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Ecole doctorale Lettres «Systèmes, Images, Langages »

Médecine traditionnelle entre rationalité et spiritualité.

Réflexion éthique et épistémologique sur l’approche africaine de


la médecine : le cas du Gabon.

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

Présentée et soutenue publiquement le 06 juin 2005 à 14h 00


Par

Simon-Pierre Ezéchiel MVONE-NDONG

Directeur de thèse :

Monsieur Jean-Jacques WUNENBURGER, Professeur de philosophie,


Doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Lyon3

Jury

Monsieur Raymond MAYER, Professeur d’anthropologie, à l’Université de Libreville


et à Lyon 2
Monsieur Dominique FOLSCHEID, Professeur de philosophie, à l’Université de
Marne-La-Vallée, Paris 8
2

Monsieur Jean-Baptiste MOUSSAVOU KOMBILA, Professeur agrégé de médecine,


Vice Doyen de la faculté de médecine, Université des sciences de la santé d’Owendo
(Gabon).
Madame Odile MARCEL, Professeur de philosophe à l’Université Lyon 3

Madame Claudine BRELET, ancien membre du personnel de l’OMS, conseiller


scientifique du Musée d’ethnomédecine « A. Scarpa », Université de Gênes (Italie)

Année académique 2004-2005


3

Introduction

Parler de médecine traditionnelle en Afrique, c’est immédiatement évoquer le monde de


la spiritualité et s’interroger sur la manière dont, dans la société traditionnelle, les
tradithérapeutes se servent de la nature pour invoquer la surnature. Cette attitude est
conforme à l’être-au-monde des Bantous. Ces derniers distinguent ce qui est « perçu
dans la nature par les sens – la matière, l’ombre, le souffle, c’est-à-dire le signe
apparent de la vie – et « la chose en elle-même » (Senghor). Ils utilisent des moyens
permettant de débusquer « la force qui se cache sous les apparences de toute matière
douée de caractères singuliers, depuis le caillou jusqu’à Dieu » (Senghor)1. Du point de
vue de la médecine traditionnelle, la maladie est une réalité qui se situe entre la science
et la croyance, entre la raison et l’émotion, c’est-à-dire entre une rationalité qui saisit le
physique et une autre qui comprend (au sens de compatir) ce qui est caché ou suggéré
symboliquement par les symptômes. D’où l’importance de l’émotion qui selon Sartre,
est cette « chute de la conscience dans le monde magique »2 transportant le sujet dans
les méandres de l’irrationnel. Ce monde magique est pour Léopold Sédar Senghor :

Le monde par-delà le monde rationnel, par-delà le monde visible des apparences, qui
n’est rationnel que parce que visible, mesurable. Il est surréel. Il est animé par les forces
invisibles qui régissent l’univers et dont le caractère spécifique est qu’elles sont
harmonieusement liées par la sympathie, d’une part, les unes aux autres et, d’autres part,
aux choses visibles ou apparences 3.

La psychologie et la connaissance bantoues évacuent toute attitude qui se résume à


l’analyse et à l’axiomatisation du savoir. C’est pourquoi la médecine traditionnelle

1
SENGHOR (L. S.) : Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 162.
2
SARTRE (J.-P.) : Esquisse d’une théorie des Emotions, Paris, Gallimard, p.49
3
SENGHOR (L. S) : Liberté 1, Négritude et humanisme, Paris, éd. Le Seuil, 1964, p.262
4

comprend une intériorité qui permet à l’homme d’avoir une foi inébranlable en un Être
suprême afin de vivre conformément aux us et coutumes de la tradition. L’évocation des
Ancêtres, des Morts, dans l’univers thérapeutique traditionnel n’est, par conséquent, pas
surprenante puisque, par des abréactions auxquelles la thérapie traditionnelle donne lieu,
le sujet souffrant s’ouvre à l’appel des profondeurs. Pourquoi ? Parce que, en médecine
traditionnelle, les soins de santé tentent, dans une démarche de santé et de guérison, de
produire un homme doué d’une cohésion interne et externe, c’est-à-dire un être
parfaitement équilibré : physiquement et spirituellement, économiquement et
socialement, politiquement et religieusement. D’où le souci permanent de ne pas
examiner le patient simplement comme une mécanique techniquement saisissable, mais
de le considérer dans sa totalité en tant qu’être complexe. C’est d’ailleurs le sens d’une
“philosophie médicale” qu’il convient, aujourd’hui, de promouvoir dans le monde,
notamment en Afrique, puisqu’elle s’enracine dans la mentalité, les us et les coutumes
des patients.

Le raisonnement que le tradithérapeute tient sur la maladie, ici, est fonction d’une
représentation de la nature qui met en rapport l’homme, la plante, la société et le monde
invisible. Il développe un discours médical qui invite l’homme à vivre dans une
soumission à la toute puissance de la nature, cette nature à travers laquelle Dieu le Père
(Tare Nzame) communique son essence aux végétaux. Voici une médecine pratiquée
sur la base d’une conception religieuse qui ramène toute chose à un dénominateur
commun : l’animisme. Dans cette conception médicale, l’homme vit dans une totale
soumission à la toute puissante nature, véritable “Demeure de Dieu”, Tare Nzame
Yemebeghe, qui crée toute vie – celle des plantes, des minéraux, des animaux, etc., –
pour donner à l’homme la science des choses visibles et non-visibles.

Voilà pourquoi, dans le fond, la médecine traditionnelle apparaît comme une science
des causes obscures de telle sorte que le traitement découle, souvent, de la découverte
de la cause cachée : l’agent pathogène n’est pas objectivement visible pour tous ; il est
nécessaire d’aller au-delà des phénomènes apparents. Ainsi, l’ensemble de toutes ses
connaissances ne sont pas toujours matérielles : la maladie n’a pas de réalité objective,
elle est souvent le fait des forces invisibles dont la cause est attribuée à un tiers. On note
alors une forte intervention des esprits dans la production de la maladie cela,
5

généralement dans un mouvement d’humeur venant sanctionner le mauvais


comportement d’un individu qui ne respecte pas les interdits. Rien d’étonnant, à cet
effet, si les ressorts thérapeutiques des tradithérapeutes sont : les veillées de prières
(ngosé), la confession, la purification, ces éléments qui donnent les allures d’une
médecine exclusivement religieuse ou magique. Cela dit, quelle valeur, rationnellement,
devons-nous accorder à cette médecine ? Pourrait-on conclure au charlatanisme,
autrement dit, à un ensemble de comportements reposant sur un pseudo savoir
permettant de tirer avantage de l’ignorance de leur victime ? Ce questionnement
constitue un enjeu particulièrement déterminant pour la reconnaissance officielle de
cette médecine par les pouvoirs publics en Afrique et dans le monde.

Que gagnerait l’humanité ou que perdrait-elle si l’on considérait que toute


représentation du monde est soumise à la sommation calculable, puisqu’il faudra, dans
ce cas, affirmer que « n’est vrai que ce qui est objectif ». Convient-il d’envisager un
syncrétisme intelligent, un croisement des rationalités, entre la médecine traditionnelle
et la médecine moderne pour rendre moins déroutantes les pratiques de cette médecine
exotique aux yeux du rationaliste ? Comment comprendre alors que les adeptes du Bwiti
puissent se vanter « d’avoir une connaissance du Monde et des choses, plus grande,
voire même infiniment plus grande que celle des autres hommes » (André Raponda
Walker) 4 ? Que le tradithérapeute bwitiste, Malendi, en vienne à affirmer, publiquement
et, dans le film de Jean-Claude Cheyssial intitulé Iboga que l’initiation à la plante de ce
nom, Iboga, est simple, mais que celle au Bwiti est plus complexe parce qu’elle requiert
une connaissance approfondie de l’homme et de la nature : « Il faut connaître l’homme
depuis les orteils jusqu’aux cheveux et connaître la nature » ? Cet édifice du savoir des
tradithérapeutes peut-il être interprété de manière scientifique, ou bien devrions-nous
admettre qu’il s’agit tout simplement d’une supputation relevant du muthos et non de la
ratio ? Voilà qui donne sens au sujet de notre étude : médecine traditionnelle entre
rationalité et spiritualité. Notre analyse porte, bien évidemment sur une médecine dont
l’ensemble des connaissances n’est pas scientifique et qui utilise, pour la plus grande
partie de ses pratiques, des moyens qui pour la prévention, la guérison ou le

4
RAPONDA WALKER (A) et SILLANS (R) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine,
1995, p. 192.
6

soulagement des maladies, blessures ou infirmités, ne relèvent pas toujours de la


matérialité des choses.

* *

Le contexte de notre réflexion portant sur l’approche africaine de la médecine fait suite
à un regain d’intérêt pour les médecines traditionnelles alors que la médecine
occidentale montre ses limites, tandis que la situation sanitaire de l’Afrique demeure
alarmante : « la crise de santé que nous traversons est plus profonde qu’on ne le pense.
Elle s’apparente à une crise de civilisation qui si on n’y prend garde, conduira à la fin du
monde occidental, et cela avant que la fin de l’espèce humaine en soit la
conséquence »5.

Comment la médecine traditionnelle, à travers ses approches thérapeutiques et sa


représentation de la santé et de la guérison prend en charge matériellement et
spirituellement la santé de ceux qui recourent à elle ? Comment un discours soutenu par
des catégories du croire peut-il inspirer la médecine pour améliorer le bien-être de
l’homme sans que ceci n’ait des conséquences sur l’efficacité du système de
santé africain, notamment gabonais ?

Contrairement au médecin conventionnel, ici, c’est le tradithérapeute qui lui-même,


s’occupe de la récolte des médicaments et prépare les drogues utiles, il fait office de
médecin et de pharmacien. C’était le cas chez les Egyptiens6. Le tradithérapeute est
donc reconnu par la communauté dans laquelle il vit comme compétant pour donner des
soins de santé « reposant sur l’utilisation de substances végétales, animales, ainsi que
diverses méthodes basées sur le contexte social, culturel et religieux aussi bien que sur
les connaissances, les attitudes et les croyances qui sont prévalentes dans cette même
communauté et concerne le bien-être physique, mental et social, ainsi que les causes de

5
BELPOMME (D) : Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril
notre santé. Paris, Albin Michel, 2004, p. 12.
6
On peut penser à ce tableau qui représente la visite d’un seigneur syrien chez le médecin égyptien : « Le médecin
Nebamon présente à son patient un médicament qu’il a composé en suivant les prescriptions de son livre de recettes.
Tombe de Nebamon XVIIIe dynastie – Thèbes-Ouest. Lorsqu’on observe assez bien, la comparaison est rapidement
faite entre le tradithérapeute et ce médecin de l’Egypte antique : le tradithérapeute prépare lui-même ses recettes, fait
la consultation dans les mêmes conditions, même au milieu de la végétation.
7

maladies et d’infirmités »7. Fort de cette définition, la médecine traditionnelle n’a de


commun avec la médecine moderne8 que le projet de maintenir la santé et l’utilisation
de la nature : plantes, minéraux, animaux, eau…

Car, de tout temps, l’expérience a instruit l’homme sur les effets bénéfiques ou toxiques
des plantes employées dans un but curatif : « Si le recensement des plantes n’est pas
exhaustif, la curiosité de l’homme s’est traduite par le recensement de plus de 800 000
espèces dont les propriétés médicinales ont été étudiées »9. Chaque société a une
connaissance des plantes et, en caricaturant, on peut distinguer deux formes d’utilisation
de celle-ci en médecine : une scientifique et une spirituelle (magique).

En effet, la première entraîne une exploitation et une transformation du donné naturel.


Cette démarche permet aux scientifiques de se démarquer d’une conception de la nature
selon laquelle les plantes ont une âme et des propriétés individuelles permettant à
l’homme d’entrer en relation avec elles. Nous sommes là en présence d’une
épistémologie rationaliste nous invitant à saisir l’objet, à l’analyser méthodiquement,
pour le débarrasser, en médecine surtout, de ce qui ne dépend pas directement de la
“dimension cognitive”. Dans sa dynamique de construction de la vérité, le chercheur
accorde, de fait, un intérêt majeur à ce que la nature peut lui révéler. Toutefois, à la fin
de ce travail de recherche de la preuve et de l’efficacité, l’objet étudié n’a plus la même
consistance du départ : à la place de totums, on retrouve des substances chimiques, des
molécules extraites, le principe actif isolé et l’homme lui-même, devenant objet d’étude,

7
OMS/AFRO, technical Report Series, N°1, Brazzaville, 1976, cite par: BRELET (Cl.): Anthropologie
de l’ONU. Utopie et Fondation, Paris, l’Harmathan, 1995, p.166.
8
En Afrique, ces deux types médecines coexistent, chacune ayant ses propres degrés de complexité : la première est
une médecine qui se développe dans un contexte traditionnel au sein duquel existe une relation fondamentale entre la
médecine et le Sacré, celle-ci prenant en compte les représentations de la santé et de la maladie des populations de
culture bantoue. On la qualifie de médecine traditionnelle, parce que sa démarche épistémologique, ses références
étiologiques de la maladie et ses pratiques tant en ce qui concerne le diagnostic, le pronostic que la thérapeutique
(préventive, curative et promotionnelle) repose sur un fondement socioculturel. Voilà le cadre anthropologique qui
permet de prendre plus entièrement en charge les malades qui souffrent de fétichisme ou de vampirisme, c’est-à-dire
des maladies issues d’une transgression du système social ou rituel du clan. En tant que forme de médecine du sacré,
la médecine traditionnelle au Gabon comporte les deux caractéristiques du Sacré : dans ses pratiques rituelles, il y a
une exaltation de la vie qui ouvre le sujet à sa dimension surnaturelle et, en même temps, le plonge vers une
méditation plus profonde. Il s’agit d’un ensemble de connaissances permettant à l’individu de vivre conformément
aux règles de sa société et de ses traditions, afin de tendre vers un équilibre et une harmonie certaine.
9
Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, Puf, 2004, p.880.
8

subit le même sort à cause de la spécialisation du médecin. L’efficacité de la médecine


moderne découle alors de cette approche de la rationalité qui consiste à extraire des
déterminations de la médecine, des propriétés métaphysiques ou religieuses. Ceci
permet au médecin (devenu chercheur et non un soignant) d’acquérir, selon le souhait
de Descartes, la connaissance des forces et les « actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent » sans prendre en
compte une quelconque particularité occulte relevant de la plante ou des êtres spirituels
qui dépendraient directement ou indirectement de celle-ci. Ainsi, le médecin moderne,
depuis Hippocrate se donne les moyens lui permettant de porter « des jugements solides
et vrais »10. La médecine moderne, cet art de guérir et son corollaire, la pharmacopée,
n’impliquent plus, comme chez les Egyptiens, une action combinée des hommes et des
dieux : « les Egyptiens, et en particulier le célèbre grand prêtre et architecte Imhotep,
considéraient que le traitement des maladies ne pouvait résulter que d’une alliance entre
les dieux et les hommes, en utilisant des recettes relevant du sacré » (Pr. Dominique
Belpomme)11. La médecine moderne, en tant qu’elle est obsédée par la construction
rationnelle des modèles de santé débarrassés de toute erreur, sanctionne les pratiques
médicales rebelles à la testabilité. C’est pourquoi dans sa pratique le médecin,
contrairement au tradithérapeute, n’est pas obligé de prendre en considération la
dimension socioculturelle de celui qu’il ausculte.

Bien que la santé suscite un intérêt vital pour tout le monde, la médecine scientifique
poussée à l’extrême, son hubris, pourrait donner à penser que la médecine moderne ne
s’incarne pas dans la Vie. Il y aurait alors une contradiction flagrante si l’on tenait
compte de ce que dit Michel Henry à propos du rapport science et vie : « La science ne
peut faire abstraction de la sensibilité que parce qu’elle fait d’abord abstraction de la
vie »12. Une telle affirmation est désobligeante pour les sciences de la santé et de la vie.
Comment faire alors pour que la biomédecine intègre les cultures et donc les croyances
locales, si vitales pour les populations, dans les programmes de santé publique en
Afrique ? Cette intégration pourrait résulter de la prise en compte de la diversité

10
DESCARTES (R.) : Règles pour la direction de l’esprit, in Descartes, Ouvres, lettres, Paris, Pléiade- Gallimard,
Règles I, p.37.
11
BELPOMME (D) : Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril
notre santé. Paris, Albin Michel, 2004, p.11.
12
HENRY (M) : La Barbarie, Paris, P.U.F. /Quadrige, 2001, p.71.
9

culturelle dans laquelle s’insèrent les médecines traditionnelles. Un risque contre le


principe même du développement consiste à ce que la médecine universitaire
pourchasse, comme on le ferait d’un moustique obstiné, les médecines traditionnelles
que certains médecins “coloniaux” considèrent comme un ensemble de pratiques
simplement superstitieuses.

Dans les discours officiels, on reconnaît bien les services que les tradithérapeutes
rendent aux populations malades, mais en matière de collaboration entre les deux
médecines, on anoblit la “science indigène” d’un nouveau veston de mépris en
l’approchant comme une “médecine parallèle” tandis qu’on baptise le tradithérapeute
d’un nouveau nom tout aussi péjoratif que celui de sorcier : le tradipraticien, terme que
nous n’utiliserons pas par principe épistémologique et éthique.

L’intention de cette recherche est de considérer, au sein du champ de la guérison, la


dimension rationnelle et spirituelle d’une médecine qui de fait, s’est heurtée à un
obstacle majeur : une vision ethnocentrique dénuée de tout relativisme et méprisant tout
ce qui n’entre pas dans certains schémas de la pensée classique en France13. Demander
que médecin et tradithérapeute travaillent ensemble dans les mêmes programmes de
santé publique afin de mettre en perspective un nouveau système de santé soulève des
problèmes complexes. Pourtant, une telle approche permettrait certainement de rendre
compte de la diversité culturelle et de la dimension culturelle de la médecine et de la
santé. Elle contribuerait à rendre plus efficace le système de santé publique,
notamment dans les pays les moins avancés : « La santé résultant de l’interaction
complexe entre l’économique, le culturel, le biologique et l’environnemental, c’est dans
ce secteur que les effets de la pauvreté sont les plus cruellement visibles »14. Voilà le
sens d’un véritable engagement scientifique qui nous entraîne sur la voie du relativisme.
Mais le relativisme, comme le dit si bien Bruno Latour, est justement « un drapeau qui
fait honneur à la physique, comme à la morale, comme à la politique »15. Il est exact que
l’étiologie moderne offre plus d’assurance, mais il est cependant vrai que les pratiques

13
A l’époque où Richelieu encadre la recherche scientifique en créant l’Académie française, en Grande Bretagne,
Francis Bacon « Grand Chancelier de Jacques Ier d’Angleterre, décida de rendre la recherche scientifique
indépendante du principe d’autorité et, simultanément, d’introduire la méthode de l’observation expérimentale », in
BRELET (C.) : Médecines du Monde, Paris, Robert Laffont, 2002 : p. 364.
14
BRELET (C.) : Anthropologie de l’ONU. Utopie et Fondation, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 184.
15
LATOUR (B) : La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, trad. Michel Biezunski, Paris, La
Découverte 2005, p.15.
10

de la médecine traditionnelle peuvent apporter une contribution importante, notamment


en ce qui concerne certaines pathologies locales. Cette étude consiste donc à découvrir
les possibilités d’établir des relations entre la médecine moderne et la médecine
traditionnelle africaine grâce à une bonne connaissance des principes et des pratiques
de cette dernière au Gabon, car il est essentiel pour soigner de savoir écouter et
comprendre le sens de la souffrance de l’autre.

En effet, la grande difficulté du médecin conventionnel serait de ne pas comprendre des


malades qui au Gabon, vivent sous la menace de jeteurs de sorts et n’adhèrent
qu’imparfaitement à sa représentation scientifique du monde. Or, malgré
l’alphabétisation des populations africaines, beaucoup de Bantous n’ont pas abandonné
leur médecine traditionnelle, « ensemble de toutes les connaissances et pratiques,
explicables ou non, pour diagnostiquer, prévenir ou éliminer un déséquilibre physique,
mental ou social, en s’appuyant exclusivement sur l’expérience vécue et l’observation
transmise de génération et en génération » (OMS). La médecine traditionnelle a été
souvent décriée par les colonisateurs sous prétexte d’obscurantisme. Au Gabon, comme
dans la plupart des régions africaines et même ailleurs dans le monde, les populations
réclament une médecine qui s’intéresse à leur corps dans sa globalité, à leur
comportement, leurs relations professionnelles, familiales, conjugales, claniques ou
politiques avant toute prescription du traitement.

En conséquence, on peut parler de choc culturel entre la médecine moderne et les


Africains, car la médecine des colonisateurs n’a pas considéré la manière d’être-au-
monde du Bantou :

« Le Nègre est l’homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre,


dans et par le cosmos. C’est un sensuel, un être aux sens ouverts, sans
intermédiaire entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois. Il est sons,
odeurs, rythmes, formes, et couleurs ; je dis tact avant que d’être œil,
comme le Blanc européen. Il sent plus qu’il ne voit : il se sent. C’est en
lui-même, dans sa chair, qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout
existant-objet. E-branlé, il répond à l’appel et s’abandonne, allant du
sujet à l’objet, du moi au Toi, sur les ondes de l’Autre (Léopold Sédar
Senghor) . »
11

Pour une telle existence, la maladie devient naturellement un fait social total qui requiert
l’élaboration d’une médecine traditionnelle dont les conduites de soins sont inséparables
de la connaissance de l’ensemble de la vie sociale et de l’environnement du patient.

– A propos de ce mode d’existence, Meinrad P. Hebga, prêtre jésuite de nationalité


camerounaise et très connu par sa pratique de l’exorcisme, observe que pour les
Bantous, « le monde est un système dans lequel l’homme est intégré. C’est ce qui
explique cette soumission aux forces de la nature »16. D’où cet attrait pour une pensée
magico-religieuse caractérisant le mode de pensée traditionnel, un mode de pensée qui
comme le dit Eric Weil, ne connaît pas de lutte agressive de l’homme avec la nature
extérieure. Il s’ensuit alors que la différence radicale entre la médecine traditionnelle et
la médecine moderne se situe au niveau de la prise en compte de l’existence ce qui en
fait, donne lieu à une démarche radicalement opposée : « Alors que la médecine
traditionnelle se fonde sur la connaissance de l’homme et de son environnement par une
approche globale, la médecine occidentale s’appuie sur une approche scientifique et
analytique »17. Une complémentarité peut-elle exister si l’on articule les deux
médecines et à quelle condition18 ?

En effet, dans cette recherche, nous avons constaté qu’une forte proportion de maladies
dans la société africaine fait l’objet de démarches thérapeutiques situées dans un va-et-
vient entre les deux systèmes de soins à cause des opportunités et des circonstances
diverses dans lesquelles se trouvent les demandeurs de soins de santé. Est-il possible de
résister à l’assimilation d’une rationalité par une autre afin d’aboutir à des synthèses
permettant, dans le cadre du développement de la médecine en Afrique, d’éviter de
privilégier un mode de connaissance qui appauvrit les choses, qui les moule en des
schèmes rigides, éliminant ainsi les sucs et les sèves ? Ne faut-il pas, au contraire,
rechercher une pensée qui se coule dans les artères des êtres et qui en éprouve tous les
contours pour se loger au cœur vivant du réel ? En effet, dans toute l’Afrique
subsaharienne, les médecins peuvent constater la persistance de maladies pour

16
HEBGA (M. P.) : Afrique de la guérison Afrique de la foi, Paris, Karthala, 1995, pp. 78-79.
17
KALIS (S.) : « Médecine traditionnelle et Médecine moderne en Afrique : dialogue et complémentarité. L’exemple
des Seereer Siin du Sénégal ». In, Etudes Schweitzeriennes, Printemps1998 n°8, p.192.
18
Cf. Conclusion de la troisième partie.
12

lesquelles le patient consulte simultanément des thérapeutes relevant des deux systèmes
de soins de santé.

En privilégiant l’ensemble de connaissances objectives susceptibles de fixer les rapports


entre les phénomènes et en pronostiquant des résultats expérimentaux et donc
reproductibles, la médecine moderne et conventionnelle méprise le fait qu’en Afrique,
le travail de l’inconscient est plus développé dans le champ de la guérison que celui de
la conscience19.

Ainsi, la médecine moderne se heurte à une société qui approche certaines maladies
comme relevant de la transgression du système social ou du clan à travers le rapport de
l’individu à sa communauté et à la nature. Les maux se situent en amont des
symptômes. C’est pourquoi l’on recourt à des procédés divinatoires pour résoudre les
problèmes de santé dans une démarche thérapeutique communautaire liant le visible à
l’invisible. L’existence même des humains relève d’une autre réalité, c’est-à-dire d’un
autre paradigme, d’une autre représentation et compréhension du monde.

En Afrique subsaharienne, notamment au Gabon, la médecine moderne, la


psychanalyse et la psychiatrie ne se développent pas selon les principes d’un système de
représentation des pathologies et des pratiques ayant pour objet l’ordre social local
traditionnel. Ces techniques modernes se réfèrent à des schémas et des normes
préétablis dans le monde occidental moderne industrialisé. C’est pourquoi elles ne
peuvent répondre qu’imparfaitement aux besoins locaux. Cette problématique constitue
celle de notre thèse.

En effet, la négritude telle que Senghor l’a définie se caractérise par la relation que
l’être humain, en Afrique et dans la diaspora africaine, entretient avec le “Sacré”, c’est-
à-dire une relation fondée sur une vision holistique qui l’intègre dans la nature. Dans les
cultures de l’Afrique subsaharienne, la maladie ne se réduit pas forcément à l’absence
d’un bien-être psychique de maladie. Elle peut se traduire également par l’absence d’un
bien-être social, voire spirituel. C’est pourquoi les pratiques de la médecine

19
Cf. Deuxième partie.
13

traditionnelle privilégient le rêve et son interprétation20, ainsi que la transe, moyens de


communiquer avec les esprits des Ancêtres, les mimbwiri.

– Contrairement à la médecine conventionnelle, la médecine traditionnelle repose sur


une croyance résultant du fait que les tradithérapeutes pensent la santé selon un système
d’interactions « homme - génie » :

« Elle se situe au point de convergence d’un double jeu de forces. D’un côté, celles de la
destruction qui animent l’agresseur (homme, ancêtre ou génie) et l’autre, celles de
régénération mises en œuvre par le guérisseur qui opère la médiation de l’ancêtre dont
le rôle est prépondérant. Il s’instaure entre les deux mondes, par le truchement des rites
de libation et de sacrifice, un échange vital qui assure la pérennité du lignage, d’où
l’importance de la généalogie dans la thérapie traditionnelle »21.

Au Gabon, la médecine traditionnelle se réfère quatre éléments qui composent la réalité


et auxquels correspondent les quatre catégories de génies entrant directement en jeu
dans les pratiques médico-socio-sanitaires. Nommés en langue Mpogwè Imbwiri, ces
génies sont des entités invisibles, maîtres des éléments qui composent la nature : les
« Imbwir’igogo ou « génies de l’air » ; les Imbwiri-mbene ou les « génies des eaux » ;
les Imbwiri-ntsé « génies des sols et des humus » et les Imbwir’okowa ou « génies
présidant à la vie de chacun »22. La tradition veut que la bonne ou la mauvaise santé
dépendent d’un de ces génies et d’une étoile. Selon Raponda Walker, Imbwir’okowa
signifie en français « chance, veine, bonne étoile » et l’expression « Are
comwir’okowa » se dit de quelqu’un qui est né sous la bonne étoile. Mais l’expression
« Imbwir’okowa wi zele yè ombya », se dit de quelqu’un né sous la mauvaise étoile (« il
n’a pas de santé, il n’a pas de chance, rien ne lui réussit »).

20
C’est dans ses rêves que le tradithérapeute trouve son génie et ses connaissances thérapeutiques. De fait, dans la
société traditionnelle, les tradithérapeutes font également office d’interprète des songes. Ainsi, Madame Rebieno,
tradithérapeute gabonaise de renommée internationale, dit : « il suffit que je dorme pour que l’on me révèle, dans mon
sommeil, quelque chose sur mon malade ». Cf. Secret de femme, un Film du réalisateur Jean Claude Chessial, RFO,
1999.
21
KALIS (S.) : « Médecine traditionnelle et Médecine moderne en Afrique : dialogue et complémentarité. L’exemple
des Seereer Siin du Sénégal », op-cit. p. 192.
22
RAPONDA WALKER (A): Ibidem, p.33.
14

Pour comprendre le paradigme de la médecine traditionnelle au Gabon, il est nécessaire


d’insister sur le fait que toute réflexion épistémologique a pour cadre d’émergence le
rapport de l’homme à son environnement. En effet, la diversité culturelle en Afrique
interdit de faire des “surgénéralisations” : les manières de vivre d’un Africain urbanisé à
Dakar, Ouagadougou ou Bouaké, ne sont pas comparables à celles d’un Africain vivant
en milieu rural au Gabon. Les premiers vivent dans une zone écologique en voie de
désertification accélérée, tandis que les seconds vivent dans un biome tropical humide et
luxuriant. Il est donc évident que l’on ne peut procéder à des amalgames entre des
cultures non seulement aussi différentes au plan historique, mais encore qui évoluent
très rapidement sous des pressions climatiques et économiques qu’elles ne connaissaient
pas auparavant.

Depuis la Renaissance, la culture occidentale a fondé ses analyses et sa compréhension


des phénomènes en établissant une distinction entre l’homme et la nature.
Classiquement, c’est donc sur le rapport nature/culture que s’établit l’analyse des
systèmes culturels dont la médecine fait partie. C’est pourquoi la médecine et les autres
activités d’une population peuvent être considérées comme des formes de manifestation
culturelles spécifiques. Il existe donc un lien logique entre, d’une part, les diverses
manifestations culturelles d’une communauté et, d’autre part, la manière dont les
individus de cette communauté expriment la maladie. De manière schématique et
raccourcie, on pourrait donc dire qu’il existe un lien ontologique entre maladie et
communauté23. C’est le lien indissoluble de l’homme à sa communauté qui confère à
toute médecine sa dimension inéluctablement communautaire, son caractère
obligatoirement culturel. Est-il donc possible d’envisager un adoucissement des
rapports entre la médecine conventionnelle moderne et la médecine traditionnelle ?
N’est-ce pas nécessaire et urgent en ce qui concerne, notamment, la prise en charge des
personnes souffrant du paludisme, du Sida, d’Ebola ou d’autres épidémies qui ravagent
l’Afrique. Il semblerait que l’on ne voit pas beaucoup de progrès sur le Continent noir
depuis la Déclaration d’Alma-Ata, en 1978 sur les Soins de Santé Primaires qui
pourtant, promettaient non seulement cet adoucissement mais également une
complémentarité.
15

La question fondamentale de notre thèse consiste donc à nous interroger sur l’approche
de la médecine aujourd’hui au Gabon afin d’examiner comment élaborer une médecine
combinant les valeurs résultant de la nécessaire alliance entre tradition et modernité. En
effet, l’on constate que des malades soumis à un traitement ordonné par la médecine
conventionnelle moderne ont également recours à des thérapies traditionnelles, avec
tous les risques que cela comporte. Cet état de fait rend nécessaire de créer un cadre
thérapeutique qui permettrait de mieux suivre les patients agissant ainsi, souvent par
ignorance. Envisager la création d’un Centre de Recherche appliquée, d’Echange et
d’Expérience réunissant la médecine traditionnelle et la médecine conventionnelle
moderne au Gabon serait un grand pas en avant24.

Notre recherche est ici inspirée par la politique de Soins de Santé Primaires lancée par
l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 1978. Dans certains pays africains
comme le Sénégal, cette politique s’avère concluante : des structures intégrant médecins
conventionnels et des tradithérapeutes permettent de dispenser des soins médicaux
modernes, de respecter les croyances des populations et d’utiliser les pratiques
traditionnelles dont l’efficacité est reconnue. Cela n’est malheureusement pas encore le
cas du Gabon.

C’est regrettable, car les Etats Membres de l’OMS se sont engagé à intégrer, comme l’a
fait le Sénégal, les tradithérapeutes dans des unités de Soins de Santé Primaires afin
d’assurer une couverture sanitaire à toutes les populations, y compris celles vivants dans
des zones rurales et/ou forestières difficiles d’accès. Aujourd’hui encore en Afrique
subsaharienne, plus de 70 % de la population, notamment dans les zones rurales et
forestières ont recourt à leur médecine traditionnelle. C’est pourquoi l’OMS a instauré
depuis 2003, une “Journée de la médecine traditionnelle en Afrique” célébrée chaque 31
août.

La réalisation de la politique de Soins de Santé Primaires lancée par l’Organisation


Mondiale de la Santé n’implique-t-elle pas de mettre en place, dans des universités
africaines, des programmes de formation de personnels santé prenant en compte les

23
Il n’est que de considérer certains cas de maladie psychiatriques, puisque l’homme ne naît pas fou…, (Cf.
FOUCAULT (M.) : L’histoire de la folie…)
24
cf. plan du Centre de recherche : médecine moderne et médecine traditionnelle en annexe.
16

réalités de la vie sociale et culturelle africaine ? De toutes les façons, la relation entre le
patient et son médecin ne suppose pas simplement la dimension purement intellectuelle
de l’acte médical. Elle envisage la confiance qui « constitue le lien entre le médecin et
son patient », entre une médecine et la société. Ceci « implique une démarche
d’ensemble »25 permettant aux tradithérapeutes de participer à la formation des
médecins en partageant avec eux leur savoir-faire, leurs connaissances, notamment en
phytothérapie, et leur “savoir-être” en matière de relation praticiens-malades. Ce
dialogue culturel est lui-même imposé par le contexte d’interculturalité dans lequel
s’exerce la biomédecine en Afrique. Ce cadre dans lequel s’exerce la médecine
implique, comme le dit Bernard Glorion, que l’enseignement de la médecine prenne en
compte les besoins des malades. Les tradithérapeutes seraient encouragés à
communiquer des connaissances et des techniques traditionnelles à la médecine
académique, permettant ainsi de développer une réflexion générale sur la médecine. En
l’absence d’une telle réflexion, c’est le clivage entre l’exercice de la médecine
académique et son enseignement qui risquent de s’aggraver au Gabon.

L’utilisation des compétences respectives des médecins et des tradithérapeutes dans un


cadre de réflexion et d’échange permettrait d’améliorer les programmes de prévention et
de mettre en place des mesures sociales visant à assurer à chaque personne l’accès à des
soins de santé de qualité.

Cette orientation conduit à nous poser la question fondamentale suivante : étant donné
le contexte socioculturel des populations africaines, objectivement tiraillées entre
l’uniformisation néo-colonisatrice et le foisonnement de leurs cultures originelles,
quelle place et quelle part donner à la médecine traditionnelle dans le système de santé
publique gabonais ? Cette question fondamentale entraîne inévitablement d’autres
questions :

Faut-il intégrer la médecine traditionnelle dans le Système de Santé moderne et


conventionnel en lui confiant, comme le préconise l’OMS, la charge de participer à
l’animation des Soins de Santé Primaires, point d’entrée du Système de Soins ? Faut-il
intégrer les tradithérapeutes, à titre individuel, selon leurs capacités thérapeutiques, qui

25
GLORION (B.) : Quelle médecine au XXIe ? Il est temps d’en parler …, Paris, Plon, 1999, p. 61.
17

au niveau des Soins de Santé Primaires, qui au niveau des Centres de Soins du District,
qui au niveau des hôpitaux provinciaux ou préfectoraux, qui au niveau des CHU
(centres hospitaliers universitaires) ?

Faut-il laisser évoluer séparément médecine conventionnelle et médecine traditionnelle,


quitte à forger un cadre de coordination permettant des rencontres en vue d’échanges
fructueux visant à l’élévation de la qualité des soins et de l’efficacité de ces soins ?
Soulignons ici que la médecine traditionnelle comprend de nombreuses spécialités dont
l’efficacité est parfaitement reconnue dans la société gabonaise : réparation des fractures
(orthopédie) ; soins obstétricaux et gynécologiques ; renforcement de l’immunité ; soins
chirurgicaux ; soins pédiatriques, etc.

Quelle est la place de la médecine traditionnelle dans la société gabonaise aujourd’hui et


quel est le statut de ses acteurs ?

On sait que, pendant la période précoloniale, la médecine traditionnelle a joué un rôle


social important dans des problèmes concernant les familles. Elle soutenait l’action
publique du chef de village. Elle faisait partie de cette grande institution qu’est le
Conseil des Sages, cheville maîtresse de la société. On faisait appel au tradithérapeute
pour les fiançailles, le mariage, la résolution des conflits, etc. Ces fonctions sociales
faisaient avant tout de sa pratique une médecine préventive. Malheureusement, la
médecine conventionnelle occidentale, telle qu’elle a été transportée en Afrique sub-
saharienne et, notamment, au Gabon, se trouve au cœur de problèmes auxquels elle ne
peut, à cause de sa détermination rationaliste, apporter des réponses satisfaisantes.
Contrairement à la définition universelle de la santé donnée par l’OMS dès 1948 (« un
état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en
l’absence de maladie, ou d’infirmité »), la médecine conventionnelle, en Afrique
centrale, crée une distorsion entre sa valeur scientifique et la vocation de la médecine
traditionnelle qui elle, est holistique en veillant à la vie et à la santé de l’être humain
dans sa totalité qui selon le paradigme des traditions en Afrique centrale, consiste en un
bien-être non seulement physique, mental et social, mais encore spirituel et religieux.
Malheureusement en Afrique centrale, la médecine conventionnelle moderne ne se
donne pas les moyens d’envisager cet état de bien-être holistique. Pourtant, comme
l’écrit Canguilhem, l’homme de toutes les cultures et de toutes les nations attend « de la
18

médecine une introduction à des problèmes humains concrets »26. Enfin, nous devons
souligner ici que cette impossibilité semble due au fait que les programmes de
formation ne sont pas suffisamment adaptés aux contextes spécifiques locaux et que
certaines disciplines, notamment la psychanalyse et la psychologie, ne trouvent pas
encore l’approbation des Africains. Et on a le triste sentiment que la médecine moderne
ne se préoccupe pas des problématiques existentielles se limitant tout simplement aux
cas cliniques reconnus par elle parce que les conditions de son exercice ne lui ont pas
permis de développer, de manière suffisante, la psychanalyse, la psychologie clinique et
la psychiatrie.

* *

Reconnaissons que pénétrer dans la médecine traditionnelle n’est pas aisé : au regard de
la méfiance des tradithérapeutes vis-à-vis des chercheurs venant du monde occidental,
recueillir des informations de qualité sur les procédés thérapeutiques traditionnels relève
du défi. Tous les initiés sont tenus au principe du secret : les traditions initiatiques du
Mbumba éyano, du Bwiti et d’autres rites traditionnels gabonais qui utilisent l’Iboga
comme plante initiatique pour la médecine, ont toujours interdit qu’on transmette par
écrit leurs connaissances thérapeutiques, ainsi que leurs techniques initiatiques. Les
initiés évitent que les connaissances enseignées par des maîtres initiateurs ne tombent
entre les mains non seulement d’un profane non préparé pour les recevoir, mais encore
soient la proie d’une personne malveillante qui les utiliserait afin de nuire à ses
semblables. Ce principe fondamental du secret rend d’autant plus difficile une recherche
doctorale sur la médecine traditionnelle, travail exigeant que le doctorant parle avec
science de pratiques rituelles inhérentes à cette médecine sur fond de spiritualité. C’est
là toute la difficulté : on ne peut connaître le sens de ces pratiques que de l’intérieur,
c’est-à-dire que si l’on est soi-même un initié. Cela suppose que nous soyons nous-
mêmes qui exposons ces pratiques, des initiés de haut niveau. Est-ce le cas ?

En répondant par l’affirmative, nous découvrons que nous serions limités, le lecteur et
nous-mêmes, par des interdits initiatiques nous défendant de dévoiler certains secrets. Et

26
CANGUILHEM (G) : Le normal et le pathologique, Paris, Quadrige-P.U.F., 1991, p.7.
19

si nous répliquons par la négative, notre analyse souffrirait d’approximations, puisque, à


toutes les questions que l’on poserait à des maîtres initiateurs, la réponse est unique
: « initie-toi toi-même si tu veux en connaître plus ; car c’est en toi, c’est-à-dire dans ton
histoire personnelle que se trouvent les réponses les plus précises te concernant, selon
ton degré d’initiation ». Or, dès que vous prenez la décision de vous initier, vous voilà
face à une nouvelle barrière : le secret initiatique. Vous ne devez parler de ce que vous
avez vu qu’à des initiés : c’est le cercle vicieux auquel nous sommes confrontés. Tout
porte à croire que ceux qui s'occupent de la santé sont friands de langages complexes
permettant d'entretenir quelques secrets à tel point que les médecins peuvent parler entre
eux de “ce malade que voici” sans que l’intéressé n'en comprenne rien. De même, les
tradithérapeutes sont capables de se dire des choses à propos de leurs rites sans que le
néophyte en décode le sens, ce qui est tout à fait normal. Car même dans les universités
du monde occidental, chaque discipline a son langage spécifique, ses concepts
“ésotériques”, de telle façon qu’un étudiant d’une faculté peine à comprendre ou à se
faire comprendre dans une faculté d’une autre branche.

L’autre difficulté, dans cette étude, est d'ordre essentiellement linguistique, elle est liée
à l’oralité, car la médecine traditionnelle, au Gabon, ne se transmet qu’oralement.
Contrairement à la médecine traditionnelle chinoise, il n'existe pas de documents
pertinents écrits par les spécialistes de la médecine traditionnelle au Gabon. Souvent,
ceux qui nous livrent des connaissances réussissent plutôt à provoquer la colère de vrais
initiés et cela donne à penser que les informations qu’ils transmettent ne sont peut-être
pas exactes. C’est le cas de Richard Amvame, rédacteur en chef du Journal le
“Scorpion” qui en dénigrant le Bwiti, avait poussé Atome Ribenga à écrire sur la
tradition Bwiti. Heureusement, les études de Raponda Walker et Roger Sillan
fournissent des connaissances sur la dimension spirituelle de la médecine traditionnelle
gabonaise.

En conséquence, du point de vue scientifique, notre recherche doctorale n’a pu


s'appuyer que sur la littérature orale disponible dans des langues aux formes
d'expression archaïque qui tout en ayant une efficacité certaine sur le malade, renvoient
à un “espace mythologique”. Compte tenu de toutes ces difficultés, notre recherche est-
elle suffisamment pertinente pour qu’elle nous permette, d’une part, d’envisager une
20

interrogation portant sur la scientificité de la médecine traditionnelle et, d’autre part,


d'examiner la possibilité d’une troisième voie de la médecine en Afrique, c’est-à-dire
une médecine au sein de laquelle modernes et traditionalistes travailleraient ensemble
sur les mêmes programmes de santé publique ?

* *

Malgré ce défi, nous avons pu constater que les médecins conventionnels gabonais
s’initient aujourd’hui à la médecine traditionnelle et pratiquent, soit ouvertement soit
clandestinement, les deux médecines moderne et traditionnelle. Ces médecins luttent
pour « redonner à la médecine sa vraie valeur ». La population semble trouver son
compte dans cette démarche qui permettra, peut-être, à la médecine conventionnelle de
retrouver une morale en se “réhumanisant”. Tel est le sens des enquêtes de terrain qui
nous ont obligé à rencontrer au Gabon les plus grands maîtres initiateurs à qui nous
devons les connaissances orales que nous nous sommes efforcés de transcrire le plus
fidèlement possible dans cette thèse.

Nous avons essayé d’aller au cœur de leurs pratiques, de telle sorte qu’en nous lisant, ils
puissent se reconnaître dans nos travaux. Cependant, nous ne pouvons avoir la
prétention, dans le cadre de cette étude, d’aborder tous les aspects de la médecine
traditionnelle africaine. Notre champ de réflexion s’articulera autour des rites
initiatiques gabonais : le Bwiti et le Mbumba éyano.

Le point commun entre ces deux rites est, tout d’abord, l’initiation en tant que moyen
privilégié permettant au sujet de découvrir, par lui-même et de façon consciente, soit par
la manducation de l’Iboga, la plante sacrée, soit par des bains rituels du corps et de
l’âme, de même que leurs différentes connexions. Ensuite, il existe entre les deux rites
une partie importante relevant de la phytothérapie. Ces deux rites initiatiques gabonais
peuvent nous permettre de saisir les modes d’intervention de la médecine traditionnelle
(approche diagnostique, pratiques thérapeutiques) tout en nous amenant à comprendre
l’importance de leurs pratiques comme moyens de structuration sociale de la personne à
travers différents domaines : religieux, artistique, mystique, politique, économique et
21

social. Il s’agira, par exemple à travers le diagnostic étiologique, de comprendre


l’approche bantoue de l’être humain et son insertion dans le Cosmos.

Notre préoccupation se bornera surtout à la mise en scène de la thérapie, à l’approche de


la santé, de la vie, de la mort, de la maladie et la démarche de guérison à travers ces
traditions mystiques et spirituelles.

Il importe, une fois de plus, de restreindre notre cadre de réflexion à l’intérieur de ces
rites qui bien que se déterminant comme une tradition médicale se transmettant de
génération en génération n’ont pas la thérapie pour seule finalité.

Notre étude se limite à la pratique de la médecine traditionnelle dans le cadre


géographique, social et culturel gabonais, car les rites initiatiques auxquels nous nous
sommes intéressé sont spécifiquement gabonais : 70% de la population est initiée au
Bwiti.

Notre sujet de réflexion porte sur plusieurs plans de la vie des personnes et de la société
gabonaise :

- du point de vue sociologique, cette étude va nous permettre d’acquérir une meilleure
connaissance de la société gabonaise, dans ses rites, dans ses coutumes, ses croyances,
son éthique et sa vision du monde ;

- du point de vue anthropologique, l’étude de la médecine traditionnelle au Gabon nous


permettra de répondre aux questions de l’anthropologie philosophique : qu’est-ce que la
personne et quelle est sa place au sein de l’humanité et du Cosmos dans la société
gabonaise ? Quel est son destin ? Quelle est sa finalité ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la
maladie ? Pourquoi la souffrance ? Pourquoi la mort ? Autant de questions qui trouvent
leurs réponses au cours des pratiques thérapeutiques traditionnelles, surtout celles
reposant sur une initiation à l’instar du Bwiti et du Mboumba Eyano ;

- du point de vue épistémologique, cette étude permettra d’appréhender les troubles qui
perturbent l’équilibre interne et externe de l’être humain, tout en nous permettant de
saisir les rapports qui le lient à sa source ontologique, et en prenant conscience des
différents mondes qui l’entourent, mondes dont la connaissance est indispensable pour
22

le succès de la guérison thérapeutique traditionnelle. Ainsi, l’être humain apprend à se


connaître lui-même et à maîtriser toutes les arcanes des pratiques et des remèdes
thérapeutiques. C’est à la fin de ce processus initiatique que l’être humain prend
effectivement conscience de la véritable valeur de ces connaissances, grâce à la maîtrise
des Lois de la nature. Quelle forme prendra donc l’épistémologie de la médecine
traditionnelle au Gabon : humaniste ou holiste ?

- du point de vue économique, tout en reconnaissant la valeur et les limites de la


médecine conventionnelle dans les conditions où elle est exercée au Gabon, la
valorisation de la médecine traditionnelle pourrait permettre aux populations de choisir,
selon leurs moyens financiers, la médecine qui leur convient. Cela ne sera possible que
si la médecine traditionnelle reste fidèle à son éthique originelle : une fonction sociale
non lucrative. Cependant, cela est-il possible au regard des exigences économiques du
monde moderne ?

- du point de vue politique, l’utilisation abusive de la médecine traditionnelle pour


asseoir le pouvoir des décideurs, induit fatalement une déviation de cette médecine de
service et non lucrative, vers les pratiques fétichistes dégradantes (crimes rituels ;
incantations démoniaques).

Nous exposerons notre étude selon la démarche suivante : la première partie porte sur la
situation médicale au Gabon et comprend l’exercice des différentes formes de médecine
en présence dans son système de santé. La seconde partie étudie la médecine
traditionnelle telle qu’elle est pratiquée au Gabon et, plus précisément, le Bwiti et le
Mbumba éyano. Chemin faisant, nous nous pencherons sur les exigences, les qualités
requises pour être un tradithérapeute et l’éthique présidant à l’exercice de sa fonction.
Dans notre troisième partie, des réflexions d’ordre éthique et épistémologique nous
permettront de positionner les différentes formes de médecine par rapport à la double
polarisation de la rationalité et de la spiritualité. Ce qui nous amènera à proposer non
pas une dynamique unique, mais une dynamique double, elle aussi, et orientée de
manière symétrique. Chemin faisant, nous comparerons la médecine traditionnelle et la
médecine conventionnelle, jugerons de leur scientificité et de leur efficacité afin de voir
dans quelle mesure la valorisation de la médecine traditionnelle permettrait son
23

utilisation rationnelle au sein du Système national de Santé publique, soit par son
intégration, soit par son épanouissement autonome.

En général, diverses attitudes guettent tous ceux qui en Afrique, abordent ce genre de
sujet : ou bien l’on verse dans des généralisations excessives qui ne font plus apparaître
les particularismes entre les médecines, ou bien l’on insiste tellement sur ceux-ci qu’on
ne voit plus très bien ce qui constitue leur fond commun. En effet, le risque consiste
dans le fait de s’embrigader dans les particularismes qui engendrent la polémique par la
revendication, parfois de manière excessive, d’un statut scientifique de la médecine
africaine. Dans ce cas, l’on considèrera à l’excès l’unité culturelle africaine en
minimisant les différences culturelles souvent très présentes en fonction des ethnies ; ou
bien on insistera trop sur l’importance de celles-ci au point de rejeter systématiquement
les valeurs de la culture occidentale. L’autre risque est épistémologique et consiste en
une déviation de l’interrogation philosophique vers le domaine de l’anthropologie bien
qu’il soit nécessaire que la philosophie s’appuie sur des jugements d’existence que
l’anthropologie lui présente. D’où l’importance de la description comme premier
moment de l’analyse.

Cette thèse se présente comme une quête dont l’intention constituante est de nous
projeter vers une philosophie prospectrice et inspiratrice de significations et de
perspectives pratiques dans le domaine de la santé au Gabon. En interrogeant le secteur
sanitaire, nous prenons l’orientation épistémologique de la philosophie des sciences de
la vie afin d’envisager une philosophie efficiente, c’est-à-dire une pensée qui puisse
produire les effets fonctionnels les meilleurs en faveur des populations des pays en
développement. Toutefois, si au terme de nos analyses, nous nous apercevons que nos
réflexions à propos de la question la plus insigne pour ce qui concerne l’Afrique, c’est-
à-dire la santé, sont insuffisantes et insatisfaisantes, ce qui risque d’être le cas, nous
garderons au moins le mérite d’avoir tenté de penser en direction de la promotion d’une
pensée humaniste.
24

Première partie : différentes formes de médecines

Chapitre 1 : Etat des lieux de la médecine au Gabon

A) Du système de santé gabonais

Le Gabon, pays d’Afrique centrale, comporte 200 000 kilomètres carrés de forêt sur une
superficie totale de 267 667 kilomètres27et Raponda Walker a montré qu’il comporte
nombre total de huit groupes ethniques et quarante clans. Parmi ces groupes l’on
distingue, selon l’ordre de croissance : les pygmées (1%), Pongwè (3%), Okanda
(4,5%), Bakélé (7%), Bazambi (7,5%), Eshira (10%), Bakota (14%) Aduma (17%) Fang
(34,5%)28. Ce caractère multiculturel de la République du Gabon ne va pas sans poser
de difficultés majeures en ce qui concerne la communication. Malgré cette diversité
ethnique, les Gabonais se caractérisent par une même manière de penser, d’aborder le
réel. Parlant de la maladie, la problématique de la spécificité culturelle de la médecine
indigène se pose d’autant plus qu’il s’agit de cultures traditionnelles où la transmission
des connaissances est orale. Cette difficulté s’accroît dès que la Modernité impose sa
culture et son rationalisme.

La colonisation entraîne, au Gabon, l’utilisation des deux rationalités inhérentes à ces


deux systèmes de valeurs tant en ce qui concerne la compréhension de la pathologie que
le cadre structurel des soins et des pratiques de soins. La médecine traditionnelle
africaine, à travers les rites initiatiques, véhicule un certain nombre de codes de
références faits de signes, de comportements motivés par un système de « permis et

27
REMY (M) : Le Gabon aujourd’hui, Paris, les éditions du Jacquard, 2002, p.8
28
RAPONDA WALKER : Rites et Croyances des peuples du Gabon, présence Africaine, 1995, p.13
25

d’interdits sociaux » susceptible d’entrer en contradiction avec la culture acquise par


l’acculturation. D’emblée, la pathologie est abordée ou bien selon des valeurs
occidentales, ou bien en fonction de la représentation de l’être humain dans la culture
locale. Le milieu des tradithérapeutes est très fermé. Ce cadre, dirait-on ésotérique, rend
l’analyse malaisée. Contrairement à la philosophie occidentale où, à travers nombre de
champs épistémologiques, la raison se détache du mythe et des affects pour saisir
rigoureusement son objet de telle sorte que la médecine utilise aujourd’hui non
seulement la chimie et la physique moderne, la médecine traditionnelle fait de la
spiritualité et de l’imaginaire son point de départ.

a) De la réalité actuelle

Le Gabon est l’un des pays les plus urbanisé d’Afrique avec plus de 75 % de la
population, dont plus de 50% à Libreville.

En 1993 sa population totale était estimée à 1 014 976 d’habitant et en 2003, à 1 520
000 habitants29 soit un taux de croissance démographique estimé à 2,5 % / an. Au regard
des indicateurs économiques, le Gabon est un pays riche, ce qui contraste nettement
avec le sous-développement de sa société. Pays à revenu intermédiaire, avec un PIB par
habitant par an le plus élevé d’Afrique, soit 3700 US $ (2001), 20 % de la population
urbaine vit sous le seuil absolu de pauvreté avec moins de 1 US $ / personne par jour :
(IDH = 0,653 en 2001 plaçant le Gabon au 118 / 175 et ISDH = 0,546 en 1997
plaçant le Gabon au 102/ 175). Le “Pays de la forêt” compte soixante pour cent (60%)
de pauvres avec une baisse légère depuis 1960 : entre 82% et 62 % de la population
totale vivrait en dessous du seuil de pauvreté.

Si l'on se réfère au droit, la santé des Gabonais est prise en charge par le Ministère de la
Santé Publique et de la Population, le Ministère des Affaires Sociales et le Ministère des
Armées, sans compter le secteur privé. Ces différentes structures gèrent surtout la
médecine conventionnelle moderne, considérée, depuis le temps colonial, comme la
médecine officielle.

29
Recensement Général de la Population et de l’Habitat, 2003.
26

D’une façon générale : la dépense nationale de santé, pour tout le pays, est importante,
malgré un état sanitaire sans cesse préoccupant : les dépenses totales de santé, par
rapport au PIB stable, s’élève à 3,6 % (2001, soit 6,6 % du budget de l’Etat pour la
période recouvrant la Santé Publique entre 1995 et 1998. Cette dépense totale de santé
s’élève à : 200 US $ / personne / an, soit 85 US $ secteur public et 115 US $ pour le
secteur privé et para public,). On note que 95% du budget alloué à la santé est dépensé
pour les soins curatifs et seulement 5% pour la prévention. D’où la faiblesse des
résultats d’une telle politique de santé qui contrairement à ce qu’elle devrait faire,
n’accorde pas la priorité absolue à la prévention. Les statistiques font ressortir : un taux
brut de mortalité de 12 ‰ (2002), un taux brut de natalité de 32 ‰ (2002), une
espérance de vie à la naissance de 57 ans (2004), un indice synthétique de fécondité de
2,6 % (1990 – 2002) ; un taux de mortalité infantile (0 – 1 an) de 60 ‰ (2002) ; un
taux de mortalité infanto – juvénile de 91 ‰ (2002) ; un taux de mortalité maternelle de
520/ 100 000 naissances vivantes (2002).

Théoriquement, 80 % de la population habitent à moins de 5 Km d'une formation


sanitaire, bien que cela, il n’est que de considérer l’accès des ménages aux centres de
santé publique : la qualité de l’état des routes laissant à désirer. Mais, dans l'arrière-
pays, les populations doivent faire de vrais voyages pour aller chercher des soins dans
un centre hospitalier, loin de leur lieu de résidence. Malheureusement, l’Etat gabonais
ne déploie pas suffisamment de moyens pour la réalisation d’une politique de santé
efficace. Le Programme des Soins de Santé Primaires, recommandé par l’OMS à Alma-
Ata en 1978, pour assurer aux populations défavorisées la proximité des soins, n’a pas,
jusqu’ici, connu de réalisation déterminante, à cause de la priorité accordée aux
structures hospitalières dans le système de santé (64% du budget de 2003 est accordé
aux soins tertiaires, 26% aux soins secondaires et seulement 10% aux Soins de Santé
Primaires). De fait, le système de santé gabonais est victime de son “l’hospitalo-
centrisme”, c’est-à-dire le fait que tout part et aboutisse à la structure hospitalière
chargée de la santé, sans conférer à la périphérie (Centres de Soins de Santé Primaires,
Dispensaires et Centre de Soins) toute l’autonomie nécessaire pour effectuer un système
filtre, avec référence, ce qui permettrait de résoudre localement tous les problèmes de
santé relevant de la compétence des agents de santé affectés.
27

Cette caractéristique fondamentale du Système de Santé Moderne Gabonais a généré les


structures et le personnel suivant (Cf. Tableaux Annexes 1 et 2). Par ailleurs, ces
structures médico-sanitaires et surtout le personnel de santé sont très inégalement
réparties sur toute l’étendue du territoire, les plus fortes concentrations se trouvant dans
la capitale, Libreville (qui abrite 57% de la population totale) et Port-Gentil, Capitale
économique et pétrolière (abritant 11% de la population totale)30. Ceci n’est pas la
particularité du Gabon, mais une problématique générale de santé dans les pays en
marche vers le développement économique : parmi les 20% de personnes vivant dans la
pauvreté absolue, plus de la moitié habite dans des villes des pays les moins avancés
économiquement. Ces pays connaissent une urbanisation rapide se traduisant en agent
de changements de mentalité ayant des conséquences, parfois négatives sur la santé des
populations.

A noter, enfin, de fréquentes ruptures de stocks de médicaments, souvent essentiels,


malgré des actions privées religieuses des organismes comme CARITAS qui volent au
secours des petites structures isolées pour l’approvisionnement en médicaments
génériques permettant l’accès au plus grand nombre à des médicaments parfois aussi
stratégiques que les médicaments antituberculeux. On peut donc parler d’échec du
système de santé gabonais. Car contrairement à l’Arti3 de l’Ordonnance n°0001/95
portant orientation de la politique de santé en République gabonaise, l’Etat n’arrive pas
à garantir à tous, notamment à l’enfant, à la mère, aux handicapées, …la protection de la
santé. Les populations les plus démunies ne pouvant se soigner convenablement, le
paludisme31, la diarrhée aiguë, les infections respiratoires aiguës, sont les premières
causes de mortalité. Le paludisme, la tuberculose pulmonaire, le VIH sida et
l’alcoolisme sont les trois grands problèmes de santé. On note que, selon la Banque
Mondiale, depuis 1994, 83% de Gabonais vivent en dessous du Salaire Minimum
(SMIG) fixé à soixante quatre mille francs Cfa (64000 Fcfa) et 62% de la population
totale vivrait en dessous du seuil de pauvreté fixé aux 2/3 de la consommation moyenne

30
Les populations attendent que les politiques travaillent pour que l’Etat construise de nouveaux centres de santé à
défaut d’étendre ceux qui existent déjà.
31
Une enquête menée par Recherche-action en Santé Publique Urbaine montre les difficultés des ménages à
supporter les coûts de soins de santé modernes : « 52% des ménages reconnaissent ne pas avoir la capacité à
supporter les frais générés par les soins de santé. Approximativement la moitié des ménages dans cette situation
(24%) sont incapables de s’acquitter des frais de consultation dans un Centre de Santé Publique ». Mais il faut aussi
dire que les coûts des soins santé traditionnels ne sont pas plus accessibles…
28

tandis que 23% de la population du même pays est maintenue dans un état d’extrême
pauvreté avec un niveau de revenu réel estimé à 1$ par personne et par jour.

Malheureusement le système de santé gabonais ne dispose pas d’une politique de santé


qui favoriserait l’accessibilité aux soins de santé à cette population qui vit entre la
misère et la commisération. Le salut de des pauvres viendrait d’une volonté politique
visant à améliorer les offres de soins et l’organisation de tout le système de santé en
rendant interagissant toutes les ressources permettant d’améliorer le niveau de bien-être
des habitants des villes et des villages. On suppose, à cet effet, que seule une
philosophie efficiente mettrait en place des dispositifs adéquats de concertation, mais
aussi de capitalisation impliquant, dans le domaine de la santé, les médecins et les
tradithérapeutes qui entraînés par un élan concentrique et convergeant développeraient
des politiques de santé publique viables, fiables et respectueuses de l’homme tenu
prisonnier par le capitalisme économique qui génère de structures déviantes
éthiquement. D’où la nécessité d’envisager, pour chaque pays d’Afrique un
Observatoire national de la santé32.

En Afrique, les centres hospitaliers modernes ne sont pas seulement à restructurer


économiquement, ils revendiquent surtout une éthique. Ici, la relation humaine fait
défaut ; ce qui compte, c'est d'abord l'argent. Quelqu'un venu pour une urgence mais qui
n’a pas d’argent pour payer sa consultation (variant entre 3000 Fcfa dans certains
dispensaires catholiques et 15000 Fcfa dans les cliniques privées), ne recevra même pas
les premiers soins. Le Dr Walter Munz, ancien de l’hôpital Schweitzer de Lambaréné
rapporte cette anecdote : « Récemment, un Gabonais du sud, sans ressources
financières, est monté exprès de Libreville pour faire soigner ses yeux. L’infirmier –
gabonais – qui l’a accueilli à l’Hôpital lui a d’abord demandé 3000 CFA. Le malade
répondit qu’il n’avait pas d’argent. Il fut renvoyé »33. Ainsi, au Gabon, qui n’a pas
d’argent ne peut accéder aux soins de santé les plus élémentaires. Du coup, les
populations se demandent pourquoi elles devraient se rendre à l'hôpital alors qu'elles
n'ont pas d'argent. Le Gabon est ainsi loin d’atteindre l’objectif fixé par l’Organisation
Mondiale de la Santé qui est de permettre à chaque individu de jouir de son droit inné à

32
Confère chapitre8. Il s’agit de promouvoir une institution qui va permettre de développer la santé des citoyens en
prenant en compte tous les acquis de la culture moderne et traditionnelle et des formes de gestion de la vie en société.
33
MUNZ (W.) : Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains, Etudes Schweitzeriennes, n°5, p.110.
29

la santé et à la longévité à cause de l’inégalité d’accès aux soins de santé. On note alors
que la majorité des Gabonais ne peut bénéficier des pratiques médicales modernes pour
prolonger l’existence ou détecter des maladies génétiques graves par l’intermédiaire des
testes génétiques.

Une enquête auprès de la population gabonaise montrera qu’une forte proportion des
citoyens des grandes villes, notamment Libreville et Port-Gentil, ne se rend pas à
l’hôpital sans hésitations. La raison peut être financière puisque l’assurance maladie est
réservée aux travailleurs qui sont couverts par des compagnies d’assurance privée : Axa,
Orgar-vie,… ; l’assurance maladie la moins élevée coûte sept cent mille FCFA (700000
Fcfa), soit mille soixante sept euros et sept centimes (1067,07). A ce prix, le Gabonais
moyen ne peut se permettre de contracter une assurance maladie alors que le coût des
médicaments, en pharmacie, est un des plus élevé du monde. Pour être assuré et
bénéficier d’une carte d’assuré, il est nécessaire de travailler pour le compte de la Caisse
nationale de Sécurité sociale ou dans une entreprise qui peut assurer ses travailleurs soit
auprès de la CNSS, soit auprès d’une compagnie privée. La structure gouvernementale
chargée de la couverture sociale des fonctionnaires et de la prise en charge des
“indigents” est la Caisse nationale de Garantie sociale (CNGS). Le Gouvernement
gabonais se trouve, devant l’exigence d’un « droit pour tous à la santé », droit qui
devrait assurer le bien-être physique et mental des populations. Il importe donc de
promouvoir une démocratie de la santé, autrement dit, les politiques devraient envisager
une conception égalitaire, solidaire ou démocratique qui donne lieu à un système de
santé qui prendrait en compte le coût des médicaments en fonction du pouvoir d’achat
des citoyens.

L’autre raison qui éloigne les populations de l’hôpital concerne la conception


architecturale des hôpitaux et des Centres de Santé, et met directement en cause la
politique hospitalo-centriste : ceux qui se rendent, de première intention, auprès des
tradithérapeutes, pensent que leur maladie ne peut pas trouver de solution à l’hôpital et
qu’il y a un risque pour eux de s’y rendre. De fait, ces patients ne peuvent pas accepter
de se laisser placer une perfusion et encore moins de subir une intervention chirurgicale
s’ils sont atteints de jaunisse ou d’hépatite, deux maladies bien connues de la médecine
conventionnelle moderne. Ils considèrent qu’une piqûre ou une perfusion, à l’occasion
30

de ces maux, entraîne inéluctablement la mort du patient, alors que la médecine


traditionnelle guérit très rapidement ces deux maladies. En fait, les Gabonais ont tout un
répertoire de maladies qui ne concernent pas l’hôpital moderne : tout thérapeute africain
formé à l’école moderne n’hésite pas à conseiller tout patient atteint de ces maladies de
se rendre auprès d’un tradithérapeute.

La médecine occidentale est déterminée par la caractéristique existentielle de la culture


européenne ; c’est pourquoi le médecin est en face de “l’objet-maladie”, en face de
l ‘Autre, comme un guerrier devant l’ennemi. Avec Senghor, on dira que le médecin se
comporte comme un « homme de volonté, guerrier, oiseau de proie, pur regard, le Blanc
européen se distingue de l’objet. Il le tient à distance, il l’immobilise, il le fixe : muni
d’instruments de précision, il le dissèque dans une analyse impitoyable »34. Avec une
telle attitude, la maladie est un problème mécanique qu’il convient de résoudre. Mais
une telle médecine tout en étant efficace est-elle humaniste ?

Or, la médecine traditionnelle bantoue est au service d’un sujet qui est tout à fait
différent de la culture rationalisante, elle envisage l’ego comme un élément du tout dans
le tout, un sujet vivant entre les lois du Visible et de l’Invisible. Elle est la médecine de
l’homme que le poète acclame :

« Eia pour le Kaïlcédrat royal !

Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé

Pour ceux qui n’ont jamais rien exploré

Pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose

Ignorant les surfaces, mais saisis par le mouvement de toute chose

Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

Véritablement les fils aînés du monde

Poreux à tous les souffles du monde

34
SENGHOR (L S) : Liberté1, Négritude et humanisme, Paris, Seuil. 1964, pp 258-259
31

Aire fraternelle à tous les souffles du monde

Lit sans drain de toutes les eaux du monde

Etincelle du feu sacré du monde

Chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde »35

Par conséquent, le Bantou manifestera son sentiment d’insatisfaction par rapport à la


médecine moderne parce que cette dernière ne considère pas les problèmes de l’esprit
dans son domaine d’investigation.

Enfin, ce qui rebute les populations d’Afrique centrale, dans l’hôpital moderne, ce sont
des pratiques d’une autre culture, notamment celles qui violent l’intimité et la pudeur du
patient : le toucher vaginal, le toucher rectal, la coloscopie, le palper des seins ou le
simple fait d’être obligé de se mettre tout nu devant un “étranger”. Ce sont des pratiques
qui bouleversent les habitudes et l'imaginaire du milieu : elles nécessitent donc
l’éducation des populations pour les intégrer dans la culture du pays.

Par rapport à l’accueil dans la médecine conventionnelle moderne en Afrique, on peut


constater que l’approche scientifique de la maladie n’est pas toujours suffisante aux
yeux des patients : le VIH-Sida, la variole et la fièvre hémorragique à virus Ebola, pour
ne citer que celles-là, sont des maladies qui s’entourent d’une nébuleuse de croyances et
de coutumes. Les soignants savent bien que les explications scientifiques ne sont pas
totalement acceptées par les patients. Il serait donc souhaitable que l’on prenne en
compte le domaine spirituel, dans certains Programmes de lutte pour l’éradication de
certaines épidémies, comme Ebola ou la pandémie VIH-SIDA.

En somme, on note que, tout en recourant à la médecine conventionnelle moderne, le


Bantou ne cesse pas de baigner dans un univers culturel qui ne supprime pas les
préoccupations d’ordre spirituel. Le fait spirituel a donc pour conséquence, depuis
l’époque coloniale, de développer des comportements de résistance face à la médecine
moderne à cause de sa vision scientifique des choses. Cette précision de « scientifique »
32

est importante parce que la médecine traditionnelle à laquelle recourt habituellement le


patient engage systématiquement un recours à des procédés magiques ou simplement
religieux. Ceci entraîne une fracture importante entre la médecine moderne et
conventionnelle et le patient qui réclame la guérison. On constate alors que les
populations n’intègrent vraiment la médecine conventionnelle dans leur vie quotidienne
que par nécessité. On voit alors que, si les Bantous font appel aux lumières de la
médecine conventionnelle, il s’agit généralement d’un « dernier recours » après avoir
épuisé l’arsenal traditionnel : les médecins modernes n’acceptent pas cette situation à tel
point qu’ils refoulent certains patients qui viennent dans leurs cabinets quand leur
situation de santé est déjà complexe. D’où l’importance d’une réinterprétation des
pratiques thérapeutiques spécifiquement modernes en milieu Bantou. Ceci ne peut aller
sans difficultés supplémentaires, même de nos jours, pour le médecin moderne qui doit
d’abord transformer le comportement des populations afin de pouvoir leur inculquer
quelques mesures de prévention.

Il importe de faire face au poids de la tradition ancestrale tout en évitant les travers de
l’époque coloniale, une période qui se caractérise par la participation du médecin dans
la politique générale du Colonisateur en guerre contre de « grossiers empirismes d’une
médecine primitive » afin de faire profiter aux populations ou d’expérimenter les
innovations pasteuriennes. En médecine moderne, au cours de cette période des
innovations médicales (XIXe siècle), les médecins coloniaux s’arrangeaient pour
dénigrer les pratiques coutumières : les médecins empiristes, même en Europe n’étaient-
ils pas perçus comme des charlatans ? Que pouvait-on dire alors des tradithérapeutes
colonisés ? Face à ce qu’il convient d’appeler la « double ignorance », c’est-à-dire que,
d’un côté les Occidentaux ignorent tout de la pathologie exotique, d’une part et, les
Bantous ne connaissent rien des pratiques de la médecine moderne, d’autre part. Ainsi, à
cause de leur perception des problèmes de l’existence, les populations locales
continuent de se méfier des pratiques de la médecine conventionnelle moderne qui ne

35
CESAIRE (A) : Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Gallimard, cité par Senghor, ibidem p.258.
33

correspondent pas à leur perception de la réalité et de l'homme36. Cela n'est pas


nouveau, Soeur Marie Andrée avait déjà souligné cet état de fait :

Les Africains ont longtemps dédaigné ou boudé la médecine européenne ; ce n'est que
peu à peu que celle-ci s'était imposée grâce à la contribution des Missionnaires. Ceux-ci
ont eu une influence décisive dans le remplacement momentané de la médecine
africaine par l'européenne, au moyen de l'interdit jeté sur le fétichisme africain, lequel
englobait : rites d'initiation, soins médicaux, pratiques magiques, etc. (...)
Instinctivement, on ne pouvait pas être chrétien et aller se faire soigner chez le
guérisseur37

Dans le cas des vaccins, par exemple, il a souvent été difficile d’intéresser les
populations, notamment dans la lutte contre certaines maladies infectieuses, mais aussi
des cas de maladie infantile comme la poliomyélite. Et l’on a souvent réussi que grâce
au concours des chefs de villages avec qui le colonisateur tissait des alliances
provisoires. Il fallait user d’un argument d’autorité pour que les paysans qui se
désintéressaient de l’hôpital moderne s’y rendent sans avoir à recourir à la médecine
traditionnelle. En conséquence, c’est par une habileté à manier la chicotte et à
instrumentaliser l’Evangile que prêtres et commandants, tous Européens avaient aidé la
médecine moderne occidentale à s’imposer sur la médecine traditionnelle africaine.

Toujours est-il que, par rapport à leur psychologie, beaucoup d’Africains se méfient de
l’hôpital et considèrent que médecins et personnel hospitalier n’atteignent pas leur
intimité. N’est-ce pas là, l’une des choses que le docteur Albert Schweitzer avait voulu
éviter en construisant le village indigène dans son hôpital de Lambaréné ? C’est
possible, même si, de l’avis des mauvaises langues, la construction de ce village
participait à la politique impérialiste que pouvait incarner “le Grand Blanc de
Lambaréné”. Comme argument, ils disent que cette infrastructure, comme tant d’autres

36
Cf. Chapitre 8, Le «vampire» et scientificité de la Médecine traditionnelle », notamment le cas clinique du
patient de Sokodè.

37
ANDREE (M) : La condition humaine en Afrique noire, Paris, Grasset, 1954, pp. 189-196.
34

infrastructures sanitaires françaises de la colonisation, visait un seul but : promouvoir la


santé des indigènes afin de fournir à l’Administration coloniale une main d’œuvre
efficace : les premières structures de soins statiques (après l’offre des soins de la marine
qui accompagnait les soldats et celle des missionnaires) appartenaient aux compagnies
concessionnaires de l’époque. Chacune d’elles possédait au moins une infirmière pour
résoudre les problèmes de santé des travailleurs indigènes de la compagnie. Les
infrastructures sanitaires comme celle de Lambaréné permettaient de résoudre les
problèmes de santé de son matériel humain.

D’où l’analyse de l’historien congolais Elikia. Mbokolo : « la politique sanitaire des


pouvoirs coloniaux qui est souvent étudiée dans une perspective triomphaliste et
hagiographique, semble obéir à la logique d’un système de domination globale, plutôt
qu’aux initiatives dispersées et désintéressées des médecins soucieux de promotion
humaine »38. Avec de tels arguments, toute tentative d’interprétation humaniste de
l’action de Schweitzer est ébranlée dans ses fondements. Car Schweitzer pensait que la
logique de l’infirmière était de “remettre sur pieds”, de garantir et de rétablir (lorsque
besoin se faisait sentir) l’équilibre de la chaîne de production et, par conséquent,
d’empêcher l’immobilisation du travailleur par la maladie39.

Il convient, toutefois, de nuancer ce propos en disant que l’effort de construction de


l’œuvre de Schweitzer participait à une perspective de la médecine philanthropique
pratiquée en Europe au XXe siècle en construisant des asiles pour les aliénés. Ne
disposant pas de remèdes efficaces, l’on a développé une politique sanitaire qui
permettait de retenir les aliénés dans des asiles afin de les protéger contre eux-mêmes et
protéger la société. Les mêmes asiles accueillaient aussi des personnes qui avaient perdu
leurs racines sociales mais, cette deuxième raison ne correspond pas, dans les faits, à la
réalité traditionnelle africaine où la solidarité était un principe. C’est plutôt la question
de la solidarité qui correspond à l’œuvre de Schweitzer puisque, même actuellement,
l’hôpital Albert Schweitzer de Lambaréné reçoit encore des cas sociaux dans un vieux
bâtiment qui hébergeait le service de gynécologie au temps de Schweitzer lui-même.

38
MBOKOLO (E.) : Histoire des maladies, histoires et maladies, AUGE (M.) et HERZLICH (C) : Le sens du mal,
Paris, Puf, 1983, p. 182.
39
OBIANG (C.L.) : Les missions catholiques sur les côtes de l’estuaire du Gabon de 1844 à 1894, Libreville,
U.O.B., Mémoire de maîtrise d’histoire, 1986, p.73.
35

Pour la construction de son hôpital, Schweitzer avait choisi, pour son implantation,
l’emplacement d’un village indigène et l’hôpital allait ainsi occuper la place du village
avant d’en prendre la dimension actuelle :

Toute symbolique ou coïncidence à part, son hôpital allait devenir tout naturellement,
pour répondre aux besoins, devenir petit à petit un véritable village dont la population à
certains moments avoisinera des milliers d’âmes. Il a fallu construire des cases pour les
malades et des cases pour le personnel, les infirmiers et leur grande famille africaine40…

Les malades africaines ne se sentent culturellement pas en sécurité dans nos hôpitaux
modernes car ils s’y trouvent dans un univers étranger renvoyant souvent à un
imaginaire douloureux : la colonisation.

Au regard de cette politique coloniale qui n’a pas intégré la culture du pays, on a
l’habitude, en milieu hospitalier gabonais, d’entendre des malades demander à leur
médecin : docteur est-ce que je peux rentrer « chez moi » et revenir vous voir de temps
en temps ? Cette question est sous-tendue par une angoisse due à “l’expatriation” d’un
sujet qui ne se reconnaît ni dans les pratiques de soins ni dans l’environnement
hospitalier. Des malades préfèrent souvent aller suivre leur traitement chez eux auprès
des leurs, au village. Le cas d’une femme hémorroïdaire qui arrive à l’Hôpital français
de Sangmélima à un moment critique et qui pense qu’elle allait certainement subir une
intervention chirurgicale. Elle avait si peur qu’elle se souvenait de sa tante décédée dans
les mêmes conditions de maladie, mais heureusement pour elle, le médecin estimant
qu’une telle opération n’est pas conseillée pour son cas, elle devait suivre un traitement
sous surveillance médicale. Cette dernière, Anne-Marie Bendome a tout fait pour partir
dans son village dès qu’elle avait reçu des médicaments. C’est ainsi que certains
malades fuient les centres hospitaliers après avoir déclaré au médecin traitant :
« Docteur, je ne veux pas rester ici, je préfère aller mourir chez moi ». Il convient donc
que nous nous interrogions sur le sens de cette expression, le « chez moi » : toute
médecine est fonction de la représentation que les personnes à qui elle se destine se font

40
Dr OTHON PRINTZ : « L’idée de village thérapeutique dans le monde moderne », in Etudes Schweitzeriennes,
Automne 1995 n°7.
36

de l’existence. Or, il se trouve que ce « chez moi » est une invite à respecter
l’imaginaire des patients, un imaginaire qui renvoie, en Afrique centrale, à une
représentation spirituelle de l’existence. Nous tentons de pénétrer cet imaginaire pour
comprendre ce qui manque, pédagogiquement, à la médecine conventionnelle moderne
pour correspondre à l’identité bantoue.

La connaissance de ce « chez moi » ne peut qu’être d’un très grand intérêt pour les défis
des pratiques des soins hospitaliers modernes en Afrique centrale, notamment au
Gabon. Cette démarche est fondamentale parce qu’elle nous permet de saisir
l’importance que revêt le village pour le Bantou. Pourquoi le village est-il une
préoccupation fondamentale dans le monde traditionnel gabonais, au point que la vie et
la mort de l’individu y semblent liées ? Pourquoi est-il important que le malade africain
se reconnaisse chez lui, même en milieu hospitalier ?

Au-delà de ce qu’on peut dire, cette question touche le cœur de ce qu’il convient
d’appeler “le principe de base du style Dr Albert Schweitzer et des missionnaires” : il
s’agit de conserver au malade son écosystème de vie. Cela explique-t-il la raison pour
laquelle certains malades quittent Libreville et d’autres grandes villes du Gabon, pour
aller se faire soigner à l’hôpital Schweitzer de Lambaréné ? C’est en fait, la première
raison car l’atmosphère générale de cet hôpital est bien celle d’un village.

Alors que les malades hésitent à aller dans les hôpitaux de Libreville où l’homme de la
tradition est souvent mal à l’aise à cause de la modernité des structures hospitalières,
c’est avec espérance qu’il se prépare à aller à Lambaréné, à l’Hôpital Albert Schweitzer.
Leur appréhension est souvent liée non pas seulement à des problèmes pécuniaires, mais
aussi et surtout à l’environnement étranger à leurs mœurs, à leur histoire, à leur
imaginaire. Le malade est, par définition, quelqu’un qui est fragilisé par la maladie. Il a
besoin d’assurance, de confiance et c’est seulement dans une atmosphère familiale qu’il
trouve cette assurance. Que veut donc dire « chez moi », lorsqu’il déclare à son
médecin : docteur, je veux rentrer chez moi ?

“Chez moi” ne signifie pas “ma maison” ou “ma chambre” : il renvoie à un tout qui
englobe tout ce qui construit son existence, à savoir sa famille, ses amis, mais aussi le
commerce avec ses défunts et même la croyance à la sorcellerie. Ainsi le « chez moi »
37

rassemble plusieurs lieux communs entre le sujet et la communauté, y compris ce qu’il a


comme biens et comme croyances (fétiches, reliques).

Dans la culture gabonaise, l’expression « être chez soi » signifie que la personne se
retrouve dans son environnement culturel. Cet environnement est composé d’éléments
visibles et invisibles. Hommes, femmes, la forêt, mais aussi les bewu (les défunts),
composent ce « chez moi » que le malade voudrait retrouver. C’est dans ce système que
le Gabonais donne un sens à ses problèmes d’existence, y compris la maladie. Lorsqu’il
se fait hospitaliser, il voudrait se sentir en confiance dans ce même milieu. Car ici, il a
des repères qui lui permettent de savoir s’il va ou non se relever de sa maladie. Un
exemple rapporté par une infirmière nous permet de comprendre l’importance de ce
symbolisme que le malade voudrait retrouver à l’hôpital, symbolisme que les modernes
ne connaissent pas forcément :

« Un malade, que nous appellerons Manfoumbi, est du groupe ethnique Ipunu. Il est
arrivé accompagné de sa plus jeune épouse, Bernadette, parce qu’il n’acceptait pas de
rester seul dans une chambre d’hôpital. Cette dernière se cachait, le soir, sous le lit du
patient pour ne pas se faire chasser par les infirmières. Après une semaine
d’hospitalisation, il déclare à son médecin : « docteur, je vois que je vais mourir parce
que depuis que je suis arrivé ici, vous vous occupez bien de moi et pourtant le coq ne
chante pas ». Le médecin n’était pas surpris, car au beau milieu d’une ville moderne, il
n’est pas facile de trouver un coq. Personne ne tint compte de son propos, alors même
qu’il pleurait comme celui qui voyait venir sa mort prochaine. Une semaine plus tard, le
patient, de nouveau dit au personnel soignant : « je vais mourir, car malgré la présence
de Bernadette, le coq ne chante pas ». Au bout de trois jours le malade mourut. C’est
alors que le médecin voulut connaître cette histoire de coq41 ». Qu’était-ce donc ce
coq qui ne chantait pas ? L’infirmière dit que le coq, c’est la verge du patient.

41
Témoignage de Mme la Secrétaire générale de l’ANGIDE à l’Ecole Nationale d’Action Sociale à une réunion de
travail. Propos recueilli par nous, décembre 2002. Nous avions été invité à nous entretenir avec les infirmiers sur une
nouvelle approche des pratiques des soins en fonction des us et des coutumes gabonais et, pendant que nous étions
entrain de montrer l’inadaptabilité des structures hospitalières, d’une part et, d’autre part, l’inadéquation de la
formation des infirmières, elle nous a fait ce témoignage.
38

On peut en tirer une leçon : les “Indigènes” se connaissent eux-mêmes ; ils savent quand
leur fin est proche et, mieux, ils savent ce qui peut précipiter leur mort. On peut dire que
l’homme moderne connaît bien ce qu’il est possible de saisir objectivement, mais
l’indigène a une connaissance de l’intimité de l’homme qu’il est sage de respecter.

Les Gabonais, ceux qui côtoient les Anciens, ont des repères culturels à travers lesquels
ils se situent. Si le sexe ne se met plus en érection cela traduit un drame et si cela se
produit au cours d’une maladie, c’est un signe annonciateur de la mort. Il existe d’autres
signes. Dans certaines cultures, si un malade fait un rêve où il est très chaleureusement
accueilli par ses Ancêtres, à son réveil, il doit réunir les siens pour dicter ses dernières
volontés. Or dans le cadre hospitalier moderne, le personnel soignant est étranger à ces
“délires” irrationnels. Pourtant, le cadre hospitalier doit être sensible à l’imaginaire du
patient pour mieux l’aider à remonter au lieu d’entretenir ce divorce entre modernité et
tradition.

La médecine est d’abord un art qui s’exerce au sein d’un système de valeurs et de
représentations. En Afrique, la médecine devrait utiliser des éléments qui provoquent de
l’émotion chez le patient, de sorte que ce dernier se rassure et fasse confiance en la
médecine conventionnelle moderne. S’il reste froid par rapport aux pratiques médicales,
il jugera cette médecine inefficace, voire dangereuse.

Ainsi, la culture bantoue, sans être hostile à la modernité, lui est antagoniste tant dans sa
vision du monde que dans l’architecture de ses villages. Le villageois fait usage d’un
symbolisme à partir duquel il sonde les mystères et, dès qu’il sort de ce cadre, il se sent
étranger.

Il en résulte donc que le milieu hospitalier moderne est un domaine étranger aux
malades qui ne s’y sentent pas en harmonie avec leur environnement.
Psychologiquement, ce milieu moderne n’est pas sécurisant car ni l’architecture ni les
pratiques des soins infirmiers ne correspondent à la culture du pays. Or, dans les centres
traditionnels de soins, en médecine africaine, autant que dans les villages, il y a une
correspondance entre l’habitation, la cosmogonie, la nature et l’homme. N’y a-t-il pas
une correspondance entre cette conception traditionnelle de la santé et les actions
modernes de la santé communautaire ?
39

Les Bantous ont, par tradition, une perception anthropologique de l’environnement.


C’est sur cette base anthropocentrique que les tradithérapeutes administrent des soins à
leurs patients. Selon les initiés au rite Bwiti, l’homme et la nature auraient quatre
dimensions symbolisant quatre sphères d’existence. Ces dimensions correspondent
point par point à la structure organique de notre organisme42.

Il faudrait que la disposition des lits de l’hôpital tienne compte de l’imaginaire des
populations à travers les différentes structures. On ne peut envisager la démarche de
guérison et la santé d’un patient, dans la société traditionnelle où les médecins sont
appelés à exercer leur métier sans respecter le tissu relationnel de l’homme. Tout
compte fait, les populations voudraient retrouver, dans la sphère des soins de santé
moderne, quelque chose qui relève de leur imaginaire. Selon cet imaginaire, toute
thérapeutique doit intégrer le patient :

DANS UNE RELATION TRIBALE : Juridiquement, il appartient à la tribu de son père


ou à celle de sa mère. Pour toute thérapeutique, on a besoin des représentants des deux
tribus : celle dont sa mère est originaire et celle de son père.

DANS UNE RELATION VILLAGEOISE : Tout homme est reconnu comme fils de son
village, puisque c'est ici qu’il grandit au milieu de ses frères et soeurs et reçoit son
éducation sociale.

DANS UNE RELATION FAMILIALE : Quand on est malade, et qu'on veut se rendre
chez un tradithérapeute, la présence d'un des membres de la famille est indispensable.
Le diagnostic s'organisera en un examen des relations entre le patient et ses parents,
entre lui et ses frères et sœurs.

42
Selon la cosmogonie fang, c’est Aki-ngoss (œuf de cuivre) qui forma quatre faces pour donner naissance à l’Infini
et tout ce qui existe est une parcelle de ce principe. D’ailleurs, dans les centres exotériques africains, le cuivre a une
signification mystique, il est souvent utilisé dans les fétiches de protection contre les forces de la nature. L’œuf et le
cuivre sont le signe de la vie en toute chose. Aussi, lorsqu’on soigne un «vampire», on fait boire des œufs à la
victime. Mais, l’œuf est symbolisé par la forme carré ou rectangulaire des cases fang. Cette forme permet une bonne
circulation de la force dans l’organisme sachant qu’elle s’identifie en même temps à l’homme. Le carré, en fait,
symbolise l’homme : le Muntu, ou la force par excellence, a quatre directions ou paliers. Le centre du village ou de la
maison, symbolisé par le corps de garde du village ou le salon dans la grande maison. L’arrière des maisons est le
domaine des esprits. Le devant de la maison, la cour du village est le domaine des femmes, des non-initiés et des
enfants. L’intérieur de la maison renferme les objets religieux, le reliquaire comme temple de la demeure. La santé ou
l’équilibre de la famille dépend donc du rapport que les individus entretiennent avec le lieu sacré de la concession, le
Biere (le reliquaire). Il n’y a pas de séparation entre le religieux et la simple gestion de la vie quotidienne chez les
bantous. Donc la maison a la forme d’un homme.
40

DANS UNE RELATION INITIATIQUE : c'est par rapport à sa société initiatique qu'il
est possible de connaître la personne avec qui on parle.

Malheureusement, les jeunes médecins n’ont pas une formation en sciences humaines et
sociales qui leur permette de prendre en considération les quatre éléments qui
structurent socialement, psychologiquement, économiquement et politiquement la vie
du Bantou dans sa tradition. A l’Université des sciences de la santé à Owendo, on ne
fait pas une place importante aux Sciences Humaines et Sociales pour étudier les
problèmes concrets relatifs aux différentes orientations de la thérapie traditionnelles.
Celles-ci correspondent, sur le plan ésotérique, à la vision de la Terre que les Fang
enseignent à leurs enfants à travers le Mvett et que le Punu délivre dans le mythe de
Mubuanga. Les Fangs croient que la Terre est soutenue par un pilier central tandis qu’à
chacune de ses extrémités, on trouverait un pilier secondaire. D’ailleurs les villages
fangs bénéficient d’une architecture qui se calque, elle-même, sur le modèle de cette
configuration de la Terre.

Le plus souvent, construit de part et d’autre d’une route, le village fang a deux côtés
séparés entre eux par une voie principale avec des maisons en deux rangées qui se font
face. Au Nord et au Sud du village, on a les deux coins tandis que la cour principale est
le centre et que l’entrée Est représente la tête et l’entrée Ouest, les pieds.
Schématiquement, la maison est, elle aussi construite sur le même modèle que celui de
la terre tout en prenant en compte tout l’ésotérisme de la représentation : la maison des
soins modernes ne respecte pas cette symbolique qui pourrait soutenir
psychologiquement les malades.

La maison est de ce fait très proche du cosmos et de l’homme. Elle aurait donc une tête,
les pieds, les mains et un centre (le sexe). D’ailleurs, au jour de sa mort, sa tombe devra
prendre la même orientation. Faisons le rapprochement entre le cosmos et l’homme.

-Tête = Est = entrée du village

- membres = quatre coins = quatre piliers


41

- sexe = pilier central = cour du village43

Le respect de ce schéma est impératif dans le domaine thérapeutique. Ce qui n’est pas le
cas, pour l’instant, dans les centres de santé modernes. Ceci est valable, notamment en
ce qui concerne la disposition du lit du malade, mais aussi la manière d’administrer les
remèdes et de parler au patient.

Finalement, la connaissance du cadre de vie est une nécessité pour le succès de la


médecine, au Gabon, d’autant plus que le cadre hospitalier lui-même joue un rôle
important dans le rétablissement du malade.

Si le malade n’est pas dans son “chez moi”, cela ne favorise pas psychologiquement sa
guérison. Il est préférable qu’il soit dans la nature parmi les astres, le vent, les arbres, la
forêt, le fleuve, la mer, une montagne, une vallée, tous ces éléments qui évoquent la
force de la nature et éviter le paysage froid des hôpitaux modernes. On comprend
pourquoi les tradithérapeute ornent leurs maisons de soins, Mbandja, de réalités
cosmiques qui impressionnent ou cristallisent, pour une collectivité donnée, des
significations particulières et sont, par conséquent, sources d’émotions plus ou moins
profondes.

L’intention organisationnelle de cette architecture que les tenants de la tradition auraient


voulu trouver dans les centres hospitaliers a pour fonction de maintenir l’équilibre
social, mystique et spirituel de l’homme (Cf. Annexe 3). Au centre symétrique est logée
la force vitale qui circule dans toute la maison par les axes A1/A2, B1/B2 comme un
flux qui part des pieds vers la tête. C’est ce même flux qui passe d’un extrême à l’autre.
B1 et B2 représentent symétriquement les deux membres, gauche et droit. Tous ces
points sont des points cardinaux dont le centre est le cœur. Ce n’est pas la tête qui
dirige, mais ce centre, posé comme foyer central alimentant tout l’édifice. C’est
pourquoi, dans le temps, on allumait un feu au centre de la maison pour réchauffer tout
ce qui habite la maison. Maintenant, les villageois laissent une lampe à pétrole à cette
place. Cet endroit est le point de concentration, d’échange et de transformation de la
force qui vivifie toute la maison comme un cœur envoyant le flux de sang dans
l’organisme. Telle est la place du noyau dans une cellule.

43
NGUEMA-OBAM (P.) : Aspects de la religion fang, Paris, Karthala, 1983, p.60.
42

Cela dit, deux problèmes minent l’univers hospitalier à savoir : son caractère étrange à
la culture autochtone, d'une part, et le manque de communication dans le rapport
soignant/soigné, d'autre part. A propos du caractère étrange : imaginez un habitant d’un
quartier sous intégré de Libreville (que l’on nomme Matiti), admis dans un service du
Centre hospitalier Universitaire (CHU) de Libreville : celui-ci qui sans transition, quitte
un milieu sous-développé, où l’individu n’a que la nature pour satisfaire ses besoins
naturels, pour une structure relativement moderne, où il n’a aucun repère, et dont les
tenants (le personnel de santé) vont le contraindre, sans aménité, à se soumettre aux
règles qui régissent cette structure…

Du rapport praticiens/patients dans les centres hospitaliers gabonais

L’une des questions de l’éthique dans les centres hospitaliers africains, notamment
gabonais, c'est la problématique du rapport patient et personnel hospitalier. Alors que la
tradition africaine est généralement connue par son principe de solidarité et d’empathie,
valeurs qui sont, elles-mêmes, liées à la notion de famille élargie, il se trouve que, dans
le monde hospitalier moderne, la solidarité avec le malade est presque absente. Le
rapport entre praticiens et patients est manifestement tendu. On dirait, à juste titre, que
le discours ne passe pas entre les deux protagonistes, le patient et le soignant.

Lorsqu’on entre dans le service des Urgences du Centre Hospitalier de Libreville


(CHL), l’on est choqué par le manque de chaleur dans l’accueil, et surtout, l’atmosphère
de tension voire d’hostilité qui règne, du fait du manque de place, du manque de
matériel médical et du manque de médicaments, ce qui rend pénible le travail du
personnel de santé dont la situation socio-économique est aussi précaire et instable que
celle des patients dont il doit s’occuper. En conséquence, la question de la redéfinition
de l’éthique de la profession d’infirmier ou de médecin, au Gabon, se pose avec une
telle acuité qu’il est aujourd’hui nécessaire de s’interroger non seulement sur la pratique
et l’évolution des soins infirmiers que sur le rapport que le Bantou entretient
quotidiennement avec la structure hospitalière moderne.
43

En fait, l’univers hospitalier gabonais cristallise un certain nombre de conflits qui font
que le dispensaire puisse devenir, en lui-même, le lieu de l'émergence des pathologies.
Au regard du rapport personnel hospitalier et patient, l'hôpital devient un foyer de
tensions, une source de stress. Le mot stress, qui signifie en anglais force, poids, est
une force abstraite, agissant, vraisemblablement sur le physique autant que n'importe
quelle force pouvant mettre tout individu en état de tension. De ce fait, affirmer que les
centres hospitaliers sont des lieux de la culture du stress, c'est montrer combien de fois
les gens qui s'y rendent, même pour accompagner un parent malade, dépensent, ici, de
leur énergie en permanence. On devrait par conséquent, croire que ces lieux peuvent
être nocifs à la santé.

En effet, si l'on admet que s'exposer longuement à des tensions permanentes épuise
l'organisme parce qu’il le pousse à l'inertie et si, en plus, la pulsion énergétique
correspond à une pulsion de vie, alors nous dirons que le seul fait de se présenter à
l'hôpital est susceptible de vous exposer à la mort. Richard Sünder disait à cet effet que :
« Il est alors clair que le stress, qui est une expression de la pulsion de vie, qui met
l’individu en état de tension énergétique pour se défendre, s'inverse en pulsion de mort,
dès l’instant où il épuise les ressources énergétiques du sujet, soudain en proie à
l'inertie, et qu'il peut tuer »44. Comment, dans des pays où il fait chaud, les tensions
peuvent-elles ne pas être des facteurs aggravants pour la tension artérielle, nouveau
fléau qui frappe si durement ceux qui sont exposés à la violence ?

En montrant comment l'hôpital, par le mauvais accueil qui est fait aux malades, est
effectivement source de l'émergence des pathologies, nous emprunterons la conclusion
de Richard Sünder : « le conflit est donc la cause centrale de tout ce qui nous affecte
psychologiquement et biologiquement et retentit aussi bien dans notre esprit que dans
notre corps »45. Qu'il nous soit permis d'illustrer cette ambiance hospitalière par un
dialogue recueilli dans un centre hospitalier africain. Il s'agit d'une infirmière qui
normalement, devrait ouvrir les portes du dispensaire à huit heures du matin au plus

44
SÛNDER (R.) : Médecine du mal Médecine des mots. Causes psychologiques sent et syntaxe des “maladits”, La
Penne sur Huveaune, éd. Quintessence, 2002, p. 41.
45
ibidem
44

tard, mais qui se présente à son lieu de travail à dix heures46. Celle-ci trouve les malades
qui attendent car ici, il est indispensable de vite arriver pour avoir le premier numéro
afin d'être sûr de bénéficier d'une consultation. Cette dernière arrive en prenant tout son
temps et, dès qu’elle ouvre la porte et que les malades veulent entrer, elle les blâme :

Infirmière : Messieurs, allez attendre dehors ; j'ai chaud…

Le patient : Madame, …

Infirmière : (levant le ton) Messieurs, j'ai dit, allez attendre dehors, le docteur n'est pas
là ! (Désignant l'un d'entre eux, le doigt menaçant) Tu as un carnet ? Est-ce que tu as un
carnet ? Moi, je ne m'occupe pas de vous et regarde comme il est sale là-bas !

Un patient : Madame, occupez-vous de nous.

Infirmière : Messieurs vous savez à qui vous avez affaire ? Regarde-moi celui qui me
parle et qui est si sale.

Le patient : Regardez-moi celle-là, tu t'occupes de ma santé ou de ma saleté, espèce de


petite voleuse de médicaments ! Quelqu'un, même le C.E.P.E., encore moins, parce
qu’il couche avec un ministre de la République, il vient nous dire : vous savez à qui
vous avez affaire, que tu es qui ? Ah, ce sont toujours des tonneaux vides qui font
beaucoup de bruit. Un jour, ça finira dans ce pays ! …

Un autre patient : (l'interrompant) Monsieur, laissez tomber auquel cas, elle risque de
ne pas s’occuper de …

Le patient : laissez tomber quoi, tu vas voir, le jour viendra ça finira !

Infirmière : Eh ! Écoutez monsieur, je suis une infirmière brevetée d'État et d'ailleurs,


je vais voir celui qui va s'occuper de vous ici aujourd'hui, le docteur ne s'occupera pas
de vous.

46
Le comédien camerounais Jean-Miché KANKAN a longtemps joué sur scène des pièces de théâtre relatives aux
rapports conflictuels entre le personnel hospitalier et les patients. On écoutera avec beaucoup de plaisir une de ses
cassettes dont le titre est : les mésaventures de Jean-Miché KANKAN
45

Ce dialogue traduit assez bien le climat qui règne dans les hôpitaux publics au Gabon ou
Cameroun, notamment à Libreville et à Yaoundé ; il montre, qu'en général, les
infirmières ont mauvaise réputation. Le véritable problème, ici, est d'ordre éthique, c'est
plutôt en termes de pouvoir qu'elles abordent les malades. Dans ce cas, le défi à relever
dans nos centres hospitaliers gabonais reste celui de la conscience professionnelle, mais
aussi celui du détournement des médicaments.

À la question relative à l'accueil que nous avons exposé plus haut, il importe de poser
celle qui est relative à la conscience professionnelle et au respect de la chose de l'État.
C'est encore là une autre dimension du défi à relever ; beaucoup d'infirmiers et de
médecins brillent par l'absentéisme parce qu'ils passent leur temps ailleurs. Ils
consacrent ce temps “passé ailleurs” à améliorer, dans le privé, leurs conditions
précaires de fonctionnaires d’Etat. On peut, à ce propos, parler de mauvaise volonté ; la
plupart d'entre eux n’ont pas le sens du devoir. Ce ne serait donc pas exagéré si l’on
disait que le premier problème de la médecine conventionnelle moderne en Afrique, ce
sont ses agents : que les agents de la santé publique puissent exercer correctement leur
travail en gérant avec honnêteté, respect de la chose publique et de l'homme, voilà un
défi que tout médecin ou infirmier doit relever. Certains médecins et infirmiers des
services d’urgence arrivent, soit en retard, soit ils sont là et font autre chose que ce
pourquoi ils sont payés. Ces derniers discréditent les hôpitaux africains qui en fait,
deviennent des “structures du péché”, des “autoroutes du mal”.

Il se pose donc, au titre des défis, celui de la conscience professionnelle du médecin et


de l'infirmier. Entre les infirmières qui passent leur temps à tricoter au lieu de s'occuper
des patients qui attendent dès le lever du jour et les médecins qui gèrent leurs cliniques,
les centres hospitaliers publics ne peuvent devenir que des lieux de tension. Pourtant, la
morale kantienne consiste à inviter le personnel hospitalier à ne jamais traiter les
malades comme un moyen de gagner de l’argent, mais surtout comme des personnes
douées d’une dignité. On est endroit de condamner la maxime suivante utilisée par des
travailleurs de la santé : je vais répondre à l’appel pour justifier mon salaire. A cette
maxime inéthique, on oppose l’impératif catégorique kantien : « Agis de telle sorte que
tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre
46

toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme moyen »47. Cet
impératif pratique se pose comme une exigence qui impose le respect de la personne
humaine, notamment celui des malades.

Les structures hospitalières modernes n’utilisent pas une pédagogie propre à faire
comprendre le bien fondé de leurs décisions ou bien, on peut aussi le penser, ceux qui
gèrent ces structures ne tiennent pas souvent compte de la situation économique des
ménages. Dans l’état actuel de la paupérisation galopante des économies des pays du
Sud, la possibilité pour chaque citoyen de se soigner est considérablement réduite. Alors
que les pays du Nord, la France par exemple, travaillent sans cesse leurs systèmes de
santé pour donner à tous la possibilité d’accéder aux soins, la possibilité pour chaque
africain de se soigner correctement est infime. Il paraît, pour le cas des pays comme le
Gabon où la manne pétrolière s’épuise considérablement, que les gouvernants manquent
de volonté politique pour aider les populations à accéder aux soins les plus
élémentaires, notamment en ce qui concerne les pathologies les plus récurrentes, le
paludisme par exemple. D’une façon générale, à notre connaissance, la santé est un luxe
pour les Bantous surtout, parce que, des indépendances jusqu’à nos jours, aucun pays
n’a développé un système de sécurité sociale cohérent, à même de prendre en charge, de
manière responsable, la santé des citoyens. Celui qui n’a pas d’argent ne peut bénéficier
de soins de santé de qualité ! Or, le plus souvent, pour alourdir la facture, dans une
société où la sécurité sociale est inexistante, les assurances et mutuelles de santé, un
luxe, il y a des médecins qui ont des cliniques et qui écument les patients par les prix
qu’ils pratiquent sans tenir compte de leurs limites.

On constate malheureusement que les médecins se servent de la souffrance humaine


comme un moyen pour s’enrichir. Au regard de la leçon kantienne, on est plutôt invité à
moduler le comportement non plus dans une perspective économique de l’action, mais
dans une orientation morale du geste. C’est pourquoi le soignant doit agir en fonction de
l’idée de Bien. Ainsi, pour que l’action de l’infirmière soit empreinte d’humanité, on
entendra dans l’expression encourageante : c’est Bien, le fait de lui dire en d’autres
termes : –tu as été attentive dans ta volonté de bien soigner–, car ce qui rend humaine
l’action de soigner, ce ne sont pas des connaissances scientifiques, mais la volonté de

47
KANT (E) : Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Ladrange, 1999, p. 76.
47

faire du bien. Il convient, à cet effet, souligner que la volonté de faire bien se détermine
comme un acte dépassant les frontières d’un paradigme épistémologique que l’on
voudrait absolument défendre. Il s’agit, dans ce cas, d’armer ses efforts pour aller
rejoindre l’autre dans ce qu’il est comme personne. Les infirmiers sont-ils toujours de
bonne volonté dans l’exercice de leurs rôles en Afrique ? Telle est notre interrogation !

En s’inspirant de Kant, nous dirons que pour atteindre une plus grande humanité, la
seule voie possible est celle d’une morale du devoir et d’inspiration kantienne. Il est
question de respecter la Personne en sachant que, contrairement aux objets qui sont des
moyens, les personnes, chez Kant, sont des fins en soi ; elles sont des fins objectives et
ont une valeur absolue. L’homme doit être traité comme personne parce qu’il est
raisonnable : cette caractéristique vient du fait que l’homme participe aux lois de la
nature raisonnable. Pour Kant, cette caractéristique entraîne une conséquence, c’est
qu’on ne peut pas agir sur la personne « comme bon nous semble », dit Kant dans la
métaphysique des mœurs à la page 76. La morale kantienne, appliquée à la médecine
africaine, est, de ce fait, une exigence radicale qui somme le praticien à devenir
bienfaisant.

Mais la bienfaisance, au sens proprement kantien, est une attitude qui permet de définir,
d’une certaine façon, l’authenticité d’un acte authentiquement moral. Or un acte qui se
détermine comme fruit d’une inclination purement sensible n’est pas considéré par Kant
comme moral ; car pour qu’une action, chez Kant, mérite la caractéristique de morale, il
faille nécessairement qu’elle fût posée par « devoir et non pas par inclination »48. Kant
invite l’homme à dépasser ses désirs personnels pour se laisser aspirer vers une morale
d’obligation qui transcende ses aspirations égocentriques, de manière à correspondre à
quelque chose de plus grave, de plus élevé que lui : le devoir. C’est à cela que, pour
nous, tous ceux qui se préoccupent de la vie doivent aspirer. Kant dira à cet effet :

Supposons qu’un de ces hommes bienfaisants soit accablé par un chagrin personnel qui
éteigne en son cœur toute compassion pour le malheur d’autrui et, qu’ayant toujours le
pouvoir de soulager les malheureux sans être touché par leur malheur, tout absorbé qu’il
est par le sien, il s’arrache à cette morne sensibilité pour venir à leur secours, quoiqu’il y

48
KANT (E) : Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Ladrange, 1999, p. 20.
48

soit poussé par aucune inclination, mais parce que cela est un devoir, sa conduite alors a
une véritable valeur morale49

Ce propos de Kant traduit la volonté de se dépasser continuellement pour agir


conformément à une morale du désintéressement. Il nous semble que c’est à un exercice
de ce genre que les agents de la santé, qu’ils soient partisans de la médecine
conventionnel ou traditionnelle, doivent se livrer. Il ne leur faut qu’une volonté, celle de
faire leur devoir. Aucun infirmier ne devra se rendre à l’hôpital pour faire plaisir à qui
que ce soit dans l’ordre hiérarchique, mais il doit le faire avec la volonté manifeste
d’accomplir son devoir. Or ce n’est pas encore le cas dans nos hôpitaux d’Afrique où les
malades sont souvent des laissés pour compte alors que le personnel médical est
présent. Certaines infirmières se contentent, aux heures de travail, de tricoter et de parler
de leurs affaires au téléphone et, lorsqu’un malade devient exigeant, parce qu’il souffre,
il est sincèrement grondé par ces infirmières.

En voilà des attitudes peu recevables moralement : il s’agit là d’un non respect de la
personne. Cela dit, nous devons agir par bonne volonté et par devoir. L’infirmier ne
vient pas à l’hôpital pour émarger, mais pour son devoir ! Tel doit être le point de départ
de notre action, étant donné que, pour Kant : « De tout ce qu’il est possible de concevoir
dans le monde et même en général hors du monde il n’est rien qui puisse sans restriction
être tenu pour bon, si ce n’est seulement une Bonne volonté »50. Ceci signifie que
l’action d’un infirmier n’aura de valeur morale que si cette dernière est accomplie par
devoir. Le devoir ici, c’est une obligation morale qui engage toute notre conscience.

On peut très bien analyser les mœurs, les comportements des médecins, infirmiers et
sages-femmes dans des salles d’urgences (service d’oxiologie) de l’hôpital de Libreville
à l’égard des malades à partir d’une critique de certains décrets ou arrêtés. Prenons, à
titre d’exemple, la règle suivante : une femme enceinte qui n’a pas suivi toutes ses
visites dans un centre de santé et qui ne dispose pas d’un carnet de santé ne peut
accoucher à l’hôpital. Si cette règle a un sens dans les milieux hospitaliers parce qu’elle

49
Ibidem.
49

permet aux agents hospitaliers de mieux suivre les femmes en grossesse et de prévenir
les éventuelles complications liées à la grossesse, elle comporte néanmoins des limites
ce, surtout, parce que toute la population ne peut accéder aux soins. D’autres limites
sont inhérentes à la situation culturelle, économique et sociale du pays : une jeune
femme en grossesse doit faire le choix entre l’échographie et sa subsistance 51. Il se
trouve que, face aux difficultés financières, certaines femmes ne peuvent pas se rendre
chez un médecin ou dans un centre médico-social.

Or, lorsque la règle est appliquée dans toute sa rigueur, on arrive à des situations qui se
trouvent à la limite de l’éthique. Ainsi, des femmes en phase d’accouchement sont
souvent refoulées de la Maternité sous le prétexte qu’elles n’avaient pas suivi toutes les
visites. Certaines femmes qui ont du accoucher par terre, sans l’assistance des sages-
femmes, devaient elles-mêmes déclarer la naissance de leurs enfants. Ces
comportements d’autres temps se voient encore dans nos pays africains, au vingt et
unième siècle ! N’est-on pas en droit de parler, dans de tels cas, de manque d’assistance
à personne en danger ?

Seul un programme rationnel de lutte contre toutes les formes de pauvreté, de précarité,
pourrait venir à bout de toutes ces situations si l’on agit en amont et non pas en aval.
Quelles peuvent être les convictions profondes des praticiens et autres agents de santé
quant à leur responsabilité concernant l’accueil fait aux malades en milieu hospitalier ?
Rappelons que le sens premier de l’hôpital, ce n’est pas la thérapie, mais, plutôt quelque
chose de relatif à l’éthique : l’hospitalité. Les hôpitaux sont des lieux qui à l’origine,
avaient été organisés pour manifester de l’hospitalité envers les souffrants. D’où les
noms des premiers hôpitaux français : Hôpital de la charité (Lyon), Hôpital de la Pitié
(La Pitié Salpetrière – Paris). C’est à cette fin que certaines congrégations religieuses
avaient été organisées pour assister les malades qui n’avaient pas de moyens pour payer
quelqu’un pour les veiller. Il est regrettable de constater que les centres hospitaliers en

50
KANT (E) : Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Lagrange, 1999, p. 13
51
Remarque : La critique des comportements ici dénoncés porte sur un manquement interne, car ces comportements
ne sont pas conformes à l’éthique du système médical moderne. En fait, ce qu’il faut déplorer, au premier chef, c’est
le fait que le système de santé gabonais incite le plus grand nombre à fréquenter l’“hôpital”. Car en réalité,
théoriquement, le plus grand nombre de la population devrait fréquenter les Centres de Soins de Santé Primaires, les
Dispensaires et les Centres de Santé, plutôt que les hôpitaux.
50

viennent à déroger à ce principe éthique, car l’hôpital n’avait pas, à première vue, la
volonté de faire de l’argent.

En somme, il convient d’envisager une éthique de la responsabilité dans les pratiques


des soins infirmiers ou médicaux en Afrique, en alliant, tout à la fois, compétence
scientifique et conscience professionnelle d’une part ; d’autre part, arriver à définir pour
le médecin ou l’infirmier africain en fonction, un cadre de travail basé sur la parfaite
alliance entre le traditionnel et le moderne. Cette définition est importante dans la
perspective de la recherche d’une plus grande humanité quant à l’évolution des
pratiques des soins en milieu hospitalier gabonais.

Cela dit, quelle valeur accorder à des pratiques de soins qui ne sont pas taillées dans le
silex du devoir et qui ne s’appuient généralement pas, dans le quotidien de la vie, sur
l’ordre de la conviction et des représentations symboliques par lesquelles la société
donne sens aux actes et aux comportements humains ? Est-il possible de penser que les
praticiens vivent de manière responsable en sachant que, selon Dietrich Bonhoeffer :

Seul vit de manière responsable celui qui s’oublie […] L’homme responsable se
dirigera vers son prochain en chair et en os, selon ses possibilités concrètes ; son
comportement n’est pas fixé une fois pour toutes selon certains principes, mais dicté par
la situation donnée52.

Il faut reconnaître que dans nos hôpitaux, la plupart des agents de santé (médecins,
infirmiers, sages-femmes, garçons de salle…) sont des travailleurs engagés, disponibles
et qui savent “s’oublier”. Toutefois, il existe parfois un hiatus entre les capacités de
certains et la culture de leurs patients, entre leur savoir scientifique et les attentes des
populations.

Plus grave encore, avec la mondialisation et le fait que les pays d’Afrique ne fabriquent
pratiquement pas de médicaments, on ne trouve pas, sur la carte, de pays où l’on puisse,
au moins, réaliser des génériques en dehors de la République d’Afrique du Sud. Voila

52
MÜLLER (D.) : Les éthiques de responsabilité dans un monde fragile, Genève, Fides Lobor et Fides, 1998, p.15.
51

pourquoi le coût de la vie et de la santé est de plus en plus élevé en Afrique (où les
populations attendent avec impatience la construction prochaine d’une usine de
fabrication de générique à Owendo). Cette situation désespérante ne permet pas de
pressentir des lendemains meilleurs, à moins d’un miracle, si on ne recourt pas à
d’autres solutions. Actuellement, une frange importante de la population africaine,
jusqu’à 80 %, est privée des soins médicaux les plus élémentaires à cause de la pauvreté
qui la rend extrêmement vulnérable et ne lui laisse pas d’autre possibilité que de
recourir à la médecine traditionnelle.
52

B) Médecine et culture des patients

a) Ethnomédecines : antagonisme culturel entre médecin et patient

Si, au fondement de toute médecine se cache une vision du monde, de l'homme, de la


nature organisée, c’est-à-dire du cosmos, mais, en plus, une manière particulière
d'apprécier le rapport de l'homme à la transcendance, toute médecine est donc à un
degré particulier une ethnomédecine. Au sens au sens large, selon Meyer,
l’ethnomédecine se présente comme étant à la fois l’étude de la perception de la santé et
de la maladie, et l’étude des démarches concrètes que ces perceptions entraînent au sein
d’un groupe humain donné. Cette étude médicale repose sur des valeurs relatives à la
culture dont elle est produite. Ainsi, au colloque tenu à Lyon du 7 au 11 avril 05,
colloque portant sur les « pratiques soignantes, éthiques et épistémologiques : impasses,
alternatives et aspects interculturels », le professeur Chantal Bouffard53 a ramené toutes
les médecines à des formes d’ethnomédecines différentes. Dans sa
communication « Biomédecine et médecines traditionnelles : vers le développement
d’une éthique ethnomédicale » elle invitait à concevoir la biomédecine comme une
ethnomédecine. Pour elle, il faut se dégager « de l’idée que les systèmes de médecines
autres que biomédicaux, sont inférieurs ou inefficaces, parce qu’ils se baseraient sur des
croyances et des comportements irrationnels, il devient possible de partager notre
savoir-faire biomédical, sans heurter les communautés culturelles chez lesquelles nous
intervenons »54. Ce propos est vrai autant l'appréciation de la souffrance humaine,
l’objet de la médecine, sont fonction de la culture du patient ou du thérapeute. D’où
l’importance d’un développement éthique d’une pratique médicale respectueuse de la
diversité culturelle : tout individu apprécie la maladie (sickness55) de manière différente,

53
Chantal Bouffard est anthropologue et travaille à l’Université de Sherbrooke au Canada.
54
Communication du Colloque International : Pratiques soignantes, éthiques et sociétés : impasses,
alternatives et aspects interculturels, Unesco de Lyon 7, 8, 9, 11 avril 2005.
55
La maladie prise selon une perception du corps social.
53

selon qu'il est médecin de culture française, malade (illness56) ou qu’il est, tout
simplement, ressortissant d’une culture différente de celle de son médecin.

Face à un patient, le médecin est en présence d'un monde : le monde des préjugés du
patient, celui de ses croyances, de ses rapports sociaux, familiaux, etc. On est donc
malade par rapport à son système de valeurs socioculturelles. Un malade est un monde à
découvrir, il demande à être approché dans une attitude qui tienne compte de son tissu
relationnel, de ses schémas de références, ses clichés et représentations mentales : son
imaginaire.

Rencontrer un médecin, cela ne laisse-t-il pas penser que le malade a aussi


besoin d'aide pour s’y retrouver dans sa nouvelle situation et qu’il a autant besoin d’un
cadre scientifique que spirituel ? Il ne faut pas perdre de vue que beaucoup d'hommes
voudraient rencontrer un médecin pour connaître ce qu’est la vie, son sens. Or, à cette
question du sens de la vie, la réponse ne peut être technique, puisqu'elle nous porte dans
le champ du philosophique ou du religieux. Il s’agit là, en fait, de ce que l’on pourrait
définir, dans le domaine du religieux, comme un état de grâce ; la nature invite deux
hommes (le patient et son médecin) à décoller du monde immédiatement perceptible
pour pénétrer dans le monde non perceptible, celui des réponses aux questions
fondamentales de la vie. Si les deux protagonistes acceptent cette invitation, alors, la vie
de chacun d’eux s’illumine, se conforte et se vivifie au contact de la source des énergies
vitales et les guérisons s’opèrent.

Par contre, si l’un des deux protagonistes n’accepte pas l’invite (en l’occurrence, le
médecin rationaliste, ou, à l’inverse, le colonisé accroché à sa néoformation
rationaliste), alors, rien de fondamental ne se passe : la guérison vitale ne s’opère pas.

Or, il se trouve que les médecins ne sont plus des prêtres et que les prêtres ne jouent
plus leur rôle social d'antan, dans cette société moderne dominée par le langage de la
technologie et de l'informatique. Seules les médecines traditionnelles ou parallèles
continuent à combiner, à lier ensemble, matérialité et spiritualité. Comment la médecine
conventionnelle moderne peut-elle prendre en charge ces patients dont les maladies
conduisent à un questionnement philosophique en sachant qu’André Malraux avait dit

56
La maladie prise selon une perception du subjectif.
54

que : « le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » ? Les malades ne présentent pas
seulement des souffrances d'ordre organique, leurs maladies deviennent complexes
parce qu'elles intègrent toute la problématique de l’humanité souffrante.
Malheureusement, une médecine dont la technicité est sans cesse grandissante a
tendance, hélas, à oublier la finitude et le modèle hospitalo-centriste qu’il génère reste
dominant comme si le monde de l’hôpital répondait à tous les besoins humains.

Voilà qui justifie l'engouement contemporain pour une approche holistique de la santé,
car la maladie est souvent vécue, dans l'intimité de chaque individu, en fonction de son
tissu relationnel. Et ce tissu relationnel est lui-même composé par des références par
rapport à un ensemble de données dont la complexité trouve son explication au
carrefour de ces dimensions physiques, psychologiques, morales et religieuses qui sont
constitutives de l’être de ce malade qui fait face au médecin.

A cause de la différence de leurs histoires personnelles, deux patients présentant les


mêmes symptômes (le mal de tête, par exemple), ne souffrent pas forcément (au plan
psychique) de la même maladie, alors que sur le plan organique, ils expriment la même
plainte, puisqu’ils présentent le même symptôme (le mal de tête). Il ne faudrait donc
pas, dans un cas, que le médecin limite ses investigations au champ des manipulations
symptomatiques, n’étant pas averti que la société est façonnée par une culture et que sa
médecine ne peut véritablement servir les hommes de cette culture que si elle tient
compte des représentations imaginaires des populations souffrantes.

