esprit pour guérir l’addiction. Le but
de l’existence, pour Jung, est l’individuation, c’est-à‑dire
l’exploration de l’inconscient et sa conquête par les rêves et les
archétypes, pour atteindre non pas la perfection mais la
Totalité. Ainsi, la psychanalyse jungienne, la psychologie dite
« analytique », est compatible avec la religion, car le divin dans
l’homme est accessible par l’expérience introspective des
profondeurs, dans l’opposition des contraires de type taoïste [1] ,
faisant un pont entre l’Orient et l’Occident.

Ainsi, pour Jung, Dieu est dans l’inconscient, prêt à se laisser


découvrir à travers de grands archétypes comme le Christ ou le
Bouddha, figures de l’anthropos, de l’Humain dans sa totalité.

La correspondance Freud-Pfister

C’est par Jung que Sigmund Freud fit la connaissance du


pasteur zurichois Oskar Pfister. De 1909 à 1939, ils vont avoir
une correspondance (la plus longue de Freud), et développer
une longue amitié, Pfister étant même devenu le parrain de la
fille de Freud, Anna.
Oskar Pfister était un pasteur zwinglien, qui pratiquait la
Seelsorge c’est-à‑dire la « cure d’âme », et il s’intéressait aux
« secrets pathogènes », ce qu’on appellerait aujourd’hui les
antécédents d’abus sexuels et physiques pendant l’enfance et
l’adolescence. Il étudiait aussi la conscience modifiée, comme le
« parler en langue » des protestants fondamentalistes. De plus,
il s’occupait de jeunes en difficulté sociale avec des problèmes
d’alcool et de petites délinquances. Oskar Pfister découvre dans
la psychanalyse la méthode dont le christianisme a besoin pour
développer une foi sans névrose ! Il deviendra membre non
médecin de la Société suisse de psychanalyse.

Sigmund Freud, pour sa part, ne comprend pas bien


l’enthousiasme du pasteur mais il est heureux d’avoir un
défenseur de la psychanalyse qui soit suisse et protestant.

L’échange de correspondance aura lieu de 1909 à 1939, faite de


256 lettres dont une centaine sont conservées à la bibliothèque
de Leipzig. Tous les grands sujets concernant les rapports entre
psychanalyse et religion y sont abordés dès le début.

Pfister va tenter d’intéresser Freud à la religion en le


sensibilisant au lien entre le judaïsme et le christianisme, et en
lui manifestant son admiration pour le peuple juif. Il va même
jusqu’à qualifier Freud de « grand chrétien », au vu des
capacités d’amour que la psychanalyse est susceptible de
libérer. Freud, de son côté, ne changera pas de position même
si, pour faire plaisir à son ami, il citera son collègue von
Ehrenfels, de Prague, qui traitait Freud de « protestant
sexuel » ! Freud reste dans son positivisme scientifique et
affirme qu’avec ses collègues psychanalystes, il se contente des
joies de la satisfaction, citant le poète Heine qui « laisse le ciel
aux anges et aux oiseaux »…

Pfister restera fidèle à son ami, malgré les positions publiques


que prend Freud dans ses grandes monographies concernant la
religion, comme Totem et tabou, Malaise dans la civilisation ou
Moïse et le monothéisme. Mais c’est avec la publication de
L’avenir d’une illusion que la tension entre les amis devient
perceptible. En effet, Oskar Pfister va publier une réplique dans
la revue Imago, « Die Illusion einer Zukunft » (« L’illusion d’un
avenir », la traduction n’a été publiée au Cerf qu’en 2014). Dans
ce plaidoyer-réplique, Pfister critique le réductionnisme
scientifique de Freud et son incapacité à accéder à « de plus
grands ensembles ». Selon lui, Freud ne connaît pas la « vraie »
religion et s’en prend à des formes névrotiques et infantiles.
Pour Pfister, il est possible d’accéder à une foi adulte.

Freud ne se laisse pas ébranler, cependant il concède « qu’il n’a


pas la chance d’être prêtre, mais qu’il n’avait jamais songé pour
sa part que l’on pût guider le transfert jusqu’à Dieu » !

Il faudra attendre le XXIe siècle pour explorer cette intuition de


Freud, qui s’est avérée dans des travaux de recherche sur la
possibilité d’attachement à des objets virtuels et spirituels.

Viktor Frankl et le Dieu inconscient


Viktor Frankl est un neuropsychiatre viennois contemporain de
Freud, dont il reprendra la chaire après la Seconde Guerre
mondiale. Viktor Frankl s’est laissé déporter à Auschwitz par
solidarité pour sa famille juive. Rescapé, contrairement à ses
parents, il mènera des observations sur la survie dans les
camps, dont il tirera des conclusions théoriques sur la volonté
de sens des êtres humains. Pour Frankl, les humains ont une
volonté de sens qui, si elle ne reçoit pas de réponse, produit ce
qu’il appelle le vide existentiel. Il ne conteste pas l’inconscient
sexuel de Freud, mais il affirme l’existence d’un inconscient
spirituel, et ajoute à la psychologie des profondeurs de Freud et
de Jung une psychologie des hauteurs, en citant Oskar Pfister
sur ce point. Viktor Frankl n’a été que récemment traduit en
français, en 2010 et 2012, et la découverte de sa pensée fait de
nombreux émules. La psychothérapie qu’il propose est axée sur
l’autotranscendance, sur le dépassement de soi et la production
de sens : il la baptise « logothérapie ». Celle-ci peut être
pratiquée avec des patients de tous âges, notamment en soins
palliatifs et en fin de vie, car elle procure aux patients un grand
soulagement sur la signification de leur existence, en
l’illuminant rétrospectivement de sens.

Pour Frankl, le refoulement sexuel produit les névroses


individuelles décrites par Freud. Mais, plus grave selon lui, le
refoulement spirituel produit des névroses de civilisation dont
les symptômes sont la dépression, l’agression et l’addiction.
Notes du chapitre

[1] ↑ Pour Jung, la « coincidentia opositorum », l’opposition des contraires, est une
particularité du sacré, à l’image des spiritualités orientales qui voient dans la dualité
un accès à une dimension supérieure, la non-dualité.
Les effets de la spiritualité sur la
santé
Quelques hypothèses

Eugen Drewermann

E ugen Drewermann est un théologien catholique allemand


contemporain, qui a développé une recherche personnelle
sur psychanalyse et exégèse. Sa thèse, un travail fondamental
sur la question du mal en trois tomes, relie la Genèse avec les
instruments de la psychanalyse freudienne, jungienne et
existentielle. Son postulat est que l’homme, dès qu’il a eu la
liberté offerte par la conscience réflexive, s’est volontairement
séparé de son créateur, en quittant définitivement son état
instinctuel. Sa lecture du péché originel est donc celle de la
liberté liée à la conscience humaine. Dès qu’il est séparé de
Dieu, l’homme se perd, déjà avec Caïn et Abel, puis dans toute
l’histoire de l’Ancien Testament. La théologie de Drewermann
est une théologie de la guérison, la guérison étant fondée sur le
retour de la confiance de la créature dans son créateur. Cette
pensée théologique est productive d’une grande série d’essais
touchant à tous les domaines de la modernité, comme la
violence (La spirale de la peur), l’Église (Les fonctionnaires de
Dieu), l’écologie (Le progrès meurtrier), la physique et la
cosmologie (Le testament d’un hérétique) ou des sujets plus
particulièrement psychothérapeutiques (La parole qui guérit, La
parole et l’angoisse), et bien sûr l’exégèse (Psychanalyse et
exégèse, en deux tomes), qui interprète les prophéties et les
apocalypses avec les outils de la psychologie des profondeurs.