C’est pourquoi Bernard Ugeux nous invite à être attentif à une approche globale de la
guérison et de la santé, en indiquant qu’une pratique médicale désincarnée, coupée de la
réalité culturelle de ses patients, ne peut, en effet, produire des fruits en Afrique et au
Tibet. Il affirme, à cet effet, dans son ouvrage, guérir à tout prix ?57, que la médecine
occidentale devrait prendre en compte la dimension spirituelle Bantoue. Car dans les
cultures traditionnelles africaines, notamment, chez les Bantous, la médecine relève du
domaine du Sacré. Pourtant, la médecine enseignée dans les universités a, depuis
longtemps, évacué toute préoccupation philosophique et religieuse dans la démarche de
la guérison et de la santé.

57
UGEUX (B.) : guérir à tout prix ? Paris, les éditions de l'atelier, 2000.
55

L’incorporation des techniques et des sciences dans le discours médical occidental a,


paradoxalement, déshumanisé cette médecine qui désormais, ignore la finitude dans le
cas de l’acharnement thérapeutique. Les patients, confrontés à la complexité
technologique des préalables quasi-automatiques de la médecine conventionnelle
moderne (examens de laboratoire, radiographies, échotomographies, scanners etc.…)
n'arrivent pas à trouver, chez les médecins, des données qui permettent d'envisager, au
cœur de la médecine conventionnelle moderne, des valeurs sécuritaires de leurs
traditions. Pourtant, la présence des médecines complémentaires, même dans nos villes
françaises, est signe que notre société mondialiste réclame et cherche à trouver, au sein
de la médecine, des pratiques de soins qui permettent d'envisager, dans le rapport
médecin/patient, une prise en compte de la question du sens de la vie pour une plus
grande humanité dans la pratique de la médecine.

Il devient donc urgent de restaurer les valeurs humaines pour empêcher que ne se creuse
un vide éthique au sein de la médecine, puisque, l’absence d’une démarche
philosophique en médecine pourrait conduire à des impasses. Autrement dit, il ne faut
pas que le médecin se contente d'un savoir livresque, d’un dispositif technique et
technologique qui tend à poser le malade objectivement en le réduisant en un amas
d’organes dont il suffirait de connaître le fonctionnement mécanique. L’homme n’est
pas une chose, un amas de fragments mécaniquement rassemblé, cela est à re-
découvrir ! Et Rabelais nous rappelle que « science sans conscience n'est que ruine de
l’âme » ou comme le dit fort bien Bernard Ugeux, « une médecine sans sagesse est
déshumanisante »58.

Par conséquent, en Afrique centrale, surtout au Gabon, un médecin qui se contente des
connaissances scientifiques ne peut répondre aux questions fondamentales que lui pose
toute maladie, même si le malade, qui souffre de cette maladie, ne songe pas, ou
n’arrive pas à exprimer de lui-même et de sa bouche ces questions fondamentales. En
effet, le malade pose souvent les questions qui relèvent, non pas de la maladie, mais de
la problématique de la souffrance humaine en général. Par exemple, docteur, est-ce que
je vais mourir ? C'est une question dont la réponse satisfaisante, de la part du malade, ne

58
UGEUX (B.) : guérir à tout prix ? Paris, les éditions de l'atelier, 2000, p. 85.
56

relève pas de l'objectivité scientifique ou de la calculabilité. Car si le médecin répondait


par l'affirmative : oui, vous allez mourir ! Une autre question peut advenir : docteur,
qu’y a-t-il après la mort ? À cette question, une fois de plus, le médecin ne pourra
donner une réponse satisfaisante. Or, justement, la médecine traditionnelle a la
prétention de dire aux malades ce qui les attend après la mort et le tradithérapeute
pratique des rites qui préparent, à cet effet, le mourant à rencontrer ses Ancêtres. Cela
dit, parce que la médecine est le lieu où l’homme vient à la vie, de par sa naissance et où
il meurt, la société traditionnelle pense que le médecin dispose du secret de la vie. On
peut donc le désigner par le terme de « maître des secrets de la vie » ou « conservateur
de la genèse cosmique »59. C’est lui qui peut répondre à tous les problèmes qui relèvent
de la souffrance humaine. Du coup, alors qu'elle paraît utopique pour les modernes, la
définition de la santé comme « état de bien-être complet » trouve une justification dans
la médecine traditionnelle. Voilà pourquoi les tradithérapeutes sont si souvent consultés
dans les pays africains : ils sont les conseillers de tous, les guides vers la vie et c’est
justement ce l’on attend du médecin en Afrique.

Finalement, celui qui pratique l’art médical, en Afrique en général et, au Gabon, en
particulier, doit saisir les piliers fondamentaux qui animent, vivifient la vie de l’homme
en Afrique : la Tradition Ancestrale, la Modernité, la Quête du Divin. Car voilà des
éléments qui structurent, de nos jours, l’existence du Bantou, voire celle de tout
homme ; en effet, c’est la Tradition qui fixe à jamais son être social dans le rapport entre
le sujet et les anciens, le monde moderne s’exprimant comme une exigence parfois
contradictoire par rapport à la société des pères, mais la Quête du Divin est
intrinsèquement enfouie dans sa structure psychologique, de telle sorte qu’aucune
démarche thérapeutique ne peut la supprimer, au contraire, toute maladie cache un
questionnement ontologique.

La maladie nous présente deux types d'acteurs aux intérêts différents : l’un, le médecin,
appréhendant la maladie à travers les catégories du savoir scientifique, l'autre, c'est-à-
dire le malade, s'interrogeant sur la signification, la cause ontologique de sa souffrance.
On connaît cette question : pourquoi moi et pas une autre personne ? Qu'est-ce que j'ai

59
BRELET (C.) : Médecines du Monde, histoires et pratiques des médecines traditionnelles, Paris, Robert Laffont,
2002, p.10.
57

donc fait au bon Dieu pour souffrir tant ? Ce n’est pas juste, pourquoi moi ? Voilà
autant de questions auxquelles l’homme attend, de la part du médecin, des réponses.
C'est aussi ce questionnement qui pousse les individus à s'initier au Bwiti en mangeant
le bois sacré, l’iboga. Car la maladie invite le souffrant à méditer sur son sort et à
chercher des solutions qui par moment, sont du ressort du Transcendant.

b) Des limites de la médecine conventionnelle moderne au Gabon

Tout ne peut avoir une explication scientifique, certaines maladies aussi, voilà pourquoi
on parle de maladie spirituelle et Jean-Claude Larchet en est venu à identifier les
passions comme des maladies spirituelles : une passion serait donc un agent
pathogène60 ! Plusieurs témoignages d’anciens malades font échos des maux dont la
médecine conventionnelle moderne et la nouvelle technologie médicale n’a pu
déterminer les causes. Après avoir fait divers examens en Afrique et en Europe, ces
anciens malades avaient bu des « décoctions pour se rendre compte que l’on ne vit pas
de la même manière en Europe qu’en Afrique »61. Lors de notre enquête62 de terrain,

Docteur Sambouni, neurologue au Centre Hospitalier de Libreville, nous a confié le cas


d’une maladie que l’on appelle le fusil nocturne, une sorte de fusil mystique que le
sorcier prépare et pose comme un piège mystique contre un individu. Le neurologue
expliquait que, physiquement, on constate la présence de trous, lésions semblables à
celles occasionnés par une balle. Or le malade ne reconnaît pas que quelqu’un avait tiré
sur lui. Pour le docteur Jean-Claude Huck, ancien médecin à l’hôpital Albert Schweitzer
de Lambaréné, le « coup de fusil nocturne » est l’une des sources d’anxiété de l’homme
gabonais : « La croyance en un sortilège maléfique appelé, dans un langage imagé si
cher aux peuples du Gabon, « coup de fusil nocturne », est une action maléfique opérée
à distance par une personne souvent quelconque (…) ; c’est précisément parce que tout
un chacun peut être suspecté d’être l’auteur d’un maléfice que le danger est diffus et

60
Cf. BRELET (C.) : Médecines du Monde, histoires et pratiques des médecines traditionnelles, Paris, Robert
Laffont, 2002.
61
Propos du Dr OULABOU dans le film, Secret de femmes : un film de Jean-Claude Cheyssial, VHS Pal, durée :
48’30 Coproduction : RFO/ Dominique RICHARD, Joëlle GUILLEMANT RTG1/ LATITUDE 16/35 avec le
concours du Centre National du Cinéma.
62
C’était au Centre Hospitalier de Libreville, novembre 2002
58

imprévisible. (…) il est appelé « coup de fusil nocturne » car il est occulte et surprend la
victime dans l’obscurité de son ignorance totale de ce qui va advenir d’elle »63. Le terme
est traduit en fang par, éluma (qui est balancé, envoyé) un sort, il s’agit d’un acte de
sorcellerie consistant à provoquer de maladie conçues par le vampire. Il ne faut pas
entendre le terme de vampire au sens du film Dracula64, ce concept désigne une
intelligence spéciale grâce à laquelle on développe des pratiques occultes à visée
néfastes ou positives.

On peut soigner avec des produits modernes sans succès, si un tradithérapeute n’enlève
pas des substances mystiques qui permettent de retrouver des plombs localisés dans la
chair du malade. Dès lors, la maladie n’est pas qu’un phénomène physique. Le recueil
de certains témoignages que les médecins ne consignent presque jamais dans un livre,
montre que les médecins, au Gabon, arrivent à reconnaître les limites de leur savoir en
envoyant leurs malades vers certains tradithérapeutes.

Comme il est de coutume, au Gabon, les médecins demandent à la famille du patient de


libérer le lit s’ils constatent qu’ils ont, en vain, tout tenté pour le guérir. Souvent,
lorsqu’un malade sort de l’hôpital pour aller attendre la mort au milieu des siens, il
arrive qu’au bout d’un moment, ses médecins le rencontrent, en bonne santé, six mois
plus tard. Interrogé, l’ex-patient avoue s’être initié chez un tradithérapeute. L’on
rapporte que, vers la fin de sa vie, le docteur Albert Schweitzer avait, malgré lui, fini par
envoyer certains malades vers des tradithérapeutes lorsqu’il n’avait pas trouvé la
solution, après insistance des parents. S’il est vrai que Schweitzer a fait ce pas pour
rencontrer les tradithérapeutes, il se pourrait, à notre avis, qu’il l’est fait sous
l’instigation du Dr Jean-Claude Huck qui lui, était animé d’une sérieuse curiosité
scientifique. Ce dernier avait lié une profonde amitié avec la défunte mère de Monsieur
Ovan Lin-Pierre, frère de notre vénéré père et maître Noël Aimé NGWA : « nous avons
eu l’occasion de découvrir certaines particularités des troubles psychiques au Gabon et
celle de leur prise en charge traditionnelle. Nous ont guidés dans cette découverte les
témoignages de nos patients et du personnel de l’hôpital A. Schweitzer, ainsi que notre

63
Dr HUCK (J.-Cl.) : La psychiatrie à Lambaréné du temps d’Albert Schweitzer à nos jours » in Etudes
Schweitzeriennes, Automne 1995, n°7, p.100.
64
M’BENE-MAYER (B) : Etude expérimentale d’une modalité gabonaise : implications anthropologiques de la
maladie et de son traitement, Mémoire, Université Paris 1, 1983, 98.
59

visite à une guérisseuse, Marcelline Nyndoung » (Dr Huck)65. Mais le docteur Huck a-t-
il consigné par écrit le fruit de ses échanges avec les tradithérapeutes ?

Implicitement, il y a là, une feinte reconnaissance des compétences de la médecine


traditionnelle et des limites de l’objectivité scientifique à propos de la question de la
morbidité, précisément les cas des maladies dites spirituelles. A présent, bien que les
deux domaines de la médecine soient radicalement opposés de par leurs différentes
méthodes et approches de la maladie, il existe des médecins qui travaillent en
collaboration implicite avec certains tradithérapeutes. C’est le cas du Docteur G.P.M.M.
Mais, ces derniers sont parfois taxés de fétichistes et n’osent point se mêler de médecine
traditionnelle, officiellement, devant leurs confrères. L’avantage de ces médecins à
l’esprit allègre est qu’ils ne cessent de découvrir, au contact des tradithérapeutes, des
éléments de connaissance qu’ils n’ont pas appris à l’université. Souvent, ils sont étonnés
de voir comment les tradithérapeutes prennent en charge avec succès certaines maladies.
Ainsi se confirme ce que Charles Blondel dit du rapport entre les Européens et les
procédés des primitifs : « Dans leurs rapports avec les primitifs, les Européens tombent
souvent d’étonnements en étonnements devant des procédés qu’ils n’ont appris ni à
interpréter ni à comprendre… »66. Ce qui heurte la rationalité du ‛‛civilisé’’ : c’est le
choc des cultures dans le domaine de la médecine. Evidemment que la médecine
moderne d’expression culturelle occidentale participe activement au maintient de la
santé physique des Africains, mais, elle ne manque pas de se heurter aux atavismes
culturels ce, parce que les professionnels de la médecine conventionnelle n’intègrent pas
leurs pratique de la médecine à la culture du pays. Cette incompréhension a été
interprétée comme une ingratitude de la part des occidentaux depuis le temps de la
colonisation. Ainsi, pour Charles Blondel : « Rien de plus caractéristique à cet égard
que la surprise, la colère, le découragement ou l’indignation amusée que, selon leurs
tempéraments, provoque chez les blancs la manière dont les indigènes apprécient les
soins médicaux dont ils sont l’objet »67.

65
HUCK (J. Cl.) : La psychiatrie à Lambaréné du temps d’Albert Schweitzer à nos jours », op. cit. p. 97.
66
BLONDEL (Ch.) : La mentalité primitive, Paris, librairie stock, 1926, p.119.
67
Ibidem
60

Cet antagonisme n’est pas lié à la race, mais à une approche de la médecine qui
n’intègre pas, ou qui refuse d’intégrer, les principes culturels du monde traditionnel (les
croyances, par exemple). D’ailleurs, les médecins africains, formés dans les pays du
nord et même d’Afrique, ne sont pas mieux préparés, à cause de leur formation scolaire
et universitaire, à comprendre les réalités africaines. Ils n’intègrent pas les principes
traditionnels enseignés par la grande institution de formation et de régulation des
comportements. C’est une erreur du colonisateur qui a tenté d’assimiler le Bantou
estimant qu’il état nécessaire de faire table rase des cultures traditionnelles
conformément à sa mission civilisatrice.

Les scientifiques n’ont pas toujours l’humilité nécessaire pour qu’ils se mettent à
l’écoute des tradithérapeutes afin de permettre à l’Afrique de développer la santé grâce
à l’apport de sa médecine traditionnelle.

En tout état de cause, on peut objecter à Blondel que les Européens n’avaient pas tenu
compte de la représentation de l’homme à qui les soins ont été destinés. De fait, il est un
impératif, en ce qui concerne la santé, celui de tenir nécessairement compte des
bénéficiaires des soins, d’autant plus que tout processus de soins adaptés se doit de
découler de la conception que l’on a de l’homme, de la santé et de la maladie. Et la
représentation ou la conception de la maladie et de la santé est nécessairement fonction
de chaque société. On peut, ainsi, établir une conséquence : le modèle de soin, qu’il soit
traditionnel ou moderne, repose sur des principes évidents qui sont des valeurs
pratiques, des modalités spécifiques qu’il conviendrait nécessairement d’interroger.

Le système de santé, quelle que soit sa valeur, ne peut être efficace qu’à cette unique
exigence.

Ainsi, seuls les principes et les valeurs propres d’une culture permettent de connaître
l’élaboration d’un système de santé conséquent permettant de mieux lutter contre les
formes de maladie qui se présentent aux praticiens. Malheureusement, l’intellectuel
africain, européanisé qu’il est (par mimétisme) jusqu’au fondement de sa structure
spirituelle, conserve de la distance entre sa tradition et lui. Pour l’intellectuel, le
tradithérapeute est un primitif. Surtout, il ne fait rien pour comprendre la réaction et les
pratiques du monde du tradithérapeute. Le médecin veut garder une attitude de
61

supériorité envers lui et l’invite par moments à quitter son irrationalité pour entrer dans
la civilisation.

Il est déplorable de constater que les quelques recherches qui ont été effectuées au
Gabon pour tenter de saisir l’apport possible de la médecine traditionnelle à la médecine
conventionnelle moderne se soient concentrées sur l’inventaire des plantes médicinales.
Elles se limitent à une collecte des noms et à l’utilisation des plantes dont font usage les
guérisseurs traditionnels. On oublie souvent de leur demander les différentes
significations de la maladie et des symboles qu’ils utilisent dans leurs pratiques
thérapeutiques. Pour André Raponda Walker, auteur des Plantes utiles du Gabon, les
administrateurs qui ont séjourné de nombreuses années au Gabon « …ont toutefois par
trop méconnu le rôle symbolique joué, par exemple, par les plantes et les animaux dans
le fondement des pratiques rituelles »68. Il souligne pourtant la nécessité de déchiffrer ce
symbolisme. Nos chercheurs, en collectant les noms de plantes utiles avaient pour seul
objectif de constituer une pharmacopée nationale. Et aucun chercheur n’a jamais eu
l’honnêteté de citer les noms des tradithérapeutes qui leur ont révélé ces plantes et ces
recettes : il s’agit, là, d’un cas flagrant de non respect de la propriété intellectuelle.

Cette intrusion maladroite de la modernité dans le traditionnel signifierait-elle qu’il


faille réduire le savoir médical des tradithérapeutes à l’usage des plantes ? Pour le
Nganga, la perception de la maladie est inhérente à une certaine approche de la vie qui
comme peut le souligner Axel Kahn dans un autre contexte, n’accepte pas que l’on
réduise la personne humaine en proie à la maladie à des capacités mentales (la raison)
largement liées aux propriétés purement biologiques69. Cela dit, il ne suffit pas de
connaître les plantes pour maîtriser la maladie. C’est pourquoi, l’utilisation des plantes
médicinales, qui semble justifier l’intérêt que les médecins et les scientifiques
(gabonais) portent à la médecine traditionnelle, doit s’accompagner d’une approche du
savoir de la maladie chez les tradithérapeutes. Quel est le savoir des tradithérapeutes et
que peut apporter ce savoir à la science moderne ? A notre niveau, nous sommes
persuadés que l’on ne peut pas réduire le savoir des thérapeutes traditionnels à la simple
connaissance des plantes utiles.

68
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p.5.
69
KAHN (A) : Et l’homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne, Paris, éd. Nil, 2000, p. 68.
62

Cela dit, la sagesse et l’urgence de l’état comateux de l’Afrique abîmée par la maladie,
ne peut que condamner cet esprit de paresse hérité de la colonisation, une paresse de
l’éternel assisté. Il s’avère opportun que les pays de l’Afrique indépendante recherchent,
à la lumière du passé et du présent, à la lumière de la tradition et de la modernité, les
solutions les plus adaptées à leurs contextes spécifiques. Il importe d’aller vers les
Anciens, puisqu’ils affirment être détenteurs d’un savoir insoupçonné.

De nos jours, dans toute l’Afrique, on ne s’étonne pas de constater que le niveau de
formation des médecins africains est pratiquement le même que celui de leurs collègues
occidentaux quant à leur connaissance du milieu de vie de leurs patients et de certaines
pathologies récurrentes en milieu traditionnel africain. Ceci est la conséquence des
préjugés relatifs à la mentalité de l’époque coloniale, une mentalité qui a laminé
l’homme africain en le niant, en annihilant tout son côté mystique et spirituel. Les
médecins de l’école de Lévy Bruhl n’ont fait aucun effort pour mettre en évidence le
rapport entre vision du monde, conception de l’existence et l’état pathologique chez le
Bantou. Mais nous ne comprenons pas pourquoi le “Grand Blanc de Lambaréné” qui
pourtant, a travaillé à Strasbourg comme enseignant au même moment que Charles
Blondel, médecin comme lui et qui trouvait un intérêt à étudier la mentalité des
indigènes.

Au contraire, pour lui apporter “le supplément d’âme”, le colonisateur a tout fait pour
extraire l’homme noir de son milieu et de son imaginaire. La raison fondamentale de
cette méconnaissance était la linéarité du développement de la connaissance humaine
d’alors. Pensant le développement de la connaissance de façon linéaire, l’esprit humain
ne pouvait que se penser en une assertion multiple situant en son stade premier le
primitif. Tel est le fondement de la thèse même de Lucien Lévy Bruhl. Sans ce
fondement, le savoir est impossible puisque le caractère multiple de l’esprit ou sa
diversité à travers d’autres surfaces porte un coup fatal à l’esprit, rendant ainsi illusoire
tout esprit : « Il n’est pas de savoir si l’esprit fonctionne de la même manière ici et là, et
si les primitifs pensent au fond comme nous »70. Dans une telle optique, nous
comprenons qu’il est naturellement impensable que les primitifs, même s’ils sont

70
KARSENTI (B) : Présentation, Lévy Bruhl Lucien, Carnet, Paris, Puf, 3è édition, p.VII,
63

engagés sur la voie du développement, donnent des leçons à ceux qui sont avancés
économiquement.

Comment concevoir un seul instant que des femmes africaines, de par leur expérience
d’africaines, disent aux femmes occidentales comment entretenir leurs époux et élever
leurs enfants ?

Une telle idée est à taire dans sa propre genèse, et, pourtant, c’est ce qui se passe depuis
la colonisation jusqu’à maintenant lorsque tous les manuels de santé sont conçus en
fonction de la vision de cultures autres qu’africaines. Fustiger tout esprit de négation qui
impose une rationalité extérieure comme solution à des problèmes internes d’une
société, sans tenir compte de la demande des acteurs sociaux semble nécessaire71. C’est
pourquoi, déjà en 1963, un prêtre Jésuite camerounais, M. M. Hebga, écrivait, dans un
article intitulé Un malaise grave, ces propos qui restent d’actualité :

Aujourd’hui comme hier les Bantous se sentent aliénés : ils ont abandonné leur sagesse,
leurs rites, leurs coutumes, leurs noms, leur culture enfin, pour les troquer contre les
apports étrangers. Les religions ancestrales (…) sont traitées avec un mépris aujourd’hui
indulgent, hier encore iconoclaste, sous l’appellation confuse de paganisme. A-t-on pris
la peine de définir théologiquement le paganisme72 ?

G. Canguilhem dans, le normal et le pathologique, interpelle le médecin en ce sens que


sa réflexion indique que l’idée même de pathologie ne peut être conçue qu’en fonction
des normes de chaque société. Etant donné que dans la vie, l’existence de l’homme se
déroule dans un milieu social régi par des règles, la pathologie devient un indicateur
social et, en ce sens, elle est par elle-même une norme. Pour Canguilhem :

Si l’on reconnaît que la maladie reste une sorte de norme biologique, cela entraîne que
l’état pathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dans la relation à

71
Les projet pour le développement de la santé communautaire sont à encourager : ils bâtissent des projets de
développement à partir des préoccupations des populations en demande de soins de santé.
72
HEBGA (M) : Un malaise grave, In Personnalité Africaine et Catholicisme, Paris, Présence Africaine, 1963, cité
par TRINCAZ (J) : Colonisations et religions en Afrique noire, Paris, éd. L’Harmattan, 1981, p. 144.
64

une situation déterminée. Réciproquement, être sain et être normal ne sont pas tout à fait
équivalents, puisque le pathologique est une sorte de normal73.

Sur ces propos, il apparaît que les questions du rapport entre la santé et l’état morbide
ne sont pas objectivement définissables hors du milieu ; la question de la santé ne serait
alors qu’une certaine domination de l’homme sur son milieu de vie. Actuellement,
conformément à la rationalité bantoue, il convient de concevoir la médecine africaine
sur les bases qui permettent de penser la santé comme une certaine réconciliation entre
l’homme et la nature74.

Cette réconciliation doit être envisagée en terme d’adaptation. La préoccupation de


l’homme, dans cette nouvelle perspective n’est pas : comment vaincre tel agent
pathologique pour ne plus faire de maladie ? La question devient : comment vivre, dans
ce milieu avec ses composantes (même les bactéries et les virus), sans pourtant faire de
maladie ? Cette deuxième question n’est pas innocente : elle implique que l’homme est
susceptible, selon certains milieux, de vivre avec les déterminants de la maladie sans
tomber malade, selon les normes de la maladie fixées par le milieu.

Il est donc dangereux, surtout en Afrique, notamment au Gabon, d’envisager des


pratiques thérapeutiques susceptibles de faire abstraction de ce que les malades pensent,
de ce qu’ils ressentent ou croient, dans la plénitude même de leur intelligence cognitive,
morale et émotionnelle.

Lorsque leur formation ne tient pas compte de la culture du milieu, les praticiens se
heurtent à des résistances culturelles qui ne facilitent pas particulièrement l’exercice de
leur métier. D’ailleurs, dans certains centres hospitaliers, un certain nombre de patients
s’accommodant mal des principes hospitaliers, arrivent à fuir le lit d’hospitalisation,
préférant ainsi aller mourir chez eux. Lorsqu’ils n’ont pas la chance de tomber sur un
bon tradithérapeute qui malgré la gravité du cas désespéré, va les guérir. Un médecin
gabonais, nous a affirmé que les tradithérapeutes ont des traitements qu’ils n’utilisent
que dans des situations extrêmes : « un cas personnel vécu en la personne d’un de nos

73
CANGUILHEM (G) : Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaire de France, 1966, p.30.
65

patients qui n’a du la vie sauve que grâce à une tradithérapeute, laquelle lui a appliqué
la recette traditionnelle des cas désespérés » (Dr. G.P.M.M.)75.

Il apparaît particulièrement nécessaire, pour ce qui concerne la médecine, en Afrique,


d’étudier les us et les coutumes des gens à qui l’on offre des soins. Car entre les
modernes et les traditionalistes, les méprises et les malentendus sont de tous les instants,
à cause même de la différence de leurs rationalités tant au point de vue théorique que
pratique. L’idée que les tenants de la tradition se font de la médecine est différente de
celle du monde moderne, héritage de leur rencontre avec l’Occident. Il y a une nécessité
hautement élevée qui doit emmener les modernes à la connaissance de l’autre, celle-ci
consiste à étudier la mentalité des peuples Bantous. Rappelons que la médecine
technologique occidentale n’est qu’une déviation “rationaliste” de la médecine antique
occidentale, laquelle est une fille de l’antique médecine égyptienne, elle-même fille de
la médecine bantoue, venue depuis le cœur de l’Afrique centrale (où est né l’homme)
vers l’Egypte, porte de l’Occident, tout le long du Nil.

Sans cette démarche, tout effort pédagogique de la médecine conventionnelle moderne,


notamment en ce qui concerne la prévention peut s’avérer nul. L’action de la médecine
doit donc s’accompagner de pédagogie. Selon Charles Blondel : « Pour agir utilement
sur les populations, pour en obtenir ce qu’on en désire, pour leur faire accepter les
avantages qu’on leur apporte, il est indispensable de les comprendre et de savoir se faire
comprendre d’elles »76.

D’ailleurs, il est plus qu’évident qu’une meilleure connaissance des mœurs


traditionnelles africaines puisse enrichir, en Afrique, le savoir médical moderne. En
effet, dans la médecine traditionnelle, au Gabon, on retrouve des éléments pouvant
enrichir notre savoir anatomique humain. Bien sûr que les tradithérapeutes gabonais ne
font pas de l’homme un sujet fondamentalement scientifique : ils ont pratiqué des
autopsies post-mortem, pour déceler les fonctions spirituelles des organes. Cette
pratique avait pour objectif principal d’interroger le principe de vie et d’intelligence
présent en chaque être humain afin de déterminer les causes profondes de la mort d’un

74
D’où l’importance de notre dernier chapitre portant sur l’écologie sanitaire en Afrique.
75
Note n°1, p. 202 de notre manuscrit.
76
BLONDEL (Ch) : La mentalité primitive, Paris, Librairie Stock, 1926, p.122.
66

individu. A l’instar des scientifiques et des techniciens, interrogeant la boîte noire d’un
appareil pour déterminer les causes d’une catastrophe aérienne, les tradithérapeutes de
la forêt équatoriale avaient coutume d’ouvrir leurs morts pour analyser leur Evus, une
entité supposée représenter et matérialiser la force vitale d’une personne. Nous
développerons cette croyance ultérieurement.

Cette analyse comportait une intention morale. Il s’agissait de comprendre non


seulement la nature de l’origine de la mort de l’individu, mais aussi de comprendre son
vécu : était-il un saint ou quelqu’un qui faisait du mal à la communauté ? Le problème
des pratiques médicales africaines, est qu’elles véhiculent un savoir ésotérique, sinon,
on pourrait presque dire que les connaissances des tradithérapeutes, à propos de cette
fameuse “boîte noire”, sont susceptibles de nous renseigner sur ce qu’est l’intelligence,
son mode de fonctionnement et ses catégories perceptibles. Nous soupçonnons qu’une
étude minutieuse du «vampire», en Afrique, nous renseignera énormément sur les
possibilités de l’intelligence humaine.

Théodore Monod pensait, lui aussi, que la pénétration du savoir de la médecine Rituelle
du Gabon pouvait enrichir certains travaux des chercheurs occidentaux modernes. Dans
sa préface à l’œuvre de Raponda Walker, rites et croyance des peuples du Gabon, le
scientifique français nous invite à la connaissance de « l’étrange coutume de l’autopsie
rituelle, bien connue dans une vaste région de l’Afrique » :

Ne serait-il pas important, si tant est qu’il en soit temps encore, de chercher à découvrir
dans quelle mesure une telle pratique a pu s’accompagner de connaissances
anatomiques proprement dites ? Un récent travail du Dr P. Decouflé (77pose la question
de la « notion d’ « entrailles » sous l’angle de l’haruspicine et sous celui de
l’anatomie » : et qui sait si les autopsies post-mortem de la grande forêt gabonaise n’ont

77
Traité d’anatomie viscérale archaïque, 452p.113 fig (inédits cf. de même introduction à l’étude des mannequins
anatomiques : l’incision du corps humain dans la plastique anale archaïque, la semaine des hôpitaux, 37, n°7178,
20/12/61, P.3608-1620,10fig », cité par lui-même en note de bas de page.
67

pas quelques éléments nouveaux à verser à un dossier jusqu’ici largement


méditerranéen ?78

Nous pouvons presque affirmer, non sans preuve, car il s’agit des choses que l’on
rencontre dans le quotidien, que, ce qui fait la différence entre le monde moderne et le
monde traditionnel, c’est justement cette croyance à une dimension métaphysique du
corps humain. Du coup, la problématique de la connaissance du milieu et des normes
de fonctionnement de la vie dans une cité en vue d’envisager des politiques de santé
plus adaptées est premièrement une question philosophique. La question philosophique
liée au rapport médecine et société africaine peut être formulée de la manière suivante :
pour quelle raison la médecine traditionnelle attire-t-elle autant le Bantou, alors que la
médecine conventionnelle moderne offre le plus de certitudes scientifiques ?

La raison de cette aptitude réside pourtant dans la confiance que le Bantou témoigne au
tradithérapeute. Mais cette confiance elle-même est fonction de la connaissance que les
tradithérapeutes ont du milieu de vie des patients. Dès lors, la confiance que le malade
voue à son tradithérapeute d’une part et, d’autre part, l’Evus du tradithérapeute, sont un
ensemble d’actions qui a pour fondement l’esprit ancestral qui est complètement absent
dans les structures modernes. On dira alors, sans aucun risque de choquer, que c’est
l’esprit des ancêtres qui pour le Bantou, se pose comme source de scientificité et
fondement du savoir médical de tout guérisseur. Cet esprit est le “Référentiel” du milieu
social africain, qui n’est que le fruit de l’initiale (l’antique) mise en forme (formatage) –
qui fut entièrement dicté aux ancêtres par l’Esprit (le Créateur) : Dieu. Il n’est donc pas
indispensable de se demander si l’action des esprits est réelle dans la thérapie
traditionnelle africaine ni de s’interroger sur le caractère artificiel de l’évocation du
spirituel dans des actes rationnels. Ces questions n’ont pas, dans l’univers bantou, un
droit de cité. Ici, même le forgeron a besoin de l’Ancêtre pour la fonte de l’or, comme
l’indique cette invocation de Camara Laye :

Ancêtre Dansontuma

78
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p. XVI
68

Voilà ton or !

Si je ne suis pas l’enfant d’une mésalliance

Cet or doit être métal !

Que le génie du village accepte qu’il soit métal !

Samakoro et Kondan

Bakudu et Boda Tansan

Voilà votre métal et voilà votre feu !

Que le métal devienne liquide

Que le liquide devienne feu ! Que le feu redevienne métal ! 79

L’omniprésence des ancêtres dans toute l’Afrique noir fait que l’on peut vérifier, dans le
quotidien des gens, des comportements ambigus, non seulement en ce qui concerne la
perception de leurs pathologies, mais aussi dans le rapport qu’ils entretiennent
psychologiquement avec la chose médicale. D’un point de vue culturel, chez les
Bantous, la cause efficiente d’une maladie n’est pas organique, elle consiste dans la
volonté et l’œuvre d’un malin génie.

Ce qui les intéresse, face à une pathologie quelconque, ce n’est pas le microbe ou le
virus, mais la provenance de ce dernier. Le Bantou s’intéresse donc à la cause efficiente
et non pas aux causes secondes et, dans la mesure où la pathologie est une
problématique qui du reste, est liée à la vie et à l’existence, elle ne peut dépendre que de
la croyance aux principes spirituels qui sont : Evus, Dieu ou les ancêtres. Cela étant, la
question de la pathologie et toute question existentielle pouvant solliciter un acte
médical laisse jaillir la question du sens : sens de la souffrance, sens des soins appliqués
à la pathologie, sens de la guérison et sens de la vie, sens de la mort.

79
Cf. FALQ (J) : Littérature africaine, Paris, Les Nouvelles éditions africaines/Nathan-Afrique, 1974, p.57.
69

Cette question du sens surgit dès lors que la souffrance se déclare et c’est elle qui en
réalité, détermine le patient à choisir de s’orienter soit vers l’hôpital moderne soit vers
la médecine traditionnelle, soit d’aller vers des prêtres ou les groupes de prière
charismatique de toutes sortes. Parfois, le même patient s’oriente vers plusieurs sources
de guérison en même temps, ce qui dans le cas des épidémies et de certaines pandémies
comme le Sida, ne rend pas aisé le suivi médical.

De toutes les façons, il paraît logique de penser que la maladie est une question qui
concerne l’humain dans sa totalité et que la spécificité de la médecine conventionnelle
moderne ne semble pas respecter la complexité globale de l’humain. La spécialisation
de la médecine réduit l’homme en une sorte d’assemblage de pièces dont les médecins
sont autant de spécialistes qu’il existe d’organes. Il devient ainsi possible de parler de la
médecine au pluriel, plutôt que d’une médecine scientifique.

Le médecin ne s’occupe plus de l’homme, mais de la fonctionnalité des organes vitaux.


D’où l’importance de l’extrême spécialisation du médecin et de la médecine, de telle
sorte qu’il est nécessaire d’être précis lorsqu’on parle de médecin, puisqu’il en existe
différents genres. On a, entre autres, le gastroentérologue, le cardiologue, le
stomatologue, le gynécologue, l’ophtalmologue etc. Cette extrême spécialisation de la
médecine a certes produit des résultats extraordinaires dans la mesure où elle a changé
le rapport que l’homme moderne entretient avec lui-même, avec la maladie, la
souffrance et la mort. La perception des effets révolutionnaires de la médecine,
notamment en ce qui concerne l’espérance de vie dans les pays développés de l’Europe
et d’Amérique du nord, prouve de façon incontestable, que l’instrumentalisation de la
technique dans le domaine médical a contribué à l’augmentation du nombre d’hommes
sur la planète : la population terrestre a presque décuplé au cours des trois cents
dernières années.

Le phénomène est à rapporter avant tout à la diminution de la mortalité infantile et à


l’augmentation de l’espérance de vie. En Europe centrale, les personnes relevant de
différentes situations sociales inégales peuvent espérer (si les conditions de vie ne se
70

détériorent pas de façon drastique dans les années à venir) atteindre l’âge de soixante-
dix ans, qui au siècle dernier était encore considéré comme un âge « canonique »80.

Pourtant, tout en considérant cette évolution, il est possible de s’interroger sur la valeur,
en tant que qualité de la vie, que cette évolution de la médecine a rendu possible. Suffit-
il à l’homme de vivre longtemps pour parler de l’importance d’une médecine ? C’est à
chaque culture, au regard de sa perception de l’existence, de répondre à cette question.
Toutefois, il apparaît opportun de notifier que l’Afrique ne bénéficie pas encore de cette
évolution. Mieux, soulignons que cette médecine ne correspond véritablement pas à une
approche du malade. La philosophie de l’approche du malade consiste en un ensemble
de pratiques qui font que, dans la médecine bantoue, chaque patient est unique et est en
relation avec sa communauté. Il s’agit, ici, de replacer le malade lui-même au centre de
sa démarche de guérison de telle sorte que le processus de guérison prenne l’envergure
d’une démarche initiatique au sein de laquelle l’acteur principal est le malade, assisté
par un personnel soignant. L’amorce possible des pratiques de soins commence à partir
du moment où l’individu fait un retour sur lui-même, par la redécouverte des valeurs
fondamentales de son existence individuelle et communautaire tels que la famille, son
rapport avec l’Autre, le monde visible et invisible.

c) Le champ de la médecine et de la guérison

Une société est un système de valeurs et d’intérêts contradictoires, aussi, les enjeux d’un
système de représentation ne sont pas toujours susceptibles d’explications objectives ;
donc, si l’on n’intègre pas l’esprit de la culture du patient, on risque de l’aborder avec
des prénotions.

80
BECK (U.) : La société du risque, trad. Laure Bernardi, Paris, coll. Alto, Aubier, p .436.
71

Un champ, tel que celui de la médecine renvoie alors à un jeu de forces où, parmi les
joueurs, les maîtres sont ceux qui maîtrisent les enjeux et les intérêts ; dans notre cas, ce
sont, effectivement, les tradithérapeutes, les « maîtres du secret ». Appliquer la notion
de champ à la médecine, c’est envisager différents ordres d’intérêts dans la démarche de
guérison, lesquels confèrent un sens à celle-ci. Or ce sens dépend des sources de la
connaissance qui l’ont rendue possible, et celle-ci peut relever soit de la spiritualité (le
religieux), soit de l’objectivité scientifique (la rationalité), donc, de la simple prise en
compte du principe actif des plantes dans le cadre d’une phytothérapie ou des adjuvants
spirituels, dans le cas de la médecine initiatique.

Quels sont les intérêts des acteurs, dans une thérapeutique ? Pour répondre à cette
question, nous dirons, avec Pierre Bourdieu, que les réponses aux questions de santé
n’auront pas la même explication selon que le patient ira consulter un médecin de
formation universitaire ou qu’il se rendra chez un tradithérapeute. De fait, la maladie,
dans la société africaine, est un champ dans lequel interviennent plusieurs types de
médecine, en fonction des intérêts du patient. Si, comme on l’a vu, un champ est le lieu
de la définition des enjeux et des intérêts, il importe que la médecine définisse les siens
en fonction des préoccupations des populations. Ceci est nécessaire en Afrique où la
majorité de la population n’a pas une culture qui permet d’intégrer la rationalité en
cours dans les pratiques des thérapeutiques de la médecine d’inspiration occidentale.

Cela dit, il appartient à la médecine d’adapter son discours aux populations africaines si
elle veut promouvoir la santé des populations. Car comme le dit, une fois de plus, Pierre
Bourdieu, « pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à
jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois
immanentes du jeu, des enjeux etc. »81. De fait, définir la guérison comme champ
suppose, en premier lieu, que ceux qui s’engagent dans une démarche de guérison et de
santé savent pourquoi ils s’orientent vers telle ou telle structure médicale capable de
satisfaire leurs intérêts. Et le fait de rencontrer des malades qui fréquentent, pour une
même maladie, les hôpitaux modernes, alors qu’ils se rendent, de nuit, chez les
guérisseurs, est signe que la maladie n’est pas qu’un problème organique.

81
TONDA (J.) : La religion dans le champ de la guérison, In Recherches Africaines N°2, Les religions africaines,
Paris, L’Harmattan, 1999, p.114.
72

Parler de champ de la guérison, c’est tenter de dépasser, comme le dit Joseph Tonda, la
considération selon laquelle, la guérison est « suppression d’un mal, physique ou
moral » ; cette détermination conduit à distinguer radicalement deux espèces de
guérison. La première s’appréhende comme restauration du corps souffrant
(dictionnaire), alors que la seconde est envisageable « comme [un] objet construit
sociologiquement, et qui est constitué par l’ensemble des pratiques, des représentations
relatives au corps, à la maladie et aux acteurs qui se livrent à leurs manipulations
matérielles et symboliques dans un contexte de rapports de force donné » (Joseph
Tonda)82. Il ne faut pas considérer les deux conceptions de la guérison en termes
d’opposition, bien au contraire, dans la mesure où la conception du dictionnaire ne
trouve sa réalisation qu’en tant « qu’elle s’inscrit dans un champ ».

D’un autre côté, il est question de considérer la médecine traditionnelle comme le lieu
de l’objectivation des savoirs de guérison mettant en scène les intérêts et les enjeux de
la guérison. Cette démarche permet de dégager les rationalités qui permettent de rendre
efficace la prise en charge de la maladie et du malade. Cela dit, puisqu’un champ
renferme plusieurs genres d’acteurs, il convient de signaler que tous n’ont pas la même
connaissance des données et ne sont pas tous capables, (à moins d’être adeptes à un
même degré hiérarchique), d’expliquer et de comprendre les mécanismes de ce même
champ avec la même pertinence. Mais parler du champ de la guérison, c’est convoquer
du même coup tous les domaines de la santé en sachant bien que tous les acteurs, dans
un même champ, ne se comportent pas de la même manière.

Le discours des tradithérapeutes rend compte du fait que le champ dans lequel
ils se situent comporte des enjeux qualifiables « d’irréductibles à d’autres champs ». Les
tradithérapeutes assignent une finalité spirituelle à leurs pratiques thérapeutiques.
Beaucoup ne manquent pas de déclarer publiquement qu’ils sont au service d’une
divinité, d’un Ancêtre ou des esprits qui veulent faire du bien à la communauté.

Ainsi, leur mode de vie, en raison de leur observation de certaines règles strictes
(interdits alimentaires, interdits comportementaux, abstinence et jeunes avant les soins

82
TONDA (J.) : La religion dans le champ de la guérison, In Recherches Africaines N°2, Les religions africaines,
Paris, L’Harmattan, 1999, p. 18.
73

etc.), fait d’eux des hommes à part. Leur discours dans le champ de la guérison est
spécifique et fait écho à un imaginaire religieux ; ici, c’est le divin qui confère la
guérison, le médicament n’est parfois qu’un artifice. Il la confère au patient par
l’entremise du tradithérapeute, comme don de la vie donnée aux Ancêtres, un don
fragile que la communauté doit entretenir. Par son attitude au sein du champ de la
guérison, le tradithérapeute justifie l’efficacité du remède au regard des faits
observables tels que la transe, la possession par son contact avec le spirituel. A la place
du terme spirituel, il est peut-être opportun de parler plutôt du monde invisible ou de
l’Invisible.

C’est sa relation à l’Invisible qui lui permet de délivrer un discours dont l’efficacité
symbolique met en scène différents types de joueurs : les malades, les thérapeutes, les
ancêtres, Dieu et la famille paternelle et maternelle. Par conséquent, il apparaît bien
souvent que, ce qui constitue probablement le fondement de l’efficacité de la médecine
traditionnelle en Afrique, n’est pas seulement l’utilisation des plantes (leurs différents
principes actifs), mais ses acteurs : les bons génies, les ancêtres, la communauté
entourant le patient et le praticien dont l’empathie83 et l’éloquence sont déterminantes. Il
est clair que l’initiation du thérapeute joue un rôle dans cette empathie.

En l’occurrence, dans la culture traditionnelle locale, les génies constituent-ils un


artifice ou une réalité ? Bien malin qui peut le dire avec exactitude, s’il ne fait lui-même
l’expérience d’une initiation thérapeutique. Pour le patient, ce qui compte dans cette
pratique est la solution à son problème, le rétablissement de la santé et cette croyance
joue un rôle fondamental car elle montre l’efficacité de la démarche spirituelle de cette
médecine.

Dans leur démarche de guérison, les personnes qui se rendent auprès des
tradithérapeutes ont réellement conscience de poser un véritable acte de foi dont dépend
leur sort. La perspective de la guérison traditionnelle repose sur des fondements
spirituels dans lesquels les ancêtres et les génies sont les piliers incontournables. Ce qui
guide généralement les malades, ce n’est pas la personnalité du praticien dans le sens

83
« Comportement relationnel basé sur la connaissance et la compréhension des sentiments d’autrui par l’intuition et
l’identification affective. » Hachette Multimédia / Hachette Livre 2004.
74

philosophique du terme84, mais un ensemble « plus ou moins humain » comprenant les


Bewu, les Morts et les Esprits avec lesquels ce tradithérapeute travaille, notamment pour
établir son diagnostic, car ces entités constituent les garants non seulement du
diagnostic lui-même, mais encore de l’efficacité de la thérapeutique.

Un tradithérapeute disait à ce sujet : « Je me nomme Mountsombo-ver de terre. Je suis


N’Ganga, l’émule des dieux. Le mystère n’existe pas pour moi ». C’est sa relation aux
dieux qui conférait toute sa pertinence à son diagnostic.

En ce cas, dans la société traditionnelle gabonaise, la confiance que voue le malade à


son thérapeute a pour fondement principal le fait que ce dernier est assisté dans son
travail par un génie créé par les ancêtres et chargé par ces derniers de veiller sur leur
descendance. C’est pourquoi, selon la croyance populaire, les médecins sont des
sorciers parce qu’il est impossible de s’occuper de la santé avec une certaine efficacité
si l’on n’utilise pas les esprits85. Cela se justifie par la croyance selon laquelle les
défunts volent souvent au secours de leur progéniture et rien de ce qui se fait dans le
monde terrestre ne peut leur être indifférent. Les ancêtres ont la science infuse et
connaissent tout, en particulier ce qui touche à l’humain. Ils sont, par conséquent, doués
d’une capacité surnaturelle à défaire ce qui a été lié, à l’insu même de la victime.

Nous pouvons alors supposer que, si les psychiatres rencontrent de graves


résistances pour traiter les malades issus de la culture bantoue, la raison se trouve dans
l’absence, fréquente chez les psychiatres, de l’appui de cet arrière-plan ancestral. Il est
inutile de chercher à savoir si l’esprit des ancêtres ou le monde invisible, en tant qu’il
constitue la source de science des guérisseurs, mais aussi le fondement de leur
puissance, est un phénomène réel ou un simple artifice thérapeutique. Ce qui compte,
c’est de savoir que, sans la donnée spirituelle, la thérapie ne peut prendre tout son sens
dans la vie d’un authentique Bantou.

Par conséquent, prendre en considération le pouvoir spirituel dans le champ de la


guérison, permet d’établir une hiérarchie des intérêts des acteurs qui mettent en scène
l’acte de guérison, et nous invite à dépasser une approche de la guérison limitée au

84
« Etre autonome, conscient de lui-même, maître et responsable de ses actions », Hachette Multimédia / Hachette
Livres, 2004.
75

corps. Le fondement spirituel de la médecine traditionnelle ne peut donc se satisfaire de


la définition de la maladie comme étant simplement « un état affectant le corps d’un
individu et que la médecine a pour fonction de décrire en termes objectifs pour tenter de
la traiter » (Philippe ADAM et Claudine HERZLICH)86. Cette définition est limitative
et n’intègre que la dimension rationaliste de la maladie.

85
Cf. Chapitre 4.
86
ADAM (P) et al. : Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris, Nathan, 2003. p.5.
76
77

Chapitre 2 : La médecine traditionnelle gabonaise

A) Une vision du monde, une vision de la santé : la médecine traditionnelle


dans le système de santé gabonais

Dans la tradition ancestrale gabonaise le monde est composé de quatre éléments


auxquels correspondent quatre catégories de génies. Ces génies jouent un rôle important
dans les techniques utilisées par les tradithérapeutes gabonais et sont, d’une certaine
manière, comparable aux différentes catégories d’énergie en médecine taoiste. En
langue mpogwè, ces génies sont nommés : Imbwir’igogo ou « génies de l’air » ;
Imbwiri-mbene ou « génies des eaux » ; Imbwiri-ntsé ou « génies des sols et des
humus » et Imbwir’okowa ou « génies présidant à la vie de chacun »87.

Cette croyance au génie Imbwir’okowa, ainsi qu’aux autres génies et fées, sont des
métaphores de la notion de “force vitale”88. La force vitale anime un univers
traditionnellement peuplé d’êtres invisibles, bons ou mauvais. Il résulte de ce paradigme
– qui n’est pas sans présenter certaines analogies avec la weltanschauung d’autres
médecines traditionnelles (chinoise, amérindienne, ayulvédique, hippocratique…) –
que certaines personnes sont naturellement maladives ou en bonne santé. Tout est une
question d’équilibre, d’harmonie, entre ces génies, ces éléments, ces énergies… Enfin,
pour soigner leurs malades, les tradithérapeutes doivent également s’assurer que leurs
maux sont curables en fonction de la configuration des astres à leur naissance. Il leur
faut tenir compte du jour où la maladie a atteint l’individu, lorsque la maladie est
“entrée dans le corps du patient”, afin d’identifier la première plante qui sera utilisée,
accompagnée d’autres plantes pour préparer une mixture, une potion. En effet, la

87
RAPONDA WALKER (A): Ibidem, p.33.
88
Ibidem, p.34.
78

phytothérapie du tradithérapeute gabonais repose sur la croyance selon laquelle toute la


flore terrestre dérive de sept plantes mères créées en sept jours par Dieu :

Lundi, nzaba (Landolphia owariensis) ; mardi, le néré (Parkia biglobosa) ; mercredi, le


toutou (Parinari curatellaefolie) ; jeudi le diaro (Securidaca longipedunculata) ;
vendredi, mana (Lophira alata) ; samedi, le youroukourou (non déterminé faute
d’échantillon) ; dimanche, le nkunguié ou ngounguié (Guiera senegalensis)89.

Déterminer la date à laquelle la maladie s’est manifestée suffit pour en trouver le


remède puisqu’il est recommandé d’utiliser la plante du jour en question pour en tirer la
préparation guérisseuse.

Dans cette manière de penser le monde et l’être humain, la maladie trouve sa cause dans
l’utilisation malveillante de forces invisibles : les sorciers et les « vampires » sont
généralement accusés d’attirer sur les autres des maléfices90. Ils peuvent vous supprimer
la vie en s’abreuvant de votre sang, ou encore diriger contre vous des « fusils
nocturnes »91 et autres « missiles Kapa »92. Ainsi, certaines maladies souvent
rencontrées dans ce système de croyance comprennent le « fusil nocturne » (un
envoûtement atteignant le derme et l’épiderme), l’ékon (sorte de réduction de l’être
humain à l’état de zombi), le nson biyeng (sorte de ver invisible provoquant des
douleurs lombaires et de la stérilité chez les femmes), le nsou (poison)… Maîtriser la ou
les causes de ces maladies montre l’importance du système social traditionnel et rituel
du clan (fétichisme, vampirisme) dans la médecine traditionnelle.

La médecine traditionnelle au Gabon constitue un ensemble de savoirs pratiques


(phytothérapie, minéralthérapie, fumigations, massages, nutrition, balnéothérapie, etc.)
et systématiques (rationalité « indigène » des équilibres entre les génies du sujet), mais
comprenant aussi des interdits sociaux et, enfin, l’Evus. Les tradithérapeutes sont les

89
TRAORE (D.): Médecine et Magie Africaines, Paris, Présence Africaine, 1983, p.17.
90
NGWA NGUEMA (N) : Eglise du Gabon lève-toi et marche!, Kinshasa, Col. « Nouvelle évangélisation », éd.
saint Paul, 1994, p.28.
91
C’est une maladie liée au pouvoir d’Evus.
92
C’est un mal provoqué par les sorciers dont la propriété est de froisser les nerfs du cerveau.
79

seuls habilités à voir et extraire cette entité qui supposée matérialiser la force vitale
d’une personne, ne leur apparaît que dans l’obscurité et sous la forme d’une sorte de
petit batracien ou reptile vivant dans le ventre humain et remplissant la fonction d’un
organe. De plus, l’Evus donne la science des plantes à ceux qui utilisent son énergie
pour confectionner des mets rituels93. Nous exposerons le mythe de l’Evus et d’Akom,
afin d’indiquer les fondements de la rationalité et de la spiritualité des pratiques de la
médecine traditionnelle au Gabon. Cette approche illustre l’extraordinaire complexité de
la pensée et de la médecine traditionnelle gabonaise qui reposent sur une conception du
monde et de la vie fonctionnant comme un ensemble de systèmes interdépendants et
donc en interactions constantes, et non comme une parfaite mécanique.

L’évolution des rapports entre médecine traditionnelle et médecine moderne

La rencontre entre la médecine traditionnelle africaine et la médecine moderne s’est


faite dans un contexte déplorable, celui de la colonisation : l'imposition de la médecine
du Colonisateur s'est accompagnée d’une volonté d'assimilation de l’autre. En Afrique,
les institutions du Colonisateur (notamment l’école et l’université, l’Eglise) ont
remplacé les institutions initiatiques dirigées par le Conseil des Anciens qui intégrait
juridiquement les tradithérapeutes durant la période précoloniale.

Le Colonisateur a mis un terme à cette institution suprême qui assurait le maintien des
valeurs spirituelles et éthiques, proposait à la communauté et à l’individu des “actes de
langage” qui dans cette société de culture orale, assuraient que l’action corresponde bien
à la parole donnée. En somme, le Conseil des Anciens cultivait des réflexes de survie
essentiels pour la communauté en cas de menace, de divers dangers et devant l’angoisse
suscitée par la maladie et la mort. La suppression de cette instance suprême qui
constituait un élément fondamental et nécessaire pour la prise de décisions, notamment
en ce qui concerne la prévention et l’équilibre sanitaire, a commencé au XVIe siècle,
avec la traite systématique et méprisante d’hommes instrumentalisés en esclaves. Ce
drame de l’Afrique va de pair avec la négation de la médecine traditionnelle et celle de

93
Cf. MVE ONDO (B) : Sagesse et initiation à travers les contes, mythes et légendes fangs, Libreville, Centre
Culturel Français de Libreville, Ministère de la Coopération et du Développement, 1991.
80

toutes les autres valeurs gérées par le Conseil des Anciens. Ce drame s’est poursuivi
tout au long de la colonisation, moins longue que la période pendant laquelle la Traite
eut lieu, mais, qui en réalité aux dires de l’historien burkinabé, Joseph Ki-Zerbo, « a fait
des ravages beaucoup plus structurels parce que c’était une substitution directe dans
l’espace de l’Afrique originelle. Cette substitution impliquait la destruction du système
africain précolonial »94. A cette volonté de déstructuration de l’âme
africaine, caractérisée par la perte des langues nationales, s’est ajoutée la déconstruction
des principes d’organisation sociale. Voilà pourquoi il nous est si difficile de
reconstruire les fondements d’une société stable et de bâtir un modèle de système
sanitaire plus adapté aux cultures africaines.

Fort heureusement, cette déconstruction n’a pas réussi en profondeur, car dès qu’ils
sont malades, même les cadres africains vont se faire soigner chez les tradithérapeutes.
Cela pourrait s’expliquer par le fait que la manière dont ces tradithérapeutes parlent de
la maladie est mieux comprise par les patients et leur entourage. Le Bantou a pour
habitude de situer la cause du mal en amont du symptôme qui en réalité, n’intéresse que
de manière secondaire le thérapeute et le malade. D’une part, cela s’explique par le fait
que l’étiologie est conforme à la culture traditionnelle et, d’autre part, par les échecs de
la médecine occidentale dus, notamment, aux coûts élevés des médicaments modernes.

Ainsi, ceux qui étudient actuellement la mentalité des populations africaines dans des
grandes villes comme Libreville, Brazzaville, Kinshasa, Yaoundé, Bamako, se rendent
compte que l’action conjuguée de l’éducation scolaire, du progrès technique, voire le
cheminement vers la mentalité moderne, n’a pas affaibli les croyances et la vision
africaine du monde. Malgré une formation scolaire et universitaire de type occidental,
les patients qui fréquentent les tradithérapeutes, comme l’observe le jésuite camerounais
Meinrad Hebga, peuvent être des intellectuels de haut niveau :

Vous les surprenez chez les guérisseurs, chez les marabouts ou devins pour retrouver la
santé, la chance ou damer le pion à un adversaire qui peut être un collègue de
l’Université ou de la haute administration. Il en est de même pour les pasteurs, les

94
Cf. Amina n°409, mai 2004, p.20.
81

prêtres et les religieux, dont un grand nombre, sinon tous, croient à la sorcellerie et à la
magie plus qu’ils ne l’avouent, quand ils n’y recourent pas eux-mêmes95.

Ainsi, la médecine conventionnelle ne répond pas aux besoins fondamentaux des


populations africaines, car elle ne couvre pas tous leurs besoins sanitaires. C’est
pourquoi ces populations utilisent, parallèlement ou conjointement, les deux modèles de
médecines disponibles.

En Afrique, la problématique de la médecine se développe dans une société en quête


d’identité culturelle. Monsieur le Bantou est un errant. Scientifiquement, culturellement,
économiquement, il est à la recherche de ses repères. Il erre entre deux civilisations : le
monde technologique et le monde traditionnel. Moderne par sa scolarisation, il recourt à
des pratiques héritées de ses traditions ancestrales et ne peut se satisfaire de pratiques de
soins seulement modernes. Ainsi, éminents scientifiques et docteurs d’Etat ès sciences,
voire des médecins, recourent à des pratiques dites “primitives”. Nombre de ceux qui
enseignent la physique, les mathématiques, la biologie moléculaire, le droit et la
philosophie dans les universités, portent, dans leur vie quotidienne, des amulettes. Ce
sont eux qui, d’ailleurs participent le plus régulièrement aux veillées, aux cérémonies
des Nganga, les Ngozé. Cette attitude donne de plus en plus d’importance à la médecine
traditionnelle dans la société gabonaise. D’autre part, comme le dit le vieil adage « à
quelque chose malheur est bon », la dévaluation du Fcfa (janvier 1994), tout en
aggravant la situation économique africaine et causant la hausse du prix des
médicaments et du matériel médical, a permis aux chercheurs de différentes disciplines
d’amorcer un dialogue sérieux avec les tradithérapeutes.

Au Gabon, les décideurs comprennent qu’une politique sanitaire conséquente ne


pourrait atteindre ses objectifs que si elle intègre les valeurs traditionnelles dans ses
programmes. Pour éviter des antagonismes entre la médecine moderne et les mœurs
traditionnelles, il était nécessaire que les médecins se rapprochent des Anciens au
niveau de la Palabre africaine. En effet, c’est dans ce cercle que, grâce aux rites

95
HEBGA (M) : Emancipation d’Eglise sous tutelle, Paris, Présence Africaine, 1976, p.55.
82

initiatiques – dont ceux qui font des défunts, des ancêtres dans l’autre monde96 – et à
d’autres pratiques, les Anciens portaient les enfants, de leur plus jeune âge à la maturité,
et de ce monde des vivants à celui des immortels.

Les Gabonais comprennent qu’il est temps de développer des pratiques médicales qui
tout en participant au progrès de la civilisation (amélioration de la nutrition, de
l’hygiène et de l’éducation pour la santé, par exemple), ne se cantonnent pas à l’habileté
technique professionnelle. Cela implique que le bien-être de la personne humaine soit
au centre du développement. Tout le problème est là. Les médecins d’aujourd’hui, sans
pour autant s’en rendre compte, perpétuent l’œuvre du Colonisateur et contribuent à
maintenir un fossé entre les fondements culturels d’une médecine qui lui sont étrangers
et sa culture ancestrale, celle des patients à qui il propose de lutte pour le maintien de
leur santé.

Aujourd’hui, face au défi que représente la pandémie du Sida en Afrique et au regard de


la difficulté d’accès aux soins qui vient aggraver l’écart entre pays riches et pays du
Tiers-monde, les médecins acceptent de collaborer avec les tradithérapeutes, malgré la
méfiance de ces derniers. La genèse de cette collaboration part de l’initiative de
quelques rares médecins coloniaux qui dans les années 1930-1940, ont tenté de
persuader leurs confrères des avantages à mieux connaître les pratiques de la médecine
traditionnelle, à défaut de les utiliser. C’est le cas, au Cameroun, du Dr J. Debarge qui
pour balayer, d’un revers de main, l’argument selon lequel les soins médicaux des
guérisseurs reposaient sur des pratiques magiques et qu’il fallait donc ne faire confiance
qu’à la médecine moderne, écrivait :

Il existe des médecins indigènes, ceux-ci n'ont rien à faire avec le monde surnaturel,
c'est dans la nature qu'ils cherchent leurs remèdes : écorces pulvérisées, graines, fruits,...
N'oublions pas que la quinine et le chaulmoogra ont été découverts par les guérisseurs
indigènes97.

Ce propos montre, avec une élégance certaine, que mépriser la valeur de la médecine
traditionnelle sous prétexte de pratiques superstitieuses n’était pas fondé.

96
LOUIS-VINCENT (Th) : Les Chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, Paris, Institut d’Édition Sanofi-Synthélabo,
83

Cette phrase illustre la volonté d’un médecin qui dans les années 1940, a senti le besoin
d'incorporer, dans le système de santé des pays africains, les pratiques ancestrales de la
médecine traditionnelle. L’attitude du Dr J. Debarge permet de justifier l’attachement
des Africains à leurs pratiques traditionnelles et leur méfiance à l’égard de la médecine
dite moderne. En 2005, cette démarche ne s’impose pas seulement comme un devoir
éthique pour le scientifique et pour le politique, elle se présente aussi comme une
nécessité matérielle, économique.

Alors que le Dr Debarge travaillait dans un orphelinat de missionnaires protestants à


l’Ouest du Cameroun, elle a souvent collaboré avec des tradithérapeutes, auprès de qui
elle enrichissait son expérience médicale. À ce sujet, elle rapporte : « un jour, j’ai été au
marché de Bangwa consulter mon confrère noir. Il me donna le remède de la gale,
graines d’un fruit que l’on mastiquait, puis crachait sur l’éruption »98. Nous voyons là la
manifestation d’une ferme volonté de demander aux “maître du secret”, c’est-à-dire aux
guérisseurs, de mettre leur connaissance des plantes utiles au service de la médecine
occidentale. Mieux, ce médecin blanc élève à la dignité scientifique la connaissance
médicinale des guérisseurs en reconnaissant, en eux, des confrères.

Les médecins qui se comportent de cette manière et qui vont jusqu’à s’initier aux
pratiques thérapeutiques traditionnelles peuvent ainsi découvrir des réponses aux
questions de leurs patients et améliorer leur crédibilité auprès d’eux. Mieux, les plus
entreprenants développent leur compréhension de la pathogénie africaine grâce ce
contact permanent avec la médicalisation traditionnelle. Ils comprennent, de fait, que ce
qui a toujours gêné la collaboration entre la médecine traditionnelle et la médecine
conventionnelle moderne, ce ne sont pas, en réalité, des questions relevant de
l’efficacité du médicament, mais des présupposés culturels et religieux.

Il est regrettable que l’œuvre du Dr Albert Schweitzer, si connue dans le Nord, n’ait pas,
au Gabon, donné lieu à une littérature orale ou écrite, reconnaissant l’importance de la
médecine traditionnelle par cette éminente personnalité. Nous attendions énormément
de ce médecin d’origine alsacienne sur l’évolution des pratiques de la médecine au

coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2000, p.241.


97
DEBARGE (J) : la mission médicale au Cameroun, in la vie mystérieuse de l'Afrique noire, Paris, 1942, p. 47.
98
Ibidem, p. 9.
84

Gabon. Au début de notre recherche, nous pensions trouver dans ses écrits des
informations sur la riche pharmacopée utilisée par les tradithérapeutes pour les
affections les plus courantes à Lambaréné et dans le reste du Gabon. Nous avons été
déçu de ne trouver que les écrits philosophiques et théologiques du “Grand Blanc de
Lambaréné” portant sur l’Inde...

Pourtant, du vivant de Schweitzer, les Bantous recouraient à la médecine traditionnelle


pour soigner la lèpre. Le témoignage de Sœur Marie Andrée, une Française qui a
travaillé au Cameroun, en atteste : « j'ai connu, écrit-elle, des lépreux qui guérirent par
les thérapeutes autochtones ; d’autres qui se soignaient sans résultat dans des
dispensaires européens, ont vu leur état amélioré par le traitement resté secret »99. De
nos jours, toute la question consiste à savoir où sont parties ces connaissances qui
permettaient de guérir des maladies aussi graves que la lèpre ?

Ces connaissances ne sont pas loin. Elles ne demandent qu’à être récupérées,
réexaminées et intégrées au système de santé publique moderne. Elles sont là, autour de
nous : dans l’air, dans le feu, sous la terre, dans le vent. Il suffit d’aller à la recherche
d’un maître pour s’initier à ses connaissances. Ces maîtres sont les tradithérapeutes que
notre culture rationaliste et matérialiste néglige et méprise bien qu’ils travaillent avec
des anthropologues, des philosophes et des médecins.

Depuis 1978, il existe, au sein de l’Université de Libreville, un centre de recherche,


l’Institut de Pharmacopée et de Médecine traditionnelle (IPHARMETRA). Ce pas
important vers la reconnaissance officielle de la médecine traditionnelle au Gabon est
renforcé par un tissu associatif de la société civile comprenant, notamment, l’ONG
PROMETRA, l’Association des tradithérapeutes du Gabon (ANTG)… La qualité des
travaux scientifiques de certaines organisations non gouvernementales travaillant pour
la promotion de la médecine traditionnelle africaine (PROMETRA International, par
exemple), la qualité des séminaires de recherches, des colloques qui s’organisent autour
de cette même problématique montre l’émergence d’une prise de conscience
internationale concernant la complémentarité des deux types de médecine partout dans
le monde.

99
ANDREE (M) : La condition humaine en Afrique noire, Paris, Grasset, 1954, p. 190.
85

Néanmoins, certaines difficultés subsistent pour que la médecine traditionnelle soit


vraiment intégrée dans le système de santé publique. Pour prendre en compte la
médecine traditionnelle, faudrait-il que ses pratiques aient une valeur scientifique
reconnue au sens moderne du terme ? Cette question est généralement posée par le
personnel hospitalier (médecins, infirmiers, sages-femmes…), par divers chercheurs,
par des fonctionnaires du ministère de la santé publique, certains épistémologues,
philosophes, politiques, économistes qui tous, ont reçu une formation scientifique à
l’occidentale.

L’Afrique a subi une véritable déconstruction de son savoir ancestral à l’épreuve de


l’expérience fondée sur l’approche quantitative, se satisfaisant du « comment » et
ignorant le « pourquoi », comme Gaston Bachelard l’a si bien mis en évidence dans son
œuvre magistrale La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une
psychanalyse de la connaissance objective, soulignant à propos de la Modernité « des
habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines et peuvent, à la longue, entraver la
recherche »100. L’Afrique a besoin de se revivifier au contact de ce « Nouvel Esprit
scientifique », selon l’expression forgée par cet éminent philosophe qui précise : « Nous
fixerions très exactement l’ère du nouvel esprit scientifique en 1905, au moment où la
Relativité einsteinienne vient déformer des concepts primordiaux qu’on croyait à jamais
immobiles »101. Il va de soi que la perception d’une pathologie dépend de la formation
reçue. Quelle que soit le niveau de cette formation, au Gabon, les professionnels de la
santé reconnaissent qu’ils ont grandi dans une culture où la réalité est sous-tendue par la
croyance en des entités mystiques ou spirituelles qui organisent l’existence comme une
sorte de main invisible.

Pendant leur enfance, voire plus tard à l’âge adulte, certains médecins gabonais se sont
fait soigner par des tradithérapeutes pour qui les agents pathologiques ne sont pas
toujours organiques. Cette dimension spirituelle va à l’encontre de leur formation
scientifique bien qu’ils aient ainsi obtenu le soulagement de leurs maux, après avoir
perdu espoir dans les médicaments modernes. Certains ne s’en cachent pas. Ils
constatent que bien des maladies diagnostiquées dans des hôpitaux modernes comme

100
BACHELARD (G). La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la pensée
objective. Paris, Vrin, 1960, p. 14.
101
BACHELARD (G). Op. cit., p. 7.
86

incurables trouvent leur solution chez des tradithérapeutes. Mieux, ils admettent que la
conception de la guérison semble différente selon qu’on est chez les modernes ou chez
les tradithérapeutes et que les deux médecines ne peuvent être que complémentaires.
C’est pourquoi notre recherche participe d’une certaine manière à la mise en œuvre
d’un département de la médecine traditionnelle au Ministère de la Santé de la
République gabonaise est en chantier. Ce département regroupe les tradithérapeutes et
des médecins qui devraient collaborer pour donner certaines réponses sur la
problématique de la décision médicale dans le contexte de la culture gabonaise. Les
débats sont riches au regard de la complexité de leurs différentes visions de la
pathogénie :

Si chez les premiers, la guérison consiste à vaincre la pathologie en éliminant l’agent


pathogène, pour les seconds, tout est différent. Les tradithérapeutes s’interrogent
d’abord sur le sens de l’existence de l’agent, puis peuvent aussi concevoir la guérison
comme une sorte de cohabitation avec cet agent pathogène. Ce n’est qu’après ce travail
qu’ils peuvent envisager la neutralisation de l’agent pathogène sans forcément
l’éliminer. C’est d’ailleurs ainsi que la nature procède : elle enferme les germes
pathogènes dans les prisons naturelles que sont les ganglions102.

Pourtant, il serait prudent de se méfier d’“angéliser” cette médecine traditionnelle, car


elle comporte ses revers. Dans un certain nombre de cas pathologiques, tradithérapeute
attribue la cause de la maladie à un agent humain qu’il dénonce. Cela entraîne des
conflits familiaux qui poussent à l’isolement de l’accusé. Il devient banni de la famille

102
Ainsi, le cas du Sida illustre assez bien cette différence de la guérison. D’un point de vue scientifique, on ne guérit
pas du Sida, car ce virus ne meurt pratiquement pas. Or, dans les milieux africains, il n’est pas rare d’entendre des
témoignages portant sur la guérison de ce fléau. En fait, certains malades reconnus par les médecins comme porteurs
du virus et qui à un moment donné développaient la maladie attestent qu’ils sont miraculeusement guéri. Cette
guérison s’était manifestée par une prise du poids et beaucoup d’entre eux avaient repris le cours normal de leur
existence. Y a-t-il guérison, oui ou non ? Pour les tradithérapeutes, il y a effectivement lieu de parler de guérison
parce que l’organisme avait trouvé le moyen de tenir l’agent pathogène en respect. C’est ce qui se passe dans le cas
du Paludisme où la présence de l’Hématozoaire, en très petite quantité, est indispensable pour obliger l’organisme à
produire ses anticorps. C’est cet état que les frères Sergent ont qualifié de “Prémunition”, c’est-à-dire un équilibre de
pointe, pour ne pas dire instable, mais qui met à l’abri des formes graves de neuro-paludisme.
87

et l’objet de tous les soupçons. Dans certains cas, les accusés quittent le village et,
parfois, sont retrouvés morts d’empoisonnement ou mystérieusement. Nous sommes là
devant une déviance de cette médecine qui reste pourtant efficace dans des cas relevant
du plan psychosomatique. Ces effets désastreux la disqualifient au point d’engendrer,
parfois, de la terreur et de la haine. En fait, attribuer l’étiologie des maladies à une cause
humaine constitue le principal problème de la médecine traditionnelle.

La médecine traditionnelle gabonaise peut être subdivisée en deux grands ordres : la


phytothérapie et la médecine initiatique.

La Phytothérapie comme médecine de tradition familiale

La médecine fondée essentiellement sur le savoir et l’utilisation des plantes comporte


des secrets et des connaissances qui se transmettent de père en fils ou de mère en fille,
de génération en génération. Les tradithérapeutes utilisent les plantes parce qu’ils ont
conscience qu’elles contiennent des substances capables de soulager et de guérir un
certain nombre de maux connus. La phytothérapie traditionnelle comprend des recettes
permettant le soulagement rapide d’affections bénignes ou complexes ne nécessitant pas
la chirurgie. Toutefois, cette connaissance et cette utilisation des plantes ont une
dimension spirituelle, car elles impliquent une relation du tradithérapeute avec le monde
des esprits et des génies de la nature. Les soins comprennent l’utilisation de potions,
cataplasmes et poudres de plantes. Les plantes sont regroupées et classées par
catégories, en fonction de leurs usages : celles qui permettent le sommeil, celles qui
guérissent plaies et ulcères, celles qui calment les épileptiques, celles qui poussent au
suicide. Le tradithérapeute connaît généralement quelques recettes pour soigner un
certain nombre de maladies que l’on rencontre tous les jours : par exemple, fractures,
abcès, paludisme, etc. Il existe des femmes spécialisées dans les problèmes de santé
concernant plus spécifiquement la femme et l’enfant. Elles s’occupent généralement des
problèmes gynécologiques et obstétricaux et leur répertoire de plantes fait référence aux
maladies les plus récurrentes.
88

Mais, comme le souligne Walker, la divulgation de recettes appartenant à cette


médecine transmise par tradition familiale n’est pas chose aisée. Car « certaines
formules végétales (médicaments et toxines) très actives, constituent des secrets aussi
inviolables que ceux des rites secrets : elles sont détenues par des tradithérapeutes qui se
les transmettent de père en fils »103. On devient tradithérapeute parce qu’un Ancien a
daigné nous transmettre les formules secrètes permettant d’élaborer des médicaments
dont certains sont faits de savants mélanges où entrent, parfois, les poudres de plus
d’une dizaine de plantes et de pollens.

Les tradithérapeutes qui pratiquent la phytothérapie ne reçoivent pas forcément une


initiation particulière104. La parenté joue un rôle essentiel dans la transmission des
connaissances en vue des pratiques de cette médecine traditionnelle. L’appartenance à la
même lignée, à la même famille, au même lignage est souhaitée pour prétendre, à son
tour, devenir un tradithérapeute. Parce que tout ce qui nous entoure comporte des
secrets capables de favoriser l'épanouissement de la vie ou de la détruire, les
tradithérapeutes ne transmettent leur connaissance de la réalité qu’aux leurs. Il s’agit
d’un principe de précaution. Il est toutefois possible d’accéder aux connaissances des
phytothérapeutes traditionnels à la condition de vouloir faire partie du cercle intime,
familial, du tradithérapeute et d’y être accepté.

La connaissance des plantes médicinales est une affaire familiale. On est tradithérapeute
parce que son père l’a été et qu’il a pris le temps de montrer à sa progéniture l’utilité de
chaque plante et les dangers qu’elle comporte. C’est le cas, par exemple, de feu M.
Mvele Edzang, tradithérapeute, qui avait une très grande réputation dans le sud du
Cameroun et au Nord du Gabon. En fait, c’est son père feu M. Edzang Ndong, qui était
tradithérapeute et qui avant de mourir, a montré à ses enfants des plantes qu’il utilisait
pour soigner. Ce dernier connaissait douze principales plantes et avait plusieurs recettes
permettant de soigner des maladies relatives au système d’Evus et des Beyem. Parmi ces

103
RAPONDA WALKER, Ibidem.
104
Cette affirmation est discutable si tant est que toute connaissance s’acquiert, au sens large, par une forme
d’initiation qui peut être plus ou moins importante. Car en fait, toute transmission d’une connaissance n’est
effectivement faite que si elle est faite sur le mode initiatique car c’est tout un “protocole”, un “rituel” que l’on
transmet, en même temps que le produit, lorsqu’on en donne la recette : il s’agit d’un comportement face à telle
plante, depuis la cueillette jusqu’à l’administration du produit “fini” (correctement préparé) ─ ce qui nécessite un
“accompagnement”, un “compagnonnage”, tout au long du bout du chemin que la vie donne à l’initiateur et à l’initié
de parcourir ensemble.
89

plantes, certaines sont douces et utilisées pour apaiser les douleurs. Mais d’autres
piquent comme du piment105 et le tradithérapeute les utilise pour confectionner des mets
magiques. Depuis la mort de M. Mvele, ce sont ses neveux qui poursuivent
actuellement le travail de son père Edzang Ndong, lui-même n’ayant pas eu de
progéniture. C’est ainsi qu’avant de commencer les soins eux-mêmes, ces
tradithérapeutes évoquent d’abord le nom de celui qui leur a transmis les recettes. Ainsi,
la généalogie de guérisseurs peut s’étendre jusque dans la nuit des temps.

Généralement, les plantes dont disposent ces tradithérapeutes ont des propriétés
pharmacologiques, bien que, pour ces derniers, ce qui donne le plus souvent force à
leurs plantes, c’est la puissance spirituelle inhérente au savoir-faire qui leur avait été
enseignée. Du point de vue scientifique, les secrets de la guérison ne se trouvent que
dans les substances chimiques contenues dans les herbes et les écorces médicinales
qu’ils utilisent. Cela ne suffit pas. Encore faut-il connaître les lieux et les périodes où
collecter ces plantes : ce sont les secrets de la fécondité de la végétation dans les zones
forestières. Les tradithérapeutes sont là pour nous convaincre du fait que la
connaissance des plantes est insuffisante en regard du capital liturgique et spirituel que
requiert leur médecine, car il comporte une dimension mnémotechnique : à chaque geste
correspond une parole qui peut évoquer le choix d’une plante et/ou la présence d’une
entité spirituelle invitée à participer à la thérapie. Si les potions faites à partir des
produits végétaux sont importantes pour la guérison du malade, plus importante encore
est la liturgie, car elle prend en compte toute la vie. Son déroulement et son rythme
permettent aux tradithérapeutes de protéger mystiquement leurs malades contre les
attaques des sorciers.

La phytothérapie traditionnelle comporte les germes d’une rationalité permettant


l’objectivation de la plante et sa classification suivant des normes qui bien que
complexes, ne sont évidemment pas celles de Linné. La phytothérapie traditionnelle
obéit à la loi de causalité et elle est aussi complexe, voire plus, que la botanique
scientifique, mais ses normes et ses critères sont différents. En ce sens, la phytothérapie
se présente comme l’équivalent, l’homologue de la pharmacologie rationnelle

105
Par exemple le ndong qui est un genre d’épice.
90

occidentale. Une bonne connaissance des plantes utiles de la forêt gabonaise ne peut
qu’apporter un plus dans la recherche ethnopharmacologique et biomédicale.

En fait, c’est cette discipline de la médecine traditionnelle, la phytothérapie, que les


chercheurs de la médecine moderne explorent et utilisent volontiers pour accroître et
compléter la panoplie de leurs produits galéniques. En fait, la recherche du principe
chimique contenu dans une plante et son extraction à des fins thérapeutiques entraîne
une perte de son activité par rapport à son totum (la plante dans son entièreté)
qu’emploie systématiquement le tradithérapeute. En effet, du point de vue de ce dernier,
la plante est un être vivant qui cède à l’homme sa vitalité afin qu’il retrouve toute son
énergie.

Cependant, il ne faut pas croire que la phytothérapie constitue le moyen le plus


important de la médecine traditionnelle. En fait, en amont de la phytothérapie se trouve
la religion traditionnelle. Cela explique pourquoi la phytothérapie qui est matériellement
observable, dépend avant tout de la bonne exécution, du bon déroulement de la liturgie
qui l’accompagne. Ces deux phases sont intiment liées, intriquées de telle sorte qu’il est
impossible, à nos yeux, de parler de médecine traditionnelle sans parler de secret
d’ordre supranaturel, transcendantal. Les tradithérapeutes font reposer leur pratique
phytopharmaceutique sur les croyances en des forces surnaturelles capables d’exercer
une influence sur un être humain et son environnement. Leurs pratiques consistent donc
à maîtriser l’action des énergies végétales et environnementales, grâce à la connaissance
de leur fonctionnement pour faire advenir la guérison ou la maladie.

Les deux caractéristiques essentielles de la phytothérapie sont l’empiricité et la


spiritualité. Parler d’empirisme à propos de la médecine traditionnelle, c’est rappeler
que l’ensemble de ses pratiques repose essentiellement sur des connaissances
empiriques basées sur des expériences millénaires. Toutefois, le remède lui-même n’est
pas une donnée objective seulement, car il est conçu à partir d’un ensemble de
croyances et de pratiques spirituelles. Cette conception du remède et de la maladie n’a
pas d’équivalent conceptuel dans la médecine moderne. Aux substances d’origine
animale, végétale et minérale sont ajoutés des symboles possédant une dimension
ésotérique spirituelle. Le médicament traditionnel est un totum regroupant les énergies
végétales, animales et spirituelles.
91

La pharmacopée gabonaise s’illustre de grands noms tels que ceux d’A. Raponda
Walker et de Sillans qui publièrent un ouvrage monumental : Les Plantes utiles du
Gabon. Depuis 1979, la pharmacopée traditionnelle occupe une place importante dans
les colloques qui se tiennent en Afrique. En mettant en avant la dimension
phytothérapique de la médecine, les gouvernements et les Etats encouragent la
recherche scientifique à se tourner vers les tradithérapeutes. En collaboration avec les
centres d’études et de recherches des universités africaines, leurs équivalents dans les
pays du Nord organisent des expéditions pour partir à la rencontre des Nganga.

Les propriétés des plantes qu’utilisent les Nganga sont maintenant analysées
scientifiquement dans des laboratoires modernes et leurs substances essentielles
reconnues, par exemple la yohimbine, l’ibogaïne, la vinblastine, la réserpine…On
assiste ainsi au développement scientifique de la pharmacopée traditionnelle dans toute
l’Afrique et dans le monde. Elle tend à se constituer en tant que science indépendante,
selon le vœu exprimé par le père de la pharmacologie moderne, le médecin allemand
Oswald Schmiedebeg, (1838-1921), car elle « doit permettre de comprendre les effets
de substances chimiques dans des conditions physiologiques et les résultats doivent
apporter des connaissances toxicologiques ou purement physiologiques »106. Voilà qui
exige une synergie entre des scientifiques indépendants et les tradithérapeutes, ces
derniers présentant leur savoir empirique aux premiers qui vérifient, puis soumettent
aux tests ce savoir afin d’approfondir ces connaissances ancestrales. A terme, il y a un
enrichissement mutuel. C’est ainsi qu’en France, « 47 % des constituants actifs des
médicaments viennent du règne végétal »107. Convaincus des bienfaits de la médecine
traditionnelle en tant que phytothérapie, les dirigeants africains ressentent le besoin
d’instaurer et conforter une collaboration intelligente entre la médecine moderne et la
médecine traditionnelle.

Dans son discours-programme du 30 novembre 1972, le Président de la République


disait déjà « qu’il faut associer médecine moderne et médecine traditionnelle pour le
bien-être de nos masses et pour le progrès de la pratique médicale en République

106
Cité par DAGOGNET (F.) et PIGNARD (P) : 100 mots pour comprendre les médicaments. Comment on vous
soigne, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil 2005, p. 232.
107
ROSNY (E.) :L’Afrique des guérisons, Paris, col. Les Afriques, éd. Karthala, 1992, p.29.
92

populaire du Bénin, en reconnaissant l’importance de notre pharmacopée »108. Au


Gabon, le respect que l’on témoigne aux Nganga provient de leur connaissance des
essences naturelles de la forêt tropicale surabondante. Dans cette perspective, la nature
constitue le dénominateur commun entre la rationalité et la spiritualité. C’est donc une
réflexion sur la nature qui pourrait permettre de construire à la fois la future spiritualité
de la biomédecine et la future rationalité de la médecine traditionnelle. Le
développement actuel de l’écologie montre que la re-spiritualisation de la nature semble
déjà en bonne voie dans les sociétés occidentales. Toutefois, l’on doit admettre que la
rationalisation de la nature demeure encore un défi dans les sociétés africaines.

Des ethnologues aussi célèbres que J. Trochin et André Raponda Walker, qui ont
séjourné parmi les tradithérapeutes, reconnaissent la profondeur de leur savoir et
encouragent la jeunesse africaine à s’enrichir de leurs connaissances. Pour l’évêque
gabonais Raponda Walker, les connaissances des tradithérapeutes reposent sur des
fondements solides qui dépassent nettement la simple consommation de plantes
hallucinogènes :

Quoiqu’il en soit, il est à notre avis certain que cette connaissance, dont ils se targuent
devant les profanes, ne consiste pas dans les cauchemars et les visions hallucinantes,
provoqués par l’absorption de l’iboga et les sensations voluptueuses qui s’en suivent,
car n’importe qui peut, sans être nécessairement affilié au bwiti, obtenir le même
résultat en mastiquant de l’iboga 109.

Cette prise de position montre que les adeptes du Bwiti, par exemple, possèdent un
savoir objectivement défini, résultant de principes et des valeurs qui fondent leur cercle.
Lorsqu’ils soignent, c’est sur la base d’un système de valeurs qui leur est propre. Cette
attitude ne va pas sans rejeter l’opposition mentalité civilisée et mentalité primitive,
héritée de la colonisation. En fait, il s’agit là d’une démarche fondamentalement
scientifique : explorer ce que l’on ne connaît pas.

108
Ibidem
109
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1962, p.192.
93

Par ailleurs, la science des guérisseurs ne se limite pas aux plantes, mais s’étend aux
insectes, aux minéraux, etc. Dans la plupart de leurs recettes, ils utilisent aussi des
peaux d’animaux. La médecine traditionnelle est un vaste champ qui embrasse « tous
les domaines : botanique, zoologique et minéralogique » ; car pour les « vieux Nganga,
tout a un nom et ils [ne font] que très rarement d’erreur »110.

En réalité, ce qui pose problème, c’est la nature des connaissances des tradithérapeutes,
car elles ne sont pas conformes aux exigences de la science moderne111. Par exemple,
une question revient souvent dans les entretiens avec les adversaires de cette médecine :
c’est le problème de posologie. On reproche aux tradithérapeutes de ne pas avoir la
notion du dosage et, surtout, de ne pas rendre publique la posologie des préparations
qu’ils utilisent. Pourtant, certains médecins travaillent en collaboration avec des
tradithérapeutes qui consentent à partager leurs connaissances, permettant ainsi
d’améliorer leurs remèdes.

C’est ainsi que certaines découvertes ne sont simplement qu’un éclairage de la


médecine empirique par des données scientifiques. Ainsi, l’Institut de Pharmacologie et
de Médecine traditionnelle du Gabon valorise le savoir d’authentiques tradithérapeutes
en aidant ces derniers à mettre au point des formes galéniques commodes à prendre.
Cela n’exclue pas qu’avant de donner des médicaments à son malade, le tradithérapeute
parle, redise la Création et récite sa généalogie au fil de sa prière. Son discours et ses
gestes précis constituent un métalangage inaccessible à celui qui n’est pas initié. Tout se
passe comme si la question de la santé ouvrait d’autres horizons que physiques. C’est
pourquoi la simple connaissance des propriétés pharmacodynamiques de la plante est
insuffisante et une autre dimension du savoir devient nécessaire et s’impose à celui qui
entend pénétrer l’univers de la médecine traditionnelle.

L’observation sur le terrain permet de constater que les pratiques de la médecine


traditionnelle intègrent certains éléments des religions traditionnelles, notamment le
symbolisme issu des mythes qui accompagnent ces dernières, ainsi que d’autres
éléments provenant des grandes religions modernes : catholicisme et islam. On trouve
dans les temples de guérison traditionnels des représentations de Jésus Christ, de la

110
Ibidem, p.40.
111
Cf. 3e partie, au chapitre7
94

Sainte Vierge, ainsi que la Bible et le Coran. Chez certains tradithérapeutes, l’on peut
voir des symboles rosicruciens et maçonniques, par exemple le triangle. Il est
intéressant de voir que certains signes communs à la Franc-maçonnerie et au Bwiti, sont
d’origine authentiquement africaine. Certains maîtres Bwiti ont permis à un franc-
maçon européen de mieux comprendre le sens de symboles qui lui étaient jusqu’alors
inexpliqués112.

La médecine traditionnelle fait partie de la vie religieuse des populations. Selon la


classification des médecines proposée par Jacques Ruffié dans sa préface à La
philosophie du remède, elle se trouve dans « une phase mythique » du développement
de la médecine. A ce stade, « on attribue à certains gestes, à certaines substances, des
vertus thérapeutiques, sans preuve objective »113. C’est pourquoi, dans ce cas, l’on parle
souvent de « plantes magiques ».

Parmi les nombreuses plantes magiques utilisées dans les pratiques rituelles gabonaises,
on citera la Tabernanthe Iboga, « la plante sacrée des Gabonais, la plante d’initiation par
excellence »114, d’une part, et, d’autre part, la plante Alan (Euphorbiacées : alchornea
floribunda Müll. Arg). Ces deux plantes remplissent une fonction consistant, selon des
initiés, à accroître le fonctionnement harmonieux des facultés physiques et spirituelles
de celui qui en consomme, surtout l’Iboga. Cette plante que les Gabonais nomment « le
Bois sacré » a pour action, aux dires de Maître Atome Ribenga, de mettre en harmonie
tous les centres énergiques de la personne de telle manière que cette dernière soit « à
environ 80 à 90% consciente des plans spirituels et de leurs habitants, et seulement à 20
ou 10 % consciente de son corps physique qui sera dans un état voisin du sommeil »115.
Philosophiquement, nous dirons que l’Iboga donne à l’homme les moyens de ne pas
penser, comme le dit Kant à propos de l’imagination, « selon la simple actualité »116
mais de progresser en transcendant « les limites du monde réel » afin de se re-
construire. Cela signifie que la thérapeutique à l’Iboga développe l’imagination au point

112
RAPONDE WALKER (A.) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995.
113
RUFFIÉ (J) : in Préface à, La philosophie du remède, Champs Vallon, Mayenne, 1993.
114
RAPONDAWALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence africaine, 1995, p46.
115
ATOME RIBENGA : La tradition bwitiste. Voie directe de communication avec le divin, Libreville, La Maison
Gabonaise du Livre, 2004, p. 42.
116
KANT (E.) : Critique de la faculté de juger, §77, Trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 347 : « Notre
entendement discursif a besoin d’images (intellectus ectypus) ».
95

de permettre au patient, tout d’abord, de s’affranchir de ses limites spatio-temporelles,


puis d’accéder au monde virtuel. Ce dernier monde n’est pas présent objectivement ; il
émane du vécu de la conscience du sujet dans un élan de réparation se déterminant
comme une sorte de réappropriation de son être lui permettant ainsi de réorienter son
existence.

Ces deux plantes sont utilisées par les tradithérapeute pour faire voyager le Badzi (le
candidat à l’initiation) dans l’Au-delà (le monde invisible) dans un état
d’assoupissement intermédiaire entre le sommeil et la mort grâce à l’accroissement du
fonctionnement des centres psychiques soumis à leur action. A ces deux plantes, s’en
ajoute une autre servant à éloigner les mauvais esprits ou à s’attirer les faveurs de bons
génies. Il s’agit, par exemple, de Piperonia pellucida, vulgairement nommé “Cresson
de palmier” (parce que poussant volontiers dans le creux des branches de palmiers) qui
est nommé, en Gisir (la langue Eshira) le “Drapeau de l’œil”, parce que le suc de la
feuille entre dans la composition du collyre qui ouvre l’œil de chair sur l’invisible. Une
question se pose ici : les vertus de cette plante, Piperonia pellucida, ne serviraient-elles
pas de contre-poison, d’antidote contre certains effets secondaires, indésirables des deux
premières ? et les dits mauvais esprits ne seraient-ils pas des métaphores de leurs effets
secondaires ?

A ces « plantes magiques », l’on peut ajouter la portée symbolique de certains objets
tels que les cornes d’animaux, les plumes d’aigle et de perroquet, les peaux de panthère,
etc.

Ce serait, cependant, trop réducteur si l’on ne retenait de cette médecine que sa


dimension symbolique et, pis encore, si l’on estimait que ce symbolisme renvoie à une
pensée prélogique. En revanche, il convient de prendre en compte le symbolisme, pour
reconnaître que toute réalité est complexe et qu’un même problème peut être compris et
traité sous différents angles et à différents niveaux.

La rationalité est importante, mais elle ne peut répondre à toutes nos questions au sujet
de la santé, de la guérison ou du sens de l’existence. Devant la complexité de l’existence
humaine, n’est-il pas possible d’admettre que la fonction symbolique puisse nous
permettre de construire la manière dont s’organisent nos perceptions et discours ? Ainsi,
96

le fait que la médecine traditionnelle comporte une véritable pharmacopée rationnelle ne


peut être exclue, car l’on a pu identifier des alcaloïdes utiles117 et d’autres principes
actifs de ces plantes dites magiques. En effet, l’ibogaïne, alcaloïde extrait de
Tabernanthe Iboga, a la propriété de mettre fin, de façon instantanée et sans effet nocif,
à toute dépendance d’une drogue, quelle qu’elle soit. C’est ce qui a fait tout l’intérêt des
expérimentations de Lotsof et de celles conduites dans des centres de désintoxication
utilisant l’ibogaïne qui permet, en quelques jours, d’effectuer le travail d’une
psychothérapie d’une dizaine d’années.

La problématique de la promotion de la médecine traditionnelle pose, en premier lieu,


le problème épistémologique du remède. Il est à craindre que la dimension
mythologique du médicament, celle qui renvoie à un corpus de croyances qui
constituent le fondement de cette médecine, soit reléguée par les chercheurs, depuis la
collecte des plantes jusqu’à leur application, au rang de placebo.

Dans ce cas, on ne parlerait pas de collaboration entre médecine traditionnelle et


médecine moderne, parce qu’on nierait à la première une partie de sa réalité. C’est
pourquoi, d’ailleurs, les tradithérapeutes se plaignent, avec amertume, que les
chercheurs et les instituts ne s’intéressent le plus souvent qu’aux principes actifs des
plantes qu’ils récoltent. Ces tradithérapeutes déplorent que les chercheurs scientifiques
ne tiennent pas compte des précieux renseignements qu’ils leur donnent. Au contraire,
alors même qu’ils ne connaissent pas les plantes, ils se comportent comme des donneurs
de leçons. Or, si l’on considère que la collaboration entre médecine traditionnelle et
médecine moderne passe par un dialogue entre les chercheurs et « les maîtres du
secret », il devient impératif de rappeler aux chercheurs qu’un minimum de respect
s’impose à l’égard des valeurs que ces derniers leur proposent.

Cela n’est possible que dans la mesure où l’on accepte qu’au-delà des principes actifs
contenus dans du végétal ou autre objet intégrant le dispositif thérapeutique, la
médecine doit aussi s’entendre comme un système de valeurs que le médecin doit
connaître pour être le plus utile possible à la société. Il s’agit donc de modifier une
attitude qui tend à utiliser le savoir des tradithérapeutes comme des connaissances de

117
Iboga contient une douzaine d’alcaloïdes
97

seconde zone, et de considérer ce savoir à sa juste mesure, en tant que possible réponse
aux attentes de l’homme en quête de guérison.

Cette nouvelle attitude pourrait permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives à la


recherche, notamment dans le domaine de l’ethnomédecine. Le développement de
l’ethnomédecine n’a-t-il pas non plus pour objet, en Afrique comme ailleurs, de nous
donner une nouvelle image de la médecine et de la pharmacopée ? Ce n’est que dans
cette perspective qu’une véritable collaboration entre médecine conventionnelle et
médecine traditionnelle est possible, puisque les études ethnopharmacologiques, si elles
sont bien menées, permettront aux chercheurs des sciences humaines ainsi qu’à ceux
des sciences exactes, de transformer le savoir-faire empirique des guérisseurs en vue de
le faire connaître dans le monde scientifique. Tout l’enjeu consiste donc dans le
dialogue que les chercheurs peuvent avoir avec ces derniers afin de voir dans quelles
conditions et avec quels moyens envisager une actualisation des connaissances
empiriques en les traduisant en connaissances scientifiques, sans pour autant altérer leur
importance.

La démarche la plus honnête consiste à aller vers les maîtres du savoir traditionnel et du
secret, afin de recueillir auprès d’eux des informations utiles. C’est ce que nous avons
commencé à faire dans certaines provinces du Gabon118. Rappelons que, dans la forêt
gabonaise, sur la grande variété de la flore, comprise entre 6.000 et 10.000 espèces, au
moins119, ce sont les guérisseurs qui connaissent les actions thérapeutiques des espèces
qu’ils utilisent. Or, il n’est pas rare d’en rencontrer certains qui jaloux de leurs
connaissances, refusent de communiquer leur savoir, notamment parce que « les
tradithérapeutes craignent que nous allions vendre leur savoir à l’étranger » (Mme Nzé
Ekekang)120. C’est normal, car les tradithérapeutes savent que leurs connaissances ne
sont utilisées qu’en partie et qu’une dimension importante de celles-ci est méprisée par
les savants.

118
La collecte de nos premières recettes date de l’an 1996 et, aujourd’hui, avec l’Abbé Noël NGWA, nous nous
investissons dans cette perspective avec plus d’énergie aux Provinces du Moyen Ogoué et de l’Estuaire. Les
témoignages sont spectaculaires en regard des témoignages que nous avons, notamment sur le diabète : on se
passerait volontiers de l’insuline…
119
Le botaniste Bourobou Bourobou nous a confié ce qui suit le 12 août 04 à Libreville au cours d’une réunion avec
des tradithérapeutes : « A chaque fois que je fais une collette de plantes, je trouve toujours deux à trois espèces
encore inconnues de la science »
120
In Revue gabonaise des sciences de l’homme, n°4, décembre 1997, p. 94
98

En réalité, c’est l’approche thérapeutique de la plante qui est en cause. Les


tradithérapeutes estiment que le plus important dans une plante n’est pas forcément son
principe actif. Au fond, ils pensent que l’inefficacité d’un produit n’est pas forcément
imputable au fait que son principe actif ne peut réaliser les résultats escomptés, mais
parce que telle plante ne correspond pas à la personnalité de tel patient, comme ils le
vérifient par leurs rituels. Ce raisonnement n’est pas admis par les Modernes, car ces
derniers n’ont que faire de l’imaginaire de l’artiste thérapeute. La science se veut
insensible et le bistouri anéantit toute représentation ; le scientifique détruit l’imago,
c’est-à-dire les images des êtres fixés dans leur Inconscient (Culture) qui le met en
relation avec le monde visible et invisible. De fait, la rationalité oblige les Modernes à
s’amputer d’une dimension très importante de la connaissance des tradithérapeutes.

Lors des expéditions scientifiques en forêt auprès des tradithérapeutes, les Modernes
rabaissent les connaissances dites “empiriques” des pisteurs, estimant qu’il est de leur
devoir de les rationaliser afin de les mettre en valeur. Il serait plus judicieux d’admettre
que cette démarche rationalisante conduit plutôt à un appauvrissement du savoir. Voilà
comment le besoin de certitude, en conduisant le chercheur à organiser le savoir dit
empirique des tradithérapeutes va permettre d’isoler, de déterminer le principe actif de
la plante grâce à des calculs complexes, pour aboutir, malheureusement, au
durcissement des rapports entre le monde des tradithérapeutes et celui de la médecine
moderne.

Tout mépris de la dimension symbolique et artistique, sensible, de la médecine


traditionnelle entraîne à considérer cette médecine comme un ensemble de
représentations plus ou moins irrationnelles, inutiles, non productives. La rationalisation
extrême du savoir des tradithérapeutes peut être envisagée non seulement comme une
perte des valeurs (humaines, surtout), mais encore comme une destruction radicale de
celle-ci à partir de ses propres fondements. Faut-il donc rappeler que ce qui constitue la
base de la médecine traditionnelle, c’est, justement, les représentations, le symbolisme
qui lui inhérent ?
99

c) Médecine initiatique, médecine populaire

La médecine initiatique est également une médecine populaire en ce sens qu’elle est
pratiquée par des initiés et par la majorité écrasante de la population gabonaise. En effet,
près de 80% des citoyens gabonais fréquentent, ouvertement ou clandestinement, les
temples initiatiques. Elle est populaire parce qu’elle comporte des principes de
socialisation liés à la culture traditionnelle du pays en général, le Culte des ancêtres 121,
les danses, la religion de l’iboga et des pratiques occultes qui constituent le fondement
de la société gabonaise. Cette médecine initiatique nécessite, par définition, une
initiation particulière à des connaissances très complexes, applicables aux maladies
considérées comme graves. Les tradithérapeutes sont appelés des Ngnima, c’est-à-dire
des maîtres. En effet, la médecine est indissociable d’un culte, d’une religion dont les
prêtres à divers degrés sont des tradithérapeutes et où les Ngnima sont les grand-prêtres
et professeurs, les maîtres incontestés du culte. Ces derniers possèdent les secrets de la
religion Iboga et sont capables de maîtriser tous les dérapages possibles au cours de la
douloureuse épreuve de l’initiation thérapeutique. Ce sont eux que Amadou Hampaté
Bâ appelle, dans La tradition vivante : “Les Conservateurs de la genèse cosmique”.

La différence entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle experte est qu’ici,


l’on ne se réfère pas tellement à des connaissances concrètes, mais, le plus souvent, à
des réalités surnaturelles (génies, etc.). L’utilisation des plantes secrètes et mystérieuses
qui jouent un rôle bien défini à travers les techniques initiatiques n’a pas pour finalité
première la guérison du corps physique, mais l’exploration du domaine mystique et
spirituel. Il s’agit de la manière de vivre sa relation avec le divin. La guérison physique
n’est donc qu’un bénéfice secondaire, car la chose visée est d’abord l’appropriation de
la sagesse primordiale.

Si, dans la médecine moderne, les causes responsables de la maladie sont le plus
souvent les parasites, les virus ou l'organisme lui-même, dans cette médecine populaire
initiatique, l’on préfère interroger le réseau cosmique auquel se rapporte le malade.

121
Il s’agit, par exemple, du Byer des Fang, un reliquaire regroupement de crânes d’illustres ancêtres décédés et qui
ont marqué de leurs empreintes l’histoire du clan et de la famille.
100

Finalement, parler de médecine traditionnelle initiatique revient à se focaliser en un lieu


précis, une population donnée ayant une culture spécifique, pour distinguer les formes
de maladies que les tradithérapeutes soignent dans leur propre milieu. En effet, il s’agit,
d’une part, de considérer les formes de rituels qui sont exécutées pour venir à bout
d’une pathologie et, d’autre part, de tenir compte des pratiques des tradithérapeutes.

Dans son rapport à la culture locale, la médecine traditionnelle initiatique est une
médecine populaire ; elle se distingue par un ensemble de caractéristiques communes à
la culture du pays. Elle se pratique publiquement devant une assemblée d’initiés qu’un
publique de non-initiés contemple. Cependant, cette médecine est faite essentiellement
de formules magiques, de rites, de plantes qui sont utilisées par les tradithérapeute
habitant un même pays. Cette médecine a un caractère universel, mais elle se distingue
de la médecine moderne par le fait même que sa démarche n’est pas scientifique au sens
rationaliste du terme : son domaine d’application concerne plutôt le monde rural et ses
croyances reliées à son environnement minéral, végétal, animal, spirituel et surtout
mystique ─ le monde visible et invisible. La caractéristique première d’une médecine
populaire, c’est qu’elle n’est pas individuelle, elle est sociale ou, mieux,
communautaire. Lorsqu’un membre de la communauté se soigne, c’est toute la
communauté qui est concernée par et dans le traitement. En effet, l’état de santé se
mesure généralement aux qualités relationnelles que l’individu porteur de maladie
entretient avec ses semblables, avec les ancêtres, les génies et Dieu122.

Pour Éric de Rosny, la médecine populaire « prend la personne globalement, vous la


réintègre dans son univers social et cosmique, quelle que soit la région du corps (ou de
l'esprit !) qui est atteinte »123. C’est là toute la différence d’avec la phytothérapie
traditionnelle qui s’apparente à la médecine scientifique, car toutes deux peuvent
soigner l’individu sans pour autant tenir compte de sa situation sociale. Mais la
médecine populaire partage avec la phytothérapie le caractère sacré au sens où l’entend
l’historien des religions, J. Goetz : « une attitude d’harmonie et de participation, active
et volontaire, de l'individu à tout son univers, un effort attentif pour prendre un

122
Cf. chapitre premier, 3e partie : « L’individu en bonne santé … »
123
De ROSNY (E.) : L'Afrique des guérisons, Paris, Karthala, 1992, p. 49.
101

comportement juste devant toute une réalité visible ou invisible que son inexpérience
propose à sa conscience, y compris Dieu »124.

Certaines données nous permettent de dire que la médecine traditionnelle au Gabon est,
pour l’essentiel, initiatique. Les chercheurs125 du CENAREST ont fait une enquête
portant sur un groupe de 17 tradithérapeutes de très grande réputation, selon les
villageois. Sur ces 17 tradithérapeutes, 14 pratiquent la médecine initiatique, tandis que
trois seulement ne font que de la phytothérapie. Cet échantillon montre effectivement le
caractère philosophique et spirituel que prend la problématique de la maladie dans la
médecine gabonaise. Fort de cette importance de la médecine initiatique, René Bureau a
pu dire que le Gabon est, en Afrique, ce que le Tibet est en Asie : le centre spirituel de
l’initiation religieuse africaine. Ainsi, l’on trouve des rites, par exemple l’Ombwiri, qui
représentent un ensemble de sociétés initiatiques essentiellement médicales où
l’initiation est la condition de toute thérapie.

B) Les mythes fondateurs de la médecine traditionnelle

Quelle est la vision de l’homme dans la médecine traditionnelle africaine ? Telle est la
question essentielle à laquelle il convient d’apporter une réponse si l’on veut percevoir
les fondements de la médecine traditionnelle. Cette connaissance de l’homme découle
d’une perception culturelle de la maladie, d’une vision de la vie, du monde et de
l’existence. Au Gabon, la médecine traditionnelle repose essentiellement sur la croyance
en un être mystérieux aux pouvoirs extraordinaires : Evu. Cette entité est le gage de tous
les pouvoirs maléfiques ou bénéfiques, selon l’usage qu’on en fait. L’efficacité de la
médecine traditionnelle dépend de ses fondements spirituels, à savoir la relation aux
Morts, aux esprits ou génies, à Dieu, bref, au monde invisible. Le philosophe
camerounais Mercien Towa a bien souligné que la philosophie africaine est une
herméneutique des textes oraux, c’est-à-dire des contes et des mythes. Pour comprendre

124
GOETZ (J.) : Studia Missionalia, Rome, vol.15, 1966, p.51.
125
Enquête du mois d’avril 2000 par le CENAREST (Gabon).
102

les fondements de la médecine traditionnelle gabonaise, nous pouvons recourir à deux


mythes, celui de l’Evus et celui d’Akom. Ces deux mythes sont importants parce que,
tout comme chez les auteurs de langue grecque, « le mûthos désigne une forme
traditionnelle de récits qui transmis de génération en génération, conservent une
mémoire collective »126 La philosophie entretient, d’ailleurs, un rapport particulier avec
les mythes : elle les repousse parce qu’ils constituent un discours distinct du discours
rationnel que le philosophe prononce sur des choses vérifiables. Toutefois, la
philosophie a aussi besoin des mythes, car en tant que « discours qui se prononce sur
des réalités éloignées, passées, ou lointaines, auxquels l’examen rationnel ne semble pas
pouvoir accéder », le mythe devient « à cet égard l’unique, sinon l’indispensable témoin
auquel la philosophie elle-même doit parfois prêter l’oreille »127.

Nous allons prêter l’oreille à ces deux mythes afin de montrer que, dans la conception
bantoue de la médecine, la santé résulte d’un rapport dialectique entre l’acte de
transgression qui entraîne la maladie et l’acte de réparation qui porte l’individu à la
guérison. Le mythe d’Evus désignera donc tout acte de transgression comme cause de la
maladie, alors que celui d’Akom sera perçu comme une préservation de la vie,
comparable à un acte médical préventif, voire réparateur. Nous présenterons plus loin
une comparaison entre ces deux mythes. Par la transgression, l’homme quitte l’état de
béatitude primordiale et chute vers la maladie et la mort, mais la réconciliation avec le
Créateur restaure son existence dès lors qu’il accepte sa finitude.

a) Description et analyse du mythe de l’Evus

1. Exposition : L’état d’esprit des tradithérapeutes gabonais est fonction d’une


perception manichéenne du monde : les forces du Bien luttent contre les forces du Mal.
La médecine traditionnelle serait comparable à un ministère de l’intérieur chargé de
veiller à la sécurité publique, à l’équilibre et au bien-être individuel et collectif dans une
société où le Mal a été introduit, depuis la forêt, par la femme. Le Mal est donc l’œuvre
d’un être qui a la capacité extraordinaire de modifier le cours normal d’une existence et

126
PRADEAU (J-F) : Les mythes de Platon, textes choisis et présenté part Jean-François Pradeau, GF. Flammarion,
Paris, 2004, p. 10.
103

qui se nourrit de la vie (Force vitale) des autres. Evus est bien cet être là. Il est le génie
qui habitait la forêt interdite et que la femme a amené au village. Selon le mythe de
l’origine du Mal, de la maladie et de la mort, la concorde et l’harmonie régnaient entre
les hommes, le bétail et l’environnement, avant l’apparition d’Evus. Dans le mythe de
l’apparition d’Evus et de son cortège de malheurs, il ressort qu’Evus est une puissance
que les savants (Beyem) doivent maîtriser pour faire des choses extraordinaires. Ils sont
capables du Bien comme du Mal : cet être leur en donne la possibilité. Mais si un
homme perfide utilise cet être qui vit en chacun de nous, alors il est capable de semer la
panique dans la société en exerçant sa violence sur les autres membres de la
communauté.

Dans le mythe d’Evus, Okom Bore128, le Créateur des hommes garantissait l’harmonie
par un interdit. La transgression de l’interdit est source d’inharmonie, c’est-à-dire de
maladie comme conséquence du péché. Ainsi, dans l’imaginaire bantou, la maladie a un
fondement théologique : si l’on est malade, c’est parce qu’on a péché, c’est parce qu’on
a transgressé un interdit personnel lié soit à l’alimentation, soit à la filiation. N’a-t-on
pas indiqué, dans cette contribution que toute violation, toute transgression de l’ordre
établi provoque un Ebouboua, c’est-à-dire une conséquence pathologique incontrôlable,
capable de mettre la société en péril. Que dit le mythe de l’Evus ?

« Autrefois, Okome Boro, Dieu créateur des hommes, vivait dans la société humaine.
En ce temps-là, la maladie n’existait pas, et l’homme vivait dans un état de béatitude
paradisiaque où Dieu garantissait son Bien, à condition que la femme respectât son
unique commandement : “Tu n’iras pas dans la forêt interdite”. Seul, lui-même, le
Créateur des hommes, entrait dans cette zone mystérieuse de la nature. Mais, chaque
fois qu’Okome Boro y entrait, il en revenait avec du gibier frais pour donner à manger
aux villageois. Tout le monde était heureux, chacun mangeait à sa faim et personne ne
s’en plaignait. C’était le bonheur au village, avant la trahison. Un jour, il dit à la
femme : « Je vous interdis d’aller de l’autre côté de la brousse ; quelle qu’en soit la
raison, je vous interdis d’y entrer. Seul moi-même devrais y aller ». La femme

127
Ibidem, p.11.
128
Dieu a plusieurs noms chez les Bantous. Okom Boro signifie : le fabriquant des hommes.
104

fréquentait le reste de la forêt, excepté cette partie de la forêt interdite. Elle faisait ses
plantations et produisait de bonnes récoltes.

Cependant, un matin, Okome Boro fit venir tous les habitants du village et leur dit qu’il
allait en voyage pour plusieurs jours. Avant son départ, de nouveau, il réitéra son
interdit à sa femme. Pourtant, une fois Okome Boro parti, la femme, animée par la
curiosité, voulut savoir pourquoi Okome Boro leur avait interdit de fréquenter cette
partie de la forêt plutôt qu’une autre. Elle se demanda aussi pourquoi Okome Boro se
réservait à lui seul le droit de fréquenter cette partie de la brousse. Or, la curiosité est
une chose punissable dans le système des croyances africaines, c’est pourquoi elle a
pour conséquence la punition, la maladie et donc la mort.

Après une longue délibération intérieure, elle prit sa machette, entra dans la forêt
interdite, fit quelques pas dans le bois, emprunta un petit sentier qui la conduisit au bord
d’un marécage et, là, elle vit un gibier fraîchement tué, amarré au bord du chemin. La
femme claqua des mains en signe d’étonnement et dit : “Je comprends maintenant
pourquoi cet Homme d’Okome Boro nous a interdit de nous aventurer dans cette
brousse. Eh bien, c’est parce qu’il cache quelqu’un qui lui fait la chasse”.

Ayant fait du bruit en claquant les mains, elle vit une bête affreuse, hideuse, semblable à
un crabe qui inspirait la peur et l’hébétude. La femme voulût s’en aller, quand une voix,
sortant du marécage, se fit entendre : « Je comprends, c’est donc toi qui me vole, chaque
fois, tout le fruit de ma chasse. Aujourd’hui, tu vas tout me payer ; je vais d’ailleurs te
manger ! ». Cette femme ne pouvait plus bouger. Alors, elle négocia sa vie contre celle
des animaux de la basse-cour. – En effet, l’alimentation de cette monstrueuse et étrange
créature est faite à base de sang et de chair fraîche.

Depuis qu’il était dans la forêt où il tuait, rendait malade les animaux qui étaient ses
victimes, il n’avait jamais bu du sang humain, ni mangé de la chair humaine. Or, selon
les sorciers, la chair humaine est la plus délicieuse des viandes : il ne fallait pas la faire
manger à Evus, sinon, c’était la fin de la société. – En fin de compte, Evus ne mangera
pas la femme, mais il devra aller manger, à la place de celle-ci, les animaux
domestiques au village, ce qui lui évitera désormais de faire la chasse (…) Alors
l’étrange hôte demanda à la femme de le conduire au village en le transportant dans une
105

cachette, compte tenu de sa laideur et du fait qu’il ne pouvait rester que dans un endroit
humide. Il commanda à la femme d’écarter ses jambes. Cette dernière ouvrit les pieds129
et la bête alla se loger dans son vagin. Depuis ce jour Evus vit dans le vagin de la
femme. Une fois au village, il fallait nourrir l’étrange hôte. Ce dernier ne mangeait que
des bêtes.

Chaque fois qu’il avait faim, la femme se devait simplement de montrer un


mouton du doigt pour qu’il en meure. Après avoir mangé tous les moutons, il eut encore
faim et menaça de manger la femme ; mais celle-ci lui demanda de manger un enfant,
puis un autre et les hommes commencèrent à mourir au village. La mort était arrivée
parmi les hommes ! Au retour d’Okome Boro, rien n’était plus comme avant, et son
interdit avait été violé. Okome Boro résolût donc de quitter la société des hommes et de
ne se rendre visible qu’à ceux qui ont traversé l’épreuve de la mort. C’est ainsi que les
hommes ont fait connaissance avec la maladie et de la mort.

2. Interprétation du mythe : Nous avons trois espaces dans ce mythe, espaces à travers
lesquels se déroulent la thérapie traditionnelle : le village, milieu commun des hommes
et des bêtes, lieu de l’harmonie ; les plantations de la femme, le domaine fréquentable ;
la forêt interdite, domaine des forces occultes, lieu des mystères. On sait que les
traitements en médecine traditionnelle commencent au village, se poursuivent dans la
forêt et se terminent au village. S’agissant du temps, nous avons deux moments, le
moment initial pendant lequel l’harmonie règne, il est le temps de la santé garantie par
la présence d’Okome Boro, Dieu. Le deuxième moment est celui de la brisure, moment
de l’absence du divin, instant où l’homme est manipulé par les forces occultes. La santé
n’est donc possible que si l’homme se rapproche, de nouveau de celui qui est le garant
de la santé, Dieu, fondement même de la médecine traditionnelle africaine, ce serait le
troisième moment pour le malade qui recouvre la santé (ainsi, un vrai initié du Bwiti est
cet ancien malade qui au cours de son initiation a recouvré la guérison au moment de sa
rencontre avec Bwiti).

A cette trilogie va correspondre, trois catégories d’hommes différents les uns et les
autres que le tradithérapeute distingue clairement en fonction des capacités ou des

129
Les difficultés que rencontre les femmes au cours de l’enfantement sont attribuées à la présence d’Evus dans ce
passage de la vie.
106

potentialités de leurs Evus («vampires»). Chaque homme est détenteur d’un Evus et se
range en fonction des trois genres que nous allons décliner ici. Le tradithérapeute doit
choisir des plantes en fonction du type d’Evus de son patient. Ses gestes dépendront
donc aussi de la personnalité et de la nature de ce dernier. Il existe trois catégories
d’homme, selon la nature de leur Evus :

Tout d’abord, les Beyem (de e-yem, savoir), ceux qui savent, représentés, dans ce texte,
par Okome Boro lui-même et la femme, avant la transgression de l’interdit. Ceux qui se
rangent dans cette catégorie possèdent un Evus Beyem Mam, le « vampire » de la
connaissance du Bien et du Mal et peuvent agir sur la réalité invisible au point de
modifier le cours de l’existence. Evus est, pour eux, le principe de l’intelligence qui
informe la matière et guide la pensée. Evus est l’organe mystérieux que l’on accorde
aux personnes mystérieuses. Cet organe serait logé dans le ventre du sorcier et lui
confère la possibilité de se transformer en animaux sauvages tels que la panthère,
l’éléphant, le hibou, etc. C’est lui qui confère le pouvoir à leurs actions positives ou
négatives, de telle sorte que ceux qui sont conscients de l’existence en eux de cet être et
qui ont fait l’expérience de sa rencontre, les Beyem, sont capables de tout. Ils peuvent
tendre vers le Bien ou vers le Mal. Tout dépend de l’orientation de leur savoir, de leur
bienveillance ou de leur malveillance. Evus est un prince de vie, une énergie se
déterminant par sa mobilité et qui permet à la personne, dans des situations
particulières, notamment au moment du rêve et lors de l’initiation, de se dédoubler.
Pour le tradithérapeute, il est un principe d’étiolement et de mort physique et spirituelle.

La forêt interdite est alors le domaine des sorciers parce qu’ici, le monde des choses
visibles et celui des choses invisibles ne sont pas tout à fait hermétiques : Evus a la
possibilité de se mouvoir dans les deux sphères établissant ainsi un dialogue entre le
cosmos et l’individu. La forêt est donc un domaine réservé en tant que lieu de la
manipulation des forces aussi bien positives que négatives ; les tradithérapeutes
amènent les malades en brousse parce que ce sont des Beyem Mam et que c’est en ces
lieux qu’ils sont les plus aptes à expulser les mauvais esprits. Pour le tradithérapeute, la
forêt est donc un mystère autant que l’homme. Ainsi, il est important de convoquer une
palabre en pleine forêt pour soigner un malade, car la vie autant que la mort, comme
toutes les réalités qui participent soit de l’épanouissement, soit de l’étiolement de
107

l’homme, vient de la forêt. Celle-ci abrite les esprits errants, les Bekon, ces mauvais
esprits des défunts aux intentions maléfiques qui par moments, peuvent prendre la
forme des animaux féroces. Mais la forêt reste aussi le lieu de la rencontre entre les
forces du Bien et du Mal. Les malades sont conduits dans la forêt parce qu’elle est le
domaine naturel des esprits que les tradithérapeutes, ainsi que les initiés, voient de leurs
yeux les plus éveillés.

On comprend, alors, pourquoi les Nganga font de la forêt le lieu privilégié des
initiations. Car c’est là, lorsque l’homme y est intégré, qu’il trouve les connaissances
porteuses de vie ou pourvoyeuses de mort, à travers ce que nous consommons,
consumons, traversons et rencontrons. Mais, la forêt, symboliquement, c’est l’intériorité
de l’homme, ce lieu de notre intimité garde en lui-même une puissance dont la capacité
de destruction est constitutive de la maladie. Dans ce cas, soigner un homme Nnem,
revient à chercher, dans la nature, des plantes qui correspondent à la catégorie
d’hommes à laquelle il appartient.