Pour Drewermann, il faut retrouver la fraîcheur des anciens


textes, loin des lectures académiques et historiques, il faut
retrouver le sens personnel pour tout être humain. Il remet en
cause l’exégèse historico-critique, qu’il compare à des gens qui
amèneraient de l’eau par camion dans le désert au lieu de
creuser pour trouver la source.

Eugen Drewermann a rencontré l’hostilité de son évêque et


celle de l’Église catholique face à ses thèses et leur exploration.
Il s’est fait retirer son enseignement, puis sa paroisse de
Paderborn, en Allemagne, et il vit désormais aux États-Unis.

Il est pourtant le digne successeur d’Oskar Pfister, et de


nombreux Allemands l’ont considéré dans les années 1990
comme un nouveau Luther.

Rudolf Otto

Rudolf Otto est un théologien luthérien (1869-1937) de


nationalité allemande. Son ouvrage le plus célèbre Das Heilige
(« Du sacré, sur l’irrationnel des idées du divin et de leur
relation au rationnel »), est un best-seller de la théologie
allemande du XXe siècle, traduit en vingt langues. Sa définition
du sacré fait référence au numineux, notion non rationnelle
liée à une expérience se passant des sens ou des sentiments, et
dont l’objet premier et immédiat se trouve en dehors de soi. Le
latin numen fait référence à la divinité. Le numineux est un
mystère à la fois terrifiant (tremendum) et fascinant (fascinans).
Rudolf Otto fonde le principe religieux comme non réductible et
comme une catégorie en soi. L’influence d’Otto sera importante
sur Carl Gustav Jung, sur Mircea Eliade, le grand historien des
religions, et sur le théologien Paul Tillich.

Paul Tillich

Paul Tillich est un théologien allemand né en 1886, exilé aux


États-Unis en 1933, mort en 1965. Pour lui, la foi n’est ni une
connaissance, ni un sentiment, ni une tranquillité, elle est une
recherche du sens ultime de notre existence et du monde
(process). Les symboles deviennent idolâtres si on les prend à la
lettre, il faut briser le mythe, Dieu est toujours « au-dessus de
Dieu ». Il existe une phénoménologie de l’inconditionné, qui ne
peut être appréhendée que par l’intuition chez tout homme.
Paul Tillich est un penseur frontière, entre religion et culture,
entre théologie et philosophie, entre sacré et profane. Pour
Tillich, la psychanalyse est une théorie du choix des symboles.
Si on imagine un monde sans l’inconditionné, alors on s’expose
à la domination rationnelle d’un monde sans Dieu…

Aaron Antonovsky

Aaron Antonovsky est un sociologue médical, lui aussi rescapé


d’Auschwitz. Dans le camp de concentration, il observe les
facteurs de résilience des détenus. Il en retient que le facteur
primordial est celui de la cohérence. Il en infère une échelle de
la cohérence, qui mesure trois axes : la capacité de comprendre
le monde ; la capacité de gérer sa vie (avec l’aide de ce monde
ou non) ; la capacité de donner du sens.

Si les capacités sont bonnes sur les trois axes, alors la cohérence
est haute, qui mesure la capacité de salutogenèse : en effet, les
médecins sont habitués à évaluer et à étudier la pathogenèse
selon le passé du patient, mais qu’en est-il de la salutogenèse,
dans l’avenir du patient, à la recherche d’attracteurs de santé
dans le futur du patient ?

La salutogenèse est la base de tous les programmes


contemporains de promotion de la santé.

George Lakoff
Né en 1941, George Lakoff est professeur de linguistique
cognitive à l’université de Californie, à Berkeley. Ses thèses
concernent la métaphore conceptuelle au cœur de la pensée
humaine, c’est-à‑dire l’inconscient cognitif. Sa théorie concerne
la cognition incarnée et a été un best-seller aux États-Unis
(Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind and Its Challenges
to the Western Thought). Il voit une spiritualité incarnée, via
une connexion empathique avec l’univers, via le corps. Ainsi,
Dieu ineffable apparaît vivant à travers les métaphores : Être
suprême, Tout-Puissant, Créateur, Père, Souffle, Berger,
Source…
Neurosciences de l’addiction

R evenons au socle de notre discussion. Quelle pourrait-être


la convergence des neurosciences de l’addiction et des
neurosciences de la spiritualité ?

Les modèles animaux

L’expérimentation animale est très légitime en matière


d’addictologie, car elle explore le modèle de
l’autoadministration des drogues. Un petit mammifère, rat ou
souris, naturel ou génétiquement modifié, est un modèle tout à
fait valable pour les mécanismes de l’addiction chez l’humain, à
la différence des modèles pour la schizophrénie, par exemple.
Les rats alcoolo-dépendants utilisent des régions du cerveau
mammalien, conformes au cerveau pour les circuits considérés,
tant en termes de circuits anatomiques que de relais
neurotransmetteurs. Il en est ressorti que les modèles animaux
de l’addiction offrent une base comportementale tout à fait
valable pour la recherche clinique. La neuro-imagerie vient
confirmer le recrutement des mêmes circuits dans le cerveau
des émotions et de la récompense.
Le cerveau des émotions

Il est généralement admis que le cerveau humain contient en


son sein les traces de l’évolution. Une façon schématique de se
représenter la chose est de parler des « trois cerveaux » : le
cerveau reptilien gère les affects très primitifs et assure la
conservation de l’espèce ; le cerveau mammalien, ou
mammifère, gère les émotions et la conscience affective ; le
néocortex ou le cerveau humain à proprement parler est le
troisième et dernier étage sur le plan évolutionnaire biologique,
celui de la conscience réflexive. La complexité offerte par les
derniers développements de l’écorce cérébrale par rapport à
celle des primates ouvre sur une quasi-infinité de possibilités
de connexions, préfigurant la singularité de chaque individu
humain.

Mais revenons au cerveau des émotions : un vétérinaire


américain, Jaak Panksepp, a fondé les neurosciences affectives.
Son dernier ouvrage, The Archeology of Mind:
Neuroevolutionary Origins of Human Emotions, paru en 2012,
nous enseigne ce dont nous avons hérité des animaux au long
de notre évolution. Il y a sept systèmes émotionnels, du plus
ancien au plus récent sur le plan évolutionnaire. Les quatre
premiers sont déjà apparus chez les reptiles : seeking
(comportement de recherche) ; rage (fureur) ; fear (peur) ; lust
(désir sexuel).
Les trois derniers sont apparus avec les mammifères : care
(maternage) ; grief (perte, deuil) ; play (joie).

Comme on le voit, l’évolution privilégie les rapports sociaux et


les échanges émotionnels entre les individus, allant jusqu’au
plaisir de jouer ensemble.

Le stress et l’addiction

On peut facilement se représenter que le stress joue un rôle


important dans le vécu subjectif des personnes, et peut
déterminer leur comportement. Le stress est un facteur de
risque pour l’ensemble des troubles mentaux, incluant les
addictions.

Chez l’homme, le stress entraîne deux types de réaction


d’adaptation : l’une est neuronale, c’est l’activation du système
sympathique avec libération de noradrénaline dans le système
nerveux central et périphérique, incluant la commande de
décharge d’adrénaline par la glande surrénale. L’autre réaction
est neuro-hormonale : depuis le cerveau des émotions,
l’hypothalamus commande à l’hypophyse le largage dans la
circulation sanguine d’un peptide de commande, le CRF [1] , qui
va ordonner à la glande surrénale de produire et de diffuser
dans le sang du cortisol, la principale hormone du stress.
Cortisol, adrénaline et noradrénaline vont produire
d’importants changements corporels, pour la préparation à la
défense de l’individu, incluant l’anxiété.