Ensuite, dans le village, il existe une seconde catégorie d’individus appelés Golgole
chez les Fang. Leur domaine est le monde visible, mais ils savent voir ce qui se trame
dans l’Invisible. Ils sont doués d’un don de clairvoyance qui avoisine la force des
Beyem Mam. Ce ne sont pas des gens d’action ; ils ne participent pas aux mystères, mais
ils perçoivent les œuvres du monde invisible et peuvent communiquer avec certains
êtres pendant leur sommeil. Cependant, ils n’ont pas le droit d’entrer dans le cercle des
initiés ou de commettre des actes de vampirisme. Ils tombent malades dès qu’ils entrent
directement en contact avec le cercle des sorciers. Pour les soigner, il est d’usage, chez
les tradithérapeutes, qu’on fasse des sacrifices dits de substitution. Autrement dit, au
pour éviter à ces contrevenants de mourir, le tradithérapeute échange leur place en
offrant en sacrifice un animal de la basse-cour, un mouton, ou un autre homme130. C’est
à peu près ce que le Christ fit en mourant pour sauver les humains : il prend la place de
l’animal sacrifié pour sauver la vie de l’imprudent.

Dans le mythe, la femme à la rencontre de l’Evus représente cette catégorie d’humains.


Elle met en place cette thérapie de substitution en amenant Evus au village. Toutefois, il

130
C’est une pratique bien connue dans les rites initiatiques gabonais à caractère thérapeutique.
108

est à noter que la substitution ne s’arrête pas aux seuls animaux dans le système de la
magie de l’Evus. Elle est un feu qui embrase tout si on ne l’arrête pas à temps. C’est-à-
dire qu’il y a toujours la possibilité de substituer à sa place à celle d’un autre homme.
On peut, en ce sens, parler de transfert de la mort.

De ce fait, la maladie est comprise comme le moment où est exécutée la menace de


mort perpétrée par Evus. C’est pourquoi la menace de mort est transférée de la femme à
l’extermination du bétail et jusqu’aux enfants du village. En ce qui concerne le
traitement médical d’un Golgole, il est évident que les plantes que le tradithérapeutes
utilise pour ses soins sont différentes de celles qu’il utilise pour soigner un nnem, même
si les deux individus souffrent d’une même maladie, le paludisme par exemple. Le
traitement concerne donc l’individu dans sa singularité et dans sa spécificité.

Puis la troisième catégorie d’individus, dans le village est faite de Miemie. Ce sont des
gens qui ne connaissent ni les secrets de la nuit, ni ceux du jour. C’est la catégorie des
simples d’esprit et des innocents. Ils vivent et mangent, sans autre souci. Là encore, les
plantes utilisées pour la guérison de ces derniers sont différentes de celles qu’on
applique aux malades des deux premières catégories.

En conséquence, au regard de ce mythe, il ressort que la médecine traditionnelle, au


Gabon, dans sa vocation d’être au service de la santé, ne s’occupe pas de l’individu,
mais de l’ensemble humain appartenant à une catégorie bien définie. L’individu, dans la
société traditionnelle gabonaise, ne peut-être soigné si l’on ne tient pas compte de ces
critères classificatoires qui déterminent en profondeur les comportements des individus
ayant contracté une maladie.

De cet exposé sur l’Evus, nous comprenons que la médecine traditionnelle a une
conception à la fois physique et magico-religieuse de l’homme. C’est pourquoi, comme
le souligne Senghor, « les Bantous distinguent « ce qui est perçu par les sens » – la
matière, l’ombre, le souffle, c’est-à-dire le signe apparent de la vie – et « la chose en
elle-même » : le muntu des Bantous. Celui-ci est l’essence même de l’être en soi, qui se
définit par la force et se cache sous les apparences de toute matière douée de caractères
109

singuliers, depuis le caillou jusqu’à Dieu »131. Or pour entrer en relation avec l’être en
soi, il est nécessaire que son Evus soit capable de saisir le langage des forces solidaires
et interactives de la nature que pénètre le tradithérapeute tant pendant l’élaboration du
diagnostic que lors de la collecte des plantes et dans les rituels de guérison. Avec son
malade, il pénètre ce monde d’âmes « qui se tient comme une toile d’araignée, dont on
ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les mailles »132. Dans ses va-et-vient
entre la forêt et le village, le tradithérapeute cherche à rétablir l’équilibre brisé et ceci
donne de sa pratique médicale une conception animiste d’une ontologie dynamique dont
la maladie est un exemple133.

Sur la voie de la croissance, on dit que l’homme prend des forces pour indiquer sa
stabilité et sa bonne fortune au sein de la communauté et même en ce qui concerne sa
santé biologique. Les expressions a nong ngûl, a nong megnane, a nong ki signifient,
en langue Fang, “prendre la force” dans le sens de récupérer des énergies nouvelles. On
va prendre les forces pour se revitaliser, car ici comme ailleurs, la sensation de perte des
forces est une alerte signalant l’éventuel déséquilibre de l’organisme qui ne se conçoit
que dans son unité physique et spirituelle. Il est entendu que l’homme lui-même, étant
une partie de la nature, de la communauté, est la nature ou la communauté dans leur
totalité, mais en miniature. La totalité est un principe philosophique essentiel pour toute
thérapie traditionnelle. Elle présuppose la prise en charge globale de l’individu au plan
social, physique, religieux et psychologique.

Sur la voie décroissante, c’est la mort, l’ennemi toujours à l’affût qui frappe à la porte
en se signalant par la maladie. La mort a un sens plus englobant chez le Bantou. Il ne
faut pas voir en elle qu’une cessation d’existence physique ; elle prend en compte toutes
les formes de pertes d’énergie vitale.

Cette perception de la santé et de la pathologie est conforme aux lois de la nature. Or, la
nature inclut le pathologique dans le normal, en ce sens que ce qui est normal est
naturel autant que ce qui est naturel est normal. Dans cette perspective, ceux à qui la

131
SENGHOR (L. S.) : Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 162.
132
Ibidem.
133
Cette volonté permanente de rétablir l’équilibre harmonieux n’invite-t-elle pas à repenser la question de la santé en
rapport avec la problématique de l’environnement ? Cf. chapitre 8.
110

médecine attribue la responsabilité de la maladie, c’est-à-dire les microbes et les virus,


sont des agents naturels de la vie. Voila pourquoi Camus affirmait : « Ce qui est naturel,
c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, c’est un effet de la volonté qui
ne doit jamais s’arrêter »134. Parfois, une population qui vit dans une relation fusionnelle
avec la nature ne tient pas compte du caractère nocif des microbes en estimant parfois
qu’il est plus sage de collaborer avec elle au lieu de chercher à la dominer ou à la
maîtriser. Bien que ce choix suive une certaine logique, il ne manquera pas de heurter ce
projet médical qui repose sur « un jugement axiologique, sans valeur scientifique ni
objectivité, qui fait de la santé une norme » (F. Quéré).

La définition que l’être humain donne de lui-même est dynamique et se modifie de telle
sorte que « la biologie ne travaille plus que sur l’homme, fait quelque part entre le fœtus
et le cadavre »135. Puisque l’idée que nous avons de l’homme se transforme, celle de la
pathologie n’est pas stable non plus. Aujourd’hui, les sciences de la vie n’appréhendent
plus forcément la maladie comme un ennemi à vaincre, une incartade dont la nature doit
être châtiée afin de rétablir la norme de la santé. Et la norme de la santé elle-même
demeure culturelle : « la santé n’a jamais été une norme de la nature (…) la morale de la
médecine repose sur un jugement de valeur émis par l’homme » (F. Quéré)136. C’est
pourquoi des travaux comme ceux de Michel Foucault sur la folie et la naissance de la
clinique ont attiré l’attention des chercheurs sur le lien existant entre médecine et
culture. Ces travaux rendent pertinent le fait que la représentation de l’homme et, de
manière plus abstraite, de la maladie, sont relatives à une époque ou à une culture
précises. En ce sens Bernard Ugeux affirmait que : «La norme est le produit d’une
représentation culturelle de la santé et de la maladie. Le rapport entre médecine, culture
et religion est trop souvent ignoré dans les pratiques occidentales »137 . Cette relativité
de la norme a permis à Marc Augé et Claudine Herlich d’indiquer, toujours dans le sens
de Quéré, qu’en principe, une personne se déclare malade en fonction d’une
représentation qu’elle se fait de la santé et que celle-ci est largement culturelle138. De ce

134
CAMUS (A.) : La peste. Cité par France Quéré, in L’homme maître de l’homme, Paris, Bayard, 2001.
135
QUERE (F.) : L’homme maître de l’homme, Paris, Bayard, 2001, p.14.
136
Ibidem
137
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Les éditions de l’atelier, Paris, 2000, p.19.
138
AUGE (M.) et al. : Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, éd. Des Archives
Contemporaines, Paris, 1991.
111

fait, on est amené à reconnaître, avec Claudine Brelet139, France Quéré, Marc Augé,
Claudine Helrich et Bernard Ugeux que la santé est une norme culturelle. Si l’idée de
santé est fonction de la société et de la culture, alors on comprendra que la société
traditionnelle bantoue possède une manière d’apprécier le normal et le pathologique
relativement à ses représentations.

Il est donc important de respecter les cultures, car toute médecine comporte elle-même
une dimension culturelle. Le défi moderne de la médecine consiste donc à s’imprégner
de la richesse de toutes les cultures qu’elle rencontre. La diversité culturelle entraîne de
la beauté et permet de comprendre la complexité de l’animal humain. Ainsi, l’OMS
pourrait mettre à la disposition de l’humanité tout entière, une médecine dont le socle
est le respect de la diversité culturelle140.

Ainsi, en raison de leur représentation de l’homme et de la santé, la maladie peut


dépendre de plusieurs causes chez les Bantous, comme l’indique l’abbé Charles :

Les maladies peuvent avoir des causes très différentes. Il y en a qui sont purement
physiques (la cécité, la surdité, etc.). D’autres attrapent des maladies parce qu’ils ont
acquis des fétiches et qu’ils n’ont pas bien observé les prescriptions du féticheur.
D’autres sont capables d’utiliser un animal pour faire du mal aux autres141.

Dans tous les cas, la maladie apparaît comme une forme de violence physique exercée
sur l’homme par un tiers. Cette conception de la maladie est tributaire de l’ontologie
bantoue, une ontologie qui repose essentiellement sur une notion fondamentale : la force
vitale. Cette dernière est synonyme de l’Etre. Or, la particularité d’une force, c’est
qu’elle agit. L’homme, More, Mot ou Muntu, vit parce que la force vitale n’est pas
statique, mais dynamique.

Il nous paraît donc important d’exposer les fondements de l’ontologie bantoue puisque
la médecine traditionnelle en tire son originalité. En effet, la compréhension des

139
BRELET (C.) : Médecines traditionnelles sacrées, Paris, Retz, 1975 et Médecines du Monde, Paris, Robert
Laffont, coll. Bouquins, 2002.
140
De la même façon que l’UNESCO recommande le respect de la biodiversité, la diversité biologique, celle des
espèces naturelles.
112

pratiques des soins de santé en médecine traditionnelle au Gabon n’est intelligible que si
l’ontologie bantoue, en tant que source de la pensée africaine, est connue. La pensée
africaine est constituée d’un « réseau immense, complexe et logique des
correspondances symboliques qui expliquent le monde »142, une véritable cosmogonie.
Rappelons qu’au Gabon, la médecine traditionnelle repose sur la croyance dans les
esprits. Cette croyance aux esprits, malgré la transformation des mœurs, résiste avec une
étonnante ténacité dans toute l’Afrique. La forêt et la brousse gabonaise sont peuplées,
de même que toutes les autres forêts africaines, de divinités ancestrales et d’esprits
puissants que les initiés vénèrent et craignent tout à la fois.

Lorsque le tradithérapeute entre en brousse, quand il pénètre au cœur de la forêt, il est


conscient d’être en présence de forces naturelles et surnaturelles qui règnent en ce
domaine qui est le leur. En fait, l’espace naturel couvert de végétation est toujours
considéré comme sacré à cause de la présence invisible, voire parfois visible, des dieux
et des esprits. Ces derniers peuvent se manifester, soit symboliquement par des codes,
soit directement en se présentant aux individus. Il existe ainsi des forêts exclusivement
réservées à des pratiques rituelles. Elles sont dites « forêts sacrées » parce que les initiés
s’y rendent pour rencontrer les divinités qui y résident. C’est de la forêt que provient la
vie et c’est en elle que toutes les vies se rencontrent, chaque vie respectant sa limite.
C’est la forêt qui engendre la vie et qui reçoit les Morts. Il est normal que le
tradithérapeute y pénètre pour restaurer la vie d’un patient. En effet, tous les morts qui
veillent sur le monde des vivants y sont présents. La forêt est peuplée de bewu, mimbiri,
bekon, ces différents esprits des morts.

Selon les Nganga, certains esprits sont, selon les circonstances, redoutables ou
bienveillants. Ces derniers habitent les buissons, certains arbres de la grande forêt, les
tourbillons des fleuves, les sources, les crêtes et les rochers. Ces endroits que
fréquentent les initiés à la recherche de substances utiles pour la confection des drogues
et autres potions. Ils ont en commun d’être très intéressés par ce que font les hommes.
Pour s’assurer de leurs bienfaits, il suffit de connaître leurs lois et de s’en tenir à elles,
au risque de représailles de leur part : « la forêt a ses lois » et de la part de la société

141
Propos recueillis par René Luneau in Comprendre l’Afrique, Paris, éd. Karthala, 2002, p.52.
142
GRIAULE (M), Avant-propos, in Dieu d’au. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, Fayard, 1966.
113

traditionnelle. Ainsi, afin que le monde sylvestre soit propice à l’homme, ce dernier doit
savoir se conduire face à lui. L’homme doit entrer dans ce grand temple avec un esprit
dépouillé, pieux :

Représentez-vous eggo, la forêt, comme un grand temple. Le Blanc va à l’église pour


demander ce qu’il n’a pas et pour prier Jésus Christ, la Vierge Marie ou n’importe quel
membre de la famille céleste de protéger son bien et de l’accroître. (…) Nous autres les
Noirs, nous allons dans la forêt comme si nous allions à l’église, car la forêt est peuplée
de saints et de morts. Nous allons leur demander ce dont nous avons besoin pour notre
santé et pour nos affaires143.

Ce témoignage témoigne de la hardiesse de la médecine traditionnelle en Afrique, car


elle considère la maladie à partir de ces catégories perceptibles que sont les symptômes,
tout en recherchant la chose en soi de la maladie sur un fondement de mystère. Voilà
pourquoi, lorsqu’ils se rendent en brousse, à la recherche des remèdes pour leurs
patients, les Nganga apportent des offrandes aux esprits à qui ils vont rendre visite.

Cette démarche est conforme à la manière d’être du Bantou, si l’on considère


l’importance des travaux ethnophilosophiques de Tempels, de Marcel Griaule ou de
Senghor. Ainsi, Philipe Laburthe-Tolra144 a découvert l’unité de l’ontologie africaine à
travers les travaux de ces éminents chercheurs. La médecine traditionnelle est une
valorisation de la vie manifestée à travers cette pensée révélée aux Occidentaux par
Tempels et Griaule, la pensée de la négritude chantée par Senghor et Césaire.

143
CABRERA (L.) : La Forêt et les Dieux…, trad. Béatrice de Chavagnac, Paris, éd. Jean Michel Place, 2003 p.26
144
LABURTHE-TOLRA (Ph) : la « philosophie » africaine, in Encyclopédie Philosophique universelle, t2, Paris,
Puf, p.4133. : « Quand paraissaient, en France et en Belgique, les travaux indépendants, mais contemporains et
parallèles, de Marcel Griaule et du P. Tempels, ils font l’effet d’une bombe, révélant la culture méconnue de tout un
continent ». En 1946, dans sa Philosophie bantoue (reprise par les éditions « Présence africaines » en 1949), Tempels
découvre une pensée systématique à l’œuvre parmi les peuples d’Afrique centrale. En 1948, les entretiens avec
Ogotemmêli permettent à Griaule de montrer chez les Dogons l’existence d’une cosmogonie qui n’a rien à envier à
celle d’Hésiode et des présocratiques. La même année paraît l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache
par Senghor, accompagnée de la célèbre préface de Sartre, “Orphée Noir”.
114

b) Description et analyse du mythe d’Akom

1. Exposition du mythe : Les Anciens racontent qu’un jour, une femme était partie
pêcher dans une rivière en forêt. Pendant qu’elle construisait un barrage, sans qu’elle
s’en aperçoive sache, Akom se cacha sous les arbres, au milieu des fougères. La femme
entendit un bourdonnement et s’interrogea sur son origine. Puis, au fredonnement d’un
chant mélodieux, cette femme s’extasia et se demanda : « Qui chante si bien ?». Alors,
elle regarda au fond des fougères et découvrit, au pied de celles-ci, Akom. Les femmes
sont curieuses, fragiles, mais courageuses. Devant la merveilleuse créature, elle eut
peur. Cependant, elle n’en fut point paralysée et posa la question : Nzé zi ? (« C’est
quoi ? »). Le mythe ne dit pas s’il y eut un dialogue entre Akom et la femme, mais il
indique que la femme prit Akom et le mit dans son panier pour l’amener au village.
Arrivé au village, elle le cacha dans son grenier afin de l’écouter toute seule, en cachette
chez elle. Car dit-elle : « cette chose est humaine ! ». Elle l’enferma donc dans le secret
de sa maison avant de repartir en brousse pour chercher à manger.

Pendant qu’elle était dans ses plantations, un homme vint à passer sous la véranda de sa
maison en berçant un bébé qui pleurait fortement. Soudain, il entendit un chant
merveilleux qui eut pour effet de calmer cet enfant. S’étant arrêté pour l’écouter, il ne
put résister à la tentation de voir ce qui se cachait dans la maison de l’épouse de son
frère. Afin de percer ce secret, il fit appel à tout le village et tout particulièrement aux
hommes. Akom chantait parce que, lorsqu’il entend les hommes chanter, il sait qu’on
lui fait appel. Celui qui chante appelle Akom. C’est pour cette raison qu’Akom chante
en guise de réponse.

Mais sa réponse eut pour effet de calmer le bébé qu’on berçait. Mais, lorsque Akom
chante, il chante pour faire son propre éloge, c’est-à-dire qu’il chante la production des
merveilles qu’il est capable de réaliser dans la société des hommes. En exaltant ses
capacités, il dévoile le sens de ses actions.

Lorsque les hommes sont arrivés, ils ont ouvert la porte fermée par la femme afin de
trouver cette « chose » étrange qui était cachée dans le grenier. L’ayant trouvée, les
hommes se rangèrent autour de lui, montrant ainsi que Akom devenait leur centre.
115

Lorsque la femme revint, elle ne put s’approcher de son étrange hôte, car les hommes
s’en étaient emparés. C’est pourquoi la danse de Mekom est une danse d’hommes chez
les Fang.

2. Interprétation du mythe d’Akom : Ce récit a un sens ésotérique en relation avec la


pratique de la médecine traditionnelle. Il montre que l’art de la médecine a été pratiquée
par les femmes avant que les hommes ne s’y initient. Selon la croyance traditionnelle
des peuples de la forêt, être tradithérapeute, c’est devenir familier du monde des
mystères, le monde de l’Evus. Le tradithérapeute est donc un homme des mystères, une
personne aux visages multiples.

C’est un guerrier, c’est-à-dire un puissant combattant dont la mission est de délivrer ses
semblables des affres du méchant. C’est pourquoi, dans le récit, nous trouvons
l’expression : « cette chose est un homme ». Cette affirmation montre que Evus et
Akom sont tous deux les habitants de la “forêt”145 que la femme a ramenés au village.
On notera ici l’importance de la femme dans l’imaginaire de la médecine traditionnelle
gabonaise, car c’est dans le vagin que la puissance mystique se trouve. Le mythe
rapporte que la femme était à la pêche et que c’est pendant qu’elle travaillait pour faire
son barrage d’eau qu’elle découvrit Akom.

Symboliquement et du point de vue de l’ésotérisme Fang, il ne s’agit pas d’une rivière


physique, mais du vagin à un moment précis de la vie de femmes : la pêche symbolise
ici la période de la menstruation, phase qui prépare les ovules à la fécondation. Le
moment où Akom apparaît n’est pas autre chose que le 14e jour des règles, moment où
la puissance vivifiante émanant du principe féminin est à son point le plus culminant :
c’est, par excellence, le moment de la fécondation. Nous sommes là devant l’un des plus
grand secret de la médecine traditionnelle initiatique, car c’est du sexe féminin que la
puissance est conférée à l’homme pour qu’il se réalise effectivement.

De toutes façons, Evus et Akom constituent deux principes déterminants de la médecine


traditionnelle, car ces êtres mystérieux et intelligents participent au mystère de la vie.
L’un et l’autre ont des activités bien spécifiques dans la forêt et dans l’évolution des
êtres. Ils sont essentiels dans le rétablissement de la santé des êtres. Evus habite le
116

marécage, dans le creux d’un arbre, tandis que Akom habite auprès de la rivière parmi
les fougères. Ces êtres mystérieux vivent au milieu des fougères, dans un marécage, au
creux d’un arbre, d’un cours d’eau, toujours dans des lieux de la fertilité. Le rapport est
tôt établi entre ces milieux, Akom, Evus et la femme. Cela explique l’importance de la
symbolique de la source, de la rivière à laquelle le tradithérapeute amène le malade dès
lors qu’il entame le processus initiatique destiné à le purifier physiquement et
spirituellement. Cette importance accordée au domaine de la fertilité, de la fécondité,
permet de comprendre l’aptitude des femmes à exercer les pratiques de la médecine
traditionnelle. Cela signifie que la société traditionnelle croit profondément que la vie et
la mort d’un homme sont du ressort de la femme.

Si la mort est entrée au village, c’est parce qu’Evus s’était introduit dans son vagin. Or,
maintenant, c’est elle qui ramasse Akom et, sans même savoir qui il est, elle l’amène au
village, puis l’introduit, une fois de plus, dans une cavité : le grenier. Or, les fougères, la
cavité d’un arbre, la rivière signifient métaphoriquement le sexe féminin. Les fougères
sont les poils qui couvrent le sexe de la femme ; la cavité d’un arbre représente le vagin
; la rivière est le vagin ; le barrage qu’elle construit afin de commencer la pêche
symbolise le moment de la rencontre entre l’ovule et le spermatozoïde. Le récit ne nous
dit pas comment Akom est arrivé sous les fougères, mais il dit que la femme était en
train de construire le barrage : c’est ainsi qu’elle se trouva devant Akom. Aucune
allusion au poisson, alors qu’elle était à la pêche, mais le récit mythique rapporte qu’elle
mit Akom dans son panier, puis dans un grenier au village. Où sont donc partis les
poissons ?

Lors de la collecte des plantes médicinales, la femme emporte un panier où elle met tout
ce qui servira à la composition du médicament. De plus, le récit montre qu’en l’absence
de la femme, un homme est passé près de la véranda et, pendant qu'il chantait pour
bercer l'enfant [qui pleurait], Akom se mit à chanter. La présence d’un bébé dans ce
mythe symbolise précisément la fécondité, la procréation, l’acte de donner la vie ou le
retour de la vie.

145
Ici, la forêt symbolise l’univers des mystères, le monde du non-dit…
117

C’est la femme qui ramène la vie depuis la forêt, l’homme la reçoit et la transmet aux
autres villageois, de la même façon qu’à sa naissance, un enfant appartient à la
communauté. Il n’est plus l’enfant de sa mère, mais celui de toutes les mères.
Désormais, la femme peut être écartée, c’est aux hommes de décider de l’avenir. De
même, lorsqu’un individu est malade, c’est à la femme que, coutumièrement, on le
confie : il quitte son lit habituel pour aller dormir auprès du feu dans la case de la
femme thérapeute pour y subir des traitements. Mais, dès qu’il recouvre la santé, il sort
de la cuisine pour rejoindre le corps de garde où vivent les hommes. Repartir en brousse
signifie aller à la recherche d’une autre vie à ramener, mais une fois repartie en brousse,
la femme n’est plus maîtresse de la vie : les hommes s’en sont emparés. Pourquoi a-t-il
fallu que les hommes arrachent aux femmes cette propriété qui était la leur ? Que
signifie cette appropriation d’Akom par les hommes ?

La signification de cette appropriation se trouve dans le fait que les hommes ont pris
conscience qu’il ne faut pas que la femme soit propriétaire de son vagin, ni qu’elle en
fasse ce qu’elle veut. En effet, le vagin représente le devenir du village. C’est le cours
d’eau qui alimente le village. Il est le passage de la vie. On ne sera donc pas étonné qu’il
y ait toujours la présence d’une femme (même à un niveau symbolique) dans les rites
initiatiques gabonais. Akom est finalement une science, celle des rites qui mènent à la
connaissance de mame ya ening, c’est-à-dire littéralement en français, « les affaires de
la vie ». C’est donc une science et, en même temps, un ensemble des connaissances
techniques qui entrent dans la préparation du destin social de l’individu et de la
communauté. Akom représente le savoir des préparations médicinales et des rites à
partir desquels les guérisseurs mettent au point des « objets protecteurs ».

Cependant, parler de protection, c’est envisager des actions qui touchent à la vie
publique des citoyens, une vie qui doit être dirigée par le Conseil des Anciens. Relieer
Akom aux femmes revient donc à dire qu’il appartient aux hommes de diriger la société
et de présider à sa destinée. Toutefois, on ne cessera jamais de reconnaître que la
connaissance vient de la femme. Il existe pourtant une relation entre connaissance et
pouvoir en tant que capacité de nuire. C’est pourquoi il est dangereux de laisser le
savoir entre les mains de personnes au tempérament changeant, parce qu’elles suivent
leurs pulsions et sont sous le pouvoir d’Evus. Cet aspect qui correspond à l'ambiguïté
118

même du remède est à souligner dans la perspective de la relation entre Akom et Evus
dans la mesure où le mythe d'Akom fait pendant au mythe de l’Evus. En effet, le
remède est d’abord un poison, et le poison, à une certaine dose, tue ou sauve la vie.

Il s’ensuit que, désigner le tradithérapeute par Akom, c’est l’appréhender comme un


Nyem mam ou Ngegan, un tradithérapeute, c’est-à-dire quelqu’un qui préside aux
rituels. Cela revient aussi à concevoir la médecine comme une connaissance des
mystères et à penser que le guérisseur est un personnage redoutable, mystérieux à cause
des « Objets Protecteurs » qu’il a en sa possession. Ces Objets sont généralement, le
Bier146, autrement dit, les reliques. Voilà pourquoi il nous est permis de penser que le
tradithérapeute est plus proche des Morts que des Vivants de par sa manière de vivre et
de par ses pratiques.

Avec Akom, nous sommes en présence des pratiques de prévention et de renforcement


de l’immunité d’un individu, d’un village ou de la collectivité. Le terme Akom désigne
tout d’abord l’action d’arranger, de modeler, de préparer le destin, d’organiser ou de
réparer ce qui a été brisé. Ce terme fait donc appel à un ensemble de pratiques
techniques et mystiques qui permettent d’arranger, de préparer, d’ordonner, de mettre en
état. Cela requiert des formules magiques que le praticien doit pouvoir maîtriser pendant
l’accomplissement des rites. C’est pourquoi le terme Akom est généralement utilisé pour
désigner un grand artiste, un danseur, un chanteur au sommet de son art. L’expression a
ne Akom, en langue Fang, signifie « c’est un artiste, un virtuose » ; autrement dit, c’est
quelqu'un qui maîtrise de ce qu’il fait et ce qu’il réalise n’a pour lui aucun secret.

Tout est fait pour que le tradithérapeute force Evus à agir conformément aux exigences
du jour (du Bien) et non à celles de la nuit (Mal). C’est pourquoi la médecine
traditionnelle, du moins pour l’essentiel de ses pratiques les plus redoutables, les plus
étranges, les plus mystérieuses, se déroule la nuit afin de surprendre Evus sur son terrain
de prédilection et au milieu de ses œuvres méphistophéliques, pour le corriger ou
l’anéantir. Voila pourquoi la médecine traditionnelle consiste à utiliser diverses
connaissances pour la mise en ordre de l’organisme.

146
Le reliquaire fang.
119

L’ordre est un acte de construction de l’harmonie et, pour cette raison, la rencontre avec
Akom nous introduit dans le champ sémantique de la vie. Akom, renvoie donc à la
restauration de la santé, à la réparation de quelque chose qui a été brisé, à une action de
rectification. Du coup, nous pouvons comprendre une certaine pratique récurrente dans
la médecine traditionnelle, celle qui consiste à « préparer » le destin social d’un enfant
pour le bonheur de la communauté. Le mot Akom, arranger, préparer, renvoie à un
rituel, celui de la préparation du destin, lequel donnait lieu à la fabrication des « Objets
de Protection » que l’on appelait Akom’ga147.

En effet, à la naissance d’un enfant, le Ngegan, Nyem mam, « le connaisseur des choses
de la vie, le Sage », prenait avec lui des Beyem mam, les « connaisseurs des choses de la
vie », afin qu’ils étudient le nouveau-né et « décident à quel type d’humain il
appartient ». L’action consiste à examiner son Evus, à le canaliser, à orienter son action
vers un type d’œuvre précis, selon le désir du chef de famille du nouveau-né. Les Beyem
devaient alors charger cet Evus du genre de Force qu’il fallait à l’aide de plantes
médicinales dont ils ont le secret, et de techniques magiques permettant de réveiller
l’Evus de cet enfant. Le terme qui explique cet acte, chez les Fang est Avale148, action
de « déloger, faire partir précipitamment un animal qui était en train de se reposer ». Le
sens de ce rite consiste plutôt à faire prendre conscience à un individu de la puissance
qui est en lui et de la nécessité dans laquelle il se trouve de réaliser sa vocation sociale.

Le récit rapporté ci-dessous va montrer comment l’on initie quelqu’un aux mystères et
aux œuvres d’Evus en le mettant en valeur, grâce à certaines substances végétales. En
revanche, l’action du tradithérapeute se présente comme l’œuvre d’Akom.

Cette histoire se déroule dans une famille des gens de Bitam habitant le quartier Nzeng-
Ayong, à Libreville. Ces gens sont d’une cruauté sans égal et l’on ne peut se fier à leur
apparente gentillesse. Ils sont en rapport constant avec les choses du monde invisible au

147
Attention, il faut distinguer la pratique d’aka’a qui est une pratique diabolique avec Akom’ga qui elle, est une
pratique de conceptualisation consistant à mettre au point des projets qui engagent l’existence de toute la
communauté.
148
: Ce récit que nous donnons ici est un témoignage confié par une infirmière. Il nous permettra de
comprendre ce qui sera dit plus loin au Chapitre7 : a) Les maladie du système social clanique : Aka’a
Nous saisirons donc l’importance de la notion de « vampire » dans l’étiologie traditionnelle africaine. Les
maladies du « vampire » semblent être des maladies de « l’intelligence ». Est-ce un facteur
d’obscurantisme ou alors quelque chose qui relève de la complexité de la nature humaine et qui invite à
une investigation plus poussée ?
120

sens négatif du terme. En effet, il s’agit d’une mère de famille, Mme N. A. B.,
infirmière à la Fondation Jeanne Ebori de Libreville qui se rend compte que son fils, G.
excelle depuis un moment dans des actes de banditisme. Certains propos de sa grande
sœur E.O.M.J. permettent de constater que de l’argent disparaît de la tirelire de la mère.
Toutes les pistes conduisent à G. qui est pris la main dans le sac, en train de voler. On
utilise des mesures dures pour le réprimander ; on le conduit au prêtre de la paroisse
pour qu’il prie pour lui, mais le résultat demeurant désespérant ! Pis encore, le petit
devient menteur, irrespectueux et manque régulièrement la classe pour traîner avec ses
petits copains de quartier. Le cas devient préoccupant, car il va jusqu’à détruire les
fournitures scolaires de ses frères et sœurs. Au plan physiologique, il semble pourtant en
bonne santé, excepté le fait qu’on constate qu’il est un peu pâle. Mais Mme N. A. B.,
très au courant des affaires de «vampires», fait appel à son fils pour en parler :

Mme N.A.B.. : « Tu n’es plus le même, lui dit-elle, d’où te sortent ces habitudes ?
Comment un enfant de moins de dix ans fait-il pour déjouer l’attention de tout le monde
dans la maison ? As-tu un détecteur d’argent ? Confie-toi à ta maman chérie ; dis-lui
comment tu fais ; explique-lui ta démarche, car tu relèves du surnaturel et personne ne
peut comprendre comment, à ton âge, tu fais pour entrer dans une chambre
hermétiquement fermée sans effraction ! Est-ce que tu as appris à utiliser ton Evus et
pourquoi dans ce sens et pas dans un autre ?

G. : « Maman, avant que Betoule, le fils de ta sœur, ne vienne habiter parmi nous, je
n’étais pas comme je suis maintenant. Tout a commencé par une discussion entre nous.
C’était un soir lorsque nous revenions de l’école. Il s’est confié à moi : « G., tu sais – ce
n’est pas de la blague, je suis pilote d’avion dans une grande compagnie. Je peux piloter
les grands avions que tu vois passer dans le ciel ». Je lui ai dit qu’il mentait, qu’il n’était
qu’un rêveur, puisqu’il est impossible qu’il monte sur un vélo pour enfant, cela n’était
pas vrai qu’il puisse piloter un avion. Sur ce, il me demanda de garder le secret et me dit
qu’il allait m’en faire la démonstration pendant la nuit. Après le repas du soir, alors que
nous étions dans la chambre en train de dormir, Betoule m’a réveillé, puis il m’a mis
quelques gouttes d’une substance végétale dans les yeux. On est allé derrière la maison
et j’ai vu l’avion de Betoule sur un grand aérodrome derrière notre maison. C’était
121

incroyable, vous ne pouvez pas vous en rendre compte si l’on ne vous ouvre pas les
yeux avec cette plante spéciale dont il a le secret.

En effet, pendant la journée, à l’endroit où se trouvait l’aérodrome, vous apercevez les


arbres et c’est sur l’une des feuilles du grand arbre que se pose ce grand avion. Le
travail de Betoule consiste à assurer le trafic de cadavres humains. Ayant vu cela, j’ai
voulu rentrer à la maison pour dormir, mais il m’a menacé en disant que je ne pouvais
plus faire machine arrière, que j’étais obligé d’aller avec eux. Nous avons fait cela
pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il me réclame la mort de mon père. Il m’a dit :
« donne-moi ton père NSO ». J’ai refusé. Mais il n’est pas seul ; avec lui, il y a son papa
et ils exercent sur moi un certain contrôle… ».

Mme N.A.B. : « Acceptes-tu que nous rencontrions un Nganga, c’est une dame gentille,
une amie à moi. Acceptes-tu de subir un traitement qui fera en sorte que tes
poursuivants ne puissent plus rien contre toi ? »

G. : « Oui ! »

– Sans attendre, ils se rendent chez une dame Nganga habitant le quartier Nzeng Ayong
à Libreville.

Le tradithérapeute : « Parle, tu sais que l’on ne peut pas te soigner si tu ne dis pas la
vérité. »

G. : « Betoule m’a initié au “vampire”, il me demande de lui donner mon père NSO et
moi, je refuse. Son père et lui exercent une emprise sur moi. Ils disent que si je ne leur
donne pas mon père, je ne ferai rien dans la vie… »

Le tradithérapeute : « Qu’on aille chercher Betoule. »

Mme N.A.B. : « Il sera ici dans un instant, car la maison n’est pas loin d’ici »

- On arrive avec Betoule…

Betoule : (s’adressant à G. en menaçant) « Qu’est-ce que tu leur as dit, il ne faut pas


parler ! »
122

Le tradithérapeute : « Mouf, tais-toi et prends place. Tu sais que si tu sors ton petit
Evus ici, tu laisseras ta peau. (se tournant vers G.) – dis toute la vérité sinon je ferai
danser vos “vampires” ici avec cette fiole… »

Betoule : (l’interrompant et menaçant) « Ne dis rien, sinon tu verras ce qui va


t’arriver. »

Le tradithérapeute : « Tais-toi ! Tu sais maintenant que tu vas être découvert et que


tes agissements nocturnes seront connus s’il parle devant toi. »

Mme N.A.B.: « Mon fils n’ait pas peur, c’est moi ta mère ; il ne pourra rien contre toi,
rassure-toi. »

G. : (En pleurant) : « Oui, Betoule m’a mis des gouttes dans les yeux et, chaque nuit, il
m’emmène en avion en compagnie de son père pour transporter les cadavres.
Maintenant, lui et son père me réclament la vie de mon papa qui en réalité est, lui aussi
un Nnem… »

Betoule : (de plus en plus menaçant) « Tant pis pour toi, tu verras ce qui va
t’arriver… »

Le tradithérapeute : (s’adressant à la mère) « Ces deux enfants sont des Beyem.


Actuellement, G. a du mal à donner son père, mais son Evus est déjà suffisamment
préparé à entreprendre ce genre d’activité. Il est clair que les deux enfants se livrent
régulièrement à des actes de sorcellerie sous l’autorité d’un adulte à la tête d’une
organisation de sorciers maléfiques. Ce cas n’est, malheureusement, pas isolé dans votre
famille, car vous avez des pratiques qui sont répréhensibles socialement : des pactes
d’alliance, meka’a, car vous ne voyez que votre intérêt personnel ! Comme vous le
savez, la vie de toute votre famille est en danger à cause du genre d’Evus que possèdent
Betoule et G. C’est, d’ailleurs, le même que possède votre fille unique, E.O.M.J. Sachez
qu’Evus est un “monstre spirituel” et habite le corps d’une personne. Il peut en sortir la
nuit afin d’agir à sa place pour conférer à son propriétaire le pouvoir d’agir sur les
autres.
123

C’est pourquoi, depuis que G. sait ce dont il est capable, grâce à ce “monstre spirituel”
qu’il est en train de tester en commettant de petits larcins à la maison, il devient
méprisant, têtu. Le mensonge n’est autre que le signe de ce mépris. Il peut maintenant
aller plus loin en se transformant la nuit en chauve-souris, en hibou pour aller faire ce
qu’il veut. Il n’a donc pas besoin de passer par la porte.

Pour le soigner, on casse les pinces de son Evus149 afin de l’affaiblir. C’est le seul
moyen pour qu’il ne puisse plus se rendre dans le monde de la nuit et qu’il arrête de
voler. Cette force, ce “monstre spirituel” est logé dans son ventre ; il a la forme
physique d’un petit crabe sans carapace. Jusqu’à maintenant, il sommeillait en lui. Dès
que G. a reçu les gouttes que Betoule lui a mises dans les yeux, il s’est réveillé.
Désormais, c’est lui qui pousse G. à commettre des maléfices dans la maison. Betoule et
son père voudraient se servir de G. pour accroître leur puissance…

En conséquence, pour soigner cet enfant, il n’est pas question de songer à tuer “monstre
spirituel”, car si on le fait, G. en moura lui aussi. En effet, la mort d’Evus entraîne la
destruction de sa demeure, c’est-à-dire les viscères de son logeur. La seule chose
possible, c’est d’empêcher Evus d’agir. Pour cela, on devra immédiatement casser ses
pinces et couper ses tentacules ou les ligoter. Cela passe par un rituel au cours duquel on
lui fera manger une nourriture qui agit sur l’Evus. La démarche consiste à couper tous
ses liens avec les différents réseaux de vampires avec lesquels il a été en contact, car la
thérapie n’est efficace que si l’on traite le sujet en fonction de sa propre réalité. »

En d’autres termes, si l’on ne tient pas compte du système de représentation du patient,


il ne se sent pas pris en charge. Mme N.A.B. en est consciente, de même que G. Nous
pouvons maintenant nous interroger sur la raison pour laquelle cette femme n’a pas eu
recours à un psychologue plutôt qu’à un tradithérapeute puisque, malgré tout, ce
problème semble relever d’un conflit familial ?

c) Cadre des actions maléfiques ou bénéfiques de l’Evus et d’Akom

149
Plusieurs missionnaires européens parlent de ce “monstre spirituel” que pourchassent les Nganga. Monseigneur
André Raponda Walker en donne quelques références dans Rites et croyances des peuples du Gabon, p.33 ; p. 82 ;
124

Aux dires des tradithérapeutes, pour agir en mal contre quelqu’un, les sorciers
travaillent en réseaux selon les relations biologiques du lignage. Si l’on n’appartient pas
à la même famille, un sorcier ne peut m’atteindre. Les sorciers ne peuvent agir
efficacement contre nous qu’en jetant des sorts à travers le système familial et à partir
des liens d’alliance qu’ils entretiennent entre eux. Le sorcier X de la famille A est en
relation avec le sorcier Y de la famille B. Si le sorcier B veut sacrifier un membre de la
famille A, il ne peut le faire que si un membre de A l’y autorise. Ainsi, ces gens peuvent
sortir de leur corps pour aller agresser d’autres personnes et, le plus souvent, leurs
propres parents pendant la nuit et même le jour.

On attribue aux membres de ce système toutes les pratiques anti-sociales qui appelaient
autrefois une action punitive. Est caractérisée d’acte sorcier, toute action délibérée d’un
membre de la communauté et qui menace la cohésion, la stabilité, l’enrichissement et la
protection de la famille.

Ainsi, l’inceste, la haine, l’égoïsme, la jalousie, l’envie, la désobéissance,


l’insoumission, la curiosité excessive, le fait de trop manger, sont des comportements de
sorcier. Car l’inceste empêche le groupe familial de s’élargir en acquérant un surplus de
personnes et donc de gagner un surplus de patrimoine génétique ; l’homosexualité ne
permet pas la reproduction et l’élargissement du groupe familial ; la haine, l’égoïsme, la
jalousie, l’envie sont des affects anti-sociaux, des sources de conflits fratricides qui
compromettent la reproduction et l’accroissement de la famille ; la désobéissance,
l’insoumission compromettent l’autorité des géniteurs sur leur progéniture, par
conséquent la reproduction des valeurs du groupe …

La sorcellerie est donc, suivant ces principes, fondamentalement liée à la question de


l’individualisme, alors que les sociétés africaines confèrent la primauté à la collectivité.
Toute action individualiste est sanctionnée par les sorciers et a, pour conséquence
visible, la maladie.

Face à ces cas de sorcellerie, le groupe pratique la violence physique sur ceux qui se
rendent coupables de ces maux en les frappant de maladies par l’envoûtement ou
l’empoisonnement. En admettant que la sorcellerie soit une théorie de l’écart, de la
différence, de l’excès, la société africaine estime que la maladie et la mort sont la
125

manifestation d’actes de sorcellerie. C’est pour cette raison que la société traditionnelle
gabonaise ne peut guère évoquer ces deux réalités sans parler de la sorcellerie.

C’est en ce sens que la maladie est comprise comme moyen de domination des uns sur
les autres, surtout lorsqu’on parle de cette maladie africaine qu’est le “vampire”. Pour
l’abbé Noël Ngwa, « le sorcier est doué d’une force particulière – le“vampire” – qui fait
de lui, à tort ou à raison, la cause des malheurs de la collectivité. La peur du sorcier est
telle que la plupart des gens éprouvent la nécessité de se protéger de son influence.
Hanté par l’usage qu’il peut faire des forces maléfiques, on n’est plus capable de trouver
des causes naturelles aux maux qui nous frappent »150. Dans le contexte africain, la
maladie est l’expression de la violence que le sorcier exerce sur les individus, qu’ils
soient coupables ou pas.

En fait, ne croyant pas à la mort naturelle avant un certain âge, les populations
gabonaises avaient l’habitude de pratiquer l’autopsie, tout comme le fait le médecin
légiste. Selon Raponda Walker, le Nganga pratiquait l’autopsie rituelle parce qu’il
« cherchait à savoir si le défunt avait été “mangé” (…),“on l’a mangé” ou “il a été
mangé” »151. La violence physique du sorcier est donc, toujours selon cette croyance au
vampirisme, à l’origine de la mort d’un parent.

La menace des sorciers est réelle dans toute l’Afrique. Elle apparaît dans les journaux,
sur la page des faits divers où est annoncée la mort de compatriotes, frappés de maladies
mystérieuses. Un exemple illustre cette menace ; il s’agit d’une épidémie de “vol de
sexe”, = qui a frappé l’Afrique occidentale et centrale, presque au même moment, en
2001. Cette “épidémie” a fait l’objet de reportages dans les médias africains : quelqu’un
vous serre la main, et, immédiatement, votre sexe (mâle) disparaît. A l’université Omar
Bongo de Libreville, un ressortissant nigérian a bien failli perdre sa vie : il était accusé
par son compatriote d’avoir volé ses organes génitaux. On peut imaginer la psychose
qu’un tel fait peut engendrer dans la société.

150
NGWA NGUEMA (N) : Eglise du Gabon, lève-toi et marche ! Kinshasa, éditions Saint Paul, coll. Nouvelle
Evangélisation, 1995, p.17
151
Ibidem, p.116
126

La superstition finit par pénétrer même les unités sanitaires modernes qui souvent,
refusent des explications rationnelles pouvant donner un sens à un décès. Les médecins
finissent souvent par extérioriser leur relent suspicieux en avouant clairement les limites
de la science moderne face à la puissance occulte du système de la sorcellerie.
Considérons le fait divers rapporté par le journal L’Union.

Ce premier quotidien gabonais d’information, dans son numéro du samedi 19 et


dimanche 20 octobre 2002, titre à la une : La Mort mystérieuse de Thérèse Nzimbou ? –
et sous-titre –Une semaine après la mort de cette infirmière de la polyclinique El
Rapha, le flou le plus fatal règne toujours sur l’origine du mal qui l’a emportée – À la
une du journal un autre titre annonce : Mystère autour de la mort d’une infirmière. Le
journaliste écrit : « le diagnostic, lors de son hospitalisation à la polyclinique El Rapha
où elle était en service, n’a rien révélé »152. Ce mystère autorise l’auteur de cet article à
se livrer à un questionnement qui ne manque pas de soupçonner le pouvoir démoniaque
des sorciers – Quel mal a donc emporté, à 41 ans, Thérèse Nzimbou, estimée par ses
collègues ? – s’interroge-t-il.

La lecture de cet article permet de se rendre compte de la panique dans laquelle la plus
grande et la plus moderne polyclinique du Gabon a été plongée, à cause du pouvoir des
sorciers qui à tout moment, peuvent arracher à la vie des infirmiers en pleine santé sans
que la médecine réussisse à contrecarrer le sort. Les médecins ne peuvent qu’assister,
impuissants, au décès causé par un mal mystérieux. « (…) Infirmiers, médecins, sages-
femmes et dirigeants de cette unité sanitaire ont effectué le déplacement pour aller
saluer la dépouille de cette “blouse blanche” : ils n’ont pas manqué d’exprimer leur

152
Cf. L’Union du samedi 19 et dimanche 20 octobre 2002, page 6 : pour le directeur des ressources humaine de
l’unité de santé : « Nous venons de perdre un agent hors du commun. C’était une infirmière particulière. Elle aimait
son métier et était très ambitieuse. » Et pour Sylvestre MBA NDONG, infirmier lui aussi : « Nous avons lutté pour la
sauver. En vain. Elle nous a faussé compagnie deux jours après son hospitalisation. Au départ, nous avons pensé que
c’était une crise de paludisme. Nous l’avons admise aux urgences. Mais quand nous avons vu que les choses se
compliquaient, nous l’avons amenée en réanimation. Le diagnostic établi n’a rien révélé. Nous ne comprenons pas ce
mal qui a pu l’emporter. C’est un choc terrible pour nous parce que c’était une femme d’une volonté et d’une
abnégation rare de nos jours ». Nous sommes là devant un cas de maladie qui interpelle la collaboration entre la
médecine traditionnelle et la médecine moderne afin d’envisager une troisième voie et sortir du parallélisme.
127

désolation face à cette disparition mystérieuse. (…) Empoisonnement ? Suicide ?


Envoûtement ? »153.

Finalement, selon le journal, la famille accusa le conjoint de la défunte, un Nigérian


marqué à la fibre par l’escroquerie, qui aurait provoqué la mort de sa conjointe et qui
« avant de s’évanouir dans la nature, s’est livré à une véritable spoliation de sa
compagne en épuisant son compte bancaire et le budget de l’église » où il était pasteur.
Ce désarroi dans lequel se trouvèrent le personnel de l’unité de santé et la famille de la
défunte, traduit l’état d’esprit qui pousse les Gabonais à fréquenter les Nganga afin de
solliciter leur protection par l’entremise des amulettes et des talismans. Parlant de ces
fétiches ou talismans de protection, Walker écrit :

Les indigènes en mettent partout ; et le P. Bessieux de préciser que l’on peut en voir au
cou, aux jambes et aux bras des hommes, des femmes, des enfants et au cou des
animaux. Ils en mettent aussi à leurs pirogues, à leurs filets de pêche, à leurs armes de
chasse et de combat, à l’intérieur de leurs cases, de même qu’à la porte de ces dernières,
comme le talisman “ndokuè”, destiné à se préserver du poison et à exterminer ceux qui
voudraient jeter des sorts. On peut en voir également dans les champs, suspendus à un
fil, tendu entre deux piquets, afin de préserver ces derniers des maraudeurs et aussi des
esprits malfaisants qui pourraient stériliser les récoltes, ou encore pour augmenter les
rendements de ces dernières »154.

Dans ce contexte fétichiste, l’on peut dire que les populations gabonaises vivent sous la
peur, d’où la forte présence des pratiques rituelles au cours desquelles les Nganga
fabriquent ces amulettes ou talismans. Le port des “gris-gris” caractérise cette violence
que les sorciers ont installée dans le cœur des populations. On les porte pour se protéger
du ngbwel (la sorcellerie) et des maléfices qui nuisent non seulement aux hommes, mais
encore aux animaux. Dans tout le Gabon, chacun parle de protection (imonda) pour
traduire l’état de siège dans lequel se trouve la société à cause du pouvoir de la
sorcellerie. « Il y a des imonda contre les morsures de serpents, pour se préserver des

153
Cf. Journal L’Union des 19 et 20 octobre 2002, p.6.
154
RAPONDA WALKER (A) : Rites et Croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, pp.78-79.
128

“mauvais génies” et autres maléfices, pour porter bonheur, se préserver de l’orage, faire
bonne chasse ou bonne pêche, se rendre invulnérable aux balles »155. La conception du
médicament est donc très vaste chez les tradithérapeutes, car le médicament est d’abord
ce qui soigne, qui tue et qui protège. Ce concept complexe du médicament fait dire à
François Dagognet : « La maladie, le médecin et le traitement qui les réunit et les joint
baignent dans un univers d’une rationalité difficile »156.

Dans la société traditionnelle africaine, le mal biologique a pour origine un système qui
amène à soupçonner autrui dès que son aspect n’inspire pas confiance. Cette méfiance à
l’égard de la malveillance du sorcier crée un ensemble d’interdits comportementaux et
alimentaires qui régissent cette société et ses structures de gestion de la collectivité.

Dans cette optique et en ce qui concerne la société traditionnelle gabonaise, la maladie


est comprise comme l’expression d’un système de domination, effrayant et destructeur
de l’harmonie individuelle et collective.

Pour certains Nganga, la maladie est le fait d’une magie ayant pour finalité d’exercer
une contrainte absolue sur toute puissance invisible. Elle est l’expression de la violence
que l’Autre, en tant qu’entité opposée à notre épanouissement dans le corps social,
exerce sur nous et sur notre environnement. Le sorcier part de l’idée que les choses sont
chargées, ou se laissent charger, d’un fluide humain : c’est pourquoi la maladie n’est
pour ces sorciers qu’une façon de manipuler les forces invisibles, avec pour seule
intention de dominer les êtres humains. En conséquence, la connaissance du remède
confère un pouvoir au thérapeute, qu’il soit médecin ou tradithérapeute ou
phytothérapeute157.

Pourtant, le système de la sorcellerie joue un rôle, dirait-on, positif dans une famille
africaine : il consiste à protéger et réguler le pouvoir. Grâce à son système de contrôle
du pouvoir dans la société, la sorcellerie trace aux individus leurs limites dans la
communauté, afin d’éviter la dislocation du groupe. La manifestation de la sorcellerie
dans une famille est souvent un appel à prendre conscience des errements du pouvoir ou

155
RAPONDA (W) : Ibidem
156
Cité par BAGROS (P) et al : in A B C Daire des sciences humaines, Paris, 2004, p.139.
129

des déficits d’autorité pour lesquels il convient de prendre immédiatement des mesures
appropriées. La violence physique, comme instrument de la sorcellerie, génère la
maladie afin de faire prendre conscience aux hommes158 les risques qu’encourt la
communauté en violant certains interdits traditionnels.

d) Que dire des deux mythes à propos de la thérapie traditionnelle ?

L’univers est partagé entre Evus et Akom, deux camps dans cette lutte pour la vie où
nous trouvons essentiellement, d’une part, les alliés de la vie que sont les Nganga et,
d’autre part, ces adversaires de la vie que sont les sorciers maléfiques.

Par rapport à la vie, toute chose sera vue essentiellement dans sa fonction, étant entendu
que, selon la conception bantoue du monde, toute fonction est vitale. Les adversaires de
la vie utilisent ces fonctions vitales pour les détourner de leur objectif. Voilà ce que
signifie le verbe e vus, « se tromper, s’égarer ». Ainsi, un Evus, c’est celui qui s’égare
en se détournant du Bien par ses actions, par sa conduite, en utilisant les fonctions
vitales des êtres et des choses et en les précipitant dans le tourbillon du drame.

Le mythe d’Akom illustre combien la médecine traditionnelle se présente comme une


action liturgique et créatrice, où chaque geste est porteur d’archétypes toujours
renouvelés. Autrement dit, parce que le monde est un Tout vivant et que toute chose
participe à cette grande vie de la nature, y compris l’homme, l’utilisation des choses a
pour intention de réintégrer l’homme privé de ses fonctions vitales. Dans cette
perspective, l’art médical consiste à codifier les plantes, les animaux et les éléments
pour déterminer les mécanismes qui participent à la promotion du bien-être global de
l’homme. Perçue ainsi, la médecine traditionnelle se caractérise par sa recherche des
forces internes favorables à la restauration de la santé et à la guérison. La médecine
traditionnelle consiste en une action permanente de promotion de la santé. Il s’agit

157
Cf. Chapitre 1, deuxième partie de cette thèse.
158
Le Sida, en Afrique, a été interprété comme malédiction de Dieu ou comme interpellation de l’homme par l’Au-
delà. Certains en sont venus à dire que le sida est un moyen par lequel le divin frappe les débauchés afin qu’ils se
repentent de leurs conduites mauvaises en changeant de comportement. Voilà l’exemple d’une compréhension de la
pathologie, un exemple de violence physique.
130

d’une santé mesurable par « La perception des qualités relationnelles que l’individu
entretient avec ses semblables, les ancêtres et les génies qui impriment sur son être
l’empreinte de leurs bienfaits ou de leurs méfaits par surplus ou déficit de force
vitale »159.

Dans ce cas, la médecine traditionnelle peut se comprendre comme une philosophie


pratique de type fonctionnel et la guérison, elle-même, n’est possible que parce que la
finalité des soins vise à réintégrer l’homme dans sa sécurité, au cœur même de son
espace relationnel. C’est pourquoi l’absence de maladie revient à un état de paix dont
les individus, la société et le cosmos sont porteurs.

On comprend mieux, alors, l’importance des rites et des rituels qui participent à la
fabrication du médicament qui permet d’obtenir une certaine harmonisation de la
société dans la mesure où le corps devient le reflet de l’âme. Ce sont des techniques
magiques qui confèrent la puissance de vie à la force vitale contenue dans des éléments
tels que les végétaux, la parole, et qui ont pour finalité de réconcilier le porteur de la
maladie avec le monde.

Etre tradithérapeute, c’est connaître les techniques médicales héritées des Anciens et
que l’on enrichit de ses propres expériences. C’est aussi se mettre à l’écoute des forces
invisibles qui permettent d’agir sur le réel. Ainsi, la thérapeutique se fonde sur l’usage
des plantes, la puissance extraordinaire d’Evus et d’Akom, car le Nganga se doit de
connaître les mystères du sorcier maléfique. De façon schématique, on dira que le
tradithérapeute soigne par des moyens relevant du spirituel au moyen des connaissances
ésotériques grâce auxquelles il entre en rapport avec « l'invisible ». Son savoir
n’appartient donc pas à l’ordre du rationnel, car Evus et Akom, ces puissances
extraordinaires, lui confèrent une intelligence qui dépasse l’intelligence humaine.

Les pratiques de la médecine traditionnelle reposent non sur une rationalité de type
occidental, mais sur la croyance en ces entités que sont Evus et Akom. Dans son roman
Maïmouna, Abdoulaye Sadji a bien représenté les caractéristiques des tradithérapeutes
africains, des personnes qui « ont des dispositions surnaturelles cachées en elles ». Dans

159
KALIS (S) : Médecine traditionnelle et Médecine moderne en Afrique : dialogue et complémentarité. L’exemple
des Seereer Siin du Sénégal, in les Etudes Schweitzériennes, op.cit. p. 197.
131

toute l’Afrique subsaharienne, ceux qui s'occupent de la santé sont considérés comme
des savants. Au Gabon, nous les appelons les Beyem man, c’est-à-dire les
« connaisseurs des choses de la vie ». Cet auteur précise : « Leur œil démesurément
long voit à travers notre corps, comme toi à travers une eau claire et limpide. La forme
et la grosseur de notre corps, de notre foie, les moindres replis de nos entrailles, ils
voient tout, rien ne leur échappe160 ». La confiance que les Bantous traditionalistes
vouent à leurs tradithérapeutes vient également de leur confiance en ces yeux capables
de percevoir ce qui se cache au-delà des symptômes apparents.

Le caractère surnaturel de ces moyens de connaissances fait que toute thérapeutique a


un fondement spirituel. C’est pourquoi le traitement physique de la maladie ne peut être
dissocié d’une composante surnaturelle qui en fait, est de loin la plus importante au
Gabon. Ainsi, la douleur physique traduit quelque chose de plus profond qu'il convient
de découvrir et la charge spirituelle est plus importante dans les remèdes que les plantes
que l’on utilise pour soulager les souffrances. La découverte de ce qui fait souffrir et qui
se cache au-delà des symptômes physiques exige, certes, l’utilisation des objets
matériels, mais qui sont chargés de significations spirituelles et jouent un rôle spécifique
dans le système de représentation du guérisseur.

La spiritualité joue un rôle considérable dans toute l'Afrique noire et il est difficile d’y
rencontrer des pratiques thérapeutiques dépourvues de représentations d’êtres spirituels
qui constituent autant de portes d’entrée vers l’Invisible. Ainsi, la description que Jean
Pliya, dans son livre L’Arbre fétiche, fait d’un cabinet médical traditionnel correspond
étroitement à une réalité courante :

la case aux murs noircis par la fumée était encombrée d'objets hétéroclites : par terre,
une natte de roseaux tressés et des jarres d’infusion ; accrochés au mur, au-dessus de
nos têtes, une corne de bubale et une bouteille noire au col cerclé de cauris…161 .

160
SADJI (A.) Maïmouna, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 22.
161
PLIYA (J.) :L'arbre fétiche, Ed. C.L.E., Yaoundé, 1975, p. 74.
132

Les objets présents dans ces temples de la médecine traditionnelle sont des
représentations des puissances occultes et des pouvoirs surnaturels dont le
tradithérapeute a été investi lors de son initiation.

Lala société traditionnelle se nourrit de symbolisme, car la connaissance est d’abord


symbolique. Les objets qui participent à la thérapeutique sont aussi des objets de culte et
leur fonction n’est pas toujours décelable immédiatement. Au Gabon, ces objets
comprennent grelots, sifflets, clochettes, couleurs, le bâton de commandement que le
Nganga tient en main, etc. Dans ce milieu, rien n’est dépourvu de significations. C’est
dans ce sens que M. Boubou Hama décrit, dans son ouvrage, Le doublait hier
rencontrent demain, un temple de guérison traditionnelle :

Ici se dressait une statuette de bois, “représentation” visible du monde. Là, des mortiers
étaient posés les uns sur les autres en une longue colonne verticale qui atteignait presque
le toit. Ailleurs, une amulette, surmontée d’une tête de vautour, symbolisait la pensée
spéculative. Dans un coin privilégié, une grande poterie, à l’immense évasement,
remplie de haches lithiques, signifiait la terre ouverte à l’étreinte de son époux, le
ciel162.

Le monde de la guérison traditionnelle, au regard de cette description, est empreint de


spiritualité et d’un imaginaire relatif à la croyance du milieu. C’est cet environnement
spirituel qui permet de comprendre pourquoi la venue d’une maladie fait appel à des
sacrifices visant à se protéger d'une issue fatale. Il s’agit là d’une caractéristique
fondamentale de la vie du Bantou. Elle consiste à concevoir la médecine traditionnelle
comme un ensemble de pratiques qui permettent à l’homme de « vivre avec intensité la
vie de ce monde, sans mourir jamais »163.

Ces techniques ont pour fonction de permettre à la société de donner sens à la maladie
qui est apparemment absurde. Cependant, cette absurdité est relative dans la mesure où
toute chose, dans l’échelle du Tout, comporte une explication qui ne saurait se

162
HAMA (B.) : Le doublait hier rencontrent demain, Paris, collection 10/18, 1973, p. 226
133

dissimuler au regard des Morts qui en réalité, sont de véritables acteurs de la guérison.
Ce sont eux qui communiquent aux tradithérapeutes la capacité démesurée de voir « à
travers notre corps » et font en sorte que rien ne puisse rien leur échapper. D’où les
initiations thérapeutiques.

C) Une médecine aux fondements spirituels

a) Un environnement sacré et deux modes de connaissance

La médecine traditionnelle est fonction d’une attitude existentielle de l’homme à l’égard


de la nature. Tant qu’il n’use pas de grandes techniques pour y puiser ses richesses, il
est en communion avec les forces de la nature. Il importe donc de souligner qu’en
Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique ou en Océanie, toute thérapie, chez les
rebouteux et tradithérapeutes, dépend de cette même représentation primitive du monde.
Tout se passe comme si tous les peuples de la terre avaient en partage un héritage
commun. C’est cet héritage commun dont la médecine traditionnelle se sert pour
concevoir les soins de santé et c’est cet héritage, approche sacrée de l’environnement,
qu’il faut préserver. La vie présente dans l’environnement naturel relie l’homme à la
nature entière et c’est pourquoi ce dernier se met en péril dès qu’il détruit son habitacle.
Ce n’est pas en termes scientifiques, mais spirituels que la question de la santé se pose
dans la médecine traditionnelle. Il est donc légitime de dire que la désacralisation de la
nature résulte de l’hubris de l’homme devenant Prométhée. Toute action sanitaire
dépend de ce rapport de l’individu à son environnement dont dépendent, d’ailleurs,
plusieurs formes de pathologie, notamment le cancer. Selon le Professeur Belpomme,
« le cancer est un modèle de maladie qui met clairement en cause l’environnement »164.
De même, dans Santé et Environnement, Corinne Lepage ne manque pas de rappeler
que « Ces liens ont été volontairement occultés pour éviter de gêner l’activité

163
LUFULUABO (F. M.) : « La conception bantoue face au christianisme », In, Personnalité africaine et
catholicisme, Paris, 1963, p.160.
164
BELPOMME (D.) : Ces Maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril
notre santé, Paris, Albin Michel, 2004, p.94.
134

économique de ceux qui produisaient la mort pure et simple »165. Grâce à ses
connaissances précises tirées de son observation de l’environnement, le tradithérapeute
compose des médicaments qui de façon générale, semblent de la magie comparée aux
prescriptions rituelles des guérisseurs et des rebouteux. La médecine traditionnelle parle
d’esprits et de la prégnance du Divin, mettant ainsi en perspective une « prise en charge
globale ». Elle ne considère pas les patients comme des machines à réparer, mais
privilégie leurs relations avec leur milieu naturel, social et spirituel. Cette médecine
privilégie la croyance et non le matérialisme, mettant ainsi en perspective l’action
efficace des dieux, des esprits qui contrôlent les vents et les tempêtes et maîtrisent la
destinée humaine. Les activités des tradithérapeutes se déroulent dans un contexte où
l’esprit humain perçoit des agents surnaturels doués de puissance et de volonté, des
agents à qui l’homme doit s’adresser pour obtenir des faveurs ou comprendre des
phénomènes. Dans cette perspective, on peut dire que la médecine traditionnelle est une
médecine des “humeurs”, analogue en quelque sorte à celle qui prévalut dans les pays
du Nord depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère industrielle.

Pour Auguste Comte, « chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos
connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l’état
théologique, ou fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ; l’état scientifique, ou
positif »166. Dans ce schéma, la médecine traditionnelle se situe dans l’état théologique,
point de départ nécessaire à toute démarche spirituelle et intellectuelle. Les
tradithérapeutes ne peuvent pas sortir de ce cadre de la pensée sans s’amputer de leur
savoir : éliminer le spirituel de la thérapie traditionnelle gabonaise reviendrait à nier son
fondement théorique explicatif.

Aujourd’hui, les tradithérapeutes veulent maintenir leur compréhension de l’existence


sur la base de deux modes de connaissance : rationnelle et spirituelle. D’une part, la
compréhension traditionnelle de la maladie passe par la modalité de l’état théologique
dans la mesure où les maladies résultent de l’action des agents surnaturels sur les
individus engagés dans une histoire et en situation dans le monde.

165
LEPAGE (C) : Santé et environnement. L’Abécédaire, Paris, éd.Rozan-Laffont, Jean-Marie-Laffont éditeur, 2005,
p. 11.
166
COMTE (A) : Cours de philosophie positive, Paris, Garnier, tome 1, p.5
135

D’autre part, la médecine conventionnelle moderne a suivi une évolution qui s’est
écartée des formes d’explication relevant du mystère. Elle a éliminé de son discours
médical tout apport métaphysique n’offrant pas de preuve matérielle. C’est pourquoi le
discours de la médecine traditionnelle, parce qu’il intègre les phénomènes spirituels et
religieux, est scientifiquement irrecevable auprès des tenants de la médecine
conventionnelle moderne. Cette dernière a évolué en suivant le modèle du positivisme.
Ainsi, dans sa relation avec la médecine traditionnelle, elle ne peut recevoir que ce qui
est d’ordre matériel. De même que le positivisme, la médecine conventionnelle élimine
toute métaphysique et refuse tout discours qui non fondé sur l’expérience scientifique.

Pour être acceptée par les héritiers du positivisme, la médecine traditionnelle doit
renoncer à une recherche visant à saisir la chose en soi. En effet, comme le montre le
schématisme kantien, la chose en soi n’est pas accessible par la raison humaine dont le
lieu de compétence est l’expérience. C’est pourquoi, afin d’être acceptée au rang de
« science », la médecine traditionnelle devrait renoncer à faire appel à des réalités que
les cinq sens ne peuvent habituellement percevoir et ne se laisser guider désormais que
par la seule raison. Autrement dit, la “scientificité” de la médecine traditionnelle impose
au thérapeute, si l’on veut rester fidèle à Comte, de n’aborder la maladie, le malade et le
remède que d’un point de vue reliant étroitement objectivité et subjectivité, où la
maladie est conçue comme objet et le malade comme sujet.

Le positivisme condamne la médecine traditionnelle à n’être qu’une dimension illusoire


du savoir médical parce qu’elle s’exprime dans un mode de connaissance théologique
ou métaphysique. Les trois états décrits par Comte constituent, selon ce paradigme, trois
méthodes d’interrogation philosophique de l’esprit humain allant ainsi de la dimension
la plus banale à la plus représentative. Il s’agit d’une progression dialectique du savoir
humain dont le point de départ est l’état théologique.

Dans la médecine traditionnelle, comprise comme une manifestation de l’esprit humain


à l’état théologique, « l’esprit humain […] se représente les phénomènes comme
produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels […] dont l’intervention
136

arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers »167. La maladie ou la


guérison ne sont alors qu’une action possible des esprits.

Le fondement de cette médecine correspond à l’état théologique décrit par Comte, car la
plupart de ses pratiques ne mettent pas l’accent sur la structure physico-mathématique
de la nature et de l’homme, mais plutôt sur l’affectivité en tant que mouvement du
Vivant. L’émotion devient une structure privilégiée de la connaissance à partir de
laquelle toute représentation du Vivant est possible. Il suffit de se reporter à l’art et à
l’imaginaire, supports épistémologiques et éthiques de ce paradigme épistémologique.
C’est en ce sens que nous pouvons comprendre cette proposition de Comte : « la
systématisation théologique émane de la vie affective ».

b) Fondement de la médecine traditionnelle au Gabon

Au Gabon, la médecine traditionnelle et le sens qu’elle donne à la maladie, se fondent


sur un système ésotérique cosmique. Certains facteurs cosmiques et mentaux
déclenchent et régissent le fonctionnement des glandes endocrines. Lorsqu’une de ces
glandes secrètent des hormones en trop faible quantité, produisant des anomalies dans
l’organisme, il faut en rechercher la cause168.

Chez les tradithérapeutes, la méthode de recherche en vue d’un diagnostic correspond à


un ensemble de pratiques complexes. En cela, la médecine traditionnelle devrait
s’entendre comme une philosophie pragmatique, notamment à cause des techniques
qu’elle utilise : l’art, la danse, la sculpture, la musique169. La phytothérapie, partie très
concrète de la médecine traditionnelle, ne se démarque pas de la dimension spirituelle,
mais cette médecine a pour support un symbolisme aussi complexe que celui des rites
des grandes Eglises.

C’est pourquoi il n’est pas vraiment étonnant de constater que les “centres de santé”
traditionnels, encore appelés au Gabon « temples » ou Mbadja, dans les langues du sud

167
COMTE (A) : Discours sur l’origine du positivisme, Paris, Flammarion, 1998, p.50.
168
AUBAME (J-M.) : Les Beti du Gabon et d’ailleurs, t2. Croyances, us et coutumes. Paris, l’harmattan, 2002, p.255
169
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Paris, éditions de l’Atelier, 1999, p, 85.
137

du pays soient souvent copieusement décorés d’images de saints de l’Eglise catholique.


Ce syncrétisme repose pourtant sur le fait qu’un dénominateur commun existe entre le
catholicisme et les croyances traditionnelles : le symbolisme des éléments analogue à
celui des chrétiens (Jean symbolisé par un aigle – l’Air ; Luc par un taureau – la Terre ;
Marc par un lion – le Feu…) et une certaine idée de l’au-delà qui n’est guère différente.
Rappelons ici que les religions occidentales trouvent leur origine dans l’antique
monothéisme égyptien et que l’Egypte ne représente qu’une pointe avancée de l’Afrique
noire, notamment l’Afrique centrale où l’homme serait apparu, et, avec lui, l’ancêtre de
toutes les religions du monde, la tradition bantoue.

Il convient de remarquer que la recherche de la guérison se présente, chez le malade, à


la manière d’une investigation ayant pour objet la recherche de la cause mais aussi la
finalité de l’homme.

De fait, ce recours à la médecine traditionnelle peut se comprendre comme une sorte de


recherche intérieure du fondement de la personnalité passant par la découverte d’un
principe spirituel permettant d’illuminer l’intelligence humaine et d’amorcer une
démarche eschatologique justifiée par la pratique initiatique et la manducation de
l’Iboga.

Au cours de sa guérison physique, lors point culminant de son initiation, le malade


découvre des lumières qui éclairent son existence terrestre parce qu’elles lui permettent
de pénétrer les mystères de la vie, lui donnant ainsi l’occasion de saisir le sens intime
de son existence terrestre. Souvent, après une initiation et une fois rétabli, l’ancien
malade devient très croyant. Lorsqu’il est auparavant chrétien, l’on remarque que sa
pratique de la foi n’est plus active. Plus remarquable encore, nombre de ces initiés se
mettent au service de la santé de leurs frères humains, ne manquant aucune cérémonie
thérapeutique de la confrérie. Cela rappelle la réaction de tous les sujets qui considérés
comme morts pendant un temps plus ou moins long, pour des raisons diverses,
deviennent “ultra-religieux” quand ils retournent à la vie.

Le nombre de paroissiens gabonais initiés à des rites qui pratiquent la médecine


traditionnelle est estimé à plus de 80 %, et il en est de même concernant le nombre de
malades qui ont recours à la médecine traditionnelle. Cela s’explique par le fait que la
138

médecine d’origine occidentale ignore l’importance de l’influence que les Africains


accordent au « monde “non-visible” dans leur vie quotidienne et leur lien profond entre
la vie quotidienne et le sacré, la religion et la santé »170. Ne pas en tenir compte est, pour
celui qui veut travailler dans la sphère de la santé ou de la religion au Gabon, un signe
de mauvaise volonté, car la question de la santé ne peut manquer, chez le Bantou, de
concerner l’homme dans sa totalité. Ainsi, avoir condamné les religions traditionnelles
en Afrique est revenu à jeter l’anathème sur la médecine traditionnelle, car celui qui
s’occupait des services religieux était aussi un guérisseur.

On en viendrait ainsi à se demander pourquoi la religion chrétienne condamne une


démarche de guérison embrassant la totalité de l’être tout en exigeant de l’homme qu’il
améliore son âme ? Qu’y a-t-il donc d’unique dans cette médecine pour que la guérison
se déroule dans un climat liturgique qui célèbre l’humanité de l’homme et la grandeur
du divin à partir des éléments dramatiques qui scandent notre existence humaine ? Ce
qu’il est unique, c’est qu’une véritable démarche de guérison implique, normalement,
« l’intégralité de la personne, avec son corps, son affectivité, son expression symbolique
et esthétique, sa vision du monde »171. Or, c’est ce que la médecine moderne, en
parcellisant l’homme, occulte volontairement ou oublie inconsciemment.

Le philosophe peut découvrir, grâce à l’initiation au Bwiti, que la médecine


traditionnelle est une voie d’accès à “l’être de la chose” et surtout une voie qui récuse le
langage technologique de la Modernité.

La question de la maladie fait surgir la problématique du rapport de l’homme à la


transcendance et, pour cette raison, les centres traditionnels de santé sont un espace
favorable au syncrétisme religieux.

Cela explique la présence abondante des images religieuses à connotation catholique


dans les temples de guérison, les Mbadja172, ainsi que celle de symboles provenant de
l’influence actuelle de sectes philosophiques et religieuses telles que la Rose Croix et la
Franc-maçonnerie. Ces emprunts relèvent de la volonté de faire en sorte que ceux qui se

170
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Paris, éditions de l’Atelier, 1999, p. 8.
171
Ibidem, p. 9.
172
On trouve des représentation de Jésus, de Marie…, mais aussi des poupées dans ce qui peut être qualifié d’Autel de
prière du tradithérapeute.
139

reconnaissent dans ces diverses pratiques puissent retrouver leurs repères habituels et
avancer avec plus d’assurance dans leur traitement médical. C’est, du moins,
l’explication que donnent certains tradithérapeutes qui eux-mêmes, autrefois, baignaient
dans ces espaces mystiques et spirituels. C’est pourquoi le Bwiti des Fang est envahi par
diverses influences extérieures, d’où son syncrétisme, reflet d’une démarche
anthropologique témoignant du brassage de diverses cultures.

Si les tradithérapeutes sont aussi sensibles à l’articulation “monde physique” et “monde


non-sensible ”, c’est parce que, dans le contexte des cultures africaines, il est normal
que le système de représentation de la santé et de la maladie mette en valeur « la
dimension relationnelle de la santé ». Cela permet aux tradithérapeutes, dans la prise en
charge globale du malade, de responsabiliser collectivement la communauté quant à
l’importance même de la vie. En Afrique, la vie est perçue comme un don que la
communauté reçoit de Dieu à travers les ancêtres. De fait, tous les membres de la
famille, du clan, du lignage, du village, ont le devoir de protéger cette vie présente en
chaque membre qu’ils ont accueilli au moment de sa naissance.

En réalité, la thérapie traditionnelle est une manifestation de la personnalité originale


des Africains en un moment donné de leur histoire. Elle correspond à une période où les
humains pratiquaient le « culte de la vie »173 sans donner à la raison la possibilité de se
déterminer instrumentalement par la production technologique et où les tradithérapeutes
ont concentré leurs efforts sur les rapports humains. Ainsi, parce que cette médecine
puise ses valeurs aux sources limpides d’une Afrique dominée entièrement par le « culte
de la vie », elle peut avoir des accents paternalistes. Cette attitude n’est pas favorable à
une pensée scientiste et modernisante dont l’Afrique précoloniale n’a pas favorisé
l’éclosion.

L’Afrique des tradithérapeutes va à l’encontre de l’épanouissement d’une pensée


conceptuelle et instrumentale. Bien plus, à travers leur médecine vouée au plus grand
respect de la vie, les tradithérapeutes subordonnent leur mode de pensée instrumentale à

173
A propos du « culte de la vie » comme trait culturel de l’Afrique précoloniale, dans sa thèse de doctorat d’Etat,
ELUNGU Pene Elungu, s’était interrogé sur les sources et la nature du courant philosophique idéologique en Afrique
Noire. Le titre de sa thèse est particulièrement éloquent : Du culte de la vie à la vie de la raison, cette thèse a été
soutenue à Paris en 1978. L’auteur y affirme justement l’importance de la vie dans le monde traditionnel africain
avant la colonisation, tout en montrant les difficultés de l’émergence d’une pensée rationaliste de forme occidentale.
140

l’activité d’un univers animé et soutenu par le souffle des ancêtres morts. Cette manière
de penser a pour fondement un système de valeurs habité par les ancêtres et elle se
plonge plus dans un passé mythique qu’elle ne s’ouvre au présent.

C’est pourquoi promouvoir la médecine traditionnelle en Afrique, se réfère en quelque


sorte à une philosophie pragmatique dont l’intérêt consiste en la valorisation des
cultures ancestrales. En d’autres termes, cette réflexion participe activement au
renouveau culturel marqué par la dynamique lancée par Léopold Sédar Senghor et Aimé
Césaire. En chantant la négritude, ces philosophes ont chanté la vie exprimée comme
valeur. Il nous revient, par conséquent, de définir la médecine traditionnelle comme
forme pratique de la Négritude telle qu’elle est définie par Senghor. En effet, en
répondant à la question: « Qu’est-ce que cette médecine apporte aux questions et aux
attentes actuelles des populations en matière de santé ? », nous nous situons dans la
perspective même de Senghor. Il s’agit, de fait, de savoir comment, en tant que « valeur
culturelle de l’Afrique Noire », la médecine traditionnelle peut s’incarner dans les
réalités de ces temps menacés par la technique et la science.

Dans cette perspective, parler de collaboration entre médecine traditionnelle et


médecine moderne revient à chercher à approfondir le sens de ses pratiques « pour la
présenter au monde comme une pierre d’angle qui sera l’œuvre commune de toutes les
races, de toutes les civilisations différentes, ou ne sera pas »174. Autrement dit, la
médecine traditionnelle, cette valeur du monde noir, est susceptible de participer à
l’élaboration d’une médecine ayant pour projet de développer des perspectives de soins
plus humaines. Mais, peut-on expliquer l’engouement des populations du monde
moderne pour une médecine laïque, non conventionnelle ?

174
Nous adaptons ici le propos de Senghor à notre réflexion. Celui-ci définissait la Négritude comme « ensemble de
valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions : les œuvres des Noirs ». Cf.
SENGHOR (L. S.) : Liberté 1, Négritude et humanisme, Paris, Le Seuil, 1964
141

Chapitre 3 : Les principes opératoires de la médecine


traditionnelle au Gabon

A) Principes généraux de la médecine traditionnelle

a) Premier principe : unité ou solidarité

La médecine traditionnelle repose sur un grand principe : celui de l’unité des forces en
vue de l’harmonie communautaire ; le thérapeute du rite Bwiti Dissoumba, pour soigner
un patient, ne compte pas sur son seul savoir-faire, ses techniques thérapeutiques, il
exprime toujours le besoin de recourir à ses paires : un seul doigt ne peut laver la figure,
dit un adage gabonais. Avant toute cérémonie de guérison, les maîtres bwitistes se
réunissent dans le bwuendzé, un lieu sacré réservé à la palabre, ici, les maîtres des lieux
va expliquer son diagnostic aux initiés et donner le sens et l’objet de la cérémonie :
quels sont les buts visés et qu’est-ce qu’il attend des autres initiés ? Après l’avoir écouté
attentivement, les grands initiés tradithérapeutes doivent, chacun à son tour, dire ce qu’il
connaît à propos du genre de maladie dont souffre tel patient et les capacités de son
génie guérisseur. En fonction des compétences de chacun pour tel cas de maladie, les
tradithérapeutes vont se répartir les tâches, ils sortiront pour se retrouver dans le mbadza
ou le ndzimba, lieu de la cérémonie. Là, l’unité se manifestera visiblement par la
disposition, sur une natte réservée aux initiés et pour la circonstance, des Objets
Protecteurs et de Cultes appelés Bwiti de chacun des grands initiés. Cette disposition
marque la communion et la solidarité des différents génies de chacun des initiés avec
ceux des autres membres présents dans cette cérémonie.

Les génies, en collaboration avec les humains considéreront, la personne malade dans sa
personnalité afin d’éliminer, en elle, tout élément pouvant entraîner l’écartèlement de
son être. Cette façon de faire confère toute sa pertinence à la médecine traditionnelle
initiatique : un moyen, permettant d’avancer en affrontant avec plus de certitude les
142

épreuves existentielles auxquelles l’homme est sans cesse confronté. Elle est un art qui a
pour vocation de manifester l’harmonie et l’unité entre l’homme et le cosmos : le
thérapeute traditionnel doit alors rechercher les causes de la dysharmonie. Une fois
qu’il les a trouvées, tradithérapeute doit tout faire pour rétablir l’harmonie ; car c’est
lorsque l’harmonie vient que l’individu est de nouveau en résonance avec son
environnement, et qu’il guérit véritablement.

Ainsi, c’est dans sa totalité que les tradithérapeutes considèrent le patient comme une
personne, autrement dit, ils cherchent à saisir le malade dans sa triple dimensionnalité,
sa personnéité (personneité = {corps+âme+esprit}= Homme). Ceci entraîne que le
médicament est d’abord une médiation au sein de la personnéité de la personne de ce
malade de telle sorte que le remède doit unifier l’homme dans ce qu’il a de propre,
d’unique et d’incommunicable. La pratique médicale repose à cet effet sur une valeur
fondamentale, celle de l’écoute.

Ecouter, c’est être attentif à la structure individuelle de la personne malade prise dans sa
globalité. Le tradithérapeute gabonais perçoit l’homme dans une unité qui ne distingue
pas le corps, le psychisme et l’esprit comme des éléments autonomes et indépendants
les uns des autres. C’est ce qui a fait dire (dans un autre contexte) au Docteur Jean-
Claude Huck qu’«il serait absurde de parler d’une psychiatrie traditionnelle au Gabon,
car les peuples qui y vivent ne distinguent pas le mal psychique du mal physique »175.
En fait, chez les initiés, l’homme est perçu comme un tout harmonieux entre le corps, le
psychisme et l’esprit, c’est pour cette raison précise que la maladie apparaît au
tradithérapeute comme « une rupture par rapport à un état normal, rupture qui peut
d’ailleurs affecter un individu ou un groupe »176. L’origine de la cause du trouble, de la
rupture de l’harmonie et de l’unité de la personne est généralement attribuée à
l’intervention d’un esprit ou d’un individu qui maîtrise les techniques du système
d’Evus. La Sagesse bantoue envisage donc la thérapie comme une sorte de démarche
qui vise à maintenir l’Homme dans son unicité, dans sa globalité. Il s’agit, là, d’un

175
Dr HUCK (J.-C) : « La psychiatrie à Lambaréné du temps d’Albert Schweitzer à nos jours », in, Etudes
Schweitzeriennes, Automne 1995 n°7, p. 101.
176
Dr HUCK (J.-C) : Ibidem
143

chemin d’individuation, le terme “individu” signifiant effectivement ce qui n’est pas


divisé, ce qui est unifié et qui dans son rapport à la Transcendance, retrouve sa globalité.

La prise en charge thérapeutique de la nature intégrale de l’être humain permet de


contrebalancer ce que la médecine conventionnelle, dans sa forme actuelle, « peut avoir
de déshumanisation en réduisant l’homme à une seule dimension de lui-même, et amène
à le considérer comme il se doit dans l’intégralité de son être »177. La qualité de toutes
les médecines dites parallèles repose essentiellement sur cette prise en compte
totalisante de l’homme. C’est ainsi que la médecine traditionnelle africaine, notamment
celle des tradithérapeutes du Gabon, refuse toute dépersonnalisation de l’Homme : l’on
ne peut pas réduire le malade à sa maladie !

Les tradithérapeutes ne veulent pas considérer la maladie comme une entité en soi,
concrète ou abstraite, dont le malade n’est qu’un cas interchangeable : il ne s’agit donc
pas de soigner la salpingite, le cancer, le diabète etc., mais de soigner l’homme. A cet
effet, pour les tradithérapeute, la maladie est fonction du malade et elle ne peut, en ce
sens, se réduire à de simples problèmes d’analyses statistiques qui définissent la
situation du malade. Le malade est, dans cette perception africaine de la maladie, un être
unique, une valeur absolue et irréductible à la saisie mathématique du réel, de
l’organisme. On ne peut pas traiter une maladie à partir des seules règles et axiomes
relevant de la physique et des mathématiques, des règles appliquées aux organes, mais
qui sont pourtant inefficaces dès lors qu’il s’agit de «l’être de personne».

La problématique de la maladie implique alors celle du rapport « foi et intelligence »,


« croyance et science », dans la médecine traditionnelle africaine. L’art médical du
tradithérapeute consiste, dans cette perspective, à rétablir le lien unifiant les trois
niveaux de la personne du malade de telle sorte que ce qui importe premièrement, c’est
le malade, avant la maladie. Ainsi, la maladie est considérée relativement au malade, ce
qui a pour conséquence le respect et la prise en compte de l’ethnopsychologie, du mode
de vie et de l’histoire du patient. Le diagnostic ne concerne pas seulement l’histoire de

177
LARCHET (J.-C.) : Le chrétien devant la maladie, la souffrance et la mort, Paris, éd. Cerf, 2002, p.80.
144

la maladie par rapport à ses antécédents, mais aussi l’existence concrète du patient au
sein de la société.

De ce point de vue, les soins concernent aussi bien le corps physique, le psychisme que
l’esprit de “ce sujet”. Le médicament prend, à cet effet, le sens de médiateur entre les
trois instances qui structurent l’humanité en l’Homme. C’est pourquoi il importe de
retenir, comme l’a affirmé Jean-Claude Larchet, que « les maladies du corps [engagent]
en fait l’homme dans tout son être et implicitement sa vie spirituelle »178. Or, parler de
vie spirituelle pour le Bantou, revient à le saisir dans son rapport avec le monde. C’est
pourquoi René Luneau dit qu’en Afrique :

Homme et monde ne forment qu’une unité de sens, un cercle d’intelligibilité au sein


duquel la maladie est « comprise » et dès lors maîtrisée. La compréhension de la
maladie renvoie nécessairement à un espace socioculturel très déterminé et le divin lui-
même est étroitement dépendant des significations que ce dernier lui fournit179.

On peut alors dire que la médecine traditionnelle au Gabon se préoccupe de la totalité


de l’être, de telle sorte que la guérison est un processus qui englobe à la fois, le corps, le
psychisme, l’esprit et l’environnement. Dans ce cas, selon le Dr Daniel Chevassut du
C.H.U. Nord de Marseille, la maladie en tant qu’expression de la “souffrance” peut
s’entendre comme « mal-être qui touche l’homme dans sa globalité, corps, parole,
esprit »180. En tant que tel, toute souffrance interpelle aussi bien le patient que son
accompagnateur (le thérapeute) à regarder les trois aspects de l’être humain : corps,
psychisme, conscience.

En Afrique, parler de médecine par rapport à la Sagesse traditionnelle, c’est inclure, en


plus de la notion de personne, celle d’humanité dans le domaine concerné. Cette
dernière, elle-même, repose sur une vision trinitaire de l’Homme liée à «l’être de

178
LARCHET (J.-C.) : Le chrétien devant la maladie, la souffrance et la mort, Paris, éd. Cerf, 2002, p.13.
179
LUNEAU (R.) : Comprendre l’Afrique, Paris, Karthala, 2002, p. 83.
180
CHEVASSUT (D) : « Pour une prise en compte de la dimension spirituelle de l’art de soigner », in Science &
Conscience, le Corps, outil de Sagesse et d’Evolution, ouvrage collectif, Luxembourg, éd. ALTHE S.A.2001, p.47
145

personne» d’un homme qui a un organisme physique, une conscience et des croyances.
De l’unité de ces trois éléments dépend la détermination des soins envisagés par le
tradithérapeute. Cette vision de l’homme et de la maladie se rapproche de celle qu’on
peut entrevoir dans la psychanalyse chez Jung.

Pour Florence Bachetta, psychanalyste jungienne, la maladie, en tant que ce qui


bouscule cette unité globalisante de l’unité de l’homme, est porteuse de sens. Cette
détermination pousse le thérapeute à considérer le malade comme une personne avec
qui l’on doit établir des relations personnelles à partir de sa propre psychologie. La
maladie pourra alors « se présenter comme l’amorce, le premier pas sur le chemin, le
départ pour l’aventure »181 d’unification de l’individu. Les tradithérapeutes gabonais,
notamment ceux du Bwiti, peuvent définir ce “départ pour l’aventure” comme une sorte
de quête de soi, ou du Soi, par le malade (assisté par son thérapeute). C’est en ce sens
qu’ils définissent la médecine bwitiste comme “une philosophie de la connaissance de
soi”.

Dès lors, la maladie joue un rôle décisif dans le processus d’individuation de l’homme
parce qu’elle le pousse à se connaître lui-même. La médecine africaine, à ce titre, peut
se comprendre comme ce chemin sur lequel le tradithérapeute et le malade s’engagent
afin d’aider ce dernier à consolider les liens de sa personne par son individuation.
Cette médecine ouvre l’homme à un parcours intérieur qui requiert autant de ténacité
que d’ouverture à cet inconnu que l’homme demeure si souvent pour lui-même. Le
parcours initiatique du patient, dans la médecine du Bwiti, est monstration de l’être
intime de l’homme. Ce parcours fait découvrir à ce dernier ses capacités intérieures
grâce auxquelles il peut vivre selon sa nature, une nature qu’il découvre lui-même à
partir de son cheminement initiatique. De plus, il découvre aussi « [ses] dragons
intérieurs (nos complexes plus ou moins puissants) qui somatisent en lui. Il doit donc les
dépasser pour reconstituer son unité : corps, âme et esprit »182.

181
BACHETTA (F.) : « Vers l’unité corps-âme-esprit selon le chemin de conscience proposé par C.G. Jung », in
Science & Conscience, le Corps, outil de Sagesse et d’Evolution, ouvrage collectif, Luxembourg, éd. ALTHE
S.A.2001, p.11

182
Ibidem.
146

L’unicité de l’homme est le point essentiel qui engage le tradithérapeute et le patient à


rechercher le sens de la maladie. La médecine traditionnelle gabonaise considère, en ce
sens, le corps comme le point premier de cette démarche d’unification des trois
composantes de l’homme. La maladie ne peut, selon cette médecine, être le seul fait de
cet amas physique composé d’organes, elle est plutôt un signe, un indicateur qui
renseigne le praticien sur le lien du corps, du psychisme et de l’esprit de cet homme
devenu malade. La pathologie concerne donc la qualité de l’unicité de «l’être de
personne» de l’homme en tant que ciment de notre humanité.

Finalement, toute chose qui perturbe cette unicité entraîne une fragmentation de l’être,
laquelle chose prend le nom de maladie. Et, cela, ce que l’on qualifie généralement de
maladie, c’est-à-dire la souffrance, n’est que l’effet produit par cette fragmentation de
l’être. Le rôle du tradithérapeute consiste donc à défragmenter cet ensemble afin de
permettre au sujet atteint de maladie de retrouver son unité. Nous pouvons dire, dans
cette perspective, que cette médecine est conforme à la définition que Chevassut confère
aux soins : « Soigner, signifie toujours prendre soin de la souffrance de l’autre »183. Le
défit des soins infirmiers, en Afrique, consiste effectivement dans cette expression
« prendre soin de l’autre », sachant que cet autre, en Afrique, définit ses propres besoins
d’unité en fonction de ses préoccupations culturelles.

Au regard de ce qui a été dit plus haut, on ne peut pas dire que c’est le corps ou l’esprit
qui est malade, mais que c’est tel homme précisément. Pour tout Bantou, la maladie
concerne l’homme dans toutes ses dimensions. La réalité humaine nous échappe et qu’il
est important de la cerner en prenant garde de ne pas la mutiler, surtout, lorsqu’il s’agit
de la question relative à la santé. Si l’homme, dans l’univers médical, doit être
appréhendé comme une réalité physique et mystérieuse, il s’ensuit que le silence des
organes n’exprime pas totalement l’état de bonne santé physique de l’homme. La
béatitude qui s’exprime dans l’organisme en état de recueillement silencieux devrait,
pour que nous parlions de bonne santé, concerner l’homme au plan physique,
psychique, spirituel, social et économique, pour qu’on parle de santé dans les termes de
l’Organisation Mondiale de la Santé : cet « état de complet bien-être physique, mental et

183
CHEVASSUT (D) : « Pour une prise en compte de la dimension spirituelle de l’art de soigner », in Science &
Conscience, le Corps, outil de Sagesse et d’Evolution, ouvrage collectif, Luxembourg, éd. ALTHE S.A.2001, p.47.
147

social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie, ou d’infirmité » (OMS,


1945).

Cette exigence de la prise en compte de la totalité de notre existence pourrait fortement


inspirer les centres hospitaliers, notamment pour la prise en charge globale de l’homme.
Car nous sommes dans une Culture qui ne peut s’accommoder d’une médecine qui
n’intègre pas le principe d’unicité de «l’être de personne»; car la santé n’est pas que le
silence des organes, elle prend en compte l’unité de l’Homme, celle du corps, du
psychisme et de l’esprit. Il ne suffirait donc pas de soulager, quoique durablement, une
affection organique pour faire retrouver la santé à un patient. Les Bantous pensent que
la guérison consiste plutôt dans le retour à un état total du bien être, c’est-à-dire un état
qui prend en compte, en même tant le corps et l’âme, la vie matérielle et spirituelle de
l’individu. Or une telle médecine demeure introuvable dans notre monde moderne. On
cherchera toujours une médecine qui produit une guérison, qui entraîne un
accroissement des biens comme tente de le faire les tradithérapeutes en pratiquant :

La thérapeutique des seaux en vue d’une bénédiction pour les richesses

Le lavement pour les chances et le travail

Le théologien, sociologue et exorciste camerounais, M. Hebga, montre la pertinence de


cette vision de la maladie et du soin, dans son ouvrage écrit, il y a déjà une trentaine
d’années, mais qui reste pourtant d’actualité. Il écrit :

Ce n’est jamais le corps ou le psychisme qui sont malades, mais une personne donnée,
quel que soit le siège de sa lésion. Pareillement la médication n’est pas ou somatique ou
psychologique, mais les deux à la fois. Il n’existe pas de thérapie purement physico-
chimique184.

En effet, pour soigner les malades, en Afrique, on devrait absolument tenir compte aussi
bien des principes scientifiques modernes, que de ceux relatifs à la croyance des
patients. Car la perspective des soins déterminée par Hebga, fils d’une région proche du

184
HEBGA (M. P). « Efficacité symbolique et guérison » in P. Hebga et al. Croyance et guérison, Ed. CLE,
Yaoundé, 1973, p.51.
148

Gabon, le Cameroun, montre que le système de la maladie, en Afrique centrale,


concerne la totalité de l’homme.

Or, les médecins qui exercent au Gabon ne tiennent parfois pas compte des déterminants
culturels. Le sujet malade erre alors entre les formes de médecines en présence. Ce fait
est signe d’écartèlement et source d’errance, mais aussi quête de soi. Il passe tour à tour
de la science à la croyance et des formes de croyances aux formes de savoirs dans
l’ordre de ses convictions. Le révérend père G. Warenghem avait constaté cette errance
du malade confronté à l’épreuve de la maladie :

Pendant les vingt ans que j’ai passé au Gabon, j’ai été confronté, peut-être pas tous les
jours, mais presque, à toutes sortes de problèmes concernant la maladie et la santé. J’ai
failli apprendre à faire des piqûres, j’ai guéri deux ou trois personnes, je pourrais même
dire que j’ai fait des miracles ! J’ai arrêté, car j’avais conscience de tromper des gens
trop crédules. Je n’ai jamais compris pourquoi des chrétiens d’un certain âge
considéraient le fait d’avoir été malade comme un péché. J’ai vu de nombreuses
personnes « faire le tour » à la recherche d’une guérison, passant du « féticheur » au
Christianisme Céleste, de telle paroisse à telle autre paroisse, d’un groupe de prières à
l’autre, sans oublier de faire un petit tour à l’hôpital. 185

Il s’organise, dans ce texte, l’articulation science et croyance à travers la démarche de


guérison du patient. Ce dernier a-t-il mauvaise conscience d’avoir été malade et, pour
cette raison, il va voir un prêtre ? Ce n’est pas tout à fait cela : il va voir “l’homme de
Dieu” parce qu’il pense que sa maladie pourrait avoir pour origine un certain péché. De
plus, selon l’abbé Charles, « le prêtre est vu par les gens comme un demi-guérisseur,
comme un tradithérapeute. Il a reçu des pouvoirs même si l’on s’interroge sur leur
véritable nature »186. Cela explique pourquoi les chrétiens tombés malades viennent
rencontrer l’ecclésiastique pour solliciter une grâce auprès de Dieu. La maladie a un

185
WARENGHEM (G) : Quelle communauté ? Avec quel prêtre ? Une expérience africaine, Texte ronéoté, 2001,
p.105.
186
LUNEAU (R) : Comprendre l’Afrique, Paris, Karthala, 2002, p.53.
149

sens spirituel et touche aussi bien le corps que l’âme187. C’est pour cette raison que le
malade va à l’Eglise et de paroisse en paroisse ; l’efficacité de la bénédiction du prêtre
purifiera son âme autant que son corps. L’exigence de l’unicité de l’homme se précise
ici.

Le malade doit, en même temps, guérir son corps et son âme, sachant que le remède
comporte deux portes d’entrée, soit la matière, soit l’esprit. Il parcourt simplement ses
sentiers habituels comme s’il avait été à la recherche de quelque chose qu’il aurait perdu
en chemin. Il connaît aussi bien le monde des « féticheurs », celui des paroisses
catholiques avec leurs groupes de prières, que le monde de l’hôpital moderne. René
Luneau insiste d’ailleurs sur cette unité de l’homme africain :

Quoique « pluriel » dans la diversité des éléments qui structurent sa personnalité


profonde, l’homme africain est un, vivant dans la personnalité d’existence, une
expérience qui chaque fois le concerne tout entier. C’est vrai du verbe et de la danse,
des rites d’initiation et du travail de la terre, ça l’est aussi de la maladie. Impossible de
ne soigner que le corps souffrant, sans se soucier jamais de l’unité de l’homme188.

La suite de son propos stigmatise la médecine occidentale et présente son inadaptation à


la mentalité qui structure l’imaginaire du Bantou. Il ajoute :

Une certaine pratique thérapeutique, totalement impersonnelle, qui vise essentiellement


à l’amélioration des fonctions organiques momentanément perturbées, désintègre en
profondeur, même s’il n’en prend pas conscience sur le moment, la conception que le
Bantou se fait de l’homme 189.

M. Luneau évoque là une problématique de grande facture, celle de l’adéquation de la


formation des médecins modernes en Afrique aux réalités culturelles. Sachant que dans
la relation médecin/patient, le sujet, objet de la maladie, voire du remède, est le malade,

187
Dans la Bible, la maladie a souvent des causes surnaturelles. Elle est parfois le fait d’une malédiction, c’est le cas
de la lèpre, de la paralysie démoniaque, l’épilepsie. Voire : Mt 8, 1-4, guérison d’un lépreux, Jn.5, 1-16, guérison d’un
paralytique. C’est le sens de la question des apôtres à Jésus devant un aveugle de naissance : « Maître, qui a
péché…? » (Jn.9, 1-41)
188
LUNEAU (R.) : Ibidem, p. 82.
189
Ibidem.
150

une connaissance de la structuration de l’imaginaire du patient n’est-elle pas


nécessaire ? On ne peut répondre par la négative. Le Dr Dominique Megglé, dans son
maître ouvrage, Les thérapies brèves, des méthodes efficaces qui bouleversent la
psychothérapie (2002), note la nécessité à laquelle les praticiens sont soumis de
connaître les besoins du patient. Il utilise expressément l’expression « rencontrer les
besoins du patient » en indiquant que tel est « le premier objectif d’une thérapie »190.
Pour le Dr Dominique Megglé, le praticien ne doit pas exiger de ses patients la
connaissance de ses théories comme condition préalable de leur guérison. Ce qu’il
convient de privilégier ce ne sont pas les connaissances livresques de la médecine. Il
estime alors que, c’est « au thérapeute de s’adapter à chacun et non à l’inverse ». Ceci
signifie que le médecin qui exerce au Gabon a l’obligation de s’imprégner de la Culture
de ses patients.

Pour le Dr Dominique Megglé, « le thérapeute se « branche » sur le patient. Quand les


deux marchent au même rythme, la rencontre se fait. (…) Le praticien est invité à entrer
dans le monde du patient, dans ses manières uniques de percevoir l’existence. Pour cela,
le thérapeute reprend ses intonations et ses tournures de phrase. Il modèle son attitude
corporelle sur la sienne. En un mot, il parle son langage »191. Dans ce cas, le médecin
qui travaille en Afrique doit s’adapter à la rationalité de ses patients tout comme Dr
Dominique Megglé adapte son langage aux siens : « A un camionneur, je parle le
langage de camionneur ; à un polytechnicien, un langage scientifique… ». En
conséquence, il serait de bon aloi que les médecins s’adaptent au langage, aux
représentations des patients africains même si ces derniers sont des initiés. C’est là un
problème de communication qu’il importe de régler !

Pourtant, il est regrettable de constater qu’après 40 ans d’indépendance, les Bantous


continuent de plagier l’Occident sans tenir compte de la spécificité de leurs réalités. Le
droit civil gabonais n’est-il pas du droit français où l’on change tout simplement la
position des articles ? Existe-t-il un droit de la santé ? Il est français ! La pratique de la
médecine est française et l’on ne tient particulièrement pas compte des réalités
socioculturelles.

190
MEGGLE (D) : Les thérapies brèves…, Paris, Ed. Presses de la Renaissance, p. 191.
191
Ibidem.
151

Si l’on tient donc compte de la rationalité bantoue, nous pouvons établir que la maladie
se comprend à l’inverse de la perception du monde par la rationalité moderne. La
culture gabonaise, dans sa diversité ne dissocie pas trois éléments importants : la santé,
qui est pour le Gabonais le bien le plus précieux et le premier des biens, la maladie dont
il redoute à chaque fois l’éventualité, sa weltanschauung comme vision du monde et de
la réalité.

En conclusion, les progrès de la science médicale moderne sont remarquables,


l’imagerie médicale et la biologie rendent pertinente sa domination sur certaines
pathologies. Par contre, cette médecine éparpille l’homme par son souci de
spécialisation. Or, l’exigence de l’unité de l’homme envisage la saisie de la maladie et
de l’homme par la voie des moyens non objectivistes. On constate par ce moyen que la
totalité de la vie échappe à toute mathématique. La maladie ne peut pas s’écrire en
termes d’équation mathématique. Cet avantage théorique de la médecine traditionnelle
sur la médecine moderne au Gabon n’implique pas que l’on freine l’avènement de la
médecine scientifique qui libère le Gabonais de certaines servitudes. Néanmoins, il
importe de ne pas du tout, au nom de ces avancées scientifiques, oublier des éléments
qui ont permis de juguler les angoisses des hommes et de les maîtriser depuis des
siècles.

b) Deuxième principe : la communauté ou la personnalité culturelle

Dans les sociétés africaines, l’homme concret ne vit pas en vase clos en tant que
système autonome se tenant face à la communauté et face au cosmos. L’homme est un
tout, de telle manière qu’il ne peut se concevoir lui-même qu’en tant qu’il est en relation
étroite avec un environnement culturel chargé de sens, au sein d’un univers à multiples
connexions. Dans cet univers, l’être de l’homme, son hommeité, sa personnalité, n’est
pas achevée : elle se construit selon la volonté du groupe. Tant que nous vivons, tant
que nous durons, le cordon ombilical, ce lien vital qui lie l’enfant à sa mère et, de celle-
ci au groupe, n’est pas coupé. Voilà pourquoi le fils reste attaché à sa mère et à sa
famille ; car c’est ici que sa vie, son existence se construit, se complète et se renouvelle.
152

Ainsi, parmi les valeurs culturelles à conserver, en Afrique, notamment dans le monde
médical, nous avons celles de la famille et de la foi en la vie dans l’Au-delà, puisque
c’est sur ces deux valeurs que repose aussi l’initiation thérapeutique. Un homme, au
Gabon, qui est coupé des siens, se sent seul et cela le fragilise, le prédisposant à la
maladie, puisque les Bantous vivent toujours en communauté192. On a aussi remarqué
que le fait de croire à la vie après la mort ou de considérer que les Morts et les Vivants
conservent une relation qui ne se limite pas à l’existence physique est un fait qui joue
positivement ou négativement sur le psychologique des patients. Un médecin gabonais
disait que : les malades qui croient vivent leur maladie avec plus d’espérance et, c’est un
fait positif ; alors que ceux qui ne sont pas croyants sont souvent plus angoissés,
notamment dans le cas des pathologies comme celle du VIH Sida, et subissent de plein
fouet les conséquences désastreuses du stress, pouvant se terminer par la mort.

En ce sens, la médecine traditionnelle Africaine est l’expression sociale par laquelle


l’individu s’incorpore à la totalité afin de retrouver son équilibre : être malade, ce n’est
donc plus une problématique purement biologique, mais une question qui engage le
corps social tout entier. Certains groupes sociolinguistiques tels les pygmées et les
peuples du sud du Gabon, les Punu, manifestent, nous le pensons, cette participation à la
vie d’un individu et à sa mort, par un fait assez insolite : l’abandon du village ou de la
maison dans laquelle vivait le défunt de son vivant. Les pygmées quittent leur
campement à la mort de l’un des leurs : nous voyons là non pas une simple superstition
du groupe, mais le fait de manifester la solidarité d’existence avec le mort. Ce dernier
nous a quitté, il est parti ; nous allons nous reconstituer ailleurs, de même qu’il le fera,
lui aussi, dans une nouvelle famille, dans l’au-delà. Les Punu, quant à eux, quittent la
maison du disparu afin d’éviter d’être perturbés par les souvenirs de ce dernier qui en
fait, continuera à y vivre par son fantôme : le ditengu. Et on peut faire remarquer que les
parents du disparu sont assistés par la famille.

En ces occasions, l’épouse ou l’époux sont considérés comme des malades : “on leur
fait les choses du village”. Cette expression, “choses du village”, implique toutes les

192
D’où l’importance des notions et pratiques de Santé Communautaire et Familiale ; d’où l’importance que les
autorités brésiliennes accordent au Programme de Santé Familiale (PSF) dans lequel la santé d’un millier de familles
est confiée à une équipe multidisciplinaire, comprenant Médecins, Psychologues, Infirmières, Sociologues,
Anthropologues ; cette équipe travaille in situ, sur le terrain, grâce à des visites périodiques et tournantes de toute
l’équipe au sein des familles.
153

cérémonies qui ont pour signification de purifier la famille de toutes les souillures qui
ont entraîné la mort du parent en déséquilibrant la famille. Les cérémonies du veuvage
ont pour sens : la recherche de l’équilibre du veuf ou de la veuve, de telle sorte qu’une
personne qui n’a pas suivi ce traitement fait d’herbes, d’écorces, de bénédictions, est
manifestement déséquilibrée et doit, à un moment donné, rencontrer un tradithérapeute
pour laver le corps et l’esprit afin de le détacher du mort, pour que celui-ci poursuive sa
route vers le Créateur, sans être perturbé, et que, la personne qui est encore en vie, ici-
bas, puisse poursuivre sa vie sans être perturbé par le fantôme du défunt.

Le déséquilibre se situe à deux niveaux : le corps et l’esprit. Par prudence, il ne faut pas
voir dans ce déséquilibre l’écho d’un dualisme de type cartésien. Pour approcher le
rapport de l’âme et du corps dans l’univers de la thérapie traditionnelle, il ne faut pas
avoir, à l’esprit, un dualisme radical. Chez les Bantous, le corps renvoie à l’idée du
Visible alors que l’esprit évoque la croyance à l’univers Invisible et ce dualisme n’est
pas radical. La partie visible de l’homme n’est que la représentation concrète de
l’invisible. Le corps, selon les adeptes de la religion Iboga, aurait été créé par Dieu à la
suite de la désobéissance ; d’où ses limites193 : la maladie, la souffrance, la mort. Mais
l’esprit, cet élément invisible que les Bantous identifient parfois à l’âme, est le principe
vital animant le corps. Cependant, l’esprit n’a aucune limite ni dans le temps ni dans
l’espace.

Chez les tradithérapeutes du Gabon, tout prend naissance dans l’esprit pour se
manifester dans le corps. Or, au niveau spirituel, tout est lié, et l’esprit a pour fonction
d’assurer la cohésion de la totalité de l’étant, selon un ordre cosmique pré-établi. La
guérison s’impose alors comme une quête spirituelle en vue de l’élimination des conflits
au niveau du rapport esprit/matière. Pour Eric de Rosny, « L’homme est un. Je le
rappelle : la distinction dans l’homme ne se fait pas essentiellement entre l’âme et le
corps, le physique, le psychique, mais selon sa visibilité et son invisibilité » 194. Là,
nous devons nous accorder avec Eric de ROSNY pour voir ici, un élément majeur de
différence, entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle, ce, surtout, pour ce

193
Ailleurs, chez Platon, la théorie de la chute de l’âme ailée paraît expliquer, ici, cette croyance des initiés du Bwiti.
Le Phédon permet de justifier le primat que, dans les soins de santé traditionnelle, les Nganga accordent à l’âme
plutôt qu’au corps souffrant.
194
Ibidem, p. 122.
154

qui concerne la psychanalyse et la médecine traditionnelle. Il s’agit, là aussi, d’indiquer,


contre ceux qui pensent que les primitifs exagèrent sur l’intervention du spirituel dans le
biologique, que les tradithérapeutes ne négligent pas le physique. Ils emploient
abondamment des végétaux pour leurs remèdes parce que, justement, ils accordent une
importance capitale à la dimension somatique, physique du traitement sans toutefois
négliger le côté matériel de l’homme.

La médecine traditionnelle, en Afrique, demeure, de ce fait, différente de la médecine


occidentale moderne en son développement. Au cours de son histoire, eu égard au
développement des sciences et des techniques, la médecine d’inspiration européenne a
été amenée à distinguer davantage la médecine physique, d’une part et la médecine
mentale, d’autre part. Ceci n’est pas le cas de la médecine traditionnelle qui en fait, est
l’une et l’autre tout à la fois : médecine du corps et médecine de l’esprit.

Dès lors, les centres tradithérapeutiques de guérison se présentent généralement comme


les lieux de fête et de prière. Pour aider l’homme à affronter les épreuves, elle organise
les fêtes périodiques dont la chorégraphie symbolise et reproduit le drame de l’existence
à partir du cycle de la vie. Ainsi, tout traitement se déroule dans une atmosphère de fête,
dont l’objet est d’élever l’individu à une dimension poétique grâce à laquelle la
conscience se décharge de la lourdeur matérielle pour se régénérer elle-même. Dans les
veillées aussi bien pendant les séances de consultation, qui se déroulent la journée ou la
nuit, dans les cérémonies rituelles, les tradithérapeutes s’entourent généralement d’un
orchestre.

En conséquence, la présence de la musique, des tam-tams, la harpe et autres instruments


de musique, nous permet de définir la fonction de la médecine africaine en terme de
recherche des éléments perturbateurs de l’harmonie chez un individu et dans la
communauté. La musique a alors une fonction catalytique et enzymatique permettant
aux remèdes de se dissoudre dans l’organisme. Dans les rites initiatiques, l’expression
musicale est réparatrice ; mieux, elle est un mode de connaissance qui permet
de délocaliser toutes les causes des conflits. Car la musique agit sur l’émotivité et
Senghor l’a dit, « l’émotion est Nègre, comme la raison Hellène »195. Ainsi, le Nègre

195
SENGHOR (L. S) : Liberté 1, op-cit. p.247
155

serait un être essentiellement poétique, puisque l’émotion est la source de toute poésie,
comme de tout art, du reste. Autant le dire, cette affirmation est dangereuse si on
l’entend au sens de différence d’humanité comme s’il y avait deux espèces d’homme :
les Blancs avec la raison et les Nègres avec l’émotion. Dans ce cas, Baudelaire,
Lamartine, Rilke étaient-ils des Nègres ? Raison et Emotion sont les deux facettes de
notre capacité cognitive que nous utilisons alternativement et de façon dynamique, cela
est à savoir.

Cela dit, l’objet de la médecine traditionnelle, c’est l’homme intégral à ausculter dans
toutes ses dimensions : psychologique, sociale et spirituelle. La musique n’a-t-elle pas
pour but d’appréhender les ondes vibratoires qu’émettent les êtres humains (comme tout
être créé) − chaque être étant lui-même un émetteur-récepteur d’ondes magnétiques que
capte très aisément un pendule.

L’émotion, mode de connaissance privilégié, naît chez lui de la rencontre de son être
intégral avec les forces invisibles qui régissent l’univers, avec la surréalité. Les
tradithérapeutes réagissent mieux en excitant des objets, parce qu’ils en épousent le
rythme, parce qu’ils ont le sens de l’objet comme “objet émouvant”, parce qu’il ont une
conception vitaliste et animée du monde.

B) Principe appliqué : la “logothérapie” ou la médecine par la parole

a) La parole dans la thérapie traditionnelle

Nous entendons par “logothérapie”, une médecine qui dans ses applications
médicamenteuses, utilise le verbe pour insuffler de la force au principe actif contenu
dans la plante. Ce terme convient fort bien à la médecine traditionnelle africaine parce
que, ici, les tradithérapeutes se prennent, comme le dit Djibril Tamsir Niane, l’auteur de
Soundjanta ou l’Epopée mandingue196, les tradithérapeutes, comme des griots africains,
sont des maîtres dans l’art de parler. Ils partagent, avec les griots cette science de la
156

parole et, à cet effet, ils se définissent, eux-mêmes, comme des « sacs à parole », c’est-
à-dire les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. Par la parole, ils sont
la mémoire de la vie et avec elle, les tradithérapeutes donnent vie aux faits et gestes
thérapeutiques.

Ainsi, la médecine traditionnelle au Gabon est une “logothérapie”au sens où, ici, on ne
peut concevoir une thérapeutique qui ne prenne en compte tout simplement que le
principe actif des plantes ; car ce qui pour la croyance traditionnelle, donne force à tout
principe actif et qui en effet, l'oblige à agir en faveur du malade, c'est la parole. Pour
certaine tradition bantoue, seule la parole est capable de rendre malade ou d’enlever la
maladie. C’est pour cette raison qu’il est important de prononcer des paroles de
bénédiction sur quelqu’un qui est en quête de guérison et de santé. Par contre, il est à
préciser que ce n'est pas n'importe quelle parole qui est capable d'une telle action. Celle
qui agit doit être proférée par le parent direct, en l’occurrence, le père et, dans d’autre
cas, la mère ou le frère aîné.

Celui qui donne le médicament (Ngegan), se substitue au père dans son rôle liturgique :
il a à charge de prononcer la bénédiction en sachant que la finalité de cet acte liturgique
consiste dans le fait qu’elle doit consolider le rapport de l’individu à la communauté et,
surtout, aux ancêtres. C’est pour cette raison que sa parole doit être pure, c’est-à-dire
qu’elle doit être dépouillée de mensonge parce qu’elle doit porter l’homme à la vie des
ancêtres. Il n’est, par conséquent, pas étonnant de constater que c’est par des catégories
de la sagesse que l’on désigne le tradithérapeute; il sera “papa un tel” au lieu de
“docteur un tel”. Le rapport patient-médecin n’est compréhensible dans l’univers
traditionnel que parce qu’il nous plonge dans la relation père et fils ou mère et fils ; par
conséquent, c’est la puissance de la filiation qui confère tout efficacité à la médecine.

Si le tradithérapeute se substitue au père pour que ses médicaments soient efficaces,


c’est parce que, dans une famille, sa parole a une puissance plus que thérapeutique. Ce
caractère thérapeutique de la parole tire sa force d’une croyance. Cette dernière tient au
fait qu’un jour, le père prendra sa place dans la longue chaîne généalogique pour
devenir Ancêtre. C’est d’ailleurs cette volonté de prendre place dans la longue chaîne

196
NIANE (D.T.) : Soundjanta ou l’Epopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960
157

des ancêtres qui en même temps qu’elle donne un caractère religieux aux pratiques de la
médecine traditionnelle, favorise les rapports de convivialité et de fraternité entre le
praticien et le patient.

Bref, parce que les ancêtres sont au commencement de toute vie et que le Verbe, lui
aussi, est au commencement, l’un et l'autre sont liés tant dans la bénédiction que dans la
malédiction dont ils constituent les éléments essentiels. Toute thérapeutique ne peut, de
ce fait, que prendre les allures d’une liturgie qui évoque le discours du commencement,
autrement dit, il s’agit de refaire le chemin par lequel la vie est entrée dans le corps de
tel être pour qu’il devienne un fils d’homme. Or le commencement, c’est la Vie et celle-
ci vient au monde en s’insérant entre le Père et le Verbe ; ce sont ces deux éléments qui
la confient à la famille pour quelle porte le fruit et reflète son principe d’origine. Telle
est la trajectoire du spermatozoïde qui rencontre l’ovule et son histoire nous ramène à
l’ancêtre.

Rien ne peut donc se produire de bon sans la parole de bénédiction : donnons, à cet
effet, des versions de la formule de bénédiction que les anciens manipulent selon les
circonstances pour rendre efficaces le traitement ou libérer le malade.

Il est difficile de montrer sur du papier, comment se dit une formule de bénédiction en
direction d’un malade ; cependant, il importe de retenir que, dans leur manière de parler,
les Bantous gesticulent beaucoup. Chaque parole est par conséquent majestueusement
mimée par un geste : c'est un véritable théâtre ! Nous remarquerons à cet effet que cette
formule de bénédiction, que nous présentons, s’accompagne de quelques mouvements
essentiels que l'acteur doit absolument traduire. Prenons en premier lieu la version mvett
recueillie par M. Herbert Peper dans un mvett de Nzwé Nguéma cité par Nguéma-
Obam.

Des traces comme un brûlis, des protubérances comme un anguek, une fuite éperdue
dessous les palmiers, un passage léger et rapide à côté de palmier raphias. Le chien qui
mourut sacrifia sa colonne vertébrale. Je quitte le côté sombre, je vais avec toi dans la
158

pureté. Je t'enlève la fragilité pour te rendre dur comme la pierre ! (Tout le mal) bien
entassés, j'étais en aval de la rivière é é é fini ! Purifié197.