Le stress est un facteur de vulnérabilité majeur pour les


addictions : il augmente de manière très significative les
comportements d’autoadministration chez les animaux
expérimentaux. Last but not least, des chercheurs ont montré
que des rats « knocked out » pour le gène du récepteur au
cortisol étaient incapables de s’autoadministrer de la cocaïne.
Cela constitue une importante voie de recherche, dans le sens
de tout ce qui peut diminuer le stress, comme nous le verrons
avec la spiritualité. Toutefois, les pharmacologues planchent
sur de nouvelles molécules antistress, des antagonistes du
cortisol mais qui n’auraient qu’un effet partiel, car le cortisol
est indispensable pour la survie biologique.

L’anxiété et l’addiction

L’angoisse fait partie de l’humanité fondamentale. C’est le prix


existentiel à payer pour avoir accédé en tant qu’espèce à la
conscience réflexive. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Quel
est le sens de notre destinée ? C’est une angoisse « normale »,
mais qu’en est-il de l’excès d’angoisse, c’est-à‑dire des troubles
anxieux ?

Les troubles anxieux forment un chapitre des diagnostics


[2]
psychiatriques tant de la CIM que du DSM . On y retrouve le
groupe des phobies, l’anxiété généralisée, le trouble
obsessionnel compulsif, les attaques de panique avec ou sans
agoraphobie, enfin, l’état de stress post-traumatique (ESPT). Ce
dernier nous intéresse particulièrement car il est souvent
associé à une addiction, celle-ci offrant une surface sous
laquelle se dissimule un ESPT depuis de nombreuses années.

En effet, des études épidémiologiques longitudinales ont


montré que des traumatismes comme des abus sexuels ou
physiques pendant l’enfance et l’adolescence laissent des
marques durables sur la psychobiologie du sujet. Des
distorsions permanentes de l’axe du stress neuro-hormonal
peuvent être objectivées. Celles-ci peuvent expliquer des
troubles de la personnalité marqués par des difficultés
d’attachement relationnel, des conduites d’évitement et de
l’impulsivité. Un manque d’empathie peut en outre en résulter,
venant encore aggraver les difficultés de socialisation.

Les troubles anxieux trouvent leur origine anatomique dans


l’amygdale, un noyau du cerveau des émotions qui gère
habituellement la peur. Mais il régule aussi les capacités
d’attachement, grâce à une hormone mise en évidence assez
récemment, l’ocytocine. Cette hormone régule les liens précoces
entre la mère et l’enfant, notamment lors de l’allaitement. Il est
intéressant de noter les liens entre traumatisme, peur et
attachement, car cette constellation sera le terreau du
rétablissement par la spiritualité. De plus, des études récentes
ont montré que c’est l’amygdale qui donne une tonalité
affective à toutes les informations entrantes dans le cerveau, et
c’est elle encore qui donne la tonalité de la réponse
émotionnelle à ces informations. Ainsi la balance affective
diffère selon qu’on aperçoit un bâton de bois sur notre chemin
ou une vipère ! Enfin, des études d’imagerie fonctionnelle ont
identifié l’amygdale comme déclencheur du craving, terme
anglais issu du vieux français et qui désigne l’envie impérieuse
de consommer (« crever d’envie »).

Dès lors, on s’aperçoit que les principaux mécanismes de


l’addiction reposent sur des centres sous-corticaux, c’est-à‑dire
qu’ils échappent largement à notre contrôle conscient ; osons le
dire, ils sont du registre inconscient. Mais dans l’inconscient, il
y a aussi le biologique et les déterminismes génétiques.

La génétique de l’addiction

Nous l’avons vu, il y a un déterminisme génétique des


addictions. Plusieurs gènes s’avèrent renforcer la vulnérabilité
d’un individu : gènes codants pour la dopamine, la sérotonine
ou encore les opioïdes endogènes. Il faut le répéter : nous
sommes inégaux face aux addictions ! D’abord, les anciennes
études sur les jumeaux et les enfants adoptés nous montrent
(selon un modèle evidence-based), qu’il y a un déterminisme
génétique, avec un facteur 8 de risque majoré si nous nous
trouvons face à un déterminisme biologique. Grâce à la
génomique (l’étude des gènes des espèces, incluant les aspects
fonctionnels), il est possible de délivrer des messages de
prévention, fondés scientifiquement, aux jeunes qui sont
concernés.

Ensuite, nous devons bien comprendre la recherche sur


l’épigénétique, c’est-à‑dire sur les influences de
l’environnement, du contexte ou de l’éducation, sur
l’expression des gènes. Il y a là une circularité entre gène et
environnement, qui, s’agissant de l’individu, confine à la
singularité. Chaque personne, pour le dire simplement, est
unique. La génétique est un facteur de risque, mais le libre
arbitre de chaque individu a la place pour s’exprimer, face à
l’infiniment complexe du cerveau et de l’histoire de la
personne. Le rapport entre les gènes et l’environnement est
crucial pour bien comprendre les rapports entre biologie et
culture : un environnement protecteur aura un rôle
déterminant en termes de résilience et de rétablissement,
incluant la spiritualité. Au contraire, un environnement de vide
existentiel, au sens de Frankl, sera dévastateur en termes de
réhabilitation.

Les neurosciences sociales

Des études pionnières ont mis en perspective des primates


dominants et des primates subordonnés, afin d’étudier le
rapport entre le pouvoir et les addictions en termes sociaux.
À l’aide de la neuro-imagerie, les premières conclusions ont
abouti à des résultats troublants où les subordonnés prenaient
de la cocaïne de manière compensatoire après des épisodes de
domination subie ; à l’inverse des dominants qui sont capables
de se passer de cocaïne après un épisode de domination.

Mais la question des neurosciences sociales de l’addiction


concerne aussi la problématique de l’exclusion. En effet, les
addicts se retrouvent dans des processus d’exclusion et de
marginalisation, de manière progressive. Or, l’exclusion sociale
a été démontrée comme activant le réseau cérébral
chevauchant celui de la douleur. Ces neurones jouent un rôle
crucial dans les comportements prosociaux. L’insula, un noyau
du cerveau des émotions, est impliquée dans les
comportements adaptatifs comme l’empathie. Or, l’empathie est
altérée dans l’addiction. Il s’agit d’un véritable défi dans le
champ de la réhabilitation.

La plasticité neuronale

Mais la plus grande avancée des neurosciences du XXe siècle


concerne probablement la découverte de la plasticité
neuronale. Jusqu’alors, on se représentait le cerveau comme
une gélatine figée une fois pour toutes, à l’image des cerveaux
dans les bocaux de formol des Musées d’histoire naturelle ! Or,
il n’en est rien. Le cerveau est une galaxie de neurones, en
perpétuels mouvements de connexion en fonction de l’actualité.
Le cerveau, avec ses centaines de milliards de neurones et les
dizaines de milliers de connexions entre chaque neurone, est à
lui seul un univers. Et un univers plastique, c’est-à‑dire
adaptable…

Il s’agit d’une véritable révolution neuroscientifique qui va


fonder une nouvelle science : l’épigénétique. En effet, la seule
présence des gènes ne détermine pas le destin du sujet, car
pour les neurones, l’empreinte de l’environnement va laisser
une trace, des événements vont créer de nouvelles connexions.
Cela explique que même les vrais jumeaux, c’est-à‑dire
disposant du même code génétique, n’auront pas le même
cerveau, puisqu’ils n’auront pas vécu les mêmes événements, ni
les mêmes expériences subjectives. Tout cela est dû au fait que
le nouveau-né humain naît dans une situation d’immaturité
cérébrale très importante, puisqu’il est dans une situation de
dépendance absolue à l’égard de son environnement,
notamment maternelle, pendant de nombreux mois. C’est dans
les relations que vont s’établir les connexions décisives pour sa
survie.

Immaturité cérébrale et plasticité neuronale inscrivent le sujet


humain dans une boucle « cerveau-esprit-culture », où le
support cérébral intègre la vie psychique dans le monde
relationnel et culturel. Cette nouvelle vision de l’appareil
psychique s’inscrit dans un modèle biopsychosocial où tout est
interdépendant et impermanent. Ce modèle est tout à fait
compatible avec les traditions religieuses et spirituelles ; que
l’on songe au bouddhisme et à sa longue tradition de
méditation, mais aussi à toutes les spiritualités porteuses de
liens et de sens. La plasticité neuronale est le carrefour du
biologique et du psychique, elle permet au sujet de s’inscrire
entre déterminisme et liberté, via la culture.

Notes du chapitre

[1] ↑ Pour « corticotropin-releasing factor », en français la corticolibérine. Il s’agit


d’une hormone produite par l’hypothalamus pour stimuler l’hypophyse, qui à son
tour provoquera la sécrétion de cortisol par la glande surrénale.

[2] ↑ Cf. « DSM, CIM », dans le chapitre « Les dimensions du diagnostic ».


Neurosciences et spiritualité

Les origines

L es origines scientifiques du dialogue entre neurosciences et


spiritualité remontent probablement aux travaux initiés
par Roger Sperry, un neurochirurgien qui opérait les malades
souffrant d’épilepsie généralisée incurable, en coupant les
faisceaux reliant les hémisphères gauche et droit du cerveau.
Remontant aux années 1960, ses travaux, relatifs au split brain,
ont fondé nos connaissances sur le phénomène de la
dominance hémisphérique. C’est Michael Gazzaniga, un
neuropsychologue, qui le premier a attiré l’attention sur les
caractéristiques hémisphériques droites des phénomènes
spirituels et religieux, auxquels l’hémisphère gauche ne
comprenait rien ! En effet, ce dernier est spécialisé dans les
activités analytiques (distinguer l’arbre dans la forêt) alors que
l’hémisphère droit se consacre aux activités synthétiques
(distinguer la forêt dans l’arbre).

Ensuite, ce sont des études d’électro-encéphalographie (EEG) qui


se sont intéressées au rythme EEG des patients en méditation,
montrant les capacités relaxantes et apaisantes de cette activité.
Des hypothèses évoquant la mobilisation du système
neurovégétatif parasympathique lors de la méditation ont été
confirmées, comme rétablissement d’un déséquilibre en faveur
du système sympathique (adrénaline, noradrénaline et
mobilisation du cortisol) en situation de stress chronique.

La neurothéologie

La neurothéologie, aussi appelée neuroscience de la religion, ou


neurosciences de la spiritualité, est un néologisme désignant
l’étude des circuits neuronaux des phénomènes religieux,
spirituels et mystiques. Le premier à avoir utilisé ce terme est
Aldous Huxley, en 1962, dans son ouvrage Île.

Le neuropsychologue Norman Geschwind associe l’expérience


religieuse avec l’épilepsie du lobe temporal. Dès lors, un
neurologue, Michael Persinger, va stimuler le lobe temporal
grâce à un dispositif qu’il appelle le « casque de Dieu ».
Plusieurs sujets ressentent une présence lors de la stimulation.
Mais le célèbre biologiste Dawkins, matérialiste et auteur du
best-seller Le gène égoïste, ne ressent rien d’autre que quelques
fourmillements lors de l’expérience. Les travaux de Persinger
ont eu une notoriété importante dans les années 1980, mais se
sont heurtés à la dure réalité d’une expérience suédoise avec un
casque de Dieu placebo, sans stimulation magnétique, qui
obtenait exactement les mêmes effets…

Quoi qu’il en soit, le concept de neurothéologie est désormais


associé au nom d’Andrew Newberg, professeur de neurologie et
de radiologie à l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie. En
effet, avec son collègue Eugene D’Aquili, décédé depuis lors, il a
écrit un best-seller en 2001 Why God won’t go away (« Pourquoi
Dieu ne disparaîtra pas ? »), dans lequel il vulgarise les
fondements neurocognitifs du « cerveau religieux ». Il y passe
en revue les principaux éléments de la vie spirituelle et
religieuse à la lumière des neurosciences cognitives. Tout
d’abord, il revient sur les états de méditation profonde et sur
« l’état océanique », en montrant que le cerveau y est inhibé au
niveau de l’aire associative d’orientation, une région pariéto-
temporale responsable du positionnement de la personne dans
l’espace. Si cette région est inhibée, alors l’individu perd ses
repères spatiaux et vit une fusion avec l’environnement
(« sentiment océanique » de Romain Rolland, réfuté par Freud
dans L’avenir d’une illusion).

Un chapitre examine les intuitions de Maître Eckhart sur les


images de Dieu : il passe en revue des systèmes d’excitation et
de tranquillisation internes au cerveau humain. Ces états
autonomes sont fortement corrélés aux expériences
spirituelles : hypertranquillité, hyperstimulation, sont en
relation avec le cerveau des émotions et le système limbique.
Un enseignement concerne la façon dont l’esprit comprend le
monde : y sont présentés les différents opérateurs cognitifs.
L’opérateur holistique voit la forêt dans les arbres (hémisphère
droit) ; l’opérateur réducteur voit les arbres au sein de la forêt
(hémisphère gauche). Le classificateur de l’esprit est l’opérateur
d’abstraction ; l’esprit mathématique est l’opérateur
quantitatif ; le comment et le pourquoi font l’objet de
l’opérateur causal. Le « cela contre cela » mobilise l’opérateur
binaire. Le sens de ce qui est réel concerne l’opérateur
existentiel. Enfin, l’opérateur émotionnel donne le sentiment de
ce qui arrive.

Pour fabriquer les mythes, Newberg postule une compulsion à


créer des histoires et des croyances. Pour lui, la mythologie est
contemporaine de l’humanité à partir de l’Homo sapiens. Il
s’agit d’un besoin biologique de donner du sens aux choses, au
moyen de l’analyse cognitive de la réalité, qu’il nomme
« impératif cognitif ». Pour lui, tous les mythes ont un schéma
cohérent : il s’agit d’identifier une inquiétude existentielle
cruciale – de formuler cela en une paire d’opposés
incompatibles –, de trouver une solution qui soulage l’anxiété et
nous permet de vivre plus heureux dans le monde.

Ainsi, pour Newberg, le mythe de Jésus s’inscrit dans une


origine où le monde est perdu dans le péché et où le paradis est
hors de portée. Dieu est lointain, l’humanité est souffrante.
Jésus résout ces oppositions : par sa personne (fils de Dieu fait
homme), puis par sa mort et par sa résurrection, il unifie Dieu
et l’homme dans la promesse d’une vie éternelle.

Ainsi, la genèse des mythes selon Newberg rejoint celle de Carl


Gustav Jung : pour celui-ci, les mythes sont l’expression
symbolique des archétypes, c’est-à‑dire des formes de pensées
héritées, qui existent sous une forme universelle dans les
profondeurs de tous les esprits humains.
La neurothéologie s’intéresse aussi au rituel, envisagé ici
comme la manifestation physique du sentiment. La
neurobiologie du rituel est une biologie de la transcendance, où
il s’agit de produire des états unitaires transcendants, où le
cerveau éprouve les effets d’un comportement virtualisé. Il en
résulte l’association d’une hypertranquillité et d’une excitation,
produisant un sentiment de « respect religieux mêlé de
crainte », provenant de l’amygdale et des circuits de
l’hypertranquillité.

Un rituel humain efficace doit faire fonctionner toutes les


parties du cerveau et du corps, fusionner les comportements et
les idées, synthèse de rythme et de sens.

Campdell a bien exprimé le lien entre le rituel et le mythe. Pour


lui, l’unique grande histoire des mythes est celle qui veut qu’au
début, nous étions unis avec la Source mais nous en avons été
séparés, et nous devons maintenant trouver le moyen d’y
retourner.