Cette formule de bénédiction, dès la première phrase, fait supposer que la maladie est
faite de lésions laissées par une force comparable à un feu allumé après qu'on ait
débroussé la plantation. Les thèmes : « brûlis », « protubérances », « les palmiers », «
palmier raphias » évoquent la brutalité exercée sur le corps souffrant de la victime qui
maintenant, a plus que jamais besoin d'aide. La seconde phrase traduit l'état de
diminution de vie dans laquelle se trouve le sujet car dans la société traditionnelle fang,
être réduit à l’état de « chien mort », revient à avoir perdu son humanité. Autrement dit,
la maladie fait perdre l'humanité de la personne en la plongeant dans une obscurité.
L'acte de guérison traduira, à cet effet, le cheminement qui ramène le malade de
l'obscurité à l'admirable lumière. Le « je quitte le côté sombre » montre la volonté
d'arracher le patient à l’obscurité de sa maladie pour le conduire « dans la pureté », donc
à la guérison. La chose qui rend possible l’action dévastatrice sur un individu, c’est
encore : la parole. L’important, c’est de savoir comment cela se produit-il, selon la
croyance populaire.

b) La parole, source de maladie et de guérison

La parole constitue, à travers toutes les pratiques traditionnelles bantoues, toute la riche
vie intérieure que le Bantou communique en terme de sens humain et force de toute
existant. Par la parole proférée, musicalisée et vécue, l’homme devient la vie du sol,
celle de la plante médicinale, celle de l’arbre qui saigne, celle de l’animal qui se cache :
la parole est, pour le tradithérapeute, l’essence même des choses, elle est la chose
devenant chose. Le Bantou perçoit la vie comme une corde invisible se présentant à
travers tout ce qui existe et, pour les vieux sages, ce qui vit est parole autant que la
parole est vie parce que, la vie, c’est cette parole qui se communique et se partage entre
les choses à travers les différents règnes : végétal, animal, le monde visible et celui du

197
NGUEMA-OBAM (P.) : ibidem, p. 13 -14
159

« non-visible ». L’homme noir éprouve intensément la parole, substance intérieure en


tant qu’expression d’une conscience vécue de l’existence, une conscience qui se
communique en faisant réellement corps avec la matière dynamique faisant ainsi de
l’homme une parcelle de la nature.

Elle manifeste sa toute puissance ou dans un amour paternel aussi grand ou dans la
haine dévastatrice : « la parole signifie la vie, la vie qui continue et que l’homme doit
respecter à tout moment parce qu’elle est la seule chose d’ici-bas qui ne passe guère »
(Francis Bebey). Cette parole-vie est source de vie et de mort parce qu’elle est le moyen
ancestral de communiquer les choses qu’à ceux que les anciens aiment et estiment,
puisque ces derniers ne peuvent bien s’instruirent. Sa toute puissance de manifeste
surtout au moment de la maladie, chemin vers la mort, parce qu’elle prend des allures
d’ordre sacré. Komo-Dibi, le chantre malien de la société Komo, peut alors dire que :

La Parole est tout

Elle coupe, écorche.

Elle perturbe, rend fou.

Elle guérit ou tue net.

Elle amplifie, abaisse selon sa charge

Elle excite ou calme les âmes198

Il se concentre dans ces mots du chantre malien, la volonté de manifester au monde le


pouvoir vivifiant et, ou, destructeur de la parole qui sort de la bouche d’un
tradithérapeute lors de la liturgie du médicament. Car ce dernier requiert la profération
de la parole pour délivrer, dans le fond, une certaine dimension de ses secrets. La parole
contient, en effet, selon les Bantous, un pouvoir créateur et organisateur qui préside à la
genèse de toutes choses. C’est pourquoi la création de toutes choses est liée à la parole ;

198
Cité par SENGHOR in Liberté3, Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, 1966, p. 371.
160

et la mise au point de tout projet lié à la vie, nécessite la prononciation de quelque


parole ésotérique. En conséquence, celle du tradithérapeute apparaît particulièrement
« créatrice » parce qu’elle est rythmée à tel point que, dans l’univers de la thérapie, chez
les Nganga du Gabon, la parole rythmée occupe une place importante en ce qu’elle est
la manifestation de la force productrice de vie ou de mort des ennemis.

Si une parole mauvaise est prononcée par un aîné, notamment son géniteur ou quelqu'un
de sa lignée, elle peut se cristalliser en maladie pour la simple raison qu’elle fragilise
profondément le sujet. Pour cela, celui qui profère la « parole qui dit le mal » doit
justifier les circonstances qui permettent de donner force à son dire. Il lui faut rappeler
la situation, le comportement ou l'acte qui a été posé par l'individu sur qui on doit
prononcer la malédiction, afin que sa parole ait un effet sur l’autre. Un enfant devient
donc malade si son père lui dit : « Je te maudis » si, effectivement, il a manqué de
respect ou transgressé volontairement les interdits édictés par le Conseil des Anciens.
Le procédé de la malédiction comprend un certain nombre de gestes qui donnent
consistance à « la parole qui dit le mal ». Cet ensemble de gestes symbolise la vie, une
vie que l'enfant a reçue de la part de son père à travers toute sa lignée et sa communauté.
Or, la vie, c'est le souffle autant que le souffle est parole. Pour prononcer une parole de
malédiction sur son fils, le père doit d'abord saliver et, lorsque la salive est abondante
dans sa bouche, il l’avale en même temps qu'il dit : « je te maudis ! ».

Cette expression « je te maudis » a une charge importante dans la société Fan


puisque, désormais, parce que le père a retenu le souffle, cet enfant sur qui on a proféré
une malédiction n'est plus, au plan symbolique, un homme. Aux yeux de la société, il
est devenu un chien errant, sans maître et, en tant que tel, n’importe qui peut frapper sur
lui. Seuls les chiens n'ont pas d'interdits et leur seule raison de vivre en société, c'est de
respecter un maître et, dès lors qu'un chien n'obéit plus à un maître et qu'il devient
méchant, la société a le devoir de l’abattre. Or, étant donné que les chiens ne se mangent
pas, sauf cas particulier, un chien mort représente ce qu'il y a de plus inutile et de plus
méprisable chez les Fang. Lorsqu’il meurt, il s’éloigne de toute proximité avec
l’humanité, il n’est plus l’animal le plus proche de l’homme.

Ainsi, celui qui a été frappé d'une malédiction est assimilable à « un chien mort ». De
même, celui sur qui on prononce la parole de malédiction se rend coupable de
161

transgression ; il ignore les interdits de même qu’un chien errant. Puisqu'il est de la
nature de l'homme de respecter les interdits liés à sa propre protection, cesser de les
observer, revient à s'assimiler à « un chien mort » qu'il faut jeter hors du village. Il est
donc évident que la faute est une situation qui rompt le « lourd pacte d’alliance qui lie
notre sort à la vie » d’où la coupure des liens entraîne un déséquilibre, la maladie. Or le
déséquilibre, c'est-à-dire la rupture des liens, entraîne une dysharmonie totale de l’être.

En conséquence, si la personne est véritablement coupable de la faute dont on l'accuse,


ses entreprises sont vouées à l'échec. Il y a, ici, un lien étroit entre le mal et la maladie.
Tout se passe comme si, dès que la malédiction est prononcée sur l'individu,
l'introduction du mal en lui se manifeste comme une sorte de diminution des forces.
C'est pourquoi Paulin Nguéma-Obam a pu écrire que : « le mal fait que le coupable
mène une existence diminuée. Il est à la merci de ses ennemis, du mauvais sort, car la
faute, par ses conséquences, poursuit l'individu dans toutes ses entreprises »199.

De fait, l'expression « je te maudis », est un acte par lequel quelqu'un devient


vulnérable, fragile. Le « je », contenu dans l'expression « je te maudis » renvoie à une
union des volontés entre celui qui prononce cette expression et les ancêtres. Ceci
signifie que la personne qui prononce la malédiction est, en conscience, lui-même en
accord avec les ancêtres. Son « je » relève d'un accord des consciences, mieux, « une
fusion des consciences entre l'acteur de la malédiction et de la bénédiction du passé, du
présent et de l'avenir ». Maudire et bénir relèvent donc d'un acte religieux qui situe son
acteur dans l'intemporel.

Ceux-là qui bénissent, ce sont les membres de la famille et personne, s'il n'est pas de la
famille du patient, ne peut avoir une parole forte pour enlever la malédiction. Le
tradithérapeute enlève la malédiction parce « qu'il possède la science des rites et le
savoir » ; mais il ne peut le faire que « lors d’un rite de purification » qui « enlève le
mal ». Le rite consiste souvent à emmener le malade dans une rivière dans laquelle les
eaux circulent imperceptiblement, irrégulièrement. Avec des plantes, le parent, avant le
tradithérapeute, prononce la bénédiction. Le rite peut aussi se produire très tôt, le matin,
au village.

199
NGUEMA-OBAM (P.) : Aspects de la religion Fang, Paris, Karthala - ACCT, 1983, p. 57.
162

Nous donnons, ici, deux versions de la formule de bénédiction : la nôtre et celle de


Paulin Nguéma-Obam, tout en indiquant qu’elles se disent solennellement en chantant
et en gesticulant.

Notre version200

Le méchant chien a mordu un enfant ;

Il a été abattu

La transgression a été grande

Je la redresse

Comme on redresse un gros morceau de fer

J’étendis la colonne vertébrale du chien mort.

Je ramène mon fils des lieux sales et arides

Je le conduis vers les lieux propres

Je tire mon fils de la malchance

Je le nettoie

Comme on nettoie les teignes.

Toute la maladie dont il souffre

La voilà que j'enlève maintenant

Que tout soit complètement enlevé !

Que tout soit complètement nettoyé !

Tout est vraiment effacé é é, purifié !


163

Que tout s’en aille en avale de la rivière !

Tout est vraiment effacé !

Cette formule se dit sur le malade avant qu'il ne commence à prendre ses
médicaments. Elle est en même temps le médicament. Mais la version suivante quant, à
elle, devrait être prononcée au point de départ de la réconciliation. Le fond est le même ;
à quelque différence due à la circonstance, leur fondement est identique : la thérapie !

La version de Nguéma-Obame renvoie à un symbolisme, celui du cuivre et du fer pour


traduire le poids de la faute à enlever.

Version de Paulin Nguéma-Obame201

J'enlève le mal de tes fautes

Abondant comme les épines de palmier

Comme on ôte un gros morceau de cuivre.

Je redresse comme on redresse

Un gros morceau de fer.

Soit pour tous droit

Comme une flèche d'arbalète.

Je prends la colonne vertébrale du chien mort.

Je tire du milieu du mal

200
La bénédiction est composée dans un fang très archaïque. Notre traduction nous a été enseignée par nos pères, le
soir au Corps de Garde, lors de ses longues nuits au cours desquelles nous nous laissions bercer par la magie de la
parole.
201
Ibidem, p. 9
164

Je conduis dans la pureté.

La gazelle a traversé la route

Elle se repose là où la belle-mère balaie la maison

Dans le village où est mariée sa fille.

Elle balaie la maison dans tous les sens

Elle va du côté du haut bout de la maison

Elle va du côté du bas bout de la maison.

Que tout soit complètement enlevé !

Que tout soit complètement nettoyé !

La destruction a été grande

Que tout s'en aille en aval de la rivière !

Tout est vraiment effacé !

En Afrique traditionnelle, aucun acte thérapeutique ne peut se produire sans parole.


Celui qui reçoit le médicament doit les prendre en méditant, dans le silence, mais dans
son cœur, des paroles ou marmonner sur les remèdes les mots qui disent sa volonté de
guérir. Souvent, il doit tourner les plantes qui sont réservées pour des décoctions et les
bains médicamenteux en parlant pour que, de par la magie de la parole, les remèdes
produisent les effets escomptés : ce sont les incantations.

c) La nécessité du dire généalogique pour la thérapie traditionnelle

En énonçons un postulat : on ne peut pas se soigner en médecine traditionnelle si on ne


connaît pas ses racines, sa généalogie ; il est nécessaire de réciter sa généalogie (surtout
165

chez les fang) avant de commencer le traitement chez un Nganga. Nous ne connaissons
pas de tradithérapeute gabonais sérieux, notamment chez les fang, qui à chaque fois
qu'il célèbre un rituel thérapeutique ne récite pas ses différentes généalogies : celle de
son père, de sa mère et celle de l'acquisition de son art. Il donnera son nom, celui de son
père, son grand-père et celui de chacun de ses aïeux jusqu'à Dieu en s'identifiant, à
chaque fois, à chacune des personnes qu’il nomme. Le dire généalogique est une
marque de reconnaissance et d’identification à travers laquelle le tradipraticien montre
le cheminement de l’acquisition de son art, de sa science des plantes et que tout sujet
présente à tous ceux de qui il tient sa vie. A titre d’exemple, présentons une
tradipraticienne de Makokou, la province de l’Ogoué Invindo, Mademoiselle Etoume.

Etoume Ekomi, tradithérapeute,

Je n’ai jamais demandé sans recevoir

Je m’adresse à vous mes maîtres

C’est auprès de père Mvele Edzang que j’ai reçu la connaissance des plantes

[et des mystères

Il l’a reçu lui-même de son père Edzang Ndong

Edzang a reçu son pouvoir de guérisseur par révélation

Il a rencontré Tare Zame qui lui a transmis ce savoir

Je n’ai jamais demandé sans recevoir

Je demande la guérison de ….

De son côté, le patient doit avant de recevoir le traitement se présenter en déclinant, à


son tour, sa généalogie, par exemple, si nous étions le patient et candidat à une
initiation, avant de commencer le traitement, nous nous présenterions comme suit :
166

Je suis (me ne) en ma dimension matérielle Je suis (me ne) en ma dimension


(moi-même et mes ancêtres) métaphysique (moi-même et le Divin)202

MVONE EYO, l’Invisible et le Sans Forme,

BENDOME Ngoss Eyo, le Cuivre.

NGWA Aki-ngoss (œuf de cuivre)

MENDOME Mikour-Mi-Aki (l’Infini).

OLA’A Biye Yema Mikour (nébuleuses),

AKOME Dzop

EMANE Bikoko-Bi-Dzop (les Cieux),

ATOU’OU Bikoko

NZO’O Ngwa-Bikoko (1er Esprit),

NTEM Ngbwa

NGO’O Mba Ngbwa (2e Esprit artistique),

KOUMA Zokomo Mba (3e Esprit),

ODA Zokomo

DJATE Nkwa Zokomo (4e Esprit),

OTO’O Mebeghe-Me-Nkwa (5e esprit), NZame-


Ye-Mebeghe (Dieu de la terre, des
ESSO
hommes et souffre)

MVA’A

202
Cette liste constitue la classe des entités spirituelles qui nous ouvre la voie de la guérison.
167

MENGEME

NKOUME

Cette présentation tient lieu, non seulement d’identité, mais aussi d’invocation des
saints dans leur ordre généalogique, car tous ceux auxquels le sujet se rapporte, doivent
agir, le moment venu, pour le bien de ce dernier. Tout porte à dire que la connaissance
de nos racines est impérative dans la thérapie traditionnelle, lieu où on ne se passerait
pas d’un allié en regard de la vision du monde bantoue. Il est important de savoir que
celui qui dit sa généalogie est bien conscient qu'il ne récite pas des noms de quelques
personnages dont l'existence est historique ou imaginaire, il sait qu’il pose, par le dire
généalogique, un acte religieux, un acte sacrée. C’est pourquoi il frappe la poitrine,
comme pour donner le tempo ; il dit ces noms en psalmodiant et cela signifie qu'il
réveille ses différentes existences et énergies (la force vitale) qui se trouvent
concentrées dans son intimité la plus profonde.

On sait que, pour les Fang, frapper de la poitrine n'est pas synonyme de culpabilité,
mais une forme de reconnaissance et d'affirmation de soi. Et la poitrine elle-même
symbolise le lieu, le temple des « Objets Protecteurs » enfouis au coeur du mystère de
l'homme. Ainsi, en disant sa généalogie, celui qui la dit, fait une descente dans son être
le plus profond, il pénètre les abysses de son subconscient pour se régénérer et libérer le
pouvoir créateur qui est lui. À chaque fois qu'il prononce un nom, il frappe à la porte du
mystère de son existence en vue de laisser jaillir à la surface de sa conscience, des
réalités qui peuplent cette “nappe d'eau souterraine” qu'est son subconscient. Cette
descente en soi-même, le porte d'Ancêtres en Ancêtres, de divinité en divinité, jusqu'au
Grand Mystère : Le Sans Forme, Eyo, Principe de toute existence.

Dans ce cas, le dit généalogique introduit le patient et la communauté qui l’assiste dans
le mystère de l'existence, celui de la vie : Le Mystère du Commencement. La démarche
de guérison s'appréhende alors comme une mobilisation des forces en vue d’une marche
vers les profondeurs de l'être du commencement, afin de restaurer la vie d’une existence
souffrante. Ainsi se justifie la nécessité de la présence des membres du clan paternel et
168

maternel, au lieu de la thérapie traditionnelle et pendant toute la durée du traitement.


Ceux qui assistent le malade sont là pour l’aider à faire ce voyage intérieur : la
généalogie est une sorte de litanie des saints de la famille paternelle ou maternelle.

Le dit généalogique devient, par conséquent, le mouvement de la double identification


de l'individu qui par rapport à ses parents maternels et paternels, va s'affirmer comme
membre d'une communauté faite de personnes visibles et invisibles. Cela signifie que la
quête de la santé et de la guérison est d’abord une question communautaire qui exige du
sujet une conduite morale sans faille. D’après Pierre Fatouna Verges, chez les Yoruba,
« l’initiation ne se passe pas au niveau mental de la compréhension, à celui de la
dynamique du comportement. Elle est fondée sur des réflexes, non sur le raisonnement,
réflexes provoqués par des impulsions venant d’un fond culturel qui appartient au
groupe et vaut surtout pour lui »203. La prise de conscience de cette réalité métaphysique
qu’est la généalogie, se découle du fait que la thérapeutique, chez les Nganga, au plan
purement mystique et spirituel, a besoin d'être encadrée par des forces qui relèvent de
ces grandes dimensions de l'individu : paternelle et maternelle. Celui qui manque de
respect à ses parents ne peut alors que rencontrer des difficultés dans sa démarche de
guérison ; raison pour laquelle, à certains moments, le tradithérapeute demande aux
parents d’un patient de donner la bénédiction au malade.

Il faut alors souligner que tous les peuples ont, dans l’ordre spirituel, une même
généalogie ; car si on dépasse la dimension spatiotemporelle, tout homme découvre sa
filiation à Eyo : l’Invisible, source de toute guérison vitale, Mystère inépuisable. Mais
pourquoi, dans certains rites on a tant besoin de matérialiser l’appartenance de
l’individu à sa filiation ?

En fait, de même que l'homme vient à la vie par le canal de ses parents, ainsi, de même,
il est logique qu'il en sorte par le biais de ces derniers ; s’il est malade, c’est que son
existence a besoin d’être alimentée, ce qui implique un besoin d’énergie vitale en
provenance des siens : c’est exactement comme pour le don de sang à transfuser. Tout le
problème se trouve donc dans le fait de la transmission de la Vie. Or, ici, la vie est
sacrée et “l’homme est une vie reçue” qui se détermine, socialement et objectivement,

203
FATOUNA VERGES (P.) : EWE : le verbe et pouvoir des plantes chez les Yoruba, Cité par BRELET (C.) :
Médecines du monde, Paris, Robert Laffond, 2002, p.39.
169

comme une chaîne formée de plusieurs anneaux, nkol ening en Fang ou Pangue monyu,
en Ipunu. Chaque homme, dans sa famille, est un nœud qui maintient, ensemble, le
monde des Ancêtres et de Dieu, d’une part, et le celui des vivants, d’autre part. Tout
individu est un milieu entre Dieu et les hommes, son Père et son Fils, sa Mère et sa
Fille.

Ne faut-il pas souligner qu'avant l'introduction, en Afrique, de la culture occidentale, les


Bantous n'avaient pas de carte d'identité. Leur identité s'exprimait dans la connaissance
qu'ils avaient de leurs origines et de leurs différentes filiations. Et, si, à l’hôpital
moderne, le médecin a besoin de notre carte d’identité pour remplir la feuille de soins
qu’il transmettra bientôt aux services de la Sécurité Sociale, le Nganga, de son côté, a
besoin de la généalogie du patient pour faire agir ses adjuvants invisibles.

L'idée même de la famille élargie prend son sens dans le principe de la généalogie : un
homme et une femme qui ont les mêmes ancêtres, une même généalogie, ne peuvent pas
se marier ; car ils sont des frères. Dans le cas où ces deux personnes viendraient à
consommer l’acte sexuel, ils commettent “Le péché”, Nsem. Et, par cet acte, la maladie
entre dans leur vie : il s’ensuit la dégénérescence de leurs consciences au point que l’un
d’entre les deux, ou, du moins quelqu’un de leur descendance, deviendra fou204.

Si l'on admet que, être malade, c'est se savoir menacé et reconnaître que son existence
est en péril, alors on comprendra la nécessité de la connaissance de sa généalogie. Elle
joue, au point de vue de l’inconscient, un rôle important dans la prise en charge globale
du sujet ; le malade sait qu’il n’est pas seul dans sa souffrance : ses ancêtres sont avec
lui pour l’aider à surmonter son épreuve. C’est d’eux qu’il a reçu la vie et, par
conséquent, il ne mourra pas si ces derniers ne sont pas d’accord ; il lui suffit donc de
s’adresser à eux pour refaire sa vie. C'est à eux qu'il revient de restaurer cette vie
menacée par les aléas de l'existence ; ne va-t-il pas s’initier pour les rencontrer, car ce
sont eux les vrais Nganga ? Ils sont les Beyem mam, (les Connaisseurs des choses de la
vie, des gens pour qui rien n’a de secret) : il leur revient de délier et de déjouer les
traquenards des ouvriers du mal, les sorciers. Le principe de la connaissance de la
généalogie sera donc un principe clé dans la plupart des rites traditionnels où la

204
C’est du moins ce que dit la croyance populaire. Et nous savons, par exemple que, chez les Fang, on tuait les
mongoles et tous les enfants qui présentaient des tares, parce qu’ils étaient supposés êtres des fruits du Péché, Nsem.
170

connaissance du mystère de la naissance est fondamentale pour toute démarche de


guérison et de santé. C'est le cas, par exemple, du rite du Mbumba éyano qui nous
intéresse dans ce travail.

Il est symptomatique de constater qu'il existe un lien fondamental entre la généalogie et


la cosmogonie et que, pour certains peuples, la cosmogonie leur est révélée à un
moment trouble de leur existence. Les récits mythiques qui illustrent, étayent, une
cosmogonie prennent source à une circonstance où la communauté se trouve menacée
par une guerre (étant entendu que chez les Bantous, la guerre elle-même, est une forme
de maladie). De même que le vent terrasse les arbres, de même la guerre tue les piliers
vivants d'une nation ; les pères meurent aussi bien que les fils. Ce fut le cas des Fang qui
lors d'une guerre contre les Mvele, découvrirent le fondement même de leur Pensée
politique, sociale ou religieuse et, partant, leur cosmogonie. Selon Tsira Ndong
Ndoutoume, Oyono Ada Ngono était, comme la plupart des tradithérapeutes, un grand
musicien, un grand danseur, un Nyem man, un guerrier ; c’est après avoir été touché par
des flèches empoisonnées de l'adversaire qu’il tomba dans un coma initiatique et
découvrit la cosmogonie : « Oyono Ada Ngono, grand musicien et grand guerrier, dans
son coma, entra dans le néant. Il ne voyait rien, il n’y avait rien. EYO, l’Invisible et le
Sans Forme, engendra Ngoss Eyo, le Cuivre (…) ».205.

D’après les Anciens, et, au regard de ce mythe, le peuple Fañ a compris le sens de sa
destinée à partir d’une épreuve existentielle, car le Mvett, qui est un art qui dévoile le
sens de la vie et du monde chez les Fañ, n’a été rendu possible qu’à partir de ce coma
d’Oyono Ada Ngono. La maladie, comme la guerre, saisit l’homme dans sa totalité, elle
l’ébranle et lui découvre le sens de sa destinée. Peut-être est-ce à cause de ce coma
initial qu’il faille, grâce à la manducation de l’Iboga, perdre conscience pour déboucher
sur l’Inconscient afin de restructurer la totalité de son être. Cela dit, dans le rite Melan,
l’initié revit le coma pour entrer dans son histoire…

Prenant en compte ce mythe, le coma d’Oyono Ada, nous devons dire que la médecine
traditionnelle privilégie une catégorie du récit dit « prédictif »206 et donne une

205
Tsira NDONG NDOUTOUME, Le Mvett, livre 2, Paris, Présence Africaine, 1975, p.9.

206
TODOROV, cité par GENETTE (G.) : Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 229.
171

importance capitale au rêve. En fait, le coma dont il est ici question désigne la grande
initiation et dans le rite du melan, chez les fang, celui qui s’initie entre souvent dans un
coma initiatique. C’est ainsi que ses rêves deviendront, désormais, des récits qui le
concerne et concerne aussi toute sa communauté : l’initié est un prophète. Ses récits
oniriques entrent donc dans la dimension des rêves prémonitoires : divinations des
marabouts, prophéties des devins, sentences des oracles, interprétations des signes
révélateurs d’avenir. Le rêve est si important pour la médecine traditionnelle, en
Afrique, parce qu’il occupe une place combien importante dans la vie de chaque
citoyens207. Dans notre Afrique traditionnelle, le discours du rêve est chargé de
signification : le cas du prophète fou ou de la prêtresse dont parle Sony Labou Tansi
dans Les Sept solitudes de Lorsa Lopez (Ngomédé, p. 75). Ici, le rêve est porteur d’un
message annonciateur de la mort d’un personnage important de la cité. Amadou
Kourouma va montrer avec beaucoup plus de pertinence et de gravité l’importance du
rêve dans le champ du politique africain. Les politiques ne seraient-ils pas les premiers
consommateurs des produits tradithérapeutiques et de tradithérapeutes en Afrique ?
Qu’est-ce qui pratique le plus de fétichisme et qui ne peut se passer de féticheurs ou de
marabouts : n’est-ce pas cette catégorie d’acteurs sociaux ?

A travers Les Soleils des Indépendances, Kourouma montre, à certains endroits de


l’ouvrage, comment les Bantous sont attentifs à ce qui se passe dans l’univers imaginal
et onirique. Le rêve n’est pas un simple discours intime qui plonge le sujet dans son
inconscient psychologique, il devient le discours prophétique. Chacun est à même de
faire des rêves qui concernent l’avenir de la communauté, et, pour cette raison, celui qui
ne dit pas ses rêves se rend coupable des événements que l’on n’aurait pu éviter. C’est
le cas du personnage emblématique de l’œuvre de Kourouma : Fama Doumboya, un
ancien chef traditionnel déchu à qui pour tout honneur, la colonisation a substitué le
trône par une carte d’indenté et du parti unique le réduisant ainsi à la mendicité. Ce
dernier a fait un rêve qui avait risqué de lui coûter la vie, parce qu’il mettait en cène des
personnalités de la république des Ébènes : quelques-uns parmi eux fomentaient un
coup d’Etat. Cependant, Fama avait omis de raconter le récit de son rêve aux dignitaires

207
Divers ouvrages de la littérature africains d’expression française sont une illustration pathétique et on parlerait
allégrement des auteurs comme : Sony Labou Tansi, Amadou Kourouma, Hamadou Ampaté ou Hamadou Ampaté
Bah, pour ne citer que ceux-là.
172

du parti unique. Parce qu’il avait fait le rêve et parce qu’il n’avait rien dit aux hauts
responsables du parti, le Prince Dumbouya est jugé et condamné à faire une prison.

Notons que, dans champ du politique, ces récits prédictifs entraînent, concrètement, des
conséquences dangereuses en Afrique, où la mentalité fétichiste continue à être un
facteur de sous-développement mental. Qui écoutent les rêves et en délivrent le sens en
Afrique si ce n’est le tradithérapeute ou Nganga ? Beaucoup d’hommes politiques
africains ne sont-ils pas friands de fétiches au point de privilégier le discours irrationnel,
rêves ?

Si on dit que le propos de Kourouma n’est qu’une fiction romanesque, il n’en demeure
cependant pas moins vrai que cette narration traduit une réalité : certains hommes
politiques africains écoutent les discours irrationnels, les rêves. Tenons, à titre
d’exemple, au Gabon, l’on se souviendra du procès contre un marabout venant de
l’Afrique de l’Ouest à la Haute Cour de Justice de Libreville. C’était à la fin des années
80. Consulté par de hauts gradés de l’armée gabonaise, il leur avait dit que “le fauteuil
présidentiel était vide”. Il voyait cela dans ses rêves. Les hommes politiques gabonais
qui étaient dans le complot s’organisèrent pour évincer le Chef de l’Etat, Omar Bongo,
mais, et, fort malheureusement, ils s’aperçurent que le fauteuil présidentiel était encore
trop occupé. A preuve, en 2005, Bongo se présente encore comme candidat à sa propre
succession à l’élection présidentielle de cette année là.

Par conséquent, il nous semble qu’il soit important de jeter un regard inquisiteur sur ces
récits « prédictifs» délivrés par des tradithérapeutes ce, surtout, à cause de leur caractère
funeste et des conséquences qu’ils entraînent socialement : les conflits familiaux, des
emprisonnements des présumés coupables. C’est dans l’analyse du rêve que, à notre
humble avis, réside le caractère funeste de l’étiologie traditionnelle africaine, à cause,
justement de la recherche du prétexte, à l’amont, d’un agent pathogène humain.

Conclusion de la première partie


173

Les soins de santé ne sont pas seulement une question somatique ou psychologique,
mais les deux à la fois. Ainsi, dans la culture gabonaise, les patients ne s’attendent pas à
une thérapie purement physico-chimique ; et la médecine n’est pas conçue, dans leur
mentalité, comme une science qui soulage les maux du corps, mais l’Homme. Car dans
la société traditionnelle, l’homme est Un et le soignant doit pouvoir être attentif à la
diversité des éléments qui structurent sa personnalité profonde. Le Bantou n’a pas
besoin d’une pratique médicale totalement impersonnelle visant tout simplement à
l’amélioration de fonctions organiques momentanément perturbées. Une telle
perspective thérapeutique, qui ne tient pas compte de la structure existentielle du
Bantou, désintègre en profondeur la perception que le Gabonais se fait de lui-même et
du monde.

Le malade doit se faire porter par le tradithérapeute et la société initiatique et s’identifier


à son archétype pour retrouver sa santé physique et mentale. Cette idée se trouve au
fond de toutes les cultures du monde où la médecine est toujours perçue comme un art
qui a pour objet : la restauration de la santé de l’individu.

Ainsi, en médecine traditionnelle, la maladie ne semble pas contenir une explication


positivement matérialiste, mais transcendantale. Dans l’univers des guérisseurs, la
raison n’est pas triomphante au sens où, avec la révolution galiléenne l’homme a, sur le
monde, une maîtrise de l’ordre des choses. Les Nganga n’ont pas de point de vue
objectif des choses et cela a pour intérêt de prendre en compte aussi bien l’intimité de
l’homme lui-même et Dieu en tant que point de départ et point d’arrivée de toute
connaissance.

Nous sommes face à une véritable illustration de la subjectivité se déterminant, à travers


le rêve, comme une sorte de voie royale pour accéder à la pleine vérité de la
personnalité du malade. La connaissance de soi devenant, par conséquent, le moment de
l’ouverture de soi à soi-même comme une sorte de descente en soi qui permet au sujet
d’examiner les différentes couches de la sédimentation de sa conscience. L’analyse des
différentes couches de stratification qui composent la personnalité de la personne ne
sont rien d’autre que notre histoire personnelle en relation avec celle de notre famille
tant au plan biologique que spirituel.
174

Lorsque L’abbé Noël Ngwa pose la question de la vision de l’initié, il tente une
explication rationnelle en se fondant sur les données de la psychologie. Il envisage alors
la conscience humaine comme une longue sédimentation de notre histoire biologique et
spirituelle208. A partir de son analyse nous retrouvons un fondement
psychogénéalogique à la médecine traditionnelle.

Pour les psychologues, l’âme humaine est comparable à une étendue d’eau étale, dont la
surface représenterait l’activité consciente de l’homme et la profondeur, la partie
inconsciente de l’âme. L’inconscient serait alors l’ensemble des phénomènes
psychiques qui échappent à la conscience, et le subconscient, l’état psychique dont le
sujet n’a pas immédiatement conscience, mais qui influe sur son comportement.
Habituellement, l’activité consciente de l’homme exerce une sorte de censure sur les
phénomènes psychiques inconscients. Voilà pourquoi ceux-ci ne peuvent s’exprimer
que durant le sommeil. Pendant que nous dormons, en effet, nous n’avons plus le
contrôle de notre activité psychique qui se donne libre cours. Le sommeil n’est-il pas
une véritable petite mort ?

Au fond de cette étendue d’eau qu’est l’âme humaine, se déposent des informations
généalogiques relatives à tout un chacun, comme les sédiments de feuilles mortes
tapissent, année après année, le fond d’un étang. Le subconscient, en tant que banque de
données psychiques, serait, ainsi, un héritage : la mémoire de l’humanité. La personne
qui a consommé de l’iboga et qui a entrepris un “ voyage ” dans le cadre d’une initiation
sans absorption du “ bois sacré ”, fait état de “ visions ” au cours desquelles s’effectuent
des “ rencontres ” avec Autrui.

La médecine traditionnelle a, à cet effet, pour objet de s’intéresser à notre histoire afin
de démasquer l’origine de nos troubles et, sur ce point, nous devons dire qu’elle est une
forme de psychothérapie qui tient compte de notre généalogie personnelle. Toutes les
formes de maladie, au regard de la médecine traditionnelle, doivent être appréhendées
en terme de fait historique relativement à notre histoire familiale et sociale.

Le tradithérapeute impose généralement la présence des membres d’une famille, comme


le suggère le titre de l’ouvrage de Chantal Rialland : Cette famille qui vit en nous. Cet

208
NGWA NGUEMA (N) : Rites initiatique gabonais à la rencontre de l’Evangile, Kinshasa, 2000.
175

ouvrage rencontre et permet de comprendre les données de la médecine rituelle


initiatique gabonaise notamment celle du Mboumba éyano. Il y a donc une forte
proximité entre la médecine traditionnelle au Gabon, et la psychogénéalogie. Les deux
pratiques thérapeutiques permettent, sans ambiguïté, d’affirmer que « nous sommes des
maillons d’une chaîne pleine de personnages que nous connaissons bien, père, mère,
grands-parents, frères ou sœurs ; et d’autres, dont nous ne savons pas grand-chose (ou
rien), mais leur trace subsiste en nous, à travers des secrets, des non-dits, des allusions,
transmis par nos parents » (Chantal Rialland)209.

A les observer on pourrait dire, selon les praticiens, tant ceux du côté de la médecine
traditionnelle que ceux du côté des psychothérapeutes qui partent de la généalogie pour
donner sens à nos maux, que toute thérapie, comme toute maladie, sont liées à l’histoire
intime de la victime : les maladies sont le fait du patrimoine psychogénéalogique du
patient. En s’identifiant à la psychogénéalogie, elle identifie tout aussi bien son objet,
non pas à proprement parler à celle de la médecine expérimentale, mais plutôt à ceux de
la psychogénéalogie. Quels sont donc les objectifs de la psychogénéalogie pour que
nous en saisissions les enjeux et le sens des pratiques de la médecine traditionnelle par
rapport à la personne ?

Pour Chantal Rialland, la psychogénéalogie permet de saisir les problèmes de notre vie,
nos angoisses, nos échecs, nos réussites, comme des éléments liés à notre historicité.
Dans ce cas, elle aurait fondamentalement deux objectifs. Le premier consiste à faire
prendre conscience à l’individu « des mécanismes familiaux de cette famille qui nous
habite », en sachant que « nous sommes le fruit d’une longue chaîne »210. L’auteur
explique que nous sommes habités par les nôtres, tel que peut le montrer la génétique au
point de vue de la transmission de caractères génétiques. En recevant la vie de la part de
nos parents, notre vie est non pas une sorte de succession de vie qui va des grands-
parents à nous, mais leur propre vie comprise dans la nôtre. N’est-ce point là une
certaine façon d’envisager l’éternité en tant que notre prolongement au-delà du temps et
de ce que nous sommes ? Nous sommes, à cet effet, le fruit d’un ensemble d’influences
qui structure à l’insu de notre conscience, notre vie.

209
RIALLAND (C.) : Cette famille qui vit en nous, Paris, Robert Laffont, 1994.
210
Ibidem, p.15
176

La seconde dimension de la psychogénéalogie consiste « à nous libérer des emprises


familiales qui nous empêchent de vivre selon notre désir »211. Toutefois, s’il est possible
de parler d’une identité d’objet, entre la psychogénéalogie universitaire et la médecine
traditionnelle, on n’oublie pas de mentionner que leurs méthodes sont tout à fait
différentes. Pourtant, relevons une réalité : l’élément principal qui constitue le
fondement thérapeutique de la médecine traditionnelle, autant que celui de la
psychogénéalogie, n’est autre chose que la question de l’identité.

Par contre, en terme de quête de l’identité, la médecine traditionnelle cesse de se


déterminer comme une simple psychopathologique ; car elle devient ce que nous allons
appeler une “philopsychogénéalogie”. Ce concept désigne, pour nous, la philosophie en
terme de quête de sens de notre identité par la compréhension du sens de notre maladie
par rapport à notre histoire intime. Il y a alors, au cœur de ma maladie, moi-même, ma
famille et mes croyances, une relation intime ; les symptômes d’une maladie traduisent
souvent quelque chose de mon intimité. De fait, avant d’être une psychopathologie, la
médecine traditionnelle doit d’abord s’entendre comme une philosophie de la santé dont
la finalité reste la connaissance de ce qui constitue la bête humaine comme personne :
l’âme en sa relation à la divinité et à l’environnement.

L’intérêt d’une telle détermination de la médecine traditionnelle en terme de


philopsychogénéalogie doit faire de cette dernière une philosophie. Une telle
affirmation apologétique exige pourtant la justification d’un contenu philosophique dans
la mesure où celle-ci pourrait comporter des enjeux idéologiques. L’idée de tradition est
le premier point qui mérite ici d’être discuté et précisé pour nous éviter d’entrer dans
une discussion idéologique capable de nous éloigner de nos véritables objectifs.

Ainsi, précisons dès à présent que l’intention constituante de notre propos n’est pas de
présenter l’éventuel contenu philosophique de la médecine traditionnelle, mais de le
discuter et de le préciser dès lors qu’il est capable de se laisser éclairer par les lumières
de la raison. Mieux, le problème essentiel qui attire notre attention consiste dans une
démarche qui permet de mieux prendre l’homme en charge dans le domaine médical en
vue de promouvoir une plus grande humanité entre les hommes.

211
Ibidem, p.15.
177
178

Deuxième partie : l’exercice de la médecine


traditionnelle au Gabon

Chapitre 4 : L’approche africaine du thérapeute : le Nganga

A) Le médecin traditionnel ou Nganga ou Ngegan

En Afrique, le médecin, le prêtre sont naturellement appréhendés comme des sorciers (il
ne peut en être autrement) : la connaissance du corps humain et le savoir des plantes
médicinales relèvent de la mystique. Et, dans les cultures traditionnelles, la vie est
sacrée, c’est pourquoi ceux qui s’occupent de la santé physique ou mentale ne peuvent
pas ne pas entretenir une quelconque relation avec le domaine du sacré, cela est à
savoir : le tradithérapeute est un liturgiste au contact d’une parole suprême qui fait agir
l’homme, faisant ainsi des lâches, des héros dès lors qu’ils ont la volonté. C’est dans cet
esprit que Nganga (l’homme-médecin) cherche dans la nature, auprès des plantes et des
animaux tous les condiments nécessaires à la préparation de remèdes utilisés pour
combattre quantité de maladies physiques, mais également les mauvais sorts, les
mauvais regards, la stérilité, l’impuissance sexuelle, etc. Quelle est donc la
représentation du médecin dans la société traditionnelle bantoue ? Il est un homme qui
aux yeux des Gabonais, soigne des maux de tous ordres, ceux de l’âme autant que ceux
du corps. Ainsi pour le profane, le médecin, comme le tradipraticien est à la fois : le
pharmacien et le médecin, puisque le tradithérapeute est lui-même pharmacien et
médecin à la fois.

Afin de donner une représentation du médecin, nous partirons d’un masque fang, celui
du Ngo ntang : celui-ci nous suggère une image qui fait du médecin un voyant, un être
au regard pénétrant ! Ce masque (cette danse) représente, à nos yeux, le médecin
179

traditionnel ou tradithérapeute, le Nganga, dont l’activité repose sur les mécanismes


d’un ordre surnaturel relatif à la Force, à l’Etre212.

Ce masque, souvent de couleur blanche, comporte trois faces qui elles-mêmes,


symbolisent du point de vue de l’ésotérisme, les trois dimensions de l’Etre et ses
différents modes d’action dans l’univers matériel et spirituel. Pour les bantoues, le
médecin accompli doit pouvoir maîtriser les codes de ces différents ordres du mystère
de l’existence afin d’arriver à rétablir l’équilibre souvent menacé, sur tous les plans, par
la maladie.

Cela dit, dans la société traditionnelle africaine bantoue, le médecin crédible est celui
qui peut, par son savoir, maîtriser les trois espaces cognitives qui correspondent à trois
catégories d’hommes que nous rencontrons dans cette société : Nnem, Ngolgole et
Mimie. Ces trois catégories, comme nous le verrons dans le mythe de l’Evus, sont des
formes de pouvoirs naturels et surnaturels qui poussent chacun de nous à agir soit pour
le bien soit pour le mal.

Représenter le médecin par Ngo Ntang, c’est penser qu’il pourrait maîtriser les trois
types de personnes en relation dans la société humaine à savoir : Beyem, Miémié et les
Ngolgole. C’est pour cette raison que le tradithérapeute commencera toujours, en secret,
à s’interroger sur la catégorie sociale de la force de son patient afin de trouver des
médicaments adéquats. La société traditionnelle africaine est donc un « système à la fois
suprasensible et matériel (…) institué par “Dieu” et les hommes »213.

Dans Cette perspective, le médecin, comme le tradithérapeute, est l’homme de la


nature, un familier du divin, habitant des bois sacrés : c’est là qu’il est en relation
permanente avec la Divinité. En Afrique, il est difficile de concevoir l’idée d’un
thérapeute qui soit indifférent au domaine religieux et qui ne vivrait une certaine
complicité avec la nature, lieu de la manifestation des forces ancestrales, des génies et
de Dieu.

Ces forces vont se révéler au médecin selon leur catégorie et selon celle du médecin lui-
même. Mais chaque partie respecte ses limites, ses limites infranchissables, parce que

212
Pour le bantoue la Force est l’Etre autant que l’Etre est force.
180

fixées de tout temps par la nature. Qu’est-ce donc que la nature chez le Bantou ? N’est-
elle pas cette communauté de forces organisées, ce « composé des morts, des vivants et
de ceux qui sont encore à naître » ?

Certes, cependant, ici, « ce sont les vivants qui font face aux problèmes réels de la vie et
qui par conséquent, ont la priorité. Selon la promesse des Ancêtres, les vivants peuvent
résoudre ces problèmes s’ils obéissent aux règles. Mais les ancêtres, eux aussi, doivent
se soumettre aux règles. De ce point de vue, les esprits deviennent les serviteurs des
hommes vivants »214. Or, pour que les esprits deviennent le serviteur d’un
tradithérapeute, ce dernier s’initie à la science de l’Evus, donc à la sorcellerie : c’est
pour cette raison que l’on appréhende le médecin comme un sorcier. Mais il s’agit d’une
autre sorcellerie différente de celle du tradithérapeute, pense-t-on souvent, en Afrique ?

Notons que la notion de sorcellerie peut être une notion des plus ambiguës dans les
« anciennes » sociétés africaines : elle n’est pas le domaine réservé au Mal tel qu’on
pourrait l’entendre chez les occidentaux. Dans les sociétés africaines, la distinction entre
le Bien et le Mal, par rapport à la sorcellerie, est nuancée. Ainsi, chez les MAKA de
l’Est du Cameroun, le « djambé », l’instrument de la sorcellerie, est une force ou un être
qui est tapi dans le ventre d’un individu et qui lui permet d’accomplir des choses
exceptionnelles qui peuvent relever du Bien comme du Mal. Le « djambé » n’est, en
réalité, autre chose que l’Evus dont on parlera dans les chapitres suivants.

La sorcellerie peut être utilisée dans un sens plus positif pour guérir, ou pour accumuler
des richesses. En ce sens, la santé et la richesse dépendent de la manipulation de la
nature par l’homme. Cette représentation de la nature comme domaine des forces
connues par les sorciers est présente dans la plupart des cultures bantoues. C’est ainsi
que même chez les Gbaya de la République Centre africaine, le « doua », le «vampire»,
en français, désigne la force, le pouvoir mystérieux qui permet d’accomplir des choses
extraordinaires par utilisation de la nature soit dans l’intention du Bien ou du Mal.
Pour mieux savoir ce qu’on attend d’un médecin en Afrique, étudions la représentation
du tradithérapeute.

213
DAVIDSON (B) : Les Bantous…, seuil, Paris, 1969, p.46.
214
Ibidem, p.137
181

a) La représentation de « l’homme-médecine » : Nganga

Le mot Nganga n’est pas spécifique aux gabonais ; on le trouve un peu partout en
Afrique noire. En se référant au livre du docteur Anne Retel-Laurentin, Sorcellerie et
ordalies, on dira que le terme Nganga terme que l’on rend aujourd’hui par
tradipraticien, varie selon les pays : en Afrique occidentale, dans l’ethnie Fon (Bénin),
le migan est un grand prêtre féticheur ; au Nigeria, il est un magicien du mal ; au
Cameroun, il est un devin (mboe-ngan), un « médecin-féticheur) (ngan-ngan) chez les
Boulou215. Quant à ce qui concerne le Gabon le Nganga, aussi bien chez les Punu que
dans toutes les ethnies : Mitsogo, les Pongwé…, il est un anti-sorcier. Chez les Fang, on
parle surtout de Ngegan en tant que spécialiste des rites, connaisseur des choses de la
vie, c’est-à-dire un Nyem mam. C’est positivement que ce qualificatif est utilisé pour
désigner “l’homme-au-pouvoir-extraordinaire”, grâce à qui l’on peut établir une
relation entre le monde des réalités invisibles et celui des réalités matérielles.

Dès qu’il est question de Nganga ou de Ngegan, dans le monde bantou, c’est qu’on
parle de médecine traditionnelle, de la connaissance des plantes, des rites et de la
manipulation des forces du monde physique et du monde non-physique : « Son action
thérapeutique est à la fois physique, par la vertu des substances utilisées, et religieuse
par sa prière à l’adresse du créateur unique, du maître incontesté qui seul pourra
reconstituer l’harmonie que représente la santé ou le bien » (Walter Munz)216.

Pour le Docteur M, psychiatre à Libreville, le Nganga est un guérisseur, c’est-à-dire


quelqu’un qui soulage la misère humaine à travers ses différentes facettes, à savoir :
physique, morale ou spirituelle ; cette misère humaine peut être en rapport avec la
problématique de l’individu et son environnement. Aussi, dit-il que le Nganga pourrait
être perçu comme un trait d’union entre l’individu et l’organisation invisible de la
réalité. A cet effet, pour Monsieur E. M. M’O., tradithérapeute, un Nganga, se considère

215
RETEL-LAURENTIN (A) : Sorcellerie et Ordalies…, éd. anthropos, Paris, 1974, p.66
216
MUNTZ (W.) : Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains, op-cit. pp.134-135.
182

lui-même, au fil du temps, tel un individu qui fait corps avec la nature parce que, du
haut de son art, il a appris à communiquer avec les plantes, mais aussi avec les autres
êtres de la nature, affirme-t-il si souvent (dans ses entretiens)217. Pour lui, la maladie est
un tout : tout peut être malade, une voiture qui a écrasé une personne est malade ; une
voiture qui a transporté un cadavre est malade ; une forêt peut être malade et il
appartient au Nganga de la soigner afin que tout le monde en tire profit ; la nature est
donc une pharmacopée vivante avec laquelle il communique et de ces échanges
mystiques naissent des préparations médicinales chargées de soigner le corps autant que
l’esprit. Le malade trouve sa guérison à travers l’intervention du Sacré par l’entremise
du Nganga.

Le Nganga utilise un discours imagé, symbolique, pour lui, tout est signe ; il y a
nécessité de chercher le sens caché des événements : aussi, un rêve n’aura jamais le sens
que lui donnent les psychanalystes de l’école freudienne ; il n’y a pas de rêve, il n’y a
que des réalités révélées. Pour lui, le rêve lui-même n’est qu’un tissu de métaphores
habilement construit par le monde des esprits qui nous fait signe. Certains troubles
peuvent constituer des avertissements de la part de ces ancêtres qui rappellent « la
sourde Loi qui nous lie aux actes » et disent le « grand Pacte qui lie, qui lie à la Loi
notre sort » (Birago Diop)218. Pour être Nganga, l’homme doit s’initier au langage des
signes et en comprendre la divine signification et, comme le disait Léopold Sédar
Senghor, « tout est signe et sens en même temps pour le Négro-africain, chaque être,
chaque chose, mais aussi la matière, la forme, la couleur, l’odeur et le geste, le rythme
et le timbre : la couleur du pagne, la forme de la kora, le dessin des sandales de la
mariée, les pas et les gestes du danseur, et le masque, que sais-je ?219

Ce langage imagé correspond bien à cette médecine à tonalité spirituelle puisque,


comme le dit M. Eliade, « l’esprit utilise les Images pour saisir la réalité ultime des
choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste d’une manière
contradictoire, et par conséquent ne saurait être exprimée par des concepts. (…) c’est
donc l’Image comme telle, qui en tant que faisceau de significations, qui sont vraies, et

217
Il est regrettable que ce Monsieur n’ait pas encore publié d’ouvrages sur les pratiques de la médecine
traditionnelles. Nous faisons, ici, la syntèse de nos entretiens du mois de juillet 2003 à Libreville.
218
DIOP (B.) : Leurres et lueurs, Paris, Présence Africaine, 1967.
219
SENGHOR (L. S.) : Ethiopiques, Paris, Seuil, (post-face)
183

non pas une seule de ses significations ou un seul de ses nombreux plans de
référence »220. Pour parler d’une contraction musculaire, d’une douleur pénétrante, le
Bantou dira : ça mord, donc c’est un ver qui me fait souffrir.

Le Nganga est alors celui qui interprète les rêves : après avoir écouté les plaintes du
patient, il s’endort, et, au cours de la nuit, lui sont révélées la cause de la maladie, la
conduite à tenir et la thérapeutique : l’indication de l’initiation, si nécessaire, les feuilles
et les écorces, les racines et les noms des arbres et surtout la façon de les préparer. A
titre d’exemple, un jour qu’on emmena un malade à une initiatrice de grande réputation,
le malade était un Blanc européen. Désemparée, elle ne savait quoi faire à ce malade et
se dit à elle-même : « qu’est-ce que je vais pouvoir faire à ce monsieur », puis elle se
coucha. Pendant qu’elle dormait, elle fit ce rêve : quelqu’un lui montrait une plante qui
se trouvait dans sans concession. Il lui demandait de la cueillir et de la faire boire en
infusion à son patient. A son réveil, elle observa toutes les recommandations que lui
avait prodigués l’esprit et, comme par miracle, ce Monsieur, qui venait d’Italie, se
trouva mieux et la guérison s’en est suivie. Pour remercier la guérisseuse, ce dernier lui
construisit une maison de soins et la pria de venir avec elle en Italie.

Dans la société traditionnelle, le Nganga est perçu comme un homme doué de puissance
et, surtout, d’un savoir qui lui permet d’interpréter des phénomènes pour débusquer ce
qui s’y est caché. C’est un Nyem mam, c’est-à-dire le connaisseur des choses de la vie,
capable d’influencer le destin d’un individu grâce à ses « Objets de Puissance »,
Menguire ; c’est un familier du monde d’Evus et de l’Au-delà. Comme les chrétiens
catholiques, les Gabonais croient en un Dieu créateur du monde visible et invisible, et
pensent que le monde invisible n’est invisible qu’à ceux qui ne peuvent pas percevoir ce
qui est visible dans l’invisible, ceux qui ne peuvent “visionner l’invisible”. Le Nganga
ou le Ngegan, est un personnage qui peut apercevoir ce qui est voilé parce qu’il a
développé certaines facultés qui lui permettent d’intégrer le monde Invisible et du
Mgwel ou de Ekoume mekong (mot fang qui signifie souche de flèches), monde de la
nuit, des «vampires» et de la superpuissance.

220
ELIADE (M) : Image et symboles, Paris, Gallimard, p.17
184

Le Nganga se comprend lui-même comme un personnage hybride vivant dans le rapport


du Visible et de l’Invisible. Toutefois, il convient de ne pas le confondre à un sorcier. À
cet effet, il n’est pas meilleure explication que celle que Walker emprunte à Mambeke-
Boucher : « S’il faut retenir que le Nganga, communément appelé féticheur, n’est pas
un charlatan, il y a également lieu de tenir compte que le sorcier n’est pas plus Nganga
que le médecin n’est un prestidigitateur ou un imposteur »221. Les Nganga ont des
spécialités ; car on ne s’improvise pas tradithérapeute et aucun d’entre eux n’a la
prétention de soigner toutes les maladies.

Il dispose donc des facultés naturelles, ou surnaturelles, lui permettant de comprendre


(d’être sensible à) la surréalité, c’est pourquoi l’on pense qu’il est un mystique, dans la
mesure où il entre en dialogue avec ce qui n’est pas perceptible par nos cinq sens. Le
Nganga ne cherche pas à dominer la nature, au contraire, il veut communiquer avec elle,
la pénétrer pour l’utiliser afin de s’élever spirituellement grâce à sa collaboration avec
la nature : le Nganga est un collaborateur de la nature. Il a une vue totalisante de
l’univers et de ses lois ; ce, sachant que la culture bantoue est une société à univers
multiple où le non-dit est plus important que ce qui est dit objectivement. Le Nganga
reste donc attentif au non-dit des événements, à l’exemple de la maladie qui surgit
brutalement et nous arrache à la vie.

Pour Mgr André Raponda Walker, auteur de : Les plantes utiles du Gabon, le Nganga
n’est que vulgairement appelé “féticheur” et nommé “sorcier ”. Pour lui, le Nganga
est un « dispensateur de charme et de philtres d’amour, ces mages, qui font l’oracle du
pays, détiennent maints secrets bénéfiques, ou maléfiques, au nombre desquels il faut
signaler une connaissance étendue des diverses propriétés de certaines plantes… »222.
Pour contrecarrer le sorcier [lui aussi est un collaborateur de la nature, mais il collabore
avec les forces du Mal alors que le second utilise les forces du Bien], on a besoin du
Nganga parce qu’on lui accorde un pouvoir lui permettant d’agir sur l’univers
environnant au moyen de sa seule pensée, de sa parole ou à partir des gestes

221
Cité par WALKER, Ibidem., p 36

222
Ibidem, p32.
185

symboliques ou rituels. Par ailleurs, André Raponda Walker distingue deux sens dans le
concept de Nganga. Ces deux sens, selon l’auteur, sont absolument distincts :

Le premier, écrit-t-il, correspond à « médecin, guérisseur, rebouteux » en un mot, celui


qui fait profession de soigner les gens. (…) L’autre sens correspond aux pratiques
occultes – telles que divination, magie – et peut se rendre par les termes français
suivants : « devin, enchanteur, nécromancien, magicien, mage, diseur de bonnes
aventures, faiseur de charmes, de filtres, de talismans bénéfiques, spirite, voyant,
exorciseur, médium223.

Il nous paraît plus opportun, eu égard à la pratique de l’initiation dans la médecine


tradithérapeute ne, de définir le Nganga par le concept de médium ou prophète, dans la
mesure où il est une sorte de facilitateur entre le Visible et l’Invisible. On ne devrait
certainement pas le confondre à un sorcier, mais l’approcher tel que le suggèrent H.
Deschamps et Raponda Walker, comme un “devin-guérisseur”, parce que, dans son
quotidien, il remplit effectivement les deux fonctions auxquelles renvoient le concept
qui le définit : le Nganga.

Son attention porte essentiellement sur les réalités cosmiques qui rythment l’existence
humaine. Mais il est d’abord un spécialiste des plantes utiles pour la santé tant du corps
que de l’âme. Et il est évident que, si les modernes peuvent l’aborder sans préjugé
aucun, il est capable de nous livrer un savoir ancestral utile à l’humanité aussi bien sur
le plan de la santé que sur celui des connaissances mystiques et philosophiques. Il y a
moins d’un siècle, dans les années 1930, les Nganga de la secte Mwiri pratiquaient
l’autopsie rituelle pour déceler les causes du décès. Certains avaient, alors, une
connaissance précise de l’anatomie humaine et animale. André Raponda Walker, qui a
travaillé avec Roger Sillan sur les rites initiatiques et les croyances, atteste que le
Nganga dispose d’un savoir ésotérique sur les plantes dont certaines sont “magiques”.
Qu’on le nomme Bala-awalé, c’est-à-dire “Grand illuminé, comme en Éthiopie, ou
Babalawo, c’est-à-dire “Père du secret”, comme chez les Yoruba du Nigeria et du

223
Ibidem,
186

Bénin, ces “prêtre-médecins” sont les « conservateurs des secrets de la genèse


cosmique », comme le dit Hampaté Bâ

Les tradithérapeutes sont détenteurs d'un savoir ésotérique qui leur confère un pouvoir
sur « les choses de la vie » et celui qui leur fait confiance, en venant se soigner chez
eux, accepte implicitement de devenir, lui aussi, un savant. De par le truchement de sa
maladie, le néophyte va acquérir des connaissances particulières sur lui-même ; ce sont
des renseignements précieux sur son existence et sur sa relation avec la communauté
dans laquelle il vit. Il comprendra alors qu'il est un être pour la relation, une relation qui
comporte une résonance élémentaire entre lui et les éléments, mais aussi avec toutes les
dimensions visibles et invisibles du monde dans lequel il est inséré.

Le patient doit donc être attentif à ce qui se déroule, se meut, autour de lui, tout au long
de son séjour thérapeutique chez le Nganga. Ainsi se justifie l'extrême complicité qui
doit exister entre le tradithérapeute et son patient dans la mesure où l’on sait qu’il
connaît aussi les propriétés pharmacodynamiques des végétaux dont il fait usage dans
ses remèdes. Raponda écrit à ce sujet :

Nous avons connu, tant en Oubangui qu’au Gabon, des vieux Nganga à qui aucune
plante médicinale n’était étrangère. Leurs connaissances s’étendaient jusqu’aux
insectes, aux roches etc.…, en un mot, à tous les domaines botaniques, zoologique et
minéralogique. Pour eux, tout avait un nom et ils ne faisaient que très rarement
d’erreur224 !

Ce qui est naturellement dommage, c’est que ces Nganga meurent avec leurs
connaissances sans les transmettre ; nous pouvons ainsi parler du feu Angoué Nze qui
était initié à plus de sept rites. Il était un agent du Ministère des Eaux et Forêt, tout
comme M. Mintsa M’Obiang et, selon le Dr Maka, ce Monsieur connaissait les noms de
toutes les essences de la forêt gabonaise. Il connaissait les noms scientifiques des

224
SENGHOR (L. S.) : Ethiopiques, Paris, Seuil, (post-face)
187

plantes en latins et leurs différentes équivalences en chacune des cinq langues


principales du Gabon225.

Le Nganga est un vrai dictionnaire vivant et c’est normalement à son sujet que Amadou
Hampaté Bâ a pu dire qu’“en Afrique, lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque
entière qui prend feu”. En ce sens, le Nganga est un scientifique lorsqu’on admet tout
simplement que sa science est à un stade empirique ; et qu’appelle-on empirisme ? Chez
le Nganga, la forêt se présente comme le grand livre de l’univers où il cherche la vérité,
grâce à l’observation de la nature, perçue comme un texte, une parole à décrypter, à
déchiffrer. Ce qu’elle donne à lire, c’est un univers en mouvement perpétuel : le feu qui
consume ; l’eau qui s’accumule ou qui ronge un rocher ; le vent qui abat les arbres ; les
bestioles qui s’attaquent à l’homme, le tourmentent, le tuent et s’en régalent ; les êtres
vivants qui naissent, croissent, sont détruits etc. Ce monde en mouvement bourdonne
d’activités, dans son être : mouvement perpétuel, mouvement de génération, de
formation et de croissance, mais aussi mouvement de décomposition et de destruction
en vue d’une re-connaissance.

Ainsi, la maladie peut lui apparaître symboliquement comme le vent ; elle fait l’effet
d’un orage dévastateur de la nature sur l’organisme. Dans la forêt, le vent lui apparaît
sous un double aspect : sous l’aspect de forces titanesques, c’est-à-dire violentes et
aveugles, et sous l’aspect de la manifestation du divin, dans ce qu’il a de tendresse ou,
au contraire, d’impétuosité. Celui-ci symbolise la maladie qui cherche à effacer de la
mémoire du « néophyte patient » jusqu’au souvenir d’un bonheur social. Il n’est pas que
force dévastatrice, il peut être bienfaisant pour les corps harassés par une douleur
provoquée par la chaleur torride. En plus, ce vent est un merveilleux instrument de
communication de mystérieux messages, tout comme la maladie peut être le signe que
Dieu appelle.

Le Nganga se détermine donc comme ce sage qui sait que son monde est naturellement
peuplé par ces esprits qui se manifestent à travers le frémissement des arbres, dans le
glougloutement de l’eau, le sifflement du vent, bref tout ce qui vibre.

225
Information donnée par le docteur MAKA, le 30 décembre 2003, in, notre manuscrit p.185
188

b) Son rôle de médiateur entre les Morts et les Vivants

Le tradithérapeute se présente comme un porte-parole, c’est-à-dire quelqu’un qui parle


pour d’autres, il est un délégué aussi bien pour les malades que pour les esprits : le
Nganga est un médiateur. Les malades, notamment les candidats à l’initiation
thérapeutique, le consultent afin qu’il s’adresse, pour eux, aux esprits, qu’il parle à leur
place pour demander des faveurs. On peut, de ce fait, dire du tradithérapeute ce que
Bruno Latour dit des chercheurs : « les chercheurs ne disent rien de plus que ce qui est
inscrit, mais sans leurs commentaire les inscriptions en disent considérablement
moins ! »226. Si on présente le tradithérapeute comme un simple porte-parole des vivants
auprès des esprits et des esprits auprès des vivants, il convient d’ajouter qu’il porte en
lui-même toutes les faiblesses et les qualités d’un porte-parole. Il comporte en lui-même
toutes les limites inhérentes à la finitude humaine ; car « la force d’un porte-parole n’est
pas si grande, puisqu’il n’est par définition qu’un homme ou une femme dont la parole
peut être mise en doute – un Jean, un Professeur, un Davis. Leur force vient de ce qu’ils
parlent non pas tout seul mais en présence de ceux qu’ils représentent » (Bruno
Latour)227. C’est ainsi que le tradithérapeute est obligé de travailler publiquement avec
les hommes tout en convoquant ses adjuvants invisibles.

En effet, le Nganga entretient la relation avec les ancêtres car il sait que l’homme qui
meurt entre dans une autre forme de vie et là, il peut veiller sur le clan, fréquenter les
siens en établissant la communication à partir de ce langage symbolique de la nature
dont les initiés connaissent si bien le vocabulaire. C’est pour cette raison qu’il fait des
sacrifices répondant ainsi aux préoccupations des ancêtres ; le moindre de ses gestes
rend témoignage et tient lieu de vénération pour ses ancêtres. Parce qu’il est conscient
de ne pas être seul au monde, à chaque fois qu’il prend une boisson, avant de la mettre
dans sa bouche, il fait d’abord une offrande aux ancêtres et aux génies, il en verse une
quantité par terre.

226
LATOUR (B.) : La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, op-cit, pp. 172-173.
227
Ibidem, p.173.
189

Il agit ainsi pour conserver l’amitié des ancêtres car comme le soulignait le défunt
Hamadou Kourouma, en Afrique, « le plus proche et le plus efficace des intermédiaires
est encore l’ancêtre : l’ancêtre fondateur du village, ou du clam, parce qu’un lien secret
de sang le relie à sa descendance mâle, tandis qu’un lien de cordon ombilical et de lait le
relie à sa descendance par les femmes »228. L’efficacité de la médecine traditionnelle
est, de fait, relative à ce rapport séculaire entre les Vivants et les Morts : les Vivants
rejoignent les Morts et les individus se rattachent à leurs Ancêtres par la généalogie.
Cela dit, la thérapie traditionnelle constitue, de ce fait, le moment de l’intervention de
ceux-ci (les Morts) dans les affaires de ceux-là (les Vivants).

Sans cette relation primitive et intime entre les Vivants et les Morts, la connaissance du
médicament, le savoir, l’art du Nganga se réduiraient à trop peu de chose. Dès lors,
cette connaissance du Nganga est d’abord une connaissance d’un homme fait d’un
corps, Nyul et d’un esprit, Nsisim, Ombre, image dans l’eau, esprit et âme à la fois.
Mais, si l’idée de corps désigne à la fois le corps vivant, la personne, la maladie, cette
idée ne s’applique pourtant pas aux animaux. Dans cette ligne d’idée, le corps est ce qui
apparaît avec une forme et qui est coloré mais, c’est une idée qui s’applique tout aussi
aux choses, à un arbre, par exemple, comme peut bien le signifier l’expression
suivante : ma wok ngnul, (je sens le corps), expression signifiant : je suis malade.

De par sa connaissance de ce corps capable de souffrance, le Nganga, est


fondamentalement un Nyem mam, parce qu’il sait comment demander le concours des
Morts à tout moment. Il établit la communication avec les ancêtres dès lors qu’il est
attentif et agit sur le souffle qui lui dit « le sort de nos morts qui ne sont pas morts » 229
et son activité consiste à entretenir « le lourd pacte qui nous lie à la vie» (Birago
Diop)230.

C’est donc ce domaine, qui échappe à notre univers habituel, qui fait les délices du
quotidien du Nganga. Les messages dont il est porteur sont destinés à éclairer notre
existence terrestre. En fait, le Nganga est à l’écoute de la parole vivante, celle qui nous
lie aux ancêtres et qui porte le message de l’Invisible. Il est, comme Héraclite, à

228
KOUROUMA (H) : Les soleil des indépendances, Paris, Seuil, 1970, p.75
229
BIRAGO (D) : Les contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1961, pp. 180-181.
230
Ibidem
190

l’écoute, non pas de lui-même, mais d’un ός toujours vivant. Le Nganga est à
l’écoute de la parole sèche, celle du commencement, celle de la conscience
indifférenciée. Il est à l’écoute de la parole humide, celle de la génération du principe de
vie. Il est attentif à la parole du retour, retour des saisons, retour des crues, retour de
l’identique. C’est pour cette raison qu’il peut ouvrir les yeux à celui qui ne voit pas ce
qui vient.

Par contre, au regard de ses pratiques, le Nganga pourrait être assimilé à un


« paranormologue », puisque, dans la société, il est perçu comme le spécialiste de ce qui
est paranormal. Le paranormal est ce qui est au-delà ou en deçà de la norme, c’est-à-dire
quelque chose qui échappe à l’objectivation scientifique. Par conséquent, le Nganga est
le spécialiste du domaine où l’expérimentation est particulièrement malaisée. Car dans
ce domaine, la plupart des faits qu’il met en évidence sont exceptionnels, fugaces, et
difficilement reproductibles.

Pierre Erny définit la « paranormologie » comme science explicative de l’inhabituel.


L’homme tombe sous le coup du paranormal à partir du moment où les lois qui
régissent son univers ordinaire sont bouleversées. Les faits paranormaux « ne sont ni
normaux au sens de statistiquement ordinaires, ni anormaux au sens de pathologiques »
231
(P. Erny). On consulte le Nganga lorsque la maladie ne correspond pas,
empiriquement et rationnellement aux explications, scientifiques. On dit alors qu’elles
relèvent plutôt du domaine des mystères, d’autant plus que nous sommes dans une
société qui admet que des êtres d’un “autre monde” (les esprits, les âmes des défunts,
les génies, les ancêtres) peuvent se manifester concrètement et bousculer notre univers
habituel par des actes susceptibles d’endommager notre organisme ou de nous apporter
le bien-être.

Conformément à la paranormologie en tant que science de ce qui est au-delà de la


norme empirique, le Nganga s’attache à étudier minutieusement des faits et des signes
ou des comportements pourtant objectivement observables, il les apprécie pour dégager
le sens caché des faits. Son but est de déceler la nature et le mécanisme de la maladie ou
des phénomènes concernant l’homme.

231
ERNY (P) : L’homme divers et un, positions en anthropologie, Paris, l’Harmattan, 2001, p. 264.
191

Au Gabon, on a recours au Nganga dès lors qu’on voudrait dépister, par des ordalies,
les responsables d’une action malveillante ou pour soigner un malade ou pour interroger
les mânes des ancêtres. L’opinion générale estime qu’il peut dépister les œuvres des
sorciers maléfiques et détourner les sorts. Stéphanie, tradithérapeute ne du rite Mbumba
éyano, se définit elle-même comme une courroie de transmission entre les vivants et les
morts : « Je suis la courroie de transmission entre le monde des vivants et des morts,
parce que, pour sauver les vivants, je vais chercher les moyens de ma puissance chez les
morts ; parce que, eux, ils ont tout conservé : chez eux tout est intact »232.

De son côté, RAPONDA dit effectivement que les Nganga sont des spécialistes dans
l’art de guérir et d’étudier l’existence de relations entre le monde « visible » et
« invisible ». Ce propos justifie la croyance populaire selon laquelle les Nganga
entretiennent des relations occultes avec les ancêtres et les génies de qui ils tirent leur
pouvoir supra-humain. Dans le film de Jean-Claude Cheyssial, Secrets de femmes, les
tradithérapeutes, à l’exemple de Stéphanie et Nno affirment qu’elles vivent une
expérience mystique avec un esprit qui constitue la base de leur pouvoir de guérison.

c) Le Nganga ou l’artiste thérapeute

Les Nganga sont eux-mêmes des danseurs, autant que leurs adeptes : ils font entrer
leurs malades dans la danse afin de mieux les examiner. Chose curieuse pour un
occidental, tout rite initiatique thérapeutique gabonais de grande importance (par
rapport au nombre d’adeptes) a une danse spécifique qui le caractérise, c’est le cas du
Bwiti et du Biéri. La danse du Bwiti célèbre justement le drame de l’existence, celui de
la naissance de l’enfant comme chute de l’esprit dans un corps et le drame de la mort
comme moment de séparation entre l’esprit et la matière. Ainsi, la connaissance
thérapeutique du Ngegan ou Nganga ne relève pas des exigences des lois scientifiques.
Car chaque « médecin-sorcier » se présente d’abord comme un artiste, un poète, un
danseur…ou un milieu entre l’immanence et la transcendance.

232
Voire Secrets de femmes, Un film de Jean-Claude Cheyssial, VHS Pal, durée : 48’30 Coproduction : RFO/
Dominique RICHARD, Joëlle GUILLEMANT RTG1/ LATITUDE 16/35 avec le concours du Centre National du
Cinéma.
192

Nous pouvons nous intéresser à son accoutrement, à son maquillage et à son discours
lorsqu’il officie, pour nous rendre compte que toute volonté de scientificité dans les
actes de soin du Ngegan ne fera que l’appauvrir. Il travaille publiquement à l’aide des
chants, de la danse aux sons des tam-tams, des tambours et de la harpe Sacrée. Ce cadre
donne sens à son activité. Cette organisation de l’espace thérapeutique permet de donner
sens à une médecine dont le fondement est religieux. Ici, l’homme fait face au mystère
de son existence en se découvrant, non pas comme un maître, plutôt comme un être
intégré dans une totalité. C’est de cette manière qu’il prend conscience du fait que ce
n’est pas lui qui donne sens à l’existence, mais qu’il reçoit sa vie de personne d’autre,
dans la communauté des Vivants et des Morts. En conséquence, ici, la vie est sacrée,
c’est pourquoi le caractère religieux des centres de guérison traditionnelle doit
s’interpréter comme un appel au recueillement.

Les tradithérapeutes doivent créer un cadre qui permette à la vie de se restaurer, d’où
l’importance des différentes décorations et de la musique que l’on trouve dans les
temples : les mbandja. Nous avons presque envie de parler d’une restauration
métaphysique de la santé lorsque nous évoquons l’approche médicale du Ngegan. S’il a
du mérite, ce dernier ne peut lui venir que de son abandon à une réalité qui le dépasse
absolument : le mystère déchirant de la maladie, de la guérison, de la santé, de la mort et
de la vie. D’où les tradithérapeutes, en pays fang, aiment à dire : « je ne soigne pas la
mort », une expression qui signifie que l’acharnement thérapeutique est un refus
d’acceptation de la finitude.

Autrement dit, lorsque la mort arrive, on “accompagne” son candidat au lieu de le


tourmenter en « gaspillant des remèdes ». Bref, contrairement au médecin, le Ngegan ne
tire pas sa compétence de la maîtrise des connaissances acquises lors d’un cursus
scolaire, plutôt d’un abandon et d’une ouverture à un « maître mystérieux » qui fait tout
dans le secret. Cela ne signifie pas qu’il n’a pas de connaissances, nous voudrions
seulement exprimer le fait que tout Ngegan estime que l’efficacité thérapeutique de ses
actes ne dépend pas de lui, mais de sa relation au divin.

Pourquoi le Ngegan use-t-il d’un langage poétique fait d’incantations à chaque fois qu’il
doit travailler pour la guérison de ses malades ? Notre réponse est qu’il faut lire dans ce
fait, la volonté, pour le Ngegan, de rassembler ce qui est dispersé, éparpillé comme on
193

le fait lors d’une fête. Tout se passe comme si la volonté de guérir et de soigner était
contenue dans celle d’une réconciliation des forces visibles et invisibles. On comprend
là, la nécessité de rassembler toutes les forces vives de la famille autour de ce patient
que l’on voudrait redynamiser.

Un organisme en détresse exprime avec le plus de pertinence possible le besoin de cette


unité perdue. C’est pour cela que la thérapie doit s’entendre comme une ouverture à
l’horizon d’une espérance exprimée par la présence de toute la communauté autour du
malade. Par les chants et par la danse, au cours de la cérémonie de guérison, le
tradithérapeute, les parents du patient, ainsi que la communauté des initiés, partagent
l’humanité du malade en ce qu’elle a de troublant. La nécessité de la présence de la
famille au chevet d’un parent malade et pendant le traitement est guidé par un fort
sentiment du « vouloir vivre » face à un environnement hostile. C’est pour vivre que la
médecine traditionnelle africaine définit les conditions de possibilité d’une vie
harmonieuse entre l’individu et la collectivité. Il importe donc recevoir la plupart de ses
rites et autres pratiques, comme une sorte de manifestation, par les bantous, d’une
volonté de résister à la souffrance et de résoudre les problèmes liés à la misère humaine.

Cette médecine s’applique alors à une perception essentiellement personnaliste que nous
appelons le communautarisme, une pensée fondée avant tout sur la communication et la
communauté des hommes, mais aussi des esprits. C’est dans ce paysage de communion
d’esprits et de fusion de cœurs faisant circuler le sang vermeil dans tous les membres du
corps social, que cette médecine communautariste peut aussi bien se définir comme un
système global d’explication du monde. Une médecine qui se pratique sur une telle base
croit en effet fermement en la solidarité cosmique. Ainsi, en médecine traditionnelle
tous les mondes et tous les règnes sont solidaires et interdépendants :

règne minéral, règne végétal, règne animal ;

monde sidéral ou astral ;

monde visible et invisible, monde spirituel et surnaturel ;

tout l’espace insaisissable et peu conceptuel que peuplent les Eons c’est-à-dire ;
194

toutes ces entités, toutes ces forces, toutes ces puissances occultes souvent invisibles et
difficilement hiérarchisables.

La médecine traditionnelle africaine se présente donc comme un ensemble de recettes


permettant de guérir le physique tout en résolvant les questions les plus élevées relevant
de la morale. S’il faut dire que la médecine traditionnelle pose le problème du « vouloir-
vivre » et de la souffrance. En fait, si l’on considère l’importance du Muntu233, la force
vitale, en Afrique, on trouve que la médecine, chez les Bantous, est une méditation, une
activité spirituelle qui se répercute dans les rapports sociaux.

En conséquence, la quête du bonheur, c’est-à-dire le désir de vivre et de dépasser la


souffrance, en tant qu’il est inscrit dans la vie de tout homme, trouve son expression, en
Afrique, dans une médecine où, le médicament lui-même doit pouvoir résoudre les
problèmes de la diminution, la dispersion ou la perte de la force vitale au plan global,
c’est-à-dire au niveau de la société entière. Voilà pourquoi la médecine traditionnelle
joue un rôle important dans les affaires communautaires en Afrique traditionnelle de
telle sorte qu’on la sollicite pour résoudre toutes sortes de questions dès lors que
l’harmonie sous toutes ses formes est en jeu.

B) La formation du Nganga

a) Modèles de formation du Nganga et son rapport au féticheur

Comment devient-on Nganga ? La réponse à laquelle nous devons nous attendre


lorsqu’on pose une telle question ne nous indiquera pas une école géographiquement
déterminée dans le pays. Cependant, nous aurons des réponses du type : c’est Dieu qui
m’a conféré ce savoir, ce sont les Bewu (les Morts), c’est un parent etc. Ainsi, à la
question que le docteur Walter Munz234 pose à une tradithérapeute, Marcelline
Nyndounge : « Est-ce Dieu qui te donne la force de guérir ?, on est pas surpris par la
réponse de cette dernière : oui. Toutefois, le fait de la transmission divine ne dispense

233
Le Muntu, en tant qu’énergie, a ses équivalents dans les vieilles cosmogonies humaines, comme le tsri de la
cosmogonie Tao de Chine.
234
MUNZ (W.) : op-cit. p.124.
195

pas le tradithérapeute de la nécessite de l’apprentissage des méthodes pratiques. D’où à


la deuxième question du médecin suisse : Mais n’as-tu pas appris quelque part ton art
de guérisseuse ? la réponse est : Si, je l’ai appris de mon grand-père du côté maternel et
à mon tour je transmets mon savoir à ma petite-fille Angue Clémentine qui a 21 ans et à
qui j’ai déjà donné le nom d’Avila Mvouma. Nous constatons toutefois que la
transmission se fait dans un cadre familial.

Ainsi, comme le M. B., « on fait connaissance avec cette médecine, notamment la


phytothérapie, parce qu’on naît dans une famille qui possède certaines connaissances
secrètes des plantes et de la nature. Moi je connais les plantes parce que, dans ma
famille, les parents, généralement les femmes, étaient spécialisés dans les problèmes
gynécologiques et de maternité. Elles connaissaient des plantes à partir desquelles elles
préparaient des infusions »235. Les Nganga montrent que l’apprentissage de ce métier
n’est pas une moindre tâche : on ne s’improvise pas Nganga. Pour être Nganga, il est
nécessaire de maîtriser la connaissance des bois ; de savoir les reconnaître en forêt. Ce
moment d’apprentissage peut durer deux ans auprès d’un maître Nganga, pour ce qui
concerne l’utilisation des plantes et la préparation des poudres végétales et animales. Au
terme de sa formation, le Nganga n’est pas nanti d’un diplôme d’aptitude à exercer le
métier de Nganga ; c’est à l’acte que l’on juge de la maîtrise des plantes d’un
tradithérapeute. Sa réputation est fonction des guérisons qu’il fait.

Pour M. B., « on apprend et c’est quand on connaît suffisamment des méthodes pour
pouvoir tirer d’affaire un malade que la renommée se répand grâce au patient qui a été
tiré d’affaire »236. Le plus important, dans l’apprentissage, c’est la reconnaissance des
bois et la connaissance de leurs différentes vertus. C’est lorsqu’on maîtrise les bois et
qu’on sait distinguer les bois toxiques entre des centaines de bois, que la communauté
des Nganga donne son quitus à un apprenti pour qu’il exerce le métier de Nganga.
Mais, alors, quels sont les modes d’accès à la connaissance des plantes et aux rituels,
pour être tradithérapeute? Il existe essentiellement, selon M. M. M., trois modalités
d’apprentissage, à savoir : le rêve, l’initiation et l’étude proprement dite auprès d’un
maître :

235
Notre entretien, dans la vallée sainte Marie, à Libreville, août 2003
236
Propos recueillis par nous, lors de notre entretien, Libreville, Août 2003
196

le rêve : par révélation. Certains disent qu’ils dormaient et ils ont vu quelqu’un en
songe, un parent par exemple. Celui-ci leur a montré une plante pour soulager telle ou
telle maladie. En milieu africain, les songes ont une valeur capitale. En Europe, on parle
de rêve prémonitoire. Vous faites un rêve et vous vous apercevez que ce que vous avez
vu pendant que vous dormiez se réalise. En Afrique, il arrive très souvent que vous
rencontriez des gens, souvent en songe, qui vous présentent des plantes, avec des
indications précises à propos de telle ou telle pathologie. Au réveil, vous vous en
souvenez très bien et, vous reconnaissez cette plante ou cette écorce. Si vous
l’expérimentez sur un malade, celui-ci se rétablit aussitôt ; vous obtenez ainsi des
résultats fabuleux. C’est ainsi que certains découvrent régulièrement des plantes avec
lesquelles ils soignent certaines maladies. Par moment, un malade lui arrive, il ne
connaît pas sa maladie, c’est lorsqu’il va dormir qu’il rêve d’une plante, et, à son réveil,
il l’applique sur celui-ci conformément à ce qu’il a vu en rêve.

l’initiation. A la suite d’une maladie, le patient se rend chez un Nganga qui après
consultation, lui demande de s’initier. Pendant son voyage initiatique, il rencontre les
siens, ceux-ci le soignent. A la fin du traitement, ils lui révèlent des plantes, leurs
différentes utilités et lui demandent de soigner les gens à son tour. C’est ainsi qu’il
reçoit la mission de devenir tradithérapeute afin de secourir ses semblables ;
généralement, celui-ci travaille comme intermédiaire car dans des circonstances
particulières, ce sont les défunts avec qui il est en rapport constant, qui lui transmettront
le diagnostic, la thérapeutique, ainsi que des recommandations à suivre pour tel ou tel
autre patient. Mais si ce dernier refuse de s’exécuter, il arrive souvent qu’il soit
malheureux ; il peut perdre son travail, devenir un pauvre type dans la société tant qu’il
n’aura pas accepté d’aider ses frères.

L’histoire du caillou brillant et d’une jeune fille est, à cet effet, évocatrice : “le long de
son chemin, un caillou, à peine plus brillant que les autres, attire le regard de la jeune
fille, et la jeune fille capte, du fond de sa conscience, un appel à prendre le caillou et à
en faire un objet de culte. Elle se saisit du beau caillou, le contemple un instant, puis
s’en débarrasse. Depuis qu’elle s’est débarrassée du fameux caillou, la jeune fille
n’arrête pas de tomber malade, ce, pendant sept années pénibles, jusqu’au jour où, au
détour d’un autre chemin, son regard tomba sur un autre caillou, semblable au caillou
197

qu’elle avait vu sept ans auparavant ; et, cette fois-ci, la jeune fille, comme pour la
première fois, ressentit au fond d’elle un appel encore plus pressant émanant du caillou,
l’enjoignant d’en faire un objet de culte. Cette fois-ci, la jeune fille se saisit du caillou,
alla l’installer dans un oratoire et mit au point tout un rituel (dicté par sa conscience)
destiné à implorer la guérison pour les malades et le bonheur pour les personnes en
quête de bonheur. A partir de ce jour et jusqu’à la fin de sa vie (elle mourut à 90 ans)
elle ne tomba plus jamais malade. Sa famille poursuit jusqu’aujourd’hui le culte du
caillou brillant”237. Il se pose peut-être, ici, le problème de la liberté.

En fait, chacun naît avec un plan de vie aléatoire, une mission bien précise, étant donné
ce dont on est fait. La liberté de chacun réside en la possibilité d’accepter ou de refuser
ce plan de vie, cette mission ; mais si on l’accepte, on aboutit à l’équilibre interne et
externe se manifestant par une adéquation parfaite de son être avec son milieu
environnant et jusqu’au cosmos, ce qui confère à chacun des actes une efficience à la
mesure du créateur : on devient co-créateur des œuvres divines. Par contre, si l’on
refuse, alors on s’engage dans la voie des dysharmonies, qui conduit à l’inefficience et à
la destruction. Peut-on dire non à l’au-delà et que devient-on si on dit non ? On a
comme l’impression que Dieu ou l’Esprit qui donne le pouvoir d’être tradithérapeute,
lorsqu’il a fait son choix, fait de l’élu ce qu’il veut sans trop tenir compte de sa volonté
personnelle. Nous avons ainsi rencontré des tradithérapeutes qui étaient malades parce
qu’elles avaient refusé de soigner traditionnellement. C’est le cas d’une femme,
infirmière d’Etat à Nzeng Ayong, un quartier de Libreville, elle voyait un de ses parents
en rêve qui venait lui transmettre le savoir des plantes et lui demandait de soigner. Cette
dernière refusait cet appel en attestant qu’elle était déjà infirmière, c’est alors que
l’esprit de sa tante décédée lui a donné une punition : elle tomba malade et ne recouvra
la guérison qu’en acceptant de devenir tradithérapeute. Finalement on peut noter une
forte présence de l’au-delà dans la médecine traditionnelle. Tout le problème est de
savoir comment accéder à cet au-delà et en tirer profit maintenant.

On peut aussi devenir tradithérapeute par une volonté personnelle. Dans ce cas,
l’individu se met auprès d’un maître pendant un certain temps. Le maître lui montrera

237
Le culte du caillou brillant est pratiqué au Togo, il résulte d’un fait authentique
198

les plantes et lui dira comment les utiliser. Souvent, à partir de certains gestes
symboliques, on lui transmettra le pouvoir de soigner.

En fait, le maître indiquera les plantes qui soignent, l’estomac par exemple, et montrera
à son élève comment préparer les mets médicamenteux : prendre quelques jeunes
feuilles de patates, les laver à l’eau de pluie, couper les feuilles de bananier pour faire
un paquet à l’intérieur duquel on cuira les feuilles de patate au feu de bois de parasolier.
Une fois que le met est cuit, en extraire le jus, le faire boire à son patient pendant sept
jours. Au septième jour, l’emmener en brousse pour qu’il fasse des selles, perché sur
une souche de parasolier…Ce traitement sera efficace si celui qui l’utilise a reçu les
plantes de la main du maître et si, en échange, il lui aura remis une pièce d’argent, signe
qu’il n’a pas volé cette connaissance. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, il accumulera
des recettes, de telle sorte qu’au bout d’un certain nombre d’années, il saura soigner
diverses affections.

b) Un Nganga est-il un féticheur ?

On a tendance à identifier le Nganga au féticheur, c’est-à-dire à quelqu’un qui fabrique


des objets auxquels il attribue des propriétés magiques ou spirituelles et qui seraient
bénéfiques pour le possesseur du fétiche. Si le mot Nganga désigne avant tout un
créateur, c’est-à-dire un technicien qui met au point des instruments qui permettent de
préserver la vie, ce terme renvoie à Dieu en tant que créateur du monde et auteur de la
vie. Est donc Nganga, toute personne venue dans le monde pour tirer les êtres humains
des situations embarrassantes, grâce à ses connaissances de l’univers visible et invisible.
Dieu devient donc le premier Nganga, c’est pourquoi il peut transmettre son savoir à qui
il veut, et les autres Nganga ne sont que des gens qui ont, par l’expérience, appris des
techniques, des connaissances leur permettant d’aider positivement les autres humains
dans la communauté.

Ainsi, si le fétiche n’est pas quelque chose de forcément mauvais, il pose quelques
problèmes quant à sa nature vibratoire et à sa provenance, c’est pourquoi nous devons
faire la différence entre ce que fait un tradithérapeute et ce que constitue un
199

tradipraticien qui lui, peut être un féticheur. De fait, il est important de distinguer des
pratiques traditionnelles relevant de la médecine de celles qui ne sont pas médicales ;
car si les remèdes que le Nganga a appris à composer pour en proposer à la
communauté ne sont que des fétiches, alors c’est le savoir des Nganga qui est
disqualifié et on ne voit pas pour quelle raison l’OMS demanderait que l’on promeuve
des pratiques fétichistes. On ne devrait pas identifier le fétiche et le fétichisme à
l’Afrique, comme le fait le dictionnaire Le petit Larousse : « n.m. 1. Responsable d’un
culte animiste. 2. Guérisseur ou devin faisant agir des fétiches »238. Ce dictionnaire, lui-
même, définit le fétiche comme « objet ou animal auxquels sont attribuées des
propriétés magiques, bénéfiques »239. Il est bien entendu que le vocable de fétiche ne
correspond à rien du tout chez le Bantou, ceci, d'autant plus que ce vocable n'a aucune
correspondance pour le Bantou. Il sert tout simplement à discréditer la valeur
médicamenteuse des produits de la médecine traditionnelle. Ainsi, dire que le fétiche est
un objet auquel on attribue une force magique, revient à concevoir le verbe « attribuer »,
d'un point de vue épistémologique comme un mouvement psychologique par lequel,
extérieurement, un sujet introduit un contenu à une réalité qui de par elle-même, n'en a
pas. En ce moment là, les médicaments de la médecine traditionnelle seraient, dans cette
perspective que des placebos, de véritables coquilles vides.

Dans ce cas, il serait illusoire de prétendre justifier l'importance de la médecine


traditionnelle par des guérisons qu'elle produit à partir de ses pratiques empiriques. L'on
dira que toutes ces guérisons rencontrées dans le champ du guérisseur relèvent d'un effet
placebo ; il suffirait alors de penser que le pouvoir curatif de cette médecine repose sur
la confiance au pouvoir que les malades attribuent au Nganga et que les Nganga
attribuent à leurs différentes préparations médicamenteuses. Mais, cette assimilation à
l'effet placebo de toutes les pratiques de la médecine traditionnelle pourrait aussi nous
amener à penser que, même les produits de la médecine moderne, ne sont pas tout à fait
des médicaments. Et, puisque « la médecine moderne, scientifique », reconnaît donc
officiellement les vertus de « la foi qui sauve », même si « elle les reconnaît sur un
mode négatif, à la manière d’un effet parasite qui risque, s’il n’est pas pris en compte,

238
Définition du Petit Larousse grand format, éd Larousse, Paris, 2004, p. 428
239
ibidem
200

de faire obstacle à son progrès »240, nous dirons que la médecine moderne produit, elle
aussi, des fétiches.

Dit ainsi, les fétiches ne seraient rien du tout en eux-mêmes, ils ne seraient que de
simples produits d'un imaginaire fertile. Dans ce cas, la médecine traditionnelle, au
Gabon, ne développerait point de connaissances thérapeutiques fiables dans la mesure
où, à travers toutes les pratiques rituelles utilisées dans leurs thérapeutiques, les Nganga
« font usage d'amulettes ou talismans (imonga) »241. Ces talismans, ces fétiches, ont
pour objet, soit, de nuire à quelqu'un, soit, de protéger les animaux et les récoltes, soit,
de préserver la communauté de quelque malheur. Dans cette logique définitionnelle,
seul l'aspect esthétique des fétiches aurait une valeur (esthétique) selon leur aspect
extérieur : ossements, plumes de perroquets, peaux d'animaux, poudres noircies,
graines, grelots magiques et écorces diverses.

Étant entendu que, dans les langues gabonaises, les fétiches sont des médicaments ayant
pour finalité de protéger ou d'empêcher celui qui les porte ou les garde d'être victime
d'un malheur. Cependant, ils ne seraient, finalement, dans la logique positiviste que des
coquilles vides. Dans tous les cas, nous constatons que le terme de fétiche, qui n'a
aucune réalité dans l'imaginaire bantou, n’est qu'une des déterminations péjoratives
utilisées par les colonisateurs pour disqualifier la médecine traditionnelle. On dira que le
terme de fétiche est un mot utilisé par les modernes en vue de désigner le médicament
produit par les Nganga. Il s'agit là d'un mépris consistant à considérer les remèdes des
tradithérapeutes comme de simples productions artificielles. Cette attitude de MEPRIS
qui vise à l’exclusion de la part des scientifiques modernes, est, par définition,
antiscientifique. C'est d'ailleurs à l'artificiel que fético renvoie, puisque le terme relève
du latin facticius.

Pourtant, il convient de retenir que le médicament, en sa conception traditionnelle,


repose sur une croyance selon laquelle : tout ce qui entre dans la conception du
médicament comporte une force vitale déterminée. Dans ce cas, parler de fétiche, c'est
laisser entendre que, pour les modernes, toutes les pratiques consistant à procurer du

240
STENGERS (I). « Le médecin et le charlatan », In, médecins et sorciers, Paris, les empêcheurs de penser en rond,
1999. p. 122.
241
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p. 77.
201

bonheur, à lutter contre le malheur ou à détruire, dont font usage les tradithérapeutes,
relèvent d’une mentalité infantile. Dans cette perspective, nous dirons que les modernes
nient le pouvoir, pourtant manifeste, des plantes sur l'organisme humain et se
méprennent sur la réalité même du Nganga.

En effet, les tradithérapeutes nous invitent à ne pas considérer l'aspect extérieur de leurs
remèdes, ces “fétiches”, mais d’approcher cette réalité à partir d'une certaine
détermination du réel qui est fonction de la culture bantoue. Leur approche nous invite à
concevoir le remède, mais aussi toute pratique médicinale, comme des produits relevant
de : Celui-qui-révèle-ce-qui-est-caché. Telle est la définition qu'il convient de donner
aux tradithérapeutes et c'est un tort que de s'attarder sur le caractère empirique de ses
médicaments, puisque ces derniers ne sont que la monstration d'une réalité ontologique.

Éric de Rosny nous amène à nous débarrasser de toute tentative réductionniste,


mécaniste qui chercherait à ramener la compréhension des pratiques de la médecine
traditionnelle au mécanisme matériel. Pour lui, le pouvoir du Nganga et la confiance
que les populations lui vouent sont : « la preuve même de sa connaissance des réalités
invisibles, et de son don de double vue lui permettant de découvrir les machinations des
sorciers »242. Autrement dit, celui qui baserait son analyse sur les réalités visibles ne
pourra pas apprécier, en profondeur, la philosophie de la médecine traditionnelle. La
médecine traditionnelle est un domaine des réalités cachées, elle est un ensemble de
connaissances permettant de saisir les intentions secrètes et les dessins voilés de la vie.

Joseph Wilbois commence par un préjugé pas très élaboré pour se laisser glisser
logiquement dans un jugement peu favorable pour toutes les pratiques des Noirs. Car il
identifie le tradithérapeute à ce qu’est un féticheur : « le féticheur − pour employer le
vague mot usuel ─ est au village un homme puissant ». Cette puissance, dans la
mentalité bantoue ne doit pas s’entendre comme une force physique, mais comme une
capacité extraordinaire qu’un homme peut avoir pour manifester une réalité. La
particularité du tradithérapeute consiste dans le fait qu’il a la possibilité de rendre
visible ce qui parfois, n’est souvent pas soupçonné par le commun des mortels.

242
DE ROSNY (E) : Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981, p. 59.
202

L’erreur de Joseph Wilbois est qu’il situe la puissance du tradithérapeute dans le fétiche
ce, dans la mesure où, en Afrique, la santé est toujours le fait d’un sortilège243. Il serait
dangereux de réduire toute l’activité du tradithérapeute à du fétichisme244.

Tant qu’il s’agit de médicament, il ne faut pas parler de fétiche, car il s’agit de soins de
santé quelles que soient les techniques utilisées. Cependant, il nous plaît de parler de
fétichisme en terme de déviances thérapeutiques, c’est-à-dire une manière de se servir,
d’autorité, de la crédulité des gens pour les spolier jusqu’à l’obsolescence.

Dans ce cas, parler de fétichisme, c’est en fait, parler de charlatanisme, une manière de
dénoncer le mauvais «vampire», celui que possède les mauvais tradithérapeutes qui en
fait, utilisent leur savoir médicinal comme une fonction lucrative, génératrice de
richesses terrestres. Ces derniers fabriquent de pseudos médicaments (des fétiches) dont
les clients sont, le plus souvent, des membres de la classe politique à la mentalité
fétichiste, d’où le mal de la médecine traditionnelle réside, en fait, dans l’obsession
fétichiste du peuple gabonais245. En conséquence, la médecine traditionnelle est infestée
de ces vendeurs d’illusions qui en fait, sont des Nganga malformés : ces charlatans sont
le plus souvent des gents qui n’ont pas suivi correctement leur formation initiatique et,
pour cette raison, il ne connaissent pas les principes éthiques de leur travail de

243
Ibidem. p.87.
244
Selon l’Encyclopédie Microsoft ® Encarta ® 2002. © 1993-2001 Microsoft Corporation : « En anthropologie, le
fétichisme s'applique à une forme de croyance et de pratique religieuse dans laquelle des facultés surnaturelles sont
attribuées à des objets matériels et inanimés, désignés sous le nom de « fétiches ». La pratique fait appel à la magie,
souvent associée à de nombreuses cérémonies et des rituels mineurs. Le fétiches lui-même est généralement une
figure modelée ou taillée dans l'argile, la pierre, le bois, le verre ou une autre matière ; il imite un animal déifié ou
tout autre objet. Il est fréquemment constitué de fourrure, de plumes, de poils, d'un os ou d'une dent de l'animal
tutélaire (protecteur). Il s'agit parfois de l'animal lui-même, et parfois d'un arbre, d'une rivière, d'un rocher ou d'un
lieu associés au protecteur dans l'esprit du fidèle. Dans certains cas, la croyance est si définitivement cristallisée sur
l'objet que le lien originel avec le protecteur est occulté, et que la croyance se transforme en idolâtrie. On pensait dans
le passé que le fétichisme n'était pratiqué qu'en Afrique de l'Ouest, mais on sait à présent qu'il est en usage chez les
peuples de tous les pays. Les anthropologues du XIXe siècle utilisaient ce terme uniquement pour désigner la
croyance en des puissances (esprits) associées à des objets matériels qui sont censés être dotés de pouvoir spirituel.
Une conception plus récente range aussi sous le nom de fétiches des entités matérielles faisant l'objet d'un culte,
même lorsque ceux qui rendent ce culte ne les associent pas à des esprits (ce qui est cependant toujours le cas lorsque
le fétiches est utilisé pour combattre des êtres maléfiques) »
245
Cf. notre article dans le Journal Misamu n°104 du 04 joint 1996, article écrit sous le pseudonyme de Abel Mone :
“L’obsession fétichiste du peuple gabonais“ : « Je pense que le retard des Africains en général et des Gabonais en
particulier réside en la mentalité fétichiste qui les anime. On voit des esprits partout : dans le vent, dans l’air et
même dans l’eau : c’est le souffle des ancêtres morts. […] Quelqu’un est malade, il court vers les prêtres parce qu’il
a conclu que ce sont des mauvais esprits qui agissent en lui ou alors on va lui faire ingurgiter de l’Iboga chez le
nganga. On n’a même pas le temps de poser de diagnostic par un médecin. Et on s’étonne de rencontrer chaque jour
de nouveaux fous à Libreville sans oublier tous ceux qui perdent leurs vies dans cette affaire là. Mais dans tout cela
personne ne dit mot. Très souvent, c’est l’honorabilité des honnêtes gens qui est bafouée dans ces choses tant on les
accuse d’être des diables de la famille (…).
203

soignants. Ils sont des personnes appartenant à la catégorie des Nganga négatifs (des
«vampires ») et ne peuvent pas assurer un réel développement spirituel à cause de la
nature de leurs mauvaises pratiques.

De ce point de vue, encourager le fétichisme c’est renforcer les fondements


discrétionnaires qui ouvrent la voie à des malversations dont se sont rendus coupables
tous les systèmes politiques dictatoriaux durs ou souples d’Afrique. Féticher, c’est
mettre un savoir (rationnel ou irrationnel) au service d'un ou de quelques individus qui
conscients de leur pouvoir, vont instaurer une domination, par des moyens politiques et
économiques, sur le reste de la population. Ainsi, en Afrique centrale, certains hommes
politiques font des alliances avec des familles qui sont les dépositaires du Ndjobi246,
secte réputée puissante, dans la seule intention de s'approprier leurs forces mystiques et
spirituelles. C’est une stratégie qui leur permet d’assouvir leur volonté de puissance ;
ces connaissances ont pour objet la puissance permettant de contrôler l'appareil
judiciaire, la police ; ce sont des pratiques ayant pour finalité le brouillage de la vérité.
Ce détournement du savoir des plantes fait jour quand les limites entre l’honneur et le
déshonneur ont disparu dans une société en perte de repères, quand la différence entre
l’immoralité et la moralité n’est plus perçue, c’est la preuve que nous sommes dans une
société des gens nés avant la honte. Développer le fétichisme, c’est permettre à
l’homme de s’installer dans une société où la honte est devenue une vertu, un honneur,
une gloire pour l’homme qui n’a ni foi ni loi. Un homme qui du regard de l’autre, il s’en
moque et il n’a que faire du « qu’en dira-t-on ». Car le fétichisme est le principe de
l’impunité et celui qui le pratique n’a qu’une philosophie : « le chien aboie, la caravane
passe ». « Peu importe si cette caravane laisse derrière elle, plaintes, pleurs et autres cris
de détresse. Ainsi va le Gabon » (Abbé Noël NGWA)247.

Cela dit, nous entendons, ici, par fétichisme, un ensemble de connaissances et de


pratiques rationnelles ou irrationnelles permettant à ceux qui les utilisent de se valoriser
individuellement et égoïstement. En ce sens, le fétichisme est un détournement de la
science, qui devrait être au service de tous, au profit personnel d’un ou de plusieurs
individus.

246
C’est un rite initiatique pratiqué dans le sud du Gabon et au Congo Brazzaville
247
Cf. Epigraphe du Bimensuel Gabonais d’Information, Misamu
204

Au plan de la médecine moderne, il s'agit d'un usage des institutions thérapeutiques qui
sape les fondements de la conscience morale en milieu hospitalier conventionnel et
traditionnel. Cet usage crée nécessairement, dans la société, un climat d’insécurité et
institutionnalise la corruption, la fraude, le népotisme et le totalitarisme, ces maux qui
sont des maladies de l’Afrique même si l’Afrique n’en fait pas l’exclusivité.

Le fétichisme soutient des comportements individualisants qui poussés à l’extrême


fininssent par façonner les mentalités pour se cristalliser en ces véritables “autoroutes
du mal” qui conduisent à la corruption, aux détournements de fonds et de deniers
publics. Dans ce cas, les hôpitaux et les villages thérapeutiques peuvent devenir des
véritables lieux de culture de la corruption, tout simplement parce que le fétichisme est
une action sournoise ayant pour objet d’exercer une contrainte absolue, grâce aux
connaissances et pratiques occultes de tout acabit qui portent atteinte à la liberté. En ce
sens, le fétichisme est une imposture, une lâcheté, une ruse de la part d'un individu qui
agit frauduleusement afin de tirer illégitimement avantage en brouillant les pistes. Nous
avons l’intention de montrer que, à chaque fois qu’un médecin ou un Nganga se livre à
des pratiques qui favorisent l’émergence de la corruption dans son milieu de travail, il
ouvre une « autoroute du mal ». Et, par lui, l’hôpital ou le mbadja devient le maillon
d’une « structure du péché ». Car il se trouve malheureusement que ceux qui s'occupent
de la santé se rendent coupables, à tort ou à raison, d'actes ignobles.

Pratiquer le fétichisme revient à livrer un savoir à quelqu’un pour lui permettre de


transgresser impunément les normes, ce sont des moyens que l’on confère à des gens
qui exaltent des comportements égoïstes de personnes malhonnêtes, à la conscience
morale daltonienne : ils confondent le bien et le mal. Pour utiliser un langage médical,
nous dirions que le fétichisme consiste à produire des « médicaments aux effets
anesthésiants », destinés à lénifier des personnes afin de les exploiter. Ceux qui font ce
genre de choses, trahissent leur conscience en se mettant dans des situations
regrettables, honteuses et moralement insoutenables. Pour ne pas se faire prendre, ils
recourent à une “morphine psychologique” qui empêche, à la conscience claire d'être
sensible à ce qui est mal et qui provoque des remords. Cela leur confère un pouvoir de
malversations leur permettant de spolier davantage la communauté. Voilà ce qui se
passe lorsqu’un médecin exploite son malade !
205

Cette explication nous permet de montrer que la médecine (moderne et traditionnelle)


est devenue, en Afrique, une véritable « structure du péché ». Voilà une structure
déviante qui se trouve au coeur de la société moderne : des politiques, des chefs
d'entreprises, des hommes et femmes fréquentent ces différentes sphères de la santé qui
deviennent des « autoroutes du mal »248.

Certains se rendent chez des Nganga pour avoir un pouvoir leur permettant de
manipuler un mari, une épouse, ses collaborateurs et d'autres, pour attirer la clientèle et
obtenir une promotion. À ce titre, l'on dira qu'il s'agit d'une utilisation d'un pouvoir
magique permettant de passer outre les normes sociales en vue d’accéder à des
promotions. Mais, cette volonté de manipuler et d'agir contre le bien commun n'est pas
l'apanage des tradithérapeutes : des médecins en sont devenus des maîtres.

Ils délivrent des ordonnances médicales à des gens qui ne sont pas malades pour leur
permettre d'enfreindre des règles dans leurs entreprises respectives. Beaucoup de
fonctionnaires fantômes justifient auprès des employeurs leur absentéisme au lieu de
travail à partir de documents médicaux illégaux légalement signés par des médecins.
D'autres médecins sont régulièrement affectés dans des centres médicaux publics,
détournent les malades pour alimenter leurs cliniques privées et les pharmacies dont ils
sont des sociétaires. Ainsi, des structures publiques sont utilisées et squattées,
colonisées et pillées par des employés que l'État paye régulièrement mais qui trouvent le
moyen de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Dans la cité, on parle des médecins
qui délivrent de longues ordonnances avec des médicaments que l'on ne trouve que dans
des pharmacies précises. Et, si l'on venait à vérifier le rapport entre le médecin et le
responsable de la pharmacie, on trouve qu'il en est le propriétaire ou l’actionnaire.

Pour ne pas se laisser prendre par la loi, les quelques praticiens indélicats recourent à
des pratiques fétichistes. Voilà pourquoi, à cause du fétichisme, nous dirons que les
populations africaines ont une forte conscience du mal. Ici, le mal s'enracine dans la
société en se structurant paradoxalement à partir des cadres fondamentaux que sont : la
médecine moderne et la médecine traditionnelle. Curieusement, ceux vers qui nous
allons pour nous délivrer du mal, finissent par tenir en otage la société dans son

248
L’expression est tirée de l’ouvrage de Jacques Bichot et Denis Lenel, Les autoroutes du mal. Les structures
déviantes dans la société moderne, Presse de la Renaissance, 2001
206

ensemble. Les protecteurs de la vie sont devenus des pirates ; ils confisquent le savoir
destiné à promouvoir l'équilibre global du corps social. Il y a, là, un dérapage qui met en
sommeil la conscience morale, créant ainsi, dans des centres hospitaliers, des réseaux du
mal se manifestant par le mauvais accueil fait aux malades. Infirmiers et médecins
peuvent alors se partager des médicaments destinés aux patients sans aucun remords,
parce qu'ils utilisent un pouvoir de manipulation.

Ce recours à des réseaux mafieux est soutenu psychologiquement par une explication
conforme à la vision du monde (weltanschauung) bantoue. Celle-ci montre que tout
pouvoir est une force alimentée par un invisible, un non-dit, qui la sous-tend. À cet
effet, M. L’abbé Noël NGWA écrivait : « notre peuple, en effet, semble aujourd'hui
paralysé par une peur qui ne peut s'expliquer que par la qualité de sa foi, foi en Dieu et
foi en lui-même. Croire aux fétiches et se munir de protection démontre le peu de
confiance en Dieu et en soi »249. Autrement dit, dans cette psychologie, le fondement de
tout pouvoir consiste en l'utilisation d'éléments qui permettent de violer les mécanismes
rationnels d'un jeu de forces.

De ce fait, tout succès ne relèverait nullement du charisme individuel de l’acteur mais,


d'un ensemble de manipulations rationnelles ou ésotériques débouchant parfois à des
réseaux mafieux. C'est ainsi que gagner une élection politique requiert, de la part du
candidat, des sacrifices obscurs de telle sorte que le temps d'une élection municipale ou
législative se déroule, le plus souvent dans la psychose d’un éventuel enlèvement par
une certaine “voiture noire”. On parle d'enlèvement, de mutilation, des sacrifices
humains. Ce climat d'insécurité se développe dans toute l'Afrique comme l'indique si
bien le théologien Efoe Julien Penoukou :

On ne dira jamais assez combien la préoccupation du mal, la peur du mal, tourmente et


même obsède la conscience des sociétés africaines. Ici, l'on se dit entouré d'esprits et de
génies mauvais, là, ce sont des sorciers, les jeteurs de sort, les envoûteurs, qui menacent
et traumatisent250.

249
NGWA NGUEMA (N.) : Eglise du Gabon lève-toi et marche ! Kinshasa, 1994, p. 39
250
PENOUKOU (E.J.) : « Réalité africaine est saluée en Jésus-Christ » in Spiritus, n° 89, déc. 1982, p. 374.
207

Fort de cette citation, nous pouvons affirmer sans ambages que le fétichisme soumet la
société à un climat de suspicion, de peur, alimenté par des terroristes. Il est donc
l’expression de la manifestation d’une réelle volonté de pouvoir et de domination. Une
société marquée par le fétichisme est celle dans laquelle le pouvoir politique,
économique et financier se concentre dans un petit nombre de mains. Vu ainsi, on doit
concevoir le fétichisme en tant que moyen de construction et de structuration des
fondements du mal dans un pays ; il est assimilable à la corruption, il est un jeu de
détournement de fonds et des libertés.

Il n’est donc pas étonnant de constater que le fétichisme se développe à une vitesse
exponentielle dans des pays dits corrompus. C’est le cas du Cameroun qui a été classé
par Transparency International251, entre 1998 et 1999, le premier pays au monde pour
la corruption et, qui en l'an 2000, occupe la septième place dans cette même liste.

En fait, les évêques camerounais dénoncent à tire-d'aile, depuis 1971 le rapport étroit
entre fétichisme et corruption dans ce pays-là. C'est d'abord Mgr Jean Zoa qui pose le
diagnostic : « Dieu sait combien nos masses rurales, même scolarisées, vivent avec une
mentalité près-scientifique et fétichiste tuant toute possibilité d'une montée collective et
rapide. Voilà un mal qui mériterait le nom de fléau pour toute l'Afrique Noire »252.
Parce que la corruption est devenue un véritable mode de gouvernement, les évêques
camerounais poursuivent leur exhortation en publiant une lettre pastorale en l'an 2000
dont le titre évocateur est : « lutter contre la corruption au Cameroun ». Cette assertion
n'exige pas d'amples justifications, elle s’explique d'elle-même en regard de l'attitude
des responsables politiques et décideurs dans les pays africains.

S'ils sont régulièrement chez les tradithérapeutes, les prêtres et les marabouts, ce n’est
pas seulement pour des questions de santé physique et mentale : beaucoup y vont pour
“cacher le corps dans une marmite”. Ils estiment qu'ils seront à l'abri de la vérité grâce
aux prières et/ou pratiques fétichistes du gourou ; le savoir des magiciens permettrait
ainsi de jeter un brouillard incisif sur les malversations des fraudeurs et des pilleurs.

251
C'est une ou O.N.G. ayant pour mission d'amener les gouvernements à mieux rendre compte de leur gestion.
Transparence Internationale est une véritable vitrine de contrôle permettant de freiner la corruption internationale son
adresse Web est la suivante : www. transparency.de
252
Cité par LUNEAU (R) : Comprendre l'Afrique. Évangile, modernité, mangeur d’âmes, Paris, Karthala, p. 63
208

En conséquence la notion de fétichisme évoque, en ce qui concerne l'Afrique, la


construction d'un vaste chantier autoroutier permettant aux agents du mal de circuler
librement. Mais les ingénieurs de cette entreprise sont (aussi), malheureusement, des
hommes de la santé qui se rendent responsables des pathologies sévères dans la société
africaine.

c) A propos de la rémunération des Nganga

La médecine africaine ne peut pas s’entendre comme une somme de connaissances


permettant de justifier une fonction libérale. Autrement dit, les principes de cette
dernière, à commencer par son mode de transmission du savoir thérapeutique,
s’opposent à toute tentative d’enrichissement volontaire.

Au risque de choquer certains qui pensent que “l’évangéliste doit vivre de l’évangile”,
notons que cette médecine se veut être un sacerdoce : elle est faite pour être au service
de l’homme et de la communauté. C’est pour cette raison que, d’ailleurs, elle se
détermine comme un héritage familial ou tribal, transmissible de père en fils par des
moyens qui lui sont propres. Ainsi, s’installer à la manière d’un médecin de quartier à
l’occidental et prévoir ses honoraires pour les services que l’on rend à ses patients,
revient à agir contre les principes éthiques fondamentaux de cette médecine.

Du reste, ce comportement discréditant, entretenu par certains tradithérapeutes est un


facteur dévalorisant de notre médecine africaine. Mais, malheureusement, la quête du
gain justifie l’ouverture d’un certain nombre de centres de guérison traditionnelle
aujourd’hui. L’âpreté au gain est une donnée qui autrefois était absente dans cette
médecine.

Traditionnellement, le principe de la médecine traditionnelle, c’est la gratuité des soins ;


car il s’agit d’un service que le tradithérapeute rend à la société. Il ne peut donc pas
vivre exclusivement que de sa pratique. La tradition a souvent admis que le patient,
pour bénéficier des soins, donne à son bienfaiteur un franc symbolique253, selon ce qu’il

253
Ce qui n’est plus toujours le cas de nos jours si l’on se réfère aux prix pratiqués pour les initiations. Cf.
annexes.
209

peut avoir ou un animal de la basse-cours. Mieux, pour ce qui concerne le Bwiti, parce
que le patient avait séjourné chez le bwitiste pendant un certain temps, il revenait plutôt
au guérisseur d’offrir des présents à son patient au moment de son départ, en guise de
remerciement, cette pratique s’appelait le Niwo. En fait, dans le Bwiti, lorsqu’un malade
s’était fait soigner, lorsqu’il était guéri, le tradithérapeute devait le raccompagner dans
son village. Le Nganga lui offrait tous les biens nécessaires en guise de remerciement
parce que le patient avait fait confiance à son Bwiti et à sa maîtrise des plantes. Dans
l’éthique traditionnelle du Bwiti, c’était donc un honneur que de soigner et de guérir
voilà pourquoi le Nganga devait redonner les richesses à cet homme pour qu’il s’intègre
de nouveau dans la communauté en retrouvant son équilibre social afin que sa
réputation s’agrandisse.

De nos jours, cette éthique n’est pas respectée, les soins sont bigrement payants de telle
sorte que les soins de santé en médecine traditionnelle ne sont plus accessible à
certaines bourses à cause de tout ce que le tradithérapeute peut exiger de la part de ses
patients tant en argent qu’en matériel, selon les différentes pratiques médicinales
auxquelles il voudrait accéder (Cf. annexe 4). D’où le nombre élevé de mauvais
tradithérapeutes qui deviennent des féticheurs, ils rendent la médecine traditionnelle
peut accessible au vu des prix pratiqués254. Il ne faut pas que la médecine traditionnelle
devienne un fond de commerce.

C) De la scientificité des connaissances du Nganga

a) Une démarche scientifique

À brûle-pourpoint, lorsqu’un rationaliste entend parler de la médecine traditionnelle, il


s’interroge sur le crédit qu’il devrait accorder aux pratiques thérapeutiques de cette
dernière : leur efficacité et leur fiabilité. Le premier pilier de la science, c’est-à-dire
l’“ordre”, est un principe qui de l’avis des détracteurs de la médecine traditionnelle, se
détermine contre les préparations des tradithérapeutes qui en plus, disent-ils, ignorent le
dosage. Pourtant, le vrai tradithérapeute connaît effectivement le dosage ; ne différent,
210

en fait, entre la médecine conventionnelle et la médecine traditionnelle, que les


instruments ou la façon d’être fidèle au dosage. Et, le dosage, autant que l’ordre, sont
des données qui dépendent d’une conception déterministe et mécaniste du monde. En
fait, le véritable ordre, le seul valable, est celui de la nature. Et c’est cet ordre là auquel
est soumise la médecine traditionnelle. D’après cette conception déterministe et
mécaniste de la réalité, la pathologie, en tant que désordre apparent est considéré
comme un fait qui dépend de notre ignorance provisoire de l’ordre des choses de telle
manière qu’on penserait, au-delà du désordre apparent, qu’il existe un ordre caché à
découvrir.

En fait, la connaissance que délivre la médecine traditionnelle n’est pas scientifique au


sens moderne ; elle délivre un savoir artistique, spirituel un savoir qui n’est pas moins
utile à l’homme. Contre la médecine traditionnelle, on retient les arguments suivants,
lesquels relèvent du bon sens, à savoir :

la recevabilité officielle de ses remèdes et pratiques est fonction des thérapeutiques qui
ont déjà fait la preuve de leur efficacité et de leur innocuité,

la collaboration avec la médecine moderne implique que l’innocuité et l’efficacité des


médicaments traditionnels améliorés se soumettent au test de l’expérience,

ces critères s’accommodent mal du mystère qui entoure les pratiques et le caractère
métaphysico-religieux des la médecine traditionnelle.

les tradithérapeutes doit cesser de s’abriter derrière les des « secrets » ; il est invité à
retrouver, sinon expliquer l’efficacité du processus de ses actes médicaux255.

De fait, la médecine traditionnelle africaine ne suit pas un cheminement rigoureusement


scientifique dans la mesure où elle n’use pas d’instruments objectifs. On ne peut, à
proprement parler, dire qu’il existe dans cette médecine fascinante du point de vue
folklorique, un vrai travail scientifique requérant la transformation des connaissances
premières. Le paradigme de la médecine traditionnelle ne produit pas des connaissances
scientifiques au sens moderne de l’expression car le tradithérapeute ne sait pas redresser

254
Cf. les tarifs en annexe au regard des salaires des Gabonais chapitre 1.
255
ABGRALL (J-M) : Les charlatans de la santé, Paris, Payot, 1998, p. 18.
211

ses connaissances. Il ne peut s’engager à transformer son savoir, ce qui serait la preuve
d’un engagement scientifique déterminant. Ceci exige de lui le dépassement et la
correction des « valeurs premières » pour qu’il participe réellement au travail
scientifique et puisse accéder à l’activité de différenciation comme l’enseigne Gaston
Bachelard256. Ce travail exigeant impose que l’on sente en lui la volonté déterminante
d’une psychologie essentiellement normative de telle sorte que la tradithérapeute
éprouve un besoin constant d’organiser son savoir. Ceci n’implique pas qu’il doive
trahir son secret, mais qu’il en vienne à améliorer ses connaissances qui sont déjà très
complexes. Or, de façon objective, il est difficile de percevoir chez les tradithérapeutes
la volonté d’organiser et d’arriver à concevoir un travail synthétique de qualité. Il ne
faut absolument pas confondre la médecine dite scientifique, celle qui utilise la
technologie moderne, la précision des mathématiques mais aussi de la physique, avec la
médecine traditionnelle pour la simple raison que les deux médecines ont la santé
humaine pour objet.

La communauté d’intérêt qui est la leur ne permet pas que l’on en fasse une
superposition ; la méthode, c’est-à-dire le cheminement par lequel l’esprit élabore son
savoir est différent dans les deux médecines. Aussi, aboutissons-nous à des modes de
savoir différents sans pour autant condamner l’imaginaire et le symbolisme en tant que
forme de connaissance tout aussi complexe que la raison. D’ailleurs, depuis E. Cassirer,
la connaissance est généralement qualifiée de symbolique parce chez Cassirer
l’imagination humaine est une puissance d’invention incessante de formes permettant
de placer l’infinité en l’homme. En fait, grâce à son imagination et à l’utilisation des
symboles, l’homme confronté à des données irrationnelles est sans cesse invité à rendre
son monde intelligible. Elle intervient pour dans tout processus d’invention des formes
sans cesse réitéré.

Or, au Gabon, la maladie et les causes profondes ne relèvent pas, selon l’imaginaire
populaire, des causes organiques objectives, mais nécessairement de données invisibles,
symboliques et irrationnelles. Les pratiques thérapeutiques des tradithérapeutes ont
alors leur cohérence propre et mérite autant de respect que celles des scientifiques à
condition de ne pas tomber dans du fétichisme. Dire que la médecine traditionnelle

256
BACHELARD (G.) : Le rationalisme appliqué, Paris, Quadrige, PUF, 1998, p. 24.
212

travaille sur la base de l’imagination, c’est conférer une positivité à cette dernière
puisqu’elle nous constitue en tant qu’humains en reliant nos deux natures contraires,
l’âme rationnelle et le corps organique. D’ailleurs, à l’appui de cette thèse de la
positivité de l’imaginaire, Pico a montré que l’imaginaire assure la médiation entre la
partie irrationnelle et la partie rationnelle de l’homme : « une fois que l’imagination a
reçu des sens les espèces des choses, elle retient en soi et les offre plus pure à l’intellect
agent, les illuminant de sa propre lumière, en abstrait les espèces intelligibles »257. Cela
signifie que l’imagination rend possible le travail de l’intellect…

Il y aura toujours amalgame si l’on identifie le savoir scientifique à la connaissance


artistique ; on aboutirait à confondre ce qui est scientifique avec ce qui est artistique.
Descartes nous met en garde contre ce type d’erreur ; il nous demande de ne pas faire
une fausse comparaison « entre les sciences, qui résident tout entières dans la
connaissance qu’a l’esprit, et l’art, qui requiert un certain exercice et une certaine
disposition du corps… »258. Il est d’ailleurs vrai que la médecine conventionnelle et
moderne n’est en fait qu’un art, mais cet art est davantage, à cause de son utilisation des
sciences biologiques, chimiques, mathématiques, physiques et informatiques, plus une
science qu’un art. Ainsi, sa voie est tout à fait différente de celle de la médecine
traditionnelle qui est plus artistique que scientifique de par son utilisation des arts tels
que la danse, la musique, la sculpture et le symbolisme religieux.

Dans ce cas, de par l’utilisation de l’imagerie médicale ou de l’analyse chimique et


biologique. On constate la volonté déterminante du médecin occidental à ne s’occuper
que « des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et
indubitable » comme les microbes, les virus en tant qu’agents pathogènes
scientifiquement déterminés. Et, de par sa formation, il acquiert « des connaissances
certaines et évidentes » lui permettant de façonner un diagnostic objectivement
vérifiable par d’autres médecins que lui, alors que le tradithérapeute aura du mal, par
manque de méthode menant à l’objectivité, à convaincre quelqu’un d’autre de la
pertinence de son diagnostic. Et, étant entendu ce défaut de méthode objective, si l’on
regarde scientifiquement, au sens cartésien des termes, il faudra dire que la médecine

257
Cité par BOURIAU (Ch.) : Qu’est-ce que l’imagination, Paris, Vrin, 2003, p.104.
258
DESCARTES (R) : Règles pour la direction de l’esprit, In Descartes. Œuvres et lettres, Règle I, Pléiade-
Gallimard, 1953, p.37.
213

traditionnelle est fondée sur l’opinion d’autrui et non pas sur des connaissances
absolument certaines. Partant, le tradithérapeute n’a pas une attitude scientifique à
l’égard de son malade, de la maladie et des remèdes.

Tout le problème demeure précisément dans la manière de découvrir la vérité en matière


de médecine traditionnelle africaine ; on note que tout le monde n’accède pas à la vérité
première d’une chose, notamment celle qui préside à l’origine d’une pathologie ou d’un
dysfonctionnement quelconque à cause du caractère ésotérique du savoir. En plus, la
conscience du Nganga se dépossède de sa responsabilité quant à une action auprès d’un
sujet dès lors qu’il est agi par une réalité transcendantale, en l’occurrence un esprit ou la
divinité. C’est en tant qu’il est littéralement possédé que le Nganga entre en relation
avec l’entourage du malade et le malade, de telle manière que, lorsqu’il jouit de toutes
ses facultés, il ne peut rien dire de valable en direction de la réalité.

C’est seulement lorsqu’une réalité qui le dépasse prend possession de son être que le
Nganga est non seulement capable de consulter en vue de détecter la cause efficiente
d’un mal, mais, en plus, de trouver la solution au problème qui hante son patient. Il n’y
a donc pas de distinction entre le sujet et son objet, de manière à parler d’objectivité
dans une telle condition. C’est sans doute la condition du développement de la
médecine en Afrique, une médecine où le médecin peut sentir son malade, selon
l’expression de Senghor : « je veux que tu me sentes »259 pour me comprendre et me co-
naître.

On peut, cependant, observer qu’au long de leur histoire, les plus éminents scientifiques
nourrissent leurs connaissances d’une catégorie de vérités qui relèvent de l’irrationnel
plutôt que de la rationalité pure. Et, depuis le vingtième siècle on se rend bien compte
qu’aucune explication exclusivement rationnelle ne rend compte de la totalité de
l’existence ; on peut donc supposer que rationalité et imaginaire sont deux compléments
indispensables pour toute connaissance de l’homme.

En réalité, la production médicale de la médecine traditionnelle n'est pas aussi


irrationnelle que d'aucun pourrait le penser : la médecine traditionnelle, en tant que
créativité artistique doit nécessairement reposer sur un langage rationnel soumis à des
214

lois scientifiques précises connues de ses praticiens. Il doit alors exister une méthode de
travail précise qui s'applique à tous les domaines de celle-ci. Car chaque chose, signe ou
symbole comporte une signification objective chez les initiés. Cela permet d'éviter des
quiproquos : les initiés possèdent (oralement) un lexique grâce auquel les
tradithérapeutes s'accordent pour élaborer leurs diagnostics, pronostics et thérapeutiques
sur la base de deux modes de connaissance distincts.

La maladie est d'abord saisie dans son objectivité brute : on scrute la pathologie à partir
de son aspect visible (les symptômes) ; les analyses concernent tout ce que l’on peut
voir, toucher et atteindre par les sens. La réflexion du thérapeute porte d'abord sur la
maladie dans sa réalité, son objectivité, à partir de l'expérience immédiate du malade
dans son corps et dans son milieu. C'est un moment réaliste, car il est le moment de
l'objectivation quoique le tradithérapeute exprime toujours le besoin d'aller au-delà des
phénomènes afin d'appréhender les significations. Ce moment dit d'objectivation qui
requiert deux valeurs principales, à savoir, la sincérité du malade et la précision des
questions du thérapeute, nous l'appelons, le moment 0 ou premier de l'activité
analytique du thérapeute.

Avec les informations recueillies, dans ce premier moment, le tradithérapeute


appréhende son objet, la nature de la pathologie et dégage une ligne essentielle en
procédant par élimination de plusieurs pistes infructueuses. Il y a là une mise entre
parenthèse de certaines informations sur la vie du patient et la genèse de sa maladie en
vue de mieux cerner l'origine de cette dernière. Le tradithérapeute focalise alors son
attention sur une ligne directrice qui lui semble essentielle, tel est le deuxième moment
qui caractérise l'art médical traditionnel. Ce moment d'élimination et d'abstraction est le
moment A ou second de l'activité analytique du thérapeute.

Ce moment lui aura permis de se concentrer sur une détermination essentielle se


présentant comme la cause primordiale du trouble et, à partir là, le tradithérapeute se
sert des symboles, véritable code à l’aide duquel il réécrit le monde faisant ainsi du
corps devenant malade du patient, un discours sacré. C’est l’instant de la décision et du
choix thérapeutique. Cette étape, nous allons l’appeler le moment M.

259
ALEXANDRE (P) : Les Bantous, Paris, éd. Lidis, 1981, p.7.
215

Dès lors, le thérapeute, utilise les rites, devenant ainsi un démurge pour faire ressortir du
cosmos des énergies nouvelles pour la restauration de l’organisme. A partir de là, la
thérapie devient un langage articulé et rationnel. A partir de ce langage, la médecine
traditionnelle devient le discours qui redit la grande épopée du monde : le violent
combat entre la Vie et la Mort, combat qui se termine par la victoire de la Vie sur la
Mort. Tel est le sens du Bwiti. Nous sommes alors au moment S.

La dernière étape est celle qui concerne la réappropriation de son existence par le
patient lui-même. C’est le moment initiatique : là toute thérapie est, dans sa
signification profonde, le moment à travers lequel l’homme écrit et lit les belles pages
du livre de la Sagesse, son destin indissolublement lié au destin du monde. C’est le
moment C.

De cette démarche, nous tirons une loi (T) comportant cinq étapes distinctes, celle-ci est
commune à tous les artistes bantous et peut se formuler :

T= {0 →A →M →S→ C}

On peut voir comment, progressivement, le génie du tradithérapeute devient un discours


rationnel passant du moment 0 (objectivité et réalisme), puis au moment A (Abstraction
et ligne essentielle), ensuite au moment S (symbole) et enfin à la reprise totale de sa
santé comme moment C. Par cette démarche, on dira que c’est la phytothérapie qui
comporte des germes d’une rationalité permettant de penser à la scientificité de la
médecine traditionnelle.

En somme, pour déchiffrer la maladie, le Nganga a deux possibilités pour connaître la


maladie et tenter de la soigner : un fondement connaissant à partir des sens (toucher,
vue, odorat, goût, ouïe) et un fondement dit spirituel, “ l’esprit ” qui pénètre la
matérialité pour atteindre la réalité intime de chaque être. Nous avons donc un premier
mode de connaissance élaboré par une intuition dérivée, marquée par la finitude
humaine et dont l’efficacité n’est possible que sur la surface corporelle et les signes
visibles de la maladie s’inscrivant sur le corps physique. D’un autre côté, on a un type
de connaissance plus profond poussant jusqu’à la saisie intime des êtres, leur énigme, le
secret de leur vitalité, des lois qui régissent leur fonctionnement. C’est une sorte
216

d’intuition divine qui détermine la cause des événements : il y a là, une mise en route du
principe même de l’intelligence et des catégories transcendantales qui poussent au
mystère. Cette deuxième catégorie de la connaissance plus marquante dans les
médecines initiatiques africaines fait appel à un aspect invisible, la croyance en une
intelligence spéciale : Evus.

Les Nganga ne délivrent généralement pas de connaissances anatomiques développées ;


leurs connaissances du corps humain sont sommaires ; leurs différents remèdes,
préparés à base de plantes, font plus référence à des liens irrationnels qu’à la rationalité
scientifique. Cela dit, la permanence du « monde des esprits » transparaît tellement dans
l’ensemble de leurs «recettes magiques et irrationnelles» qu’elle n’évoque pas
davantage l’action des principes actifs des plantes dans l’organisme malade. Et, dans la
mesure où la maladie est considérée comme une action qui résulte, extérieurement, de la
violence exercée sur un individu par un dieu ou par des méchants, le remède évoque
quelque chose « qui procure la sécurité »260.

Cette permanence du magique dans la thérapeutique, en Afrique, trouve son origine


dans « l’arsenal médico-magique » du prêtre-médecin de l’Égypte antique chez qui le
remède était fait pour « éliminer du corps les agents pathogènes dont, parfois, font partie
des esprits malfaisants, les oukhedou»261. Nous pouvons dire qu’une tradition lie les
Nganga aux prêtres-médecins de l’Egypte, car ils utilisent tous, non seulement des
plantes, mais surtout des formules magiques. C’est ainsi que Brelet écrivait que : « les
médications des prêtres-médecins égyptiens sont riches de quelques cinq cent
substances, leurs prescriptions s’accompagnent de formules magiques et indiquent
souvent le port de charmes et d’amulettes»262. Il est à faire remarquer que les
guérisseurs que nous rencontrons, en Afrique aujourd’hui, participent de la même
psychologie que celle des anciens Égyptiens lorsqu’ils fabriquent les «fétiches» ou
« Objets de Protections ».

260
Dans l’Égypte pharaonique, le mot pharmacie (en langue égyptienne, Ph-ar-maki, ce qui signifie « qui procure la
sécurité ») était l’un des noms du grand Dieu Thot.
261
BRELET (C) : Médecines du monde. Histoire et pratiques des médecines traditionnelles, Paris, Editions Robert
Laffont, 2002, p. 158.
262
Ibidem
217

N’est-il pas vrai que sur des réalités empiriques qui participent à la confection du
médicament, la dimension « mythique et mystique» du remède supplante le rationnel
dans toute médecine traditionnelle? C’est pourquoi, les incantations, lors de la
préparation des mets médicamenteux, sont d’une importance capitale. Car les prêtres-
médecins, depuis l’Antiquité, disposaient de formules incantatoires qui évoquaient une
divinité ou un ancêtre et dont l’utilisation serait bénéfique à la médecine. Dans cette
logique, tout remède est façonné par un imaginaire qui le porte, donnant ainsi un sens à
la démarche de guérison et à la santé.

Le médicament, en médecine traditionnelle, incorpore donc, en lui-même, une


dimension rationnelle et une dimension irrationnelle. Au plan rationnel, nous avons une
connaissance de la maladie, celle de ses symptômes et des plantes qui permettent de la
soigner. Mais, au plan irrationnel, il entre en jeu des « principes mystiques ou spirituels
» qui confèrent force aux médicaments. A cet effet, Claudine Brelet, à propos de
l’Égypte, écrit :

Dans la partie consacrée aux onguents et maladie de la tête, pour soigner la pelade, le
papyrus Ebers263 indique d’accompagner la pose d’un emplâtre composé d’ocre jaune,
de coloquinte, d’albâtre, de graines d’une plante non identifiée (comme beaucoup le
sont encore) et de miel, de l’invocation suivante : « Ô toi le Lumineux à jamais éternel !
Celui qui combat la fente, Aton, prend garde à celui qui s’est rendu maître du sommet
de la tête ! »264.

Ainsi, la médecine traditionnelle met en scène une diversité d’esprits auxquels


les Nganga s’adressent afin de soulager ou de guérir leurs patients. Dans le Bwiti et
surtout dans l’Ômbwiri, les tradithérapeutes prétendent que la guérison et la santé sont
le fait de notre rapport aux esprits, aux génies et à d’autres réalités mythiques et
mystiques appartenant au monde de l’au-delà. Au sujet des esprits, les spécialistes de la
médecine traditionnelle les classent en trois grandes catégories d’esprits désincarnés
ayant, pour chaque groupe, un rôle précis dans l’histoire de la maladie et de la santé.

263
Papyrus Ebers, 242 -260.
218

En sachant que le syncrétisme prend de plus en plus d’importance dans ce


domaine, on signale qu’en utilisant les catégories du christianisme, les Nganga estiment
que la première catégorie d’esprits se compose des anges qui sont débarrassés de la
matière et qui jouissent, par rapport aux autres esprits, d’une grande supériorité au plan
moral mais aussi intellectuel. Il s’agit donc des séraphins et des archanges. Voilà
pourquoi nous ne nous étonnerons pas de rencontrer des icônes, des représentations
d’anges dans les temples de culte de guérison traditionnel. Les images que l’on
rencontre le plus fréquemment sont celles représentant l’archange Michel, ce
combattant divin qui lutte contre les démons et à côté de qui on trouve des
représentations de saint Gabriel, ce messager de la Bonne Nouvelle265.

La seconde catégorie d’esprits qui entrent en scène dans les divers rituels
thérapeutiques est constituée de « bons esprits ». Ceux-ci se caractérisent par leur intérêt
pour les hommes qu’ils veulent à tout prix protéger des méfaits du diable et de ses
agents : ce sont des génies protecteurs, des anges gardiens, de Dieu. Ces derniers ont la
particularité de lutter contre les esprits imparfaits et d’éloigner les humains du mal.
Cette catégorie se subdivise elle-même en sous-groupes :

« les esprits bienveillants » : les Nganga s’adressent à eux pour implorer leur sollicitude
afin de trouver les remèdes nécessaires à la guérison de leurs patients ;

«les esprits savants» : ce sont ceux-là qui inspirent aux tradithérapeutes les différents
mélanges à faire pour obtenir des remèdes ;

«les esprits supérieurs »: ils incarnent la divinité et la supériorité de Dieu lui-même. Les
tradithérapeutes ne s’adressent à eux que par l’intermédiaire des «mânes» des ancêtres
pour demander des grâces en des circonstances précises. Mais, c’est à eux que
régulièrement, la communauté des initiés s’adresse lorsqu’elle organise des
cérémonies ;

264
BRELET (C) : Médecines du monde. Histoire et pratiques des médecines traditionnelles, Paris, Editions Robert
Laffont, 2002, p. 159.
265
À chaque fois que, pendant qu’on était sur le terrain, nous avions affaire à un tradithérapeute, nous avons été
marqués par un type de discours qui fait référence à un Dieu qui ne se préoccupe pas seulement du salut des âmes.
Nous sommes donc tentés de nous demander si le besoin de religion, dans le monde moderne, s’identifie à la question
de la santé. Il est donc certain qu’en ce qui concerne l’Afrique, on ne peut évoquer l’idée de médecine sans faire
référence au salut. Peut-être que les hommes d’Eglise, pasteurs et prêtres, pour rendre pertinents leurs discours
évangéliques, se doivent de s’intéresser simultanément à la santé des fidèles chrétiens et à leur salut.
219

«ensemble d’esprits imparfaits» : ce sont les démons et les mauvais anges mais, aussi,
les mauvais génies qui sont animés de mauvaises intentions. C’est à leur égoïsme que la
médecine traditionnelle attribue l’origine des souffrances qui accablent les humains.

Nous pouvons maintenant dire que la médecine traditionnelle développe des


pratiques qui ont pour finalité d’établir le contact entre la communauté et ses différents
esprits, selon les besoins. Il est question, dans certaines thérapies, de s’allier aux esprits
« bienveillants » appelés les mimbwiri266. Ici, la médecine traditionnelle est un ensemble
de moyens mis en œuvre par la communauté humaine pour lutter contre la maladie en
tant que résultat des activités menées par des « esprits imparfaits» qui les attaquent
parce qu’ils sont jaloux de leur bonheur terrestre. Donc parmi les moyens mis en œuvre
par la médecine traditionnelle, l’initiation a pour fonction d’assurer la liaison entre la
personne malade, la communauté et le « monde des esprits ».

Cela dit, l’existence « réelle ou supposée » des esprits, de génies, permet de


concevoir une médecine qui développe auprès de ses adeptes une « mentalité magique »
qui correspond à un sentiment d’insécurité devant les dangers de toutes sortes. Les «
actes médicaux » de la médecine traditionnelle sont des moyens mis en œuvre pour se
prémunir contre « les esprits malfaisants» grâce à la conception des « objets protecteurs
», d’une part, il permet aussi de se concilier les forces occultes (esprits et génies). Cette
volonté de conciliation de force se détermine comme une initiation en tant qu’elle est
une introduction à la connaissance des « manipulations mystérieuses » ou comme
abandon et ouverture à des forces supérieures. La médicalisation par initiation requiert
la manipulation de certains objets (plantes, amulettes, talismans…) par des personnes
dont la parole et les gestes sont efficaces : les Nganga.

Le danger d’une telle perception de la relation entre les hommes et les esprits,
notamment dans le cas de la médecine, a pour conséquence d’emprisonner le sujet dans
une conception du monde où il est prisonnier des puissances occultes267. D’ailleurs dans
cette mise en relation entre l’homme et les esprits, les individus sont marqués par une
sorte de privation de liberté à cause des modalités par lesquels les esprits se manifestent.

266
AUBAME (J-M.) : Les beti du Gabon et d’ailleurs, tome 2, croyances, us et coutumes, Paris, l’Harmattan, 2002, p.
181.
267
NGWA (N) : Eglise du Gabon lève-toi et marche !, collection Nouvelle évangélisation, imprimerie Saint-Paul,
Kinshasa, 1994, p. 26.
220

Ne devrions-nous pas dire que, lorsqu’un esprit se manifeste, l’homme perd toute
maîtrise de soi puisqu’il est dominé, guidé extérieurement par « l’Autre ».

En effet, au cours d’une initiation, l’intervention de l’esprit protecteur se fait,


soit sous la forme d’une « possession », c’est-à-dire que le malade, pour quelques
moments, au courant d’une cérémonie, devient le médium par lequel l’esprit passe pour
délivrer un message à la communauté. Il dévoilera, par exemple, la raison pour laquelle
cet homme a été rendu malade et quelles sont les conditions à remplir pour que ce
denier retrouve la santé. La caractéristique fondamentale de la médecine traditionnelle,
en sa détermination initiatique, est qu’elle amène l’homme à répondre à un appel des
profondeurs cachées dans toute vie. C’est une médecine pratiquée par des gens qui
pensent qu’il y a plus de choses dans le monde et dans le ciel, dans les êtres, que nous
ne pouvons saisir avec l’intelligence, de choses que nous pouvons mener en pleine
clarté grâce à des techniques thérapeutiques ésotériques spécifiques. Il faudra, par
exemple, retenir que dans le Bwiti, autant que dans d’autres rites initiatiques qui
utilisent de l’iboga, il y a un processus d’accélération de la dimension proleptique de la
raison humaine, par une action conjuguée du rite, de la musique et de l’iboga ; il y a
aussi un élargissement de la conscience ainsi que du champ de l’imaginaire. Ceci
entraîne un double enjeu : la recherche d’une thérapeutique qui d’emblée, va de pair
avec la restauration de l’équilibre structurel et ontologique perturbé par la maladie.
Comment et pourquoi ?

Par le rite qui re-socialise, le chant et la musique réaffirment la place de l’homme dans
l’univers : la poétique du chant ne manque pas de mentionner la trajectoire de l’histoire
humaine, les étapes de gloire où l’on rappelle les figures mythiques et la nécessaire
continuité de l’histoire. Par ailleurs, l’effet de la l’ibogaïne suspend, dans la conscience
du consommateur, le temps, ce, pendant la cure thérapeutique ! Que faudrait-il entendre
par cette suspension du temps sinon par le fait que l’Iboga comporte une vertu qui
permet à l’homme de ne pas subir le flux mouvant de l’existence : désormais, la chose
“permane”, la permanence supposée de l’étant est ici renforcée. Ceci donne la
possibilité au tradithérapeute, le Nganga, d’examiner sa pathologie, non sans un examen
de conscience. Et, grâce à l’imagination (nous pensons ici à l’importance du rêve dans
la médecine traditionnelle), il trouve ou reçoit, en songe, la plante médicinale
221

appropriée de même que la posologie. Cet état second est nécessaire pour que le patient
ou le tradithérapeute puisse retrouver la voie (voix) de la guérison. Cette démarche
serait beaucoup plus longue si elle se développait dans un laboratoire, car pour ceux qui
utilisent les laboratoires d’analyse, c’est-à-dire des rationalistes, le l’étant est changeant.

Grâce à ses pratiques de soins, aboutissant à la guérison, la médecine traditionnelle doit


favoriser la vibration de l’âme pour que le patient sorte de la banalité quotidienne, afin
de répondre, de façon précise et authentique, à cet appel pressent de l’intérieur par une
sorte de réappropriation de ses valeurs intrinsèques268.

La médecine traditionnelle repose alors sur un ensemble de connaissances et de


pratiques qui viendrait d’un très lointain passé : il s’agit précisément des connaissances
détenues par des initiés de toutes les cultures du monde. Le jour viendra, peut-être, où
l’on confrontera les techniques de la médecine traditionnelle pratiquée dans la forêt
équatoriale avec celles utilisées par des guérisseurs de la forêt amazonienne péruvienne.
Car des Nganga ou tradithérapeutes du Gabon et des Curanderos ou guérisseurs de
l’Amazonie ont, en commun, une connaissance des plantes maîtresses de leurs
différentes forêts. Le point commun entre ces deux médecines traditionnelles, c’est
l’utilisation des breuvages ancestraux à effet psychoactif ou psychédélique. Si au
Gabon, on utilise l’Iboga, le Bois sacré avec d’autres plantes plus secrètes, en Amazonie
les guérisseurs utilisent, entre autre, l’Ayahuasca, la Liane sacrée et toutes ces plantes
initiatiques permettent, selon leurs utilisateurs, de rencontrer les morts afin de résoudre
certains problèmes de santé et difficultés existentielles.

C’est un travail de rapprochement des cultures qui rendra possible le projet de la “santé
pour tous” lancé par l’Organisation Mondiale de la Santé ce, grâce à l’émergence d’une
médecine planétaire qui peut émerger en tissant toutes les lianes des médecines
Traditionnelles du monde : il s’agit d’une prise en compte des connaissances et
pratiques thérapeutiques individuelles et collectives, locales et globales, particulières et
universelles s’articulant entre l’humain et le divin, le matériel et le spirituel, le physique
et le métaphysique, le visible et l’invisible, le rationnel et l’irrationnel, dans un projet de
santé publique qui lie modernité et tradition ou médecine conventionnelles modernes et

268
Il nous semble d’ailleurs que ce recours accentué de l’homme gabonais moderne à la Médecine traditionnelle
correspond plus spécialement à cet appel des profondeurs auquel l’initiation au Bwiti et au Mbumba éyano répond.
222

médecines traditionnelles. Voilà comment l’humanité peut multiplier les moyens


permettant de lutter contre la maladie et rendre l’existence agréable ce, à condition de
savoir que ces connaissances thérapeutiques issues de la tradition primordiale doivent
être essentiellement transmises par voie orale et par initiation (et sous certaines
conditions, par écrit).

b) Une médecine aux connaissances sans règles scientifiques déterminées ?

Un tri s’impose dans l’univers de la médecine traditionnelle à cause de la position


sacerdotale du tradithérapeute, notamment dans la médecine initiatique. C’est d’ailleurs,
un travail rigoureux de séparation entre le bon grain et l’ivraie qui s’impose aux Etats
membres de l’Organisation Mondiale de la Santé en termes de préalable à tout
recensement des tradithérapeutes. Le tout est d’éviter d’avoir dans les rangs des
tradithérapeutes, des magiciens qui sont de faux tradithérapeutes. La différence est de
taille entre ces deux personnages, à l’inverse du tradithérapeute qui accorde l’intégralité
du pouvoir de guérison à la puissance divine et à l’intervention des ancêtres, les
magiciens qui sont souvent des marabouts, hommes à la mentalité magique, s’autorisent
un pouvoir sur la matière et en l’occurrence sur le phénomène de santé et de guérison et
se passent pour des tradipraticiens. D’ailleurs, nous travaillons pour l’abandon du
néologisme de tradipraticien forgé par l’OMS à partir de l’expression anglaise
traditional pratitioner. Ce néologisme était destiné à valoriser les guérisseurs
traditionnels. L’OMS, par souci de rigueur évitait ainsi d’utiliser les termes de sorcier,
féticheur, ou encore de guérisseurs auxquels la culture savante moderne a donné une
connotation péjorative269. Nous pensons que ce terme travaille contre la médecine
traditionnelle puisque le néologisme de tradipraticien est trop englobant et prend en
compte tout ce qui est pratique traditionnelle. On aura alors des tradi-architectes, tradi-
chirurgiens, des tradi-chasseurs selon que l’on utilise des techniques traditionnelles
spécifiques à l’architecture, à la chirurgie, à la chasse et tout ces différents domaines
seraient contenus dans le même néologisme : tradipraticien.

269
BRELET (Cl.) : Anthropologie de l’ONU. Utopie et Fondation. Paris, l’Harmathan, 1995, p. 162.
223

Au Gabon, il est important de ne pas désigner les tradithérapeutes par tradipraticien.


Cela va permettre de limiter le développement des pratiques s’appuyant sur une forme
de déterminisme reposant sur la croyance en l’existence de forces supranaturelle,
suprahumaines et qui ne seraient certainement pas divines. Il n’est que de remarquer que
ces marabouts et magiciens qui ne soignent aucune maladie spécifique sont présents
dans les associations de tradithérapeutes. Voilà des prestidigitateurs qui affirment
travailler sous la houlette d’un esprit hôte, véritable acteur de la séance de consultation
et de guérison. Ces “esprits tradipraticiens” sont connus de tous les membres de la secte,
leurs noms et leurs fonctions respectives (les fonctions qui ne correspondent pas
toujours aux critères moraux permettant la promotion de l’homme)270.

Notre dernier passage au Gabon nous a permis d’entrer en relation étroite avec certains
membres de la nouvelle secte du Bwiti appelée Mfum Aganga et ce contact, notons-le,
nous a ruiné économiquement et énergiquement. Il semble qu’il s’agit là d’un théâtre
habilement exécuté par des individus habiles. Au centre du rituel se trouve
généralement une prêtresse assistée par son époux ou son concubin. Celle-ci ente en
transe afin de montrer au public qu’un esprit supérieur s’empare de la prêtresse qui ne
se souviendra pas de tout ce qu’elle aura dit à la fin de la cérémonie de consultation.
S’agit-il là d’une supercherie ?

Etonnant médecin à qui le patient ne peut demander plus d’explication ni sur son
diagnostic ni sur ses recommandations thérapeutiques parce que, dit-on, qu’il ne se
souvient pas de ce qu’il a dit, ce n’est pas lui qui parlait : c’est un génie, un démon ou
esprit protecteur. Cet argument semble trop facile et invite les praticiens à discipliner
leur supposés esprits. .

Cette secte a des allures d’une église réveillée et pourrait, par bien des cotés, s’avérer
dangereuse pour les populations gabonaises. Pendant la cérémonie de consultation la
prêtresse consomme, toutes les trois minutes, un verre de whisky d’une marque vendue
en Guinée Equatoriale tout en fumant de la cigarette et en donnant des ordres à
l’assistance qu’elle moralise.

270
On peut retenir à titre d’exemple le nom de Adoum Zoko, un génie vengeur qui ne connaît pas de pardon, qui bois
comme un glouton et fume comme une cheminée.
224

Il est d’ailleurs symptomatique de constater que ce rite est pratiqué dans la plupart des
temps que par des gens aux conditions sociales très modestes, mais qui par leurs
attitudes quotidiennes se présentent comme des maîtres incontestés d’un savoir divin.
Certains n’hésitent pas à s’affubler, sans condescendance, du titre académique de
docteur. Leur méthode de travail ne peut supporter une méthode qui permettrait de
contrôler l’efficacité de leurs pratiques en procédant par une méthode essai/erreur,
essai/réussite de telle sorte que, confronté à l’échec, le praticien puisse changer de
protocole opératoire. Les agents de cette secte dite thérapeutique ne connaissent pas de
recul propre à tout scientifique : ils sont victimes d’un défaut : le refus de tirer des
leçons des échecs car pour eux, l’échec n’est pas la preuve que la théorie n’est pas
pertinente.

En fait, ce modèle de Nganga problématique qui travaille par la transe, n’est pas auteur
de la vérité qu’il énonce : il est saisi par la vérité du sens de la chose dont il parle. Dans
une telle approche de la pratique médicale, toute la question de l’éthique de la
responsabilité demeure entière et on est porté à convoquer le principe de précaution à
l’encontre de ce rite. A l’absence de critères scientifiques pertinents permettant
d’envisager une connaissance rationnelle des risques inhérents aux informations
délivrées par ces sectes tant au plan médical que social, on devrait suspendre leur
exercice. Pourquoi ? La réponse est simple : l’exercice de la médecine comme la
capacité de réfléchir philosophiquement sont des actes éminemment sérieux qu’il est
paradoxal d’envisager la possibilité de laisser la noble production des actes médicaux
qui par principe éthique et épistémologique, requièrent des compétences rigoureuses,
entre les mains de personnes inconscientes de leurs actes.

Or, la conscience de ces tradipraticiens est incapable de se distancier de ce dont il


parle au moment crucial de la consultation et surtout à moment de l’application de
certaines des recommandations livrées par eux. Si, après avoir posé un diagnostic, on lui
demande de dire exactement à quoi ses propos retournent, les tradipraticiens du rite
“Mfume Nganga” sont incapables de donner une explication cohérente ce, par ce que,
pendant qu’ils opèrent pour extirper le mal en un individu, ils se dépossèdent de leur
être afin que, à travers eux, le génie puisse agir. Le corps du praticien n’est donc qu’un
réceptacle passif de la présence spirituelle d’un agent surnaturel. D’où est-il pétri d’une
225

force surnaturelle provenant des esprits déployés dans l’univers et qui influent
considérablement sur l’existence.

En conséquence, au regard de ce rite on note que la filiation ésotérique échappe, non


seulement à la connaissance du point de vue du sens commun, mais en plus à la
vérification expérimentale. Incapable de fournir des réponses pertinentes au patient qui
veut en savoir plus à son propre sujet, ces magiciens se retranchent derrière des propos
faciles : “initie-toi toi-même pour aller voir de tes propres yeux ce qui se passe dans ta
vie”. Car ici, la connaissance est ésotérique et se transmet par voie initiatique, d’un
maître à un disciple, par la manducation de l’iboga ou d’autres plantes psychédéliques.
Ainsi, comme le disait Jacques Michaud, cette « connaissance est (…) différente de la
connaissance déductive qui est la base de la science »271. Cependant, ce que privilégie,
généralement les tradithérapeutes ce ne sont pas les connaissances mais la « découverte
du sens caché des choses », un sens qu’il faut absolument rechercher au courant d’une
initiation.

Heureusement, la pharmacopée du Nganga est constituée d’un ensemble de plantes


(herbes, fleurs) aux multiples vertus, chacune de ces plantes contient, empiriquement,
des substances permettant de soulager, de guérir quelques maux ou d’en causer d’autres.
Souvent, des recettes qu’il utilise pour soigner ne sont pas le fruit de sa recherche
personnelle, mais le fait de révélations de la part des êtres du monde de l’invisible (un
parent mort qui vient lui communiquer une recette en songe, par exemple) et dans
certains cas, celles-ci résultes des initiations faites par lui. Le véritable maître des
connaissances thérapeutiques de la médecine traditionnelle, c’est celui qui communique,
par des moyens spécifiques, des mécanismes et le pouvoir des plantes au
tradithérapeute. Il est le canal par lequel les forces surnaturelles passent pour faire du
bien ou du mal à la communauté, il lui suffit tout simplement de respecter les interdits
afin de développer sa relation harmonise avec les forces de l’univers.

Le Nganga n’a “aucun” mérite dans ses activités, car il travaille avec les esprits on ne
peut pas affirmer sans risque de se laisser huer dessus que le savoir du Nganga
comporte toujours des règles scientifiques déterminées. Le médecin-sorcier est sous

271
Cf. MICHAUD (J.) : Médecines ésotériques, médecines de demain, Paris, Denoël, 1976.
226

l’emprise d’Eyo, comme le poète sous celui de la Muse, comme l’artiste sous le joug du
génie. Le tradithérapeute n’est, en réalité, que l’instrument d’Eyo ; et les rituels qu’il
préside ne sont que des gestes qui manifestent la réalité comme telle. L’activité
médicinale du Nganga est dévoilement de l’être qui se manifeste par lui à travers la
musique. La diversité des gestes symboliques qui concourent au rétablissement du
malade n’est qu’un ensemble de recommandations de l’esprit ancestral qui travaille
avec lui.

La médecine traditionnelle africaine se détermine donc comme une sorte d’épiphanie de


la Divinité parce qu’elle développe des rituels qui permettent à celle-ci de prendre
possession de l’homme. Par le phénomène de possession, le Nganga se dessaisit de lui-
même pour ne devenir qu’un simple ministre de la Divinité, comme le poète chez
Platon :

Si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministre, comme les prophètes et les
devins inspirés, c'est pour nous apprendre à nous, les auditeurs, que ce n'est pas eux qui
disent des choses si précieuses–ils n'ont pas leur raison–mais la Divinité elle-même qui
parle et, par leur intermédiaire, se fait entendre de nous272.

La connaissance du Nganga n’a de valeur que parce que celle-ci est fonction de
l’écoute, une écoute qui permet de co-naître chaque chose selon son explication, sa
raison ; car rien n’est sans raison, tout a une finalité au sein du tout, comme le suggérait
si bien Leibniz. Or, la connaissance nécessite du génie. Le mot génie doit être pris au
sens latin de genius, ce qui préside à la naissance. Cela veut dire que le Nganga doit
présider à la naissance de la maladie de son patient. Or humainement, ceci est
impossible. La médecine du Nganga est alors un art et, comme tel, l’œuvre d’un génie,
si tant est que l’œuvre d’art soit la production du génie. Qu’est-ce que le génie ? Chez
Kant, il a le talent de produire ce dont on ne peut donner des règles déterminées » cela
veut dire que l'artiste est agi pour produire une œuvre d’art ; ce dernier n'arrive à
produire que parce qu'il reste à l'écoute de la nature. La médecine du Nganga refuse
alors toute objectivation. Dans ce cas, parce que le tradithérapeute ne peut démontrer
227

son acte, il est un génie. C’est en ce sens que, par analogie, l’on peut le définir chez
Kant :

Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses


productions, mais il donne des règles par une inspiration de la nature et ainsi l'auteur
d'une production, en étant redevable à son génie, il ne sait pas lui-même comment les
idées se trouvent en lui ; il n'est pas en son pouvoir d'en informer ses semblables à son
gré et méthodiquement, ... 273

L’attitude du Nganga à l’égard de son savoir nous plonge au cœur de la philosophie


héraclitéenne parce qu’elle développe l’idée que : l’action de l’homme est soumise à la
même loi que la vie du cosmos par suite de l’accord qui existe entre les deux. Cette loi
est celle du logos que les anthropologues ou les philosophes de la religion comme
Marcel Mauss et Mircea Eliade qui en se penchant sur le phénomène de la magie
appréhende le processus cérémoniel, de l’existence d’une force surnaturelle que seule la
magie est capable de manipuler et que l’on appelle, chez les Malaisiens « mana » et
chez les Bantous « Muntu »274. Dès lors, le Nganga, dans la forêt équatoriale, se
comporte comme Héraclite en écoutant ce qui est commun à tous afin d’apprendre à
connaître l’essentielle unité de toutes choses.

Ainsi la croyance au Muntu, à la Force, place le tradithérapeute en position de créateur


et détenteur d’un pouvoir d’action de création devenant ainsi chaînon entre l’homme et
le divin. : « Ce pouvoir sacré autorise le mage à acquérir des pouvoirs plus élargis dans
les autres domaines de l’activité humaine et explique en grande partie les dérapages vers
les sectes et le pouvoir du gourou-médecin » (Jean-Marie Abgrall)275. Cette
connaissance de chaque chose, par la connaissance du rapport spirituel des éléments, lui
permet de soigner ; car ainsi, c’est la nature dans son ensemble qui se lie à lui pour
rétablir l’équilibre. Il y a, alors, un principe déterminant dans la société traditionnelle de
même que dans sa médecine, c’est que l’homme doit vivre conformément à la nature.

272
PLATON, Ion, Paris, Belles Lettres p. 36.
273
KANT(E) : Critique de la faculté de juger, Paris, Ladrange p. 80.
274
Cf. TEMPELS (P) : La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1947
275
ABGRALL (J.-M) : Les charlatans de la santé, Paris, Documents Payot, 1998, p.227.
228

Cette conformité à la nature signifie d’abord qu’il doit découvrir sa propre nature en soi
et, dans un second moment, il devra connaître celle des choses qui constitue son biotope
et entretenir les différents rapports avec ces choses, selon le principe. Pour être en bonne
santé et connaître le bonheur, la sagesse est nécessaire ; le sujet doit être en accord avec
le principe générateur. Par analogie, ceux qui sont malades, ce sont ces hommes qui
« ne semblent avoir aucune expérience des paroles et des faits tels que je les expose en
divisant chaque chose d’après sa nature et en montrant ce qu’elle représente276
(Héraclite). On peut mettre dans la bouche d’un sage tradithérapeute ces paroles
d’Héraclite. S’il peut dire l’être de chaque chose, c’est précisément parce qu’il devient
lui-même, par l’émotion, sa sensibilité, toutes choses à la fois.

On pourrait dire que le tradithérapeute n’est pas responsable de ses actes de soin. Son
activité consiste simplement à écouter pour se laisser transporter par le génie avec
lequel il est en relation mystique. C’est pour cette raison que son discours ne peut être
scientifique mais seulement poétique ; car le poète n’est pas agissant dans son discours,
il est utilisé par le génie qui agit, il en est transporté.

L’action scientifique est douloureuse, tandis que la poésie est l’art par lequel le sujet
s’introduit au mystère de l’être : la poésie est gratifiante : elle est une thérapie.

Notons donc que le poète, comme le tradithérapeute, tous deux, foulent aux pieds les
règles cartésiennes de la méthode : ni celle de l’exigence de la clarté et de la certitude,
ni celle de la division en vue de l’analyse, ni celle de l’ordre de la gravitation du simple
au plus compliqué, ni même celle du dénombrement, aucune de ces règles n’est
envisageable dans la démarche du tradithérapeute. Le raisonnement des tradithérapeutes
n’emprunte absolument rien à cette méthode des géomètres, qui passe par de « longues
chaînes de raisons, toutes simples et faciles »277, la leur consiste à s’abandonner à un
être mystique.

Le Nganga est d’abord un artiste et un collaborateur de l’Esprit, il n’est que sous le joug
du génie. Au moment de l'inspiration, tel un poète, il reste saisi par le génie. Ce dernier

276
HERACLITE : Fragment 1.
277
DESCARTES (R) : Discours de la méthode, quatrième partie, in Descartes Œuvres et Lettres, textes présentés
par André Bridoux, Paris, 1953, Pléiade-Gallimard, p.138.
229

prend possession de lui afin de parler aux vivants, ainsi qu’on peut le remarquer lors des
consultations. A un moment ou à un autre de la cérémonie, le Nganga perd ses moyens,
sa langue se délie, interroge au hasard des individus sur leurs actions cachées, en
exhorte d’autres, encourage certains à améliorer leurs âmes.

Ainsi, s’il entre en connaissance de ce qui est voilé, ce n’est pas tant parce qu’il a de la
science infuse, c’est à cause du fait qu’il est sous le joug de la transcendance. Pour cela,
il est dans un état second ; car un “esprit” emprunte son corps en faisant de lui son
cheval, afin de se rapprocher des vivants pour leur parler dans un langage proprement
humain. L’homme-poète, autant que le Nganga ou le prophète au sens biblique, n’a
aucun mérite lorsqu’il délivre des messages, parce qu’il est possédé.

Car ce n’est pas lui qui vit ce qu’il dit, c’est un autre qui vit mystérieusement en lui
momentanément. C’est là toute la problématique de la possession et de la thérapie
entendue comme délivrance du sujet278. Le Nganga est sous le contrôle d’une réalité
supérieure : le génie. Comme un poète, le tradithérapeute est à l’écoute de ses
sentiments de telle manière qu’il met presque en veilleuse sa propre raison afin de se
mettre à l’écoute de l’autre pour se rendre disponible au message de la divinité. Il n’est
pas rare qu’il ne se souvienne pas du tout d’un diagnostic qu’il vient de poser dès lors
qu’il n’est plus ivre de la présence de l’être, grâce à qui il réalise les prouesses.

Alors que le médecin agit par la raison et des instruments de mesure qui exigent son
attention, le tradithérapeute, lui, lorsqu’il pose un diagnostic ou soigne un malade, a
besoin de chant, de danse et, souvent, il fait danser l’entourage du patient si ce n’est le
patient lui-même. La cérémonie de guérison, dans le Mbandja, se déroule dans un
brouhaha qui n’épargne point le voisinage.

278
Toute la difficulté vient du fait que la maladie est considérée comme l’expression d’une force exercée par
quelqu’un, extérieurement à moi. La thérapie consiste alors à faire sortir le corps étranger. Cette considération peut
avoir un fondement théologique puisque les tradithérapeutes enseignent que l’homme a été créé par Dieu en vue de le
manifester dans sa chair, aussi, la maladie n’a pas pu être envisagée par le créateur. En tant que telle, la maladie est
un non-être, elle n’est que le fait d’un dysfonctionnement de l’organisme. Alors, la guérison consiste à rétablir le
sujet dans l’harmonie en recherchant la cause de l’inharmonie : d’où la méthode holistique qui qualifie cette
médecine. Ceci conduit à l’affirmation que la maladie n’a aucune finalité, et l’on ne peut pas envisager une science de
la maladie, mais de la santé. Il serait donc bizarroïde pour un tradithérapeute d’entendre des terminologies comme la
cancérologie, comme étude du cancer, pour la simple raison que le cancer n’existe pas, ce qu’il y a c’est l’organisme
vivant qui sous l’action conjuguée de certaines causes, perd sa régularité fonctionnelle
230

Cette chorégraphie célèbre le drame de l’existence d’une vie des mélanges engagée dans
la relation entre la vie et la mort. Si la thérapie moderne se déploie dans un climat
silencieux, la médecine traditionnelle voit dans la thérapie une lutte physique entre la
vie et la mort à travers la maladie d’un individu. Ainsi les tradithérapeutes font du
tapage, dans leurs centres thérapeutiques, pour chasser la pathologie, cette inharmonie,
afin d’introduire l’harmonie grâce à la fête.

Nous pouvons, à juste titre, dire que cette médecine qui utilise l’art, la danse, la
musique, la chanson, la sculpture et le symbolisme religieux, n’est pas, à
rigoureusement parler, une science. Elle est une fait social total.

Ce serait d’ailleurs un tort que les Bantous veuillent absolument en faire une science,
sous le prétexte que le développement de la science part du mythe vers la rationalité. Le
discours du médecin traditionnel n’est pas celui de la domination scientifique de la
nature, il est celui de la nature elle-même lorsqu’elle s’adresse à l’homme en tant qu’il
est l’un de ses éléments constitutifs. Seul celui qui vit comme un artiste peut saisir le
langage de la nature puisqu’elle s’adresse à l’homme à travers des symboles, des signes.

La maladie peut alors être considérée comme signe d’un langage chiffré, codé
symboliquement, un langage que la nature adresse subitement à un individu pour lui
délivrer un contenu de vérité. Si l’on se réfère à Karl Jaspers, on trouve que la maladie
en tant que souffrance et chemin vers la mort est une situation limite qu’il s’agit de
comprendre au moyen d’un éclairement de l’existence.

C’est tout l’être qui dans cette perspective, doit être analysé pour en saisir le sens global
de l’existence confrontée à l’épreuve des « situations limites » (telle la mort, la
souffrance, l’échec, le combat, la culpabilité)279. Il ne s’agit pas de confondre Jaspers à
un tradithérapeute gabonais, mais de montrer que la maladie qui conduit un sujet chez
un tradithérapeute n’est pas toujours d’ordre empirique. La maladie prend la valeur d’un
ensemble de choses dont est marquée notre existence à la recherche de sens or, à
certains moments, une explication rationnelle n’est souvent pas suffisante. On le sait
pourtant bien, la finalité de toute médecine, c’est de rétablir la santé d’un individu dont
l’harmonie a été basculée par une force particulière devenu agent pathogène. En se
231

déterminant alors comme quête de l’harmonie des corps et des esprits, la médecine
refuse le nom de science au sens moderne, c’est-à-dire qu’elle ne peut garder sa
vocation qu’en refusant de devenir une technique ayant pour base les sciences
mathématiques et physiques. C’est pourquoi nous pensons que la médecine occidentale
a aujourd’hui besoin de spiritualité pour s’acheminer plus efficacement vers une
médecine plus humaine.

Finalement, ce n’est pas en tant que science qu’on arrivera à valoriser la médecine
traditionnelle africaine, mais en présentant sa spécificité artistique à l’homme moderne
qui a autant besoin de rationalité scientifique que de la représentation artistique. C’est
en tant qu’art que l’on peut envisager la médecine traditionnelle, selon la suggestion de
Jean-Paul Lebeuf comme un phénomène social total, en interaction permanente avec
l’environnement socioculturel.

c) La parole comme technique thérapeutique

On peut dire que le tradithérapeute qui prend la parole en public « est un personnage
multiple, mystérieux, aussi près des Morts que des Vivants. Mystérieux parce qu’il est
au courant d'un nombre considérable d'usages, de coutumes mais, en plus, par des
Objets Protecteurs en sa possession, sa science des rites » (Nguema-Obam)280. Faisant
toujours référence au passé, à la tradition qu'il connaît de façon parfaite, le thérapeute
appelle la vie à la vie et repousse la mort à la mort.

Parce que la prise de parole dans les centres de guérison traditionnelle est un acte
solennel, la parole du tradithérapeute est vibrante, son verbe haut et son geste noble et
impératif. Par la parole, la médecine traditionnelle devient une technique
psychosomatique de guérison conjuguant plusieurs procédés qui tirent leur efficacité de
la parole rituelle et sacrée conférée par le tradithérapeute. Charmes, fétiches, blindages,
incantations, prières, gestes, sacrifice, danses, musiques, assemblée thérapeutique sont
des réalisation qui ont pour principe, la parole : elle est une puissance motrice qui

279
JASPERS (K) : Philosophie ; trad. De J. Hersch, ©Springer-Verlag, Berlin-Heidelberg, pp. 423-426.
280
NGUEMA-OBAM (P.) : La tradition de la danse chez les fang du Gabon, thèse de doctorat d’Etat, Université des
sciences humaines de Strasbourg, 1976, p. 46.
232

actionne le principe actif de la plante ; elle pénètre silencieusement le corps du patient


afin d’avoir des effets sur son esprit.

Généralement, lorsqu'ils parlent, les tradithérapeutes tiennent un bâton à la main ou,


comme dans l'ancien temps, le chasse-mouche : c’est le symbole de l'autorité qu'ils
exercent sur les patients, les esprits et la maladie (on peut aussi voir là, le signe visible
de leur puissance). Le plus souvent, tous les assistants sont assis, le malade aussi, seul le
« maître des secrets », le Ngegan ou Nganga, reste debout au milieu de l'assemblée.
Nous voyons, par cette attitude, le désir de manifester la hauteur de sa puissance et sa
domination sur l'assemblée. Selon la tradition, il ne doit pas s'asseoir et, par moment,
pour rendre sa parole plus expressive, il circule dans la salle281. Pendant qu'il circule, il
parle, il articule ses paroles de gestes significatifs qu'il importe de notifier.

Chez les Fang, lorsque le tradithérapeute frappe énergiquement le sol par son pied ou
avec la paume de sa main, ceci indique qu'il est déterminé à manifester sa puissance et,
par ricochet, qu'il met au défi l’adversaire (en l’occurrence, la maladie !). Par moment,
il entonne un chant et amorce une cadence au cours de laquelle, avec des mimiques, il
peut placer le grand orteil sur le sol. Ce geste traduit sa détermination à lutter contre les
sorciers. Souvent, lorsque la danse se termine, c'est alors le mouvement pendant lequel
il commence à appliquer le remède. Soulignons, par ailleurs, que tous les gestes font le
plus souvent référence à la naissance, à l'origine, au passé, et au futur.

Si on demande à un père de bénir son fils afin de procéder aux soins, lorsque ce dernier
se frappe la poitrine en s'adressant à sa progéniture, il n'est pas entrain de faire un mea
culpa : se frapper la poitrine consiste plutôt dans la manifestation d'un désir
d'affirmation comme père, donc, un maillon dans la chaîne généalogique à travers
laquelle et, à partir de laquelle, mais, surtout, sans laquelle, cet enfant ne peut recevoir
la vie. La poitrine, finalement, c'est le lieu secret de la puissance : la secouer, est
synonyme d'activation des Objets Protecteurs, notamment l’Evus. Se frapper la poitrine,
c'est montrer qu'on a et confiance et assurance ; que ce qu'on dit va se réaliser grâce à ce

281
Toutefois, de plus en plus, beaucoup de tradithérapeutes prennent place au centre de l’assistance. Cette attitude
s’explique par le syncrétisme ; car beaucoup veulent avoir le statut du prêtre catholique qui majestueusement s’assoit
comme un roi devant ses sujets...
233

qu'on est soi-même : un homme puissant. Il y a aussi un autre geste essentiel : il consiste
à faire passer le malade entre les jambes. Par ce geste, le sujet passe de nouveau par la
naissance : il renaît.

De fait, dans la culture bantoue, la parole vivante, celle qui s’exprime oralement par des
gestes précis, est productrice de vie et de mort. D’où cette conviction que la parole est
toute chose. Que veut dire, dans le champ de la médecine traditionnelle, selon l'esprit et
la vision du monde bantou, « la parole est tout » ?

Pour amorcer une réponse dans la perspective d'une philosophie qui prend en
charge la question de la guérison et de la santé, il importe de s'interroger sur le sens de
« Tout ». À quoi renvoie ce « Tout » ? Est-ce à une totalité ? Si oui, ceci voudrait dire
que la parole est elle-même la totalité en même temps qu’elle en constitue les parties.
En d’autres termes, le « tout » est la figure de l’affirmation de l'unité de l’être du
commencement et de la fin, il contient et rassemble toutes choses. Dit ainsi, la parole
qui est « tout » est celle qui en tant qu'elle est prononcée à l'intention d’un individu,
rattache celui-ci à une totalité: sa famille. C'est d'elle que l'homme reçoit la vie et c'est
en elle qu'il meurt et, pour cela, tout ce qui le concerne doit pouvoir dire la vie de cette
famille.

Ainsi, la prise solennelle de la parole dans l'univers du médicament identifie le malade à


sa famille. Cette parole est un événement qui rend présent, ici et maintenant, celui qui
parle, de la même manière qu'elle manifeste la vie qui est en lui, une vie qui à son tour,
doit régénérer celle de l'autre.

Le thérapeute est alors lui-même une « parole tout » parce qu'il a conscience qu’en lui
habite toute sa famille. Les paroles qu'il prononcera autant sur la personne malade que
sur les médicaments, ainsi que le souffle et la salive qu'il passera entre les mains du
malade et sur le médicament, sont des signes qui montrent que le tradithérapeute a
conscience que son action implique directement ses ancêtres autant que sa progéniture.
Ceci implique que soit présent en conscience toute l'histoire individuelle et collective du
sujet malade et du sujet soignant pour donner sens à la guérison et à la santé.
234

La « parole tout » est une « parole toutes choses » se traduisant par le dire généalogique
puisque parler, pour les sages, c’est transmettre la Tradition. Car la généalogie met en
présence notre appartenance à une totalité, celle qui nous couvre en tant que vie
transmise de génération en génération : la famille. De fait, la puissance de la parole est
un pouvoir transmis par la Tradition, celle véhiculée par ces gens qui sont, comme le dit
Chantal Rialland :

Au plus profond de nous, vivent non seulement nos parents, voire nos arrière-grands-
parents, même si nous ne les avons jamais connus. Au coeur de nous, vivent non frères
et soeurs, nos cousins et cousines, à l'intérieur de nous, vivent les frères et soeurs de nos
parents, nos oncles et tantes282.

En vue de manifester la puissance totalisante de la parole, autrement dit, la vie dans sa


totalité, les anciens trouvèrent nécessaire que la famille du patient soit présente dans les
centres de guérison traditionnelle tout au long de la démarche de guérison et de la santé
de l’un des leurs. Et, comme nous le verrons plus loin, la prise de parole d'un parent
lorsqu'on est malade, participe à la thérapie. C'est pourquoi, toutes les personnes qui
participent à la préparation du médicament, lors de la cérémonie de guérison, doivent
décliner leur identité en disant leur généalogie afin de magnifier, célébrer la vie. Car
l'homme n'est pas un individu, il renferme une totalité : sa famille.

Cela dit, il convient d’envisager cette totalité sous la forme d'un système dont la parole
est l'expression et le contenu. De telle sorte que l’expression ésotérique, « la parole est
tout », signifie que la parole est toute la vie de la tradition. Cette totalité affirme une
unité concrète et vivante qui en même temps qu'elle renferme en elle-même toutes
choses, produit au même moment la diversité283. On n’exagère donc pas en disant que
l’unité de la Tradition renferme en elle, celle de la vie et de la mort.

Dans ce cas, la « parole est tout », est une expression qui signifie que la parole est un
événement qui contient en lui-même la possibilité de la vie et celle de la mort. Or, en

282
RIALLANT (Ch.) : Cette famille qui vit en nous, Paris, éditions Robert Laffont, 1994, p. 15.
283
Dans chaque manifestation culturelle, on doit lire une même vision du monde. Donc tout ce qui se fait dans la cité
repose sur un même fondement. La variété de danses, l’art etc., tout cela exprime la Tradition
235

Afrique subsaharienne, la vie et la mort de l'individu dépendent de sa famille. D’où les


accusations, (fondées ou pas), que nous pouvons entendre : « si tu es malade, c'est à
cause de ton frère, c’est lui qui te tue… ».

Il est nécessaire de comprendre l'importance de la parole dans le champ de la thérapie


traditionnelle pour mieux saisir, par la suite, l'importance de la phytothérapie,
notamment ce qui se passe lors de la cueillette des plantes. Il s'agit de retrouver les
plantes qui selon leur mélange, pourront, en fonction de l'intention du thérapeute,
manifester la volonté de guérir.

Le problème fondamentalement philosophique que soulève la problématique de la


parole dans le champ thérapeutique devient donc le suivant : qu'est-ce qui guérit, est-ce
la plante ou la parole ?

Il semble plutôt que la guérison soit le résultat d'une composition alchimique qui
résulte, elle-même, d'une composition complexe de plantes identifiées avec
précaution, d'une part, et, d'autre part, de la volonté d'utiliser les principes
fondamentaux, selon leur organisation, en y incluant la personne du malade et celle des
adjuvants du tradithérapeute. La santé devient donc un effort de consolidation d’un
certain mélange qui maintenu dans son unité, est vie, alors que la maladie devrait
s’entendre comme une sorte de fissuration de cette unité qui à terme, aboutit à la
séparation des éléments, par conséquent, à la mort. Dire alors que « [la] parole guérit »,
c’est envisager la thérapeutique comme volonté de rassemblement, de re-consolidation
des éléments contenus dans un même mélange.

En fait, considérons, grâce aux leçons de la philosophie, que la totalité est composée de
substances fondamentales qui sont les « quatre racines de toutes choses » (Empédocle),
à savoir : l’eau, l’air, la terre, le feu. Il devient, par conséquent, possible de montrer la
pertinence et, l'importance de la parole dans la thérapie. Le rassemblement des
ingrédients médicamenteux va traduire la diversité des choses qui entrent dans la genèse
de la vie des mélanges, c’est-à-dire celui des quatre éléments. D’où l’importance et
l’efficacité des “totums” (polytothérapie) en opposition à l’extrait (la monothérapie).
236

En somme, on trouve, sans trop forcer le philosophique, dans le propos du chantre


malien, les deux modalités de la parole dans le champ thérapeutique traditionnel :
construction et destruction. La construction, c’est la volonté de développer l’harmonie
individuelle et collective alors que la destruction se manifeste par des actions qui
marquent la volonté d’empêcher la réalisation de cette harmonie. En terme de
construction, il est possible de voir toute la production des contrepoisons, les fétiches de
protection que les guérisseurs mettent au point pour promouvoir la santé dans la
communauté. Par contre, en terme de destruction, on tient compte de la fabrication
subtile des mixtures mises au point par les sorciers maléfiques.

Ainsi, le pouvoir de la parole se manifeste-t-il selon deux ordres : l'ordre de l'amour et


l’ordre de la haine. Quand la parole manifeste la volonté de construction, l’amour, c’est-
à-dire l’ensemble d’actions positives que la parole produit en donnant la vie, ces actions
productrices participent au “mieux vivre ensemble”. Par contre, en manifestant la
volonté de destruction, de séparation et, à terme, la mort, la parole prend les catégories
de la haine. C’est pourquoi nous avons deux sortes de fétiches : ceux qui « détruisent et
tuent la vie » et ceux qui « construisent et protègent la vie ». La vie et la mort sont donc
une production de la parole.
237
238

Chapitre 5: Les pratiques de la médecine traditionnelle au Gabon

A) Examen de conscience, un préalable à toute thérapie

a) Confession et conscience de la faute

La confession est le principe-clef de la médecine traditionnelle, préalable à toute


initiation, dans la mesure où le fondement de cette médecine consiste dans notre relation
aux Morts, aux esprits, aux Ancêtres et à Dieu. Nul ne peut entrer en relation avec
l’esprit sans s’être purifié, ce, d’autant plus que le monde des esprits est un monde pur.
La médecine traditionnelle a un fondement spirituel, et, dans la mesure où l’on
considère que le malade se soigne d’abord sur un plan spirituel, la purification est de
rigueur.

Car aux yeux des Anciens, la maladie apparaît comme l’expression du péché se
traduisant objectivement telle une agression physique sur un organisme qui subit
l’action corrosive et progressive d’un mal. Dans l’esprit du soignant et de la
communauté des tradithérapeutes, la maladie est la conséquence de la faute, une faute
commise directement par ce pécheur qui ne respecte pas les interdits ou indirectement
en tant qu’héritage des fautes de ses ancêtres. Car si nous recevons en héritage quelque
bien ayant appartenu à nos ancêtres, nous héritons, que nous le voulions ou pas, de
choses peu honorables : on hérite bien d'une maison, de traits de caractère et de
maladies génétiques. La maladie s’aggrave au fur et à mesure que le poids de la faute
s’alourdit sur l’esprit de celui qui porte la maladie et au fur et à mesure que celui-ci se
coupe de la communauté des Ancêtres et de « Nzame a bele éning » (Le Dieu qui
détient la vie).

Pour recouvrir la guérison, il importe donc que l’homme, le porteur de la maladie, re-
connaisse sa finitude en acceptant qu’il n’est rien sans le concours bienfaisant des
Ancêtres et de Dieu. Pour cela, il doit s’humilier en reconnaissant sa faute, car c’est la
239

faute qui entraîne la séparation entre les Ancêtres et la communauté. D’où les sacrifices
et les offrandes (metunga). Dès lors que les Ancêtres s’éloignent de nous, la maladie
s’installe, parce qu’elle n’est que la conséquence de la faute, c’est-à-dire le résultat
d’une relation brisée. Et, par ricochet, celui qui accepte « de revenir aux Ancêtres » en
s’humiliant devant eux, en reconnaissant sa faute, sait qu’il peut, de leur part, tout
obtenir parce qu'il demande pardon.

Voila pourquoi la démarche de guérison et de la santé s’apparente à un rite de


réconciliation qui introduit progressivement l’homme dans la présence des Ancêtres, et
c'est aussi pour cette raison que les cabinets de la médecine traditionnelle sont des lieux
sacrés. Cette introduction progressive dans le domaine du Sacré confère à la médecine
traditionnelle les caractéristiques d’une religion.

La médecine traditionnelle est une religion284 dans la mesure où elle re-lie le monde des
choses physiques au monde des réalités invisibles. Cette démarche nécessite alors une
re-lecture de l’histoire personnelle de l’individu malade, celui-là qui est troublé, parce
qu’il sait qu’il lui manque quelque chose qu’il ne peut obtenir que par l’intervention des
Ancêtres. Or, les âmes souillées par le péché ne peuvent se présenter aux esprits pour
leur demander un service sans risquer de provoquer leur colère et d’attirer sur eux le
courroux des Esprits.

Nous verrons bientôt que ceux qui osent dissimuler les péchés et qui ont l’outrecuidance
de se présenter aux ancêtres n’obtiennent point de satisfaction. Mieux, beaucoup
deviennent fous et ne peuvent guérir de cette folie qu’après avoir avoué publiquement
leurs malversations. Généralement, dans les cérémonies initiatiques, il vaut mieux éviter
de dissimuler ses péchés au risque d'une humiliation publique. Car si vous n'avez pas dit
vos fautes aux Ancêtres, volontairement, les Esprits se chargeront de le faire pour vous.

Les Nganga nous ont averti à ce sujet, à propos de l’Iboga : celui qui a tué, volé, ne doit
pas se hasarder à mettre une dose d'Iboga dans sa bouche sans faire une bonne
confession. La conscience peccamineuse est un obstacle à l’initiation, elle empêche
l’homme d’accroître volontairement le fonctionnement harmonieux de ses facultés

284
C’est la religiosité qui la rend universelle, notamment tout le panpsychisme qu’on y trouve. Cf.
Chapitre7. a) La nature dans la médecine traditionnelle.
240

psychiques. Il ne peut alors être propulsé au niveau de hautes fréquences vibratoires qui
doivent aider à la guérison, tout au contraire, il entre dans une situation de folie
momentanée que nous constatons dans la société gabonaise, ce malheureux état de santé
qui peut durer longuement si le sujet ne rencontre pas un maître. Le candidat à
l’initiation est invité à être sain de corps et d’esprit avant tout absorption d’iboga.

Aux explications des initiés, ceux pour qui le rite initiatique se déroule avec beaucoup
de difficultés, sont victimes des conséquences de leur comportement social : le non-
respect des interdits liés à la vie. Les cas de décès et de folie que nous regrettons dans
les temples résulteraient, selon les praticiens, non pas de l’absorption de quantités
élevées d’iboga, mais des obstacles à la pureté, à savoir : «vampire», fétiches, mauvais
esprits, mauvaise volonté, péchés graves, etc.285. C’est pourquoi, un examen de
conscience est absolument nécessaire avant d’entamer tout traitement médical,
notamment pour celui qui voudrait s’initier.

Il faudra aussi purifier le Corps, car les Esprits ont horreur de la saleté, sous quelques
formes qu’elle se présente. D’ailleurs, le rite de purification est désigné par l’expression
« nsoban ngnul », c’est-à-dire « lavement du Corps ». Mais ce “Lavement du Corps” ne
prend toute sa valeur initiatique qu’en tant qu’il implique la purification de l’Esprit
(voici le sens et l’intérêt du rituel de Mesoso chez les Fang). Cette étape de la
purification du Corps et de l’Esprit est nécessaire au commencement de tout traitement
chez les tradithérapeutes.

Par conséquent, il faudrait dire que l’observation d’une hygiène morale et physique
constitue la propédeutique d’une démarche fondamentale de guérison chez les
tradithérapeutes du Gabon. Il n’est donc pas possible de séparer, dans le champ de la
médecine traditionnelle au Gabon, les applications médicinales objectives des
dispositions spirituelles relatives à la croyance.

Pour toutes les personnes qui ont recours à la médecine traditionnelle, la maladie ne se
ramène pas seulement à ce qui se manifeste subjectivement comme douleur physique
affectant notre organisme physique, puisqu’elle se manifeste sous la forme des
situations qui affectent le bien-être en général. L’exemple que Tsira Ndong Ndoutoume
241

décrit dans son ouvrage, le Mvett, livre2, illustre cette constatation, et met en lumière les
composantes religieuses et éthiques de la médecine traditionnelle : “confession pour
obtenir un bien”. Les premières pages de l’épopée nous présentent un chef plongé dans
sa pensée, méditant sur l'avenir de son clan, après son passage dans l'autre monde, il
décide d'utiliser le pouvoir des « connaisseurs des choses de la vie », de véritables
Akom, des initiés hors pair, afin de donner un chef puissant qui règnera sur son
peuple286.

Il sait que ce pouvoir ne peut être conféré que par le travail des initiés et que ces
derniers, eux-mêmes, ne sont puissants que parce qu'ils collaborent avec les anciens
initiés qui sont déjà dans l'autre monde, les Ancêtres. Initié aux pratiques du Biéry, il
possède des reliques et, comme tout chef de famille, il est aussi le prêtre de sa famille :
celui-ci doit s'adresser à ses Ancêtres pour leur présenter son projet et solliciter leur
concours. En pays Fang, les Ancêtres sont l'objet d’une grande vénération : ils ont quitté
ce monde et ont rejoint le pays des Morts où, désormais, ils veillent sur la société. Celui
qui gouverne un peuple a tout intérêt à être en bonne relation avec eux ; tout geste, dans
la famille et dans la communauté, attire leur attention et nécessite donc du respect à leur
égard. Ils sont membres de la communauté et, à ce titre, leur avis compte pour celui qui
veut agir avec efficacité et succès dans les affaires.

C'est pourquoi Mbane Ona, qui voudrait quitter l'étape primordiale du clan pour devenir
une puissance, doit s’adresser aux mânes à la manière d’un malade qui fait une
démarche de guérison. La maladie dont-il souffre, provient de la vulnérabilité de son
peuple : celui-ci, estime-t-il, n’a pas eu d’homme puissant : les Yemebem n’ont jamais
connu de guerre ou simplement de lutte fratricide. Ils sont affables, prodiguent leurs
richesses à ceux qui vont les visiter. Aucun peuple ne redoute les Yemebem ; ils sont à
la merci de n'importe quelle puissance qui pourrait les annexer. Il exprime là une
volonté de puissance qui en réalité, impose une démarche de type thérapeutique,
puisque la puissance vient du domaine des tradithérapeutes : c’est vers les

285
ATOME RIBENGA : op-cit, p. 41.
286
Cette question de la puissance justifie l’importance de la notion de « vampire dans toute la société
africaine, notamment dans la thérapie traditionnelle. Cf. Chapitre 7.a) Les maladies du systèmes sociale
du clan : Aka’a », à l’avant-dernier paragraphe.
242

tradithérapeutes que le peuple se tournait pour remporter la bataille et, aujourd’hui, pour
remporter un match de football ou des élections.

Comme on le constate, il n'y a pas de séparabilité radicale entre le religieux, le politique


et le médical ; tout ce qui concerne le quotidien des hommes repose sur un fondement
religieux et médical. L'attitude de Mbane Ona relève de la prévention : il veut donner un
chef puissant à son peuple, afin de le protéger, à l'avenir, des ennemis qui tenteraient de
l'annexer. On le voit donc s'éloigner du domaine du profane, prendre de la distance avec
ce qui est physique, pour s'introduire progressivement dans le domaine du Sacré, de
l'invisible de l’Esprit: « Mbane Ona traversa la cour du village, puis l'autre quartier,
suivi d'un sentier luisant qui trouait la forêt sombre. Il haletait»287. De toute évidence, le
chef retourne vers les endroits288 dans lesquels vivaient, autrefois, avant leur rencontre
avec la femme, les deux principes de puissance, à savoir : Evus et Akom. Il s'arrête juste
avant d'entrer dans le domaine du Sacré, là, au « pied d'un Oveng289 », devant «une
cabane en écorce » qui donnait « à l'endroit un air mystérieux »290.

L’homme, devant le monde des mystères trouve qu'il est important de se dépouiller de
son vieil homme à partir du moment où il pénètre véritablement le Sacré. S’il ne le sait
pas, le Divin le lui rappelle. Tel est le cas de Moïse devant le buisson ardent291. C'est
pourquoi l'auteur va utiliser l’expression : « disparaître à l'intérieur de la case », pour
nous montrer que, dans sa démarche de guérison, l’homme entre en lui-même, afin de
s’examiner, avant de s’adresser aux Anciens. Et cela exige une préparation, car il ne
peut véritablement entrer en contact physique avec les Ancêtres que s’il s’est
préalablement purifié.

Cette purification se manifeste, en premier lieu, par des gestes délicats qui du reste, sont
emplis de sens. Il ne touchera pas le panier qui contient des reliques sans utiliser des
éléments purificatoires faits de bois spéciaux et d'herbes spéciales, de poudres. Ainsi,
devant le panier « en écorce peint en rouge », il se comportera religieusement : « il
l’ouvrit, en sortit dévotement quatre crânes humains, reliques de son père Ona, son

287
NDONG NDOUTOUME (M.) : le Mvett, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 15.
288
Cf. Les principes de la médecine traditionnelle à la deuxième partie et comprendre que la forêt est, effectivement
le lieu sacré de la médecine traditionnelle.
289
Oveng : arbre gigantesque et dur de la forêt gabonaise qui pousse dans les endroits particulièrement denses
290
NDONG NDOUTOUME (M.) : le Mvett, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 15.
243

grand-père Tom, son arrière-grand-père Ondo et son aïeul Milang (...) Il posa avec
précaution ces reliques sur une natte. Il s'assit sur un tabouret »292. C'est le moment
ultime de la confession. En général, il y a un moment où le malade doit absolument se
confesser avant de présenter son problème aux Anciens.

Mbane Ona est un malade spécial. Le rapport entre lui et les crânes de ses Ancêtres
représente celui d'un patient avec les tradithérapeutes, le Ngegan, le Nganga, le Nyem
Mam. S'asseoir « sur un tabouret », c'est prendre la place des malades parce que, dans la
société traditionnelle, celui-ci doit prendre place sur un tabouret en faisant face au
tradithérapeute, lors de la thérapie. Mais, lorsqu'il s'agit des Ancêtres, cela nécessite
d'abord une confession devant eux. Cette confession a pour but de montrer comment le
patient gère la vie que les ancêtres lui ont confiée. L'homme, tout homme, a des
comptes à rendre de la gestion qu'il fait de son existence et des torts qu'il cause aux
autres. Voilà pourquoi ce chef se confessait-il en prenant une attitude d'humilité.

Se croisant les bras sur la poitrine, fermant les yeux, restant un moment parfaitement
immobile devant ses ancêtres, s’exprima ainsi :

« Je sais que vous savez ce qui m’amène à vous déranger. Ma tête bouillonne et mon
coeur me tambourine la poitrine. Ai-je vraiment besoin de vous expliquer, puisque vous
savez. Mais avant de préciser ma pensée, je vais d'abord vous faire ma confession. Ces
temps derniers, j'ai commis de grosses fautes, deux fautes que je ne me pardonne pas. Je
suis vraiment trop ignoble pour oser m’adresser à vous, mais je sais que vous êtes bons
et que vous plaiderez ma cause auprès de Celui293 auquel je ne peux parler, vu ma
personne insignifiante et odieuse. Depuis que j'ai épousé Ayétebé, ma plus jeune
femme, je ne pense plus aux autres. Je les trompe même ouvertement en empiétant sur
leur temps294 au bénéfice de celui d'Ayétebé. Une pareille injustice est naturellement
inadmissible, mais ma volonté a faibli. Je sens que je vieillis. Je vous en demande

291
Cf. la Bible dans le Livre de l’Exode.
292
NDONG NDOUTOUME (M.) : le Mvett, Paris, Présence Africaine, 1975, p. 16.
293
« Ici Dieu. Chez les Fang le nom de Dieu était si sacré qu'ils étaient interdits aux non-initiés de prononcer et
autorisé aux initiés de n’en user et qu’en des circonstances exceptionnelles, par exemple au moins de l'initiation »,
note de bas de page de Ndong Ndoutoume.
294
« Chez les polygames chaque femme a droit à un certain nombre de nuits à passer sur la couche maritale,
généralement deux », note de bas de page de Ndong Ndoutoume.
244

pardon. D'ailleurs, Ayétebé est enceinte et je ne la toucherai plus avant que l'enfant
qu'elle porte en son sein ne soit sevré295.

« L'autre péché provient d'une histoire stupide. Deux jeunes gens, Aba et Semé se sont
querellés au sujet d'une jeune fille du clan des Yemissem. Chacun prétendait que c'était
sa fiancée, que l'autre cherchait seulement à l'en déposséder par jalousie. Cela arrive
souvent. Vu que Aba est un grand querelleur, et surtout qu'il avait tourné autour
d'Ayétebé quand je l'avais épousée, je l’ai rabroué sévèrement et lui ai intimé l'ordre de
laisser Semé tranquille. Quelque temps après, la jeune fille est venue me voir et m’a dit
qu'elle n'était pas la fiancée de Semé mais celle d'Aba. Je l’ai alors traitée de tous les
noms. Elle s'est enfuie en pleurant. Décidément, cet Aba a du succès auprès des femmes
et c'est ce qui m'a mis en rage. Mais j'ai reconnu mon tort alors qu'il était trop tard pour
revenir sur ma décision. Je vous en demande aussi pardon. Je prends la résolution,
désormais, de ne pas me laisser emporter par mes sentiments296.

« Tout le reste, j'espère que je n’ai rien à me reprocher, mais votre jugement est le plus
sûr. Je vais donc expier mes péchés, en vous égorgeant un mouton dès ce soir297 ».

En sommes, avant de commencer un traitement, le sujet malade doit obligatoirement


faire son examen de conscience, il s'examine lui-même pour arriver à faire un acte de
contrition sincère. Si cela n'est pas fait, la croyance générale veut que les herbes
utilisées pour le soigner ne soient pas efficaces et, s’il s’initie, pour rechercher la
guérison, il ne voit rien au cours de son voyage initiatique. Il arrive alors que le
tradithérapeute exige au malade de faire appel à tel ou tel autre de ses parents avec qui
ce dernier se trouve en difficulté de communication dans l’intention de procéder à la
réconciliation afin qu’advienne la guérison.

Pour le thérapeute traditionnel l’efficacité d’une thérapie est souvent fonction de l’état
des rapports entre les membres d’une même famille. D’où, la nécessité d’une
bénédiction sur les médicaments par la personne qui se sentait lésée par le malade.
D'ailleurs, dans certains cas, le tradithérapeute demandera à sa famille la permission de

295
Il s’inflige lui-même une pénitence qui semble assez sévère pour expier la faute qu’il vient d’avouer.
296
. Voici une belle confession, qui commence par la reconnaissance objective de la faute et la décision “de ne plus
recommencer” – voilà qui ressemble étrangement à l’acte de contrition catholique.
297
NDONG NDOUTOUME (M.) : le Mvett, Présence Africaine, Paris, 1975, pp. 16-17.
245

guérir ce malade-ci. S'il s'avère qu’il y a des palabres entre le malade et sa famille, on
procédera à un rituel, un cérémonial au cours duquel le tradithérapeute, le Ngegan,
utilisera un certain nombre d'objets ou d'éléments signifiants, comme l'eau de la rivière
pour purifier son malade et laver le mal.

b) L’appartenance à la communauté et la conscience de la faute

Toute occasion de la maladie se présente, aux yeux des tradithérapeutes, comme un


moment indiqué pour la prise de conscience, par l'individu, de sa place dans le monde et
de sa responsabilité par rapport à sa communauté et à son environnement physique et
spirituel. Car dans la culture gabonaise, l’homme est naturellement intégré dans une
communauté. L’espace communautaire est son domaine de définition de telle sorte
qu’en dehors de la communauté on ne peut rien dire sur l’homme. Aussi, dans la culture
bantoue et bantoue, tout se tient : l’homme, la nature, les ancêtres ; et il n’y a pas de
différence entre la vie quotidienne et le sacré. Cet ensemble constitue l’équilibre global
sur lequel on agit pour rétablir la santé, parce que, un petit geste peut rompre l’équilibre
global du groupe298. Le système psychosocial du bantou est composé de Dieu, des
ancêtres, de la communauté et la problématique de la maladie surgit dès lors que
l’équilibre entre ces différentes composantes est en difficulté. En conséquence, dans la
médecine traditionnelle, pour envisager la médicalisation d’un gabonais (un bantou) il
est impératif de tenir compte de cet ensemble.

La médecine traditionnelle se présentera alors comme une sorte d’instance juridique


considérant le patient comme une personne, un sujet de droits et d'obligation dans
l'ordre moral et juridique, selon la vision du monde que développe la culture au sein de
laquelle il s'insère. Les rites de purification, qui constituent la base de toute
thérapeutique traditionnelle, se présenteront, à cet effet, comme des mouvements d’éveil
pour la prise de conscience, car l'homme, dans sa condition de malade, découvre qu’il

298
Cf. Chapitre 8. Il s’agit de considérer l’homme à partir de son écosystème environnemental afin de
mieux l’aider.
246

n’est pas seul au monde. Par conséquent, cela implique sa responsabilité dans ce rapport
avec l'autre qu'il devrait, par moments, prendre en charge. Voilà pourquoi, c'est sur le
plan éthique, que la démarche de la guérison et de la santé trouve son terrain ; le
traitement devra, au fur et à mesure qu'il se développe, prendre en compte la question de
l'altérité pour concevoir ce rapport à une éthique de la responsabilité.

L'enseignement fondamental qu'il s'agit de retenir est celui-ci : parce que la maladie est
la conséquence d'une faute, ou le fait d’un signe de la transcendance, l'homme n'est
jamais seul, il est toujours responsable de ce qui arrive à l'autre, dans la société. Ainsi,
pendant qu'il prendra ses bains médicamenteux, il s’interrogera sur ses attitudes vis-à-
vis des autres et, par rapport à lui-même, sous le regard omniprésent des Ancêtres. À
quel moment me suis-je mal comporté ? Qu'ai-je mal fait alors que j'aurais pu bien le
faire ? Ai-je méprisé quelque chose que les anciens prescrivent et que, par
désobéissance, j’aurais décidé de faire pour satisfaire mon égoïsme personnel ?

Toutes ces questions que le malade doit se poser, dans une attitude pieuse, nous amène à
penser que la médecine traditionnelle renouvelle, sur le chemin de la thérapie, la
question anthropologique telle qu'elle se pose chez Martin Heidegger. L’être de
l'homme est déchiré entre la vie et la mort et demeure, quoique saisi dans une
dynamique technologique et culturelle, mystère pour lui-même. Poser alors la médecine
comme une tentative de compréhension de soi, c'est, essentiellement, reconnaître que
l'homme est une mine inépuisable dont la caractéristique essentielle est de se poser, à la
fois, comme sujet et objet de sa propre interrogation . C’est pourquoi la thérapie devient
« un examen de soi-même dans l'intimité de son être »299. Si on considère que certaines
maladies peuvent s'accentuer si le malade refuse de reconnaître ses méfaits, on reconnaît
alors que la médecine traditionnelle nous porte à la préoccupation philosophique la plus
insigne, à savoir : « connais-toi toi-même». Car la connaissance de ses propres limites
entraîne celle de sa responsabilité vis-à-vis de soi-même et de l'autre.

Parler donc d'une purification comme moment premier du traitement dans la médecine
traditionnelle, notamment au Gabon, c'est montrer que les tradithérapeutes enseignent
que le point de départ d'un traitement doit s'entendre comme moment privilégié de la

299
FINK (E.) : le jeu comme symbole du monde, Paris, éditions de minuit, 1966.
247

réflexion de l'homme sur lui-même. Le processus de médicalisation doit pouvoir


entraîner le sujet porteur de la maladie à atteindre, sinon l'essence, du moins, le principe
qui lui donnerait une explication claire et précise sur le sens de son “existence”.

Du coup, l'exigence de la pureté, dans la médecine traditionnelle, à travers les rites


initiatiques gabonais, est une interpellation éthique et philosophique qui pousse chaque
homme à prendre conscience de sa responsabilité vis-à-vis de lui-même et de sa société.
« Qu'est-ce que j'ai fait et que je ne devais pas faire ?» ; « Qu’est-ce que je fais et que je
ne dois pas faire à mon frère, à ma fille, à ma femme, à la société tout entière ? » ;
« Suis-je en accord avec l'environnement physique et spirituel qui m'entoure ? ».

Voilà autant de questions que le malade doit se poser pendant qu'il se soigne ! Il ne
s'agit pas de le culpabiliser, mais d’éveiller, en lui, sa responsabilité vis-à-vis de l'autre
et de lui même. Car s'il reconnaît sa faute, il doit en être purifié. C’est ce chemin de
purification qui conduisant l’homme à “se connaître”, le rend effectivement maître de
lui-même, et, par voie de conséquence, le tout l’univers, car il trouve, en même temps
que la connaissance de lui-même, la connaissance de sa véritable place au sein de sa
famille, de son couple, de la nature et du Cosmos. Ce qui va lui permettre de participer,
de façon effective, à la bonne marche de l’univers.

De quoi devrions-nous nous purifier lorsqu'on est malade et pourquoi cette forte
conscience du péché en relation avec la maladie ?

Les initiés Fang expliquent qu'un certain nombre de malheurs qui secouent la société
résultent du comportement des hommes dès lors qu'ils ne respectent plus les lois
relatives à la vie. Pour eux, les épidémies, les maladies graves qui apparemment, n’ont
pas de remède, sont provoquées, soit par des magiciens, soit par les esprits, quand ils se
sentent offensés par certaines attitudes humaines. Ainsi, une épidémie frappe une frange
de la population à partir du moment où celle-ci viole constamment les lois ancestrales,
que les hommes ne se soucient plus des interdits sur les rapports sexuels, qu'ils prennent
les femmes de jour, que l'adultère devienne chose vulgaire, qu'ils soient égoïstes,
paresseux et fument du chanvre, que les femmes se lancent dans une prostitution
248

effrénée, que ces populations soient corrompues300. C'est à ce moment-là que les
magiciens, qui se réunissent au Conseil des Anciens, en des lieux secrets, concoctent de
terribles recettes pour frapper de maladies qui tuent et rendent fous les intéressés. Cette
explication donne sens, non seulement à bien des maladies, mais, en plus, à toutes sortes
de catastrophes (bibouboua) pouvant survenir : accidents de circulation, tremblement de
terre, un ouragan qui dévaste une contrée, etc.

C'est ainsi qu'on expliquait l'origine de la maladie du sommeil et que l'on explique
aujourd'hui celle du sida, du virus Ebola et bien d'autres maladies. Il n'est pas rare
d'entendre un tradithérapeutes dire, à propos du sida, que si l’Afrique était si frappée par
tant de malheurs, c'est à cause de la corruption dont les Chefs d’Etats font montre. Dans
cette logique, toute offense à l'éthique implique une maladie conçue en terme de
punition. Un Ngegan au Gabon, M. Nno Foe Ndene, du clan Essa Mbone, à Minvoul, au
nord du Gabon, disait à ses malades : « Le sida ne peut pas finir tant que les femmes se
livrent à la prostitution et que les hommes sont infidèles. Il est inutile de prier, la seule
solution pour éradiquer ce mal, c'est la fidélité. Ainsi, ceux qui en sont porteurs vont
mourir et il restera seulement les purs »301. On constate que, dans cette logique
traditionnelle, il n'était pas possible de parler d'impunité dans la société africaine
ancestrale : chacun se savait surveillé par les anciens et certains maux étaient signes de
désobéissance. La maladie, la folie par exemple, serait alors la conséquence de la
débauche, sous toutes ses formes.

Pour les initiés Fang, si les champs sont infructueux, les plantations stériles, si les
rivières ne donnent plus du poisson, lorsqu'on va à la pêche, c'est parce que les forêts et
les rivières sont souillées par l'action de l'homme. C'est pour cette raison que les
magiciens peuvent arriver à frapper les hommes d'une guerre horrible en vue de purifier
la société302. La maladie, certaines souffrances sont, manifestement, l'expression de la
violence des Anciens sur les imprudents. Seuls peuvent être épargnés, des innocents et
ceux qui conscients de leur faute, décident de se repentir.

300
NDONG NDOUTOUME : Le Mvett, Paris, présence Africaine, 1975, pp. 273-274.
301
Propos recueillis par nous, au Village Nylon Andome II, décembre 2003.
302
NDONG NDOUTOUME : ibidem, p. 274.
249

Pour les Fang, selon Nguema-Obam Paulin, « le mal, le bien, l'interdit, la faute, renvoie
à l'ancêtre. Il est présent en tout. Il fonde l'organisation sociale et le culte. Il ordonne les
activités de la vie quotidienne »303, pour cette raison, sa parole est capitale. La médecine
traditionnelle est donc obligée de se référer aux mânes des ancêtres en rendant présent,
au moment du traitement, la figure de l’ancêtre du thérapeute mais aussi celle du
malade. Le récit généalogique est l’instance de la manifestation de ce discours de
l’origine qui nous conduit aux ancêtres. Pourtant, parce que les ancêtres sont exigeants,
ils ne peuvent agir en faveur d’un patient que si ce dernier n’est pas en rupture avec eux.

Ainsi, il y a un fondement éthique qui suppose que le malade doit être irréprochable
dans ses relations, même les plus intimes. Sa conscience doit être tranquille, propre,
exempte de toute faute tout simplement parce qu’il est respectueux des interdits. Nous
sommes donc là, au cœur d’une croyance qui affirme que « certains actes viennent
perturber le cours normal de l'existence et qu'ils enlèvent à l'individu son état
d'innocence, ses chances de succès dans l'action »304. De fait, dans la société
traditionnelle, les tradithérapeutes sont les garants d'une éthique, d’une morale qui doit
préserver la communauté.

C'est pourquoi un bon comportement social est couronné par une vie bonne de telle
sorte que, la réussite des entreprises suppose toujours une bonne relation entre les
ancêtres et l'individu. Une société qui ne prospère pas se doit de se poser des questions,
puisqu'on y voit une malédiction dans la mesure où la conséquence du mal, c'est une vie
diminuée : la maladie. Les anciens pensaient que celui qui transgresse les interdits « est
à la merci de ses ennemis, du mauvais sort, car la faute par ses conséquences poursuit
l'individu dans toutes ces entreprises »305. Il est donc logique que si les actions du
pécheur sont influencées par la faute, les médicaments ne puissent agir avec succès tant
que la réconciliation avec l'ancêtre n'est pas faite.

Finalement, dans une démarche de guérison, le malade et sa communauté se doivent de


prendre conscience de la réalité du péché et chercher à se repentir en vue d'apaiser les
esprits qui eux, détiennent toujours les antidotes. Dans ce cas, le moment d'une guérison

303
NGUEMA-OBAME (P.) : Aspects de la religion Fang, Paris, Karthala, 1983, p. 5.
304
Ibidem
305
ibidem, p. 57
250

devra s'appréhender comme un instant du recouvrement de l'innocence, point de départ


d'une vie purifiée, renouvelée! Recouvrer la santé, cela signifie, dans ces circonstances
que le porteur de la maladie a été gracié, pardonné par ceux qui avaient été courroucés
par sa faute. Voilà pourquoi, dans certains cas, il est urgent, voire impératif, que celui
qui se plaint de ce patient-ci soit présent au lieu des soins, pour qu'il accorde son pardon
à ce malade qui ne pourra guérir que s'il a été pardonné par lui. On demandera donc à
celui qui a offensé de faire une offrande à celui qui a été offensé, en vue de la
réparation.

c) La purification rituelle

Les familiers de la littérature africaine d’expression française peuvent se rendre compte,


en lisant le texte de Camara Laye, que, en Afrique, toute pratique comporte une
perception religieuse. Tout opération, telle que celle de la fusion d’or dans un atelier
n’est « une simple fusion d’or qu’en apparence », elle est « bien autre chose encore :
une opération magique que les génies peuvent accorder ou refuser »306. En Afrique, le
savoir-faire ne suffit pas, il importe en plus d’être en correspondance harmonieuse avec
les génies : l’artisan qui travaille l’or, le tradithérapeute qui se rend en brousse pour
chercher des médicaments, l’homme qui est dans une démarche de recherche de travail,
« doit se purifier au préalable, se laver complètement et, bien entendu, s’abstenir de
rapport sexuels » (Camara Laye)307. Le tradithérapeute ne peut commencer son travail
thérapeutique que dans un état de pureté et, lorsque son corps est déjà lui-même paré
d’Objets Protecteurs ou enduit de substances magiques. Bref, des tradithérapeutes font
d’énormes sacrifices en vue de réaliser avec succès des traitements, car le rapport au
monde du spirituel exige de la pureté du corps et de l’esprit.

d) Lavement de corps et exorcisme

• Lavement du corps du patient

306
LAYE (C.) : L’enfant noir, Paris, Plon, 1953, p. 29.
307
Ibidem.
251

Dès la petite enfance, on nous apprend que le corps humain, pour sa santé, a besoin de
propreté afin d’éviter des maladies, dans le même ordre d’idée, la médecine
traditionnelle au Gabon enseigne que l’esprit humain a besoin de pureté pour que
l’homme puisse conserver son rapport au monde du surnaturel. Ainsi, dans la plupart
des rites initiatiques thérapeutiques, il y a toujours un seau ou une cuvette que l’on
prépare pour que le malade se lave pendant une durée de deux semaines, pour l’Abandji,
l’Obwiri, le Ndedeh et le Bwiti, une semaine et quatre jours pour Bissim. Dans tous les
cas, il existe des seaux pour la pureté du corps et de l’esprit et d’autres qui aident au
voyage mystique dans l’Au-delà.

Lorsqu’on prend ce bain, le malade se confesse en disant tout ce qu’il a pu faire


d’impur, de nsem308 et en formulant aussi ses voeux pour la guérison de son corps et le
retour à la bonne fortune.

Et, puisque les esprits et les Morts demeurent en communication permanente avec les
humains, des bains spirituels sont aussi nécessaires, car personne ne peut s’approcher
des Morts étant dans un état d’impureté. C’est cette purification ou lavement du corps
que l’on appelle dans le Mboumba éyano, le mesoso309. Il s’agit d’un rite qui consiste
dans une sorte d’exorcisme, une sorte de délivrance s’exprimant comme une
purification des rapports entre l’individu et les siens. Ce dernier se déroule en forêt,
parce que le village présente des risques. Or, en forêt, l’environnement participe à
l’exorcisme grâce aux vertus de certaines plantes et autres éléments que, en tant que
gardiens du savoir des rites, de l'histoire du clan, des secrets des familles, les
tradithérapeutes connaissent. La purification du corps participe de la volonté de
retrouver les causes de la maladie, c’est une manière de créer des conditions de
possibilité qui permettent à l’individu de remonter, à travers des rêves, l’océan de son
histoire, à la rencontre de ses défunts, de ses Ancêtres.

308
Nsem : chez les Fang, le péché, désigne surtout l’inceste. Mais, le péché, lorsqu’on utilise le terme Abé, renvoie à
l’idée de Mal !
309
En fang, on dit Mesoso et chez les Punu, on dit Mususu
252

Ce lavement du corps se fait pour toute personne qui voudrait trouver du travail ou
prospérer dans un domaine précis de son existence. Les Gabonais considèrent que la
malchance est la conséquence de la mise en contact du corps avec des impuretés ; les
rituels du « lavement de corps » consistent donc à éloigner les malheurs. Mais la
malchance peut-être aussi liée au lieu d'habitation et, pour s'en débarrasser, il importe de
bénir la maison, de la laver. Pour chasser le mal et attirer la chance :

On lance toujours l'eau de l'intérieur vers la porte. Avec les branches de margousier, on
balaye le toit en disant : Paraiso santo (saint- pardis) tu es là-haut, moi aussi je veux
monter là-haut ». « On commence par laver le portail ou l'entrée de la maison. Et après
avoir utilisé une branche, on la jette dans la rue avec tout le mal qu'elle contient et on
n'en prend une autre pour balayer le reste de la maison. Toutes les saletés récoltées sont
jetées dans un terrain vague310.

Au Gabon, dans des rites similaires, pendant que l'on jette l'eau sale de la purification,
on doit prononcer la formule suivante : « Toute la saleté, tout le mal, toutes les
malchances, la mort, toutes mes mauvaises actions, celles de mes parents, toutes les
influences mauvaises qui n'empêchent d'évoluer, de prospérer, je les jette maintenant
hors de chez moi avec cette eau impure311 ». Pour la réalisation de ce travail de
purification par la pratique des Mesoso, le tradithérapeute utilise « les choses du corps »
du patient, il s’agit de son sang, de ses ongles, de ses cheveux, de sa salive. Il emmène
le patient à la rivière, lui fait prendre un bain pour qu’il devienne sein de corps et
d’esprit.

Aux plantes, il ajoute une poule multicolore, symbole de toutes les impuretés du patient.
Pendant qu’il prend son bain, le tradithérapeute place la poule sur la tête de ce dernier et
lui remet une cuvette de plantes médicinales et de l’eau entre les bras. Le guérisseur
prononce des bénédictions en s’adressant aux ancêtres de son patient et à Dieu : « voici
M., il est malade. Il a des soucis. Il lui manque des biens pour son équilibre. Je vous le

310
CABRERA (L.) : la forêt et les dieux. Religions afro-cubaines et médecines sacrées à Cuba, traduction de
l'espagnol par Bérénice de Chavagnac, Paris, 2003, p. 465.
311
Formule de purification recueillie par nous
253

présente, purifiez-le et ouvrez-lui le chemin pour qu’il voit ce qu’il cherche ». Dès lors
que la poule est placée sur la tête du patient, il doit faire sa confession, le signe que la
confession est bien faite, c’est que la poule que personne ne retient sur la tête de ce
dernier quitte la tête de celui-ci à partir de l’instant où il dit son acte de contrition. Si le
patient ne dit pas, consciemment, ses péchés, la poule peut durer 24 heures sur sa tête
sans aucune intervention visible de la part du tradithérapeute.

Pour que la conscience ouvre les portes de son mystère, l’individu se débarrasse de tout
ce qui encombre son cœur et qui est susceptible de choquer la morale. Dans ce cas, on
utilise les plantes, les éléments, les animaux et la parole pour réaliser un « lavement du
corps ».

Le Mesoso, dans la thérapie traditionnelle, manifeste la volonté, chez les Bantous, de


concilier les forces cachées pour maintenir la santé et chasser la maladie grâce à
l’intervention du sacré. « Mon Dieu, toi de qui vient toute chose, donne la force à ces
médicaments afin qu’ils m’ouvrent le chemin de la guérison », dira le malade avant de
consommer les mets médicamenteux.

Le malade prononce ces paroles, assis sur un banc, au milieu d’un ruisseau, tandis que
le tradithérapeute invoque les génies protecteurs qui sont ses assistants. Le Nganga
demande à son patient de bien se nettoyer et de se confesser en priant sincèrement ;
« c’est par ce travail de purification du corps et de l’esprit que tu chasses les esprits
malveillants dont l’intervention pourrait contrecarrer le processus de médicalisation »,
dit Me M. M’O. à un patient.

C’est pour cette raison que, à l’occasion du rituel « Mesoso », si l’on constate la
présence d’un serpent noir, les initiés doivent impérativement le tuer parce que ce
dernier est la manifestation des mauvais esprits. Par contre, le rituel a pour but d’attirer
les bons esprits de manière à laisser venir à soi les forces protectrices, le totem. Dans ce
cas, si, au cours d’un « lavement du corps », Mesoso, les initiés aperçoivent le mamba
vert, (Ayang), ils ne le tuent pas : sa présence est signe de la participation des Ancêtres
au traitement. On peut alors dire, avec Camara Laye : « ce serpent n’est pas un serpent
comme les autres, il ne te fera aucun mal ; néanmoins, ne le contrarie jamais dans sa
254

course (…). Ce serpent, ajouta ma mère, est le génie de ton père ! »312. Il y a là un signe
qui autorise le malade à voyager, à travers ses rêves, pour rencontrer les siens.

Cette purification ne s’achève pas pendant le rituel, elle doit se poursuivre, elle ouvre le
sujet à la connaissance du Bien et du Mal ; les Ancêtres, les défunts parents sont
exigeants. Au fur et à mesure que la conscience se purifiera, le sujet devra recouvrer sa
véritable nature, celle-ci étant d’être intégrée dans une structure relationnelle
harmonieuse.

Le principe du Mesoso consiste alors à permettre à l’homme de se dégraisser, de


nettoyer les rapports qu’il entretient avec son environnement humain, naturel, physique
et spirituel. Car pour amorcer le voyage mystique, il prend conscience qu’il n’est jamais
seul au monde, il est toujours avec les siens et c’est vers eux qu’il doit repartir
demander de l’aide. Le poème suivant traduit l’importance du travail de Mesoso dans la
thérapie traditionnelle.

Seul celui qui est pur pénètre les nuages avec son corps

Il est illuminé par les Ancêtres

Il avance, guidé par le langage des vents

Il avance sur les eaux amniotiques

Purifié, il épouse les vagues des mers

Purifié, il renoue le cordon ombilical

Pour entretenir le sourd Pacte qui lie à la Vie

Pour se replonger dans le gouffre de la Vie

Le malade remonte la Source

Il va à l’amont

312
CAMARA (L.) : L’enfant noir, Presse Pocket, 1976, p.71.
255

Il approche l’origine

Il a été lavé par les racines

Il a mangé les feuilles sacrées

Il monte maintenant vers ses sources secrètes

C’est le moment de pénétrer les pyramides313 vides

C’est le temps d’entrer au village de Bewu314

C’est par les rêves que se fait cette rencontre

C’est quand tu dors que tu es éveillé

Que tu vois œil à œil

Que tu vois corps à corps

Que ce que tu vois te concerne

Que tu te renouvelles

Que ce que tu bois et manges te guérisse ou te tue

Sache qu’il ne faut point regarder derrière toi

Sache que tout est maintenant devant toi

Sache que l’initié ne rêve pas : ce qu’il voit est réalité315

313
Les tombes
314
En Fang, les Morts
315
Notre recueil personnel de poème.
256

Ce poème interpelle la personne qui se livre à la pratique du « lavement du corps » et


qui après cela, va dormir pour faire ce voyage vers « ses sources » ; la solution à son
problème interviendra dans ces rêves qui disent la réalité. Ce récit dit le mouvement qui
re-lie cet individu purifié à la force. Etant entendu que c’est la force qui alimente toute
chose, la maladie s’explique par le fait même que le sujet est déconnecté de la force
parce que, selon les Nganga, quelque chose fait obstacle à la force. C’est pour cela que :
« ce que tu vois [en rêve] te concerne », il peut s’agir de la chose qui fait obstacle à
l’épanouissement du malade et qui s’exprime comme maladie. Il peut tout aussi bien
s’agir d’un don, d’une grâce particulière qu’il recevra.

Au final, le Mesoso constitue une étape, au cours de laquelle, le tradithérapeute nettoie


en profondeur le corps physique et spirituel de son patient en vue de rétablir la bonne
circulation de la vie reçue des Ancêtres. Ainsi, pour se reconstituer, en remontant vers
ses « sources secrètes », le malade va recueillir plus de force vitale pour se lier à la terre
et au cosmos. Cette opération a été possible parce qu’ « il a été lavé par les racines »,
qu’ « il a mangé les feuilles sacrées ».

C’est grâce au rituel du Mesoso qu’« il monte maintenant vers les sources secrètes » de
son existence, « pour manger ce qui guérit ou qui tue ».

Pour réussir cette opération de mise en route, le tradithérapeute cherchera à localiser,


dans la forêt, les plantes qui sont favorables au tempérament de son patient. Il prendra
des plantes, sans en extraire le suc, puisque l’enjeu du traitement consiste à réaliser une
synthèse énergétique entre la force des plantes, des éléments, celle de son verbe et le
patient. Le malade sera, ainsi, couché au milieu des plantes, près de l’eau, non loin du
feu pour que le tradithérapeute arrive à réaliser son objectif, introduire le malade « au
village d’Awu ». C’est là, qu’il fera la « rencontre », et ce qu’il verra celui qui lui
dévoilera quelque chose de sa propre réalité, son mystère.

Au fur et à mesure qu’il se purifiera, le malade s’élèvera spirituellement à la rencontre


d’entités spirituelles à qui il soumettra ses problèmes de maladie et de souffrance. Ainsi,
dans son initiation, il pourra remonter la hiérarchie des êtres. Il devra, en premier lieu,
se servir de la force vitale des êtres qui sont au bas de l’échelle hiérarchique à savoir :
les végétaux, les animaux et les minéraux. Au contact de ces êtres, le malade purifié
257

établira le contact avec ses Ancêtres et ceux-ci le conduiront au cœur de son mystère, et
de plus en plus vers la source secrète de tous les mystères, Dieu.

Car pour Maître M. M’O., « l’homme est un mystère et il a sur sa tête une coiffure de
malheur », c’est pourquoi, selon ce Nganga, le travail de la thérapie consiste à plonger
l’homme au cœur de son propre mystère afin de l’aider à comprendre le sens des
malheurs suspendus sur sa tête comme un couperet risquant de fractionner le cou d’un
condamné à mort.

Cela dit, plus son âme est pure, mieux il s’élèvera spirituellement afin de se reconnaître
lui-même grâce au travail des Ancêtres et il pourra ainsi entrer dans le domaine de la
Divinité.

• L’exorcisme pour la purification

En tant qu’arme, le feu, de par sa fumée, aura pour effet d'étouffer les esprits qui sont
dans le corps du patient à tel point qu’il les amènera à se dévoiler. Les esprits qui
tourmentent le malade se sentiront menacés, car le feu tourmente ; la fumée étouffe.
Cela, aux dires des Nganga, est insupportable pour certains esprits qui se sentant
acculés, vont donner les raisons pour lesquelles ils tourmentent ce malade-là. Comment
se déroule ce rite d'exorcisme dans le Mbumba éyano ?

Pour réaliser l'exorcisme en tant que rite de purification par le feu, les
tradithérapeutes entrent en brousse, choisissent des plantes aux aromates spécifiques.
Certains bois ne doivent pas être utilisés tandis que d'autres sont nécessaires à la
pratique. Ils construisent alors une étable en bas de laquelle ils mettent le feu. Cette
étable est, en même temps, un fumoir. Sur ce dernier, ils mettent le malade nu (il doit
porter un pagne de couleur noire), puis, pendant que le feu est allumé, on le couvre
d'une grande couverture lourde. Les initiés doivent activer le feu jusqu'à ce que tout le
bois soit consumé, ils chanteront et aideront le malade à faire sa confession avant de
l’accompagner au village.
258

Sur le fumoir et sous sa couverture, le malade doit se confesser, il doit dire tous
les interdits qu'il a pu transgresser en même temps qu'il demande, énergiquement à la
maladie de sortir de son corps. Il dira, par exemple, cette formule316 :

Tous les adultères que je commets en acte ou en pensée

Tous les rapports sexuels que j'ai consommés la journée

Tous les avortements que j'ai commis

Tous les mensonges

Tous les vols que j'ai commis

Tous les mauvais regards que lancés par jalousie

Tous les crimes auxquels je me suis rendu responsable

Tous les manquements

Toutes les désobéissances

Toutes les offenses

Toutes les violations des interdits alimentaires

Et communautaires

Ce sont toutes ces choses que je purifie maintenant dans le feu

Je les brûle pour que je devienne propre et que je recouvre la santé.

Si c'est quelqu'un qui me rend malade,

316
Formule recueillie par nous, lors de notre enquête de terrain à Minvoul, en décembre 2003. C'était dans la forêt, au
cours d'un traitement de choc que subissait Mme Olinga Anne-Marie, notre mère. Cette formule initiatique n'a de
sens que pour les initiés
259

Je le brûle maintenant par ce feu

Je l'étouffe par cette fumée brûlante

Je veux qu’il suffoque

Je veux que son corps soit léché par les flammes

Je veux qu'il sorte de mon corps

Je veux qu'il se dénonce lui-même

Je veux que le feu le détruise

Maintenant qu'il est sorti,

Je suis purifié,

Je recouvre la santé

Dès que la confession est finie, et que le malade a prononcé la parole qui signifie qu'il
monte vers le village, il doit sauter du haut de son fumoir et partir en courant vers le
village. Tout au long de son chemin ce, jusqu'au village, il ne devait point regarder
derrière ; parce que, là-bas, en forêt, la maladie qu'il portait y est restée avec toutes les
saletés et, maintenant, il doit marcher dans la lumière. Le fait de courir en rentrant au
village signifie la volonté de recouvrir rapidement la guérison et de ne pas se laisser
rattraper par la maladie.

Le Sauna

Il y a une autre manière de procéder à ce rite de purification, il s'agit de faire un


bain de vapeur ou sauna. Pour en réaliser un, le tradithérapeute choisit des plantes qu’il
met dans une marmite remplie d'eau. Il pose cette marmite sur trois pierres, ensuite, il
met le feu sous la marmite. Puis, lorsque l'eau devient chaude, le patient s'assied sur un
banc, se recouvre d'une couverture lourde de telle sorte que toute la chaleur qui est
260

produite par le feu et qui fait dégager les aromates des plantes le réchauffe. Ainsi, il
transpirera à grosses gouttes. Pendant qu'il est sous la couverture, il devra faire la
confession de la même manière qu'il l’aurait faite s'il avait été en brousse.

Qu'elle est donc la signification de ce bain de vapeur ? À quoi cela sert-il de mettre
quelqu'un sous une telle chaleur à tel point qu'il peut s'étouffer ?

D’un point de vue empirique, cette pratique médicinale est importante car son
premier but consiste en la purification du corps et en sa mise en forme. Après avoir pris
ce bain, les malades se sentent légers, ils dorment bien. D'aucuns disent que la répétition
d’un tel bain produit, chez l'individu, un état de bien-être extraordinaire ; le corps
retrouve sa souplesse, sa vivacité et l’esprit devient léger. C’est pour cette raison que,
dès qu'ils sont malades ou qu'ils ne se sentent pas en bonne forme, les tradithérapeutes,
eux-mêmes, s'administrent ce traitement.

Mais, d'un point de vue rituel, pour ce qui concerne le rite initiatique du Mboumba
éyano, cette pratique est nécessaire dans la mesure où, ce qui est recherché, en premier
lieu, c'est de permettre à l'individu de « voyager » dans ses rêves. Or, comme nous
l'avons dit, après un tel bain, le sujet dort profondément, ses rêves seront plus
significatifs, plus importants. À son réveil, il devra les raconter aux tradithérapeutes qui
les interpréteront avant de lui demander de se rendormir.

Dolo ou les vomis

Ce rituel de purification a pour objectif premier de purifier l'intérieur de l'homme : la


notion de l'intérieur renvoie à Evus et à Akom, c’est-à-dire les objets protecteurs de
l'homme se trouvant dans le ventre et la poitrine. Pour certains Nganga, si quelqu'un est
malade, cela signifie qu'il est atteint au coeur même de ce qui lui confère le dynamisme
vital, tant au point de vue du corps qu'à celui de l'esprit.

Ainsi, pour le soigner, il suffit de nettoyer le principe du dynamisme en lui faisant boire
des préparations faites de plantes et d'écorces. L'objectif sera de lui faire vomir toutes
261

les saletés qui empêchent son organisme physique de fonctionner normalement. En fait,
dans le cas de la préparation à une initiation, ce rite répond à une nécessité : celui qui va
au pays des Morts, pour y revenir, ne doit point contenir de nourriture dans son ventre.
Si le sujet se libère littéralement de toutes les impuretés, alors l'esprit pourra se
mouvoir, de nouveau, à son aise.

Généralement, ceux qui se livrent à cet exercice, sont souvent, immédiatement après le
traitement, très fatigués. Ils sont épuisés. C’est alors qu’on leur donne le bois amer,
Eboga ou Ekasso et, dès lors, quand ils se couchent, ils dorment profondément. Là
encore, l'objectif qui est de permettre au sujet de rentrer dans son inconscient psychique
pour y retrouver les causes de sa souffrance est atteint.

e) Signification thérapeutique des éléments

Par leur « forme », par leur aspect extérieur ou par leur action visible, les éléments
offrent un symbolisme patent dans la thérapie traditionnelle. Les éléments entrent en
compte dans la pensée de la médecine africaine à cause des analogies que les
tradithérapeutes établissent entre eux et l’existence humaine. En fait, ceux-ci présentent
une ambivalence qui se retrouve au cœur de tout existence humaine : la lumière et
l’obscurité, l’espoir et le désespoir, la joie et la tristesse, l’amour et la haine,
l’immortalité et la mortalité.

Lorsque le tradithérapeute utilise l’eau, il a conscience qu’il ne s’agit pas d’un


simplement élément matériel, dans sa psychologie, il s’adresse à un univers précis des
esprits, un monde dont les habitants ont pour noms : mississime medzim, les esprits des
eaux. Lorsqu’il recueille l’eau qui servira à la préparation des remèdes il dit :

Moi, fils d’homme et fils de Dieu

Je suis descendu entre deux personnes

Un homme et une femme

L’homme s’appelle ……du clan….


262

La femme s’appelle…..du clan……

Alors j’ai pris les caractéristiques de mon père

Et je suis allé au corps de garde

Il m’a donné pour nom…..

Et ma mère me donna comme nom ….

Alors je suis ici présent

Parce que je suis tradithérapeute

Je voudrais soigner un malade

Ce dernier est du clan…….

Il souffre de ……

Pour son traitement, il n’est pas arrivé bras ballant ;

Il a apporté ……..

Vous esprits de l’eau, je vous prie de me donner la force de le guérir

Les significations symboliques de l’eau peuvent être réduites à trois thèmes dominants :
l’eau, source de vie et de mort ; l’eau, moyen de purification ; l’eau, centre de
régénération.

L’eau, source de vie

Comme tous les symboles, elle peut être envisagée sur deux plans opposés, mais non
irréductibles. L’eau contient toutes les promesses de développement, d’épanouissement,
de vie, mais aussi toutes les menaces de résorption, de mort. Il est à retenir que toutes
les eaux n’ont pas la même valeur symbolique ésotérique :
263

« Eau de mare

Ne te compare pas à l’eau de roche.

Pure est la source »317

Cet avertissement indique bien que toutes les eaux n’ont ni la même importance
qualitative ni quantitative mais, que chaque catégorie d’eau a sa valeur.

L’eau, moyen de purification et centre de régénérescence

L’eau purifie, restaure, régénère. On peut ainsi se référer à Senghor qui dans L’élégie
des eaux, fait une bonne illustration du caractère lustral des eaux. Celles-ci y sont
qualifiées, en effet, de pures, de justes, d’eaux de miséricorde et de lumière. A leur
contact, la nuit se résout en son contraire et, de la mort, renaît la vie. C’est pourquoi,
même les eaux « impures et repenties » sont purifiées par le verbe du poète pour que
renaisse la “ vie couleur de présence”. Nous avons là, le sens profond de l'utilisation de
l'eau dans les thérapies traditionnelles, car il s'agit, véritablement, de purifier le corps
souillé du malade afin de restaurer la vie en lui. Mais aussi, il est question de noyer la
maladie qui doit s'étouffer dans l'eau pour que l'individu recouvre la santé.

L’eau symbole de la vie

L’eau est symbole de la vie pour les Nganga, la vie qui se régénère sans cesse pour ne
plus connaître le vieillissement et la mort.

L’eau nous est apparue comme l’élément-mère qui nourrit, fortifie et qui se trouve à
l’origine de toutes les formes de vie terrestre. Comme la matrice de toutes les
possibilités d’existence. Réceptacle de tous les germes, les eaux symbolisent « la
substance primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles reviennent,

317
DIABATE (M.M.) : Janjon et autre chants populaire du Mali, Paris, Présence Africaine, 1970, cité par FALG (J)
et al, in Littérature Africaine. Textes et Travaux, Paris, Les Nouvelles Editions Africaines, 1974, p.187.
264

par régression ou par cataclysme »318. De sorte que, plongé dans l’eau, pour en ressortir
revigoré par le sel, comme cela se produit dans les rites de bénédiction et de lavement
du corps, il se produit cette régression dans le pré-formel, c’est-à-dire la régression
totale et, selon Eliade, « une immersion équivaut à une dissolution des formes, à une
réintégration dans le mode indifférencié de la préexistence »319. Et l’eau est principe de
« l’indifférence » et du virtuel : tout ce qui est forme, se manifeste au-dessus des Eaux,
en se détachant des Eaux. En échange, dès qu’elle s’est détachée des Eaux, cessant
d’être virtuelle, toute « forme » tombe sous la loi du temps et de la vie ; elle acquiert des
limites, connaît l’histoire, participe au devenir universel, se corrompt et finit par se vider
de sa substance, si elle ne se régénère par des immersions périodiques dans les
eaux…320

La terre

Elle apparaît comme le symbole de la féminité, de la maternité, en rapport avec le soleil,


avec le ciel. La Terre, c’est le symbole du Grand Vivant, Dieu, Mebeghe, celui qui porte
Tout. Le symbolisme de la terre est le plus complexe : ce n’est pas tout tradithérapeute
qui en parle avec science et la plupart d’entre eux ne bornent leurs explications à
l’aspect relationnel entre les choses qui occupent la terre en tant qu’espace vital :
relation entre l’homme et l’animal, entre les animaux et la végétation…

Le symbolisme de la terre est certainement l’un des plus évidents dans la thérapie
traditionnelle. Le couple qu’elle forme avec le ciel est l’une des hiérogamies les plus
anciennes universellement observées. Elle signifie la fécondité cosmique. Du coup, la
terre apparaît comme le fondement de toutes les manifestations de la vie, comme le lieu
également de la régénération. « Toute forme naît d’elle, vivante, et retourne à elle au

318
ELIADE (M) : Image et symboles, Paris, Gallimard, p.165.
319
Ibidem, p.165

320
Ibidem, p.184
265

moment où la part de vie qui lui avait été assignée est épuisée ; elle y retourne pour
renaître… »321.

Le végétal

Le règne végétal apparaît avec évidence comme le symbole du développement de toutes


les possibilités thérapeutiques qui s’actualisent à partir du germe, comme le symbole de
la vie dans tout ce qu’elle a de fécond et d’inépuisable. Symbole, en un mot, de la réalité
absolue. Selon les bwitistes, l’homme doit vivre, comme on dit, dans une sorte
d’intimité avec la nature. Pour cela, le règne végétal est, sans aucun doute, la réalité qui
parle le mieux de cette vie sous son aspect dynamique et de fécondité inépuisable. La
végétation est en effet perçue par eux comme la manifestation et l’incarnation de la
réalité vivante, qui se régénère périodiquement. De ce fait, elle participe à une réalité
transcendante, sacrée : la vie. « A travers la végétation, déclare M. Eliade, c’est la vie
toute entière, c’est la nature qui se régénère par de multiples rythmes, qui est
« honorée », promuée, sollicitée »322.

le Soleil

On considère que c’est lui qui apporte la chaleur nécessaire à la croissance et à


l’éclosion de la vie, tant végétale qu’animale. C’est pourquoi il est source de joie
universelle pour l’homme qui observe avec intérêt les plantes sortir de terre, s’épanouir
et donner du fruit. Pour exprimer sa joie, le soleil s’adonne à des festivités, dont les plus
marquantes sont celles des semailles et de la moisson, espoir et possession de la vie.
Source de joie également pour les animaux qui à leur manière, savent apprécier les
bienfaits de la chaleur dans les clairières ensoleillées.

Condition nécessaire à l’éclosion de la vie, la chaleur est en même temps la garantie du


maintien et de la vigueur de celle-ci. Quand elle fait défaut, c’est l’engourdissement,
l’hibernation, la pâleur, l’étiolement, la tristesse et, parfois, la mort. C’est pourquoi le
soleil est finalement considéré comme fécondateur. C’est lui qui permet à la vie de

321
ELIADE (M), ibidem, p.220.
322
ELIADE (M.) : Ibidem. p.275.
266

germer et de se manifester. Il donne la vie, en somme. Mais l’excès de chaleur peut


nuire à la vie. Alors la nature se dessèche, la végétation cède la place au désert, et la vie
disparaît devant la mort. Principe de la sécheresse, le soleil brûle et tue. Il est aussi
destructeur.

Grand mâle fécondateur ou, au contraire, destructeur, il est perçu par ailleurs comme
source de lumière, Intelligence et Force vitale. Or, le propre de la lumière, c’est de
manifester les choses et de les rendre perceptibles, de les mettre à nu. Elle se présente
ainsi, non seulement comme ce qui permet de connaître ou de reconnaître les choses,
mais encore, comme l’ennemi des ténèbres, tant morales que spirituelles. À ce titre
encore le soleil est source de joie.

Enfin, le soleil se lève et se couche. Comme l’homme, il connaît une période de veille et
une période de sommeil, une période d’activité et une période de repos, la vie et la mort.
Il rythme la vie terrestre. Le Soleil est le symbole de ce qui engendre ou rayonne la vie,
de ce qui régit l’existence : symbole du principe générateur et du principe d’autorité.

La lune

La lune est affectée d’un signe néfaste et apparaît comme le symbole de la mort et du
mal. Elle réveille les souffrances physiques et spirituelles. Elle est, si non l’auteur de
certains événements tragiques, en particulier dans l’affrontement qui l’oppose à la
femme-mère – du moins témoin, parfois complice. Bref, elle symbolise le principe
féminin dans ce qu’il peut avoir de négatif et d’agressif.

Le Vent

Le vent, comme les autres éléments, le vent est saisi sous un double aspect : sous
l’aspect de forces titanesques, c’est-à-dire violentes et aveugles, et sous l’aspect de
manifestation du divin, dans ce qu’il a de tendresse ou, au contraire, d’impétuosité.

Véritablement le vent est le symbole de la maladie qui a cherché à effacer de la


mémoire du néophyte-patient jusqu’au souvenir d’un bonheur social. Mais il n’est pas
perçu uniquement comme force dévastatrice. Et pour cause ! Certains jours, non
267

seulement son action est bienfaisante pour les corps harassés par une chaleur torride,
mais encore il semble porteur de mystérieux messages.

Le Nganga a pour mission essentielle de soumettre aux esprits des ancêtres qui peuplent
la forêt, la maladie, comparée au désert qui dévaste la nature.

Ecoute dans le vent

Le buisson en sanglots,

C’est le souffle des ancêtres.

Il redit chaque jour le pacte,

Le grand pacte qui lie,

Qui lie à la loi notre sort

Aux actes des souffles plus forts

Le sort de nos morts qui ne sont pas morts,

Le lourd pacte qui nous lie à la vie 323

Dans ce poème de Birago Diop, le vent incarne les génies, les esprits, bons ou
mauvais : le Divin en général. Les messages dont il est porteur sont destinés à éclairer
notre existence terrestre. Outre cet aspect de lumière et d’inspiration, Senghor souligne
le côté purificateur du souffle divin.

Le Feu

Il est important de souligner l'importance du symbolisme du feu, en rapport avec celui


de l'eau, dans le rite de purification qui conduit à l'initiation au Mbumba éyano.