Pourquoi vivons-nous nos mythes ? Dans le cortex préfrontal, il


y a les intuitions, où nous vivons des états unitaires profonds,
des états d’absorption spirituelle, d’expérience mystique,
lorsque l’esprit est engagé dans les pratiques religieuses
anciennes de la méditation et de la prière contemplative.

Pour la neurothéologie, il faut comprendre la biologie de la


transcendance, c’est-à‑dire que le mysticisme est le sentiment
inspirant d’une union spirituelle avec quelque chose de plus
grand que le soi.
Newberg cite le chamane Oglagla Black Elk : « La paix vient de
l’intérieur des âmes de hommes, quand ils réalisent leur unité
avec l’univers. » Ou encore, le fondateur de la psychologie de la
religion, William James : « Le fait de triompher des barrières
habituelles entre l’individu et l’Absolu est la grande réalisation
mystique. »

On le voit, la neurothéologie adopte un point de vue


évolutionniste : le mécanisme neurologique de transcendance
pourrait s’être développé à partir du circuit neuronal qui a
évolué pour l’accouplement et l’expérience sexuelle, au vu des
fortes sensations de l’orgasme, perçu comme un mécanisme
activé par une stimulation répétitive et rythmique. Si le sexuel
est exprimé au niveau de l’hypothalamus, le transcendant
implique quant à lui des structures cognitives élevées.

Pour la neurothéologie, science et religion n’ont aucune raison


d’être incompatibles. L’une n’a pas besoin d’avoir tort pour que
l’autre ait raison. Les questions spirituelles et religieuses étant
naturelles et inscrites dans la biologie, il est normal qu’elles
soient apparentes au quotidien, dans la communauté, à propos
d’éthique, d’amour, de compassion et de pardon.

Imagerie et génétique

Pour la neurothéologie, si Dieu existe, le seul endroit où il peut


manifester son existence serait dans les circuits neuronaux
intriqués et les structures physiologiques du cerveau. Ce
positionnement ne permet ni de prouver, ni de réfuter
l’existence de Dieu. Les aspects neurobiologiques ne font que
montrer le sentiment de la réalité de Dieu. La réalité du
mystique ne peut pas être considérée comme réelle, parce
qu’elle ne peut pas être vérifiée scientifiquement, mais le
cerveau possède un mécanisme neurologique pour la
transcendance de soi.

Une analyse de ces mécanismes intracérébraux n’a été possible


que grâce au progrès fulgurant de l’imagerie cérébrale
fonctionnelle. Les scanners des dernières générations ont une
capacité de résolution de l’ordre du millimètre, et surtout, les
nouvelles technologies de neuro-imagerie permettent de voir le
cerveau en action en temps réel. On peut citer ici la résonance
magnétique nucléaire fonctionnelle (RMNf) ou la tomographie
par émission de positons (PET). Cette dernière nécessite de
disposer à proximité de la tomographie d’un cyclotron, énorme
machine très coûteuse, pour produire des isotopes afin de
marquer radioactivement les traceurs choisis pour mesurer
l’activité du cerveau, par exemple le glucose. Mais cette
technique permet de voir littéralement quels sont les neurones
qui travaillent lors d’une tâche spécifique. Newberg l’utilise
actuellement pour visualiser les états d’illumination. Il vient de
publier en 2016 une étude sur 2 000 volontaires ayant vécu une
expérience d’illumination qui ont accepté de passer au PET. Il en
déduit plusieurs niveaux d’expérience de conscience qui,
partant de la conscience instinctive, vont jusqu’à la conscience
transformationnelle, celle qui change le sens de la vie et des
motivations du sujet.

Nous aurons l’occasion de revenir sur ses travaux à propos de


la prière et de la méditation. Mais la neuro-imagerie n’est pas
seule à faire avancer les neurosciences de la spiritualité, il y
aussi l’espoir d’avancées permises par la génétique et le
décodage du génome humain.

Beaucoup de chercheurs étudient la spiritualité dans les gènes,


mais aussi dans les mèmes, l’équivalent des gènes mais pour la
sélection des idées dans l’évolution de la culture. Ces
chercheurs font partie de la psychologie évolutionniste, qui
affirme que la religion, la spiritualité dans le cerveau humain
proviennent de mécanismes adaptatifs qui ont évolué par
sélection naturelle pour la survie des humains. Ainsi, nous
serions câblés de façon innée pour percevoir une réalité
spirituelle, et Dieu ne serait pas quelque part mais le produit
d’une adaptation du cerveau.

Ces hypothèses de la psychologie évolutionniste manquent


d’étayage scientifique au regard de la biologie et de la
génétique. Pourtant, en 2005, un généticien américain, Dean
Hammer, publie un best-seller intitulé The God Gene : How Faith
Is Hardwired Into Our Genes (« Le gène de Dieu : comment la foi
est câblée dans nos gènes »).

Dean Hammer a commencé par étudier un test de la


personnalité cherchant à mesurer la capacité de vivre des
expériences spirituelles, un sentiment de connexion avec
l’univers, qu’il décrit comme l’autotranscendance. Celle-ci serait
un trait adaptatif, qui devrait être porté par un gène qui serait
hérité pour favoriser la survie. Dès lors, il a étudié neuf gènes
impliqués dans la production de neurotransmetteurs régulant
l’humeur et la motivation. Ainsi, il a trouvé qu’un gène nommé
« VMAT2 » est le « gène de Dieu », car il comporte une mutation
qui est liée directement au niveau d’autotranscendance des
sujets testés.

Ces résultats ont été contestés par la communauté scientifique,


qui y voit une généralisation abusive : en effet, ce gène rend
compte de moins de 1 % de variance dans les résultats de
questionnaires psychologiques conçus pour mesurer un facteur
appelé autotranscendance.

Ainsi la psychologie évolutionniste est-elle toujours dans


l’attente de données génétiques consolidées pour être vérifiée ;
elle risque d’attendre très longtemps, car il est très peu
probable qu’un domaine comme la spiritualité laisse son
hypercomplexité se réduire à l’expression de quelques gènes. Il
faut faire appel à d’autres modèles issus des neurosciences.

Cartes et circuits

On l’a vu à propos des origines des relations entre


neurosciences et spiritualité, la tentation a été grande de
chercher une localisation d’« aire spirituelle et religieuse », d’un
« module de Dieu ». Au début, dans la dominance
hémisphérique, puis avec les travaux sur la neuro-imagerie et
la méditation, on cherchait au niveau d’une stimulation des
lobes frontaux, d’une inhibition pariéto-temporale ou, plus
récemment, d’une activation temporale profonde.

Mais cette recherche d’une localisation va progressivement


faire place à l’identification de circuits. En 2009, D. Kapogiannis
étudie les neurosciences cognitives de la spiritualité. Il les
applique à la psychologie des croyances religieuses et aux
agents surnaturels. Une large enquête de population générale
permet de faire une analyse factorielle faisant apparaître les
différences entre les individus selon trois axes :

– un axe différenciant l’implication de Dieu comme présent ou


absent ;

– un axe de la perception des émotions de Dieu, amour ou


colère ;

– un axe différenciant un continuum entre doctrine et


expérience.

Ainsi, les neurosciences cognitives peuvent être couplées à des


études de neuro-imagerie fonctionnelle : dès lors, les trois axes
vont s’afficher dans l’anatomie fonctionnelle du cerveau du
sujet, donnant des images de son équation personnelle sur
chaque axe. Mais la conclusion générale de cette importante
recherche alliant neuroscience cognitive et imagerie cérébrale
est que l’adoption de croyances religieuses mobilise des réseaux
de neurones gérant l’interface cognitivo-émotionnelle.
Concrètement, c’est à l’image de la natation : il ne suffit pas de
lire des livres de natation pour apprendre à nager, il faut
s’immerger dans la piscine.