323
Souffle de BIRAGO Diop
268

En effet, dans le monde initiatique, on utilise le feu parce qu'il réchauffe, revivifie. En
ce sens, il se présente comme un parfait outil de communication entre les vivants et les
esprits ; allumer le feu, c’est attirer les esprits. Les initiés expliquent que, dès que les
esprits aperçoivent le feu, ils accourent aussitôt pour savoir ce qui se passe. Parmi ces
esprits qui arrivent en masse, à la vue du feu, il y a, à la fois, de bons esprits et de
mauvais. Selon leur catégorie, ils arriveront pour savoir s'ils sont invités, par le signal
du feu, à faire du bien ou à faire du mal. D'autres esprits accourent parce qu'ils ont froid
et voudraient se réchauffer. Il appartient donc au tradithérapeute, à un moment donné de
la cérémonie, de dire quels sont les esprits qu'il a invités à sa cérémonie et, pour quelles
raisons, il les a conviés. C'est avec autorité qu'il parlera aux autres esprits qui ici, n'ont
pas été invités, il prononcera, par exemple, cette formule de prière en chantant autour du
feu324 :

Nous allumons le feu de l'amitié

Nous allumons le feu de l'amour

Nous allumons le feu qui guérit

Nous allumons le feu qui purifie

Nous allumons le feu qui vivifie

Venez, vous qui venez en ami

Venez, vous qui venez pour aider

Venez prendre place autour du feu, vous, les grands Nganga d'autrefois

Venez, car nous avons du travail à faire

Venez, vous les esprits des bienheureux ancêtres

Venez rectifier et soigner !

324
Formule recueillie par nous, au nord de Libreville, chez les tradithérapeutes, juillet 2003.
269

Mais, ce feu qu'on allume en forêt, en vue de la purification du malade, est aussi une
arme, celle qui doit combattre les mauvais esprits qui en voyant le feu s'allumer, se
présenteront. Parmi ces mauvais esprits, il y a ceux-là qui possèdent et rendent malade
le patient que le Nganga et ses acolytes emmènent en brousse.

B) Collecte des plantes

Une fois en forêt, les tradithérapeutes prendront soin de décliner leurs identités,
ils demanderont, ils imploreront le pardon de leurs péchés, exposeront l’objet de leur
démarche en présentant le malade aux esprits. Ces derniers accepteront ou n’accepteront
pas de le soigner. La cueillette de plantes médicinales se déroule donc dans un climat de
prière.

Il faut distinguer ceux qui ne sont pas des tradithérapeutes, mais qui ont des dons
particuliers leurs permettant de prélever des écorces ou des plantes utiles. Ils
connaissent différents rituels correspondant à la nature des plantes à collecter, par
exemple, ils se déshabillent complètement pour prendre certaines plantes de la brousse
et prélever d’autres lorsque, précisément, quelqu’un vient de mourir. Ces connaisseurs
des plantes utiles aident les tradithérapeutes dans leur travail et fonctionnent comme des
pharmacies traditionnels : les tradithérapeutes leur donnent des noms de plantes et, eux,
se chargent d’aller les récupérer en brousse. Ces collecteurs de plantes savent traiter les
plantes dont ils prélèvent les écorces pour que celles-ci ne meurent pas. Ils connaissent,
pour une même plante, différentes vertus pouvant aider positivement la société ou la
détruire : des plantes pour la réconciliation des couples ou des plantes pour la
destruction de ceux-ci. Ils sont sensibles à la vie des végétaux et savent à quelles heures
certaines plantes dorment ou sont éveillées. A cet effet, ils s’adressent aux plantes selon
la situation dans laquelle, ils les trouvent :

Moi fils d’homme et fils de Dieu


270

Je m’appelle ….

Si tu dors, pardonne-moi

Je ne suis pas venu te chercher pour te gaspiller

Mais pour que tu ailles m’aider à soigner un malade à la maison

Je t’en supplie

Voilà les mots qu’utilisent ces personnes qui ne sont pas des tradithérapeutes lors de la
collecte des plantes.

Rapport entre l’homme, les animaux et les plantes

Si nous posons la question suivante à un scientifique : qu'est-ce qui entre le


règne animal et le règne végétal, est plus proche de l'homme ? On s'attendra à une
réponse presque spontanée : entre les végétaux et les animaux, ce sont les animaux,
notamment les grands singes tels que le chimpanzé, le gorille qui nous sont les plus
proches.

Cette réponse se base sur l'observation des comportements, particulièrement les signes
linguistiques que l'homme partage en commun avec ces animaux. Ainsi, beaucoup
d'hommes ne consomment pas du gibier en raison du fait qu'ils considèrent que certains
animaux sont les cousins de l'homme. Ce serait être anthropophage que de manger
certains singes, il n’est donc pas étonnant de rencontrer des végétariens qui justifient
leur mode d’alimentation par la proximité morphologique qui existe entre l'homme et
l'animal. Ceux qui croient en la métempsycose, c’est-à-dire en la «réincarnation de
l'âme après la mort dans un corps humain, dans celui d’un animal ou dans un
271

végétal »325, sont souvent prêts à abandonner la consommation des substances animales
pour ne consommer que du végétal.

Il faut noter que, si les pratiques de la médecine traditionnelle se déroulent dans un


contexte animiste, les prêtres traditionnels ne croient pas du tout en la métempsycose
car pour eux, il y a une vie après la mort : le monde de nos ancêtres. Mais les
tradithérapeutes insistent sur le lien qui rattache l'homme à l’ensemble de la création et
du cosmos et cela explique le fait que, pour se maintenir en santé, l'homme éprouve le
besoin de consommer de la vie de l'univers.

Toutefois, les tradithérapeutes croient que le règne végétal est plus proche de l'homme
que le reste des choses ; le végétal constitue la frontière entre l'univers matériel et
l'univers spirituel ; il est l’intermédiaire et le lien, l’interface commun entre l'homme et
l'animal, ceux qui sont partis (les morts) et les vivants. Dans la secte Bwiti « Ayizé
Endendang », on enseigne aux adeptes le respect de la nature et des plantes en montrant
que les plantes ont quelque chose d'humain. Autrement dit, selon les explications d’un
joueur de cithare de cette secte, « les plantes sont des hommes », les hommes sont des
plantes mobiles alors que les plantes sont les hommes fixes326.

Dire que « les plantes sont des hommes », cela ne renvoie pas à la croyance en cette
philosophie de la métempsycose. Il s'agit plutôt de comprendre que tout existant
participe à ce qu'il convient d'appeler, « l'équilibre délicat de la nature » car la mort des
uns sert à la vie des autres. Le propos du joueur de cithare a pour intention de signifier
aux adeptes du Bwiti, qu'à la mort d'un homme, ce dernier se transforme, d'un point de
vue biologique, en herbe et en arbre. Car son corps va nourrir l’univers et, fort de cela,
les herbes et les arbres qui soignent sont ceux qui ont une forte concentration d'humain
dans leur substance (sève). Et, étant entendu que chaque membre du corps humain
correspond à une force particulière de la nature, la collecte des plantes deviendra une
recherche de celles qui ont le plus de concentration de la force humaine qui fait défaut

325
Définition tirée du dictionnaire Le petit Larousse grand format, éd. Larousse, Paris, 2004, p. 648.
326
Pensons à la légende de cet homme qui au Moyen Age, a été, en France, détroussé et battu à mort par des brigands
de grands chemins. L’homme, plus mort que vif, réussit à se traîner auprès d’un chêne et à s’adosser au tronc de ce
chêne. Il resta ainsi trois jours. Au bout de ces trois jours de contact intime avec ce chêne, notre homme s’est
entièrement rétabli, alors que le chêne, lui, s’était entièrement desséché. En conclusion, le chêne avait cédé son
énergie vitale à l’homme en manque de cette énergie.
272

au patient et, le jour et l’heure où cette force se trouve la plus concentrée dans la partie
de la plante qui va être prélevée.

Il va donc de soi que la plupart des plantes requièrent, pour leur cueillette, des
connaissances du monde irrationnel, d'où l'importance des rites particuliers. Pour la
cueillette des plantes, la maîtrise de rites est primordiale ; ce sont des rites magiques qui
permettent aux remèdes d'être efficaces. On trouvera, alors, une grande variété de
formules magiques ayant pour objet de permettre à la plante de délivrer son secret et
ayant aussi pour objet de mémoriser la recette, le rite. Mais il ne suffit pas seulement de
connaître les formules, il aussi important de prendre certaines précautions avant de
manipuler les plantes. Par exemple, certains Nganga doivent enlever les écorces de
certains arbres avec des machettes neuves et qui n'ont jamais été aiguisées mais, avant
toute chose, ils doivent expliquer, à la plante, les raisons pour lesquelles ils viennent les
chercher. À titre d'illustration, prenons la formule suivante qui nous a été enseignée par
le défunt Mvele Edzang.
273

Formule en fang-beti Traduction en français

Beve b’ave Ceux qui donnent (maladie) donnent

beva b’ava Ceux qui enlèvent (maladie) enlèvent

Tare Nzame Papa Dieu

Wo onga te Bilé a biloghe Toi créas les arbres et les herbes

Na bi ne be belebela Qu'ils sont des vérités

Ende me tele va Alors je suis debout ici

na me nyon Pour prendre

Bilé a biloghe Les arbres et les herbes

na bise ze vôlo ma Pour venir m’aider

Ma, ma Mvone Ndong Moi, moi Mvone Ndong

Ma me tele-le C’est moi qui suis debout

Ma sili mvôlane Moi demande de l'aide

Me bele n’kokone nzale J’ai un malade au village

Mia bote mi to’o va Vous hommes qui habitent ici (dans


l’arbre)
Za’ane me vôle
Venez m'aider
mbo essaé éte
(à) faire ce travail
Okone wo ndenle gne
274

Ye mi ne me mvôlo ? La maladie le dérange

A mu : Est-ce que vous pouvez m’aider ?

beve b’ave parce que :

bava b’ava Ceux qui donnent (maladie) donnent

Ceux qui enlèvent (maladie) enlèvent

Pendant qu'il dit la formule, le tradithérapeute martèle l'écorce de l'arbre, à


l'endroit où il enlèvera des parties en vue des remèdes. Dès qu'il finit de dire la formule,
il lui faut être attentif à la réponse symbolique que lui donnera cette plante. Il enlèvera
une écorce et, si elle tombe en s'ouvrant, alors il prendra, soit les écorces ou les feuilles
de cet arbre en sachant que cette dernière a accepté de guérir son malade. Pour cette
raison, il peut être sûr de la guérison de son patient mais, si, par contre, l’écorce tombe
en se fermant, cela est signe que cet arbre et ceux qui l’habitent refusent de porter
secours au malade qui leur a été présenté327. Dans le cas où, malgré le signe de l'arbre,
le tradithérapeute venait à prendre cette écorce, la plante pourra ne pas soulager les
maux dont souffre l'individu et, bien au contraire, elle aggravera la situation de celui-ci.

En conséquence, le Nganga, lors de la collecte des plantes ne récolte pas simplement


des plantes, il est en quête des forces susceptibles de restaurer l’organisme au sein de la
structure ontologique du monde. En cueillant, il interroge les forces de l’au-delà pour
étayer et son diagnostic et son pronostic. Pour les Nganga, la connaissance « des herbes
et des plantes dépuratives, vermifuges ou désinfectantes » est plus un problème
ontologique que physique. Le remède est alors une force. D’où, à propos des Nganga,
M. Tempels précise : « Eux en déduiront : cette plante, cette herbe est telle ou telle
force »328. Chaque plante a sa force et son rythme, d’où l’importance de la vérification

327
Cela signifie que tout est consommé, c’est-à-dire qu’il n’y a plus rien à faire pour le patient.

328
TEMPELS (P) : Ibidem, p.62
275

de la compatibilité remède/patient, à l’aide du pendule : si les champs magnétiques du


remède et du patient coïncident, se complètent et amplifient leurs impédances, il y a
compatibilité ; le patient peut prendre le remède. Par contre, si les deux champs
magnétiques se neutralisent et que le pendule trace des oscillations entre les deux, un
véritable mur infranchissable, il y a incompatibilité : le malade ne doit pas prendre ce
remède.

C’est en ce sens que, tout en étant une détermination particulière de l’énergie vitale,
chaque plante joue un rôle spécifique dans l’harmonie des éléments d’une nature perçue
comme un cosmos, c’est-à-dire comme quelque chose d’ordonné, d’organisé et non pas
de chaotique.

Collecte des plantes et psychologie nécessaire pour sa réalisation

En matière de médecine traditionnelle, à propos notamment de la collecte des remèdes


et du rétablissement de la santé, la démarche du tradithérapeute est sous-tendue par la
psychologie bantoue, une psychologie qui marque tout société traditionnelle : les
plantes sont recouverte d’un tissu ontologique, la parole ou la force ou l’être, ces termes
qui en réalité sont synonymes, selon Senghor. Les trois mots, Etre, Force, Parole, selon
que l’indique Senghor, sont synonymes et se relient à l’intelligence. Pour Senghor, la
parole s’identifie à l’homme : « Définie, essentiellement, par la matière vibratoire,
sonore, elle est, comme l’Homme lui-même, comme l’être, constituée de quatre
éléments – eau, air, terre, feu – auxquels s’ajoute l’huile. C’est ce dernier élément qui
lui donne son charme : sa mélodie, l’eau, provoquant le rythme »329. Les quatre élément
suscité sont des modalités de la même force vitale qui s’accroît et se décroît et
influence ;Tempels a d’ailleurs compris que l’Homme est lui-même une force vivante,
chez les bantous : « L’homme est la force suprême, la puissance parmi les autres êtres
créés. Il domine les animaux, les plantes et les minéraux. Ces êtres inférieurs n’existent,
par la prédestination divine, que pour l’assistance de l’être créé supérieur : l’homme.

329
SENGHOR (L.S.) : Liberté3, Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, 1966, ( ?), p.371
276

»330. Voilà pourquoi la prise en charge thérapeutique consiste, chez les Nganga, à
utiliser les “autres forces” qui sont dans les plantes afin de renforcer la vie en l’homme.

Pour cueillir des plantes, le tradithérapeute bantou considère que tout est vie et la vie est
TOUT. Dans la mesure où la vie constitue toute chose, c’est à elle qu’on s’adresse
lorsqu’on prie et cherche les remèdes à travers les plantes, dans la nature. La vie habite
et renferme la totalité des étants. Nous définissons l’étant au sens où l’entendait
Heidegger : « Est étant tout ce dont nous parlons, tout ce que nous pensons, tout ce à
l’égard de quoi nous nous comportons de telle ou telle façon ; ce que nous sommes et
comment nous le sommes, c’est encore l’étant »331(Heidegger). Cependant tout étant
participe à la vie à son niveau, selon son rythme et avec une intensité particulière.

On peut parler d’un panpsychisme, bien que ce ne soit pas explicite, ni dans les contes,
ni dans les proverbes africains. Toujours est-il que le Bantou n’exclut, a priori, pas
qu’un objet, apparemment inanimé, soit habité par un esprit, une force. Or, parler
d’esprit ou de force, c’est déterminer la présence de la vie puisque, pour le Bantou, la
vie est un flux, une énergie qui peut croître ou décroître. Vu comme un flux, la vie
bouillonne en tout. Elle est en attente d’éclat partout, même dans ce caillou ou dans cet
objet apparemment inanimé. La vie est l’être, elle est la matrice de tout ce qui existe.
Cela revient à dire que, dans le règne végétal ou animal, voire dans ce qui nous
environne, nous devons y voir une certaine représentation de cette force puisque chaque
chose est une énergie déterminée.

Nous sommes face à une vision dynamique et énergétique de l’environnement, de telle


manière que Senghor n’hésitait pas à dire que c’est l’énergie qui constitue le principe de
la nature et de la vie chez les Bantous.

Dans son mouvement transcendant, cette Force, Energie, Force vitale, entraîne la nature
ou le flux de l’intelligence cosmique dans un renouvellement. C’est le mouvement de la
vie allant de la naissance à la mort et au-delà de la mort. On retient d’une telle
conception de la nature l’importance de l’interconnexion des forces où “un être
influence l’autre ” à cause de leur solidarité et de la dimension symbolique que revêtent

330
TEMPELS (P) : La philosophie bantoue, trad. A. Rubbens, Paris, Présence Africaine, 1965, p.66
277

les gestes, les mimiques du tradithérapeute. Le moment du traitement dans un


mbandja332 est, par conséquent, magique, puisque le patient s’insère dans un “espace de
forces” où les forces unifiées et inséparables, les unes des autres, sont liées par ce même
flux définissant le sens de la guérison.

C’est le sens de la relation que le Nganga établit de façon symbolique entre la nature, la
maladie et son patient. Le tradithérapeute s’adresse à l’arbre avant de prendre ses
écorces et explique à l’animal pourquoi il le tue. Son objectif consiste à recueillir de
l’énergie dans la nature, afin de renforcer le potentiel énergétique de son patient :
« toute force peut se renforcer ou s’affaiblir. C’est-à-dire que tout être peut devenir plus
fort ou plus faible » (Tempels) 333. Pour cette raison, le tradithérapeute est à la recherche
de la force pour soigner ses patients. Il recherche toujours une force proportionnelle à
celle qui manque à son patient afin de rétablir l’équilibre des forces.

Deux questions s’offrent à nous lorsqu’on veut parler de la collecte des plantes au
Gabon, au regard de cette vision que les tradithérapeutes ont du monde, vision que nous
avons tenté d’exposer :

Dans l’urgence où nous sommes de connaître les plantes utiles, si nous reconnaissons
que « les personnes qui ont la plus grande connaissance, actuellement, de ces plantes,
sont les tradithérapeutes », notre collecte et l’utilisation moderne de ces dernières
devront-t-elles tenir compte du savoir de nos informateurs ?

En quoi la médecine des tradithérapeutes peut-elle inspirer la médecine scientifique en


Afrique ?

En décembre 1997, Madame Akendengue, de la Faculté de médecine et des sciences de


la santé, département de biochimie de l’Université des sciences de la santé d’Owendo,
répondait à une question lors du séminaire interdisciplinaire sur les méthodes de
collecte organisées par le Laboratoire Universitaire de Tradition Orale (LUTO) de
l’Université de Libreville : Le tradithérapeute met-il en œuvre des rituels pour la
collecte de plantes ou pour l’administration des médicaments ?

331
HEIDEGGER (M) : Etre et Temps, trad. François Vézin, Paris, Gallimard, 1986, 30
332
C’est un temple Bwiti.
278

Pour Mme Akendengue, « le tradithérapeute interroge longuement le malade. Ensuite il


interroge les plantes. Ce sont à ces rituels qu’il est difficile d’avoir accès »334. Mais, à
notre niveau, nous avons pu rencontrer des tradithérapeutes qui nous livrèrent certains
de leurs rites, le cas de M. Ondo Ngui. Lorsqu’il collecte les plantes, Ondo Ngui Jean
Bosco, tradithérapeute des Bissime, Ndedeh, fait le rituel suivant, dans le cas où il avait
laissé un malade auquel il ne s’attendant pas au village. Dès qu’il entre dans la forêt et
qu’il se trouve au pied d’un arbre, il fait un signe de croix, par ce qu’il est chrétien
catholique puis, avec son doigt majeur, frappe à trois reprises sur le tronc de l’arbre
pour le réveiller et il prononce les paroles suivantes :

Moi, fils d’homme et fils de Dieu

Je suis Ondo Ngui Jean Bosco

Je suis fils du clan Effac de Nkogh Ebé Effac

Mes oncles maternels sont du clan Eba de Yane Mvé

Alors, toi tu es arbre

Arbre de Dieu et homme de Dieu

Je suis ici présent pour te prendre, toi arbre de Dieu

Parce que j’ai un patient à la maison

Il souffre de …, depuis tel nombre de temps…

Je ne viens donc pas te chercher pour te détruire

Mais pour que tu viennes m’aider à le soigner et à le guérir

333
TEMPELS (P) : Ibidem, p.36
334
AKENDENGUE (B.) : Collecte en ethnomédecine, in Revue Gabonaise des Sciences de l’Homme, n°4 du
décembre 1997, Actes séminaire interdisciplinaire sur les méthodes de collecte des données, Publications de
l’Université Omar Bongo, p.101
279

Après cette formule, il prélève les écorces et à l’endroit où il les a enlevé, il enduit de la
terre en prononçant la formule suivante :

De même que je te soigne maintenant

Ainsi de même je te demande d’aller le soigner au village !

Ce rituel consiste tout simplement à établir une liaison entre le patient et


l’environnement, le monde de la brousse et celui du village. Cette formulation est
nécessaire puisque la détermination de la maladie amène les catégories de forces
manipulables pour la guérison. Or, chaque élément de la nature est une force positive ou
négative. Tempels dira alors que les Nganga bantous « donneront un nom à chaque
chose, mais la nature intime de la chose nommée se présente à leur esprit comme telle
ou telle force spécifique et non comme une réalité statique »335.

Finalement, la conscience que cette force se manifeste dans tous les êtres existants où
elle constitue ces existants eux-mêmes, et que, sans elle, rien ne peut exister, est un
acquis de la tradition. Il convient de dire que cette force, l’énergie vitale, n’apparaît pas
au bantou comme une sorte de détermination surajoutée aux choses. Dans la culture
gabonaise, l’homme et les autres êtres sont des forces. La maladie se comprend dans
une dialectique d’accroissement et de diminution du « muntu », le Muntu étant une force
vive, une force personnelle. Cette force qui transcende chaque chose, est immanente à
tous les êtres, et, comme l’être, elle demeure elle-même tout en étant toute chose. Son
origine n’est pas connue ; et, comment la connaîtrait-on ? On peut l’assimiler à la
pensée d’Héraclite, « la pensée qui gouverne le tout par le moyen du tout »336. Par le
mouvement, la force crée les êtres tout en demeurant l’Être et, dans son mouvement,
elle se métamorphose en devenant cet étant qu’il manifeste, mais, aussi, cet étant qui est
sa limite.

335
TEMPELS Placide : La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1965, p. 36.
336
HERACLITE, Fragment 41.
280

Les Nganga, les gardiens de la tradition bantoue, « voient dans l’homme la force
vivante, la force ou l’être qui possède la vie vraie, pleine et élevée »337 La vocation des
Nganga consiste en la croissance de la force vitale par l’utilisation des énergies : le
Nganga doit canaliser et diriger la force dans un but visé. Il s’ouvre et se soumet à la
force vitale pour la canaliser ensuite vers la personne malade.

Cette prééminence de la force dans l’univers du tradithérapeute se fait souvent


remarquer par les chercheurs gabonais lors de la collecte des plantes puisqu’ils
reconnaissent et précisent que certaines gammes de plantes comportent des propriétés
“médico-magiques”. Bourobou-Bourobou, chercheur en écologie tropicale, avec une
équipe de l’Institut de pharmacopée et de médecine traditionnelle (IPHARMETRA),
avait collecté « une vingtaine de plantes médicinales utilisées contre les affections
suivantes : cardiovasculaires (Ocimum gratissimum) ; affection du sang (Phaulopsis
impsis imbricana) ; brûlure (Eclipta alba) ; affection des reins (Maprounea africana).
Signalons, dit-il, que, dans cette gamme de plantes, on notait aussi celles ayant des
propriétés médico-magiques (Plagiostyles africana, Coelocaryon p rond reusii)»338.

Il apparaît particulièrement intéressant de constater que l'expression « plante ayant des


propriétés médico-magique » soit utilisée par des scientifiques. Mieux, ce qui est
surprenant, c’est qu’elle est codifiée par une expression tout aussi scientifique que latine
: Plagiostyles africana, Coelocaryon preusii. Ceci voudrait-il dire que la science
approuve l'idée selon laquelle, pour que certaines plantes aient un effet médicamenteux,
il est nécessaire de croire à leur efficacité sur la santé physique et mentale ? Si tel en est
le cas, la croyance serait, alors, le fondement même de toutes les thérapeutiques.

L'on affirmera, par conséquent, que l'efficacité de la plante tient, pour une bonne part,
des croyances qui sont à l'origine des procédés magiques à savoir : les sacrifices, les
rites initiatiques qui dans la plupart des cas, requièrent le pouvoir de la parole
incantatoire du guérisseur. Sur ce point, que pourrait-on penser du placebo ? Faudrait-il
l'envisager comme la dimension magique du médicament ?

337
TEMPELS (P.) : La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1965, p.66.
338
BOUROBOU-BOUROBOU : Collecte en ethnobotanique : récolte de plantes médicinales au Gabon, in Revue
Gabonaise des sciences de l’Homme, n°4 du décembre 1997, Actes séminaire interdisciplinaire sur les méthodes de
collecte des données, Publications de l’Université Omar Bongo, p.110
281

Il semble que l'idée de « plante médico-magique » fasse référence, directement au


placebo : elle renvoie plutôt à un ensemble de pratiques, de manipulations des plantes
médicinales dont le fondement tient de l’observation. Mais, c'est justement par cette
référence que la notion de « plantes médico-magiques » intègre la notion de placebo en
ce sens qu’elle fait appel, dans le cadre des remèdes, à la production d’effets positifs qui
ne sont pas objectivement vérifiables dans le contenu chimique du remède339.

Certaines plantes, de par leur seule présence, ont un rayonnement particulier et exercent
une influence certaine sur leur environnement. Les tradithérapeutes, hommes de la
nature par excellence, hommes d’observation, avaient étudié le comportement de
certaines plantes, dans leurs relations avec d'autres plantes, au sein des mêmes milieux.
Ils en avaient ainsi tiré des leçons de choses. Faut-il simplement ajouter que les Nganga
sont de grands observateurs de la nature ? Voilà pourquoi ils savent que telles plantes
sont nocives à l'environnement des hommes et d'autres, par contre, produisent des effets
du bien-être. Les tradithérapeutes affirment, par exemple, que, dans la concession où
pousse Pipperomia pellucida (le Cresson de palmier), les sorciers ne pénètrent pas.

Prenons un autre exemple !

Les villageois abattent des palmiers à huile, ils les taillent pour en extraire le jus afin
d’en faire du vin de palme, lequel vin est très apprécié par les populations bantoues. Il
se compose d'un mélange de jus de palmier à huile ou raphia au sein duquel on dépose
des bois amers. Nous en connaissons essentiellement deux, parmi lesquels celui qu'on
appelle, en langue locale, essoc, et qui est un merveilleux contrepoison.

Grâce à son efficacité antidotique, les villageois n’éprouvent pas le besoin de couvrir et,
surtout, de cacher leurs boissons en brousse (on sait pourtant que les empoisonnements
sont réguliers en Afrique). Lorsqu'un vin de palme est fait du mélange d'écorce du bois
d’essoc, si quelqu'un venait à mettre du poison dedans, la boisson va mousser fortement
en se présentant comme une sorte de bave.

À son retour, le propriétaire des troncs de palmier, en voyant cette réaction chimique, ne
le boira pas, car il reconnaîtra qu'il avait été empoisonné. Et, même s'il le buvait, il n’en

339
Notons que l'on n'a pas encore connaissance, avec exactitude, de ce qui rend l'aspirine efficace dans certains
282

mourrait pas, parce que ce bois aura détruit tout ce qui était nocif dans le vin. Voilà une
réaction chimique, objectivement observable, qui permet d'affirmer que la plante essoc,
régulièrement utilisée par les Fang-Beti du Gabon et du Cameroun, est un contrepoison
efficace.

Pourtant, cette même plante étend sa puissance pour devenir une « plante médico-
magique » reconnue comme telle par toute la communauté villageoise. On dit d'elle
qu'elle aurait le pouvoir d'anéantir tous les poisons contenus dans les plantes
environnantes à tel point que les Fang conseillent de la tenir très loin des médicaments.
Il ne faut pas l'approcher d'une pharmacie, sinon, “on verra les produits
pharmaceutiques s'agiter”, disent les villageois : en sa présence, les remèdes constitués
de poisons à très forte dose, et qui sont dans des bouteilles trop fermées, peuvent
éclater.

Nous pouvons, par cet exemple de plante, nous dire que le qualificatif de « plante
magique » attribué à cette plante, essoc, ne relève pas d’une imagination puérile qui
attribue une force magique relevant des esprits, mais bien des propriétés qu’il faut
découvrir. Tout le problème consiste dans le fait que l'explication scientifique ne nous
permet pas de comprendre sur la base des lois, l'action de la plante essoc sur son
environnement. Or, ce qui intéresse beaucoup plus la médecine traditionnelle, ce n'est
pas l'explication scientifique mais, l'explication spirituelle, y compris la dimension
irrationnelle de la plante.

En conséquence, les plantes permettent aux tradithérapeutes de concevoir des


médicaments phytothérapeutiques dont les effets sont contrôlables, en partie seulement,
par des lois scientifiques. Mais les lois scientifiques sont, de par elles-mêmes,
insuffisantes pour connaître la totalité des secrets de la plante : d’où range-t-on une
partie des connaissances de la plante dans le domaine magique.

En ce sens, la notion de « plante magique » renverrait à une dimension qui échappe au


raisonnement scientifique.

traitements...
283

Ne devrions-nous pas dire, sans conclure, bien sûr, que tous remèdes comportent cette
dimension magique qui échappe à la science ? Cette réflexion trouve un écho favorable
sous la plume du professeur François Dagognet qui en effet, par un élégant procédé
rhétorique, conclut à l'existence d'une présence magique dans le remède
scientifiquement éprouvé. Il dit : « si certains remèdes totalement faux ou vides ont pu
favoriser quelques effets salutaires, la réciproque s'impose : nos remèdes à peu près
complètement vrais conservent une frange irrésistible de magie »340. En d'autres termes,
nous partageons, avec le professeur François Dagognet, l'idée selon laquelle, en tous
remèdes et, dans toutes thérapeutiques, il y a un fondement magique qui permet de
contrôler l'efficacité scientifique. Le placebo est donc un médicament qui n'a aucune
propriété chimique explicable et détectable en laboratoire mais qui pourtant, soigne
efficacement certaines pathologies rétablissant ainsi la santé. D'ailleurs, beaucoup de
nos médicaments conçus scientifiquement ne sont-ils pas que des placebos ?

Fort de cette question, le chercheur doit s'interroger, sans nier sa formation, sur le côté
magique de la plante que lui présente ceux-là qui ont une connaissance millénaire de la
forêt et des manifestations de la nature. Malheureusement, il n’est que de constater que
les scientifiques méprise, à tort, ce côté magique du savoir de la plante.

c) Parole et remède : les incantations

Dans la médecine, les incantations sont nécessaires pour que le pouvoir contenu dans la
plante se mette en route pour satisfaire les intentions du demandeur. La plante renferme
toutes les possibilités d'actions, positives ou négatives, mais pour les tradithérapeutes,
les incantations sont nécessaires pour que les possibilités actives de la plante deviennent
des actes concrets.

Pour illustrer notre propos, prenons le cas de la plante suivante, margousier azédarac,
arbre à chapelets, arbre saint.

Chez les Cubains, cette plante est autant sacrée que le cèdre, peut-être un peu plus. Elle
protège et apporte la chance. C'est une des armes les plus appréciées et les plus

340
DAGOGNET (F) : la raison et les remèdes, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 48.
284

recherchées par le peuple cubain. On coupe les branches de cet arbre, le lundi ou le
vendredi, et laisse 5 centavos sur une de ses racines, ou bien on les donne à son
propriétaire. On utilise cette plante dans les bains lustraux. Il faut cueillir les branches
(…) en disant : Paraiso (paradis) toi qui es en haut, fais-moi grandir, fais-moi
remonter341.

On voit ici qu'il n'y a pas de doute que la plante contient des secrets, cependant, il
importe de s'adresser à la plante pour qu'elle accomplisse le vouloir du demandeur.
Cette plante est donc utilisée à des fins multiples selon la parole prononcée sur elle. Si
dans l'exemple que nous venons d'emprunter à Lydia Cabrera, la plante sert dans les
rites de purification que l'on nomme, en Afrique centrale, le lavement du corps, elle peut
servir à dans d'autres usages.

Nous voyons qu'une même plante peut avoir plusieurs usages selon les paroles
prononcées puisque cette même plante est utilisée pour soigner des maladies cardio-
vasculaires. Mais, ce qui importe, c'est de pouvoir comprendre qu'il n’y aura pas
d’action si on ne prononçait pas une formule précise sur la plante selon l’attente du
patient.

En conséquence, la réalisation d’un médicament est un acte de création, plutôt de re-


création exprimant l’expression d’une volonté (bonne ou mauvaise). Celui qui parle en
soignant a conscience qu’il refait la création. En accomplissant cet acte de création il se
porte dans une instance mythologique par le récit généalogique afin de présider à la
génération, selon ses besoins et ses raisons, du Bon autant que du Mal. C’est pourquoi,
de par sa parole, le guérisseur crée les fétiches producteurs du Bien et que le sorcier
préside à la production du Mal dans la communauté.

341
CABRERA (L.) : la forêt et les dieux. Religions afro-cubaines et médecines sacrées à Cuba, traduction de
l'espagnol par Bérénice de Chavagnac, Paris, 2003, pp. 464-465
285

C) L’initiation thérapeutique bwiti et mbumba éyano

a) Initiation au Bwiti, une démarche philosophique ?

Analyser le cheminement et le cadre d’interprétation de la maladie à travers la culture


bantoue, c’est montrer, entre autre, que la médecine comporte en elle-même un enjeu
éthique et philosophique. C’est pour cette raison que nous parlons, pour ce qui concerne
le paradigme de la médecine traditionnelle au Gabon, d’un système du malade au lieu
d’un système d’étude de la maladie. Ce système respecte les bases d’une médecine
empirique telle que le Sextus Empiricus qui était lui-même philosophe et médecin. Il
s’agit d’une qui, au lieu de suivre de grandes lois générales, met en avant les
circonstances propres à l'individu malade : le lieu, la date, l'âge du malade,
l’environnement, sa constitution, les différentes maladies qu'il avait déjà eues.

En ce sens, la médecine traditionnelle gabonaise nous apparaît comme porteuse d’une


démarche philosophie pratique (revêtant les aspects d’une anthropologie
philosophique). Ici, la situation de l’homme malade est comparable à celle de ces
personnages que l’on trouve dans la troisième « analogie » de la caverne au Livre VII de
la République de Platon : on a d’un côté, un feu qui projette au fond de la caverne des
ombres d’objets fabriqués et de l’autre, hors de la caverne, des images sur l’eau des
hommes et des autres réalités qui s’y reflètent. Pour Socrate il y a ici, deux voies, celle
qui porte la vue vers « la région qui apparaît grâce à la vue au séjour dans la prison » et
celle qui monte « vers le haut et la contemplation des choses d’en haut » symbolisant
ainsi « la montée de l’âme vers le lieu intelligible ». Socrate insiste surtout sur le
caractère pénible du trajet éducatif qui mène le prisonnier hors de la caverne342. Cette
difficulté est vécue dans la Bwiti par l’acte initiatique qui grâce à la manducation de
l’iboga, mène le néophyte à la prise de conscience de sa réalité. C’est cette démarche
qui permettra, sûrement, à la fin de l’initiation, de justifier le décalage entre l’initié ou le
philosophe et le non-initié et l’homme ordinaire.

342
Cf. MACE (A.) : La République de Platon, Rosny, Boréal, 2000, p. 144.
286

De par la démarche initiatique de la thérapie du Bwiti la médecine semble devenir une


simple détermination philosophique : comme le prisonnier de la caverne que l’on essaie
de libérer, mais qui à chaque étape résiste ainsi va-t-il de celui qui s’initie.

De par l’initiation, le Bwiti en tant que rite se définit comme une science qui s’acquiert
au truchement par la manducation de l’iboga ou Bois sacré. Le Bwiti est une école de la
connaissance de la nature et son objet est de permettre à l’homme de se connaître soi-
même pour maintenir son équilibre physique et spirituel. Mais que voit l’initié qui
trouve la guérison ? Aucun initié ne peut nous communiquer la signification objective
de ce personnage sacré (Bwiti) sans que nous n’en soyons nous-mêmes des initiés et
dans le cas où nous serions effectivement des initiés, nous tomberions, nous-mêmes,
sous le coup de la loi du silence.

La compréhension de ce qu’est le Bwiti a quelque chose de comparable à la dialectique


platonicienne : le Bwiti est un art (technè) ou une science (épistèmê) qui donne à
l’individu qui s’initie les moyens de connaître les choses invisibles pour tendre vers sa
propre finalité. Il est, en vérité, la science de la découverte de ce qui est caché ; c’est
une étude du langage symbolique de la nature parlante, ayant pour objet de faire prendre
conscience à l’homme de la vérité de son être. C’est pour cette raison que ceux qui se
soignent dans le Bwiti, après leur initiation, parlent non seulement des éléments relatifs
à leur guérison physique, mais disent aussi quelque chose qui désormais, détermine leur
conduite quotidienne.

Ainsi, pour le bwitiste, celui qui vient s’initier souffre premièrement de l’ignorance de
ce qu’il est : il vient s’initier afin de déchirer le voile de l’ignorance ainsi sortira-t-il de
sa caverne. Celui qui souffre ne vient donc pas seulement demander la guérison
physique, il cherche d’abord à voir et à savoir les causes profondes de sa maladie. Dans
le Bwiti, l’homme s’engage dans une quête, celle du vrai et du bien ou du mal, selon
son orientation. Le malade, dans sa démarche de guérison et de la santé, reçoit, tout au
long de son séjour thérapeutique chez le Nganga Bwiti, non seulement des
médicaments, mais aussi un enseignement.

Il y a un postulat. La vie ne s’arrête pas parce qu’il fait nuit ; le jour et la nuit sont deux
dimensions d’une même réalité : la vie. Il y a des gens qui peuvent décider de ne vivre
287

que de jour tandis que d’autres feront le choix de ne vivre que la nuit. Il en est de même
de la représentation que nous avons du maintenant, c’est-à-dire de la vie présente et de
celle de l’Au-delà. La question c’est de savoir si l’on peut accéder à toutes les
dimensions de la réalité. Pour amorcer une réponse, il importe de retenir qu’à partir du
moment où on est confronté à une difficulté quasiment insoluble dans une dimension
particulière, il est un impératif catégorique que de chercher à vérifier son
fonctionnement dans “l’autre dimension”.

Mais si soi-même, on n’a pas accès à la dimension cachée, il est nécessaire de chercher
quelqu’un qui puisse vérifier le fonctionnement interne du système. Or, dans le cas
d’une maladie qui apparemment ne s’explique pas à partir d’un dispositif scientifique
rationnel, il est nécessaire de se tourner vers les maîtres du secret. Ceux-là ont, à leur
disposition, le dispositif technique (le “plateau technique”) pouvant nous permettre de
saisir le sens de telles souffrances qui nous accablent et peut-être de donner une réponse
adéquate.

La démarche du malade est donc celle de quelqu’un qui se rend vers une tierce
personne pour lui demander des explications sur les faits auxquels il est confronté. Mais
il est encore mieux de chercher soi-même à obtenir toutes les explications permettant de
comprendre le fonctionnement, les enjeux et les finalités d’une situation limite.

Dès lors, avouons qu’un malade atteint d’un cancer serait plus curieux de savoir s’il
pouvait lui-même avoir des explications sur l’origine de sa maladie et, surtout, s’il
existe des moyens de résoudre ses problèmes.

La médecine traditionnelle intervient donc sur cette dimension de la réalité ; au plan


physique, elle accepte de faire un certain nombre d’examens et de lui appliquer
empiriquement des traitements adéquats. Cependant, si, pendant que l’on cherche des
explications empiriques, on n’arrive pas à la guérison, alors, une démarche spirituelle
s’impose. Celle-ci consiste à aider le malade à explorer l’autre dimension de la réalité :
aller dans l’Au-delà. Mais l’Au-delà n’est pas une autre réalité, mais une dimension de
la même réalité ; car la vie, c’est la surface du moëbus. Ce qui importe ici, c’est que l’on
demande au malade d’expérimenter l’autre dimension de la réalité, une autre face du
moëbus.
288

Les tradithérapeutes affectionnent alors l’idée selon laquelle les existants visibles et
sensibles sont subordonnés à cette réalité invisible et sacrée. Pour eux, tout ce qui est
visible comporte un ailleurs qui demeure voilé tant qu’on ne sort pas de l’univers
sensible afin de découvrir, dans une dimension atemporelle, ce qui est stable de toute
éternité. Les symptômes voilent, pour ainsi dire, une réalité plus importante que la
simple souffrance physique qui d’une certaine manière, est monstration de l’être. Mais,
si, chez Platon, la dialectique consiste en une découverte des Idées, modèle de toutes
choses, il est surtout question, dans le Bwiti, de découvrir en soi-même la divinité. En ce
sens, « la découverte du divin en l’homme est donc le but du bwiti » (Abbé Noël
Ngwa)343. Chez Platon, le néophyte accède au monde des idées, celui de la vraie réalité,
réalité de laquelle dérive nécessairement l’être des phénomènes empiriques, grâce à la
dialectique, alors que, chez les tradithérapeutes, ce mouvement se produit par l’action
de l’Iboga.

Pour notre vénérable maître, Abbé Noël Ngwa, dans l’initiation au Bwiti, « le monde
auquel accède l’initié est constitué de plusieurs plans spirituels correspondant à
l’évolution spirituelle de chacun. Voilà pourquoi l’initié est défini comme “celui qui a
été mis au contact de la grande inspiration divine” »344, explique-t-il. En ce sens, la
dialectique prend les allures d’une thérapie dont les secrets se trouvent en Dieu et, si
l’homme se trouve en Dieu, il bénéficie d’une illumination telle que rien ne peut lui être
caché.

On dit alors que l’initiation a bien marché, si le néophyte, dans sa quête, trouve l’origine
et le remède de sa maladie en tant que réponse à sa propre démarche. Dans une telle
entreprise, le véritable guérisseur c’est le malade lui-même, assisté par d’autres initiés.
Pendant le temps de son initiation, ses facultés psychiques se dilatent à l’infini pour lui
permettre d’entendre et d’être sensible à toute chose. Il devra décrypter le sens de
chaque élément, de chaque phénomène qui se présente à lui, parce que, de son
interprétation des réalités rencontrées, lors de l’initiation, dépend sa guérison. La
connaissance du sens de sa souffrance se libère alors comme dévoilement de ce qui
tantôt, n’était que mystère. Toute pathologie comporte à cet effet un sens, car par la

343
NGWA NGUEMA (N) : Rites initiatiques Gabonais…, Kinshasa, Baobab, 2000, p10.
344
Ibidem.
289

maladie l’homme se parle à lui-même, il prend son corps à témoin et les douleurs et les
lésions ne sont alors que le reflet de émotions qu’il ressent345.

Par analogie à la pensée platonicienne, les bwitistes considèrent notre monde physique
comme une caverne. Le monde des réalités sensibles serait comparable à une grande
caverne et, nous, les hommes, ne sommes que des prisonniers qui prennent les ombres
pour des réalités. En ce sens, la souffrance physique peut ne pas être un mal puisqu’elle
devient le moyen par lequel l’homme doit se découvrir. La connaissance implique une
conversion du regard, afin de voir comment brûle le vrai soleil – à savoir le Bien – chez
Platon. Nous supposons donc que Bwiti la philosophie serait comparable à l’idée du
Bien chez Platon. L’initiation est, à cet effet, semblable à la dialectique en tant que
démarche mystique et spirituelle par laquelle l’homme, prisonnier de la souffrance
physique, sort douloureusement de sa caverne pour aller se ressourcer en contemplant
Bwiti. Comme cela se fait sentir dans le Phédon, pour les adeptes du Bwiti, le corps est
un obstacle à la connaissance et, en tant que réceptacle de l’âme, c’est sur lui que la
maladie s’inscrit. Pour guérir, il convient de remonter à l’âme elle-même ; car c’est sur
elle que la maladie s’inscrit à un moment donné de l’histoire.

En conséquence, la médecine traditionnelle africaine prend d’abord l’âme en charge afin


de déceler en elle des lésions qui constituent l’origine d’une pathologie. Pour ce faire,
les bwitistes procèdent par l’initiation encore appelée : “cérémonie de la petite mort”.
Parce que l’âme est antérieure au corps et qu’elle connaît les Idées, elle est immortelle
et peut se souvenir de la disposition normale de la masse corporelle afin de procéder à
sa réparation. Afin d’envisager cette réparation, il est nécessaire que l’âme se sépare du
corps, qu’elle s’élève au dessus de ce dernier, d’où la sensation de dédoublement qui
s’opère après la consommation, la mastication, du bois sacré (Iboga). C’est cette plante
qui permet à l’âme de quitter le corps pour accéder à un monde que les bwitistes
qualifient de divin. Ici, on peut rencontrer :

Des esprits connus – ancêtres et parents – et ceux qui vous sont étrangers. Peuvent
également se révéler aux initiés, les génies. Il est possible enfin de voir, du séjour des
morts, ce qui se passe chez les vivants ; de prévoir certains événements. En effet, le ciel

345
Cf. le livre du docteur Philippe Dransart, La maladie cherche à me guérir, Grenoble, Le Mercure
290

peut se “fendre” et dévoiler des réalités ineffables ; et la mer, livrer ses mystères. “Il fait
si beau, alors, que certains initiés sont tentés de rester définitivement dans ce monde
merveilleux”, ajoute notre informatrice (Abbé Noël Ngwa) 346.

Si l’initiation est une certaine expérience de la mort, il se trouve donc qu’aucun initié,
adepte du Bwiti, n’a peur de la mort ; il en a fait l’expérience personnelle à chaque
cérémonie initiatique, le Ngosé. On peut alors dire que s’initier, c’est apprendre à
mourir de manière à saisir le fondement de tout événement qui surgit dans le cours de
notre histoire individuelle, sociale ou religieuse.

Chez Platon, dans la République, Livre VII, la dialectique se présente comme un effort,
mieux une démarche individuelle par laquelle le néophyte cherche à atteindre l’Idée en
s’élevant progressivement jusqu’à la contemplation du Bien. Il en est de même du
malade (néophyte, en langue fang, étema) qui se présente à une initiation au rite Bwiti ;
celui-ci étant à la recherche du fondement de sa souffrance, doit mourir en lui-même
pour s’élever afin de découvrir la vérité resplendissante, cause ultime de sa souffrance.

Ainsi, de même que la dialectique chez Platon, l’initiation se présente aux adeptes du
Bwiti comme la science qui permet de remonter jusqu’au principe, c’est-à-dire à
l’essence, du Bien et du Mal; c’est elle qui permet de dévoiler ce qui est caché et qui
pourtant, demeure présent : le Divin, fondement inconditionné de tout phénomène
visible. Le malade entreprend un “voyage initiatique” qui le porte à la découverte de ses
origines biologiques et spirituelles, afin qu’il voit à quel moment la maladie s’est
installée dans les fibres de son histoire dont l’origine se trouve, effectivement, en Dieu.

S’initier au Bwiti, c’est regarder sur une autre face du miroir, là où la maladie
s’est inscrite dans notre histoire ou découvrir tout simplement ce que l’on est. Au cours
d’une initiation, le néophyte entre pour la première fois au contact des réalités que, au
départ, il soupçonnait ou pas du tout. Généralement, les moyens permettant de s'élever
en vue d'acquérir ce nouveau savoir, sont le fait de quelques adeptes partageant, entre
eux, des secrets. On peut définir l'initiation comme une démarche par laquelle l'individu
accède à des connaissances particulières qu'il n'avait pas au départ. Cette acquisition du

Dauphinois, 2004.
346
Ibidem.
291

savoir se fait de manière directe ou indirecte, au moyen d'un enseignement le Bwiti


devenant ainsi une école philosophique. L’enseignement ésotérique est indirect
lorsqu’on le reçoit par l’entremise des prêtres du temple. Mais il est direct si le sujet
parle face à face avec les esprits ou le Bwiti, tel est la visée même de l’initiation au
Bwiti et le sens de cette invocation de Michel Mbadinga Boussougou. Un jour de l’an
2002 nous lui demandions de nous dire ce qu’est le Bwiti, lui qui nous avait souvent
témoigné de son affection, lui l’initié ne pouvant nous parler devant la caméra, plongea
dans un lourd silence puis, des larmes aux yeux déclina cette invocation :

BWITI !

Je t’invoque comme le firent mes Tu es tout


ancêtres
Tu te laisses conter le soir au coin du
Union éternelle, feu,

Tu es l’Ombre, Sous le bruit des grillon et l’arc musical

Tu es dans l’air,

Le feu, Buékayé !!!347

L’eau,

L’arbre,

L’homme,

Mystère de la vie

Savoir des analphabètes,

Toi qui constitue notre patrimoine,

Héritage séculaire

Tu es l’histoire
347
Libreville, Vallée sainte Marie, dans le vieux
cimetière au cœur de la brousse, le 18 août 2002 à 10
Science h 30.
292

L’initiation plonge l’individu dans le mouvement de la vie où notre existence et notre


conscience se conforme à notre propre structure sociale, cosmogonique, voire cosmique.
Elle a alors pour but de nous faire traverser les différents paliers d’états de conscience
afin que l’homme accède à la félicité, à l’existence pure, le vide en soi où il ne manque
de rien, où on a besoin de rien. Dans le Bwiti, l’initiation dure cinq jours et cinq nuits.

Une nuit et un jour pour mourir symboliquement,

Une nuit et un jour pour voyager dans son inconscient,

Une nuit et un jour pour connaître le sens de sa vie et de sa mort,

Deux nuits et deux jours pour les traitements phytothérapeutiques

L’initiation thérapeutiques du Bwiti est une démarche à travers laquelle celui qui s’initie
prend progressivement conscience que la réalité invisible exerce un primat sur ce qui est
visible, le spirituel primant ainsi sur la matérialité des choses. Le Visible est ce qui est
accessible au sens, à la sensation et par conséquent à la réalité matérielle, mais les
initiés nous invitent à nous méfier de cette réalité apparente. Pour les bwitistes la réalité
matérielle d’une pathologie n’est, en fait, qu’une manifestation de ce qui se produit dans
l’Invisible, de telle sorte que, pour les Nganga du Gabon, le Visible lui-même naît de
l’Invisible comme le jour provient de la nuit.

Devenir adepte du Bwiti n’est pas une simple pétition de principe, mais un véritable
engagement tant dans la connaissance des principes du monde des forces physiques que
dans l’organisation du cosmos à travers des croyances.

La médecine initiatique bwitiste se présente comme une longue méditation qui mène
l’individu préoccupé sur une longue et difficile route conduisant à la sagesse.
L’initiation devient une démarche personnelle permettant à celui qui s’initie de
remonter aux causes de sa souffrance, à l’objet de sa souffrance physique ou spirituelle,
étant entendu que les deux niveaux de la souffrance sont radicalement inséparables. Par
l’initiation, il fait connaissance avec son âme découvrant ainsi l’origine des traces de sa
maladie et les solutions qui s’imposent.
293

Cela dit, le tradithérapeute du Bwiti se présente souvent comme un maître, tandis que le
malade est appréhendé comme un apprenti. Pour guérir d’un mal, le malade doit
découvrir par lui-même les causes immédiates et lointaines de sa maladie afin de saisir
tous les sens que sa pathologie peut comporter. C’est en ce sens qu’il est possible de
parler d’une sorte d’auto-psychanalyse et les éléments de base qui permettent
d’envisager une telle activité psychique, dans le cadre des pratiques mystiques et
spirituelles du Bwiti sont : le Mugongo, la harpe sacrée et l’Iboga. Pour Atome Ribenga,
« ces trois éléments sont capables de fournir aux bwitistes toute information, tout
conseil, tout enseignement, toute connaissance et toute règle de vie dont il a besoin à
tout moment, en tout temps. Ainsi, la harpe sacrée, symbole de vie et instrument divin
est la Bible des Bwitistes »348.

Tout se passe comme si, pour soigner, l’individu doit découvrir par lui-même, la beauté
ou la laideur de son âme, donc du spirituel, et la cause de son mal. Pour cette raison, il
ne peut se contenter des connaissances immédiates. Autrement dit, pour les bwitistes, la
connaissance de laquelle dépend la guérison ne relève pas de notre contact avec la
réalité matérielle. Car cette dernière est changeante, fluctuante, relative, partielle. Pour
les Nganga, la souffrance corporelle n’est souvent que le reflet d’une réalité spirituelle,
et, si on remonte à sa genèse par l’initiation avec la manducation de l’Iboga, on
découvre qu’elle a un fondement immatériel qui se cristallise comme maladie.

Cela dit, le raisonnement de la médecine bwitiste est simple, mais pas simpliste : par
notre âme, nous restons en relation étroite avec le domaine de l’Invisible. Pour les
bwitistes, toute chose n’a sa vérité qu’en dehors du domaine sensible, matériel ; donc, il
existe une réalité transcendante, éternelle : les réalités spirituelle, c’est-à-dire Dieu et les
esprits. Et, pour savoir d’un savoir véritable, on donne à l’âme les moyens nécessaires et
c’est la manducation de l’Iboga qui en constitue le moyen par excellence.

IBOGA

Intelligence de l’univers révélée

Barque qui nous emporte où nous voulons

348
ATOME RIBENGA : op-cit,p.59.
294

Ciel qui du créateur qui nous montre tout

Gardien des Secrets divins

Amertume qui nous fait vivre

Drogue, t’appellent les profanes

Bois Sacré, t’appellent les initiés

Amertume dissolvante qui nous propulse

Comme des fumées vers d’autres planètes :

Nubwé

Yuma

Ngombi, Mugongo, Essadza sont tes fidèles compagnons.

Quelle joie au sommet de la colline !

Réalité virtuelle ?

Non, tu es réalité dans toute sa plénitude !

Tu es la renaissance !
b) Initiation au Mbumba éyano, une démarche psychanalytique ?

Dans le rite du Mbumba éyano, l’initiation mène l’individu à la connaissance du mystère de


sa naissance pour lui permettre de remonter, généalogiquement, à ses ancêtres par des rêves.
Cette démarche a, en réalité, pour intérêt de permettre à l’individu de rétablir son rapport
originaire avec Eyo et d’arriver à connaître son âme. Cela dit, il est important que l’on sache
que la guérison a toujours un caractère sacré à cause de cette démarche qui pousse l’homme à
aller vers la Transcendance : Eyo. Eyo est une donnée décisive dans la médecine
traditionnelle africaine. Tout arrive par lui ; tout est pour lui et rien ne peut être sans lui. Il
assure, à l’exemple du logos (λόγος) d’Héraclite, l’unité de toutes choses. C’est encore lui qui
est la source de la différence et du perpétuel changement des choses. La possibilité de poser
l’exact diagnostic et d’envisager la guérison ou le trépas, dépend de l’adhésion à Eyo ; les
initiés doivent l’écouter pour correspondre et adhérer à son mouvement généalogique. Or,
c’est ce dernier qui est effectivement la vie, comme matérialisation de l’esprit et comme
spiritualisation de la matière.

Le rite initiatique du Mbumba rattache toute maladie à l’histoire de la naissance de l’individu


et considère que l’homme a un double mystique et qu’il faut s’adresser à ce dernier pour
amorcer toute thérapeutique. Ce dernier se présente, selon les initiés, à la manière d’une
réplique imparable de la personne et fonctionne, selon l’ethnologue Pierre Erny349, comme un
principe de conscience. Pour Erny, ce double a la possibilité de quitter le corps pour agir de
façon autonome. Cependant, nous ne nous accordons pas avec Erny sur sa perception du
double, puisque le double dont il parle n’est autre chose que le pouvoir du «vampire». Il
s’identifie à Evus, à la différence que, ici, Evus peut agir sans l’approbation de son
propriétaire. Or, nous avons la conviction que Evus est au service, à la disposition de Nnem
et ne peut rien faire qui n’implique la responsabilité directe de ce dernier.

349
ERNY (P.) : L’homme divers et un, position en anthropologie, Paris, l’Harmattan, 2001, p. 281.
Le double est autre chose, il n’a rien avoir avec le «vampire» : il est plutôt question, lorsqu’on
parle du double, selon les initiés, de quelqu’un d’autonome avec qui nous sommes en relation
dans le monde mystique depuis notre naissance. Tout le problème consiste dans la possibilité
de sa manifestation : à quel moment peut-il agir ?

En fait, lors de l’endormissement, la vie est maintenue dans le corps grâce à l’âme, sans que,
pour autant, nous soyons conscient de ce qui peut se produire immédiatement autour de nous ;
c’est à ce moment là qu’il entre en action (…). Par cette croyance, la mort doit s’envisager
comme une sorte de séparation progressive des principes de vie et de conscience qui
s’éloignent à un stade ultime de la maladie, réciproquement, les uns et les autres, du corps
physique, libérant ainsi l’âme qui va rejoindre la Divinité, sa vrai patrie.

Pendant notre vivant, nous rencontrons dans nos rêves, par l’entremise de la vie paradoxale,
ce double et celui des autres : voilà le fondement et le secret du Mbumba éyano.

Le Mbumba éyano ramène l’homme à ses origines pour qu’il découvre, à travers un voyage
initiatique se présentant sous la forme des rêves, les causes de sa souffrance et, par ricochet,
les médicaments. Ici, on s’initie pour découvrir son double mystique, le Placenta pour qu’il
vous dise ce qui se passe réellement dans notre vie et ce qui se passera. Ce rite désigne la
naissance, en langue Fang abiale. En s’initiant, l’individu cherche son nsisime abiale, c’est-à-
dire en fang, “l’esprit de la naissance”.

En effet, scientifiquement, lors de la conception, d’un point de vue biologique, le placenta se


présente comme une annexe embryonnaire qui se fixe à la paroi de l’utérus. Il sert à nourrir le
fœtus auquel il est relié par le cordon ombilical. Ce dernier assure la nutrition et la respiration
du fœtus, mais, aussi, des fonctions de maintien de l’homéostasie et de sécrétion hormonale. Il
est également impliqué dans l’hématopoïèse et le métabolisme hépatique. Son rôle
endocrinien est important, puisqu’il sécrète l’hormone chorionique gonadotrophine, ou HCG,
qui empêche le corps jaune de l’ovaire de dégénérer et incite celui-ci à poursuivre sa
production d’œstrogènes et de progestérone, indispensables au maintien de la grossesse.
Quelques mois plus tard, le placenta prend le relais du corps jaune pour la sécrétion de
certaines hormones.
Alors que, pour la médecine moderne, le placenta350 est un organe transitoire d’échanges entre
la circulation maternelle et la circulation fœtale, chez les tradithérapeutes, dans les traditions
gabonaises et africaines, celui-ci conserve un rapport mystique qui détermine le destin de
notre existence. Il convient d’ajouter que, pendant la formation du fœtus, le placenta sert
également à relier l’individu à l’histoire, et, d’un point de vue généalogique et génétique, aux
ancêtres. Ainsi, dans la médecine traditionnelle, la thérapie tient compte des racines
ancestrales du patient, de telle sorte que la communauté toute entière joue un rôle fondamental
dans les soins : elle porte le patient. Ce dernier, en se sentant soutenu par les siens a de
nouveau le désir de vivre par le simple fait que les siens sont là. Il se pose alors le problème
de l’importance de la communauté des saints, c’est-à-dire que, toute la communauté de ceux
qui sont encore vivants et qui se mobilisent pour adresser à Dieu leur unique prière : obtenir la
guérison de celui qui est malade. Cette unité de la famille, des vivants et des morts constitue
la première force qui permet au malade de se lever ; car la vie de tout individu ne s’est jamais
déroulée en dehors de ce cadre qui prend en compte l’unité du visible et de l’invisible. Il y a
un phénomène de groupe qui agit sur le malade. Depuis sa naissance l’enfant demeure dans ce
rapport du maintenant et du déjà passé dans l’autre monde.

En effet, à la naissance d’un enfant, lors de l'accouchement, la délivrance, au cours de laquelle


sont expulsés le placenta, l'amnios et l'extrémité maternelle du cordon ombilical, intervient
quelques minutes après la naissance de l'enfant. Les eaux qui précèdent le bébé sont la
manifestation matérielle de l’ange gardien : celui-ci, dans l’invisible, vient prospecter et
veillera sur la vie de celui qui dans quelques instants, viendra au monde. Les initiés pensent
donc que l’on ne naît pas seul, tout enfant s’insère dans une trilogie : cet ange gardien,
symbolisé par les eaux, le bébé lui-même et le placenta. Ce dernier est un être à part entière, il
est le jumeau de l’homme :

350
En ce qui concerne la structure du placenta, il a la forme d’un disque pesant environ 500 g et son diamètre est de 20 cm :
« Sa face fœtale, la plaque choriale, est formée à partir d’une ébauche appelée chorion, issue du trophoblaste de l’œuf
fécondé au tout début du développement. Elle est tapissée par l’amnios, une fine membrane contenant le liquide amniotique.
Sa face maternelle, la plaque basale, provient de la caduque utérine, qui résulte de la transformation de l’endomètre.
Entre les deux faces du placenta se trouve la chambre intervilleuse, divisée en plusieurs compartiments, et remplie de sang
maternel. Dans la chambre flottent les villosités placentaires, sortes de petites expansions en doigt de gant, ramifiées et
attachées par leur base à la face fœtale. Ces villosités sont parcourues par les vaisseaux sanguins du fœtus.
Au centre du placenta s’insère le cordon ombilical, relié à l’ombilic (nombril) du fœtus. Le cordon renferme deux artères
ombilicales qui amènent le sang fœtal au placenta, et une veine ombilicale qui le ramène au fœtus
Bi biale ne bebè, nya mone ne atji ; adji ekele ayeme nya mone ke adzale (nous sommes nés à
deux à la naissance, un vrai enfant et l’œuf ; l’œuf est parti dans le secret, tandis que le vrai
enfant est parti au village).

Le vrai enfant, c’est cet homme ou cette femme que nous sommes et cet œuf dont il est
question n’est autre chose que ce placenta qui demeure dans le secret de notre dimension
invisible, ce pourquoi il est recommandé de l’entourer et de le planter au pied d’un arbre.
L’homme n’est donc jamais seul au monde : pour tout le temps qu’il vit, il est en rapport avec
son placenta. Ce dernier enregistre toutes les données concernant la vie matérielle et
spirituelle de l’individu comme une sorte de boite noire d’un avion : il suffit alors de
l’interroger pour en savoir plus sur soi-même. Si nous oublions, lui, il se souvient, parce qu’il
est la voie principale pour la connexion spirituelle menant vers nos origines ancestrales,
biologiques et spirituelles. Il sert alors d’intermédiaire entre les ancêtres, les aïeux et nous : il
est notre limite, cette frontière indépassable entre la vie présente et l’Aude-là, c’est-à-dire le
royaume des morts.

Toutes nos prières, pour retentir comme un cri auprès de Dieu, passe par ce dernier, puis sont
présentées aux ancêtres avant d’être présentées au Dieu de l’univers visible et invisible, à
travers notre généalogie. On comprend, de ce fait, l’importance de cet élément de notre
existence pour la médecine traditionnelle. Celle-ci utilise un certain nombre de plantes dont la
manipulation demeure le secret des seuls initiés du rite initiatique Mbumba Eyano, des plantes
qui ont pour propriété de nous introduire dans nos souvenirs à travers nos rêves, nous
permettant ainsi d’avoir un contact réel avec le Mboumba éyano ; car c’est lui qui révèle la
vérité du sens de l’existence de l’individu. Il convient dès lors de faire remarquer que, même
en ces temps modernes, dans toute l’Afrique noire, le placenta n’est jamais jeté à la poubelle
et ce serait un scandale que de le laisser à la portée des industries cosmétiques et
pharmaceutiques.

Ne constatons-nous pas que, dans les sociétés traditionnelles, les adultes sont scandalisés par
le fait que les hôpitaux des grandes villes africaines ne respectent pas la tradition : ils jettent
les placentas à la poubelle ! D’ailleurs, pour les anciens, c’est parce que les coutumes ne sont
pas respectées dès la naissance que les générations vont à la perdition.

Dès qu’un enfant est né, lors de la sortie du placenta, les vieilles femmes, gardiennes des
secrets de la famille, le récupèrent, puis disparaissent dans la plus grande discrétion pour aller
l’enterrer loin des regards indiscrets au pied d’un arbre ou sous un bananier. On enterre, sous
des arbres chargés de sens, symboliquement, les placentas. Pour les filles, on privilégie la
fécondité, c’est pourquoi on enterrera leur placenta sous le pied d’un bananier, alors que pour
le petit garçon, on songera à la puissance : on enterrera son placenta sous un grand arbre351.

Juste un mot à propos du cordon ombilical. Chez les initiés, celui-ci n’est jamais rompu ; il
reste et demeure le lien entre la mère et l’enfant tout au long de leur vie. C’est à la mort de
l’un des deux que le cordon ombilical est définitivement rompu. Mais, au plan spirituel, ce
cordon n’est jamais rompu tant que dure cette vie terrestre ; ceci explique que la mère
demeure le canal par lequel le fils ou la fille reçoit continuellement cette vie que le père a
déposé en elle.

Cela dit, si, selon Freud, le rêve est la voie royale de l’inconscient, dans le rite initiatique du
Mbumba éyano, il détient la clef de toutes nos énigmes, la réponse à toutes nos interrogations,
parce que, dans le Mbumba éyano, la thérapie repose essentiellement sur le langage des rêves
en tant que moyen de communication entre le Mbumba éyano et l’individu. Le Nganga doit
dormir car c’est au cours de ses rêves, qu’il reçoit les noms des plantes à prescrire à ses
patients de même que, de leur côté, parce qu’ils séjournent dans un lieu spécialement
aménagé pour faciliter le sommeil, les malades doivent être particulièrement attentifs à ce
qu’ils voient au cours de leurs différents rêves puisque, au réveil, il doivent les raconter au
guérisseur.

Durant deux semaines (14 jours), le patient doit, chaque matin, raconter ses rêves au
tradithérapeute qui joue aussi bien un rôle sacerdotal que médical, un rôle de mentor, de
guide-compagnon. Le thérapeute joue, ainsi, un double rôle, puisqu’il se fera l’obligation
d’administrer à ses patients les traitements indiqués et reçus (par eux-mêmes) à travers leurs
rêves. Si, par malheur, durant toute la période de l’hospitalisation, le malade ne fait pas de
rêves précis concernant sa maladie, autrement dit, s’il ne reçoit pas, de la part des esprits, des
conseils et des remèdes, le guérisseur ne le laissera pas partir. L’opération devra recommencer
à l’aide de plantes spécifiques pour permettre à ce dernier de rêver et de trouver en lui-même
la solution à son problème352. Normalement, dans le rite initiatique du Mbumba éyano, on
utilise d’autres plantes initiatiques en dehors de l’Iboga.

Cela dit, au plan thérapeutique, la naissance joue un rôle essentiel dans les soins traditionnels ;
le patient est amené à découvre le secret de sa naissance. Pour cela, les tradithérapeutes créent
un cadre qui permet de mettre le malade en rapport avec ses ancêtres tout en exigeant la
présence des parents encore vivants. Il importe, au début du traitement que le malade récite sa
généalogie et qu’il dise explicitement qu’il voudrait guérir de la maladie dont il souffre. Il
manifestera, de ce fait, sa volonté d’être mis en relation avec ses défunts et, notamment son
Mboumba éyano ; il ne peut entrer dans le domaine du sacré sans l’autorisation expresse de
ses propres défunts d’où la nécessité de le situer dans sa famille.

Le tradithérapeute a donc toujours besoin de la présence de la famille du malade pour que


celle-ci porte le patient de manière à autoriser la guérison. Souvent, il demande même à la
famille si elle accepte qu’il soigne ce malade et, sans la permission de la famille, le
tradithérapeute n’offrira pas ses soins à ce patient. Certains soins nécessitent alors la
bénédiction des médicaments par un parent très proche du patient. Cette bénédiction est
souvent nécessaire lors des maladies qui exigent une initiation approfondie.

D’ailleurs, il apparaît à ce point utile d’indiquer que toute médecine traditionnelle est
initiatique parce qu’elle repose sur un ensemble de codes et de secrets.

Toutefois, il importe de s’interroger sur la nécessité de l’initiation en tant qu’impératif de la


guérison traditionnelle. En d’autres termes, pourquoi est-il si utile à un patient d’aller dans
l’Au-delà, rencontrer les siens, c’est-à-dire ses défunts et son double, pour obtenir la guérison
systématique ou la solution à son souci ?

En interrogeant les tradithérapeutes sur la nécessité de l’initiation pour amorcer la


guérison et, surtout, sur l’importance de l’expérience de la rencontre de son double mystique,

351
L’arbre sorcier, Oveng, par exemple ce, parce qu’il est chargé de sens.
352
Cf. La conclusion de la deuxième partie.
les réponses que nous obtenons nous amènent à comprendre que la démarche thérapeutique de
la médecine traditionnelle a une portée philosophique.

Il y a, dans la médecine traditionnelle, un dogme qui affirme que l’homme ne meurt que dans
sa famille et toute maladie qui entraîne vers la mort doit, pour atteindre cette finalité,
correspondre à un problème familial précis. Ainsi, bon nombre de nos problèmes sont des
transmissions de traumatismes qui ont un lien transgénérationnel et ne peuvent guérir que si,
par l’initiation, on remonte, telle une archéologie, les différentes strates de notre conscience
pour atteindre l’origine de notre histoire individuelle et familiale afin de voir à quel moment
la maladie s’était installée en nous.

Cette démarche initiatique de la guérison a pour fondement explicatif : nous sommes un


maillon dans la chaîne des générations et nous restons, curieusement, en relation permanente
avec nos aïeux et ceux-ci veillent sur nous autant qu’il peuvent nous faire payer “certaines de
leurs dettes” ou collaborer avec nous pour aider la communauté. Nous devons dire, à cet effet,
que pour l’acquisition de l’art de la guérison, la plupart des tradithérapeutes affirment qu’ils
travaillent en collaboration avec les esprits des morts de leur famille. Il s’agit généralement
d’un parent décédé depuis longtemps et qui se révèle à un de ses descendants en lui
demandant, en rêve, de soigner ses semblables. Dans ce rapport mystérieux, c’est le défunt
qui fait des prescriptions et le tradithérapeute exécute tout simplement les soins.

Généralement, le soignant, lui-même, avait souffert de cette maladie-là et, en s’initiant, il a été
guéri par les soins de cet ancêtre qui désormais, lui révèle les noms des plantes et l’origine des
maladies, mais aussi la solution aux problèmes humains.

La célébrité d’un tradithérapeute est souvent liée à la qualité du rapport entre les esprits et lui.
Autrement dit, si le Nganga respecte les recommandations, les interdits que lui donnent ses
esprits, son travail se déroule avec succès. L’efficacité de la médecine traditionnelle repose,
dans ce cas, moins sur les vertus des plantes, que sur les stratégies utilisées par les praticiens
pour trouver l’origine de la maladie et apporter une solution précise à la souffrance humaine.
Les tradithérapeutes, les Nganga, sont conscients du fait de leur importance dans la thérapie ;
aussi entretiennent-ils, avec leurs patients, une relation de type familial à telle enseigne que, la
plupart d’entre eux se font appeler, par leurs malades : papa ou maître.
En fait, pour débusquer l’origine d’une souffrance, cela demande un examen approfondi des
rapports que l’homme entretient avec son environnement physique, social ou spirituel. Cette
tâche incombe, non pas au tradithérapeute en tant que soignant, mais à ses collaborateurs qui
sont, eux-mêmes, des entités spirituelles.

Dès lors, en médecine traditionnelle, comme en médecine générale, le premier médicament


est le tradithérapeute353 avant les remèdes qu’il administre à ses patients et c’est pourquoi
Sékou Touré avait coutume de dire : “le premier remède, c’est le médecin lui-même”. Plus on
est en bonne relation avec son soignant, mieux on se trouve car par ricochet, on est aussi en
bonne intelligence avec ses agents invisibles à qui nous nous rendons transparents pour qu’ils
lisent, en nous, lors des différentes consultations, comme dans un livre ouvert.

Si le malade a confiance en ce tradithérapeute et en ses esprits, c’est déjà le début de sa


guérison parce que, ce qui soigne, ici, ce n’est pas uniquement les herbes et les écorces de
quelques plantes, c’est d’abord le Nganga. Autrement dit, ce n’est pas le remède qui importe,
en tant que tel, mais la manière dont le tradithérapeute l’a préparé et l’a donné à son malade.
En fait, ce qui est très important, c’est l’atmosphère indiquée par le rituel au cours duquel ces
remèdes sont donnés par le Nganga et pris par le patient.

En fait, la démarche initiatique permet au patient de repérer, lui-même, des situations


désagréables auxquelles sa souffrance présente est liée, qu’il en soit directement coupable ou
pas. Cela dit, la maladie pousse l’homme à répondre à trois questions essentielles pour sa
guérison, permettant ainsi à la thérapie traditionnelle de prendre les allures d’une démarche
philosophique. Les trois questions auxquelles la thérapie traditionnelle, dans le Mbumba
éyano apporte des réponses sont :

d’où viens-je ?

qui suis-je ?

où vais-je ?

353
Michael Balint dans son ouvrage, Le médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 1996, p. 9, dès son introduction, fait
remarquer cette primauté du médecin sur les médicaments qu’il administre à ses patients : « Le premier sujet de discussion,
écrit-il, à l’un de ses séminaires, portant sur les médicaments habituellement prescrits par les praticiens. La discussion a vite
montré ─ et sans doute n’était-ce pas la première fois dans l’histoire de la médecine ─ que le médicament de beaucoup le
plus fréquemment utilisé en médecine générale était le médecin lui-même… »
La première question ─ d’où viens-je ─ entraîne le patient, qui va bientôt s’initier, à
rechercher son identité tant biologique que spirituelle. En s’initiant, il doit remonter les
différentes strates de sa conscience pour pénétrer la mémoire familiale, à partir de la
généalogie de son clan, jusqu’à ses origines mythiques. Dans ce voyage initiatique, tout ce
qu’il verra devra le renseigner sur lui-même ; si sa maladie ou sa souffrance est
particulièrement liée à un problème de rapport entre lui et ses ancêtres, il verra et comprendra
le sens profond de celle-ci. De fait, la maladie devient donc un mal qui dit quelque chose sur
notre histoire.

Autrement dit, la maladie est un medium, ce moyen de communication par lequel les esprits
de nos aïeux nous interpellent pour nous indiquer une conduite à tenir. A titre d’exemple, dans
le département du Haut Ntem, dans la province du Nord du Gabon, à environ 13 Km de
Minvoul, chef lieu de ce département, il y a un village, sur la route de Bitam ; ce village
s’appelle Alen Essa Mbgwame, à quelques deux kilomètres du village Ebang.

Jusqu’en 1989, les habitants de ce village vivaient depuis plus de 50 ans sur un carrefour où
ils avaient construit de belles maisons en briques de terre. Or, il arriva qu’une femme de ce
village tombe malade. Elle alla s’initier au rite Mimbiri. De retour de son initiation, elle réunit
tout le village dans la case du chef et leur délivra ce message : ─ les ancêtres, nos pères, ne
sont pas contents de nous : ils se sentent abandonnés parce que nous avons quitté le village
qu’ils avaient construit pour venir nous installer ici. Et leurs maisons, ce que nous appelons
des tombes, ne sont pas entretenues. C’est pourquoi nous ne pouvons pas prospérer dans ce
village. Si nous voulons prospérer, il nous faut le quitter au plus vite, sinon, la malédiction
s’abattra sur nous ─ Elle donna les noms des ancêtres, décrit leurs aspects physiques, dévoila
certains secrets des familles de ce village afin de prouver l’authenticité de ses propos.

Et, dans les jours qui ont suivi, les habitants d’Alen, (dont l’un d’entre eux travaille à la
Banque des Etats de l’Afrique Centrale à Yaoundé, au Cameroun), avaient déménagé pour
aller habiter auprès du cimetière ancestral, sur les ruines du village de leurs ancêtres qu’ils
avaient quittés plusieurs décennies plutôt. Tous ceux qui vont au Gabon et qui peuvent se
rendre à Minvoul, peuvent encore se rendre compte, par eux-mêmes, de l’existence de ce
nouveau village encore en construction et contempler ces belles maisons que les habitants
d’Alen Essa Mgbwam avaient abandonné pour avoir écouté un discours “irrationnel”, dirions-
nous.

Nous pouvons, à ce propos, dire que la maladie, autant que l’initiation qui mène l’individu à
la découverte du pourquoi de sa souffrance concerne la communauté toute entière et les
réponses auxquelles elles nous conduisent dépassent ce qu’on peut espérer. Dans le cas du
déménagement du Village Allen, nous comprenons bien que toute la communauté villageoise,
à travers la maladie d’un des leurs, a trouvé des explications à certaines questions qu’ils se
posaient collectivement et individuellement.

La deuxième question ─ qui suis-je ? ─ pose la problématique de l’individu par rapport à sa


communauté : je suis un fils du clan, cela est vrai ; mais, ce qui n’est pas évident et qui n’est
pas forcément clair et distinct en notre conscience, c’est notre vocation au sein de cette
communauté des vivants dans laquelle nous nous mouvons. Or, comme nous l’avons dit plus
haut en d’autres termes, lors de notre conception, dès le sein de notre mère, comme un disque
dur, nous avons été formaté, nous sommes comme un logiciel réalisé mystérieusement afin
d’accomplir un ensemble de tâches spécifiques dans la nature et au sein de la communauté. Il
y a donc, en nous, des charismes qui attendent d’être éveillés en vue du bénéfice de cette
société dans laquelle nous sommes membres. Pourtant, l’individu n’est pas toujours conscient
de ses capacités, de ses potentialités ; il est obligé de se découvrir au fur et à mesure qu’il
grandit.

Ainsi, de même, nous sommes un grand ordinateur dont notre placenta constitue une espèce
de champ de programmation ; par l’initiation ─ que l’on soit malade ou non ─ nous
interrogeons cet espace qui à travers les rêves, nous dit qui nous sommes. Voilà pourquoi,
beaucoup d’anciens malades, après leur initiation, changent souvent de manière de vivre et se
conduisent comme des maîtres de leur existence car désormais, ils savent lire les signes et en
connaissent les significations profondes. Souvent, ils n’ont plus besoin de se rendre en
consultation auprès d’un médecin ou auprès d’un voyant afin de connaître la gravité de leur
problème de santé. Mieux, un initié sait ce qu’il est capable de faire et quelles sont ses limites.
Par ailleurs, chaque acte d’un initié doit absolument être réfléchi ; car sans pour autant avoir
la science infuse, il connaît globalement les conséquences de ses actes.
La troisième question, ─ où vais-je ? ─ concerne notre destin en sachant que ce dernier est
fonction de nos actes. En effet, nos actions constituent un ensemble de choix possibles dont
les conséquences, sans doute déterminantes pour notre élection dans la cité des ancêtres, dans
l’Au-delà, permettent à Dieu et à la communauté de nous juger.

En réalité, à bien regarder, ces trois questions ─ d’où viens-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ? ─
dont l’initiation apporte différentes réponses, selon les individus, se ramènent à une même
problématique : la connaissance de soi en tant que question éminemment philosophique. Le
connais-toi toi-même, cette exigence philosophique, est, comme nous pouvons le voir, la base
de la thérapie dans la médecine traditionnelle du rite Mbumba éyano. Si les Nganga proposent
(voire, exigent) tant l’initiation aux personnes présentant des difficultés humaines et, surtout,
aux malades qui se présentent à eux, c’est parce que la connaissance de soi permet de méditer,
en profondeur, sur la réalité humaine.

Méditer sur la maladie, c’est, alors, prendre le temps de réfléchir sur les conditions
nécessaires permettant à l’individu de maîtriser sa santé grâce à un meilleur savoir de soi. La
médecine traditionnelle se présente, de ce fait, comme une sagesse : elle est une méditation
constante de l’homme sur son rapport avec la nature, son rapport avec lui-même et avec son
environnement. Il s’agit donc d’une méditation qui a, foncièrement, deux pôles : la naissance
et la mort.

Pour les tradithérapeutes, les maladies dont nous souffrons dépendent de la façon dont nous
sommes, consciemment ou non, insérés dans la nature. Autrement dit, nous recevons notre vie
de la nature mais, à partir du moment où nous ne sommes plus suffisamment alimentés par
elle, nous tombons malade. Pour envisager la guérison, l’art consiste à examiner tous les
tissus de relations, tant physiques qu’ontologiques, qui lient ce patient au monde, afin de
réparer ce qui à un moment donné, aurait été déchiré ou dévié et, qui ne permet plus à celui-ci
de recevoir, de façon suffisante, les influences bénéfiques, mais aussi de rejeter les énergies
négatives auxquelles il fait face.

Parce que la naissance engage l’homme sur le chemin de la mort et que la vie n’est qu’un
milieu entre ces deux réalités, naissance et mort, il convient de dire que la maladie et ses
corollaires sont déterminés par notre naissance comme notre mort elle-même est contenue, en
prémisses, dans le mystère de la naissance. Il y a donc une métaphysique de la naissance et
cette dernière permet d’envisager une ontologie de la maladie grâce à laquelle la médecine
traditionnelle examine ses sujets. Il s’agit pour le Nganga, pendant son initiation, d’aider le
patient à examiner la manière dont-il est connecté aux éléments et à la communauté depuis sa
naissance, de manière à voir à partir de quoi il a cessé d’être alimenté pour que la maladie
s’installe en son être.

Nous comprenons dès lors le caractère déterminant de la naissance et des circonstances qui
entourent cette réalité de laquelle la médecine traditionnelle fait dépendre aussi bien notre
bonheur que notre malheur. Le destin est lié à la naissance, de telle sorte qu’il ne peut être
dévié par personne, il peut tout au plus être bloqué. Le double devra nous dévoiler le sens de
notre existence et les éléments cachés qui encombrent notre vie pour que nous puissions
mieux nous conduire.

Finalement, la question fondamentalement philosophique, il nous semble, dans ce travail


d’initiation et de la thérapie, dans la médecine traditionnelle, reste cette intention constituante
qui pousse tout homme, à réfléchir sur l’homme en sa totalité à partir d’une donnée
existentielle telle que la maladie. Chaque homme devrait connaître comment il est né, quelles
étaient les manifestations cosmiques qui accompagnaient sa venue au monde, afin de saisir le
sens de son insertion dans le Tout. En méditant sur sa maladie, sur sa souffrance, l’homme
devient l’objet le plus digne de la réflexion et prend le risque de se saisir lui-même dans son
intégralité, autrement dit, selon son être et sa signification. Tel est le sens, précisément des
trois questions qui orientent, dans le fond, la démarche initiatique dans la thérapie
traditionnelle.

Cela dit, le rite initiatique du Mbumba éyano apporte une contribution importante à
l’anthropologie philosophique, s’il est vrai que Kant a formulé avec beaucoup de pénétration
la question sous-jacente à l’anthropologie philosophique, à travers les quatre questions qui
l’ont rendu célèbre, à savoir : ─ « que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que suis-je en droit
d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? »354. Ne sommes-nous pas là au cœur de l’anthropologie
philosophique kantienne ?

354
KANT (E.) : Critique de la raison pure, trad. De Trémesayques et Pacaud, Paris, Puf, 1944, pp. 453-454.
Il y a possibilité d’envisager une explication rationnelle à la démarche thérapeutique
initiatique, spécialement si elle considère que l’origine de nos maux est dans l’âme et qu’il
faille nécessairement remonter à celle-ci pour nous en délivrer. En fait, la consommation de
l’iboga prépare le patient à faire un voyage dans le subconscient, foyer vivant de l’intelligence
informant la matière. Par des techniques dont ils ont le secret, les grands Nganga (Ngnima),
introduisent le néophyte dans le subconscient, cette « banque de données psychiques, héritage
d’ordre biologique (génétique), culturel et moral » (Abbé Ngwa), pour qu’il retrouve l’origine
de son histoire à travers sa lignée.

Dans ce “voyage”, le subconscient va jouer son rôle. Selon M. Essone Atome, ce rôle consiste
à relier notre « petite conscience d’oiseau à la grande Conscience, à la Conscience universelle,
notre intelligence à l’Intelligence cosmique »355. L’initiation apparaît ici comme le moyen par
lequel le sujet s’introduit dans un laboratoire au sein duquel il s’est fabriqué lui-même.
D’ailleurs, ce chercheur gabonais assimile le subconscient à un laboratoire « où sont convertis
les idées et les informations, les pensées de l’intelligence cosmique émises sous forme de
vibrations, en connaissances humaines » 356. Par ces propos, on comprend plus aisément la
nécessité de rechercher les causes d’un cancer héréditaire dans les arcanes du subconscient
lorsque, à la suite de cette explication, le chercheur gabonais (qui est aussi un initié aux rites
traditionnels gabonais et un adepte du bouddhisme) affirme que : « C’est le subconscient qui
fait ce travail de décodage, de conversion et de transformation des impulsions provenant du
cosmos »357. Il s’ensuit alors, en tenant compte des explications de l’Abbé Noël Ngwa, et à
l’aide de cet éclairage de M. Essone Atome, que de considérer l’origine spirituelle du cancer
et de certains maux ne peut être pris pour une élucubration sans aucun intérêt pour la science.

Pour l’Abbé Noël Ngwa, chaque homme s’insère dans un lignage possédant un patrimoine
génétique dans lequel il puise.

Chacun de nous constitue ainsi un maillon d’une longue chaîne généalogique biologique.
C’est ce qui explique qu’une personne puisse ressembler, physiquement, à l’un de ses
ascendants lointains plutôt qu’à ses géniteurs. Outre cet héritage génétique, il est possible
d’hériter de certains traits de caractère des aïeux, de leurs habitudes de vie. (…) En résumé on

355
ESSONE ATOME (D. D.) : Les racines de l’intelligence, Paris, éd. CIREF, 2001 p.119.
356
Ibidem, p.196.
357
Ibidem.
peut comparer notre subconscient à un réservoir où se déposent des réalités biologiques et
culturelles héritées de nos ascendants et acquises au sein de notre société.358

Peut-être que l’on pourrait même dire que la maladie n’est autre chose, au sein du
subconscient, qu’une certaine façon pour l’intelligence de se dire, d’exprimer une réalité, une
inquiétude quelconque. Nous supposons alors que, faisant partie des éléments du
subconscient, la maladie héréditaire se constitue par des éléments intelligents qui n’ont pas pu
se développer normalement dans le passé, à cause d’un problème précis. Ne dit-on pas que :
les parents ont mangé le raisin vert et les enfants en ont les dents agacées ? C’est peut-être
dans ce sens que le propos suivant de M. Essone Atome est compréhensible : « parce que
l’intelligence est universelle, tout ce qui est dans l’univers est forcément fait d’intelligence,
est intelligence. Et, en rechercher les causes n’est pas une vaine entreprise »359. Dès lors, on
peut se demander ce que voit l’initié dans son voyage. La réponse à cette question exige une
interrogation philosophique et une enquête théologique plus importante dans le sens d’une
étude portant sur l’inculturation. Toutefois, il convient de dire ce qui attend quiconque se
prête à une initiation en médecine traditionnelle africaine.

Devenir tradithérapeute, ou aller suivre un traitement chez ce dernier, revient à se mettre à


l’écoute de Eyo, ce λόγος qui est en nous et qui a pour habitation : la nature, ce temple sacré
des initiés. Rien de moins étonnant à cet effet que de constater que ce n’est qu’en forêt, en
pleine nature, que les tradithérapeutes, dans les cas de maladies graves, se regroupent pour
soigner leurs malades.

Les forêts sacrées réservées aux initiations jouent un rôle cultuel et culturel éducatif, c’est le
cadre au sein duquel l’initié acquiert le savoir et que le patient reçoit ses traitements
médicamenteux. Ces forêts sacrées, tout en abritant les divinités secondaires, jouent aussi un
rôle déterminant dans l’établissement de l’ordre social (nous y reviendrons au chapitre 8). Les
tradithérapeutes se rendent dans ces lieux pour offrir des sacrifices aux divinités en vue de
calmer leur colère ou d’implorer leur pardon ou de demander la grâce et la réussite dans ce
qu’ils entreprennent. Cette attitude développe surtout ce qu’il convient d’appeler de la

358
NGWA (N) : Rites Initiatiques Gabonais à la rencontre de l’Evangile, Kinshasa, Baobab, pp.27-28.
359
Ibidem, p.119
mentalité fétichiste même si, d’un point de vue écologique on tire un avantage pour la
protection de la nature.

Au Nord de Libreville, la forêt du Cap Estérias comprend de petites cases rituelles que nous
appelons Mbandja, ces maisonnettes se construisent généralement sous un fromager (Ceiba
pentandra) ou un figuier (Ficus thoningiï ). Car, le fromager (Ceiba pentandra) symbolise le
pouvoir, l’autorité, la force : le fromager est l’indicateur privilégié de la résidence du
tradithérapeute. Malheureusement ces arbres sont détruits par des individus peu conscients
des problèmes écologiques.

En effet, pour le Bantou, ces arbres qui constituent la demeure des âmes bienfaisantes ou des
esprits maléfiques à l’ombre desquels se déroulent les initiations sont symboliquement
chargés de sens. Les arbres seraient alors des lieux bienfaisants ou malfaisants selon la nature
de l’esprit qu’ils sont supposés y abriter. Ainsi, les Anciens permettaient difficilement aux
néophytes de se rendre en forêt afin de couper un arbre. L’abattage obéissait, dans certains
clans, à des rites précis. C’est pour cette même raison que les plantes qui servent à la
confection des remèdes ne sont pas collectées par n’importe qui, à n’importe comment et à
n’importe où. D’ailleurs, les arbres que l’on trouve à proximité des habitations jouent un rôle
spécifique en fonction des représentations des villageois. Le figuier, (Figus thoningii) et
l’arbre de paix ou (nken), par exemple, caractérisent la perpétuité, l’endurance et
l’immortalité. Ce qui implique que pour les Fang, peuple en quête de l’immortalité, ces
plantes soient importantes.

Souvent, le figuier (Figus thoningii) est planté par le chef de famille pour devenir le lieu sacré
de la concession. C’est ici qu’il s’adresse à Dieu pour des événements heureux ou
malheureux. Symboliquement, cet arbre représente le propriétaire de la concession : de même
que l’arbre se ramifie, ainsi de même sont propriétaire devra vivre en harmonie avec l’Ancêtre
dont il détient le reliquaire. On comprend ici l’importance de l’environnement dans l’esprit
des villageois et saisissons que ces derniers sont naturellement des écologistes. Que penser
alors des malaisiens qui détruisent la forêt gabonaise au mépris des représentions des
populations ? Quelles actions citoyennes poser pour défendre les intérêts de la médecine et de
l’environnement ?
Conclusion de la deuxième partie

En guise de conclusion sur les pratiques de la médecine traditionnelle africaine, il faut se


prononcer pour affirmer l’universalité et le caractère ancien de l’initiation : tant chez
Asclépios, il y a 3000 ans, que chez les Nganga dans la forêt gabonaise, aujourd’hui,
l’initiation est réussie ou chez Isis, ou dans le Bwiti, ou dans le Mbumba éyano si, et
seulement si le malade a véritablement fait le voyage spirituel et s’il a rencontré les entités
spirituelles responsables de sa souffrance. Cet exercice, au cas où le malade, à travers ses
rêves, ne rencontrait pas le Divin, il était de coutume dans les temples d’Asclépios qu’on ne le
laissât pas sortir jusqu’à ce qu’il finisse par faire cette rencontre spirituelle. Cette pratique est
encore courante, de nos jours, dans les rites initiatiques gabonais. Madeleine, tradithérapeute
ne gabonaise, dit que : « si le malade n’a pas encore dit qui est son Mboumba éyano, son
double mystique, il ne peut sortir du temple »360, puisque la guérison dépend essentiellement
de cette vision.

Cependant, si l’on consentait à jeter un regard rigoureux sur ce phénomène social que
représente l’initiation par manducation de l’Iboga (aucun week-end ne se passe au Gabon,
sans qu’il n’y ait un ngosé (veillée initiatique), dans bien des quartiers et villages gabonais),
on le classerait comme un problème de santé publique au regard du nombre d’adaptes aux
différents rites initiatiques qui utilisent l’iboga comme plante initiatique et qui organisent,
chaque semaine, une veillée soit pour une initiation, soit pour donner à manger aux esprits.
L’organisation d’une veillée initiatique mobilise les énergies pour la majeure partie de la
semaine, les préparatifs durent de mercredi à vendredi pour une veillée qui a lieu dans la nuit
de samedi à dimanche. Cette activité paralyse l’économique dans la mesure où la préparation
d’une veillée empêche que les adeptes se consacrent à leur travail administratif. Souvent, les
initiateurs ont un travail administratif en dehors de leur labeur traditionnel qu’ils privilégient
et, à la vue des intérêts antagonistes liées à ces pôles d’activités, beaucoup d’entre eux doivent
faire un choix à un moment donné. Les jeunes qui les assistent, souvent leurs propres enfants,
sont parfois obligés de ne pas se rendre à l’école et ne peuvent pas étudier leurs leçons parce
qu’ils sont trop sollicités et parce qu’un certain nombre d’entre eux se rendent dans des

360
cf. Secret de femme, film de Jean Claude Cheyssial
veillées pour se livrer à l’alcool et, parfois au chanvre. Lorsqu’ils reviennent à l’école, ils sont
fatigués et ne peuvent plus suivre les cours normalement : il n’est pas possible d’étudier ses
leçons lorsqu’on est miné par le manque de sommeil.

Il faut, en plus, noter tous les cas de décès et de folie liés, premièrement au manque de
compétence de certains initiateurs : beaucoup d’entre eux s’autoproclament des Ngnima,
c’est-à-dire des maîtres initiateurs, sans avoir été investies du pouvoir de donner de l’Iboga et
d’envoyer les malades dans le monde invisible pour qu’ils se soignent ou sachent ce qu’ils
cherchent. Ces derniers ne connaissent donc pas exactement les doses propices pour une
initiation. Après la consultation et la purification qui préparent le futur initié à son voyage
initiatique, beaucoup d’entre eux ne se concertent pas avec les esprits initiateurs, au moyen
d’une nouvelle consultation du dembet pour s’assurer que l’initiation du badzi se déroulera
sans problème. Cette concertation est nécessaire, car elle permet de vérifier si le malade n’est
pas envoûté, s’il n’a pas un ennemi dans le monde de l’Invisible. De ce fait, en pensant que
l’initiation est une recherche de la vérité ; le patient vient pour entendre la vérité, mais
certaines vérités révélées lors d’un tel exercice, parce qu’elles apportent la preuve de l’origine
d’une souffrance, peuvent aboutir à des implosions de la famille, si les esprits de tous les
membres de la famille, réunis au ngozé, ne sont pas assez murs pour transcender toutes les
contradictions apparentes.

Pourtant, pour les initiés, les cas de folie ou de décès qui surviennent souvent dans leurs
cérémonies initiatiques ne sont pas imputables à la problématique du dosage dans la
consommation de quantités d’Iboga que les maîtres initiateurs donnent au patient, mais à leur
état de conscience peccamineuse. L’origine de ces cas malheureux, selon eux, est plutôt
imputable à la moralité des patients. Avait-il dit toute la vérité concernant sa maladie lors de
la confession au moment du rite de purification qui précède l’initiation ? Est-ce qu’il était pur
d’esprit lorsqu’il a commencé son traitement, ou, alors, avait-il laissé un certain nombre de
fautes fragiliser son esprit ?

Tout compte fait, pour les initiés, dans la mesure où l’Iboga agit sur la conscience et que son
objet premier consiste en sa purification, il devient une menace permanente pour toute marque
d’impureté. Les adeptes doivent scrupuleusement respecter un code éthique rigoureux au
risque de leur vie, pourtant, il est reconnu que les jeunes qui s’adonnent à l’Iboga vivent entre
deux civilisations et ne peuvent honorer toutes les règles du monde initiatique. Or, l’initiation
et la manducation de l’Iboga font appel à un certain nombre d’interdits et d’exigences qui
lorsqu’ils ne sont pas observés, ont des incidences sur le physique des riverains, créant ainsi
des troubles pathologiques à connotation « psychosomatopathologique » pouvant aller jusqu’à
la folie.

D'un point de vue linguistique, l'imaginaire collectif des peuples du Gabon nous porte à
concevoir la maladie mentale comme ce qui résulte du domaine de la morale et la morale est
surtout le fait du monde des initiés, ce domaine de la promotion des valeurs ancestrales.

Ceci ne demande pas d'amples justifications, il suffit d'en retenir quelques expressions
relatives aux langues gabonaises, à titre d'exemple, nous retiendrons la langue Fang, Punu et
Lumbu. Chez les Fang, les expressions qui désignent le fou et sa folie sont : nsogh éki, ce qui
veut dire en français, « le saoulard de l'interdit » ; a sogh éki, il est en train de saouler
l'interdit. À bien entendre ses expressions, tout se passe comme si le sujet était sous l'emprise
du pouvoir des génies qui lui avaient donné un interdit au cours de son initiation, interdit qu’il
a fini par enfreindre et dont sa folie en est la conséquence. Dans ces expressions, il y a comme
une volonté de considérer, de façon analogique, l'interdit comme de l'alcool dont les effets
saborderaient la structure mentale de l’alcoolique.

Dans les langues punu et lumbu, les expressions évoquant l’idée de folie font référence à
l’imaginaire de ces peuples. Ainsi, pour pouvoir correctement retrouver les causes de la
maladie mentale, une parfaite connaissance ésotérique de cet imaginaire (bantou) est
indispensable, puisque, dans ces ethnies, le fou est appréhendé socialement comme un
individu dont l’action a eu pour effet de “briser l’univers” en en sapant les fondements par le
simple non respect des interdits.

En langue punu, on dit, atsi bul bipel, c’est-à-dire en français, « il a cassé les assiettes », on
peut encore dire a ba no bul bibel, il vient de casser les assiettes. Ces expressions font état
d’une certaine rupture d’équilibre initial qui entraîne un désordre dans la conscience morale
de l’individu récalcitrant. Cette brisure va jusqu’à occasionner une sorte de dégradation et de
perte de valeur humaine dans l’être du coupable faisant ainsi qu’il ne puisse plus distinguer,
objectivement, le Bien et le Mal.
Dans ce cas, le fou, dilahou, ayant cassé les assiettes, a ébranlé les lois de la communauté des
initiés et se trouve dans une situation mystique qui fait de lui un apatride. Il vit désormais
dans une sorte d’extase continue, à la frontière du monde spirituel et du monde physique, du
monde des Morts et du Monde des Vivants, sans aucune protection sociale.

Ainsi, la folie ou maladie mentale, dans la médecine traditionnelle, ne fait pas référence à une
quelconque lésion cérébrale qui entraînerait des troubles de comportement ; elle relève plutôt
de la faute et c'est sur le plan éthique que le tradithérapeute ou guérisseur en fait l'étiologie.
Ceci se justifie par le fait que, dans la société traditionnelle africaine, l'homme est intégré
dans un milieu, depuis sa naissance jusqu'à sa mort à travers un ensemble de rites qui le prend
en charge à chacune des étapes de sa vie. Ainsi, travaillé par des rites, il vit conformément à
des règles que lui impose sa société initiatique et sa conduite devrait être droite en s’appuyant
sur des règles qui par moment s’opposent à sa réalité sociale moderne.

Mais si la faute désigne une action qui pousse l'individu à « faillir », à « manquer » à ses
obligations et, d'une certaine manière, à « trahir » sa communauté, il s'en suit qu’elle est
sanctionnée par le monde initiatique, notamment les esprits. C'est pourquoi, selon les propos
de Paulin Nguéma-Obam, chez les Fang, « le coupable, par sa faute, est coupé de l'ordre
social et religieux. Il l’est parce qu'il se trouve dans un état de désordre »361. La folie ne peut
être alors qu'un mal moral dans la mesure où, au plan philosophique, elle est à considérer
comme le fait d'une conséquence qui résulte d'une « infraction ou manquement à une règle
éthique »362 du monde de l’initiation. C'est en tant que tel que le fou est considéré, dans la
société traditionnelle Fang, comme quelqu'un qui ne fait plus partie de l'ordre mais, qui de par
la faute commise, s'est installé spirituellement dans un milieu en marge des exigences
sociales.

Une telle explication, à propos de la folie, n’est que chanson, une berceuse, un mythe pour un
esprit rationaliste qui suit rationnellement la loi objective de la relation empirique et formelle
de cause à effet. C’est pour cette raison que les médecins disent que ceux qui meurent ou
deviennent fou dans le Bwiti le deviennent par suite d’overdose. Effectivement, l’overdose
provoque une fibrillation du cœur, par tétanisation, qui provoque la mort si l’on n’intervient
pas immédiatement dans un service médical bien équipé et spécialisé. L’on connaît donc le

361
NGUEMA-OBAM (P.) : Aspects de la religion fang, Paris, Karthala, 1983, p. 64
mécanisme qui détermine cet accident cardiaque qui survient régulièrement dans les temples
d’iboga. Il est donc indiqué de soumettre les candidats à la manducation de l’Iboga, à un
examen cardiovasculaire complet qui permettrait de détecter les sujets présentant une
“fragilité” du myocarde pouvant justifier une contre indication à la manducation de l’Iboga.
En tout cas, des études minutieuses s’imposent à ce sujet.

Toutes ces explications (scientifiques et traditionnelles) sont valables si on les maintient,


l’une et l’autre, dans leur système explicatif. En ce sens, pour parler comme Thomas Kun, on
dira que toute vérité n’est valable que dans le paradigme qui l’a rendu possible. Il n’est, par
conséquent, pas normal que l’on porte des jugements de valeur sur les conséquences négatives
de la médecine traditionnelle en s’appuyant uniquement sur des données issues de la
médecine conventionnelle moderne.

Si l’on veut garantir aux citoyens gabonais, le maximum de sécurité dans le domaine de
l’initiation, n’y a-t-il pas lieu d’encourager un programme de recherche scientifique conjoint
basé sur une franche collaboration entre les deux médecines, celle issue de la rationalité
occidentale et celle issue de la rationalité symbolique africaine ? Ainsi, il serait question
d’établir une zone de convergence des intérêts réciproques non contraires, entre la
tradithérapie et la médecine conventionnelle. Certes, pour mener à bien un tel programme
conjoint de recherche scientifique, il faudra faire montre, de part et d’autre, de beaucoup de
doigté, de beaucoup d’abnégation, de beaucoup de patience, de beaucoup d’humilité : autant
de qualité que requiert la plus stricte objectivité scientifique, la plus grande pertinence. La
question majeure que pose ce véritable problème de santé publique est la suivante : dans
quelles conditions une initiation thérapeutique est-elle indiquée et qui est en droit de poser
une telle indication thérapeutique ?

362
Définition de la « faute » du Grand dictionnaire de la philosophie, éd. Larousse, 2003, p. 224
TROISIEME PARTIE
DES FONDEMENTS ETHIQUES ET EPISTEMOLOGIQUES DE LA MEDECINE
AFRICAINE
Chapitre 6: Système thérapeutique traditionnel et comportement éthique

A) Le cadre d’interprétation des maux

S’il est vrai que le médecin traditionnel voyant, a le mérite de mettre en lumière ce qui est
voilé, il convient cependant d’admettre la complexité de son système de références. Celui-ci
n’est pas intelligible au tout venant, du fait des modalités du savoir qu’il délivre. Pour
maîtriser le sens des symboles, l’intelligence nécessite une certaine habileté, une certaine
dextérité, doublée d’une honnêteté pour tous ceux qui manipulent les éléments entrant en
compte dans ce domaine. Et, personne ne saurait nous faire comprendre que les Nganga, tout
comme les médecins, ne font pas des erreurs en leurs jugements : il leur faut un maître, une
norme perceptible par tous les initiés du même rite. Mais pour que ce dernier arrive à les
contrôler, il convient de pénétrer ce cadre conceptuel qui rend lisible tout événement, positif
ou négatif, arrivant en son temps. Étant entendu que, pour celui qui vit en conformité avec la
nature, le monde est un tissu de relations au centre desquelles l’homme est un milieu, une
interface, entre le Visible et l’Invisible, nous allons décrire ce système de l’Invisible que seuls
les grands initiés connaissent.
L’individu en bonne santé

Le tableau ci-devant nous indique ce qui constitue le système thérapeutique traditionnel du


Bwiti, notamment l’homme en bonne santé.

REPRESENTATION DE L’HOMME EN BONNE SANTE

Univers
Végétal

Univers
L’homme
Spirituel Univers
Animal

Univers
Souterrain

En effet, l'homme est intégré au centre de divers mondes : le monde végétal, le monde animal,
le monde souterrain et le monde spirituel. Pour être en bonne santé, il reçoit la force vitale qui
circule entre ces différents mondes ; le maintien de l’équilibre nécessite une conciliation de la
force vitale qui lie l'homme aux quatre univers.

Tant que la relation entre l'homme et chacun de ces univers est fluide, tant qu'il reçoit de
bonnes influences en provenance de ces quatre sources, il demeure en bonne santé ; mais, dès
que l'équilibre est rompu d'avec l'un des univers, il tombe malade. Du coup, la maladie
apparaît comme une perturbation radicale du flux énergétique de la force vitale qui n'est plus
gérée, canalisée selon les besoins de l'individu.

Par conséquent, ce tableau permet d'envisager le maintien de la bonne santé comme une
exigence qui implique en permanence, pour chaque individu, qu'il se concilie les génies des
divers mondes qui l'entourent. En tant qu'harmonie ou bien-être total, la santé devrait donc
s'entendre selon les modalités de l'équilibre des forces produites par des êtres du monde
spirituel, ceux de l'univers végétal, de l'univers animal et du monde souterrain. Pour éviter de
ne plus être alimenté en énergie, l'homme prend connaissance de ses limites (et interdits) en
évitant de les franchir : la transgression de celles-ci a pour conséquence de mettre la santé en
péril, d’où la maladie.

Les interdits seraient donc des gages de l’alliance entre l'homme, sa société et ces sources
énergétiques qui nourrissent son organisme physique et spirituel. À mesure qu'il connaît
l'importance de son monde à univers multiples, l'homme se doit à lui-même d'entretenir les
liens qui le lient aux êtres de ces différents mondes. La connaissance de ces liens lui est
délivrée à travers les sociétés secrètes.

On notera, par exemple, que, pour un initié, dans son rapport avec l'univers souterrain et
spirituel, il est de bon ton qu'il ne puisse point se coucher sur des lits dès lors qu'il est sous
l'emprise de l’Iboga, ni de partager les sièges363 avec des non-initiés, même s'il s'agit de sa
femme ou de son mari. Dès qu'il n’observe plus les interdits, il perturbe sa relation avec
l'univers spirituel et cesse ainsi d'être alimenté spirituellement ; la maladie surgit à ce
moment-là, en raison de la transgression de l'interdiction qui lui a été faite le jour de son
initiation. Chez les initiés, beaucoup de maladies ont pour origine le fait d'être en contact avec
des non-initiés ou de partager certains objets avec eux. C'est ainsi qu'il est recommandé que
tout objet symbolique ait une correspondance quelconque avec l'un des quatre univers qui
alimentent le monde de l'homme.

Il s'en suit, à cet effet, qu'il existe des contacts qui transmettent des maladies par le simple fait
que l'homme soit souillé par des gens impurs qui viennent perturber leurs relations avec les
divers mondes qui les entourent. C'est pourquoi les objets de protection ne sont jamais
mélangés : chacun a les siens. Il doit en disposer avec parcimonie et la plus grande
circonspection s'il ne veut pas être perturbé. C’est pourquoi le tradithérapeute insiste
beaucoup sur l'hygiène de vie, pour bien saisir le sens de la maladie et être à même de
rechercher et de préparer des médicaments qui guérissent. Cette hygiène de vie est portée par
une morale fondamentale basée sur des interdits.

Au sujet de l'hygiène de vie, dans ce monde au sein duquel il est parfaitement inséré, il
importe de faire remarquer l'importance des interdits relatifs au sexe, en vue de la pureté du
corps et de l'esprit, quant à la recherche de la guérison ou du maintien de la santé. Ainsi, il y a
des jours, des moments précis où, dans sa vie, l'homme doit vivre la continence, qu'il soit
marié ou non, afin de maintenir la pureté des liens qui alimentent son existence. Ne pas
respecter certaines lignes de conduite édictées par la tradition, c'est s'exposer à des représailles
de la part des entités qui risqueront d'influencer négativement la société. En ce sens, la
maladie est une agression dirigée contre un individu ou contre une collectivité.

En médecine traditionnelle gabonaise, la notion d'interdit est relative à une certaine idée qui
conditionne l'agir humain. Les Nganga considèrent que toute activité humaine, de même que
tout mouvement dans la nature a pour fondement la puissance génératrice de la parole,
semences et puissances de vie, l'interdit est elle-même une force. Cette dernière se détermine
comme une contrepartie que l’on contracte dans l’acquisition d’une puissance permettant la
réalisation d'un certain type d’action. Pour que l’initié recueille suffisamment la force qui
parcourt le cosmos, il doit respecter sa relation à la nature, sinon celle-ci se retournera contre
son utilisateur. Ceci revient à dire que, si l’homme vient à manquer à ses engagements vis-à-
vis de la nature, il s'expose à ce que la nature se retourne contre lui.

Voilà pourquoi la médecine traditionnelle se pose comme une recherche constante portant sur
les rapports entre l'homme et son environnement. Etant donné que les Nganga sont au service
du Conseil des Anciens qui lui, doit veiller au bien-être général de la communauté, la
médecine traditionnelle permettra de promulguer des interdits communautaires. Tout individu
qui enfreint aux interdits communautaires se mettra ainsi en danger ; il est menacé par des
formes de maladies qui surviendraient à cause de son comportement. Il s'en suit donc qu'il n'y
a pas de société traditionnelle sans interdits communautaires : à chaque société, ses interdits.

363
RAPONDA WALKER (A) : rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, présence Africaine, 1995, pp.132-137
Celui qui ne respecte pas sa communauté, viole les préceptes de cette dernière, fait surgir la
maladie en tant qu'affaiblissement des relations, des liens entre lui et son environnement. Il se
creuse donc, dès que l'on viole un interdit, une distance entre le coupable et les différents
univers de son monde : l'univers végétal, l'univers animal, souterrain et spirituel. Cela dit, dès
qu'on offense des êtres de l'un des différents univers qui alimentent énergétiquement
l’existence, les liens entre l'homme et ces milieux se défont.

L’individu en mauvaise état de santé

Nous tentons d'illustrer, par le tableau suivant, le rapport entre la personne devenue malade et
son monde à univers multiple.

Univers
végétal

Univers Univers
spirituel animal

Univers
Souterrain

Les lignes courbées indiquent, en effet, que la force vitale ne circule plus normalement
pour maintenir le sujet en équilibre. Les fils sont trop détendus, cela entraîne une mauvaise
alimentation du sujet en force vitale. Pour le tradithérapeute, cet affaiblissement des liens
relève le plus souvent du pouvoir d’Evus qui peut user de son intelligence pour détruire les
liens entre un sujet et ce qui lui procure la force vitale. L'activité thérapeutique consisterait,
dans ce cas, à tenter de retrouver un état d'équilibre où, de nouveau, le sujet se sentira pris en
charge totalement par les différents univers. Dans la plupart des cas, les tradithérapeutes
recommandent aux patients de procéder eux-mêmes à la manducation de l’Iboga afin de
s'initier, pour aller rétablir ce qui a été détruit. Ici, le rétablissement de la santé s'appréhende
comme un processus consistant à rechercher la cause qui a entraîné la désorganisation des
liens dans la mesure où les gabonais considèrent que cette désorganisation a pour cause les
esprits.

Selon ce système de santé traditionnel où les tradithérapeute gabonais prennent en charge la


santé physique et mentale de leurs patients, toutes les maladies seraient relatives à une
violence exercée sur l’homme364. Voilà comment on peut expliquer le sens et l'importance de
la culpabilité dans l'univers des thérapies traditionnelles. Dans leur démarche de guérison et
de la santé, l'individu qui contracte la maladie pense que cette dernière résulte des
conséquences d'une faute commise par lui où par les siens. Être malade, reviendrait donc à
payer la faute365.

Comment, en pratique, ces tableaux permettent-ils de rendre compte de la démarche


thérapeutique du tradithérapeute au Gabon ? Comment comprendre le rapport entre le
tradithérapeute et son malade, au regard de ces tableaux qui nous conduisent au fondement
des thérapies, dans la médecine des Nganga du Gabon ?

Pour répondre à ce questionnement, il convient de dire que ces tableaux permettent de


pénétrer le sens et la signification, non seulement du symbolisme que nous rencontrons dans
les temples de guérison traditionnelle, mais en plus, de comprendre les attitudes du

364
Nous étudions les différentes formes de violence qui sont à l’origine de la maladie en Afrique au chapitre 7.
365
Ainsi, le thérapeute exigera de son patient un examen de conscience, une véritable “mise en examen” (une
confession), comme point de départ de la thérapie. La tradition thérapeutique du Bwiti enseigne que si les liens
entre les différents univers qui permettent à l'homme d'être en équilibre sont bloqués, cela est le fait de ses
fautes. Car ici, on explique que la faute déséquilibre l'homme, attire sur lui le courroux de quelques êtres
physiques ou spirituels, selon leur sensibilité. Dans cette perspective, celui qui est malade est toujours coupable
d'avoir causé, directement ou indirectement, la rupture d'avec ses relations et, par voie de conséquence, aura créé
un climat de violence entre son environnement et lui. Les agitations des malades seraient, à ce moment-là,
explicables par l'agressivité au sein de laquelle l'individu vit. Il est alors évident que le retour à la paix soit
conditionné par la volonté de retrouver la situation d'innocence qui caractérise un état de bien-être total.
tradithérapeute. Ainsi, quand il est malade, l’homme doit être pris dans son entièreté à travers
toutes ses relations intellectuelles, spirituelles. Pour cette raison, nous voyons l'importance du
rapport entre le visible et l'invisible dans la thérapie traditionnelle, de telle sorte que le
diagnostic du tradithérapeute consistera à répondre aux questions qui ont pour fondement : le
monde de l'invisible.

Le Nganga, afin de retrouver le remède le plus efficace qui amènera au rétablissement total et
complet du patient, posera plutôt des questions d'ordre spirituel ou philosophique parce qu'il
ne s'intéressera à son malade, en premier lieu, que pour examiner les rapports de celui-ci avec
les divers univers qui lui produisent de l'énergie.

Toute la différence entre la médecine traditionnelle et la médecine conventionnelle est fondée


sur cette approche spirituelle d’une existence humaine dont la matérialité se meut au cœur
d’un flux émanant des forces spirituelles. Pour le thérapeute traditionnel, l’Esprit est premier
le Corps n’étant que le lieu de sa manifestation : les signes visibles sur l’organisme ne disent
pas fondamentalement ce qui se déroule dans cette vie intime du patient. Contrairement au
tradithérapeute, le médecin conventionnaliste ne tient pas toujours compte de l’Esprit et de la
culture : en médecine conventionnelle, s’il n’y a pas de signes cliniques, biologiques,
radiologiques, “scannographiques”, il n’y a pas maladie ; puisqu’on ne voit rien. Dans une
telle situation, le patient est renvoyé à sa propre réalité et doit rencontrer un psychologue (si
l’on est en Occident) ou repartir dans son village (si on est en Afrique). Car ici, on considère
qu’il s’agit là d’un cas de maladie relatif à ses croyances ancestrales, sa religion et, bien
évidemment, ses pratiques supposées occultes.

De façon caricaturale, le tradithérapeute résonnera de la manière suivante : M. Mba est


malade parce qu'il n’est plus en accord avec des êtres qui sont soit de l'univers spirituel, soit
de l'univers animal, soit de l'univers souterrain, soit de l'univers végétal. Mais alors, qu'est-ce
qui s'est passé pour que les liens entre cet univers-là et M. Mba cessent d'entretenir de bonnes
relations ? A-t-il mangé ce qui lui était interdit et, maintenant, sa maladie est une forme
d'allergie qu'il développe ? A-t-il traversé un endroit sacré, auquel cas, il aurait offensé les
génies ? Ou alors son attitude sociale serait-elle insupportable de la part de ses pairs, et dans
ce cas, serait-il victime de leur jalousie ?
C’est le cas des maladies appelées le “Fusil nocturne”, une maladie qui se développe comme
une sorte de cancer qui surgit brusquement et se développe rapidement. Le “Fusil nocturne”
est une technique offensive utilisée par le sorcier dans le but d’éliminer l’adversaire par
mutilation progressive et agressive. Visiblement, un “Fusil nocturne” se développe
exactement comme une gangrène évolutive. Pour guérir cette maladie, le traitement obéit à
une rationalité qui tienne compte d’abord des mécanismes spirituels qui rendirent possible cet
acte et des données rationnelles permettant de guérir les blessures.

Toutes les questions que le Nganga se doit de se poser, afin de déterminer les causes de la
maladie de son patient, n'ont rien d’organique ; elles trouvent, pourtant, leur justification dans
le fait que, dans la psychologie bantoue la santé organique s’explique au niveau du relationnel
spirituel : la maladie est la conséquence d'une agression faite à l’individu à partir d'un plan qui
n'est pas toujours physique. Vu ainsi, au regard des tradithérapeutes, il serait léger de tenter
tout simplement d'éliminer les symptômes physiques au lieu de s'attaquer à la cause efficiente
de la maladie.

Afin de déterminer la cause du trouble, les Nganga se servent d'un arsenal qui dépasse l'aspect
mécanique et objectif de la pathologie, afin d'explorer, d'examiner la manière avec laquelle
l'individu qui se présente à eux s’insère dans son système de relations. Il utilise entre autres
choses, un miroir, un bâton et d'autres objets aux relents magiques, aux fins de dénicher la
cause du déséquilibre. Une fois que l'axe du déséquilibre est déterminé, les Nganga se
tournent vers leurs patients afin de les interroger.

Cette nouvelle étape a pour enjeux d'amener les patients à la prise de conscience de leurs
responsabilités dans leurs relations avec l'environnement, d'un côté. D'un autre côté, cet
entretien avec le malade a pour intention de l'amener à prendre conscience de sa participation
dans l'élaboration de la thérapie. Tout malade est ainsi interrogé sur ses déplacements, ses
promenades, ses rapports avec les autres membres de la communauté. Le but de cette
interrogation policière a pour intention constituante de permettre au malade de pénétrer en soi
et de pouvoir libérer sa conscience de toute lourdeur, de toute tâche, de toute obscurité afin de
le libérer. Si la conscience du malade est complètement libérée, le tradithérapeute peut
maintenant travailler au rétablissement des liens entre lui et les différents univers qu'il insère
dans son monde. C'est le troisième moment de la démarche thérapeutique.
Ici, le Nganga cherchera le médicament adéquat en vue de permettre la guérison radicale
(totale et définitive) du porteur de la maladie. Voila pourquoi, dans le cas du “Fusil nocturne”,
ont fera tout pour extraire les balles mais, en plus, il faudra déterminer l’auteur de l’acte
criminel pour lui retirer les instruments ou les rendre inopérants. Ici, la guérison doit
s'entendre comme une sorte de réconciliation avec l'univers avec lequel le malade se trouve
en difficulté. Il s'agit de rétablir les relations, c’est-à-dire tous les liens qu’emprunte le flux
énergétique qui maintient l'homme en équilibre pour que le malade retrouve la santé. C'est
pour cette raison que le maximum d'éléments qui rentrent dans la thérapeutique traditionnelle
n’a rien à voir avec l'organique et, pourtant, tout contribue à la thérapie en ce sens que celle-ci
concerne l'homme dans sa totalité.

Le diagnostic comme quête du sens ou de l’origine de la maladie

La médecine traditionnelle utilise une méthode holistique, elle refuse d’appréhender l’homme
comme un ensemble d’organes séparables les uns les autres. Pour son diagnostic, le
tradithérapeute, à travers un interrogatoire, passe en revue l’histoire de la maladie, celle de ses
antécédents, de ses collatéraux avant de passer à l’examen physique. Il met l’accent sur les
interactions qui unissent le physique au spirituel d’autant plus qu’il insiste sur le dévoilement
du sens de l’existence d’un individu par rapport au monde des Vivants et des Morts. Cette
approche permet d’avoir plus de succès par rapport aux maladies dites psychosomatiques ou
incurables. De fait, l’étude de la médecine traditionnelle n’est pas la recherche des facteurs
étiologiques des pathologies matériellement reconnaissables (microbes, parasites, virus…) ;
elle est plutôt une volonté d’affirmer que l’origine des déficiences des défenses naturelles
prend leurs racines dans une mauvaise hygiène de vie366.