D’ailleurs, une nouvelle technique d’imagerie, la tractographie,


permet de voir comment les différentes régions du cerveau sont
connectées entre elles. Dès lors, chaque être humain dispose
d’un « connectome » (à l’image du génome) et chaque
connectome est unique, puisqu’il est issu des expériences
individuelles du sujet. Le connectome est donc une singularité
qui explique que nous sommes à la fois tous semblables et
différents. Cette unicité de l’être humain est bien connue des
grandes religions : l’Éternel nous connaît par notre prénom
dans le christianisme, le karma est personnel dans
l’hindouisme et le bouddhisme, et le Jugement est individuel
dans l’islam et les monothéismes.

Ainsi, il apparaît de plus en plus clairement que le cerveau


humain utilise de très larges circuits et de grands volumes
d’activité pour interpréter le monde. Tout se passe comme si
nos gigantesques mémoires, chacune étant unique en fonction
du parcours du sujet individuel, étaient utilisées pour anticiper
notre environnement et prédire l’avenir. On pourrait parler de
pulsion herméneutique (d’interprétation) à la recherche du
sens. Sens du contexte à interpréter mais aussi, à un niveau
supérieur, sens de la vie, sens de nos communautés et,
finalement, sens de l’univers.
Dès lors, la pulsion herméneutique cherche un objet capable de
donner du sens, et, nous l’avons vu plus haut, cet objet peut être
virtuel et donc spirituel.

Les recherches de Bowlby sur l’attachement ont montré que,


déjà dans le monde animal, le maternage et plus largement
l’environnement affectif sont déterminants pour la santé
mentale. Des carences ou des maltraitances en période de
développement précoce vont laisser des traces préjudiciables.
On distingue dès lors un attachement sécure, quand tout se
passe bien, et le sujet trouve son autonomie affective à l’âge
adulte. Mais il en est tout autrement lors de problèmes de
l’attachement dans les périodes précoces : il en résulte un
attachement insécure, avec de nombreux et graves problèmes
relationnels permanents dans la vie du sujet.

Mais des recherches récentes ont montré que des personnes


pouvaient s’attacher à des objets virtuels et spirituels de
manière sécure. Ainsi, des individus qui ont été négligés et
maltraités par leurs parents biologiques peuvent s’attacher à
des objets spirituels qui vont les aider dans leur rétablissement,
alors que leur attachement à leur propre parent était insécure.
En outre, si on demande aux sujets de se séparer de leur objet
spirituel, ils vont produire de graves crises d’angoisse de
séparation.

Mais quels sont ces « objets spirituels » ? C’est ce que nous


allons voir maintenant avec la prière et la méditation, à la
lumière des neurosciences.
La méditation et la prière

Sur le plan théologique, méditation et prière sont tout à fait


différents. En effet, la méditation est dite « unitive », c’est-à‑dire
qu’elle relie le sujet au monde, lui donnant l’impression de faire
partie du tout – le « sentiment océanique » de Romain Rolland.
Ce sentiment est fondé, nous l’avons vu à propos des recherches
de A. Newberg, sur l’inhibition d’une interface pariétale, l’aire
associative d’orientation. La méditation permet d’accéder à un
espace sans espace et hors du temps, une sorte de
« verticalisation » de l’instant. La méditation peut être profane,
comme celle du promeneur dans la nature, ou celle du
scientifique émerveillé face à l’univers. Elle peut aussi
accompagner les religions, à l’instar de la contemplation dans le
christianisme. Contemplation des mystères, émerveillement
devant la nature pour les profanes. En effet, les réalités
spirituelles sont souvent issues de méditation sur les arts, les
sciences, la poésie, en plus des objets à proprement parler
religieux. Ces objets spirituels nous confrontent au point de
butée de la pensée humaine : la question des origines et celle
des finalités.

Mais la forme de méditation la plus pratiquée en Occident est la


méditation en pleine conscience, mindfulness. Issue de la
méditation bouddhiste et adaptée pour les Occidentaux par Jon
Kabat-Zinn, elle vise avant tout à la réduction du stress, de
l’anxiété, de la douleur et de la maladie. Jon Kabat-Zinn est
membre de l’institut Mind and Life, fondé par le dalaï-lama. Cet
institut a fait un travail de pionnier en matière de
neurosciences de la méditation. Fondé il y a bientôt trente ans
par un neuroscientifique chilien, Francisco Varela, l’institut
organise chaque année de remarquables conférences entre le
dalaï-lama et quelques-uns des plus grands scientifiques
spécialisés dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler les
sciences contemplatives.

Un groupe de recherche est notamment actif à Liverpool, sous


la direction de P. Malinovsky. Ils ont montré qu’une séance de
méditation convoque de nombreux circuits cérébraux pour
assouplir la conscience cognitive et affective. En effet, tout
commence par la concentration sur un objet, par exemple, la
respiration du sujet. Les circuits d’alerte sont alors activés. Puis,
l’esprit vagabonde et le cerveau entre en default mode (mode
distraction). Mais le système de dépistage reconnaît l’épisode de
distraction et rappelle à l’ordre le système exécutif pour le
réorienter vers l’objet de la méditation. Un tel cycle s’active lors
d’une séance de méditation. Il s’agit d’une véritable
gymnastique cérébrale activant de très nombreux circuits
cérébraux. En fonction de la motivation du sujet, de ses attentes
et de ses intentions, il va pratiquer plus ou moins intensément
la méditation en pleine conscience.

Lors de ce processus, il va acquérir de la souplesse cognitive et


émotionnelle, aboutissant à une conscience non jugeante qui
entraîne à son tour une meilleure capacité d’autonomie,
accompagnée de bien-être aussi bien physique que psychique.
Toutes ces étapes peuvent être documentées en imagerie
fonctionnelle.

La prière, quant à elle, relève du registre relationnel. En effet, la


prière mobilise des zones corticales responsables des relations
interpersonnelles. La prière s’inscrit non pas dans une ligne
unitive, comme la méditation, mais dans une ligne dialogique,
soit un dialogue avec l’instance tierce, vécue comme absolue et
ultime. Elle permet au sujet de se libérer de ses contraintes
quotidiennes au ras des réalités et des compulsions internes. La
prière ouvre un espace de métacommunication avec le dialogue
intérieur ordinaire. En termes de neuro-imagerie, la prière
apparaît dans le champ interpersonnel. Une étude a même
montré que la prière adressée au père Noël n’active pas les
mêmes zones que celle à Dieu le Père. Le sujet sait à qui il
s’adresse. Les neurosciences confirment ainsi les résultats des
recherches sur l’attachement et montrent qu’une relation
personnelle est possible avec un objet spirituel.
Trois ordres en médecine

Platon et les Grecs

L a question de l’esprit et de son rapport au divin


préoccupait déjà les Grecs de l’Antiquité. À cet égard, on
peut relever l’étymologie du mot psychiatre : iatros, le médecin,
et psyche, l’âme ou l’esprit.

Pour Platon, l’être humain est composé de trois niveaux : le


soma (le corps), la psyche (l’esprit) et le nous (le divin dans
l’homme). Ce dernier niveau est accessible par l’intuition, de
manière fugitive et indirecte comme dans le mythe de la
Caverne, où les habitants ne voient que les ombres du monde
extérieur lumineux.

Les Romains ont traduit en latin ces trois niveaux par corpus,
spiritus et intellectus, ce dernier concept renvoyant à
l’intelligible, c’est-à‑dire à ce qui peut être discerné dans
l’invisible.

Mais les choses vont se compliquer avec le grec biblique qui


traduira l’hébreu. Ainsi, les trois niveaux deviennent soma,
psyche et pneuma, c’est-à‑dire le souffle – de l’hébreu ruah –
divin dans l’homme. Les Romains vont traduire cette fois par
corpus pour le corps, anima pour psyche et spiritus pour
pneuma. Spiritus change ainsi de niveau selon le grec retenu.

Dès lors, en français, « esprit » désigne aussi bien une modalité


psychique qu’une modalité spirituelle.

Toujours chez les Grecs, les gnostiques vont retenir ces trois
étages en termes de catégories de préoccupation des êtres
humains. La première catégorie, le « hylique », s’occupe
uniquement du corps et constitue un degré inférieur, voué à la
destruction, dans une optique dualiste. La deuxième catégorie,
le « psychique », a une âme mais pas encore d’esprit, toutefois il
peut acquérir le salut par l’instruction. La troisième catégorie,
le « pneumatique », est constituée d’individus qui se savent et se
sentent pourvus d’une perfection innée dont la nature est
esprit. Ce sont les spirituels prédestinés au salut.

Pascal

La question des trois niveaux et du rapport au divin sera


reprise à l’époque moderne par le mathématicien, philosophe et
théologien, Blaise Pascal, au XVIIe siècle. Dans ses Pensées, il
introduit la notion d’« ordre », défini comme un ensemble
homogène et autonome, régi par des lois se rangeant sous un
certain modèle, dont découle son indépendance par rapport à
d’autres ordres. En ce qui concerne l’être humain, Pascal en
identifie trois : l’ordre du corps, l’ordre de l’esprit ou de la
raison, et l’ordre du cœur ou de la charité.

L’ordre du corps est charnel : c’est le monde de la matière, de la


puissance militaire, de la force politique et des régnants. Il est
régi par ses propres lois et se situe à une distance de l’ordre de
l’esprit décrite comme infinie par Pascal. L’ordre de l’esprit est
celui du monde spirituel, pris en son sens intellectuel,
scientifique et artistique. Les génies n’ont pas besoin du monde
charnel, mais ils n’accèdent pas non plus au troisième ordre,
l’ordre du cœur lui aussi considéré par Pascal comme se tenant
fort loin du premier. L’ordre du cœur est le monde de la charité
et des saints, qui ont leur propre éclat et n’ont pas besoin de
grandeur charnelle ni intellectuelle. Les saints sont vus de Dieu
et des anges, et non des corps ni des esprits curieux. Comme les
trois ordres sont indépendants, ils sont inaccessibles pour un
ordre inférieur vers l’ordre supérieur ; le corps ne comprend
pas les enjeux de l’esprit, l’esprit ne comprend pas les enjeux de
la charité, celle-ci étant d’un ordre surnaturel.

Teilhard de Chardin

Le père jésuite Pierre Teilhard de Chardin était un scientifique


français, chercheur, paléontologue, théologien et philosophe de
la première moitié du XXe siècle. Ses travaux de géologie,
notamment en Chine, l’amènent à considérer les premières
traces d’hominisation, en découvrant à Chou Kou Tien le
premier alignement non aléatoire de crânes humains,
remontant à 400 000 ans avant notre ère.

En tant que prêtre et scientifique, il porte un nouveau regard


sur l’évolution. Il ne voit plus un cosmos statique comme on
pouvait se le représenter au Moyen Âge et à la Renaissance,
mais, à la lumière de la mécanique quantique et de la
thermodynamique, il a l’intuition d’une véritable cosmogénèse
toujours en mouvement ascensionnel, de la matière vers
l’esprit. Pour lui, on assiste à une loi de complexification, où
l’esprit humain représente un troisième infini, l’infiniment
complexe venant compléter l’infiniment petit (les particules,
confinant au néant) et l’infiniment grand des espaces sidéraux.
Cet infini de complexité s’enroule dans une intériorité
permettant l’accès à la conscience réflexive. Il y voit la place du
divin dans l’homme, figure du Christ incarné, étincelles faisant
participer chaque individu à la grandiose figure du Christ
cosmique, où Dieu rassemblera tout dans la création de son Fils,
alpha et omega de l’univers, commencement et fin, dans une
gigantesque spiritualisation de la matière. Teilhard aura cette
impressionnante intuition en amont des découvertes de la
génétique, et surtout, avant la naissance des neurosciences, qui
viendront confirmer cette idée de la complexité conduisant la
matière vers l’esprit.

Pour Teilhard, l’histoire de l’univers part de l’énergie vers la


matière, puis vers la matière organique, puis vivante,
l’organogenèse, puis pensante, la psychogenèse, puis en voie de
divinisation à la suite du Christ, la noogenèse (on retrouve ici le
nous platonicien). Ainsi, le point omega représente le point de
convergence de l’évolution. Teilhard prédit une période de
planétisation telle que nous la connaissons aujourd’hui, qui
introduit une « noosphère » représentant une nouvelle couche
de pensée spiritualisante enveloppant la Terre.

Pour Teilhard aussi, existent trois niveaux de conscience pour


l’humain : le premier est un ordre de centration, fait
d’intériorité et de méditation en profondeur ; le deuxième est
un ordre de décentration, fait de charité pour les créatures et
pour le prochain ; le troisième, enfin, est un ordre de
surcentration, nous reliant à la transcendance et au sens de
l’univers.

Zundel

La Suisse romande a eu la chance de voir grandir un grand


mystique contemporain, mort à Lausanne en 1975. Né en 1897,
Maurice Zundel était un prêtre catholique atypique, homme de
prière et d’une curiosité insatiable à l’égard de la culture de son
temps, de la sociologie et de la philosophie, sans oublier la
psychanalyse et les sciences de la nature. L’originalité de sa
pensée théologique fut de prêcher un Dieu de pauvreté,
d’humilité, fragile et discret. Pour Zundel, nous sommes
responsables de Dieu et de sa vie en nous. L’ouverture
spirituelle de l’homme dont il a l’initiative déterminera l’action
de Dieu en lui. Dieu est intérieur, une réalité infinie, lorsque
tout bruit s’estompe, respiration de notre liberté. Plus de
quarante ans après sa mort, il est redécouvert, et ses dix-neuf
ouvrages sont réédités avec succès dans le monde francophone.
Il suscite l’intérêt grandissant de personnes recherchant une
authentique vie spirituelle, tout en gardant un œil critique sur
les institutions ecclésiales.

Nous retrouvons chez Zundel l’idée des trois niveaux


constitutifs de l’être humain. Il utilise la métaphore de la fusée
à trois étages : le premier étage de la fusée, c’est le corps, dont
nous avons besoin pour vivre et agir. Le corps, s’inscrit dans le
déterminisme biologique. Le deuxième étage, c’est l’esprit, au
sens cognitif et affectif, l’esprit des relations psychosociales. Il
est lui aussi soumis au déterminisme de nos naissances et de
nos histoires individuelles, plus ou moins traumatiques ou
résilientes. Mais c’est dans le troisième étage de la fusée que
réside la possible relation du divin, le seul étage non soumis au
déterminisme, fait de liberté, de singularité et d’individualité.

Ainsi, pour Maurice Zundel, l’homme a trois dimensions de


relations à l’être : l’expérience par les sens ; l’investigation par
la raison ; et l’intuition par la foi.

Le dalaï-lama
Le 15 avril 2013, le dalaï-lama a été invité par l’université de
Lausanne. Il s’agissait d’organiser une rencontre avec les
scientifiques de l’université, autour d’un sujet convoquant à la
fois le bouddhisme et la science. Le thème de la journée se
déclinait en deux parties : « Vieillir en paix » et « Mourir en
paix ». Après une longue préparation de plusieurs mois, des
scientifiques ont présenté leurs recherches sous forme
synthétique avec une question au dalaï-lama. Chaque
chercheur conduisait une recherche soit sur le vieillissement,
soit sur la mort, que ce soit au niveau cellulaire, tissulaire,
personnel ou social. Les questions de type scientifique
recevaient une réponse bouddhiste de la part de Sa Sainteté.
Par exemple, le thème de la mort à l’hôpital, ou celui du suicide
assisté ont fait vibrer l’assistance par l’aspect spontané et
inattendu des réponses. Nous avons ainsi appris, par exemple,
que le suicide peut être altruiste, s’il s’agit d’épargner la famille
d’une longue fin de vie coûteuse en peines et en souffrances
partagées.