366
A titre d’illustration, on comprendra mieux le sens de la problématique de l’initiation en vue d’une thérapie dans le Bwiti,
pour ceux qui se soignent dans la secte ayi dze ededang. En langue fang, Ayi désigne l’action de pleurer, de désirer ou de
vouloir, il sort du verbe ëyi : en français, pleurer. Le mot dze, est un pronom relatif rendu en français par le pronom relatif
quoi, tandis qu'ededang est un mot fang qui signifie, dans la langue en français, lumière. ayi dze ededang devient donc en
français, « veut quoi dans la lumière » et a pour sens en fang, que peut-on désirer obtenir si l’on est dans la lumière de
Dieu ?
De ce fait, la médecine traditionnelle africaine repose sur une détermination de la pensée
holistique en ce qu’elle « vise à traiter le corps comme une entité unique et non par organes
distincts. Elle tente d'harmoniser les différentes dimensions de l'individu, émotionnelle,
sociale, physique et spirituelle pour stimuler les processus naturels de guérison du corps »367.
La médecine traditionnelle africaine est holistique parce qu’elle met « l'accent sur les
interactions qui unissent le physique et le spirituel. Le holisme définit ainsi les moyens de
donner à l'individu un sens à sa vie et un sentiment de bonheur intérieur »368. D’autre part,
cette médecine comporte une dimension préventive applicable à cette même méthode. Il
suffit, à cet effet, de jeter un regard sur les interdits sociaux que les Bantous observent, sans
oublier les interdits alimentaires. D’ailleurs, la prévention ne demeure-t-elle pas une donnée
première dans toutes les théories holistiques : « Ces théories s'appliquent également à la
prévention en insistant sur l'importance de maintenir les processus internes de guérison
active »369. La maladie est donc considérée comme le résultat d'un déséquilibre dans
l'harmonie de l'individu, un dysfonctionnement de l’appareil immunitaire. Une vérité est à cet
effet forte, c’est celle du rapport entre l’individu et son environnement, que la médecine
traditionnelle bantoue, essentiellement holistique, fait tout pour maintenir.

On comprend donc pourquoi une médecine sophistiquée utilisant tous les produits de la
technologie peut s’avérer inadéquate pour le bantoue qui semble lui demander plus qu’elle ne
puisse lui offrir : la prise en charge globale de sa santé. Pour l’Organisation Mondiale de la
Santé, la santé ne doit-elle pas s’entendre comme : « un état de complet bien-être physique,
mental et social et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie, ou d’infirmité » (OMS,
1948) ?

Dès lors, si cette organisation, aidée par d’autres structures locales370 de recherche
disséminées dans toute l’Afrique, encourage des initiatives de la médecine dite traditionnelle,
notamment en ce qui concerne le domaine de la santé primaire, il y a comme un indice, une

367
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368
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369
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370
Au Gabon, Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle (IPHARMETTRA) ; Au Togo, le Centre National des
Recherches sur la MédecineTraditionnelle (CENTOMETRA) ; Au Mali, L’Institut national de recherche sur la pharmacopée
et la Médecine traditionnelle (INREPT) ; En République Démocratique du Congo, L’Institut de recherche scientifique (IRS).
alarme indiquant sans ambages que l’homme n’est pas totalement satisfait par la médecine
officielle qui déjà, réclame ce supplément d’âme que détient la médecine traditionnelle.

En conséquence, si aux dires d’Eric de Rosny, la guérison devient, pour toute l’Afrique, un
problème majeur qui invite à la réflexion, il demeure aussi urgent de trouver les différents
sens que l’homme confère à ce besoin. On comprend alors que le Nganga, le maître initiateur,
propose l’initiation à son malade non pas, en premier lieu, pour qu’il guérisse, mais pour qu’il
voie par lui-même ce dont il souffre, de manière à mieux se comporter par la suite. D’ailleurs,
on remarque qu’un sujet qui s’est fait soigner traditionnellement dans des rites initiatiques,
change naturellement de mode de vie après sa guérison. Tout se passe comme si le processus
de guérison était aussi un processus d’assagissement, de mûrissement de la personne, de
changement de comportement. Cela, aussi, mérite méditation

Bref, ceci s’explique par le fait que, selon les Nganga, la guérison passe par l’expérience
sensible de la contemplation de la vérité d’origine transcendantale de la maladie. C’est une
expérience qui ouvre l’individu à sa propre vérité et à sa réalité spirituelle. Ainsi, dans la
lumière divine, rien ne peut se cacher, encore moins le sens de notre vie brisée par la maladie
et la culpabilité. Dès lors, ce chant destiné à exhorter l’assistance, et dont l’intérêt est de
porter le malade à la contemplation de sa réalité propre, renvoie à l’exaltation de l’Intelligence
comme un véhicule qui porte l’individu vers la Lumière :

Akeng da ke more edzo Akeng

L’intelligence (akeng), amène (da ke) l’homme (more) au Ciel (edzo), l’Intelligence (akeng).

Pour le Fang, c’est l’Intelligence qui lorsqu’elle est tournée vers Dieu, permet à l’âme de se
connaître et à l’homme de se reconnaître, mais aussi de connaître tout l’univers et les choses.
Car c’est la même Intelligence qui a fait toutes choses et, pour elle, rien ne peut se cacher. La
maladie qui apparaît, d’abord, comme une question absurde, cesse de l’être si l’on confère à
l’Intelligence les moyens nécessaires qui lui permettront de découvrir sa cause, le sens et la
finalité de la maladie, ainsi entendus comme éléments inséparables de la personne du malade.

L’absorption de plantes psychédéliques, à l’exemple de la tabernanthe Iboga ou de l’Alan, a


pour finalité d’agir sur le principe de l’Intelligence, l’âme, afin de la tourner vers sa finalité,
c’est-à-dire Dieu dont elle n’est qu’une parcelle. Le malade trouve alors le remède lorsque,
dans son voyage initiatique, son Intelligence plonge sa racine à la source cosmique de
l’Intelligence divine. C’est là qu’il découvre ce qui est et qui fait qu’il ne soit pas en harmonie
avec lui-même et avec cette source. Si la guérison n’advient que par la découverte de soi lors
de l’initiation et, si la découverte du médicament se fait par le malade lui-même lors de ce
voyage initiatique, c’est parce que le propre de l’Intelligence est de se tourner vers ce “Ciel”
qui désigne Dieu, la Lumière, Ededang. Cette idée d’une Intelligence tournée vers les
hauteurs trouve un écho particulier chez Héraclite si tant est que le Logos, « le Feu toujours
vivant », par la voie de l’immanence et de la transcendance, entraîne toute chose vers Dieu.

Elle est faite pour l’Etre qui illumine en maintenant chaque chose à l’existence, grâce à sa
présence. Heidegger nous a dit que la Présence est le vieux nom par lequel on désignait l’Etre.
Si l’Intelligence s’enracine dans la Présence, il est possible qu’aucune maladie ne lui demeure
absurde ; toutes auront un sens, celui de l’être.

Pour Jacques Maritain, « l’Intelligence est faite pour l’être ; elle le cherche et, cherchant l’être
qui est son objet co-naturel, elle tombe sur le flux sensible du singulier, du singulier
changeant, et naturellement c’est pour elle une déception »371. Dans la perspective de la
médecine traditionnelle, en ce qui concerne les rites initiatiques du Bwiti, d’Ombwiri ou du
Melan, on voit comment l’activité thérapeutique consiste à aider l’Intelligence à sortir du
domaine du flux, afin de tourner l’âme vers sa finalité propre, celle-ci étant d’ « être-pour-
l’être ».

Au regard de ce qui précède, la question principale du Nganga n’est pas tant de trouver un
remède à la souffrance de son malade, mais d’aider ce dernier à se saisir de son Intelligence
pour en empoigner la cause et la finalité. Le tradithérapeute aidera ce dernier à descendre en
lui-même pour trouver, dans les arcanes de son être, l’origine des troubles et les moyens de la
réparation. A partir des déclarations de son patient, la divination consistera à dévoiler au
malade le sens de son existence, amenant ce dernier à prendre conscience de ce qu’il est en
réalité.

Ainsi, la médecine traditionnelle met en jeu un ensemble de techniques complexes dont


l’objectif consiste à se servir de tout ce qui est, afin de favoriser une communication dont la

371
MARITAIN (J) : La philosophie de la nature. Essai critique sur ses frontières et son objet, Paris, éd. Pierre TEQUI 1996,
p.4
finalité est de mettre l’homme en relation avec l’Au-delà, avec les différents univers auxquels
il se rapporte. La thérapeutique devient donc une sorte de rétablissement d’une
communication qui s’appréhende comme un recentrage du comportement du patient à l’égard
du monde. Cette démarche est un mouvement d’éclairage, c’est un moment d’illumination qui
entraîne la transfiguration de la situation de patient en vue de sa propre transfiguration. Pour
le Docteur Gontran Pierre-Marie Maka, il s’agit là d’une communication pour le recentrage
du comportement372.

La problématique du sens de la maladie, dans les rites initiatiques gabonais et dans la


médecine traditionnelle, est complexe et, pour cette raison, oriente le diagnostic du praticien
sur trois dimensions. La médecine traditionnelle embrasse à la fois une dimension organique,
psychologique et spirituelle. La conséquence immédiate de cette tridimensionnalité de la
médecine traditionnelle est qu’elle ne manque pas de soulever un certain nombre de
problèmes.

Le premier est qu’il développe une mentalité qui encourage le monde bantou à développer
une mentalité selon laquelle rien de ce qui arrive à un individu, voire à la société, n’est sans
raison : la mort est rarement naturelle et toute chose comporte un fondement spirituel ; l’esprit
anime tout et la matérialité de toute chose n’est que la conséquence directe de ce qui se
déroule dans l’esprit. Ceci entraîne le développement d’une mentalité fétichiste, cause de
graves conflits familiaux dans la société bantoue.

On note, néanmoins, que la médecine traditionnelle a des repères plus ou moins objectifs à
partir desquels les tradithérapeutes interprètent les données perceptibles, les symptômes
physiques, afin d’entrevoir un diagnostic qui engage toute la communauté autant que son
auteur. Puisque ce diagnostic met en jeu toute la communauté, en ce qu’il est capable
d’induire un type de rapports, conflictuels ou non, entre les citoyens, il semble évident que
ceux qui s’adressent au « tradithérapeute-voyant » aient à l’esprit les éléments dont dispose le
thérapeute dans l’élaboration de son diagnostic. Or, ceci n’est pas toujours le cas, les
populations se contentent de voir ce que le tradithérapeute présente même si cela n’entre pas
directement dans la thérapie. Le cas des ordalies est, par exemple flagrant – elles ôtent aux
spectateurs l’esprit critique – peu importe le résultat aussi étonnant qu’il puisse être. Prenons

372
Notre entretien du 30 décembre 2003, voir sa correction du manuscrit de ce travail, p. 88
en exemple le fait suivant qui résulte d’une pratique consistant attraper les voleurs et les
jeteurs de sorts : Un voleur dangereux est recherché. D’après la rumeur populaire locale, il se
cacherait dans tel quartier. Les doyens de ce quartier font appelle à un spécialiste, en
l’occurrence un tradithérapeute. Ce dernier mobilise deux grands gaillards bien musclés, dotés
d’une force physique conséquente et chargent sur leurs épaules un pilon banal, l’un devant,
l’autre derrière.

Dès que le tradithérapeute débute ses incantations soutenues par les chants de la foule et
rythmées par un tam-tam approprié, le banal bout de bois qu’est le pilon devient un madrier
très lourd collé aux épaules des deux gaillards qui du coup, forment un bloc mu par une force
irrésistible qui va conduire cette véritable fusée jusqu’au voleur. En l’occurrence, la course en
zigzag du pilon magique entraîne les deux gaillards vers une maison dont la porte fermée vole
en éclats sous les coups de boutoir violents, tandis que le voleur, qui était effectivement caché
dans une chambre de cette maison s’enfuit par la fenêtre. Ce dernier n’échappe pas à la foule
des habitants du quartier, tous mobilisés à suivre la course folle du pilon magique.

Tout le problème de cette pratique est qu’elle n’est pas scientifique car non falsifiable :
personne ne peut nous dire ce qui rend manifeste ce phénomène qui dans certains cas, pourrait
relever de la prestidigitation.

Le second problème est la conséquence du premier : la médecine traditionnelle a la


« prétention de guérir non seulement le corps mais aussi l’âme et l’esprit de l’homme»373 et
cela induit une certaine définition de la maladie qui rend possible toutes les pratiques
thérapeutiques traditionnelles. Dans le Melane, par exemple, la pratique du culte des ancêtres
se justifiait grâce à la définition de la maladie. Etaient considérées comme maladies :
l’absence de mariage dans le village, l’infécondité des femmes dans une famille, la famine, la
guerre, toute infortune. Comme moyen thérapeutique, le Melane prend en charge ces
différents phénomènes par l’intermédiaire du Culte des ancêtres, pour amener les ancêtres et
la divinité à intervenir « dans les actes ou les événements engageant la vie et l’avenir de
l’individu et du groupe »374.

373
NGWA NGUEMA (N) : Rites initiatiques Gabonais à la rencontre de l’Evangile, Kinshasa, 2000, p.22
374
Ibidem.
En conséquence, la quête du sens de la maladie à travers le Culte des Ancêtres, le Bièry, voire
dans le Bwiti, nous situe au sein de la problématique de la Weltanschauung, car cette
médecine se conçoit à partir de la vision du monde des Gabonais. Cette médecine ne peut se
séparer de la tradition, dans la mesure même où, selon Pierre Erny, «l’importance que revêt la
tradition, au sens fort du terme, se fonde très souvent sur une conception d’ensemble de
l’homme et de son histoire, véhiculée par la plupart des mythes anciens »375.

La consultation, l’art du diagnostic fait que la médecine traditionnelle retrouve sa place en


tant qu’Art du dévoilement de ce qui est caché ; elle est un ensemble de techniques qui
permettent de passer de la détermination ontique d’un fait à sa dimension ontologique. Pour
cela, elle procède par la mise en relation des êtres visibles et invisibles de manière à saisir la
chose en soi, la choséité de la chose. Lorsqu’on lui amène un malade, le Nganga, afin
d’établir son diagnostic et d’envisager une prescription médicale, va chercher la cause de la
maladie en même temps qu’il déterminera la finalité de cette dernière. Il établit toujours une
différence entre la souffrance que provoque tel événement physique, d’un point de vue
symptomatique et le message que peut traduire cet événement. La divination n’est pas le fait
de deviner, c’est une démarche par laquelle le guérisseur analyse la complexité de la
souffrance de son malade en tenant compte de toutes les dimensions de l’homme dans la
société et dans le cosmos.

Ce concept se matérialise par une interrogation de la souffrance qui frappe, de fait, un


individu en relation avec lui-même, la société, ses croyances, bref, son existence. C’est une
démarche qui se justifie par la complexité de la définition de l’homme en tant qu’être unique
dont l’existence se détermine comme un intermédiaire entre le monde physique qu’il a en
partage avec les choses, d’une part, et le monde invisible, c’est-à-dire l’Au-delà, d’autre part.
Le diagnostic doit alors se comprendre comme l’explication rationnelle de l’événement
maladie à travers la complexité des rapports qui lient l’individu à l’existence. Ainsi, la
maladie va prendre différentes significations selon les angles par lesquelles on l’aborde : le
rapport du malade à lui-même, à son histoire, à la communauté et de la communauté par
rapport au malade. Dans cette perspective, on peut penser que la maladie est un langage, celui
du corps et de l’esprit.

375
ERNY (P) : Ibidem, p.95
En médecine traditionnelle, il ne suffit pas de rechercher le médicament qui guérit les maux
qui correspondent à telles ou telles expressions symptomatiques du dysfonctionnement de
notre organisme, la saisie du sens importe beaucoup. Car la maladie apparaît, souvent à celui
qui la vit comme le comble de l’absurde. Or, tout ce qui est absurde étonne au premier abord,
mais, de l’étonnement naît la quête philosophique du sens à partir de la triple question du
malade : pourquoi je souffre, de quoi je souffre et pourquoi moi ? La quête du sens de la
maladie, la recherche de sa raison, est aussi la quête de soi, de celui qui s’interroge sur le sens
de sa maladie. La réflexion qui en découle place le réfléchissant dans sa proximité avec la
question du Mal et du Bien. Et, en tant que tel, l’interrogation en direction du sens de sa
maladie laisse apercevoir l’homme dans sa complexité la plus inouïe : il est un tissu de
relations appelé existence.

Le sujet charge la médecine traditionnelle de donner une réponse radicale à sa préoccupation :


le sens de sa souffrance. Il est remarquable de constater comment la problématique de la
maladie plonge l’individu dans une délibération ontologique et métaphysique. Si la médecine
traditionnelle, en Afrique, s’intéresse à la dimension métaphysique de l’homme, c’est parce
que, soulignons-le la mentalité bantoue l’exige.

En effet, pour le Bantou, la maladie n’est pas le fait d’un hasard : on ne peut l’appréhender
comme un événement gratuit à l’exemple d’une pomme qui tombe sur la tête de Newton,
simplement parce qu’elle obéit à une loi physique de la nature dite de l’attraction terrestre, la
gravitation376. Ici, aussi, le Bantou donnerait à l’événement “chute de la pomme sur la tête de
Newton”, un sens autre que celui de la physique de la gravitation terrestre : pour le Bantou,
cette chute de la pomme est un acte initiatique par lequel le Nganga des Nganga, c’est-à-dire
Dieu, révèle à l’humanité une des lois de la nature, celle de l’attraction ou de la gravitation
terrestre.

Dans le cas du sida, par exemple, l’explication d’un virus dit du VIH, comme cause de la
maladie, est tout à fait insuffisante dans la mentalité traditionnelle africaine parce qu’elle ne
dit pas le pourquoi, la raison de l’existence de ce virus : qu’elle est la cause et la finalité de ce
virus du VIH sida ? Et, effectivement, la thèse du Président Thabo Mbeki, de la République
d’Afrique du Sud, contient une certaine vérité selon la tradition africaine : les terribles
souffrances engendrées par l’entité maladie du Sida, révèlent à l’humanité les conséquences
terribles des égarements comportementaux de l’homme qui en enfreignant les lois de la nature
(transgression des interdits sexuels, des Interdits environnementaux, la déforestation sauvage,
etc.) amènent un changement épouvantable de l’environnement qui induit une chute brutale de
l’immunité, donnant libre cours à toutes les maladies liées à cet état pathologique
d’immunodépression.

Ainsi voyons-nous se profiler une éthique de la nature, éthique selon laquelle l’agression de
l’environnement a des conséquences fâcheuses sur l’homme. Cette éthique de la
responsabilité a connu un heureux développement sous la plume de Hans Jonas dès son maître
ouvrage : le Principe responsabilité. Cet ouvrage est un plaidoyer philosophique en faveur
d’une éthique fondée sur le respect de la nature et de l’environnement377. L’idée fondamentale
de Jonas, une idée qui révise les termes du contrat entre l’Homme et la nature est la suivante :
l’avertissement de Hans Jonas car celui-ci affirme : « nous n’avons pas le droit d’hypothéquer
l’avenir par notre simple laisser aller »378. Cette thèse n’est-elle pas compréhensible dans
l’optique du Président Sud Africain : les maladies les plus catastrophiques résulte d’un laisser
aller de l’humanité : la guérison résultera d’un changement de mentalité !

Telle est la solution que propose la médecine traditionnelle qui reproche à l’homme moderne
d’avoir jeté dans l’oubli, les valeurs fondamentales qui l’insérait dans le cosmos. C’est, peut-
être, la médecine traditionnelle qui saura trouver les médications nécessaires au
rétablissement de ce vaste dysfonctionnement : le retour de toute l’humanité au respect des
lois de la nature va ramener l’harmonie vitale compromise.

Il est vrai que les sciences biologiques, avec la médecine moderne, nous donnent la
conséquence de l’œuvre de cette dernière dans l’organisme, notamment sur notre système
immunitaire ; toutefois, elles restent silencieuses sur cette cause précise (réelle) qui détermine
ce virus à l’action. Mieux, la connaissance de l’existence d’un virus ne nous indique pas sa

376
Si les choses sont attirées vers le sol, c’est parce qu’il existe un monde souterrain qui les aspire. Tel est l’explication
initiatique.
377
JONAS (H) : Une éthique pour la nature, Desclée de Brouwer, 2000, 159 pages ; JONAS (H) : Principe responsabilité,
trad. Jean Greisch, Flammarion, 1990, 470pages ; JONAS (H) : Evolution et liberté, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel,
Bibliothèque Rivages, 2000, 261pages

378
JONAS (H) : JONAS Hans, Une Ethique pour la nature, op.cit. 21
propre finalité. La médecine moderne donne une explication de l’action du virus ou du
microbe ; mais son intérêt pratique l’éloigne d’une recherche mystique ou spirituelle du
pourquoi des choses. Or un tel choix ne satisfait pas l’homme qui s’interroge sur le mystère
même de l’existence.

Cependant, il n’en est pas de même pour la médecine traditionnelle qui dans le cas d’un
problème aussi interpellant que celui du VIH sida ne peut s’empêcher de donner une lecture
d’une telle problématique qu’en l’insérant dans un contexte totalisant de l’être. Puisque la
médecine traditionnelle admet que la maladie traduit un message qui s’adresse directement à
l’individu qui la vit, il devient alors possible que le sida puisse contenir un avertissement dont
la portée concerne l’humanité tout entière379. Ainsi, la recherche portant sur le sida, dès
qu’elle intéresse le tradithérapeute, devient un problème de plus en plus complexe.

Car comme l’indique si bien Pierre Erny, dans son ouvrage, L’homme divers et un : la
question du sens de la maladie, en tant qu’elle s’insère dans le rapport de l’homme à
l’existence, « n’est pas seulement à chercher sur un plan organique, mais aussi psychologique
et spirituel, et souvent sur les trois à la fois »380. Or il apparaît clair que la recherche, en
médecine moderne, ne s’intéresse pas, notamment en ce qui concerne la problématique du
Sida, à la dimension spirituelle de ce virus lorsqu’on l’insère dans le grand ensemble qu’est le
cosmos. Dans la perspective de la médecine traditionnelle, la pandémie du VIH-Sida
comporte effectivement un message adressé à l’humanité, ce, si on s’en tient à certains
témoignages de médecins. Ainsi, dans une note, le docteur Maka écrivait :

Un Nganga m’a remis une potion dont la recette lui a été dictée par “les esprits”. Au bout de
deux mois d’essais cliniques de cette potion, alors que les résultats immédiats étaient
prometteurs, le Nganga arrête la fabrication parce que “les esprits”lui ont dit que le message
véhiculé par le Sida n’est pas encore compris des hommes ; car ils ne vont rien changer dans
leurs comportements sexuels, au contraire : l’emploi du préservatif ne fait que les encourager
dans leur voie antinaturelle foncièrement erronée381.

379
Cette position permet de comprendre le sens des propos suivants : le Sida, c’est la colère des dieux ou des ancêtres….
380
ERNY (P) : L’homme divers et un, position en anthropologie, Paris, L’Harmattan, coll. Culture et Cosmologie, 2001, p.
107
381
Note du Dr. Maka sur notre Manuscrit à la page 131 : à Lyon le 18 juin 2004
Dans ce cas, l’explication d’une cause transcendantale de la médecine traditionnelle reste
intelligible dans la perspective de la philosophie platonicienne, puisque la médecine
traditionnelle africaine situe la cause de toute manifestation physique dans l’âme. Parlant de la
médecine où la maladie a un sens, en l’occurrence, la médecine traditionnelle, Pierre Erny
écrit : « Tout ce qui se passe dans l’âme et dans l’esprit a un répondant et une résonance
physiques. Une question non réglée sur un plan parasite l’ensemble des autres plans, et
étouffe une des dimensions de notre être, c’est fatalement nous mutiler »382. En d’autres
termes, la maladie concerne la totalité de l’être ; il faut donc ausculter l’être en chacune de ses
dimensions, afin de déterminer l’importance de la maladie en l’homme pris dans sa globalité !
Voilà qui justifie, en effet, la méthode holistique des Nganga.

Les médecins modernes traitent le corps comme un organisme fait de différents organes que
l’on pourrait traiter séparément les uns des autres, et réduit le médecin à un rôle
d’administration des soins. D’où la négligence, en médecine expérimentale, des facteurs
émotionnels, mais aussi mentaux, en ce qui concerne l’apparition de la maladie et les
traitements envisagés. De son côté, la médecine traditionnelle considère au premier plan les
facteurs émotionnels de la santé et des soins, sans négliger l’organisme dans sa composante
organique. Ici, l’individu est un tout indivisible et c’est dans son entièreté que l’activité du
tradithérapeute concerne le malade.

Pierre Erny dira alors que « la maladie est un élément déterminant de notre destin », c’est
pourquoi elle « nous saisit dans notre totalité » de telle sorte que, si notre existence a un sens,
la maladie ne peut en être dépourvue. D’ailleurs, si la différence entre la médecine
traditionnelle et la médecine expérimentale consiste dans leur rapport à la croyance en un
Dieu créateur intéressé par l’ensemble des problèmes humains, c’est aussi pour montrer que la
médecine, à travers la question du sens de la maladie, nous engage vers le problème de la
vision du monde (weltanschauung).

L’origine occidentale de la médecine expérimentale en dit long sur le fait que cette dernière
évacue la perception de conférer un sens à la maladie. Si la maladie est perçue comme un
non-sens dans la médecine moderne, c’est à cause de l’esprit cartésien qui caractérise
l’Occidental moderne.

382
Ibid.
Depuis Descartes et Newton, l’homme est engagé, en Occident, dans l’aventure de la
colonisation de la planète à partir d’une volonté de domination de la nature. Ceci offre un type
de civilisation qui rejette tout ce qui n’est pas du domaine de l’objectivable, car ici, ce qui est
réel est aussi calculable. C’est cet Occident qui appréhende objectivement la nature qui a
produit, pour la première fois au monde, « une médecine aux consonances intégralement
matérialistes aux yeux de laquelle, précisément, la recherche du sens n’a pas de sens » (Pierre
Erny)383. Pourtant, à l’instar de la médecine traditionnelle, Philippe Dransart, médecin
homéopathe et phytothérapeute, après vingt cinq années d’expérience affirme que la maladie
est un discours qui s’adresse au malade lui-même. Ce discours n’est compréhensible qu’à
condition d’écouter son corps en tant que langue notre être intime : « les problèmes de bras
évoquent nos difficultés d’agir, les entraves à notre capacité d’action. Cela peut résulter de
blessures profondes et anciennes, en rapport avec les fautes de nos parents et cela touche notre
structure, nos « os »384. Mais, avec le bruit généré par la société industrielle, l’homme est pris
par le vertige économique, il est angoissé face à cette réalité qui se présente comme sa fin : la
mort.

Ainsi, les populations éprouvent quelques malaises dans l’approche thérapeutique d’une
médecine qui occulte presque la nécessité d’étudier en tout lieu, pour ses besoins d’efficacité,
les définitions sociales de la maladie, des pratiques sociales qui s’y rapportent et des
institutions qui la prennent en charge, du statut social et du comportement du malade 385. Tel
est l’un des but de cette contribution : donner la possibilité aux médecins africains de savoir
ce qui se passe dans la médecine traditionnelle. Car le progrès des sciences et de la technique
qui asservi et le médecin et son malade devient un enjeu éthique déterminant dans le rapport
médecin et malade, remettant même en cause certaines pratiques soignantes, notamment
celles qui participent de l’acharnement thérapeutique. D’un point de vue épistémologique, le
malade et la maladie se subdivisent en autant de compartiments de plus en plus discutables :
hier, on parlait d’auto-rhino-laryngologue (ORL), aujourd’hui, on parle d’autologue, de
rhinologue, de laryngologue…

B) Le malade entre l’hôpital et le temple

383
Ibidem
384
DANSART (P) : La maladie cherche à me guérir, Grenoble, Le Mercure Dauphinois, 2004, 147.
385
Tel est d’ailleurs la définition que Claudine Herzlich confère à la sociologie médicale. Cf. médecine et société, Paris,
Mouton, 1970, p. 7
La médecine entre les maladies de la rationalité et de la spiritualité

On trouve, dans l’imaginaire des gabonais la distinction entre les maladies des Blancs et les
maladies des Noirs, des maladies traitables rationnellement et celles qui impliquent
l’intervention de la surnature. Indiquons qu’il existe bien des malades qui jugent que leur
maladie ne peut pas trouver de solution à l’hôpital et qu’il est un risque pour eux de s’y rendre
et, de ce fait, ces malades ne peuvent pas accepter de se laisser placer une perfusion et encore
moins de subir une intervention chirurgicale.

La jaunisse, le cancer et la plupart des maladies de l’immunité sont considérées comme des
maladies des Noirs : ce n’est donc pas la peine d’aller à l’hôpital lorsqu’on en souffre. Ce que
récuse la majorité des patients, c’est une étiologie de la maladie qui laisse apercevoir que
celle-ci n’est causée que par les microbes. Ainsi, le paludisme résulterait des piqûres dues à
un moustique, l’anophèle femelle. Cette explication rationaliste ne satisfait pas toujours des
patients qui vivent dans un environnement où le monde de l’esprit est si prégnant. La
médecine traditionnelle ne nie pas que le moustique puisse être le vecteur du paludisme ou
que des microbes ou des virus soient la cause de bien des maladies, mais elle met en avant le
fait que de nombreux autres facteurs interviennent et nécessitent une plus grande prise en
compte pour un rétablissement radical de l’état de santé du malade.

C’est, d’ailleurs, la non prise en compte de tous les facteurs culturels qui rend difficiles, voire
aléatoires, les grandes campagnes de prévention : le discours de sensibilisation trouverait une
oreille attentive s’il contenait, en plus des explications pastoriennes, des réponses aux
questions existentielles.

C’est pourquoi, dès lors qu’une maladie se déclare, le gabonais s’oriente selon son
appartenance religieuse, son niveau d’études et ses convictions profondes, soit vers un
médecin, soit chez le Nganga, soit chez les “hommes de Dieu” qui animent les groupes de
prières charismatiques et les églises dites éveillées.

Mais, le fait de penser qu’il existe des « maladies des Blancs » et des « maladies des Noirs »,
n’a rien d’anodin ; il a pour avantage de dégager trois dimensions que compose,
objectivement et subjectivement, le système de la maladie au Gabon :
une dimension rationaliste

une dimension mystique et spirituelle

une dimension éthique

De ces trois dimensions, les tradithérapeutes classent les maladies en trois catégories :

Les maladies naturelles résultent de l’usure de l’organisme ou de toute autre cause,

Les maladies dont l’origine est liée aux mauvaises actions de l’individu lui-même,
conséquence du choc en retour de ses maléfices,

Les maladies qui proviennent des mauvais esprits au service des malfaiteurs.

Autrement dit, pour les deux dernières catégories, les Beyem sont largement responsables des
maladies dont souffrent les Fang386 : c’est-à-dire que la plupart des maladies proviennent du
système de la sorcellerie. Cela dit, toute maladie qui n’a pas encore trouvé de remède chez les
modernes doit relever impérativement du surnaturel.

Cette classification des maladies induit une attitude particulière permettant aux Africains de
choisir, ou de se rendre à l'hôpital, ou d’aller rencontrer un tradithérapeute. Les maladies qui
sont considérées comme « maladies des Noirs », parce que leur cause principale, c'est la
sorcellerie, ne peuvent être traitées que par un Nganga. Cela dit, dans les villages gabonais, on
observe une attitude commune à tous les villageois, attitude qui contamine les citadins : dès
qu'un membre de la famille tombe malade, les parents posent un diagnostic et jugent qu'il peut
ou non se rendre à l'hôpital.

Lorsqu'ils constatent que la maladie se détermine par des signes qui laisseraient supposer un
caractère surnaturel, alors, ils vont d'abord se rendre auprès d'un tradithérapeute. L'objectif de
cette démarche consiste à déterminer la nature profonde de la maladie et à savoir si cette
dernière peut se soigner à l'indigénat ou, dans certaines mesures, si elle mérite une
hospitalisation dans un centre hospitalier moderne. On cherchera d’abord à connaître si c’est
un microbe qui est responsable de la maladie et surtout, ce qui s'est passé pour que ce dernier
s'introduise dans le corps de cet individu fragilisé par la souffrance. Ensuite le tradithérapeute
dira si cette maladie relève de son domaine de compétence ou non. L’inconvénient de cette
classification consiste dans le fait que, si l’on se retrouve chez un Nganga apprenti sorcier, il
peut dire qu’il est compétent alors qu’il ne l’est pas et, quand il autorisera son patient à se
rendre à l’hôpital, il sera trop tard.

Toutefois cette classification montre la nécessité d’une complémentarité entre le travail des
médecins et celui des tradithérapeutes, les Nganga. Mais, en général, tout Nganga bien formé
ne manque jamais d’orienter vers l’hôpital moderne, tout patient dont le cas médical ne relève
pas de la compétence de la médecine traditionnelle. Cela fait partie de l’éthique des
tradithérapeutes.

D'ailleurs, même si le malade se rendait à l'hôpital, au bout de quelques moments, lorsque les
médicaments scientifiques s'avèrent inefficaces, le recours aux tradithérapeutes s'impose. Le
plus souvent, dès qu'ils sont convaincus que la maladie dont ils souffrent se développe de
manière anormale, beaucoup de malades s'enfuient de l'hôpital pour aller chercher des
solutions ailleurs. Ils vont de nuit, parfois guidés discrètement par le personnel de l'hôpital,
pour aller se faire soigner chez un tradithérapeute dont le rôle consistera à rechercher la cause
originelle de la maladie, aux fins de déterminer le type de thérapie à appliquer à ce malade.
Dans certains cas, ce dernier trouvera que la maladie dont souffre ce patient mérite d’abord
une intervention du médecin avant que le traitement se poursuive chez lui. C’est ainsi que
certains médecins travaillent de concert avec les Nganga, c’est le cas du Dr M. qui est
médecin et qui travaille avec M. I. I., un tradithérapeute de renom, dont il recommande et
prescrit certaines préparations.

La conception surnaturelle de la maladie tiendrait donc du fait que, chez le Bantou, l'homme
est lui-même un composé d'éléments relevant du monde visible, c’est-à-dire l'ensemble de ses
organes corporels, physique, d'une part, et du monde invisible à savoir : l'âme, Evus, l'esprit,
d'autre part. Les maladies dites naturelles ont pour cause, des êtres du monde physique
(microbes, virus, poison…), alors que les maladies dites surnaturelles trouvent leur
commencement dans les actions des éléments incorporels (l'esprit, le pouvoir d'Evus). Mais,
puisque ces deux dimensions de l'homme sont interagissantes, le corps visible et tangible
participe de la souffrance causée dans la dimension invisible et intangible. Or, si l'on s'obstine

386
AUBAME (J.-M.) : Les Beti du Gabon et d’ailleurs, t2, Croyances, us et coutumes, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 255
à ne soigner que le corps, alors que l'origine de la maladie se trouve dans la dimension non
matérielle du patient, il est évident que la maladie va suivre son cours et se terminera par la
mort. Le malade gabonais est donc conscient de l'efficacité de la médecine moderne ; mais il
sait, aussi, que cette médecine ne s'occupe pas de l'esprit. Par exemple, dans les cas de fusil
nocturne où, visiblement, la personne semble souffrir d’une infection : il arrive que, en
passant le pied au scanner ou à la radio, on ne trouve rien. Mais, si le tradithérapeute applique
quelques herbes sur la surface enflée, elle s’ouvre, au bout de quelques moments et il arrive à
extraire, de la place enflée, des corps étrangers : plombs, des morceaux métalliques, des fibres
d’origine végétale et animale.

Dans cet ordre idée, notons que les gabonais atteints de jaunisse ou d’hépatite, des maladies
bien connue de la médecine moderne, ne se rendent généralement pas à l’hôpital parce que
ces maladies entraînent une certaine réaction d’Evus. Or Evus ne supporte pas les piqûres et,
dès qu’il est blessé, c’est la mort qui s’en suit.

A notre avis, le primum movens de la maladie, dans la majorité des cas, vient d’une chute de
l’immunité, à partir de laquelle peut se greffer n’importe quelle autre maladie “opportuniste” :
Paludisme, Bronchite, Tuberculose etc.

Dès lors on peut expliquer scientifiquement la provenance des maladies spirituelles par une
action qui fragilise l’immunité. Ceci explique que l’on puisse faire intervenir l’action d’un
mauvais esprit ( nkinda, en fang), lequel mauvais esprit induit la baisse d’immunité sur
laquelle se greffe un authentique accès palustre grave, prenant la forme d’un neuro-paludisme,
au cours duquel l’enfant fait des convulsions et entre dans le coma.

L’acceptation des deux hypothèses (le Nkinda, comme facteur déterminant fondamental,
l’hématozoaire Laveran comme déterminant symptomatique) amène à appliquer les deux
traitements adéquats qui bien synchronisés, amèneront un résultat supérieur à ce que l’on
obtiendrait si l’on n’appliquait qu’une seule des deux thérapies (étiologique et
symptomatique).

En conséquence, il importe de dire que, pour exercer la médecine en Afrique, la connaissance


du médecin vient en deuxième lieu par rapport à la culture du patient. Il appartient au médecin
d’aller à la rencontre de l’Autre, pour comprendre ses représentations, ses peurs, ses angoisses
et le sens de sa souffrance. C’est à cette condition seulement que le médecin peut, avec sa
rationalité scientifique, apporter une aide efficace comptant pour le soulagement de ceux qui
sont en face de lui. Ce qui est demandé aux médecins qui exercent en Afrique, c’est un
exercice personnel de synthèse, tant en ce qui concerne leur culture scientifique qu’en ce qui
concerne leur être profond.

C’est une démarche de longue haleine : elle oblige les médecins à cet exercice personnel de
synthèse qui a pour but de permettre à la culture occidentale de découvrir et de rencontrer
l’Autre. Il ne s’agit pas de définir les différentes maladies qui assaillent le Bantou, mais
d’aider l’Occident, par sa médecine, à aller à la rencontre de l’Afrique. Cet argument n’est pas
anodin, il a même reçu l’assentiment de certains médecins avec qui nous avons eu l’occasion
de discuter de leurs difficultés sur le terrain. Pour eux, cette démarche est absolument
nécessaire : il s’agit aider le Bantou occidentalisé, par sa médecine, à aller à la rencontre de
l’Afrique non encore occidentalisée.

La relation “médecin-malade” peut risquer d’être compromise si l’utilisation de la technologie


médicale ne respecte pas les principes culturels de ceux à qui les médecins offrent leurs
services. L’intention constituante de cette dynamique de synthèse culturelle a pour but de
délivrer le médecin du piége de ceux qui pensent à la place du malade et qui prétendent avoir
des solutions toutes faites aux problèmes de la souffrance humaine.

b) Le recours aux remèdes “médico-magiques”

Il est de bon ton de rappeler que chez les peuples bantous, la médecine est indissociable du
sacré ; aussi, la représentation que l’on fait des plantes relève d’une appréciation religieuse.
André Raponda Walker insiste sur la nature et la profondeur de la connaissance du Nganga en
ce qui concerne son « arsenal de plantes dites magiques », pour indiquer que la connaissance
magique de la plante est indissociable de ses facultés pharmacodynamiques387. Pour Raponda,
on ne saurait trop insister sur la caractéristique magique des plantes dans la vision du monde
du Gabonais : ils ne « font pas une distinction très nette entre le monde visible et le monde
invisible (…), ils n’en font guère plus entre les plantes médicinales et les plantes
« magiques ». Une propriété médicinale ou toxique est très fréquemment associée à des
propriétés « magiques » ou à des pratiques rituelles… »388. Pourtant, soulignons que cette
utilisation des plantes n’est pas le fait des seuls peuples du Gabon. C’est le propre de toute
médecine bantoue et on peut s’étonner de l’importance de cette représentation de la plante à
Cuba.

Il convient de remarquer qu’à Cuba, le terme de « Nganga » ne se traduit pas par celui qui
donne les médicaments ou qui a le secret des relations entre le monde visible et invisible ;
« nganga », à Cuba, c’est le fétiche ou le médicament. A ce propos, Lydia Cabrera nous parle
de l’utilisation des “plantes magiques”, telle que : Amyris balsamifera ou Palo Cambia Voz
ou Cambia Camino, (c’est-à-dire littéralement : arbre qui change la voie ou arbre qui change
le chemin). « Ce nom lui vient du fait qu’il a le pouvoir d’amener quelqu’un à changer
d’opinion ou de direction », on dit qu’ « il détourne les gens de leur chemin »389. La
particularité de cet arbre390, est qu’il se cache et devient invisible à celui qui le cherche dans la
forêt.

De fait, parce qu’il connaît ce genre d’arbre, le Bantou fait beaucoup plus confiance à un
Nganga plutôt qu’à un psychologue ou un simple médecin qui ne lui délivrera pas « de
bouclier protecteur » à la fin du traitement. C’est là un élément de différence majeure entre la
médecine moderne et la médecine traditionnelle, entre la psychanalyse et la tradithérapie,
entre la psychiatrie et la médecine traditionnelle. Il importe alors de noter le capital de
confiance dont jouissent les guérisseurs dans la société africaine à cause des « protections »
qu’ils fabriquent à l’intention de leurs clients. Ce support psychologique qui peut développer

387
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaines, 1995, p.40
388
Ibidem, p.46
389
CABRERA (L.) :la forêt et les Dieux, religions afro-cubaine et médecine sacrée à Cuba,Paris, éd. Jean Michel Place,
2003, p.212
390
CABRERA (L.) : la forêt et les Dieux, religions afro-cubaine et médecine sacrée à Cuba, Paris, éd. Jean Michel Place,
2003, pp.212-213 : « Cet arbre n’est ni grand ni gros, mais il fait des prodiges, « aucune Nganga ne travaille bien sans un
petit morceau de cuaba » Avec le cuaba noir on fait des maléfices, avec le blanc on fait le bien. La poudre de bois noir
mélangée à la poudre de guêpe, d’os humain et de vrillettes a un très grand pouvoir destructeur (…)
« Une personne peut avoir une emprise totale sur une autre en mélangeant à sa nourriture de la poudre de bois de cuaba
(Amyris basalmifera), d’amansa guapo (Capparis cynophalophora ), de bejuco verraco (chiococca alba) et une goutte de son
sang. Baro qui surestime les pouvoirs de cette plante dit : « il suffit d’avoir un petit morceau de bois de cuaba (Amyris
balsamifera) et un petit morceau de cannelle dans la bouche pour séduire n’importe quelle innocente colombe ». L’expérience
prouve qu’une amulette faite avec des petits morceaux de bois de cuaba (Amyris balsamifera), de cannelier (Cinnamomum
cassia), de cainito (chrysophyllum cainito), de cyprès (cupressus funebris), de palo ramon (Trophis racemosa), de bejuco
verraco (chiocca alba) et de la poudre d’os provenant d’une bonne Nganga, est d’une efficacité à toute épreuve…
une sorte de mentalité fétichiste ne conduit-il pas la médecine traditionnelle à se déterminer
comme un placebo ? Autrement dit, le taux de guérison et d’amélioration de la santé qui
s’obtient en médecine traditionnelle ne résulte-t-il pas de la simple croyance des populations
croyantes à la simple consommation de substances inertes ? Réduire le remède traditionnel à
l’état de placebo, n’est-ce pas ignorer toute la complexité du degré de convenance qui dans la
détermination de l’efficacité médicamenteuse d’un remède, peut varier pour de multiples
raisons ? D’ailleurs, même en réduisant la médecine traditionnelle au placebo, cela n’empêche
pas de la prendre au sérieux en raison du fait que l’effet placebo peut être d’une ampleur
variable. Dans cette optique François Dagognet et Philippe Pignarre se demandent si l’effet
placebo ne mérite pas d’être appelé autrement, « d’être pris en considération avec des mots
qui ne disqualifient pas ? »391. La médecine d’inspiration européenne est déconnectée de la
réalité sociale des Africains parce qu’elle a fait le choix de distinguer davantage la médecine
physique, d’une part et la médecine mentale, d’autre part. Or, chez le tradithérapeute, c’est
effectivement l’une et l’autre tout à la fois. L’acte thérapeutique se définira, alors, comme une
démarche consistant à « situer l’homme souffrant au cœur de sa vie relationnelle et éthique,
en relation avec son mode de vie et de son environnement, au sein du cosmos et dans son
rapport avec l’absolu »392. Ce qui est plus important, ce n’est pas seulement la guérison que
l’on peut recouvrer ; ce qui compte encore plus, c’est de savoir si les soins que le médecin
administre à son malade le « rendent effectivement invisible à l’ennemi ». Voilà ce qui
explique la pratique du « blindage »393 après chaque traitement chez les Nganga.

Le terme “guérir” a-t-il le même sens pour le villageois, pour l’intellectuel initié à
l’existentialisme athée, pour un matérialiste et pour un religieux ? La réponse du
tradithérapeute à ces différentes interrogations est pourtant simple : tout homme est unique
autant que le traitement qu’il faut appliquer à sa maladie. D’où, lors de la préparation des
mets médicamenteux, on prononce sur les plantes le nom et les intentions du malade qui va
s’en servir. C’est pourquoi, à chaque malade son traitement, et il n’y a pas de fabrication en
série des médicaments. Voilà pourquoi, écrit encore Eric de Rosny, les « traitements cosmo-
socio-psycho-thérapeutiques (…) consistent en une vérification systématique de tous les
secteurs de la vie, ou, mieux, de toutes les couches concentriques d’influences qui

391
DAGOGNET (F.) et PIGNARRE (P.) : 100 mots pour comprendre les médicaments. Comment on vous soigne, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 2005, p. 250.
392
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Paris, éditions de l’Atelier, 1999, p. 85.
enveloppent la victime, considérées comme le porte-maladie de son entourage »394. Le sujet
malade n’est jamais un individu isolé : il est pris dans un tissu de relations qui le détermine
comme membre d’une communauté de vivants et de morts.

C) une médecine pour la résolution des conflits

a) La maladie, expression d’un conflit déséquilibrant

Le système d’interprétation de la maladie que nous décrivons laisse apercevoir la maladie


comme surgissement des conflits. Au plan scientifique, cette approche pourrait avoir un
retentissement car bien des scientifiques ont montré que toutes les maladies résultent de
problèmes conflictuels. Il suffit de se référer aux travaux des éminents scientifiques tels que
Groddeck, Ryke Greerd Hamer, ou de Richard Sünder pour saisir la pertinence des allégations
du Bwiti.

La thèse de Sünder peut se résumer ainsi : « L’état de notre corps est l’exact reflet de l’état de
notre âme »395 ; cette thèse correspond à l’affirmation suivante du Bwiti : « ce qui est en haut
est en bas ». Autrement dit, les chocs que subit notre âme ont des correspondances physiques
sur notre corps et rien de ce qui se produit dans le visible n’est sans correspondance dans le
non-visible. Ceci veut dire aussi que tous les conflits vécus psychologiquement ont une
correspondance sur le corps physique. L’argument de Sünder s’appuie sur les déclarations de
Fritz Zorn à propos de son cancer. Pour Fritz Zorn, le cancer est une maladie de l’âme :

Bien que ne sachant pas encore que j’avais le cancer, intuitivement je posais déjà le bon
diagnostic car selon moi, la tumeur c’étaient des “larmes rentrées”. […] c’est pourquoi je
crois aussi que le cancer est, en premier lieu, une maladie de l’âme et qu’il ne faut considérer
les diverses tumeurs cancéreuses que comme des manifestations corporelles secondaires de la
souffrance, car le cancer présente bien toutes les caractéristiques d’une maladie morale…396 

393
Nous y reviendrons lors que nous parlerons des pratiques de la médecine traditionnelle et de sa définition.
394
De ROSNY (E.) : Ibidem. p.31.
395
SÜNDER (R) : Médecine du Mal Médecine des mots, La Prenne sur Huveaune, éd. Quintessence, 2002, p.267
396
Cité par SÜNDER (R) : Ibidem, p. 138

La maladie est une inhibition de l’action agressive de l’environnement humain dans le


physique, d’où la notion de maladie psychosomatique. Chez les Bantous, la distinction entre
corps et esprit n’est d’ailleurs pas nette : on ne peut pas séparer les maladies de l’âme de
celles du corps.

C’est pourquoi la médecine du Bwiti agit d’abord sur l’esprit afin de régler, par ricochet, les
conflits d’un point de vue organique. Les maladies doivent alors s’entendre comme le
produit des conflits psychobiologiques qui se réalisent et par conséquent, s’incorporent dans
le corps physique. La perception bwitiste de la maladie concorde avec la théorie de Richard
Sünder, pour qui :

Si les maladies n’étaient pas la sommation d’un conflit psychologique qui engendre un stress
intense et permanent, jamais aucun cancer n’aurait été « spontanément guéri », comme disent
les médecins, par l’esprit397.

Tout compte fait, la philosophie inhérente à la médecine traditionnelle a pour fonction


principale : la quête des conflits et leur dépassement, afin de favoriser les conditions d’une
harmonie entre le spirituel et le matériel. Par conséquent, on n’est pas étonné, outre mesure,
de constater que c’est une médecine qui prend l’homme en charge dans un cadre tout à fait
religieux : le Temple, Abeing.

Dans cette optique, les maîtres initiatiques comparent les problèmes de santé à ceux des
instruments de musique, car ceux-ci peuvent se régler ou se dérégler. Mais ils préfèrent régler
ces problèmes à partir de l’esprit. Un malade est comparable à un instrument de musique qui
ne produit pas de beaux sons, il doit être réglé pour produire de l’harmonie. Le malade,
l’homme en situation d’inharmonie a alors besoin de l’action conjuguée de l’Iboga, des chants
et de la Harpe sacrée pour retrouver sa situation initiale qui est d’être en harmonie avec son
relationnel visible et invisible. Il convient surtout de retenir que, dans la conception
traditionnelle de la maladie et de son cortège de malheurs, il y a une philosophie qui est
véhiculée : celle-ci voudrait que l’état de bonne santé du malade soit un retour à l’ordre initial
perdu.

L’ordre se perd à partir du moment où soi-même ou d’autres personnes, à cause de la


méchanceté, utilisent mal ce que Dieu a créé. La maladie serait alors le fait de la perversion
des rapports entre les hommes. Elle est une action causée par une personne vivante ou un
défunt qui rayonne le mal autour de lui. Ce sont des individus qui décident délibérément de
précipiter quelqu’un d’un ordre primordial à une situation accidentelle. L’état morbide est
donc, comme nous le disions plus haut, une situation de rupture. Le témoignage que rapporte
Eric de ROSNY illustre assez cette perception de la maladie chez les Nganga, en indiquant
fort bien que c’est une situation inhérente à la malchance :

Si quelqu’un n’a pas de chance, c’est que son sang est mauvais (maya ma bobe). S’il a un
mauvais sang, c’est qu’il n’a pas de chance (musima). Et puis si tu en viens à regarder de plus
près les choses, c’est que quelqu’un l’a fait tomber dans cette malchance. C’est quelqu’un qui
l’a renversé, qui lui a fait mal, pour que son sang se gâte. Il en est ainsi. La malchance vient
de la relation entre toi et moi (…). Si je me fâche contre toi, je te donne de la malchance. Et si
je t’aime, je te donne la chance, comme toi aussi tu me la donnes. Il en est de même pour le
malfaiteur (mot’a bobe), qui est un homme qui doit te chercher du mal. Tu m’as compris ? 398.

Dans cette approche, le sida est une situation de malchance dans laquelle un partenaire vous
entraîne intentionnellement ou non. Il en est de même pour celui qui devient paraplégique à la
suite d’un accident de circulation. Dans les deux cas, la maladie est le fait d’une action
extérieure qui occasionne un bouleversement de l’ordre naturel des choses.

b) La question du conflit dans l’univers de la maladie

397
Ibidem : p.246
398
DE ROSNY (E) : Les yeux de ma chèvre, Paris, col. Terre humaine, éd. Plon, 1981, p.121
En médecine traditionnelle africaine, les maladies ne peuvent être perçues que comme le
produit d'une double interaction : la première consiste dans le rapport entre les différents
univers qui influencent l'homme tandis que la seconde résulterait de l'interaction du corps et
de l'esprit.

Or, si l'on admet que le corps est sous l'influence de l'esprit parce qu'il est dirigé par le
cerveau, ce laboratoire chimique de production de la pensée, nous comprendrons, de fait, la
raison pour laquelle les tradithérapeutes soignent d'abord l'esprit avant le corps. Cette
approche thérapeutique traditionnelle est psychosomatique parce qu'elle considère l'homme
dans sa double dimension, matérielle et spirituelle. Et, en tant que telle, la psychosomatique,
considérée sous l'angle de la relation des idées et de la matière, nous plonge au coeur de la
philosophie grecque et nous rappelle, avec Platon, qu’on ne peut soigner le corps sans soigner
l’esprit : « c'est une folie de vouloir guérir le corps sans vouloir guérir l'esprit », dit Platon 399.
En d'autres termes, on peut considérer les maladies en tant qu’expression des conflits
inhérents à la production de la force vitale, selon les modalités du système d'interprétation des
pathologies traditionnelles. En conséquence, si « l'on considère les conflits humains comme
des superstructures de conflits de Hamlet »400, ce conflit entre être ou ne pas être, entre
l'énergie et l'inertie, on dira que la méthode des tradithérapeutes est aussi vieille que la
psychosomatique elle-même.

Ainsi, pour les tradithérapeutes, les maladies se développent en fonction de la gravité des
conflits psychologiques qui affectent, consciemment ou inconsciemment, l’être du patient dès
lors qu'il y a rupture d'équilibre entre lui et le monde. Il importe donc de considérer que le
corps du malade ne peut être réduit à un conglomérat de cellules et de micro-organismes sans
sujet permettant ainsi de traiter les malades comme des cas. Le praticien traiterait, dès lors
son patient en prenant en compte ses représentations mentales issues de la croyance du
patient.

La thérapeutique est à envisager dans une perspective qui ne réduise pas le malade à la
matière ou à la conscience considérée comme un simple « système de régulation des fonctions
de l'encéphale, comme le montre Changeux, l’auteur de l’Homme neuronal. D’ailleurs, Axel

399
Cf. SÜNDER (R.) : Médecine du mal Médecine des mots. Causes psychobiologiques Sens et syntaxe dès“ maladits”, La
Penne sur Huveaune, éditions quintessence, 2002, p.156.
Kahn, dans son maître ouvrage, « Et l’homme dans tout ça ? » n’a pas manqué d’objecter à
Changeux que l’« on ne peut limiter la définition de la personne à des capacités mentales (…)
on serait alors menacé de retomber dans la barbarie dont les pires méfaits sont encore
suffisamment proches de nous pour que personne ne puisse les oublier »401.

Pour les tradithérapeutes, le malade est d'abord une personne qu'il faut considérer en elle-
même. Dans ce cas, la maladie serait un masque, persona et ce malade jouerait un rôle dans
ce théâtre de la souffrance. Le travail des thérapeutes consisterait à démasquer le personnage
qui se joue de la vie du patient aux fins de révéler ses intentions profondes. Cette
considération du patient comme « personne », c’est-à-dire un sujet de droits et d'obligations
dans l'ordre moral et juridique, nous permet de comprendre que la maladie est l’expression
d'une réalité cachée s'exprimant en des formes voilées.

Du coup, la maladie en soi n'existe pas ; les maladies sont des masques et révèlent l'existence
de personnes se mouvant dans la réalité inconsciente de l'individu perdant la maîtrise de son
corps. C'est pour cette raison que le tradithérapeute verra, à travers chaque maladie, une
personne rendant malade ce patient-ci. L'homme lui-même devient donc le théâtre sur lequel
se présentent des personnes au sens grec du mot prosôpon, « masque de théâtre »402 et cela
signifierait que par la maladie, l'individu cesse d'être maître de son destin, puisque sa
conscience n'est plus unifiée : elle est en lutte contre des êtres qui se produiraient dans son
inconscient, cette mémoire de son histoire.

Cela dit, la thérapie traditionnelle tient son efficacité du fait de son action sur cette fonction
psychique qui détermine souterrainement l'économie du désir et commande des réflexes de la
vie mentale du malade au point de lui imposer une rationalité neurologique. C'est de là que
prend racine toute la pathogénie traditionnelle ; les Nganga trouvent, dans l'inconscient du
malade, les causes de la pathologie, mais aussi les remèdes que le malade découvre à travers
ses rêves403. C'est là tout le sens qu'il convient de donner à la manducation de l’Iboga et aux
initiations thérapeutiques.

400
Ibidem
401
KAHN (A) : Et l’homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne, Paris, éd. Nil, 2000, p. 68.
402
Définition prise dans le dictionnaire édicté par Larousse : Grand Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse/CNRS
éditions, 2003, p. 787.
403
C’est ce qui explique l’importance de la méthode des rites initiatiques, la manducation de l’Iboga et l’importance du rêve.
Ainsi, il convient de souligner que toute l'importance de la thérapie traditionnelle se concentre
dans une démarche non séparatiste du corps et de l'esprit, du visible et l'invisible, du dit et du
non-dit. D’ailleurs, lorsque nous regardons l’importance de la sorcellerie dans la médecine
traditionnelle, nous sommes en mesure de croire que le fondement des thérapies chez les
tradithérapeutes, ce sont les catégories du non-dit, Evus et Akom et les mécanismes de
l'inconscient. C'est pourquoi la recherche de la guérison et de la santé est une démarche dont
l'objectif ne se limite pas à la simple suppression des symptômes ; il faut aussi supprimer les
causes. La maladie résulterait alors d'une affection des liens qui lient le patient au monde,
c’est-à-dire à l'univers animal, végétal, spirituel et souterrain.

D'une certaine manière, la maladie s'apparente à une sorte d’interpellation policière, faite par
quelqu’un qui résidant dans le monde de la victime, utilise les forces d’un des univers pour
exercer de la violence sur sa victime. Dès qu’il détruit la communication de la force vitale
entre l'univers et le sujet, la victime commence à se sentir mal et à partir de cet instant, il n'est
plus en harmonie ni avec lui-même ni avec son environnement, d’où le malaise ou le mal-être
qui s'exprime comme maladie.

Philosophiquement, ce malaise, en tant que processus au cours duquel le sujet cesse d’être
progressivement à l’aise dans son monde, s’explique par la position même de l’homme dans
un réseau de relation qu’est le monde. Car dans le monde, l'homme est toujours en relations
avec les autres. C'est ce que l'ontologie fondamentale nous a appris à dire et, pour cela, on
peut retenir que le malaise est cette situation fondamentale qui exprime l'existence de
quelqu’un qui se sent agressé par les autres.

La maladie ne peut, dans une certaine mesure, être comprise que comme une certaine manière
d'exister avec les autres, parce que le malade accuse toujours cet autre qui « se rencontre en sa
coexistence dans le monde »404, dirait Heidegger. Il est donc possible de ne pas exclure l'idée
que la maladie soit une certaine manière avec laquelle le malade entre en rapport avec l'autre,
en sachant que ce qu’il rencontre dans la coexistence peut être physique ou spirituel.

Ainsi, toute thérapeutique visant le rétablissement fondamental de la santé ne peut faire


l'économie de la façon d'exister de cet homme qui entreprend une démarche de guérison et de
santé.
Dès lors, la pertinence de la démarche thérapeutique traditionnelle tirerait son importance du
fait de la coexistence des êtres dans un système au centre duquel l'homme rencontre l'autre
venant des univers particuliers et avec qui il partage le même monde. Ceci dit, le Nganga
entreprend d'analyser tous les liens introduisant l'homme dans ce monde-là. En fait, comme le
souligne Heidegger, le terme même de coexistence « désigne cet être en vue duquel sont
offerts les autres étants dans le monde»405. C’est pourquoi l'approche thérapeutique globale
exige une prise en compte de l'existence du sujet malade. Cela dit, même si l'on considère que
la maladie pousse à l'isolement le plus total, il ne faut pas oublier que le malade ne cesse pas
pour autant d’appartenir à l'univers de ses représentations mentales, lieu où il demande à être
rejoint par le thérapeute. Sa démarche de guérison est nourrie constamment aux sources de
son imaginaire, le conduisant ainsi à se concilier les forces vitales de son environnement.

Du coup, la thérapie traditionnelle n'est pas un acte mécanique, elle est sous-tendue par une
philosophie qui structure le mental du patient qui au fur et à mesure qu'il se soigne, construit
son être-au-monde. C'est pourquoi, parler de traitement ou de remèdes, selon la tradition
bantoue, c'est envisager l'homme comme un être qui se préoccupe de ses relations avec autrui
et qui dans son univers thérapeutique, doit de nouveau entrer en contact avec d'autres étants
qu'il rencontre « au sein du monde »406. Au final, être tradithérapeute, c'est disposer des
connaissances théoriques et pratiques permettant d'agir sur la structure existentielle
conflictuelle des individus en tentant, non pas de supprimer l’aspect apparent de la souffrance,
les symptômes, mais d'en éliminer les causes profondes.

Dans le système des représentations traditionnelles de la maladie et de la thérapie, les


connaissances du thérapeute ont pour finalité de donner les moyens à l'individu et à la société
de leur permettre de surmonter les épreuves. Parler d’épreuves, revient à envisager l'individu
en quête de guérison comme la victime d'une lutte fondamentale qui se produit au sein du
cosmos entre la vie et la mort, l'être et le non-être. Dans la maladie, les conflits qui se
produisent dans l'ordre de l'invisible s'expriment symboliquement sur le corps physique du
malade et ont pour paroles la souffrance. Mais celle-ci, en réalité, ne peut être comprise qu'en
terme de Mal qui a du mal à se dire et qu'il convient de traduire pour en déceler le sens

404
HEIDEGGER (M) : Etre et temps, traduction de l'allemand par François Vezin, Gallimard, 2001, p. 162
405
HEIDEGGER, ibidem
profond. C’est pourquoi le tradithérapeute demande à ses malades de s'initier pour « aller voir
eux-mêmes»407 de quoi ils souffrent.

Ainsi, toute maladie est signe, en nous, de quelque chose qui se vit et qui demande à être
reconnue et réglée. En ce sens, si on admet avec Anne Ancelin Schützenberger qu'il existe
une comptabilité familiale implicite408, c’est-à-dire un lien conflictuel qui oblige l'individu à
régler une dette particulière contractée par ses aïeux, la médecine traditionnelle deviendra une
méthode excellente et prometteuse en matière de psychopathologie. Elle permettra à celui qui
souffre de remonter son histoire pour retrouver les causes réelles de son tourment. On
pourrait dire que grâce à ses méthodes d’investigation, notamment l'initiation, l’éligh ou
chambre d’initiation, la médecine traditionnelle est une forme de thérapie
transgénérationnelle, un outil qui permet aux individus d'avoir « le courage de faire face aux
obligations et à la culpabilité devant les dettes émotionnelles impayées ».

Tenant compte du fait que beaucoup de nos comportements, par exemple nos manques de
courage, relèvent d'une origine très lointaine, la médecine traditionnelle permettra, non
seulement de découvrir l'origine du conflit, comme le fait la psychogénéalogie, mais en plus,
de donner l'occasion au malade de trouver la cause de sa maladie de même que le remède. Les
praticiens de la psychogénéalogie, convaincus de l'influence de l'histoire des ancêtres sur la
progéniture gagneraient à étudier la médecine traditionnelle. Car une chose est de savoir qu'un
poète a été tourmenté par l'histoire de ses aïeux, autre chose est de connaître la raison de ces
événements troublants qui se répètent de façon cyclique dans la vie des individus appartenant
à la même lignée409.

406
Ibidem, p. 163
407
Voilà ce que disent les tradithérapeutes à ceux qui se présentent à eux, lorsqu'ils veulent en savoir plus sur leur maladie et
sur leur existence.
408
Il est écrit dans la Bible que : « les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont les dents agacées »
409
ANCELIN SCHÜTSENBERGER (A) : aïe, mes aïeux !, Paris, la méridienne/Desclée de Brouwer, 1993, p. 35 : sa thèse
est que les conflits familiaux somatisent et se transmettent de génération en génération (cf. l'ouvrage de Alain de Midjola, Les
Visiteurs du moi409 ) à tel point que le passé des aïeux influe sur la vie des générations. On note, par exemple, que le poète
Arthur Rimbaud a été victime des problèmes familiaux de ses ancêtres. Anne Ancelin Schützenberger nous dit que des
problèmes familiaux ont empêché Arthur Rimbaud : de vivre : il n’arrivait pas à les résoudre, il a pris la fuite. Un de ses
problèmes était le départ de son père, militaire, lorsqu'il avait six ans. Mais « si on remonte des générations », on voit le
même fait : son arrière-grand-père avait abandonné, auparavant, son fils de six ans, et les pères de la lignée continuaient à
abandonner leur fils au même âge en partant ou en mourant : c'étaient des « comptes non soldés de la famille d'origine ».
C'est cette réactivation au même âge que Joséphine Hilgard appelle le syndrome d'anniversaire ou de «double anniversaire»,
(si le phénomène se produit avec chacun des enfants » - terme que j'ai découvert par ma pratique et développe dans les années
quatre-vingt et dans le domaine touchant à la santé et au corps ».
Si la psychogénéalogie, par une analyse rationaliste remonte, à travers l'étude des fichiers, des
dates, pour retrouver l'origine d'une maladie, la médecine traditionnelle, aux dires des
tradithérapeutes, permet à l'individu, lui-même, de trouver la cause du conflit et la solution à
son problème.

Dans cette perspective une étude approfondie de la médecine traditionnelle des Nganga
conduirait à la conclusion selon laquelle toute maladie n'est qu'une sorte de somatisation
proche ou lointaine d’un événement concernant la vie de ce malade. En ce sens, Richard
Sünder dira que : « Quand les conflits psychologiques ne peuvent pas s'exprimer par les mots
qui nous en délivrent, ils s'expriment par les maux du mal à dire. Alors, si le stress qu'ils
provoquent est intense et durable, il y a somatisation sous la forme du maladit qui signifie
maudit (mal dit) »410. En d'autres termes, la souffrance provoquée par la maladie est
simplement appréhendée comme un conflit qui somatise en l'homme.

Les tradithérapeutes diront alors que le malade a été maudit, il est envoûté, possédé soit par
les esprits soit par quelqu'un qui lui veut du mal. Nous nous accordons pour cela, une fois de
plus, avec Richard Sünder, pour dire que « la maladie est la représentation symbolique, la
sommation d’un non-dit ou d’un mal dit »411, elle est l'expression de la volonté du Mal
s'exprimant à travers le corps devenant maladie du patient. Ainsi, plus l'univers exerce une
pression forte et violente sur l'individu, plus sa maladie s'aggrave et mieux les liens qui
l’unissent au reste du monde se désolidarisent.

Pour qu’advienne la guérison attendue, non pas comme une simple délivrance du mal
physique mais, plutôt, comme un retour à la santé, il faut, selon la méthode des
tradithérapeutes, interroger, c'est-à-dire examiner la nature des rapports entre l'homme et son
environnement : c’est généralement à l’arbre que revient le dernier mot.

410
SÜNDER (R.): Médecine du mal Médecine des mots. Causes psychobiologiques Sens et syntaxe dès“ maladits”, La Penne
sur Huveaune, éditions quintessence, 2002, p. 21
411
ibidem, p. 35
Chapitre 7 : Scientificité et contre scientificité de la médecine
traditionnelle

A) Le « vampirisme » comme acte de transgression

La représentation du concept de « vampire » n’est pas la même dans toutes les cultures, aussi
le terme de sorcier entraîne des confusions si nous voulons le comprendre à partir de
l’imaginaire des peuples de l’Occident et le transposer comme tel afin de saisir les réalités
africaines.

Les non-initiés pensent que les maîtres du secret peuvent leur donner l’explication de cette
science en l’imprimant dans des ouvrages destinés à des bibliothèques municipales. Ceci est
impossible si l’on conserve à ce terme toute la signification ésotérique qu’il comporte en
Afrique des initiés à moins de vouloir remettre entre les mains des néophytes (étéma) un
savoir qu’ils transformeraient rapidement en menace contre la société. Pour les initiés, parler
de sorcellerie revient à désigner la connaissance des lois de la nature : tout homme est un
sorcier potentiel selon sa catégorie d’évu!

Comme tous les mots en isme sont à soupçonner, le concept de « vampirisme » désigne une
action destructrice et profanatrice des lois du vivant, d’où le terme en langue fang : nsang
ngbwel (couper la nature en petit morceau). On dit a ke ngbwel (il va en vampire) pour
désigner l’acte par lequel le sujet utilise son savoir pour se dédoubler, se transformer et
réaliser ses désirs qui ne sont pas forcément mauvais. Mais le terme a ke sang ngbwel traduit
la même démarche avec une volonté avérée de destruction matérialisée par la violation des
interdits vitaux. Or chaque violation entraîne inéluctablement la chute d’un état paradisiaque
dans un état de souffrance. En conséquence, parce que la violation est mal, la maladie va
apparaître comme un mal qui se dit à travers le corps physique. Disons que nsang ngbwel
renvoie à une idée de guerre et, donc, à la fabrication des instruments de la violence. Ainsi, les
maladies du système du ngbwel sont des biluma (les fusils nocturnes) : les sorts et les
envoûtements, les possessions (nkinda).
a) La croyance au «vampire» et son incidence dans la thérapie moderne et traditionnelle

Les bwitistes estiment que tout homme disposerait d’un «vampire», mais aussi d’une âme,
c’est-à-dire “un corps spirituel”. Cette combinaison confère à l’homme le caractère
exceptionnel, au milieu de tous les êtres, ce qui lui permet d’atteindre tous les plans spirituels
ce, en fonction de son élévation spirituelle et mystique, soit pour faire du bien, soit pour
commettre des forfaits. Cette élévation se fait grâce à une étude d’éléments naturels de toutes
sortes permettant de guérir l’homme physiquement, ainsi, le «vampire» rendrait possible la
connaissance des herbes et des arbres.

Mais, dans le cadre de la thérapie initiatique traditionnelle, cette étude amène surtout à la
connaissance de soi, à la découverte des potentialités et des limites humaines. La
connaissance du médicament est, par conséquent, spéciale, extraordinaire, parce qu’elle met
en jeu toute la puissance extraordinaire qui rend possible la croyance en la sorcellerie et au
vampirisme.

Le corps devient, par ce fait, la demeure qui abrite des êtres qui physiquement, pourraient
s’apparenter à des organes412 : pour des connaisseurs, tous les organes n’ont pas que des
fonctions physiologiques ; certains auraient des fonctions spirituelles ; ils pourraient se muer
en êtres autonomes. De ce fait, la connaissance, qui prend en charge la santé, détruit ou rend
possible des maladies, selon les tradithérapeutes proviendrait d’un organe qui est le siège et le
producteur de tout savoir. Cet organe, c’est Evus. Il s’agit là de la puissance créatrice qui est
placée à la base de l’épine dorsale de chaque être humain et qui attend d’être découverte,
réveillée et utilisée volontairement et consciemment dès lors qu’on est initié. L’initiation
consisterait exclusivement à permettre au néophyte de prendre possession de son être, grâce à
la maîtrise de ses capacités, son évus. Evus, en Occident, c’est le « pouvoir-serpent » et il se
manifeste comme un flux nerveux montant de la nuque vers le sommet de la tête comme une
énergie dont le but fondamental est d’ouvrir des voies spirituelles à l’homme. A notre avis,
peut-être à titre d’hypothèse de travail, cet organe serait certainement la zone de la
manifestation de l’âme en nous, le cœur, dans la médecine traditionnelle chinoise. Mais, il est

412
L’Evus chez les Fang évoque le Nhuro, cette glande-mère dont on parle chez les peuhls.
plus juste de penser qu’il s’agit là de ce qu’il convient d’appeler l’expression du cerveau
abdominal…

Par rapport à la médecine moderne, on constate que les Bantous, notamment les villageois, à
cause de leurs rapports avec le monde de l’évus, du «vampire» et du fétichisme, n’intègrent
que trop difficilement la médecine occidentale et sa démarche clinique. Les croyances et les
pratiques relevant de la rationalité occidentale constituent, chez les Bantous, des freins pour
l’acceptation des pratiques des soins de santé moderne. C’est surtout la chirurgie qui est mal
acceptée par une certaine catégorie de la population, les vieux initiés. Pour ces derniers,
passer sur le billard est une opération qui ne relève pas seulement de la physique, mais surtout
du domaine des mystères.

Il n’est donc pas rare de constater que plusieurs bantous, à cause de leurs croyances à l’évus,
refusent de se rendre dans des centres médicaux, de peur que les médecins ne blessent leur
âme et ne tourmentent leur «vampire». On serait tenté d’ignorer ce genre d’allégation
moyenâgeuse et demander au médecin de faire mécaniquement son travail sans en tenir
compte. Et toute la question est là : le médecin formé à l’occidental peut-il comprendre les
allégations des patients à propos de l’organisme, au point de changer de méthode de
traitement lorsque, pour le patient, celui-ci, par rapport à ses croyances, le refuse ?
Malheureusement, les médecins qui exercent en Afrique ont des témoignages qui devraient
interpeller les scientifiques sur les réticences des Africains par rapport à certaines pratiques de
la médecine conventionnelle moderne, notamment la chirurgie et l’anesthésie générale. Le
docteur G.P.M.M. nous confie, à ce propos, son témoignage :

Le cas du patient qui venu à l’hôpital de Sokodé (dont nous étions le médecin-chef, 1966-
1968), présentait une hernie inguinale à opérer. Opération banale, puisque bien codifiée. Le
malade refuse l’opération, car dit-il, « si vous m’opérez, je vais mourir ». On ne croit pas en
ses allégations. Nous prenons sur nous de le rassurer et de le convaincre, au point qu’il
accepte de se faire opérer. Bon protocole opératoire, sans aucune anicroche, bonne suites
opératoires immédiates : les gaz le jour même ; lever, le lendemain. Le surlendemain de son
opération, il se lève, normalement, et tombe, raide-mort.413
Ceci n’est qu’un témoignage de plus, puisqu’il n’est pas rare de rencontrer des Africains qui à
cause de la croyance au «vampire» comme manifestation extérieure d’évus, refusent de se
faire opérer par peur de fragiliser cet être mystérieux qui est en eux. La croyance au
«vampire» est donc prégnante dans l’univers de la médecine traditionnelle bantoue.

Ainsi, dans son ouvrage, Le Cameroun. Les indigènes. - Les colons.- Les missions.-
l’Administration française, J. Wilbois attribue la croyance de l’existence de l’Evus en tant
qu’organe responsable du mgbwel, c’est-à-dire le «vampire», à la méconnaissance de
l’anatomie chez les indigènes. Mais les Ewondo affirment que Evu ou Evou a la capacité de
sortir de sa loge, au sein des viscères et, dès qu’il est hors de l’homme, pendant la nuit, il se
transforme en animal, le hibou nocturne, la panthère ou autre animal féroce, explique-t-il.
Chez les Beti, tout ce qui est extraordinaire est attribué à Evu : « quiconque meurt, alors, ne
peut être que sa victime ; on lui ouvre le ventre et on lui trouve toujours quelque chose
d’extraordinaire, qu’on nomme l’évou, et qui n’est souvent qu’un viscère inconnu de ces
ignorants de l’anatomie »414, écrit Wilbois. Qualifier les tradithérapeutes d’ignorants, n’est-ce
pas faire preuve d’un manque d’humilité ou de maturité, en tout cas, parler ainsi signifie que
celui-ci est un non-initié.

Les initiés au mgbwel sont conscients d’être dépositaires de cet organe sans lequel il ne
peuvent rien et n’acceptent pas qu’on ouvre leur ventre au risque de mettre en danger leur
puissance mais aussi leur vie. Dans le cas de l’exemple du malade de Sokodé précité, ce que
le patient avait prédit est bien arrivé : de quoi cet individu est-il mort? On peut toujours
trouver des explications scientifiques à ce décès, mais on sait que, selon les tradithérapeutes, il
ne faut pas qu’évus soit blessé, de peur que la personne qui l’abrite ne vienne à mourir. Il
suffit de penser au film Stargate qui passe régulièrement à la M6 pour entrevoir une idée de
ce monstre qui est en chacun de nous et qui fait de chacun de nous ce qu’il est415.

Dans l’exemple de Sokodé pour les Nganga, ce décès est le fait d’une blessure d’évus lors de
l’acte chirurgical et les médecins se sont rendus coupables du décès de cet homme qui les
avait pourtant prévenus et mis en garde. Nous constatons, par ce témoignage d’un médecin,

413
Dr. Maka : note dans notre manuscrit de thèse, le 30 juin 2004, p. 138, note 1
414
WILBOIS (J.) : Le Cameroun.-Les indigènes. –Les colons, Les missions. –L’administration française, Paris, Payot, 1975,
p. 95
415
Cf. Chapitre 2. a) description et analyse du mythe de l’Evu.
l’efficience de la croyance dans le monde traditionnel. De fait, les déterminations positivistes
et matérialistes ne sont pas suffisantes pour expliquer toutes les réalités qui concernent la vie,
peut-être que si les médecins avaient pris en compte les dires du patient, ce dernier ne serait
pas mort. D’ailleurs, il faut préciser que, dans les villages d’Afrique, beaucoup de villageois,
conscients de leur nature mystique, préfèrent soigner leur hernie chez les tradithérapeutes ou
mourir, pourvu qu’ils ne passent pas par la chirurgie.

Certains pourraient penser que la hernie n’a d’autre solution efficace que la chirurgie et que
les médecins n’avaient pas d’autre choix que de recourir à cette pratique pour tenter de sauver
ce malade. Or il est évident qu’il existe d’autres solutions, mais dans le cadre de la médecine
traditionnelle. Nous pouvons faire remarquer que depuis des siècles, les populations
traditionnelles font l’expérience de cette maladie et, à leurs manières, elles ont apporté des
solutions déterminantes.

En somme, il serait alors important que, pour le bien des populations, le médecin accepte et
respecte les dires des patients (initiés), afin de chercher, ensemble, la meilleure solution. C’est
là qu’intervient l’idée fondamentale de notre quête d’une médecine humaine qui puisse
prendre en compte et l’âme et le corps en combinant les techniques du corps et les techniques
de l’esprit. Une telle médecine, encore introuvable, est à rechercher dans la collaboration
entre médecins et Nganga à condition que l’un intègre de la spiritualité dans ses pratiques et
l’autre un peu plus de rationalité.

b) La prise en compte du «vampire» dans le diagnostic

Un certain nombre de pathologies bien connues des tradithérapeutes résultent de la croyance


de l’existence du dit organe : l’Evus. C’est d’abord sur lui que porte le diagnostic pour ce qui
est de la médecine traditionnelle. Face à un patient, le Nganga cherche d’abord à déterminer
la nature de l’Evus du patient. Cette détermination a pour objet de savoir le type de traitement
que l’on devrait lui appliquer. Doué d’une autonomie par rapport au reste de l’organisme,
Evus prend la forme, soit d’un crabe soit d’une chauve-souris416. Il est un empire dans un

416
BUREAU, dans sa thèse, “La religion d’eboga”, rapporte à ce sujet les propos suivants d’un missionnaire : « L’évou
habite dans le ventre ; son tronc est de la taille d’une grenouille mais il possède de longs tentacules. L’évou bon en a six,
l’évou méchant en a sept. Il y a trois sortes d’évou : l’évou faible, l’évou fort et bon, capable d’apporter le bonheur à son
empire : l’homme peut l’utiliser pour le bien ou pour le mal, tout dépend de ses
préoccupations. En Guinée Conakry, et plus particulièrement à Labé, certains tradithérapeutes
attribuent un rôle capital à Evus, encore appelé “Nhuurö”. Les praticiens disent qu’il est une
glande-mère, située au centre de l’abdomen, munie d’une centaine de portes (d’entrée et de
sortie) : selon la pathologie qui se crée dans cette glande-mère, il y règne une activité
“bouillonnante”, dont le résultat est l’issue d’une fumée (“tyurki”) par l’une ou par l’autre des
portes ; selon la porte par laquelle elle sort et la direction qu’elle prend dans le corps, cette
fumée (“tyurki”) va causer tel ou tel effet, typique de telle ou telle pathologie.

L’art du guérisseur consiste alors :

1°) à identifier la porte par laquelle sort cette fumée ;

2°) à trouver la plante (feuille ou écorce ou racine) apte à fermer définitivement cette porte
ouverte.

De la fermeture s’ensuit inéluctablement l’arrêt des symptômes. La guérison est donc


considérée comme une sorte de réparation, à la racine, de quelque détérioration d’un point de
la glande-mère. En poursuivant, nous pourrons faire remarquer l’importance de cette dernière
dans la thérapie traditionnelle en tant que caractéristique de la personnalité du malade : nous
n’avons pas tous la même personnalité et toutes les drogues ne sont pas compatibles à notre
glande-mère. Il importe alors que le tradithérapeute trouve les plantes qui correspondent à la
personnalité de notre Evus.

Il arrive souvent que certains hommes soient porteurs d’un Evus plus puissant que leurs
capacités cognitives naturelles. Ce qui explique qu’ils ne peuvent pas vivre normalement
comme tous les hommes, il faut les soigner. Au Gabon, on parle de l’utilisation du “bouton
rouge”.

Dès que cette intelligence se met en route, il se produit une surtension en eux et ils meurent si
un traitement adéquat n’est pas proposé. Certains maux de tête et certaines hémorragies, selon
les dires de nos enquêtés, sont des symptômes physiques de la manifestation de l’inadéquation

possesseur, l’évou fort et méchant qui donne le pouvoir de nuire. Celui qui a un évou faible s’appelle miê, le possesseur d’un
évou fort s’appelle nnem [plur. Beyem]. Le miê ne fera jamais rien d’éclatant ; au contraire, la richesse, la gloire et le bonheur
seront le partage du nnem. On peut naître avec un évou faible ou un évou fort. », p. 181
entre l’intelligence et les capacités physiques de l’organisme. C’est en ce sens que le
surmenage intellectuel s’entend, chez les tradithérapeutes, comme un survoltage énergétique.
On dit que l’individu a utilisé plus d’énergie qu’il ne le devait pour réaliser une quelconque
besogne.

Cela dit, l’intelligence, pour les tradithérapeutes, est nulle autre chose que l’activité d’une
puissance matériellement déterminée : Evus.

La maladie, résulte, alors, d’un dysfonctionnement de cette énergie qui enregistre, en elle,
toutes ses activités. C’est pourquoi, la première étape d’une recherche des causes de la
maladie, consiste à se saisir de cet organe microscopique qu’est Evus. Il faut que le
tradithérapeute examine, secrètement, par les moyens qu’il détient, l’état de santé de la
glande-mère ; il le fera à travers les mets qu’il fera manger au patient. Souvent, certains
tradithérapeutes demandent à leurs patients de faire la selle par terre afin de leur donner la
possibilité de l’examiner pour délivrer leur diagnostic avec plus de précision. Parfois, il faut
attendre la nuit pour saisir l’autre dimension de cette “intelligence” extraordinaire puisque,
c’est lorsque l’homme dort qu’elle peut naturellement se manifester à partir de la sécrétion de
certaine substance dans l’organisme. On sait par exemple qu’elle est en rapport étroit avec la
glande pituitaire, avec laquelle l’intelligence réalise un véritable système régissant la vie.

Précisons alors que, chez les Fang tant du Gabon, de la Guinée équatoriale, du Congo et, voire
chez les Bantous, la croyance en l’Evus, est fortement répandue et elle est très liée à celle de
la sorcellerie. Evus se présente alors chez les Bantous comme une puissance, une force, une
intelligence spéciale, parce qu’elle se manifeste généralement la nuit. Cette intelligence est
ambivalente parce que, selon la croyance populaire, elle permet à son détenteur soit de
protéger, soit de nuire ou d’accroître les récoltes ou de les détruire.

Pour le professeur François Lumwamu de l’université417 de Brazzaville, cette intelligence est


spéciale parce qu’elle permet de savoir comment se présente la réalité fondamentale des
choses et des êtres humains afin d’agir sur cette réalité dans le sens de soutenir ou de fausser,
c’est-à-dire de perturber l’ordre des choses de manière à répandre le malheur et de stériliser la
nature. Il est alors possible de penser que Evus, organe d’intelligence, se définit lui-même
comme un système, celui de la vie. La profondeur de la médecine africaine consiste à
s’intéresser profondément à ce système qui régit la vie. Il n’est pas possible de concevoir la
guérison autrement que par l’intérêt que l’on porte à ce système en tant que “champ”. Or, il
est de la nature de tout système d’être indifférent à d’autres systèmes qui ne présentent pas les
mêmes intérêts que lui. Pour Pierre Bourdieu, un champ s’apprécie :

En définissant des enjeux et des intérêts spécifiques qui sont irréductibles aux enjeux et aux
intérêts propres à d’autres champs…et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été
construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêt implique l’indifférence à
d’autres intérêts, à d’autres investissements aussi voués à être perçus comme absurdes,
insensés ou sublimés, désintéressés). Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux
et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la
reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux etc.418

La perspective qui consiste à définir la guérison comme un champ a pour avantage de nous
indiquer que la médecine ne peut pas ne pas s’intéresser activement au champ tel que nous
transposons ce concept en terme “d’intelligence active” dans l’organisme.

B) Les actes négatifs ou positifs liés à la croyance au «vampire»

Les initiés connaissent un certains nombre de techniques qu’ils conservent secrètement


pour faire, ou du bien à la société, ou du mal à celle-ci : pour ce qui concerne la maladie ou la
bonne santé, la bonne ou la mauvaise fortune, les initiés développent des savoirs pratiques et
systématiques qui constituent des signes et des comportements socioculturels qui sont
nécessairement porteurs d’une logique propre mais, cette logique ne peut s’accommoder du
principe de contradiction. Beaucoup d’initiés sont de véritables promoteurs de techniques qui
mettent en scène la mort ou la vie, en fait, quand ils mettent au point des techniques de
destruction, nous sommes dans le domaine de compétence de Evus et, dès lors qu’ils mettent
en scène des éléments ayant pour finalité la promotion des valeurs, nous sommes dans le
domaine d’Akom.

417
LUMWAMU (F) : Essai de morphosyntaxe systématique des parlers kongo, Klincksiek, Paris, 1973.
a) Les maladies du système social clanique : aka’a

La médecine traditionnelle au Gabon connaît des maladies qui relèvent plus précisément de la
manipulation ou de l’utilisation de cette intelligence supra humaine dont nous parlons : ces
maladies sont précisément le fait d’un pouvoir dont la capacité vibratoire permet d’influencer
le fonctionnement normal de la réalité des choses, de renforcer ou de réaliser certains désirs
positifs ou négatifs. Chez les Fang du Gabon, ces maladies ont pour dénomination Meka’a, au
singulier, Aka’a. Que sont ces maladies et comment se manifestent-elles ?

En effet, le mot aka’a, en langue fang, signifie : promesse faite lors d’un contrat entre deux
personnes. Un Nnem fait appel à un enfant pour réveiller son Evus, il lui donne un repas dans
lequel il met des ingrédients spéciaux à l’insu du protagoniste. Généralement, il s’agit d’une
banane douce. Il dit à ce dernier ce qu’il sera à l’avenir (il s’agit généralement de la puissance
et des richesses), puis il fait promettre à l’enfant de lui donner en sacrifice un membre de sa
famille ou son premier fils ou sa première femme, dès qu’il sera en âge de procréer. Si, après
avoir consommé le met magique, l'enfant refuse, alors il sera malade et, tant qu'il n'aura pas
donné en sacrifice ce que le sorcier lui demande, il ne se rétablirait pas, bien au contraire, c'est
lui qui risque de mourir.

Et s’il donne, il aura le pouvoir d’utiliser cette intelligence spéciale et supérieure grâce à
laquelle il pourra percer les mystères de l’univers et en comprendre le fonctionnement. Une
fois que le contrat est fait, il s’opère un changement extraordinaire dans la vie intérieure de
l’enfant. Il devient un surdoué parce qu’il détient désormais des capacités extraordinaires
grâce auxquelles il identifie les lois qui régissent le fonctionnement de l’univers419. On a le
cas des filles à qui les parents donnent un Aka’a pour qu’elle deviennent riches et servent leur
famille à condition de ne pas aller en mariage. Le plus souvent, ces dernières sacrifient
mystiquement leurs époux au bout de quelques temps afin d’être des veuves heureuses420.

418
BOURDIEU (P) : Question de sociologie, Paris, Minuit, 1980, pp. 113-114
419
Cf. Chapitre2. Le dialogue entre le tradithérapeute et la famille de Betoule permet de comprendre l’initiation
au vampirisme.
420
Ce genre de pratiques est fréquent à Bitam, surtout dans le clan Zomo et au village Zomo. Mlle ESSENG ONDO Marcy,
fille de ce village nous en avait fait le récit à Lyon, au mois de septembre 2004 : « mes parents m’ont dit que je ne suis pas
faite pour le mariage, c’était après la mort de ma grand-mère, je ne suis donc pas responsable du mal que j’inflige à mes
copains, je suis porté par une force qui me dépasse…, J’ai un aka’a …. Il faut me soigner …
Evus a maintenant des outils qui lui permettent d’agir sur l’univers et de créer des conditions
d’existence meilleure. Comment cette opération magique et spirituelle se passe-t-elle
concrètement ?

En fait, dans la journée, pendant que tous les villageois vaquent à leurs occupations
quotidiennes, et que personne ne le voit, un Nyem mam fait appel à un enfant afin de l’initier
subtilement aux secrets d’Evus. Il lui donne une banane douce. Dans celle-ci, il a pris la
précaution d'introduire une plante médicinale sur laquelle il a fait des incantations. L’objectif
est de faire en sorte que, une fois dans le ventre de l'enfant, cette préparation puisse réveiller
l’Evus qui est dans le ventre de l’enfant et lui donner les informations nécessaires pour qu’il
agisse. Pendant qu'il fait cette opération mystique, l'enfant n'est pas présent. Mais, une fois
que l'enfant est devant lui, il lui dira explicitement ce qu'il attend de lui à travers un langage
alambiqué, archaïque, de manière à arracher un oui à celui qu’il voudrait duper. Une fois que
l'enfant est abusé, il lui tend la banane. En la mangeant, ce dernier avale un mets
médicamenteux qui fera de lui, bientôt, un monstre dans sa famille. Il ne se contrôlera plus, il
vivra sous le joug du sorcier et toute sa prospérité ne sera qu’un appât qui permettra au sorcier
de tuer, à travers cet enfant, de plus en plus de victimes.

Ainsi, pour les filles, la première victime est généralement le premier mari ou son premier
homme421. Le plus souvent, on constatera qu'une femme a des problèmes de conception,
qu'elle fait des mort-nés. Lorsque les accouchements sont difficiles, les tradithérapeutes
soupçonnent l'action d’Evus qui tentait de manger l'enfant. Et, lorsqu'ils sont nés, en les
examinant, les sages-femmes constatent souvent que les nouveau-nés dans ces conditions, ont
des marques, des blessures sur le corps. On dit alors que c’est Evus qui a tenté de les manger
et que cette femme a un Aka’a, « qu'elle a été gaspillée par un sorcier maléfique ».

C'est là un exemple d'activité d’Evus, qui permet au sorcier, de mettre au point des objets de
destruction pour tenter de corrompre le destin de leurs victimes. Parce que tout est dans la
partie, le sorcier sait qu'il lui suffit de prélever quelques cheveux, des ongles, les urines,
quelques gouttes de sang appartenant à un individu, pour mettre au point un fétiche (une
arme) qui puisse le détruire à distance. Aussi, pour connaître la nature des hommes qu'ils vont
tenter de vampiriser, leur science montre qu'il suffit de récupérer les empreintes de la victime,

421
Cf. note précédente !
un vêtement sale qui n'a pas encore été lavé. En terme de technique, on appelle cela «menvine
me ngül », littéralement en français, « les saletés du corps ».

Cependant, cette initiation à l’Evus et aux choses de la nuit, peut tout aussi développer des
armes qui permettent à celui qui en jouit de se défendre contre l’ennemi visible ou invisible.
Surtout, il peut désormais manipuler, à sa guise, les vulnérables. La contrepartie de ce pouvoir
extraordinaire se matérialise souvent par des maladies et des décès étranges parmi les proches
parents de l’homme devenu Evus. Dans le cas où ce dernier refuserait de sacrifier l’un des
siens, il tombe lui-même malade et peut en mourir. Mais, les meka’a se soignent auprès des
Nganga qui font, souvent, ce qu’on appelle le sacrifice de substitution en égorgeant, à la place
de la victime, une bête domestique appartenant à la victime.

Le vampirisme, ou l’œuvre maléfique d’Evus, consiste donc à chercher des éléments


appartenant à un individu et avec lesquels son corps a un contact direct. Ainsi, les sous-
vêtements, les garnitures souillées, entre autres choses, seront mélangées à des plantes
spécifiques ; l’ensemble sera ficelé avec force en prononçant des paroles de malédiction à
l'intention de celui à qui ces « saletés du corps » appartiennent. C'est ainsi que se présentent
certaines armes magiques qui provoquent ces maladies que nous avons appelées les fusils
nocturnes. Ces fusils mystiques sont de véritables missiles à tête chercheuse destinés à
retrouver un individu à qui appartiennent « les saletés du corps » et, à quelque distance que ce
soit, une fois lâchés dans l'air, comme des chiens policiers à la recherche d'un bandit, ces
missiles mystiques retrouveront leurs destinataires. Lorsque ces derniers sont atteints, l'impact
des balles sur le corps physique se manifestera soit pas une petite douleur bénigne qui au fil
des jours, donnera un abcès, puis, la gangrène et, si un Nganga, un Maître Akom dans l'art de
la médecine n'intervient pas, on parlera de cancer et la personne sera amputée.

À la question : “faut-il croire ces balivernes ?” La réponse est simple : les Bantous croient et
ils croient parce qu'ils vivent ces choses-là ! Manuel Ndongala, du Congo, dans son ouvrage,
un fusil dans la main, un poème dans la poche, témoigne de l'action démoniaque de ceux dont
le pouvoir s'identifie à Evus, c’est-à-dire les sorciers maléfiques. Si la question posée plus
haut lui était adressée, on l'entendrait dire ce credo : « mais bien sûr que les féticheurs et les
sorciers tuent à distance ». « J’en ai connu, moi, des féticheurs, et des grands. »422. Cette

422
NDONGALA (E.) : un fusil dans la main, un poème dans la poche, Paris, Albin-Michel, 1967, p. 22.
affirmation peut apparaître saugrenue pour un esprit rationaliste. Mais, est-il plus rationnel,
pour lui, de croire que les Américains pourraient bombarder, à tout moment et, à des centaines
de kilomètres, un pays grâce à leurs bombes ? Ce qu'il faut dire, c'est que chaque peuple à ses
terroristes : en Afrique, ce sont les sorciers maléfiques qui utilisent leurs savoirs pour détruire.

Généralement, ils utilisent les animaux tels que le serpent, des chiens, des gorilles, les
panthères et des lions qu'ils ont apprivoisés et éduqués en secret, dans un lieu d'accès difficile,
pour attaquer les humains. Ainsi commettent-ils des crimes crapuleux sans que,
juridiquement, ils puissent en être inquiétés. C'est pourquoi, lorsqu'on apprend qu'un homme a
été attaqué en brousse par un animal ou qu'une plantation de bananes a été dévastée par un
gorille en forêt, les villageois cherchent celui à qui ces animaux appartiennent. S'il se trouve,
après vérification par des moyens extraordinaires, qu’un individu est jugé coupable et s’il
passe aux aveux, il devra dédommager les victimes.

Finalement, la sorcellerie ou le vampirisme, c'est ce qu'on peut appeler « l'intelligence au


service du Mal ». Celle-ci met au point, en utilisant la puissance d’Evus, des engins de
destruction dont la finalité consiste à déstabiliser la société et barrer la route au Bien. Voilà
pourquoi le mythe de l’Evus qui en fait, n'est mythe que pour un esprit rationaliste, doit être
appréhendé comme production des techniques de destruction qui créent de la brisure, de la
cassure et de la détérioration de l’harmonie et, donc, la maladie. Mais, l'efficacité des actions
d’Evus n'est possible que parce que cette puissance spirituelle extraordinaire agit
sournoisement dans l'invisible et dans la nuit. Car comme une pellicule photographique, dès
qu’Evus voit le jour, sa puissance est anéantie et son porteur tombe malade : il faut alors le
soigner en lui donnant des œufs et du sang. Ceci évoque, de loin, les «vampires» qu’on
présente dans certains films d’épouvante, se nourrissant du sang des victimes qu’ils mordent
au cou.

Au demeurant, précisons que l’Evus, dans la société traditionnelle, n’était pas donné à
n’importe qui. Lorsqu’on dit qu’il était donné, cela ne signifie pas que certains en fussent
privés, car la connaissance des capacités d’Evus, c’est-à-dire la possibilité, pour un homme,
d’utiliser volontairement son potentiel d’énergie en sollicitant son intervention, n’est pas
révélé à tout individu. C’était le lot réservé à l’élite de la communauté. Celui qui en est
détenteur avait été choisi pour gouverner et régner sur la lignée. Ce sont les anciens qui lors
d’un conseil de famille secret, tenu avant la naissance de l’enfant, commençaient à formater
ce dernier en vue de le préparer pour la succession de son père. On peut alors dire que l’Evus
n’est autre chose qu’un pouvoir qui est donné à un individu pour qu’il concrétise sa volonté
de puissance. C’est la raison pour laquelle on réservait l’Evus à quelques initiés, notamment
les dirigeants du clan, les chefs de clan.

Ces derniers détenaient l’Evus afin de mieux gouverner et protéger leurs peuples en
promouvant la réussite sociale des membres de la communauté. C’est pourquoi, les chefs
traditionnels étaient eux-mêmes de braves guerriers et, parfois, de bons tradithérapeutes, dans
la mesure où ils veillaient eux-mêmes à la santé physique et spirituelle des membres de la
communauté.

Le rôle des mânes des ancêtres ainsi que les interdits qu’ils faisaient observer à leurs peuples,
constituent, comme nous l’avons déjà dit, les bases réelles d’une médecine préventive
appliquée à la santé communautaire. De fait, il faut considérer la médecine traditionnelle
comme un champ et le tradithérapeute comme un veilleur : un chef devait veiller sur ses
gouvernés de jour et de nuit. Son pouvoir se manifeste, tout comme celui de Dieu, sous la
forme d’un ensemble de maux qui peuvent mettre la société en péril. C’est le cas, par
exemple, des fléaux tels que la famine, l’empoisonnement, l’ensorcellement. Ainsi, ce qu’on
retient, surtout, des dirigeants, de nos jours, c’est cette capacité qu’ils ont d’utiliser les forces
vitales pour nuire aux membres du clan qui seraient en marge de la coutume.

b) L’idée de «vampire» ou la capacité de destruction sociale : la maladie comme violence


dans le système traditionnel de la santé

Comme nous l’avons dit en introduction, en médecine traditionnelle africaine, l’agent


pathogène n’est pas objectivement visible pour tous, il faut nécessairement aller au-delà des
phénomènes visibles pour le saisir. L’élément perturbateur de l’harmonie, la maladie, que les
adeptes du Bwitiste appréhendent comme l’inharmonie résultant de la manipulation de
quelques forces supérieures. Pour les bwitistes, les forces invisibles, c’est-à-dire les esprits et
les génies, sont aussi rusées que puissantes, elles arrivent à créer des illusions permettant de
fausser le diagnostic. Le fondement de cette croyance résulte du fait que les Nganga pensent
que la maladie ou la santé résulte du système « homme - génie », elles sont le fait d’un écart
ou d’un rapprochement entre les éléments dudit système où la maladie trouve son explication
dans l’utilisation malveillante des forces invisibles.

Les Nganga (Akom) et les sorciers maléfiques (Evus) représentent l’ordre et le désordre et
sont les utilisateurs et les manipulateurs des forces de la nature. Ceux qui font le désordre (les
sorciers maléfiques), les jeteurs de sorts, organisent leur action de manière à empêcher aux
hommes d’accomplir leur devoir, celui de pourvoir à l’avènement du mieux-être individuel et
collectif. Ils mettent alors leur science (la puissance d’Evus) au service d’une action dont
l’intérêt est de faire barrage au Bien. Ils produisent donc un ensemble de techniques qui
créent la maladie par la production des formes et des déformations sur le corps de la victime.
Il y a ainsi une production d’accidents provoqués par la violence qu’Evus exerce sur
l’organisme humain et sur la nature à cause de la jalousie. Des exemples abondent dans ce
sens : à Lomé, une “sorcière” a avoué avoir été à l’origine du décès d’un jeune chirurgien
rentré au pays à la fin de ses études dont les grands succès ont déclenché la jalousie de
certains confrères qui lui ont commandité de l’éliminer : elle l’a fait en basculant,
physiquement, la voiture qu’il conduisait, un accident s’en est suivi.

Ici, le «vampire» n'est pas un « mort qui aurait la capacité de sortir du tombeau pour sucer le
sang des vivants et mettre ces derniers à son service » mais, la manifestation du pouvoir
extraordinaire que Evus confère à ses détenteurs pour qu'ils manipulent et fassent souffrir la
communauté qu'ils mettent sous leur emprise. On dira alors que le «vampire» est, surtout, une
expression de la négativité africaine. Ce, parce que, toute expression positive et constructive
est exclue dans cette détermination négative de l'intelligence humaine. Dans sa manifestation,
Evus nous met en présence d'une société au sein de laquelle « l'homme est un loup pour
l'homme », de telle manière qu’un père n’hésiterait pas à s’alimenter de la chair de son fils.
Nous sommes dans une société qui ignore la gratuité, le don, l’amour, puisque, toute action
produite par la puissance d’Evus requièrent un contrat423 nécessitant, parfois, des sacrifices
humains. De ce point de vue, la maladie devient l’expression d’une violence résultant de

423
La notion de contrat se traduit en fang par un terme relatif à l’idée de “promesse”, idée qui se rend par le verbe e ka’a
(promettre). Or la dette que l’on contacte en promettant quelque chose devient un Aka’a qui peut devenir source de maladie.
Et, lorsque les promesses se font sur la base d’Evus et que l’un des protagoniste ne respecte pas ses dits, alors il souffres des
« Meka’a ».
l’imbrication de plusieurs systèmes qui s’entrecroisent dans la communauté. La communauté
africaine est trinitaire dans son organisation. Elle est composée de trois systèmes à caractère
mystique : “la famille”, “la sorcellerie”, “les sectes et les confréries secrètes”.

La faiblesse des approches de la Médecine moderne en Afrique est de ne pas prendre


suffisamment en compte ces réalités qui déterminent le comportement des individus au sein
de la communauté. Ces trois structures définissent les cadres d’exercice du pouvoir qui ont la
capacité de donner ou d’éliminer la vie au moyen d’une violence physique ou symbolique.
Dans ce contexte, on doit envisager la maladie comme étant l’expression de la violence
exercée sur le corps ou le psychique d’un membre de la communauté

Dès lors, il est important de retenir qu’en Afrique noire l’homme est encastré par des
traditions qui le définissent. Il ne peut s’épanouir librement sans tenir compte de ces trois
éléments structurels qui fixent les normes de sa culture. Il n’y a pas de maux Ainsi pour Peter
Geschiere tout cas de maladie ou de désagrément trouve son explication dans le cadre de ces
systèmes traditionnels à caractère mystique :

L’omniprésence de la sorcellerie dans les secteurs modernes, au Cameroun, comme dans


d’autres pays d’Afrique, n’est pas une curiosité exotique. Au contraire, elle a son sens propre.
Pour beaucoup d’Africains, c’est, toujours, le discours auquel on recourt de préférence pour
relier le contexte familier des rapports domestiques aux changements modernes qui ont
touché, souvent très brutalement, ces communautés424.

C’est cette importance que revêt la sorcellerie dans le village, lieu où ces systèmes prennent
racines, devenant une contre-valeur fondamentale pour le Bantou en général et le Gabonais en
particulier425. Il ne serait pas abusif de dire que les Bantous vivent sous la dictature de leurs
traditions et de la peur de la sorcellerie ?

424
GESCHIERE (P) : cité par Luneau, in Comprendre l’Afrique…p.149

425
On a des ministres de la République qui sont dans leur village pratiquement tous les week-end pour organiser des
cérémonies pour apaiser les esprits et se protéger contre les mauvais sorts. La majorité de nos ministres sont à la solde des
marabouts et autres féticheurs.
Violence du Système Familial : le pouvoir des parents

Il est communément admis par les populations gabonaises que la famille est le premier cadre
d’exercice d’un pouvoir qui confère aux uns et aux autres la possibilité d’éliminer ou de
protéger la vie. Tout pouvoir se donne et se limite sur la base du lignage et de la filiation.
C’est pour cette raison que la présence de la famille est impérative lorsqu’un membre de la
famille suit un traitement médical chez un tradithérapeute.

La maladie, comme exercice de la force d’un sorcier sur un individu, suit essentiellement ce
cadre naturel d’exercice du pouvoir. Le rôle des parents est de donner la bénédiction pour que
le traitement que va appliquer le Nganga prenne force. Puisque la sorcellerie prend effet en
fonction du lien qui unit deux personnes, seul un parent peut livrer un membre de sa famille
en sacrifice. D’où l’adage : la mort ne vient jamais de loin, mais de la famille. Les membres
d’une famille peuvent donc exercer une violence sur les plus vulnérables en vue de leur
ascension sociale. Cette violence se traduit par des sacrifices magiques du Mgbwel (le
«vampire») ou de la magie sous l’aspect de maladies.

Selon les Nganga, dans la société gabonaise, le maintien des croyances ou du pouvoir dans la
communauté se fait au moyen de la violence dont la maladie n’est que la manifestation
physique ou symbolique. Ces deux formes de violence sont très liées.

1. La forme physique de la violence est celle qui se rapporte à tout ce qui concerne les
brutalités exercées sur le corps pour le transfigurer, le transformer ou le détruire. Les
spécialistes de cette sorte de violence sont des « jeteurs de sorts », encore appelés des
« mangeurs d’âmes » que l’évêque de Maroua, Mgr Philippe Stevens, selon les propos
rapportés par Luneau, identifie comme « un des principaux maux de notre société d’ici, une
catastrophe au même titre que l’arki, le sida ou la famine »426. Dans ce contexte de violence
sorcière, il faut que « la maladie, quelle qu’elle soit, apparaisse presque toujours comme « le
résultat d’une volonté ou d’une force extérieure à l’individu : volonté d’esprits invisibles (…),

426
LUNEAU (R) : Comprendre l’Afrique…, Paris, Karthala, 2002, p.44
volonté d’êtres humains à l’esprit mauvais et aux pouvoirs redoutables, ou la rencontre avec
une force dangereuse »427.

2. La forme symbolique recouvre, quant à elle, toutes les formes de violence exercées sur les
consciences : des menaces liées aux interdits sociaux et alimentaires. Dans ce type de violence
nous pouvons en citer l’exposition des individus à des choses construites socialement comme
terrifiantes et effrayantes considérées comme sacrées. La maladie apparaît comme
conséquence de la violation des interdits fixés par des sociétés secrètes ou comme la volonté
du système de sorcellerie.

Ainsi la violation d’un secret du rite initiatique ndjèmbè428 est-elle source de maladie, d’autant
plus que la maladie apparaît le plus souvent comme un châtiment. Pour André Raponda
Walker, « les initiés du Ndjèmbè ne souffrent pas qu’on dévoile ce qui se passe dans ces
séances secrètes. Tout initié, disent-elles, qui trahit les secrets de la secte, ou tout profane qui
regarde ce qui s’y passe, deviendra fou ou mourra prématurément »429. On peut dire la même
chose du rite melane, où on interdit aux néophytes de voir ou de toucher le reliquaire avant
leur initiation, mais aussi de manger les aliments offerts aux ancêtres lors d’un repas rituel.
Tous les contrevenants sont frappés de maladies parfois inexplicables. De quoi souffrent-ils ?

La réponse : ils sont envoûtés ou empoisonnés secrètement par les membres de la secte. Il
convient de retenir que si les sociétés secrètes permettent tant aux aînés sociaux de résoudre
tous les cas d’infortune, de maladies et d’autres problèmes de la vie quotidienne des membres
du clan ou du lignage, c’est pour une raison : la croyance en l’efficacité de leurs différentes
pratiques occultes.

Violence des sociétés secrètes :

427
TRINCAZ (J.) : « Mythes, sens et représentations de la maladie chez les Mancagnes du Sénégal », Psychologie Africaine,
vol. IX, n°1, 1973, p.82
428
Le Njèmbé, société secrète féminine du groupe Mpogwè, enseigne à la femme tous les secrets de l’Amour dans ces
diverses manifestations (amour charnel, conjugal, maternel, amour du prochain).Voire, M. Birinda, La Bible secrète des
Noirs, p.140, cité par Raponda à la page 246
429
RAPONDA WALKER (A) : Rites et Croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p.247.
On retiendra essentiellement que les confréries initiatiques gabonaises ont souvent imposé la
conformité de leurs normes de croyance au moyen de la violence symbolique et, surtout, au
moyen de la violence physique, dans l’intérêt de persuader quiconque de la pertinence de
leurs différentes philosophies de la vie. Ce sont leurs croyances qui soutiennent la
construction matérielle du monde, grâce à la violence que les initiés entretiennent dans la
communauté. La société secrète du mwiri, par exemple, se constituait comme une ligue pour
la défense de la nature, en déclarant certaines forêts interdites ( nous y reviendrons au chapitre
8). Dans les forêts interdites, personne n’avait le droit d’y pénétrer et encore moins de les
profaner. Pour Raponda Walker, le mwiri joue un rôle très important dans le clan. « C’est, dit
Raponda Walker, en quelque sorte une ligue pour la protection de la nature et pour l’entretien
des lieux publics, doublée d’une police secrète destinée à rechercher et à punir les coupables,
quels qu’ils soient »430. Le mwiri, une ligue de la violence physique pour contraindre aussi
bien ses adeptes que tous les membres de la société à respecter ses règles de vie.

Le souvenir de l’épreuve de l’initiation suffit pour amener les adeptes à vivre dans la peur et à
la dépasser. En effet, pour être admis dans la secte, il fallait remplir deux conditions : être
adulte et verser une redevance. Lorsqu’on avait fait cela, un initié entrait en forêt, s’y
dissimulait, puis l’on faisait entrer le néophyte. Une fois en brousse, il était rasé entièrement.
« Les initiés tirent ensuite le faux cadavre qu’on enterre : – Ainsi tu mourras si tu révèles ce
que tu as vu, ce que t’a dit l’mwiri. Si tu trahis un serment, tu dois mourir ! » On voit alors
que l’initié est terrorisé le reste de son existence surtout lorsqu’il sait qu’il est à la merci d’une
police secrète qui l’épie tout le temps. Que faut-il penser d’une société d’hommes terrifiés par
la peur de trahir un secret et comment poser la question de la liberté dans une telle
communauté ? Bref, le même auteur ajoute : « plusieurs cas d’exécutions sommaires furent
dus ainsi pour avoir violé l’un ou l’autre secret de l’Obwiri »431. Tous les déviants se
trouvent, en conséquence, marqués par la “malédiction” du groupe qui exerce sur eux sa
violence physique d’où les cas d’empoisonnement fréquents, de crimes rituels qui sont
récurrents dans la population.

En somme, le culte des ancêtres et autres confréries initiatiques, le système de la sorcellerie et


de la famille, constituent le système de cristallisation de la maladie dans l’imaginaire bantou.

430
RAPONDA WALKER (A) : Ibidem, p.232
431
Ibidem., p. 228
Ce sont des lieux de production de croyances qui définissent la société traditionnelle et la
dominent en faisant usage de la maladie comme moyen symbolique et matériel du maintien de
l’autorité ou de la hiérarchie.

Parler alors de médecine traditionnelle en Afrique, c’est préciser que le mal biologique n’est
pas la simple détermination physique de notre finitude ; elle implique des éléments tant
organiques que psychosomatiques, résultant de la conjugaison des trois systèmes que nous
avons indiqué : le système des sociétés secrètes, le système familial et le système de la
sorcellerie.

Ainsi, lors d’une consultation, le Nganga tente de savoir si la maladie de l’intéressé ne résulte
pas d’un manque d’observance des règles socioculturelles et il doit d’abord localiser le genre
d’Evus avec lequel il a affaire. D’où, afin d’élaborer leur diagnostic, les tradithérapeutes
analysent la personnalité du patient à travers les trois axes qui structurent la personnalité de
tout homme et toute femme.

Ces axes sont :

L’axe des relations familiales ou l’axe horizontal,

L’axe des relations communautaires ou l’axe oblique

Et l’axe des relations avec les dieux, les ancêtres et le cosmos (ce dernier est l’axe vertical ou
sacré).

Cette démarche permet de considérer la guérison comme un réinvestissement de l’individu


dans la communauté en tant que personne. Pour les tradithérapeutes, la maladie trouve son
origine dans ces trois axes au sein desquels le Bantou se définit lui-même et se reconnaît
comme “membre”de la communauté. Cette approche paraît répondre à la définition que
l’Organisation Mondiale de la Santé confère à la notion même de santé : « un état de bien-être
complet bien-être physique, mental et social…». Autrement dit, la médecine a pour ambition
certaine de médicaliser l’homme dans sa totalité, physique, psychique, spirituelle. Le tout est
donc de savoir si la formation universitaire des médecins et infirmiers correspond à cette
exigence qui englobe la personne-personnalité : corps-psychisme-esprit.
Ceci implique que la tâche nouvelle de la médecine consiste à ne pas réduire la fonction du
thérapeute à une rationalité simplement physico-mathématique qui saisit la maladie à partir
d’un ensemble de symptômes : le malade n’est pas un simple cas ou un simple numéro, il est
une culture, une conscience qui ne doit pas s’identifier à ce dont elle n’est que la victime.
L’univers des patients est à connaître pour éviter de créer un conflit culturel entre lui et le
thérapeute bien qu’il soit nécessaire de garder la distance qui permet de ne pas envisager la
fusion entre le thérapeute et le patient. Ceci signifie que l’infirmier africain doit maîtriser le
symbolisme de l’univers de son patient, son mode de représentation spécifique. Le thérapeute
doit être un pédagogue pour arriver à identifier les obstacles inhérents à la culture du patient
et qui empêchent le message qu’il adresse à ce dernier de passer. Il faut soigner en respectant
les us et les coutumes des gens à qui on propose ses services, notamment en ce qui concerne
les interdits alimentaires. C’est un défi, car selon son rôle propre, le thérapeute doit
accompagner le malade selon les trois axes ci-dessous cités :

Axe des relations familiales

Axe des relations communautaires

Axe des relations avec Dieu (la religion)

Décidément, l’exercice du métier d’infirmier, dans l’Afrique actuelle, nous invite à articuler
connaissances livresques et pratiques, science et conscience, réflexion sur les valeurs et les
normes d’une part, problèmes d’application pratique et technique d’autre part, si l’on ne veut
pas dériver dans une pratique désincarnée du métier d’infirmier. Le diplôme ne suffit donc
pas, il faut des qualités humaines dans ce monde désenchanté. D’où la proposition, en ce qui
concerne le cycle des études médico-socio-sanitaires, d’ajouter un module fondamental : « les
Sciences Humaines et Sociales ». Ce module, qui fait actuellement défaut à la formation de
l’infirmier, du médecin, bref, du personnel de la santé en Afrique, permettra de combler les
lacunes de nos soignants en matière d’humanisme.

Lorsqu’on parle de pratique de soins, cela semble trop souvent faire appel aux compétences
techniques, lesquelles sont calquées sur un modèle purement occidental que le Bantou, par
mimétisme, transposerait sans tenir compte de son génie culturel. Or il faut justement que les
praticiens comprennent tout le symbolisme qui entoure la vie de leur patient. Il faut retenir
que les soins, en Afrique, impliquent la connaissance d’un système qui se donne lui-même
comme cadre d’interprétation le sens de la maladie. Pour parvenir à une idée d’humanité, il
faut aborder le patient selon les catégories de ce système :

1. Monde visible

2. Monde invisible

3. Modernité

4. Tradition, coutumes

5. Religions

Dans tous les cas, il s’agit de considérer la démarche du patient selon ces différentes
déterminations du système.

Au final, il nous semble que la question du bien-être individuel ou collectif des populations ne
peut guère se poser en Afrique sans qu’on ne tienne compte de la relation qui s’articule autour
de ces trois systèmes de domination. Laquelle domination est mystique et confère à la maladie
son caractère religieux.

D) Universalité de la médecine traditionnelle

a) La nature dans la médecine traditionnelle

Le caractère universel de la médecine traditionnelle se trouve dans le fait que, à travers le


monde, en Inde ou en Afrique, en Amérique latine ou dans l’Antiquité grecque, la thérapie a
un lien avec une conception énergétique de la nature. Dans cette perspective, on ne peut parler
de médecine traditionnelle dans des sociétés sans machine sans évoquer l’idée de religion.
D’ailleurs, dans son épître aux Corinthiens, saint Paul désigne, d’une certaine façon, cette
puissance pneumatique au chapitre treize, comme la partie la plus spirituelle de l’être lorsqu’il
dit que notre corps sera semé « psychiquement » et qu’il renaîtra « pneumatique ». Chrysippe
identifie cette force spirituelle au Destin, l’associe, tout en l’identifiant, au gouvernement
providentiel d’un monde régi selon une providence et selon un esprit qui en pénètre toutes les
parties et qui régit en lui, à la manière d’un principe directeur, comme l’âme chez l’homme.
Chevalier écrit, à cet effet :

En ce sens, la force ou la cause qui enchaîne tous les êtres les uns par les autres et par quoi
tout arrive, le Destin, peut être dénommé le Logos de l’univers (…) et l’on sait l’usage que
feront les chrétiens de ce terme logos, mais avec cette différence capitale, toutefois, que le
Logos des Stoïciens est ce selon quoi (…) toutes les choses sont régies et tous les événements
sont arrivés, arrivent ou arriveront, tandis que pour saint Jean le Logos ou Verbe est Celui par
qui (…) toute chose a été faite et par qui le monde existe 432.

Point n’est, en effet, besoin de faire la différence entre ce qu’est ce Logos évangélique ou
philosophique du stoïcisme, ce qu’il est bon de faire ressortir, c’est l’idée qu’il existe une
force sans laquelle rien ne vient ou ne demeure à l’existence. Alors que la définition de ce
Logos est conceptualisée chez les grecs et dans la Bible, il faut dire que la même idée voit le
jour chez tous les peuples primitifs en tant que force mystérieuse douée d’une réalité
autonome. Chez les malaisiens, par exemple, elle a pour nom : mana.

Selon Mircea Eliade, cette présence de la force est constante dans toutes les religions
primitives du monde de telle sorte qu’il est presque difficile de distinguer deux modes de
connaissance particulière : une rationalité scientifique et une rationalité symbolique en
sachant que la dernière délivre un sens imaginatif proche de la magie. Ne faut-il pas dire alors
que la grandeur de la médecine traditionnelle consiste dans le fait que ces deux modalités de
la connaissance ne se distinguent pas radicalement l’une et l’autre à cause du caractère
religieux que revêt cette médecine. C’est là toute la richesse de la médecine traditionnelle et
c’est effectivement l’une des choses qui doivent aiguiser notre curiosité si l’on jette des
lumières, toujours nouvelles, dans les rites initiatiques africains. Car la quête de la santé s’y
présente comme une quête de soi-même, de sa propre personne à travers une démarche
symbolique et dialectique entre la dimension matérielle et spirituelle, de l’homme devant
coïncider avec la représentation primitive, mais aussi ésotérique, de cette force. Or, à bien y
regarder, l’accessibilité à la puissance pneumatique n’est pas un exercice purement rationnel :
elle exige, de par sa propre nature, une interprétation des signes d’autant plus que, comme le
souligne Kant, la nature s’adresse à nous dans un langage symbolique exprimé dans l’art et la
religion.

En réalité, le fondement commun entre la religion chrétienne et la médecine traditionnelle est


surtout le symbolisme en terme d’éléments objectifs pouvant servir de support matériel à ce
qui n’est que spirituel. La réalité matérielle ne peut donc s’entendre qu’en terme de voile,
puisque le plus important, ce qui donne sens, reste caché, voilé. Pour saisir ce qui est caché, la
choséité de la chose, il faut nécessairement plonger son regard dans ce qui est, c’est-à-dire
cette force. Dès lors, on ne peut évoquer la question de la guérison sans évoquer celle de la
nature, en ce qu’elle contient et en ce que les choses représentent pour elles-mêmes et pour la
totalité de l’étant.