Pour ma part, j’avais préparé une question sur la santé


spirituelle. En effet, préoccupé par la question des trois ordres,
je voulais en savoir plus sur la perception bouddhiste des trois
niveaux. Mon interrogation fut la suivante : en plus de la santé
somatique et de la santé psychique, peut-on se représenter une
santé spirituelle, et si oui, quelles en seraient les maladies ? Sa
Sainteté a commencé par écarter la question des maladies
spirituelles, en disant que c’était une question théologique. Puis
il s’est retourné vers moi en me demandant : qu’est-ce que la
spiritualité ? J’ai alors bredouillé que la spiritualité concerne la
question du sens, de soi, de l’univers. Le dalaï-lama a approuvé
mais a précisé avec autorité que la spiritualité n’est pas
seulement du registre du sens et de la sagesse, qu’elle concerne
aussi la compassion. Pas de sagesse sans compassion ; cela me
rappelait, dans le christianisme, Thomas d’Aquin : pas de vérité
sans charité. Puis le dalaï-lama a poursuivi sur le thème de la
médecine tibétaine, qui comporte trois niveaux inséparables :
la méditation, l’écoute et les soins.

Plus récemment, j’ai reçu la visite d’une délégation de


Birmanie : le Sadao (maître bouddhiste birman) qui voulait
visiter la Suisse pour se représenter les programmes de santé
mentale européens. Lui-même à la tête d’un grand nombre
d’écoles de méditation, il souhaitait s’informer sur le système
de santé publique occidental, suite à l’ouverture démocratique
récente de son pays. Je lui montrai donc l’Hôpital psychiatrique
universitaire, ses divisions de soins aigus, ses unités de
réhabilitation, l’art-thérapie et les consultations ambulatoires,
incluant la mindfulness. Très intéressé, le Sadao prenait des
notes serrées, et posait toutes sortes de questions plus ou moins
inattendues. À la fin de la journée de visite, je lui demandai son
avis sur ce qu’il avait vu. Après un long temps de réflexion, le
Sadao me dit que tout cela était très impressionnant et
intéressant, mais que s’il pouvait donner son avis sincèrement,
il estimait qu’il fallait inverser les priorités : d’abord la
méditation pour tout le monde, puis, si nécessaire, un peu de
psychothérapie, et enfin, en ultime recours quelques
médicaments. J’en suis resté frappé en songeant au coût de la
santé en Europe…
Toujours en posture bouddhiste, on doit relever l’œuvre de
Matthieu Ricard, ancien neurobiologiste devenu moine
bouddhiste tibétain et traducteur officiel du dalaï-lama en
français lors de ses voyages en francophonie. Matthieu Ricard a
été pionnier dans les travaux de l’institut Mind and Life et s’est
livré lui-même à des mesures d’imagerie sur son propre
cerveau en méditation. Auteur de nombreux ouvrages, son
dernier livre, Plaidoyer pour l’altruisme : la force de la
bienveillance, est une somme de données scientifiques issues
tant des sciences naturelles que des sciences humaines, qui
contredisent l’intuition que nous pouvons avoir d’une humanité
en majorité égoïste.

En effet, les neurosciences de la méditation nous montrent que


l’ultime de la méditation aboutit à la compassion. Le World
Report on Happiness, publié en 2015 par une agence de l’ONU,
contient un très intéressant chapitre sur les neurosciences du
bonheur, montrant à l’évidence qu’on ne peut pas être heureux
seul. L’entraînement à la compassion mène au-delà de la simple
empathie, qui, elle, est susceptible de nous lasser et de nous
épuiser. S’identifier à la souffrance de l’autre sans solution pour
autrui peut conduire au burn-out. Il en va autrement lors
d’entraînement à la compassion ; le désir que l’autre souffre
moins et de lui apporter de l’aide, montre en imagerie cérébrale
des stimulations des zones du plaisir.

Ainsi, on peut penser avec le dalaï-lama et Matthieu Ricard qu’il


y a un avenir pour l’humanité, dans la planétisation que nous
vivons, au-delà des religions et des barrières culturelles qu’elles
induisent, un avenir construit sur une spiritualité universelle,
basée sur la sagesse et la compassion.
Conclusion et perspectives

N ous voici donc arrivés à la fin du voyage. Partis de l’aube


de l’humanité, nous sommes parvenus à des perspectives
pour la mondialisation. Les substances psycho-actives nous ont
accompagnés tout au long du voyage. Elles nous ont permis
d’obtenir une vision transversale dans la boucle cerveau-esprit-
culture. Elles nous ont permis d’accéder à différentes formes
d’inconscient, au monde pulsionnel bien sûr, mais aussi à
l’inconscient cognitif qui régule nos capacités métaphoriques et
notre vie symbolique. C’est là que nous avons rencontré
l’inconscient spirituel de Viktor Frankl, qui, lorsqu’il est refoulé,
produit le vide existentiel, source de névrose de civilisation,
avec ses trois symptômes que sont l’addiction, l’agression et la
dépression. La réponse au vide existentiel semble bien résider
dans la construction du lien et du sens, cette cohérence, selon
Aaron Antonovsky, à l’origine de la salutogenèse. La spiritualité,
laïque ou religieuse, est un facteur important de cohérence.
Ainsi, tout se passe comme si spiritualité et addiction
entretenaient une relation étroite, comme les deux faces d’une
même monnaie, autour de la réponse des êtres humains face à
l’angoisse fondamentale. L’une, l’addiction, fonctionne comme
automédication, au prix d’une attaque des liens et du sens.
L’autre, la spiritualité, contribue au contraire à la nécessaire
cohérence, base de la salutogenèse, productrice de liens et de
sens.
Ce constat est d’une très grande importance en termes de santé
publique. En effet, dans tous les pays du monde, les troubles de
santé mentale sont devenus une première priorité de santé
publique. Addiction, dépression, agression, vieillissement, sont
autant de problèmes qu’il ne sera pas possible de médicaliser
par des traitements individuels, en termes de ressources
soignantes disponibles et de coûts. Nous serons inévitablement
confrontés au troisième ordre de la médecine, fait de sagesse et
de compassion. Notre médecine occidentale devra rééquilibrer
ses priorités entre les trois ordres. Certaines dérives
technologiques et addictions médicales au numérique ont bien
besoin de retrouver sagesse et compassion au lit des malades.

Il n’y a pas que pour la santé publique que nous avons besoin
du troisième ordre. Car l’addiction n’est qu’un aspect de notre
modernité. Elle préfigure les besoins non couverts de notre
civilisation contemporaine. Addiction au quantitatif, dans un
monde d’avoir et de prendre, alors qu’on pourrait se
représenter un monde adulte dans l’être et le donner. Cette
question va devenir critique sur le plan écologique. En effet,
nous consommons les ressources de notre planète sur un mode
parfaitement addictif. L’addictologie est un bon modèle pour
l’écologie. Nous avons tous besoin de sens pour nos
communautés et de lien entre les humains, au-delà des
frontières. La mondialisation ne pourra pas réussir sans
cohérence communautaire, humanitaire et planétaire. C’est
sans doute pour cette raison qu’apparaît aujourd’hui un
important mouvement d’écospiritualité, aspirant à un rapport
équilibré entre les humains et leur Terre nourricière.
Il nous reste visiblement encore beaucoup de chemin à
parcourir pour passer de l’inaccompli à l’accompli, pour
embellir le monde. Une chose est sûre : mettons-nous à l’œuvre
pour passer de l’addiction à la compassion.
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Émission « Faut pas croire », « Dieu me parle, on m’enferme »
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