Toute chose, au sein du Vivant, trouve alors son explication rationnelle ou symbolique à partir
d’un questionnement qui s’organise en direction de la force, de telle sorte que la maladie, en
tant que dysfonctionnement de l’organisme, est une réalité qui n’est jamais dépourvue de
sens. Une telle explication de la pathologie à partir de l’idée qu’on se fait du Vivant, suppose,
à chaque fois, qu’en matière de médecine traditionnelle, l’on reconnaisse à la maladie un sens
et une finalité qui transcendent presque toujours la dimension physique.

Si, dans le monde traditionnel, tout arrive par la force, le mana, il faut, alors, entrer en
communication avec ce dernier pour dégager un sens à la vie ou à ses aléas. Il est, de ce fait,
nécessaire que la médecine traditionnelle s’organise à partir de ce qui rend toute chose
nécessaire : la force. Eliade souligne avec pertinence le caractère permanent de cette dernière
dans la religion traditionnelle. Or, dans la mentalité primitive, il n’est pas aisé de distinguer ce
qui fait partie de la religion de ce qui n’est qu’un élément de la médecine, puisque l’une et
l’autre manifestation sont mutuellement liées. Mircea Eliade cite, à ce sujet, Van der Leeuw
pour montrer l’importance de la force, donnée médicale et religieuse, dans les religions
traditionnelles :

L’acte grandiose de la Création cosmique n’a été possible que par le mana de la divinité ; le
chef du clan possède lui aussi le mana ; les Anglais ont asservi les Maoris parce que leur
mana était plus fort : l’Office du Missionnaire Chrétien possède un mana supérieur à celui des

432
CHEVALIER (J.) : histoire de la pensée, tome 1, Paris, Flammarion, p1955, p. 433.
rites autochtones. Les latrines ont cependant leur mana, elles aussi, grâce au caractère de
« réceptacle des forces » que possèdent les corps humains et les excréments aussi433.

En fait, toute partie du corps humain émet les mêmes vibrations magnétiques que
l’homme entier dont elle est une émanation. Les bwitistes disent à cet effet : “ce qui est en
haut, est en bas”. Cela dit, à travers cette longue citation, on voit que, selon l’imaginaire
africaine, tout gouvernement tire son importance de l’état de concentration de la force utilisée
par le chef. En effet, plus celui-ci s’élève spirituellement et mystiquement pour acquérir
toujours plus de force, mieux il peut défendre son peuple tant physiquement que
spirituellement. De plus, il se dégage une conception particulière du chef, en fonction de sa
relation à la force : il est, de par ses connaissances, un médecin et un prêtre. Et tout le monde
voudrait être chef et commander : voilà pourquoi tout le monde voudrait utiliser la force en sa
faveur.

La perception primitive de la nature au sein de la médecine traditionnelle oblige les


traditionalistes à poser l’esprit comme premier moment d’une démarche de guérison. La
maladie devra, dans une telle mesure, dépendre des causes occultes, de telle manière que la
mort ne pourra pas toujours intervenir à un moment prévu par le Destin. En d’autres mots, la
mort devient le fait d’une manipulation négative du mana en direction d’un individu par un
tiers ou par un esprit. On dit, alors, que la maladie, ennemie du bonheur de l’homme, est, dans
toute société traditionnelle, le fait d’un maléfice ou d’un sortilège introduit dans le corps et
qui de toute évidence, selon la croyance populaire, est le résultat des manœuvres d’un ennemi
sournois qui a usé d’une énergie malveillante et implacable contre un sujet devenu vulnérable.
Dans la société traditionnelle africaine, ni l’évangélisation, ni la colonisation et encore moins
la modernisation de la société, ne sont venues à bout de la croyance selon laquelle les hommes
vivent au milieu des esprits. Ce qui arrive à l’homme, bon ou mauvais, ne peut être que le fait
des esprits, véritable manifestation du mana ou la force vitale ou le muntu.

En tant que force bonne, le mana est la manifestation d’une présence spirituelle bienveillante ;
mais, dans le cas contraire, il signifie la présence du mal. Dans un tel contexte, il est
quasiment impossible à un traditionaliste d’accepter une explication rationaliste de la maladie

433
ELLIADE (M.) : Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1970, p.30
qui le frappe, mieux, l’évocation d’une cause naturelle à l’origine de la maladie s’avère
inadmissible. Voilà pourquoi les 80 % de la population africaine, adeptes des rites initiatiques,
en se soignant en médecine traditionnelle, sont naturellement convaincus par les déclarations
d’un visionnaire qui déclare que leur maladie est le fait d’un ennemi caché. Dans le fond,
primitivement, l’homme soupçonne et se convainc, sans le déclarer haut et fort, que son mal
n’est pas naturel ; mais il va chez le médecin traditionnel pour en chercher la confirmation et
pour dénicher les preuves de cette perversité. Le prêtre-devin, le Nganga missoko, ce sorcier-
guérisseur que plus de 80 % de la population africaine ne manque pas de consulter, donnera,
comme le dit Lydia Cabrera, dans son ouvrage La Foret et les Dieux, Religion afro-cubaines
et médecine sacrée à Cuba :

Une description minutieuse des traits physiques et moraux de celui qui fait l’ensorcellement,
qui a fait un “travail” contre le malade, qui l’a “lié”. Il dévoilera les mauvaises intentions de
ce dernier, seul responsable du mal dont souffre la victime. Il va sans dire que souvent ces
maladies, qui sont le résultat d’un maléfice, sont celles dont on guérit le plus facilement après
l’intervention du devin434.

La connaissance et la maîtrise du fonctionnement de la force à travers ses différents degrés de


manifestation dans la nature confèrent un pouvoir permettant d’agresser les individus par des
envoûtements. Il faut un même savoir pour faire le contraire. On dit alors chez les fang du
Gabon et du Cameroun, beve b’ave, beva, b’ava, c’est-à-dire en français, les uns donnent et
d’autres enlèvent et selon le mot de Lydia Cabrera, « Nganga contre Nganga, c’est-à-dire
énergie contre énergie ». La Médecine traditionnelle se présente dorénavant comme un champ
de force où chacun, en fonction de sa morale, pilote son action par la manipulation de la
même puissance pneumatique. Le résultat de son action est fonction de ses possibilités, mais
aussi de son élévation spirituelle.

Pour le tradithérapeute, l’énergie spirituelle tout comme l’esprit, sont des éléments dont se
servent les sorciers pour dominer les individus. Dans tous les cas, dans l’univers de la
médecine traditionnelle, la maladie a pour fondement un principe spirituel dont les hommes,
les esprits ou les dieux, se servent pour interpeller, réprimander ou intervenir dans la vie
matérielle. Voilà pourquoi Lydia Cabrera peut affirmer que, « quand la maladie ne vient pas
d’un kindambazo (d’un ensorcellement), il s’agit certainement d’un châtiment du ciel (oru),
mérité ou parfois arbitraire, pour une faute commise ou pour un acte d’irrévérence ou de
désobéissance vis-à-vis d’une divinité »435. Pour l’homme de la société traditionnelle
africaine, le Bantou, il est difficile de se défaire de cette perception de la maladie qui insère
l’homme dans une structure toujours plus communautaire.

b) Contribution de la médecine traditionnelle et préjugés épistémologiques

Certains scientifiques se méfient de la médecine traditionnelle pour la simple raison que ce


qui se pratique en Afrique, dans les rites traditionnels, n’a pas le même degré de scientificité
que la science, du point de vue occidental. Pourtant, aux dires des spécialistes, la contribution
de la médecine traditionnelle au développement de la médecine moderne est considérable : les
tradithérapeutes contribuent à hauteur de 30 à 40% de quantité et de qualité de plantes pour
l’élaboration des médicaments (Dr. Gbodossau). Les guérisseurs sont effectivement
détenteurs d’un savoir de bonne facture capable de contribuer au développement de la santé.
D’ailleurs, de par l’expérience, on peut constater que dans toute l’Afrique que les
scientifiques les chercheurs qui collaborent avec les tradithérapeutes n’apprennent rien à ces
derniers en ce qui concerne les plantes : « il connaissent bien leur métier, il connaissent bien
les plantes qu’ils utilisent soit pour soulager les maux de tête ou les maux de ventre etc. Ils
ont leurs connaissances dans un domaine bien précis, nous les assistons en vue de mieux les
organiser » (Dr. Boubacar Traoré, agronome de formation).

Malgré ce type de témoignage, lorsqu’on convoque son intelligence à une réflexion


épistémologique portant sur la médecine traditionnelle, notamment au Gabon, on est
confronté à une objection : son manque de scientificité dans toutes ses thérapies. C’est un
argument épistémologique qui complique son entrée dans les Programmes de santé publique.
Cette complication se fonde sur la nécessité de la méthode comme condition de l’objectivité

434
CABRERA (L) : La Foret et les Dieux,…, trad. Béatrice de Chavagnac, Paris, éd. Jean-Michel Place, 2003, p. 35
435
Ibidem, p.36
au sein d’un paradigme de recherche. L’objectivité, en tant que telle, est un concept
sociologique justifiant la possibilité que les chercheurs qui travaillent sur un même projet de
recherche ont de s’entendre, soit sur l’objet de la recherche, soit sur la pertinence des
résultats. Or, l’on reproche aux tradithérapeutes de ne pas user d’une méthode qui permette de
contrôler l’efficacité de leurs produits, et les doses qu’ils utilisent suscitent la méfiance des
scientifiques. Mieux, on se pose des questions hygiénique de son élaboration : au lieu d’avoir
pour cadre laboratoire, une maison, un centre de recherche, c’est la forêt, avec ses arbres, ses
rochers et ses herbes qui servent de laboratoire aux tradithérapeutes. Pourtant, que la
recherche s’effectue en brousse ou dans un laboratoire, les différents chercheurs devraient
aboutir au même résultat : la guérison.

De fait, la médecine traditionnelle, en tant que telle est empirique ; elle colle de près à la
réalité visible, constatée et révélée : elle est, cependant, peu accessible aux exigences de la
modernité à cause de ces caractéristiques magiques et spirituelles. Celles-ci ne lui permettent
pas d’entrer dans le projet mathématique de la nature, inauguré par Descartes et Bacon et qui
s’accomplit dans la physique théorique, mais aussi dans le questionnement expérimental de la
nature qui correspond à ce projet.

Nous notons, bien sûr, que la mentalité bantoue n’admet pas l’évidence de cette « sommation
provocante », fondement de la modernité. Car ici, on ne réussit pas toujours à faire en sorte
que la maladie puisse se manifester dans un domaine qui permet absolument une explication
objective, ce qui est l’apanage de la médecine moderne. Pour le Bantou ou un tout autre
Bantou, la maladie relève surtout du domaine du non-dit et de l’invisible.

Voilà pourquoi, dans les rites initiatiques gabonais, selon le Dr Jérôme Mba Bitome, la
maladie est toujours psychosomatique. En d’autres termes, les sociétés initiatiques et
thérapeutiques gabonaises développent l’idée d’une médecine qui a la prétention de prendre
l’homme en charge dans sa totalité physique et spirituelle. Lorsqu’on parle de totalité, cela
implique que la maladie concerne aussi bien le corps que l’esprit, le social et le politique,
l’économique et le religieux etc.

En conséquence, un traitement qui ne tient compte que du corps, sans référence à l’esprit,
n’est pas concevable. C’est pourquoi, celui qui soigne le corps malade, s’occupe aussi de
l’esprit.
Cette analyse sommaire aboutit sûrement à une conclusion sans doute pertinente : les
rationalités médicales en oeuvre dans les systèmes de soins Gabonais ne sont pas
superposables : elles relèvent de deux cultures différentes. Mais cette difficulté n’exclut pas,
de par elle-même, la complémentarité entre tradition et modernité. Au contraire, elle nous
conforte dans l’idée que la médecine moderne, dans son déploiement, peut s’enrichir des
acquis de la tradition, notamment au niveau de la médecine préventive. Les deux médecines
œuvrent pour un même objectif : la guérison du malade. C’est ainsi que le professeur Jules
Montanier, qui interrogé à Libreville, en décembre 1996, par “Docteur Africa”, l’animateur
des émissions médicales de la radio panafricaine, Africa N°1, sur les capacités potentielles de
la médecine traditionnelle Africaine à guérir le Sida, a répondu : « Je ne connais qu’une seule
médecine, celle qui guérit ».

Si la « rationalité », dans la médecine traditionnelle, désigne le fait que celle-ci utilise des
éléments de mesure qui lui sont propres, il est, par conséquent, important de souligner que la
médecine traditionnelle, en son explication fondamentale, puise sa force dans ce qui relève de
la vie spirituelle et de l’immatérialité des choses. Cette détermination met en jeu une forme de
gestion de la santé et de la maladie qui est différente de l’approche moderne de la médecine.
Celle-ci a pour visée de permettre à l’homme de répondre à un appel intérieur déterminant.

Ceux qui n’accueillent pas favorablement cette médecine se rapportent souvent à Descartes,
ce père de la modernité, pour la seule raison qu’à l’exemple de ce dernier, l’homme moderne
organise sa pensée en vue de comprendre tout ce qui touche à la nature des choses
matérielles436. A la suite de Descartes, les modernes ne veulent recevoir aucune chose pour
vraie qui ne leur semble plus « claire et plus distincte parce que travaillée par les
démonstrations géométriques »437 les plus sophistiquées.

Ainsi, les vérités scientifiques ne peuvent souffrir de scepticisme, rien ne devrait être capable
de les ébranler. Pourtant, alors que le discours de la méthode est une quête douloureuse d’un
sujet à la recherche de la vérité, il apparaît désormais si banal aux modernes de se dire
cartésiens sans avoir, eux-mêmes, fait l’expérience de ce dont on parle. Descartes était arrivé

436
DESCARTES (R) : Discours de la méthode, quatrième partie, in Descartes Œuvres et Lettres, textes présentés par André
Bridoux, Paris, 1953, Pléiade-Gallimard, p.153
437
DESCARTES (R) : Discours de la méthode, quatrième partie, in Descartes Œuvres et Lettres, textes présentés par André
Bridoux, Paris, 1953, Pléiade-Gallimard, p.154
à rejeter l’enseignement de ses éducateurs grâce à un effort personnel et laborieux d’ascèse
intellectuelle sans savoir que cet effort donnerait droit, à tous les Français, de génération en
génération, de se proclamer cartésiens.

Pour M. Hebga, tout se passe comme si tous les Modernes revendiquaient un cartésianisme
héréditaire inscrit dans les gènes d’une nation privilégiée − Bienheureux les hommes et les
femmes qui sucent le rationalisme avec le lait, et n’ont même pas besoin d’étudier les écrits
cartésiens ni d’être capables d’exposer correctement sa pensée, du moment où ils bénéficient
du caractère cartésien acquis438. C’est bien au nom d’un rationalisme cartésien que les
médecins et les malades occidentalisés regardent, avec dédain, la sagesse de leurs pères et
toutes les croyances et pratiques dites irrationnelles :

Je suis cartésien, déclare cet Africain en complet-veston, ou en uniforme ecclésiastique : je ne


crois absolument pas à vos histoires de sorcellerie et d’envoûtement, et pour rien au monde je
me soumettrai aux simagrées des guérisseurs439.

Cette attitude de l’homme moderne induit, dans le domaine de la santé, un comportement qui
en fait, était absent dans l’histoire de la guérison à travers les traditions initiatiques des
grandes écoles depuis l’antiquité égyptienne ou gréco-romaine, où la médecine était l’objet
d’un enseignement particulièrement secret. Ne devrions-nous pas reconnaître que la
médecine, dans l’histoire humaine, comporte quelque chose de mythologique, d’irrationnel ?

La rigueur scientifique plonge l’homme moderne dans une vaste illusion : elle fait usage du
langage rigoureux des mathématiques pour rendre acceptables ses productions, dans
l’intention de nous donner la souveraineté par rapport à la nature. Pour échapper au Sacré, et
afin de le chasser de nos conceptions du monde, nous, les modernes, nous comportons comme
des créateurs et des maîtres de notre monde et de notre destin. Toutefois, l’état actuel de nos
connaissances, notamment depuis Freud, peut nous convaincre du fait que « le moi n’est pas
maître dans sa propre maison » (Freud) et que les maux dont nous souffrons disent quelque
chose de notre histoire, somme toute, solidaire de celle des autres.

438
HEBGA (M) : Afrique de la raison. Afrique de la foi, Paris, Karthala, 1995, p. 95.
439
Ibidem, p.95.
Les connaissances de la médecine traditionnelle servent à dévoiler les choses cachées pour
permettre à l’homme de mieux se comporter dans son double rapport à l’existence dans le
monde physique et non-physique, monde visible et invisible. Car le monde est rempli de
magie et il n’y a de magie que parce que nous ne possédons pas toujours les clefs des
mystères, surtout de ce mystère que nous sommes nous-même. L’homme est, pour lui-même,
un mystère, c’est ce que les générations avenir doivent apprendre à comprendre de telle sorte
qu’elles puissent considérer l’importance de la finitude humaine : l’homme est limité !

On évoque, assez souvent, afin de disqualifier la Médecine traditionnelle, le surgissement, en


son sein, des phénomènes paranormaux comme si le paranormal était une absence de norme.

Ne qualifions-nous pas de paranormal, comme étant un ensemble de faits que l’on n’arrive
pas encore à intégrer dans nos canons de perception et, qui ne l’est seulement que parce que,
pour l’instant, l’homme n’a pas encore découvert les clefs de ce qui lui apparaît comme un
mystère ? De prime à bord, il faut commencer par dire que, dans les sociétés traditionnelles,
notamment africaines, l’homme est une réalité complexe et, à ce titre, on ne peut pas se
contenter d’une détermination mécanique, rationaliste et physique du malade dans une
médecine qui ne se contente que du corps.

Toute science, fut-elle africaine, répond aux même principe : celui de la loi de cause à effet.
De même que le médecin occidental recherche la cause de telle ou telle maladie, de même le
tradithérapeute recherche l’origine de la maladie dans une optique et une pratique tout à fait
différentes de celles de son collègue occidental. Quoi qu’il en soit, ils devraient aboutir au
même résultat : la guérison.

Si la médecine apparaît universellement comme une science qui a pour objet le rétablissement
ou la conservation de la santé, on ne saurait refuser le titre de médecine à la pratique médicale
bantoue. C’est une science qui à proprement parler, opère par la loi de cause à effet et qui
surtout reste naturelle. Naturelle, elle l’est par l’utilisation et par l’observation attentive de la
nature. Ici, il n’existe aucun produit médical qui soit sorti d’un laboratoire scientifique. La
nature est riche et nous présente sans cesse ses éléments en produits bruts et frais. Prenons le
cas d’une maladie : le mal d’estomac.
Présentons un malade souffrant d’estomac à un herboriste africain, on constate que, dans la
plupart des cas, non seulement l’indigène atténue le mal, mais encore le guérit totalement. Le
traitement de l’herboriste comportera donc deux phases bien distinctes. La première sera
d’évacuer la douleur par certaines potions médicamenteuses qu’il faut boire. Ensuite lorsque
le patient s’en remet, il lui fera manger un repas qui bloquera toute évolution de cette maladie.
En revanche, la médecine moderne opère par voie de soulagement et rend le patient dépendant
des produits pharmaceutiques. Produits qui à un autre moment, sont souvent à l’origine
d’autres maladies qui vulnérabilisent le patient. Et, à un certain moment, l’efficacité même de
ces produits devient incertaine. La deuxième voie de guérison de la médecine moderne reste
très souvent l’opération qui elle aussi, coûte ce qu’elle coûte, en tout cas cher.

Un autre cas d’espèce nous amène à montrer l’impérieuse nécessité de réviser notre attitude à
l’égard de notre propre culture et ce trésor que nos parents nous ont légués. C’est le cas des
fractures d’os. Quelqu’un qui a le malheur de se fracturer la jambe, sait quel risque il court,
surtout si c’est une double fracture. Non seulement il peut garder le lit dans une période allant
de trois (3) mois à un an selon son âge, mais encore il court le risque le plus difficile de se
voir amputer la jambe ou le bras à l’hôpital.

Pour soigner les fractures, certains tradithérapeutes utilisent des pratiques qui échappent à la
rationalité scientifique et montrent l’efficacité du symbolisme. Dans le Bwiti, par exemple, il
nous a été donné de voir, dans un quartier de Libreville, un Nganga qui soigne les fractures.
Le tradithérapeute a examiné le malade qu’on lui avait amené. Puis, il a attrapé une poule à
qui il avait cassé une patte correspondant au côté atteint de son malade. Ensuite, de retour de
la brousse, il a posé des médicaments sur la patte de la poule. Il soignait sa poule et
n’administrait aucun médicament à son patient. Pourtant, l’état de santé de ce dernier
s’améliorait en fonction de l’évolution de la guérison de la patte de la poule. Il en est
exactement de même en Guinée, chez les Kognagui : on enferme le facturé dans une case, et,
la nuit, des mains invisibles viennent “rebouter” la facture ─ ce qui déclenche des douleurs
parfois intenses ─ d’où les cris. Le lendemain, tout est rentré dans l’ordre : le membre facturé
est réparé. Quel rapport immédiat entre la poule et le malade ? Il est évident que cette relation
échappe à notre rationalité cartésienne, elle est spirituelle et symbolique.
De même, il existe, chez nous, des ethnies qui soignent tout cas de fracture en très peu de
temps, sans qu’on ait recours à la chirurgie. Dans nos recherches, nous avons eu à rencontrer
un Pasteur de l’Eglise presbytérienne camerounaise, le Révérend Pasteur Nkok Ekié qui
devant témoin, venait de soigner un homme de quarante cinq ans d’une double fracture du
fémur et, en quatre jours, le malade marchait sans béquille. Ce qui est tout de même
extraordinaire vu l’âge du patient. A l’hôpital, il risquait une intervention chirurgicale. Le
Pasteur nous a confié qu’avec la maîtrise de la nature, on peut sauver et soulager beaucoup de
cas de maladie. Il a même osé dire que le Nègre n’a pas besoin d’aller à l’hôpital, s’il vit en
communion et en parfaite harmonie avec la connaissance des plantes : « Dieu nous a tout
donné et a rendu l’homme maître de la nature. Cette nature lui est soumise. Elle peut servir
pour son alimentation, c’est-à-dire pour le maintien de ses forces, mais aussi pour se
soigner ». Notre Pasteur est du clan Yeveng que l’on appelle encore Yemedzime.

Il se pourrait que, pour certains maux, le traitement médical moderne n’ait pas d’autres
solutions que la mutilation du corps, c’est le cas des gangrènes évolutives. On a pourtant
assisté à des guérisons spectaculaires, par la médecine traditionnelle, de certains cas de
gangrène qu’il fallait, à tout prix, amputer pour sauver la vie du malade. L’humanité de
l’infirmier consistera, dans ces circonstances, à regarder, dans son environnement, si un
tradithérapeute est capable de résoudre le problème autrement, de manière à préserver le
membre souffrant du patient. D’où la nécessité, pour chaque Ministère de la Santé, de faire le
recensement exhaustif de toutes les capacités à soigner, en matière de médecine traditionnelle,
et d’entreprendre un programme de “collaboration”, entendez : référence des cas types aux
tradithérapeutes dont c’est la spécialité. Cette façon de faire, de tenir compte de possibles
alternatifs :

avalisera tous les cas de maladies ;

normalisera le travail des tradithérapeutes (qui seront tenus de faire des rapports statistiques),

ce qui améliorera la pertinence des statistiques officielles.

Par contre la mauvaise volonté consiste dans le fait que, tout en sachant que, dans la
médecine traditionnelle, cette maladie trouve une meilleure explication et donc la guérison,
l’infirmier ou le médecin, au nom de la question de la “responsabilité”, continue de donner
des placebos à son patient. Le cas rapporté par un médecin 440, d’un malade hospitalisé au
Centre Hospitalier de Libreville, en traumatologie, dont l’amputation aurait pu être évitée
(amputation d’ailleurs suivie du décès du patient), parce que, en l’absence du major,
l’infirmer de garde a refusé qu’on lui appliquât les soins traditionnels dans son service
hospitalier.

Un autre cas, celui d’un Monsieur X, tradithérapeute, chercheur au CENAREST (Centre


Nationale de Recherches Scientifiques et Technologique) à IPHARMETRA (Institut de
pharmacopée et de médecine traditionnelle), qui a été malade : il souffrait d’une gangrène
évolutive à la main. Pour tout traitement, au Centre Hospitalier de Libreville (CHL), son
médecin a dit qu’il fallait l’amputer. Mais, de nuit, ce dernier fuit l’hôpital pour aller chez un
tradithérapeute qui le soigne avec succès. Aujourd’hui guéri, lui-même soigne cette maladie.
Il a revu son médecin traitant à qui il a expliqué son aventure et sa découverte. Nonobstant
cela, au CHL, des amputations dues à des gangrènes continuent de se pratiquer.

C’est là un cas de refus de la collaboration entre médecine moderne et médecine


traditionnelle. Il s’agit là d’un cynisme manifestement déterminé par une mauvaise volonté.
Plus grave encore, des médecins rencontrent des limites à leur savoir sur quelques cas de
maladies dont la science médicale n’a pas toujours découvert ni la cause ni le médicament ;
cependant, certains connaissent les tradithérapeutes qui soignent et guérissent ces maux mais
ne font rien pour aider leurs patients à tenter leur chance en dehors de la structure
hospitalière. Heureusement, il y a des médecins, à l’exemple du Dr Maka, qui travaillent en
collaboration avec les tradithérapeutes. Nous en connaissons un qui ne manque jamais de
demander conseil à son ami tradithérapeute, dès lors qu’une pathologie lui semble relever du
monde invisible.

Chaque médecin-chef de Province ou de Préfecture devrait procéder au recensement exhaustif


de tous les tradithérapeutes exerçant sur son territoire, en précisant les “spécialités” de chacun
─ ou, plutôt, les maladies que chacun maîtrise le mieux. Toutefois, il ne faut rien changer aux
habitudes des tradithérapeutes, sinon établir avec eux le contact suivant : la médecine
moderne leur réfère les cas de leur ressort ; en retour, les tradithérapeutes “font rapport” de
tous les cas qu’ils traitent, y compris ceux qui leur sont référés.

440
Le docteur MAKA est ce médecin.
On assiste maintenant à un changement de mentalité de la part de nos médecins formés dans
des universités occidentales : certains d’entre eux estiment qu’il est important de tenir compte
de l’imaginaire des peuples gabonais et africains quant à la perception de leurs afflictions : le
raisonnement du médecin ne peut donc pas s’appuyer que sur la biologie, la physique, les
mathématiques, pour comprendre les problèmes de santé physique et mentale des patients.
Car l’imaginaire est justement la dimension à laquelle l’homme recourt dès lors qu’il sent
qu’il est entrain de perdre son unité. L’étude des pratiques des tradithérapeutes permet, en
vérité, de connaître l’homme et cette étude répond à une nécessité, celle que M. Eliade avait
précisé : « Mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être »441. Le fait que les trois
médecins : O., M. S. s’intéressent au domaine de la médecine traditionnelle constitue alors un
enjeu de grande importance.

Heureusement, il convient de dire qu’en dehors d’eux, d’autres encore exploitent tant bien
que mal les deux rationalités qui fécondent la médecine gabonaise et à des niveaux différents.
Ce fait est louable ! Mais, la plupart d’entre eux n’osent pas le reconnaître devant leurs
confrères au risque d’être taxé de féticheur : ils ont alors honte de ce qu’ils font et de ce qu’ils
sont.

Toutefois, on finit toujours par les démasquer car nos médecins gabonais se soignent eux-
mêmes chez leurs homologues tradithérapeutes, les Nganga. Certains sont, eux-mêmes, des
Nganga, dans la mesure où ils fréquentent des temples initiatiques, des Nzimba ou M’bandza
ou Mbandja442. Ils se caractérisent par ce qu’il convient d’appeler, le « comportement chauve-
souris ». Pourquoi ne mèneraient-ils pas les deux pratiques médicales officiellement et en
public, pour aider la population à se soulager de ses souffrances ? Une chose est évidente,
c’est que le système « maladie et culture » est déterminant pour le développement de la
médecine au Gabon, de telle sorte que, si les médecins vont vers des tradithérapeutes, cela
révèle que le savoir des tradithérapeutes n’est pas une chimère. Aussi, les médecins, malgré
eux, sont obligés de s’approprier ce savoir en vue de concevoir une médecine intermédiaire,
celle de la troisième voie.

441
Ibidem, p.14
442
Ce nom désigne le lieu sacré de l’initiation.
Dieu merci, il existe des médecins (comme le Professeur M. K.) et des non médecins (comme
le docteur B.B.) qui manifeste ouvertement leur engagement à avaliser le patrimoine culturel
gabonais.

Par exemple, le docteur O.443 nous conte sa démarche de guérison. Celle-ci est la démarche
d’un médecin qui se rend compte que le système d’interprétation de la maladie n’est pas le
même tant en Europe qu’en Afrique. Pour elle, le Bantou est un mystique et c’est en terme de
mysticisme qu’il apostrophe cette réalité, mais aussi avec tous les moyens imaginables qui
dépassent le domaine de l’expérience physique.

Malade comme elle l’était, il a fallu qu’elle “s’humilie” en se dépouillant de ce qu’elle savait
de la pathologie en tant que médecin conventionnel et rationaliste. Du point de vue
épistémologique, elle sort d’un système de type rationaliste exigeant des techniques
appliquées au laboratoire avec ses critères d’objectivité pour en pénétrer un autre où les
choses n’ont pas toujours le même sens. Le témoignage444 du Dr O. interpelle les chercheurs
et s’impose comme une méthode d’investigation thérapeutique.

Ce qui est premièrement important dans son témoignage, c’est qu’il y a un plus dans la
conception même de la vie et de la maladie par un médecin gabonais exerçant au Gabon. Elle
a désormais un double regard lorsqu’elle est devant un malade. Elle peut d’abord observer la
maladie par ses symptômes afin de la supprimer, elle fera passer ses malades, s’il le faut, par
un examen radiologique, biologique, etc. afin de poser son diagnostic ; mais il lui arrive, en
plus maintenant de concevoir le mal biologique comme révélateur d’une souffrance d’un autre
ordre. Pour avoir pénétré le langage du monde des initiés, elle peut dorénavant agir en
connaissance de cause et avec conscience et avec plus de liberté dans le choix des possibilités
qui s’offrent à elle pour une décision médicale.

443
Dr O. est médecin anesthésiste réanimateur au Centre Hospitalier de Libreville au Gabon.
444
Je suis allée en France à 20 ans, juste après mon baccalauréat. Lorsque je suis partie, j’étais complètement imprégnée de
ma culture, sauf que je n’étais pas initiée. J’y ai fait 15 ans, le temps de terminer mes études de médecine et de faire ma
spécialité d’anesthésiste réanimation. Un problème particulier de santé s’est posé à moi. Je souffrais. J’ai consulté mes
confrères. J’ai subi des interventions là-bas sans résultat. Arrivée au Gabon, le même problème me tracassait ; j’ai encore
subi une intervention qui n’a rien donné. Mais, ici, je vis dans un milieu africain. Les uns et les autres m’ont demandé de
consulter les tradithérapeutes. J’ai été emmenée malgré moi. Et, je ne vous le cache pas (en martelant), je suis médecin : j’ai
bu des décoctions, j’ai subi des traitements pour se rendre compte en fin qu’on ne vit pas de la même manière en France, aux
Etats-Unis, comme on vit dans son pays. On vit dans son pays avec la société et c’est à nous de nous intégrer. Le Bantou,
c’est le mystique. Si je dis certaines choses (en tant que médecin spécialiste) je vais paraître ridicule aux yeux des européens
parce qu’ils ne les perçoivent pas. Ils ne peuvent pas percevoir certaines choses que moi je perçois. Donc ce n’est pas la peine
Précisons à cet effet que chez le Bantou, la connaissance est d’abord symbolique : il revient
au médecin de connaître tout le symbolisme de la culture bantoue. Cela est important d’autant
plus que la culture traditionnelle africaine n’est pas encore arrivée à dissocier le Visible de
l’Invisible. Dans son analyse de la réalité, tout élément, tout étant, doit être interprété,
analysé, en vue de découvrir sa quintessence. Nous sommes ici en présence d’une culture de
l’être, une culture qui ne privilégie pas le paraître, où l’essentiel, c’est ce qui doit apparaître,
se dévoiler, se révéler (φανουμήν).

Chapitre 8 : Nouvelle approche éthique et épistémologique de la


médecine africaine.

A) Des fondements possibles d’une médecine africaine adaptée

Dans son ouvrage, La mentalité primitive, le Docteur Charles Blondel écrivait : « Il y a un


intérêt scientifique et un intérêt politique de la plus haute importance à entrer le plus
intimement » possible dans la mentalité des primitifs »445. Une telle démarche n’est
envisageable dans la perspective d’un paradigme qui se nourrit des principes de
l’anthropologie appliquée. Celle-ci développe une « approche globale et dynamique
caractérisant tout projet authentique et développement « humain » et « durable » – parce que
fondée sur le respect des diversités culturelles comprises comme autant de diversité locales à
la biodiversité » (Claudine Brelet)446. Cela exige une connaissance des manières de penser,
d’agir et de se comporter de ces groupes humains dans l’esprit même de Franz Boas et Ruth
Benedict, ces maîtres qui invitaient leurs élèvent à « considérer ces populations comme des
êtres humains à part entière, soulignant que leur mode de vie pouvait se comparer à n’importe

(d’en parler). Je connais mon milieu médical européen et notamment français. Si je dis certaines choses ils vont dire, c’est
une délurée…
445
BLONDEL (C.) : La mentalité primitive, Paris, Librairie stock, 1926, p.9
446
BRELET (Cl.) : Anthropologie de l’ONU. Utopie et Fondation, Paris, 1995, p. 42.
quelle culture, y compris la culture de la société européenne moderne »447. Une telle démarche
est nécessaire si l’on veut nécessairement proposer au Bantou une médecine aux pratiques
efficaces.

Les pages qui suivent vont consister à rendre visible la manière de penser ou de vivre de
l’homme africain ce, relativement à son environnement. Ceci compote un double objectif :
indiquer, à partir de la littérature d’expression française, des représentations traditionnelles
africaines susceptibles de dégager les fondement d’une écologie sanitaire, d’une part et, de
s’interroger, sur la possibilité d’envisager le diagnostic étiologique, à partir d’une approche
africaine du monde, d’autre part.

a) La quête de l’équilibre en milieu traditionnel

Les sociétés traditionnelles africaines, notamment gabonaises, ne font aucune distinction entre
les préoccupations spirituelles et physiques se rapportant à la vie. Les ancêtres étaient
supposés vivre dans les forêts prospères qui étaient exploitées parcimonieusement pour
subvenir aux besoins quotidiens d’une communauté. Ce qui importe, c’est déjà de comprendre
que le Bantou vit dans un environnement à plusieurs ordres et sa santé dépend de l’équilibre
global de celui-ci (Cf. annexe 5)

Un déséquilibre défavorable dans le système « homme/environnement », « monde


animé/monde inanimé », aurait des répercussions sur le tout. Il y a donc lieu de penser à une
sorte d’ « existence écologique » si tant est que le groupe, à travers ses rites, ses croyances et
d’autres manifestations culturelles (la danse, par exemple) vit en conformité avec une forme
de représentation de l’environnement relative à sa vision du monde. Les Anciens, pour
maintenir l’équilibre entre l’homme et l’environnement, établirent des règles traditionnelles
qu’il importe de respecter scrupuleusement. La forêt va se présenter, à la fois comme un
ensemble de ressources renouvelables néanmoins, à utiliser parcimonieusement (le bois, les

447
MEAD (M.) : « En visite impromptu à l’université Columbia de New York au printemps 1926 ». Ruth Benedict, Columbia
University Press, New York, 1974, p. 25. Cité par BRELET : Ibidem, Op. cit.
produits non ligneux, la faune, etc.), mais, aussi, comme un espace qui comme tel, est
susceptible de faire l’objet d’utilisations différentes et alternatives.

Les manifestations et pratiques sociales qui participent au maintient de l’équilibre du monde


traditionnel reposent sur une utilisation de l’environnement. L’homme traditionnel vit en
décryptant les signes : sans avoir des techniques météorologiques modernes, il reconnaît
l’approche des pluies, sait qu’il va faire soleil ce, grâce à certains signes. Les villageois ont
une maîtrise du cycle végétal : des arbres tels que le ghévindivèndi et le fromager (ceiba
pentadra) perdent leur feuillage à l’approche de la saison sèche. Et le retour des pluies se fait
sentir grâce à un type particulier de nuages : les nuages sont lourds et mobiles. D’autres
signes comme l’apparition, dans le ciel, de l’Arc-en-ciel considéré par les villageois comme
un serpent aérien448, ou encore le chant de certains oiseaux 449: le martin pécheur, le coq, le
gendarme. Cette approche de l’environnement rythme les activités champêtres et rituelles des
habitants du Pays de la forêt : c’est, généralement au mois de mai que l’on va choisir le lieu à
défricher pour la future plantation alors que les mois de juin, juillet et août sont réservés,
chez tous les gabonais, à des célébrations rituelles et funéraires. Au Gabon, chez les
Mpongwè, les Galois et les Oroungou, l’initiation des jeunes filles au rite initiatique Djembè
se fait entre la fin de la saison sèche et le début de la saison des pluies. C’est une période qui
correspond à la fin du mois de septembre et le début du mois d’octobre. En fait, les femmes
initiées amènent les jeunes filles en réclusion dans la forêt, pendant un moment (cette période
symbolise la “petite mort”) et elles en ressortent après les rites de passage (cette seconde
période représente la re-naissance). Le moment de l’exécution du rite initiatique Djembè
correspond au changement des saisons : on passe de la sécheresse à la germination des plantes
et les filles passent de l’enfance à l’âge adulte. Si cette tradition n’est pas respectée, les
anciennes parlent de transgression et de mauvais présages. C’est ce que l’on peut apercevoir
dans l’œuvre de Laurent Owondo, Au bout du silence dans cet épisode où les agents du
cadastre inscrivent des croix sur les cases pour signifier la destruction du village ancestral.

Celui qui séjourne un temps chez les Fang-Beti n’aura pas du mal à découvrir que, pour les
peuples de la forêt, la forêt offre une variété d’aliments nécessaires à l’homme. Cependant,

448
Chez certains peuples du Gabon, l’apparition de l’Arc-en-ciel donne lieu à des rites de protection contre les sorciers, chez
les Povè, par exemple. Mais chez les Fang, il est interdit de sortir des jumeaux de la maison pendant que l’Arc-en-ciel est
dans le ciel.
ces aliments tirés de la forêt jouent, pour une part, dans le maintient de l’équilibre nutritionnel
et, pour une autre part dans les matériaux de construction et les médicaments.

Bref, il faut retenir que dans le monde traditionnel, l’homme est vulnérable dès lors qu’il n’est
plus en relation harmonieuse avec cet environnement : d’où une médecine qui tient compte de
toutes les représentations relatives à cet équilibre naturel. Si les anciens constataient que les
habitants étaient vulnérables à un emplacement du village, ils changeaient de domicile.
D’ailleurs, dans la psychologie des gens de la tradition, de grandes maladies, des épidémies, à
l’exemple d’Ebola ou du Sida, trouvent une explication dans ce rapport de l’homme à
l’environnement. Ainsi, pour ce qui concerne le Sida, Tsira Ndong Ndoutoume insiste sur la
primauté du déterminant comportemental, car pour lui, et les communautés fang d’Oyem, le
Sida se range dans la catégorie des Bibouboua, l’insolite, c’est-à-dire les catastrophes. Le sida
est lui-même un Ebouboua, une catastrophe, une conséquence catastrophique dû à un
comportement sexuel irresponsable entraînant des conséquences dans la relation complexe
entre l’homme et son écosystème.

b) L’environnement, fondement d’une “écologie sanitaire”

Dans la littérature africaine d’expression française, on peut relever, chez certains auteurs,
l’importance de l’environnement dans la société traditionnelle et, notamment, à propos des
questions relatives à la survie. Les textes de Sony Labou Tansy, par exemple, mettent en
exergue les rapports privilégiés que l’homme entretient avec le cosmos, notamment dans sa
relation aux éléments, socle de son équilibre. La nature semble se constituer comme une
personne capable de sentiment et, surtout, de communiquer ou de prévenir des catastrophes.
Ainsi, dans son ouvrage, Le Commencement des douleurs450, Sony Labou Tansy la

449
Il ne faut pas oublier que tout ceci repose sur un corps de croyance : le Povè croit que le Martin pécheur est l’épouse de la
pluie ;

450
LABOU TANSI (S.) : Le Commencement des douleurs, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
personnifie en lui donnant une fonction sociale : elle est cette prophétesse qui en fait, présente
les signes avant-coureurs d’une catastrophe.

L’œuvre de Sony Labou Tansy semble mettre en exergue le fait que : les catastrophes soient
la conséquence de l’inattention de l’homme qui ne fait plus attention aux interpellations de la
nature. Mais l’auteur semble ne pas mettre de côté, l’argument de l’oubli ou de l’ignorance :
les modernes ne savent plus lire dans l’univers, les avertissements que délivre la nature. Le
romancier bantou incite, par certains propos, les populations à développer un mode de relation
qui sûrement, devrait avoir pour conséquence de permettre à l’homme, d’un point de vue
supraterrestre, de ne pas faillir à sa tâche la plus importante : préserver la vie et le bien-être de
tous les citoyens de la planète.

En dénonçant l’inattention des populations de Hondo-Noote, l’auteur rejoint le discours


éthique de Hans Jonas, ou de Médard Lwamba et, même, celui du Pr Dominique Belpomme :
chaque nation doit, en ce temps de la mondialisation développer une culture qui favorise et
remodèle radicalement, mais aussi en profondeur, les institutions économiques, politiques,
sociales et religieuses qui permettent de revisiter notre rapport à l’environnement. Voilà qui
permettra de mettre au point des pratiques médicales respectueuses de la relation de l’homme
à son milieu, son écosystème spécifique.

Ainsi, l’homme moderne est convié à se comporter, à l’égard de l’environnement, selon un


mode d’existence qui oriente son action de telle sorte qu’il ne puisse plus s’aliéner à des
inventions qui devraient favoriser son épanouissement, mais, qui finissent par se transformer
en menace contre l’homme. Tout en utilisant la technique, il faut s’arranger pour que cette
dernière ne produise pas de catastrophes, de désastres, de biboubua.

Les pages dix huit (18) et dix neuf (19) de l’ouvre de Sonny Labou Tansi, Le Commencement
des douleurs, évoquent cette complicité millénaire que l’homme est appelé à retrouver pour
maintenir son mieux-être. Un adage populaire dit : « qui est attentif aux signes de la nature vit
longtemps, mais le sot moura avant l’age », puisque le pourvoyeur de la bonne santé demeure
dans l’invisible. Ainsi, le bien-être de l’homme ne peut dépendre que de l’attention qu’il
accorde aux avertissements maternels de la nature, tant qu’il écoute ce que lui dit la nature, il
se porte bien :
Nous avions assez de jus dans les ornières de notre coutume, nous étions un vieux cuir de
peuple : douze mille ans d’histoire prophétisée pêle-mêle, et longtemps à l’avance, faits
saillants expérimentés et vérifiés au fil des siècles. Quand Dierno Cervantez le Portugais
voulut nous coudre le bec avec ses crache-feu et ses canons, le ciel s’était levé pour nous
dire : « Faites gaffe, gens de Hondo-Noote, ce Portugais est un émissaire de Satan,
ensorcelez-le ou préparez-vous à boire la mer. » Nous avons ensorcelé Dierno Cervantez.
L’homme mourut dans un accident de cervelle trois ans après son arrivée à Hondo-Noote. Le
ciel et l’Océan se démerdaient toujours pour nous mettre la puce à l’oreille. […] Avec des
siècles d’avance, un ouragan de mouettes jaunes avait auguré la balourdise portugaise de
confisquer l’île de Hoya. Le ciel et l’Océan avaient annoncé l’invasion espagnole de 1247.
Nous avions toujours su lire dans le ciel, la terre, les pierres, l’eau et déchiffrer les moindres
cabrements de notre fortune. Rien ne nous était arrivé à l’improviste451.

Tout porte à croire que tout fait insolite, ébouboua, qui provoque un déséquilibre organique
ou social, à Hondo-Noote, relève de l’oubli des rapports d’insertion et d’immersion de
l’homme au sein son écosystème. Le texte que nous venons de présenter montre fort bien que,
pour Sony Labou Tansy, il soit important que l’homme réapprenne à décrypter les signes
avant-coureurs s’il ne pas risquer sa santé. Il y a tout un apprentissage à faire : réapprendre à
décrypter « le langage chiffré à travers lequel la nature nous parle symboliquement » (Kant).

L’écologie sanitaire implique donc que, pour une politique de santé publique, l’on trouve des
voies et moyens permettant à l’homme moderne de resserrer les liens qui le lient à
l’environnement. Il s’agit, sûrement, de penser à un discours médical fondé sur un
enracinement radical de l’être humain sur les fibres d’une nature respectée. C’est là l’avantage
des coutumes qui respectent encore les totems : l’homme garde en conscience qu’il y a des
animaux, des plantes, des poissons et des espaces qu’il ne peut détruire sans que cela ne porte
à conséquence : dans Les Soleils des indépendances on noterait, par exemple, l’importance du
totem ; la mort du marabout Balla est annoncée la veille par « la vieille hyène, l’oracle de
Togobala »452. Il est question d’une hyène qu’on appelle aussi « l’Ancienne ». Cette dernière
avait la possibilité d’avertir des grandes catastrophes qui menaçaient la société Malinké dans
l’ancien temps. Cette tâche incombait également au « serpent boa ». Pour les Anciens, en

451
LABOU TANSY (S) : Le Commencement des douleurs, op. cit, p. 18-19.
452
KOUROUMA (A) : Les Soleils des Indépendances, op.cit. p.87
Afrique, la nature utilise plusieurs moyens afin de s’adresser à l’homme et précisément en ce
qui concerne les problèmes de santé.

Dans l’observation de ces principes, la médecine traditionnelle pourrait se constituer comme


une discipline de la santé publique : l’écologie sanitaire. Car par ses pratiques, elle réalise un
lien affectif entre l’homme et l’environnement.

Cela dit, présentons le double rapport physique et métaphysique à partir duquel l’homme de la
société traditionnelle, au Gabon, élabore des représentations significatives en rapport avec des
écosystèmes. Ce double rapport ne manquera pas de développer ou de privilégier la
perspective spirituelle au sein des pratiques de la médecine traditionnelle. Considérons ce
tableau suivant du système fondamental d’organisation des représentations sociales liées aux
écosystèmes, tableau souvent exploité par les tradithérapeutes dans les Pays de la forêt :

Type Dénomination Signification symbolique par rapport

D’écosystème A l’être humain Au sacré Aux évènements


qui marquent la
vie

Vie éternelle

Air Univers aérien Souffle (Mvebe) L’invisible = (Ening) -> Dieu

(Ening Nfoang) Esprit Nsissim (Esprit non


incarné)

Univers marin Humeurs Vie-


reproduction,
Eau (Ening Medzim) (sang bile, Vitalité
naissance
lymphe…)
Ame
(Ening Abial)

Univers “terre ” Justice-Unité


Terre/sol (Ening Abôn) Corps physique Lutte / Feu Mort (Awou)

Souillure/souffrance Pénitence

Univers Pensée originelle Renaissance


forestier
Forèt (Ossimza) force => Survie (Awome)
(Ening afane)
volonté

En se rappelant les significations des éléments entrant dans les thérapies traditionnelles, le
tableau ci-dessus renforce l’idée selon laquelle l’être humain, aussi bien dans sa constitution
physique que spirituelle est en rapport avec tous les éléments de son écosystème et que ces
derniers jouent un rôle bien défini dans sa relation au sacré. Car les éléments constituent des
points de repères déterminants pour tout événement qui surgit au cours de l’existence.

Quatre éléments constituent cet écosystème, unité fondamentale d’étude de l’écologie formée
par l’association biocénose et biotope représentant, dans ce tableau, les éléments physiques au
sein desquels l’homme vit.

On retrouve, dans la constitution de ce tableau, les quatre éléments qui constituent


traditionnellement chez l’homme Fang, ce qu’il convient d’appeler : les quatre univers :
Univers forestier (Ening afane) ; Univers “terre ” (Ening Abôn) ; Univers marin (Ening
Medzim) ; Univers aérien (Ening Nfoang). Les Nganga pensent que chaque écosystème
représentant un univers particulier, développe pour chaque individu, un type particulier de
rapport distinct du reste. Pour les initiés bwitistes, par exemple, chaque type d’écosystème
représente un monde tout à fait distinct de tous les autres, ayant sa propre biodiversité
physique et métaphysique. Ainsi, les tradithérapeutes croient que « chaque être humain est
supposé y être représenté dans les airs par un oiseau, en forêt par un animal, une plante ou un
arbre, et dans l’eau par un poison ».

Les enseignements de la médecine traditionnelle permettent ainsi à l’homme de développer


des rapports affectifs avec la nature, puisqu’il a conscience qu’il est accompagné, tout au long
de son existence par d’autres espèces qui font partie de son individualité et assurent sa
protection, chacun dans son univers écologique. Ce type de représentations permet
d’envisager une médecine de type écologique aux valeurs traditionnelles. Il s’agit là de
considérer, à nouveau frais, l’idée d’une nature médicatrice : celle-ci laisse apercevoir la
nature comme un « médecin des maladies » en exerçant sa « Providence » bienveillante
envers l’homme, elle pourvoit spontanément, « sans instruction ni savoir »à la défense, à la
santé, au bien-être des organisme vivants453. La médecine ne peut faire l’économie d’une
considération de la nature et c’est là tout l’enseignement que nous trouvons dans la médecine
hippocratique lorsque le père de la médecine classique affirme que : « la nature est le médecin
des maladies » (Hippocrate). On trouve tout l’intérêt de ne pas agresser la nature et de traiter
l’homme avec plus de douceur dans le propos suivant d’Hippocrate : « Procéder toujours
d’une manière progressive, ek prosagôgès, pour guérir une maladie comme pour réduire une
facture ou traiter une plaie ; éviter à l’organisme troubles et bouleversements dangereux »
(Hippocrate)454.

La médecine traditionnelle ne peut pas, à elle, toute seule, réaliser ce programme de politique
de santé écologique ; celui-ci concerne la médecine en général. D’ailleurs, ceci est d’autant
plus vrai que, même si la médecine conventionnelle, à ses origines, avec Hippocrate avait
tendance à nier la place essentielle du sacré dans les pratiques de santé, Hippocrate, lui-même,
« est sans doute le premier, notamment dans le traité Des airs, des eaux et des lieux, à
concevoir que la santé et l’environnement sont indissociablement liés : un écologiste avant
leur »455 (Dominique Belpomme).

Malheureusement, la médecine conventionnelle ne fait plus suffisamment place à la nature, ce


que le Professeur Belpomme dénonce avec beaucoup de vigueur. Il ne manque pas d’en faire
une priorité dans la lutte contre le cancer :

La guerre déclarée par le Président de la République contre le cancer est primordiale car elle
permet une prise de conscience à l’égard du fléau. C’est une opportunité qu’il faut saisir pour
l’éradiquer. Ma nomination en tant que chargé de mission pour la mise œuvre du Plan Cancer,

453
HIPPOCRATE : Connaître, Soigner, Aimer, Le Serment et autres textes, Paris, Seuil, 1999, p. 72.
454
Ibidem.
455
BELPOMME (D.) : Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril notre
santé, Op. cit. p.11.
dans ses aspects relatifs aux causes environnementales est une opportunité de mettre toutes les
chances du côté de la prévention environnementale456.

Considérant la surexploitation de la forêt et des sols, toutes ces actions de l’homme qui
entraînent des troubles climatiques actuels, il y lieu de repenser le rapport de l’homme
moderne à la nature. Voilà pourquoi, le Pr. Belpomme a pu affirmer qu’« il y a bien
longtemps que l’homme se met en péril (…) : en assassinant la vie, l’homme s’assassine ». En
conséquence, comme le dit si bien Hans Jonas, nous sommes « au plus proche d’une issue
fatale »457, puisque la santé environnemental implique celle de l’homme. Le professeur
Dominique Belpomme, affirme que « les hommes risquent de disparaître par leur faute »458,
sûrement à cause de leurs nouveau rapports avec la nature. Pour lui, « le cancer est un modèle
de maladie qui met clairement en cause l’environnement. En ce sens, il est un révélateur
puissant »459.

Nécessairement, nous trouvons dans ces différents propos, la volonté de renouer les liens qui
même en Afrique se relâchent entre l’homme et l’environnement. Il n’est que de considérer la
surexploitation de la forêt et des sols au Gabon où, à Moanda, par exemple, on exploite de
l’uranium à ciel ouvert sans tenir compte des problèmes de santé des riverains. On peut, au
regard de l’irresponsabilité des décideurs, s’accorder avec le Pr. Belpomme pour affirmer
que : « Sans doute sommes-nous allés trop loin en rompant notre ancienne alliance avec la
nature et en rendant notre médecine tributaires d’un système économique aveugle, ayant
exclut de ses objectifs la nature, la morale et même l’éthique »460. Il n’est que de convoquer,
une fois de plus, un texte de Sony Labou Tansi, Les Sept solitudes de Lorsa Lopez pour
constater cet écartement du tissu de relations entre l’homme et l’environnement.

Au début du texte, la nature est un allié de l’homme, elle agit en connivence avec lui ; elle
veuille sur l’homme, au point de le protéger contre lui-même. Elle peut refuser d’aider
l’homme à réaliser des veux qui mettent sa vie en danger, le cas du suicide de Sacoyo Samba
qui dans l’ouvrage, voudrait se donner la mort : « Seize fois, dans son désir de se donner la

456
Ibidem, p. 42.
457
JONAS (H) : JONAS Hans, Une Ethique pour la nature, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p.21.
458
BELPOMME (D.) : Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril notre
santé, Op. cit. p.95
459
BELPOMME (D.) : Ibidem.
460
BELPOMME (D.) : Ces maladies créées par l’homme. Comment la dégradation de l’environnement met en péril notre
santé, Op. cit. p.11.
mort, il s’était jeté du haut de la falaise, à l’endroit où les filles de Nertez Coma allaient se
suicider, seize fois la mer avait boudé son acte et refusé de le tuer »461.

c) L’ethnie comme fondement thérapeutique

La particularité de la médecine traditionnelle, par rapport à cette question insigne de


l’environnement consiste, non dans l’efficacité thérapeutique des molécules naturelles, des
herbes, ou des pratiques occultes, mais dans une éthique qui prend en compte le mode de
l’être-au-monde de l’homme Premier, quelque soit son origine. Chaque médecine
traditionnelle va correspondre à la façon de vivre d’une ethnie particulière. Car l’explication
de ce qu’est la guérison ou la santé relève des représentations imaginantes environnementales
qui elles-mêmes dépendent, non pas du savoir, mais du co-naître462 et du croire, plus encore
du croire et du connaître que du savoir. Qu’il soit Brésilien (Candomblé), Chinois, (Taoïste),
Amérindien (Chamane), Egyptien, Africain (Bwiti, Vaudou), Druide, Berbère, Indien
(Ayurveda), le tradithérapeute sait qu’il n’est pas le maître de la vie, mais celui qui veille sur
son maintien.

Aussi, la caractéristique fondamentale des guérisseurs et tradithérapeutes bantous demeure le


rapport étroit qui existe entre les vertus thérapeutiques des plantes et le rapport au clan ou à
l’ethnie du thérapeute. Car si la croyance est la caractéristique déterminante de la médecine
traditionnelle, il convient de souligner que chaque ethnie a ses croyances, ses rites et ses
pratiques463. L’ethnie devient, par conséquent, le socle de la médecine traditionnelle en ce
sens qu’elle détermine les fondements de la tradition et modèle la conduite des individus dans
la société grâce à la détermination des “interdits”.

Une telle éthique voudrait que le guérisseur cherche à entrer, avec son malade, au cœur
même de la réalité dramatique du patient tout en restant en rapport avec l’environnement afin
de l’aider à retrouver sa place dans le tout. Le propos du tradithérapeute que rapporte Eric de
Rosny, permet ainsi de saisir l’intention, mais, aussi, l’intention thérapeutique du nature

461
LABOU TANSI (S) : Les Sept solitudes de Lorsa Lopez, op. cit., p. 90.
462
Co-naître, dans le sens de naître avec, de pénétrer dans une entité jusqu’à atteindre la souche, la racine de son être, la
cause, le pourquoi de sa manifestation
463
Cf. CHALENDER (G et P) : « pharmacopée traditionnelle africaine et médecine moderne » in Afrique littéraire et
artistique, n°45, troisième trimestre, 1977, pp. 69-73
africain : « Mon travail consiste à remettre les gens au poids »464. Ceci signifie naturellement
que la vocation du nature comporte un enjeu déterminant : amener l’homme à retrouver
l’harmonie, son état d’avant la maladie, par rapport à son milieu de vie (en rapport avec son
environnement).

C’est ce rétablissement qui est santé et qu’il faut envisager comme une sorte de situation de
bien-être total de l’être. Ce bien-être est une harmonie matérielle et spirituelle. C’est pourquoi
l’art du guérisseur doit consister à réinstaller le “client” à la place qu’il tenait avant la maladie
dans l’ordre cosmique-et-humain. Voilà aussi pourquoi il est nécessaire d’extirper de la nature
tout élément nuisible à la santé.

Pour De Rosny, la réussite des guérisseurs et de leurs subalternes tient à leur intégration
parfaite à la vie sociale465. On dira alors qu’elle est une médecine globale grâce à sa capacité à
mobiliser, à travers les rites, la communauté toute entière. On trouve à ce niveau sa prétention
à s’occuper de l’homme dans sa totalité bio-psycho-physique. C’est en ce sens que l’on peut
entendre par Médecine traditionnelle Africaine, un ensemble de techniques variant selon des
rites initiatiques particuliers dont la finalité est de réaliser l’intégration harmonieuse et
l’insertion du malade dans sa communauté et dans son écosystème.

B) Le laboratoire divin de la médecine traditionnelle : la forêt

a) Les espaces sacrés dans la thérapeutique traditionnelle

Que le laboratoire naturel de la médecine traditionnelle, la forêt, soit souvent géré par un chef
de clan qui dicte à ses concitoyens, la conduite à tenir afin de bénéficier des bonnes grâces
favorables à la santé individuelle et collective, ne devrait pas nous étonner. (D’ailleurs, il est
souhaitable que pour une politique de santé publique pertinente, les autorités en charge de la
santé publique s’inspirent des méthodes éducatives du monde traditionnel pour former des
communicateurs en santé, par exemple).

464
De ROSNY (E) : L’Afrique des guérisons, Paris, éd. KARTHALA, 1994, p. 31
465
Ibidem. pp. 33-34
L’exploitation de la forêt est traditionnellement assurée par des membres du clan qui
prélèvent des produits pour l’alimentation, la pharmacopée. Cette forêt comporte, elle-même
des limites : le domaine profane et le domaine réservé aux seuls détenteurs de pouvoirs, les
tradithérapeutes. C’est ici que l’on trouve des arbres symboliques auprès desquels les
tradithérapeutes, les féticheurs de tout acabit viennent travailler. Parmi ces arbres
symboliques de la forêt gabonaise, nous avons : Ceiba pentandra, en langues gabonaises,
Ntum, Oguma, Mufume, Oduma, Ikuma, Buma, (les tradithérapeutes l’utilise comme l’arbre
principal du fétiche-protecteur, c’est l’arbre cimetière pour les jumeaux chez les Punu) ;
Copaifera religiosa que l’on appelle encore, peut-être à cause de sa couleur rouge, l’arbre
magique. On le nomme dans les langues gabonaise : Andèm, Muréi, Mutombo, Murèdji,
Olumi et, pour Raponda Walker, cet arbre est, sans conteste le roi des arbres. Ce n’est pas
pour rien qu’à son pied, chez les Eschira du Gabon, on aménage des cimetières. On pourra,
entre autres plantes, citer le Distenmonanthus benthamianus, on l’appelle Ovèngè, Mouvèngè,
Mouvengui, Ogèminya, bwèni, on l’utilise pour la confection des talisman d’invulnérabilité au
combat alors que le Newbouldia s’utilise dans les rites pour la protection des villages.

La forêt demeure encore aujourd’hui le lieu de tous les mystères, l’endroit où le rationnel et
l’irrationnel se rencontrent. C’est pourquoi toutes les grandes initiations se déroulent dans la
forêt à l’intérieur des temples, souvent, sous certains arbres riches de symboles comme l’arbre
Oveñ (Copaiferareliosa). Dans leur imaginaire, cet arbre assure la protection des villageois
contre des maux magiques et est aussi utilisé dans la pharmacopée. Les tradithérapeutes disent
qu’il permet de soigner une douzaine de maladies différentes. Calame-Griaule en fait la
description suivante :

Sa Hauteur, sa puissance, son isolement parmi les autres arbres, le font considérer comme
l’arbre « mâle », le chef de la célébrité. Mais il est ambivalent et on l’appelle aussi « l’arbre
des sorciers », car la puissance qu’il confère (évu) n’est pas toujours bénéfique. Son écorce
sert à préparer des remèdes variés (en particulier contre la stérilité et les maladies
vénériennes) mais aussi des filtres dangereux utilisés par les sorciers en possession d’un évu
anti-social. Le caractère ambivalent de l’arbre est exprimé chez les Evuzok par la formule
« l’arbre mâle est un arbre à deux chemins ». Il mène à la vie aussi bien qu’à la mort. La
valeur symbolique de l’arbre Oveñ se trouve dans les chants et les contes. 466

On retrouve la même résonance des plantes magiques chez Raponda Walker, notamment dans
son ouvrage : Les plantes utiles du Gabon. Ce dernier nous montre que les bantous ont une
connaissance ésotérique des plantes, de telle sorte que les anciens construisaient près de ces
plantes ou loin de certaines d’entre elles. Contrairement au médecin de l’hôpital, le guérisseur
bantou, maître de la parole, reste en contact permanent avec cette nature et tient compte du
Sacré pour soigner son malade. Il y a comme une sorte de reproduction de ce rapport entre le
malade et l’environnement. Il reste pieds nus, parfois torse nu.

Ici, on pratique des soins de santé les plus sacrées dans un lieu de pureté où le malade doit se
régénérer grâce à l’air qu’il respire, aux plantes sacrées qu’il consomme et particulièrement la
chaleur et la fraîcheur de ces lieux saints (seins). Les rivières y servent pour les rites de
purification, de lavement et toutes les pratiques relatives à la thérapie.

Par ailleurs, les cases thérapeutiques, les Mbandja, sont généralement fait d’écorces d’arbre
choisies en raison de leurs représentations pour favoriser la rencontre entre le Divin et le
profane au cours d’un sommeil initiatique. Le malade découvrira que les remèdes qu'il prend
l'interpellent dans son rapport au vent, au soleil, à l’eau, à la terre et au temps.

b) La forêt, lieu sacré du rituel thérapeutique

Birago Diop nous laisse comprendre pour quelle raison le tradithérapeute, afin d’amorcer une
thérapie, ramène le patient dans la forêt, lieu des mystères. N’est-ce pas pour le réintroduire
dans le mystère de la Mort, ce mystère qui demeure, aussi, celui de la Vie ? La Mort, chez les
initiés n’est-ce donc pas cet ensemble d’éléments qui constituent l’écosystème humain depuis
le Sein de la femme, dans l’Enfant : la Terre, le Feu, la Forêt, l’Herbe, le Rocher ?

466
CALAME-GRIAULE (G): Le thème de l’arbre dans les contes africains, SELAF – Paris, 1969, pp.12-13
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans le Sein de la Femme,

Ils sont dans l’Enfant qui vagit

Et dans le Tison qui s’enflamme.

Les Morts ne sont pas sous la Terre :

Ils sont dans le Feu qui s’éteint,

Ils sont dans les Herbes qui pleurent,

Ils sont dans le Rocher qui geint,

Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,

Les Morts ne sont pas morts.

Si les Morts ne sont pas morts, c’est que la mort devient, dans la perspective de la médecine
traditionnelle initiatique, le lieu de la fécondation du vivant. Pourquoi ? Parce que, pour la
mise au point des médicaments, le tradithérapeute a, effectivement, besoin tant
quantitativement que qualitativement de la Terre, du Feu, d’Herbes, de Rocher, de Forêt et de
son propre habitacle, sa demeure sacrée. Les deux dimensions de la médecine traditionnelle
au Gabon, la Phytothérapie et la médecine initiatique se comptabilisent dans l’utilisation de
ces éléments tant au point de vue de leurs aspects physiques que représentationnels.

Les rites initiatiques se produisant dans la forêt sacrée pose la mort comme un élément
nécessaire dans le champ de la guérison traditionnelle : pour se soigner, il faut s’initier afin
d’aller rencontrer les Morts. Auquel cas, parler de la mort, c’est comprendre que le
tradithérapeute, dans la perspective de sa pratique des soins de santé introduit le patient dans
la forêt sacrée pour le faire émerger dans des endroits auxquels la vie est suspendue en
attendant de se manifester dans la réalité palpable.
D’où l’évocation de tous ces lieux que nous trouvons en majuscule dans le poème de Birago
Diop Cela dit, en thématisant les représentations qui militent pour l’affirmation de la vie, à
travers ce poème, il est possible de faire ressortir l’idée de la naissance dans “le Sein de la
Femme”, dans “l’Enfant qui vagit” », dans la “Terre”. Pour la nécessité de la thérapie, le
mouvement, la vivacité et l’énergie dans le « Tison qui s’enflamme », l’intensité de la vie
dans le motif de la luxuriance de «la Forêt » et de sa constance témoignent de l’importance
des pratiques de soin qui mobilisent toute une communauté à la recherche de cette vie qui
« Demeure », comme un « Rocher » inaltérable : le Ngosé, moment privilégié des soins de
santé initiatiques, requiert la participation d’une forte communauté. Cette lecture du texte
poétique de Birago Diop traduit la volonté d’une démarche de guérison qui délivre un
message relatif à l’appel intérieur de l’humain, notamment dans son rapport avec la mystique
de la mort.

Ainsi la régularité des sacrifices rituels qui honorent les pactes scellés entre les descendants et
les ascendants. D’où, l’écho dans l’œuvre de Laurent Owondo, des prières autour des bêtes
que l’on immole [dans la forêt sacrée] et que l’on couvre de plantes sacrées, chaque fois que
la lune est sur le point d’être pleine467. Les tradithérapeutes ne sont-ils pas de grands et
souverains sacrificateurs et la finalité de leurs différentes pratiques n’est-elle pas la santé
individuelle et collective ?

Ces pratiques aident à la cristallisation des forces de vie relatives au « Pacte », pacte à partir
duquel les “gardiens du temple” et de la tradition régissent les comportements et les pratiques
socioculturelles de leurs communautés en fonction de leurs représentations environnementale.

Ainsi, on peut noter que la danse rituelle, notamment celles des masques chez les Myènè,
cette danse pendant laquelle les initiés sortent de la forêt pour marquer le moment de grande
vénération des aïeux afin de solliciter des faveurs, notamment la guérison de certaines
maladies est une forme d’exaltation d’une communion entre l’homme et son écosystème. Que
se passe-t-il donc dans la brousse lors de ces festivités ritualistes, écologiques et sanitaires ?

Une fois en brousse, les tradithérapeutes trouvent d’abord la rivière sacrée, en recueillent
l’eau jaillissante de la source pour se purifier eux-mêmes afin de mieux purifier les patients. Il
y a une sorte de recyclage de la vie : les larmes de la souffrance du malade doivent devenir la
semence par laquelle la santé germe à l’endroit où elles sont tombées. Tout se passe comme si
le personnel traditionnel soignant ramenait les malades à la source jaillissante de leur
existence. L’objectif consiste à purifier le village à partir des énergies qui proviennent de la
forêt.

En effet, de retour de la forêt, les initiés demeurent masqués et doivent arpenter la cour de
chaque case du village thérapeutique. Ils devraient scruter, de leurs yeux d’initiés, le sol, sans
laisser le moindre recoin ou ravinements où l’œil pénétrant de l’initié ne passe et repasse ; car
la pureté du village implique nécessairement celle des hommes. La danse des masques, à
l’exemple de celle du Bwiti, fait fonction d’action sanitaire publique à cause de son rapport à
l’environnement. Il faut adjoindre à cette danse, très physique à cause des tournoiements du
raphia, tournoiement qui reflètent la vie, le rites du Mwiri.

Le Mwiri, est une société masculine d’initiés pratiquée par des populations de la Province de
la Ngounié et on en trouve plusieurs équivalences dans les autres régions du Gabon : Ngil,
chez les Fang, Yasi, chez les Galwa, Mongala ou Ongala, dans la région de Lébayi. Cette
société initie les garçons dès l’âge de quatorze (14) ou quinze (15) ans. Les adeptes doivent
tenir les femmes et les enfants en respect pour mieux réaliser des actions sanitaires publiques,
notamment la protection rigoureuse de la nature. Les initiés agissent par l’intermédiaire d’un
tabou : ils utilisent une liane qu’ils attachent soit à deux poteaux, soit à deux arbres pour
indiquer la limite entre le sacré et le profane. Sur cette liane, ils suspendent des feuilles de
bananiers sèches (le bananier est une plantes à plusieurs usage, chez les peuples du Gabon).

Voilà ce qui constitue, visiblement le fétiche du Mwiri. Le principe, ici, est qu’il faut éviter
une dégradation constante de la forêt au risque des conséquences graves pour la santé du
village et celles des villageois à cause d’une surexploitation d’un cours d’eau ou d’une forêt
particulière. Par le signe de la liane, la forêt ou le cours d’eau se place, par décision
consensuelle des initiés, sous le contrôle du Mwiri. Le représentant du Mwiri, devait passer,
de temps à autre, pour délivrer le message d’avertissement menaçant : « celui qui aura
l’outrecuidance de toucher aux fruits de la forêt déclarée interdite, qui viendrait faire la chasse
ou la pêche dans ces cours d’eaux, rencontrera la colère de Mwiri, il l’avalera ! ».

467
OWONDO (L.) : Au bout du silence, Paris, Hatier, 1985p. 8.
Par le Mwiri, le Conseil des Anciens agit sur l'environnement en régulant les activités
champêtres et de chasse des citoyens, afin d'éviter le gaspillage des ressources alimentaires.

Ainsi, le Mwiri se présente « comme une ligue pour la protection de la nature et l'entretien des
lieux publics, doublée d'une police secrète destinée à rechercher et à punir les coupables quels
qu'ils soient»468. Dans une telle détermination, il est clair que la secte du Mwiri joue un rôle
essentiel dans l'assainissement du milieu environnemental, la lutte contre les épidémies et
qu’elle veille à l'état sanitaire de la collectivité.

André Raponda Walker nous explique que le Mwiri visait « l'entretien des lieux publics »469
de telle sorte que les femmes étaient obligées, parce qu'elles avaient peur des représailles,
« d'accomplir strictement les travaux ménagers », «d'entretenir les chemins et les sentiers de
brousse, et de nettoyer les abords des cases »470. Il importe de dire que la promotion de telles
pratiques ne pouvait que favoriser des politiques de santé publique dans les pays en voie de
développement même si c'était la peur qui faisait agir. Lorsque les abords du village étaient
sales et que les anciens constataient que les points d’eau n'étaient pas propres ainsi que les
sentiers qui mènent aux plantations, ils faisaient intervenir le Mwiri. La veille, si on entendait
ses hurlements et menaces, c’est généralement parce que les femmes n'avaient pas sarclé
l'herbe des sentiers du village et des cimetières ; alors, tôt, le lendemain matin, ces dernières
prenaient leurs machettes pour travailler.

Le Ngil, comme le Mwiri, jouait, lui aussi, un rôle important dans la politique globale de
santé publique, conformément à la définition de l'Organisation Mondiale de la Santé ci-dessus
citée. Le Ngil représente ainsi « la divinité chargée de la vengeance » et « le garant de la
sécurité et de la stabilité sociale », dans la société fang. En ce sens, la peur que sa vengeance
inspirait à la communauté permettait d'éviter la criminalité.

Au temps colonial, l’organisation des villages du Woleu Ntem (Nord du Gabon) n’était donc
que le prolongement des actions du Ngil : en effet, des femmes, nanties de galons,
contrôlaient la propreté de chaque concession jusque dans les maisons, les cours, les cuisines.

468
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p. 234.
469
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, op.cit. p. 234
470
Ibidem
Si l’on peut souhaiter que la médecine traditionnelle puisse se constituer une discipline des
Sciences Humaines et Sociales, à enseigner dans les facultés de médecine, mais aussi dans des
Ecoles Nationales d’Administration au Gabon, c’est justement à cause de cette relation que
les Nganga entretiennent avec le pacte [qui lie à la vie]. En fait, si la médecine traditionnelle
fait usage d’un ensemble d’interdits et de permis, c’est qu’elle induit, sociologiquement et
psychologiquement, un type de rapport à la vie ; un « Pacte » qui engendre un lien social
particulier. Celui-ci, dans tous les clans du monde, notamment chez les Fang, représentent les
points d’équilibre et occupe une place déterminante en matière de contrôle social. D’où
l’importance des interdits (Biki, en langue fang ; Tabou, en langue polynésienne), dont
l’ensemble constitue les recommandations que tout membre du clan ou de l’ethnie est tenu de
suivre scrupuleusement pour éviter toute anomalie (sociale ou de santé).

On comprend donc que, dans la société traditionnelle, les interdits soient « significatifs de la
vie même de la société globale, proliférant et tombant en désuétude selon les circonstances »
(Jean Marie Aubame)471.

Dans tous les cas, les interdits attirent notre attention sur le pacte qui la lie la communauté
humaine à la vie. En thérapie traditionnelle, la guérison des affections s’accompagne toujours
de recommandations dont l’intérêt consiste en la prévention d’éventuelles récidives ou
rechutes : ce qui modèle souvent le rapport de l’individu à son environnement. D’ailleurs, à y
voir de près, l’ensemble de ces interdits concernant la santé constitue le fondement d’une
politique de prévention en matière de santé publique à travers le champ de la médecine
traditionnelle.

La transgression d’un interdit a pour conséquence directe, non seulement la survenue de


maladies, sur le plan individuel (la folie par exemple), ou des calamités plus ou moins graves,
sur le plan collectif (épidémies, famine, pauvreté, sécheresse exagérée, inondations), mais
également l’application des sanctions très sévères.

A travers ces interdits, la médecine traditionnelle africaine obéit à des principes universels qui
constituent la base fondamentale commune à toutes les médecines traditionnelles du monde,
comme le souligne le Docteur Erick Gbodossou, président de l’ONG PROMETRA
International :
Lorsque aujourd’hui on étudie ou rapproche les pratiques médicales de toutes les civilisations
à travers le monde, on a l'impression que toutes les pratiques s'inspirent de la même source -
qu'il s'agisse des civilisations : égyptienne, soudanaise, adja, bantoue, tibétaine, chinoise,
amérindienne, aztèque, maya..., le thérapeute indigène croit à l'existence d'une force externe
qui par des événements logiques à leur rationalité, peuvent engendrer ou occasionner des
maladies. Cette croyance aux forces extérieures, maîtrisée par la connaissance des
thérapeutes, leur permet de délivrer la personne du mal. Et, partant, l’art de guérir s'appuie sur
le même cheminement qui va du diagnostic étiologique au traitement472.

Ainsi, en médecine traditionnelle, la foi est une donnée fondamentale qui permet d’établir un
lien étroit entre le rationalisme scientifique (dont la médecine) et le fondamentalisme
religieux. Cette relation entre science et religion joue, elle-même, sur le concept de croyance,
en ce sens que cette médecine se détermine quelque fois comme une démarche de libération
intérieure et, par conséquent, comme une religion primitive.

C’est effectivement, semble-t-il, la raison pour laquelle l’évangélisateur devait d’abord porter
un coup aux pratiques qui relevaient de la médecine traditionnelle: « le rôle des missionnaires
consiste à convaincre les indigènes de renoncer à leurs fausses croyances qui déboucheront
sur une vie nouvelle, et enfin le salut » (Byron Good)473. On comprend donc l’attitude de
méfiance des populations dites indigènes à l’égard de la médecine moderne : si la médecine
est indissociable au salut, seul le guérisseur peut comprendre ce qui fait, effectivement, le
salut de l’indigène.

De fait, la médecine traditionnelle favorise la structuration des normes, c’est-à-dire des règles,
des comportements, des mœurs et des mentalités qui mettent au point un type particulier de

471
AUBAME (J. -M) : Les béti du Gabon, Paris, l’Harmattan, 2002, p.83
472
ibidem
473
GOOD (B.) : Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, éd.
Institut Synthélabo, col. Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p.36
gestion de la vie et de l’environnement. Puisque, la conservation de la santé est entretenue par
les interdits permettant de respecter le “Pacte”, lien fort et fondateur de vie :

Il redit chaque jour le Pacte,

Le grand Pacte qui lie,

Qui lie à la Loi notre Sort,

Aux Actes des Souffles plus forts

Le Sort de nos Morts qui ne sont pas morts,

Le lourd Pacte qui nous lie à la Vie.

La lourde Loi qui nous lie aux Actes

Des souffles qui se meurent

Dans le lit et sur les rives du Fleuve,

Des souffles qui se meuvent

Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.

Les initiations n’ont pas, chez le Bantou, d’autre référence que cette magnificence de la vie
qui vient de ce lieu symbolique qui est la forêt et qui représente notre psychisme. Aller en
brousse témoigne de cette volonté de faire prendre conscience à l’homme de l’importance du
« lourd Pacte qui nous lie à la Vie » et que l’homme « redit chaque jour » à travers ses actes.
Le malade semble bien être cet individu qui a rompu le pacte et qui pour cela même, est en
perte d’équilibre, d’où l’origine de son déséquilibre.

C) Le diagnostic étiologique, comme moyen d’évaluation de l’équilibre


a) Le diagnostic par rapport à l’environnement

La volonté de rétablir l’équilibre pousse le guérisseur, dès son réveil, chaque jour, chasse-
mouche à la main, à scruter l’environnement, cherchant à décrypter le langage mystérieux de
la divinité. Son regard éthéré voit au-delà de l’aspect apparent ces choses que le profane ne
soupçonne pas [mais qu’il voudrait certainement acquérir, s’il en avait la possibilité]. D’où
l’utilisation d’ocre et de kaolin qu’il met sur son visage et sur celui du patient. Le
tradithérapeute, dès le matin se prépare à affronter les aléas de la vie dans la quiétude qu’offre
le regard qui va au-delà de l’apparence des choses et qui embrasse ce qu’il y a d’essentiel.
L’ocre, par sa couleur symbolise le sang qui coagule tandis que le kaolin est la couleur de la
sève, couleur du lait maternel, cette sève (le sperme) qui coule dans l’arbre et qu’il faut
récolter pour rééquilibrer son patient grâce à l’intervention de Ombre ou la divinité :

Pris ensemble, Ombre, ocre et kaolin renvoient à des codages psychologiques et ontologiques.
Ils constituent des réponses à un certain nombre de désirs :

désirs cognitifs, avec le besoin de donner du sens, d’expliquer l’origine de l’univers et de la


vie, la destination du monde, le mal et la souffrance, de répondre à la question de la mort et de
la survie ;

désirs affectifs poussant à obtenir la protection des puissances numineuses pour échapper à
l’angoisse propre à la condition humaine.

Si l’on se réfère à la conception de Carl Jung selon laquelle l’ombre est la partie
inconsciente de la personnalité, Ombre se définit alors comme la partie voilée de notre être.
Aller à sa découverte, c’est partir à la connaissance de soi-même et réaliser sa plénitude par
un travail intérieur ». 474

Le tradithérapeute trouve que les explications matérialistes des maladies sont insuffisantes et
qu’il est nécessaire de trouver la cause efficiente de chaque souffrance humaine : les causes

474
SANVEE (M.R) : « Mythe et création littéraire : lecture mythocritique de Au bout du silence de Laurent Owondo », art.
cit., p. 168-169.
d’une pathologie ne sont pas toujours organiques, elles émanent du domaine du symbolisme,
du mysticisme, celui naturelle Mieux, il est évident que l’approche de la “maladie”n’est pas la
même dans une société initiatique et traditionnelle. Nous sommes dans un monde où, ce sont
les formes symboliques en tant que monde de la pensée mythique, monde des génies, des
défunts et des esprits, qui déterminent toutes nos représentations. Il s’agit de ce monde qui
pour utiliser le langage d’Ernest Cassirer, constitue une « forme d’objectivité » spécifique
puisque la conscience mythique comporte bien une objectivité et une modalité, plus encore
une intensité de « présence » caractéristique. Dès lors, ce n’est nullement par le précis, mais
plutôt par le symbole que l’on s’exprime, ainsi, le symbolisme devient, dans la médecine
traditionnelle, la forme privilégiée de la connaissance.

De ce fait, « la “notion de maladie”, au sens précis du terme, n’existe pas comme telle dans
les langues envisagées et se trouve comme diluée dans les notions plus extensives et vagues
comme “peine”, “souffrance”, “oppression”, “attaque du dehors”, etc. »475(Pierre naturel).
Chez les Fang, par exemple, on dit : ma kone (je suis malade), mais l’expression se ramène à
quelque chose de lisse (je lisse) ; on peut encore dire : ma wokh mintae (j’entends, je
comprends la douleur) ; les mots qui traduisent le fait d’être malade sont aussi vague que
l’idée même de la maladie. Il y a une complexité linguistique de la notion de maladie dans des
sociétés à univers multiple. Dans ces sociétés préindustrielles, il est admis que l’esprit utilise
le symbolisme pour embrasser le réel afin de le comprendre. La notion de “maladie” est
imagée parce que l’image est riche et par sa structure même, elle est multivalente.

Pour cela, il importe que le Nganga prenne en compte, à chaque étape de sa recherche des
causes étiologiques en scrutant les trois axes qui composent la personnalité de tout homme. Il
s’agit de déceler, dans l’environnement du patient, l’origine de la fragilisation de l’immunité,
en scrutant :

Premièrement, les relations familiales du patient (l’axe horizontal) : La famille africaine a la


réputation d’être grande et selon un adage populaire, la malheur d’un homme ne vient jamais
loin, sinon dans sa propre famille. La possibilité pour que la maladie provienne d’un membre
de la famille est donc grande ; la famille africaine s’étend au clan, au lignage et elle joue un
rôle capital dans le processus d’hominisation. De la grossesse à la naissance et de son jeune

475
ERNY (P) : Au fil de l’existence humaine, Paris, L’Harmattan, 2001, p.119.
âge à sa vieillesse. C’est grâce à la famille que la vie de l’individu est structurée, organisée et
orientée au moyen des interdits familiaux et de l’exécution scrupuleuse des rites. Le noyau
familial prend l’individu en charge totalement.

Dès la naissance, ce sont les membres de la famille : le père, la mère, les tantes, voire les
alliés de la famille, qui ont un pouvoir de réprimande sur l’enfant. Cette prise en charge
collective de l’enfant par la famille constitue la base du système de référence de ce dernier. Il
grandira et évoluera dans un environnement où c’est le regard de l’autre qui le détermine
comme membre de la famille. Le bonheur ou l’épanouissement de l’enfant est fonction de sa
relation à la famille : sa santé physique et mentale en dépendent. C’est pourquoi il doit
absolument respecter la hiérarchie familiale et pratiquer la solidarité avec les autres membres,
notamment en ce qui concerne ses biens et son savoir.

Deuxièmement, en cherchant s’il existe des conflits dans la structure communautaire,


capables de désaxer l’individu (de son axe oblique) : La généalogie est le moyen de
justification de l’appartenance de l’individu au groupe ; elle autorise les aînés du même
groupe lignager à veiller à l’éducation et à l’évolution de l’individu au sein du groupe. Ce
pouvoir du groupe sur l’individu est objectivement perceptible au moment de l’exécution
d’actes communautaires. Les actes communautaires sont constitués d’un ensemble de règles
et d’actes d’allégeance au groupe (les cérémonies rituelles). Le respect des règles a pour
conséquence la protection de l’individu par le groupe ; tandis que l’infraction délibérée est
source de représailles. C’est la communauté qui constitue le système de défense de l’individu
pris comme membre de la communauté singulièrement au moyen des rites initiatiques
collectifs. Les rites ont une fonction intégrative par laquelle ils assurent la cohésion du groupe
et le renforcement des lignées en renforçant les pactes d’alliance. Tous les initiés à une
confrérie deviennent membres d’une nouvelle famille et doivent pratiquer, entre eux, la vertu
de la solidarité et surtout de l’amour du prochain.

Il convient, cependant, de noter que la structure communautaire, avec ses rites, a pour
fondement le mythe cosmogonique et fondateur du clan. Ce dernier évoque la relation que les
hommes, membres de cette communauté, entretiennent avec les génies et les forces cosmiques
ennemis ou alliés de l’homme. Le mythe fondateur est le contenu philosophique et religieux
de la pensée collective du groupe et, en tant que tel, il inspire un sentiment religieux à la
hiérarchie des êtres qui figurent dans la généalogie individuelle. La généalogie se donne alors
comme moyen de transmission de la vie, mais aussi, d’un savoir. En ce sens, on ne connaît ni
on ne vit que par l’affiliation à une hiérarchie déterminée par une généalogie. L’artiste se
rattache généalogiquement à un maître qui à son tour, a reçu les enseignements d’un autre. On
peut ainsi avoir en exemple des lignées de joueurs de Mvett et des Nganga. On devient
Nganga parce qu’un maître nous aura initié.

Troisièmement, en cherchant à le situer dans sa structure spirituelle, c’est-à-dire dans son axe
vertical, axe des relations avec les ancêtres : Il est une règle qui ne peut souffrir d’une
quelconque modification dans toute l’Afrique, c’est celle du respect incontestable que
l’homme doit témoigner aux ancêtres, aux génies protecteurs et à Dieu. Il ne faut pas les
mécontenter, c’est une loi de première catégorie qui condamne les contrevenants à des
répressions parfois brutales et insidieuses.

En d’autres termes, les trois axes s’articulent pour donner une explication à la maladie,
explication mettant en lumière une double portée : rationnelle et éthique. De fait, en médecine
traditionnelle, le diagnostic du Nganga, lorsqu’il est en face d’un cas de maladie, consiste à
évaluer les trois axes susnommés, afin de déterminer lequel (ou lesquels) de ces axes est
(sont) dérangé(s) à cause d’une faute ou d’un conflit. Suite à cet examen, le Nganga donnera
un diagnostic et des prescriptions en fonction des axes en cause. Dans un cas, il prescrira des
plantes, dans un autre, c’est une “thérapie d’allégeance ou de réconciliation familiale”. Ce
type de thérapie fait suite à un problème de famille où le patient doit reconnaître sa faute
publiquement et demander la banalisation de l’antécédent en présentant des offrandes à
l’offensé. Il existe aussi des thérapies de résolution des conflits lorsqu’il est surtout question
des accusations d’actes de sorcellerie.

Au bilan, il importe de souligner que la notion de maladie, dans la société africaine, n’est ni
plus ni moins qu’un problème relationnel. Cette notion revêt alors un sens qui dépend des
différents axes de référence qui structurent la personnalité de l’homme africain. C’est
pourquoi, dans l’imaginaire bantou, la maladie est toujours une violence physique appliquée
sur un individu, une violence due à une cause extérieure. Au Gabon, par exemple, on
distingue différents diagnostics.
les cas de possession : la personne fait des cauchemars, elle rêve d’un homme qui lui fait
l’amour la nuit. Ce sont les minkinda, des esprits malveillants,

la sorcellerie anthropophagique,

les attaques des esprits ancestraux, mimbwir,

le fétichisme ou le maraboutage,

les maladies dues à l’inobservance des interdits communautaires.

La compréhension de cet univers de croyances est fondamentale pour l’exercice de la


médecine au Gabon et en Afrique. Ces axes de référence inscrivent la maladie dans des cadres
de codage de la culture africaine. Il faut les comprendre pour mieux aider le patient, puisque,
en fait, dans la société bantoue, la maladie, en tant que désordre organique ou
psychosomatique, est toujours causée par des attaques qui émanent du système de la
sorcellerie. Celles-ci sont, dans la plupart des cas, l’œuvre d’Evu que le Nganga se charge de
débusquer au commencement de toute thérapie. Evu devient, ici, le système d’explication de
toute pathologie et de toute thérapie dans la médecine traditionnelle. Habituellement, en vue
de rendre malade par envoûtement, évu fort et méchant agit au profit de son possesseur en
agressant ses ennemis. A cet effet, en vue de la thérapie, la médecine traditionnelle oppose à
naturelle, en tant qu’il est le principe spirituel de l’inégalité, un autre principe spirituel : le
Bier ou Culte des Ancêtres en sachant que le Bier ou reliquaire est au service de la
communauté.

Inégalité (Evu) et égalité (Bier) constituent donc les deux principes fondamentaux de la
Médecine traditionnelle au Gabon en sachant que naturelle pose l’inégalité alors que le Bier
consiste en la restauration de l’équilibre et la recherche du bien commun. Evu est donc
l’origine de la maladie, du désordre, il menace cet équilibre dont les ancêtres sont les garants.
De ce fait, toute souffrance est attribuée, par celui qui souffre, à ceux qui réussissent
individuellement et qui sont décidés à le nuire, parce qu’ils sont possesseurs d’un naturelle
maléfique. Chez les Fang, Evu symbolise donc le pouvoir du Mal, mais aussi, la
connaissance. Pour Nguéma Obam, Evu, c’est le désir de nuire, la volonté de puissance, le
refus de la situation, de l’événement, des limites naturelles imposées à l’action de l’homme476.

Bref, il faut admettre comme postulat au sein du paradigme de la médecine traditionnelle


africaine que la cause de la maladie est «non-humaine » et que chaque occasion d’une maladie
met en scène une victime connue objectivement et des suspects qu’il convient de convoquer
afin d’identifier le coupable et de restaurer le malade. Il faut donc souligner que, dans la
médecine traditionnelle, l’homme est très souvent engagé dans sa souffrance. Elle est le fait
de ses rapports avec cet “autre” qui le plus souvent, agit en se cachant dans l’ombre. Voilà
pourquoi la thérapie, chez un Nganga, comporte souvent trois étapes :

L’accusation des suspects, le moment du diagnostic. Comme pour un tribunal, on se rend chez
le Nganga et celui-ci se chargera d’intenter un procès contre le coupable 477. En fait, le
Nganga joue, dans le domaine mystique, les rôles de Juge et le Procureur.

Si le coupable est réellement connu, la guérison suit rapidement puisque ce dernier donnera
(directement ou indirectement), sous les menaces du Nganga, des instructions permettant de
désenvoûter le patient.

Le moment des soins qui peut s’accompagner d’une initiation.

Ces trois étapes permettent peut-être de souligner l’importance de la recherche de la cause


d’une maladie par une étude holistique du patient et de son environnement. Cette démarche
conduit le praticien à considérer la maladie, de même que la guérison, en référence à un
« ensemble de données, souvent complexes », mais perceptibles grâce à la stricte observance
des us et des coutumes qui régissent la communauté. De fait, le tradithérapeute ne se limite
pas seulement à la recherche de la guérison physique de ses patients, son rôle le conduit à
traquer le mal sous ses différents aspects ; c’est donc un tort que d’assimiler le guérisseur au
sorcier maléfique.

Dans cette détermination, la médecine traditionnelle sera amenée à traiter certains cas de
déviance comme de véritables pathologies, dès lors qu’un membre de la communauté ne

476
NGUEMA-OBAM (P.) : La tradition de la danse chez les Fan du Gabon, thèse de doctorat d’Etat ès lettres, Université de
Strasbourg II, 1976, p.662.
477
Un Occidental averti trouvera ici quelque relent du Moyen Age : la chasse aux sorcières
respectera plus les normes qui lui sont fixées par la communauté. On peut alors dire que la
première caractéristique de la médecine traditionnelle, c’est d’abord l’observation du
comportement de chaque individu dans la société.

b) Le Fondement d’une démarche holiste du diagnostic

Le diagnostic se présente comme une méthode d’enquête médicale qui concerne tout le
système de référence traditionnelle : on y affirme que l'origine de la maladie est d'abord
spirituelle avant d'être matérielle. Pour le tradithérapeute du rite Bwiti, ce qui est en haut est
aussi en bas ; donc, de l'état de notre santé physique dépend celle de notre état de santé
spirituelle. En ce sens, l’homme est double, c’est ainsi qu’il a été crée par Dieu ; il est à la
fois, homme et femme. Il faut entendre cette affirmation en terme de double dimensionnalité
de l’homme, une dimension visible et une dimension invisible.

Ainsi, quelles que soient les explications que nous pouvons apporter, il demeure que la
maladie reste un mystère, une absurdité qui exige plusieurs types d'explications : d’où
l’interrogation du Nganga concerne-t-elle plusieurs sens d’exploitation ; d’où le diagnostic
étiologique aura, en général, quatre orientations pour déterminer l’origine de la fragilité de
l’individu et la cause de la maladie.

LES MANES DES ANCETRES (l’axe vertical) : Le guérisseur va chercher à déterminer si ce


patient est respectueux de la tradition. Est-ce qu’il n’a pas enfreint quelques interdits sociaux
et que, à cause de cela, il est devenu fragile ? Si tel est le cas, il faut qu’il fasse des sacrifices
pour rétablir le lien avec ses ancêtres et les siens qui sont morts.

Le péché détériore, déstructure la conscience en ces fondements : ainsi, la croyance populaire


montre que certaines maladies sont le fait des Morts qui ne sont pas contents des
comportements de leurs descendants. Ils viennent ainsi prendre possession du fils impénitent
pour le tourmenter. Telle est l'origine de mauvais rêves ou de la possession appelée chez les
Fang, Nkida (l’esprit d’un Mort) …
LA FAMILLE (axe horizontal): le guérisseur voudrait savoir si le patient est en de bons
termes avec les siens. L’intention constituante du diagnostic sera de savoir si cette maladie ne
résulte pas d’un empoisonnement ou d’une sorte de somatisation d’un problème qui se vit
dans sa maison. Ceci permet de comprendre les longues formulations du questionnement sur
la bonne santé que l’on trouve dans les salutations africaines, le plus typique se trouve dans la
langue Walaf :

Questions de salutation Réponses de salutation

Sieram djam ? / Bonjour, comment vas-tu ? Djama reck, hamdulilaye !/ bien, Dieu merci !

Anawa Kirge ? Et la famille ? Djama reck, hamdulilaye !/ bien, Dieu merci !

Suma mack ? Et le grand (sous-entendu : le Djama reck, hamdulilaye !/ bien, Dieu merci !
grand frère, le mari, etc.).

Suma dyigen? Et la femme ? Djama reck, hamdulilaye !/ bien, Dieu merci !

Lors des salutations, on interrogera sur tout ce qui bouge dans la concession et ce
questionnement débute et se termine par la présentation réciproque des deux protagonistes.
L’importance de ce questionnement réside, bien sûr, sur la qualité du lien affectif qui lorsqu’il
est entamé, cause du souci qui engendre des souffrances. C’est pourquoi, lorsque le thérapeute
salue, s’il décèle des troubles dans la relation entre son patient et l’un des siens, il exigera des
réconciliations car le rétablissement du lien affectif devrait entraîner la guérison organique du
patient.

LE MALADE EN PERSONNE : il s’agit d’examiner le malade, c’est-à-dire qu'il faut


déterminer si ce dernier n’est pas un sorcier et, donc, si sa maladie ne provient pas de ses
mauvaises actions. Mais il faut aussi savoir si le malade en question est quelqu'un
d’imprudent : est-ce qu’il a mangé ce qui lui est interdit ? Est-ce qu'il a fait ce qu'il ne doit pas
faire ? On note que plusieurs maladies, selon les guérisseurs, sont liées à la violation de la loi
de l'inceste : c'est le cas de la folie. D'autres, encore, sont liées au fait que l'on consomme
l’acte sexuel en plein jour, pendant que le soleil est au zénith. C’est le cas, par exemple, d’une
maladie qu'on appelle, chez les Fang, le “rhume du manioc” (mbomane bi sogh bi mbong),
cette maladie se manifeste par une forte fatigue et de violents maux de tête. Pour les
tradithérapeutes, avoir des relations sexuelles la journée entraîne des malchances ; et, pour en
guérir, il faut se purifier par le rite du “lavement du corps”.

LES ENNEMIS : est-ce que cet individu est victime d'un mauvais sort envoyé par des
sorciers ? Cette maladie ne résulte-t-elle pas de la mauvaise influence d'un fétiche ? Si oui,
comment enlever ce mauvais sort ?

Cette consultation peut durer toute une journée entière, ou bien une nuit, tout comme elle peut
ne prendre que quelques heures. Ce qui importe, c'est de dire qu’à chaque médecine
correspond une conception précise de la maladie et la santé et que, pour la médecine
traditionnelle, cette conception s’inscrit dans « un ensemble religieux cohérent, …une gnose
pouvant expliquer l’homme et la place qu’il occupe dans le ce monde, ainsi que les liens
organiques qui l’unissent à Dieu et à l’univers » (Claudine Brelet)478. Aussi, le normal et le
pathologique font toujours référence à un système de soins qui est sous-tendu par un ensemble
de valeurs qu’il est bon de bien connaître et maîtriser afin de ne jamais les négliger.

Ainsi, la démarche du thérapeute traditionnel africain repose-t-elle sur un système précis de


valeurs qui permet à la famille et aux patients de mieux se repérer et de bien se conduire. Il y
a un principe traditionnel qui veut qu'une certaine disposition morale soit nécessaire à
l'individu pour agir ou pour s’engager dans une entreprise avec toutes les chances de succès.
Si ce principe n'est pas respecté, le sujet risque de tomber malade. Cependant, celui qui le
respecte vivra longtemps, puisque cette disposition «joue en faveur de celui dont la vie est
menée dans le respect des interdits et la crainte de la loi, expression de la volonté des ancêtres

478
BRELET (C.) : Ibidem, p. 20
»479. Le tradithérapeute, dans ses principes thérapeutiques, ne peut pas ne pas tenir compte de
cette disposition.

Bref, une fois que la cause de la maladie est déterminée sur la base de l'une de ces quatre
orientations, la thérapeutique correspondra donc à un type de traitement dont la cotation sera
plus organique dans un cas et plus spirituelle dans un autre. Si on tient compte du système
traditionnel africain de valeurs, il n'est pas possible d'envisager une pratique médicale
désincarnée et qui se calquerait sur le modèle des sciences positives, expérimentales et
matérialistes. La société africaine traditionnelle réclame des pratiques médicales qui prennent
en compte le religieux et, par conséquent, qui donne une réponse à un questionnement
philosophique correspondant au langage culturel spécifiquement local. Voilà pourquoi
beaucoup de personnes s'initient alors même qu'elles ne sont pas malades sur le plan
organique.

Ainsi, le diagnostic étiologique, chez le tradithérapeute, conduit toujours ce dernier à


rechercher les causes de la maladie par un examen qui va du cas particulier (de ce malade)480
jusqu’à l’ensemble de sa famille (rapports interpersonnels)481, de son village et de sa société
toute entière et du Cosmos. De fait, le malade est toujours observé en fonction de son nœud
de relations ; il est d’ailleurs perçu comme centre et médiation d’un univers482 visible et
invisible.

La thérapie ne peut, par conséquent, négliger aucun des liens dont l’ensemble constitue la
personnalité de chaque malade. On peut donc dire que l’univers thérapeutique des Nganga est
une illustration du holisme483 parce qu’un malade n’est jamais soigné qu’en tant qu’il est
compris dans un ensemble de structures d’influences visibles et invisibles. C’est pour cette
raison que le guérisseur procède par une étude holistique de l’individu pour découvrir
l’origine causale de la maladie, entendue comme déséquilibre. Parler donc de médecine
traditionnelle revient à désigner une médecine holistique déterminée à combattre le Mal sous

479
NGUEMA-OBAM (P) : Aspects de la religion Fang, Paris, Karthala, 1983, p. 58
480
On ira jusqu’à chercher si ce malade est un sorcier, quel est son type d’évu afin de trouver des médicaments appropriés.
481
Le Nganga sait que la dysharmonie qui émane des relations entre les individus fragilise l’homme au plan physique, moral,
psychique et le rend vulnérable. C’est pour cette raison qu’il importe de déterminer la nature des rapports entre l’homme et
son environnement.
482
C’est ici une idée de l’homme trouvé pour la première fois chez Jean Pic de la Mirandole (1643-1694)
toutes ses formes, de telle manière que le malade n’est pas simplement cet individu qui
souffre dans telle partie de son organisme. Il est cet individu dont la souffrance atteint toutes
les dimensions de l’être. La médecine traditionnelle est une médecine de l’homme total, voilà
ce qu’il faut savoir.

En effet, la différence entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle se situe


justement au niveau de leur approche du corps. En médecine moderne, les praticiens
« considèrent le corps comme un organisme composé de différents organes qu'ils traitent
séparément. Ils se concentrent sur le rôle du médecin dont l'objectif est d'administrer les soins
en négligeant souvent la part des facteurs émotionnels et mentaux dans l'apparition ou le
traitement des maladies. Au contraire, la médecine holistique met en avant les aspects
émotionnels et psychiques de la santé et des soins »484. Il faut encore souligner que l’homme,
par rapport à sa famille, n’est d’ailleurs pas compris comme un individu mais, une fois de
plus, comme faisant partie d’un corps. A partir de l’instant où ce membre commence à être
perturbé, donc à perturber l’équilibre de l’ensemble de l’organisme, il est naturel que l’on
cherche les causes de ce trouble en interrogeant tout ce qui est susceptible d’entrer en liaison
avec lui pour le perturber.

Tout cas de comportement réprimandable, susceptible de déstabiliser le corps social, est


appréhendé par la société comme une maladie et doit, par conséquent, être pris en charge par
la médecine traditionnelle. Il s’ensuit donc que cette médecine elle-même semble négliger les
causes naturellement visibles et palpables, alors qu’elle accorde une importance de grande
facture à la causalité mystique. Ceci peut être dommage. De fait, les causes naturelles qui sont
apparemment à l’origine des troubles physiologiques, « ne sont, tout au plus, que l’occasion à
propos de laquelle les forces occultes se manifestent »485 pour introduire le désordre dans la
vie d’un individu. L’exemple patent qui montre dans la société africaine que quelqu’un est
victime des forces invisibles, c’est la folie ou maladie mentale, dont les causes profondes
portent généralement sur la violation d’un interdit rituel ou coutumier.

483
Holisme, du Grec holos, « tout ». En épistémologie, le holisme désigne la « thèse selon laquelle on ne peut jamais tester
empiriquement une hypothèse isolée, mais seulement un ensemble d’hypothèses ». (Grand Dictionnaire de la
PHILOSOPHIE, Larousse, CNRS, p.484)
484
Ibidem.
485
BLONDEL (Ch.) : La mentalité primitive, Paris, Librairie stock, 1926, p. 92.
Le tradithérapeute est un écologiste, un humaniste et un spirituel, il apprend, au cours de sa
formation que sa médecine est sous-tendue par la conception primitive de l’environnement,
inhérente à sa culture bantoue. Cette prise en compte du cadre de pensée est impérative pour
la compréhension de ses pratiques de soin de santé, ceci est nécessaire pour correspondre à la
psychologie des patients provenant de sa communauté.

D’où l’importance des liturgies cultuelles à des fins thérapeutiques individuelles et


communautaires consistant à s’attirer les faveur des imbwiri ou génies lors des rites
thérapeutiques. Dans cette optique, les récits mythiques des Ngwè-Myènè, par exemple,
montrent l’importance de l’environnement dans la thérapie traditionnelle grâce à différentes
représentations des génies qui dans certains cas, sont des adjuvants surnaturels.

La quête de la guérison s’apparente ainsi à une démarche correspondant à un thème majeure


de ces récits mythiques qui évoquent l’idée de génie : tous les thèmes majeurs des récits de la
littérature orale, chez les Ngwè-Myènè, convergent autour de la découverte de l’Ozangé.
L’ozangé est un phénomène lumineux que les initiés observent dans la démarche de guérison
initiatique, c’est cette lumière vers laquelle l’initie s’achemine pour rencontrer l’Autre. C’est
le lieu mystérieux où lui seront communiquées toutes les valeurs dont il a besoin pour être
heureux. D’un mythe qui traduit volontairement l’idée de guérison physique, nous avons les
personnages de Ilumbu et Ndjoyi qui illustrent le processus de transformation de la
représentation de l’enveloppe du corporelle. En fait, Ilumbu, signifie la splendeur. On le
représente dans les contes comme un être translucide et brillant à l’intérieur de telle sorte que
l’on peut voir ses organes palpiter de luminosité : c’est la représentation de la bonne santé
physique. Par contre, le personnage de Ndjoyi nous pousse à considérer notre rapport à
l’environnement : sa forme est enrobée dans l’arborescence de l’arbre Olumi Na Nguéndja,
pour non seulement rayonner, mais, surtout, répandre une influence assimilable au parfum
que diffuse ce végétal.

On a tous le droits d’imaginer l’importance que prend cet arbre dans la confection des fétiches
utilisés par des hommes politiques africains. Rappelons tout simplement que la plupart des
fétiches se confectionnent à partir d’un rapport analogique entre les éléments de la nature et
l’homme. C’est ainsi que l’on retrouve le souffle et la chaleur vitale dans l’air et dans le soleil
pendant les bains rituels : il faut se laver en parlant en direction du soleil selon le déplacement
du vent. Ces bains rituels, eux-mêmes, sont pris à certains endroits de la forêt où l’on
distingue précisément les logis des génies porteurs de splendeur et d’informations sur les
valeurs humaines, en relation avec les lieux de leur formation.

Tout est de comprendre, dans ce cas, l’importance des génies dans les pratiques de la
médecine traditionnelle au Gabon : celle-ci, précisément dans la Province de l’Estuaire, se
caractérise par les cultes thérapeutiques organisés autour des rites dédiés aux imbwiri. Les
plus célèbres de ces rites sont l’imbwiri w’abandji et l’ombiri wiono : ceux qui s’initient à ces
institutions sont supposés êtres des victimes de génies offensés par la rupture du “Pacte
d’alliance” qui les lie à la vie et qui avait été contracté entre les génies et les Ancêtres du clan
ou de la famille.

La thérapeutique consistera donc dans une démarche initiatique et celle-ci, comportera, dans
le cas de l’ombwiri w’abandji, à la consommation de la plante Iboga. Cette plante permettra
au néophyte d’amorcer une démarche à partir de laquelle, grâce à des visions qui le
concernent personnellement, va percer le voile du monde imaginal. C’est ainsi que, dans son
“voyage”, il va rencontrer le génie qui le perturbe et découvrira les raisons de son acte de
perturbation. Dans ce cas, la guérison n’est possible que grâce au rétablissement de
l’harmonie entre le génie perturbateur et le patient qui après cette rencontre spéciale,
découvrira sa véritable vocation, le sens de son existence.

Les sociétés initiatiques sont respectueuses d’une certaine vision humaniste du monde où, lors
de la collecte des médicaments en forêt, les tradithérapeutes s’adressent à des hôtes invisibles
aux yeux des profanes. Ceux-ci se rapprochent physiquement des hommes, en forêt, grâce à
l’influence qu’ils exercent sur les plantes et sur le monde imaginal à partir d’une solidarité
entre les lois de correspondance et d’analogie propres à chaque personne, selon son degré
d’initiation.

c) Une institution au service de la santé publique : le Conseil des Sages

L’Afrique a besoin de sensibiliser, d’éduquer la population en matière de santé publique et


dans le respect de l’environnement mais cette éducation doit partir de ses acquis. Pour y
arriver, il faut trouver une instance traditionnelle qui puisse préparer les populations, dès la
petite enfance, au respect scrupuleux de l’environnement. Cette instance, nous semble-il, n’est
plus à chercher, il faut tout simplement la ressusciter : il s’agit du Conseil des Anciens ou la
Palabre Africaine.

De par le passé, cette institution jouait un rôle essentiel dans le domaine de l'éducation
sanitaire, en mettant au point des sectes dont l’activité policière était capable d'avoir des
conséquences positives sur la santé publique des populations. Ces sectes étaient constituées de
véritables professionnels de “l'action sanitaire” ; ceux-ci transmettaient des messages
éducatifs capables de modifier le comportement quotidien des citoyens. Il suffit répertorier ses
sectes et de les faire travailler officiellement dans ce sens. Nous rappelons que ces dernières
soumettaient des populations aux interdits alimentaires et comportementaux pour éviter le
surgissement d’une épidémie.

De fait, en tenant compte de la définition que l'Organisation Mondiale de la Santé donne à la


santé publique, il apparaît à travers le Programme d’actions de ces sectes ancestrales, que la
médecine traditionnelle avait une politique constitutive de santé publique. L' Organisation
Mondiale de la Santé définissait la santé publique, en mille neuf cent cinquante deux (1952),
comme :

L’art et la science de prévenir les maladies, de prolonger la vie, d'améliorer la santé physique
et mentale des individus par le moyen d'actions collectives pour : assainir le milieu (hygiène
du milieu), lutter contre les épidémies (maladies contagieuses), enseigner l'hygiène corporelle
(état sanitaire de la collectivité), organiser les services médicaux et infirmiers (problèmes de
santé des populations), faciliter l'accès aux soins précoces et aux traitements préventifs.

En fait, les Anciens avaient conscience que, dans la société, il y avait deux groupes
d’individus : si les uns travaillent pour le triomphe du Bien, les autres, au contraire, sont au
service du Mal. C'est pourquoi le Conseil des Anciens devait s'organiser pour dépister et
pourchasser les agents du Mal et détruire leurs oeuvres mauvaises. Ainsi, la médecine
traditionnelle renferme-t-elle des recettes qui permettent aux Anciens de lutter contre
l'insécurité, la peur de ces sorciers maléfiques qui s'organisent en associations de malfaiteurs
pour tuer et faire souffrir la communauté. Eric de Rosny n’atteste dans les yeux de ma chèvre,
qu’en visite dans un village de Douala au Cameroun, il a été menacé par un chef du village.
Ce responsable des âmes de son clan n'admettait pas qu'un inconnu puisse entrer chez lui sans
qu'il n'en soit prévenu. Il est pourtant étonnant de constater que dans cette rencontre
inopportune le chef disposait déjà de renseignements sur la personne d’Éric de Rosny :

Vous êtes professeur au collège Libermann et vous êtes prêtre (...), je suis donc rassuré, parce
que, vous voyez, il y a des Blancs qui font le bien et des Blancs qui font le mal. Ainsi, tout
dernièrement, près de Douala, on a surpris un Blanc en train de faire la navette entre un vieux
sorcier et le chef, pour acheter certaines personnes. On dit qu'il s'appelle Mukala Ndedi...486

Le chef est certainement un devin ou est-il entouré de devins, donc des tradithérapeutes qui
veillent à la sécurité du village.

En effet, il est de coutume que, lorsqu'un étranger arrive dans un village, le chef en soit
informé discrètement non seulement de l'identité (généalogique) de l'hôte, mais aussi de la
spécificité de l'objet de sa visite. Cela permettait de l'accueillir soit en ami, soit en ennemi.
C'est un principe de précautions qui permet au Conseil des Anciens d'examiner au préalable,
par des moyens spéciaux, la qualité morale et les intentions profondes du voyageur. Le
Conseil des Anciens, avec l'aide des mânes des ancêtres, doit déterminer si l'homme qui vient
séjourner chez eux n'est pas membre d'une Association Sorcière Malfaisante (ASM). Si tel
était le cas, il fallait le combattre énergiquement afin de le mettre hors d’état de nuire. Cette
attitude se justifie par le fait que, en Afrique centrale, notamment au Cameroun, il existe des
associations qui aujourd'hui encore, aux dires des riverains, se rendent coupables de morts
suspectes. Il s'agit, par exemple, de la sorcellerie de l’Ekong487, une pratique qui terrifie les
villageois au Cameroun.

Pour dépister ces actions sorcières, le Conseil des Anciens dont le rôle consiste à veiller à la
sécurité de la collectivité, organise des cérémonies au cours desquelles on identifiera l'origine
de la mort et des maladies dans la communauté. Quelle est l’origine de ces cas de décès et

486
De ROSNY (E) : Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Cameroun), Paris, Librairie
Plon, 1981, p. 88.
487
Éric de Rosny nous donne une définition de cette organisation qui au Cameroun et au Nord du Gabon, est supposée être la
cause de nombreux cas de décès : « l’Ekong est de nos jours la sorcellerie la plus répandue dans cette partie de l'Afrique. Je
voudrais citer de nombreux témoignages de cette démarche qui consiste à se rendre chez un sorcier et à lui proposer de
l'argent en échange de personnes qu’il se chargera de vous livrer pour en faire vos esclaves : c’est l’Ekong »487. Mais
comment l’Ekong se manifeste-t-il dans un village ? Les habitants constatent que des gens tombent malades et que, malgré
les soins qu'on leur apporte, ils dépérissent puis finissent par mourir. Parallèlement, d'autres s'enrichissent subitement sans
raison apparente. De fait, l'enrichissement [illicite] est une explication, lorsqu'elle est mise en parallèle avec le nombre de
décès suspects, de la présence de la sorcellerie de l’Ekong.
quelles solutions envisager ? Pour poser le diagnostic, on va chercher des tradithérapeutes très
réputés pour la voyance et les ordalies afin qu’ils détectent la cause.

Voici qui justifie, dans les villages bantous, des guérisseurs spécialistes dans “déterrement”
des fétiches jugés dangereux. C'est le cas de la secte Bissima dont une frange est conduite par
Mme Marie Antoinette et l'autre par M. Abene Elang. Ces groupes interviennent lorsqu’ils
sont invités dans un village par un chef de famille et sous l’autorité du chef du village après
consultation du Conseil des Anciens. Ils dépistent publiquement les endroits où se cachent les
fétiches dangereux et dès qu'ils en trouvent, les propriétaires passent aux aveux.

Pour cela, et devant toute la communauté, à leur tour, les agents de la secte Bissima enterrent
un fétiche pour la prévention contre des cas de mort ou de maladie similaire, l’objet étant de
frapper de mort violente les contrevenants. On fait, à cette occasion, des sacrifices : on égorge
publiquement un chien méchants ou un chat. Après ce rituel de protection, les tradithérapeutes
soignent les victimes avec des plantes et invoquent des esprits de leurs ancêtres : il y a
toujours une dimension empirique et une dimension spirituelle dans les pratiques de la
médecine traditionnelle au Gabon.

Puisque les tradithérapeutes s’organisent maintenant pour réclamer leur reconnaissance dans
la cité, il est important de repenser le Conseil des Anciens en fonction des exigences
modernes. Il faut faire des membres du Conseil des Sages de véritables communicateurs en
santé formés aux techniques modernes et traditionnelles de la communication pour permettre
à la médecine moderne et à la médecine traditionnelle de travailler en synergie. Il faut leur
donner des bases éthiques et épistémologiques leur permettant d’être efficace dès qu’ils sont
sollicités pour la réalisation des programmes de santé publique.

Cette nouvelle structure sera composé de : chefs de villages, chefs de quartiers, nature,
infirmiers, médecins, instituteurs, professeurs de collèges et de lycée, catéchistes, gendarmes
et policiers, tous ces membres doivent appartenir à une même localité. Ils doivent tous
recevoir une formation permanente de communicateur en santé pour faire parvenir des
messages concernant la santé à toute la population (alphabétisée ou non). En fait, pour fournir
à chaque citoyen de la République une information médico-sanitaire pertinente, éducative et
mobilisatrice (c’est-à-dire capable d’induire chez celui qui la reçoit l’adoption ou le
changement de comportement dans le sens souhaité), il suffirait de s’adresser à cette structure
qui devra maîtriser le milieu géographique. L’Etat doit mobiliser les moyens nécessaires pour
développer des méthodes de Communication Inter-Personnelle permettant une bonne
mobilisation sociale et accessible à ces agents. Ainsi seront-il formés pour capter un message
et de le transmettre sans le déformer. On leur demandera d’être capables de resituer
l’événement médico-sanitaire dans son contexte et d’élaborer un message allant dans le sens
d’une prévention rationnelle et pertinente adaptée aux conditions du milieu.

Dans chaque région du pays, la multiplication des Conseil des Sages, avec son Réseau de
Communicateurs en Santé de Base, servirait de relais au Ministère de la santé et de la
population pour la réalisation des Programmes de santé publique. Si ce cadre est
juridiquement légalisé, il donnera une reconnaissance officielle quant à la reconnaissance
officielle de la médecine traditionnelle au Gabon. C’est de cette manière que la société
confèrera un statut aux tradithérapeutes du Gabon. C’est pour cette raison que ce même
Conseil des Sages doit être représenté au Ministère de la Santé Publique et de la Population
sous la forme d’un cadre laboratoire qui serait : le Comité Nationale Pour la Promotion de la
Médecine traditionnelle. Dans ce laboratoire, on devra trouver des anthropologues de la santé,
des philosophes des sciences de la santé et de la vie, des juristes, des sociologues, des
psychologues, des médecins et des tradithérapeutes de haut niveau ayant une bonne probité
morale.

Cette structure est nécessaire puisque, en s’organisant en associations de tradithérapeutes, cela


implique que les guérisseurs entendent défendre leurs droits. Mais ils doivent reconnaître que
la cité exige une certaine clarté dans ce qu’ils font : ils ont des devoirs et devraient rendre
compte à la cité des décisions qu’ils prennent dans leurs choix thérapeutiques.

Il appartiendra au Comité Nationale Pour la Promotion de la Médecine Traditionnelle de


travailler en synergie avec chaque Conseil des Sages de chaque localité afin de démasquer les
charlatans. Cela suppose une études approfondies des méthodes et des pratiques des
guérisseurs : la connaissance de leur théorie permet de rendre cohérents les raisonnements des
tradithérapeutes. Ainsi notre thèse sera un exemple de travaux à réaliser pour rendre plus
lisible les activités des Nganga. Elle permettra de saisir, sans idées préconçues, les finalités en
vue desquelles le patient et la famille s’engagent, en commun accord avec le tradithérapeute, à
prendre les remèdes qu’il propose. Car dans certains cas, on aboutit, malheureusement, à des
accidents dont l’explication peut s’avérer erronée selon la position de celui qui interprète.

En définitive, la promotion de la médecine traditionnelle, au Gabon, nécessite la restauration


du Conseil des Sages pour une meilleure participation des collectivités dans les programmes
de santé publique. Ce cadre juridique permettrait de donner une base légale à la médecine
traditionnelle et aurait l’avantage de limiter toute forme d’abus. D’ailleurs, tous les problèmes
d’éthique, de morale et juridique relatifs à la médecine traditionnelle n’ont pas échappé aux
Etats Membres de l’OMS, puisque l’OMS propose à tous les pays un cadre juridique dont
l’application par chaque Etat Membre va, avec des adaptations spécifiques, permettre à
chaque Etat Membre d’intégrer effectivement sa médecine traditionnelle au sein de son
système de Santé488.

Conclusion de la troisième partie : un croisement des rationalités ?

La biomédecine, en Afrique, est invitée à aller vers la médecine traditionnelle bantoue en


prenant progressivement en compte la spiritualité des peuples auxquels elle rend des services.
De son côté, la médecine traditionnelle devrait intégrer plus de rationalité afin de rejoindre la
synergie opératoire de la biomédecine. Tel est l’intérêt et l’enjeu de notre thèse. D’où le projet
de Centre de recherche médecine moderne et médecine traditionnelle que nous nous
proposons de réaliser à Libreville (Cf. plan annexe).

Cette démarche permettra de répondre à l’argument que la médecine traditionnelle dresse


contre la biomédecine : elle se présente aux partisans celle-là « une technique qui ne
s’intéresse qu’au symptôme, rarement à la cause réelle, et jamais à l’individu in totum »
(Jean-Marie Abgrall)489. Cet argument est pertinent, pour ce qui concerne l’Afrique parce que
les efforts que déploie la biomédecine depuis une cinquantaine d’années pour rendre

488
Cf : Message du Directeur régional de l’OMS pour l’Afrique à l’occasion de la première Journée mondiale de la médecine
traditionnelle : Observatoire de la Santé en Afrique. Revue du Bureau Régional de l’OMS pour l’Afrique, volume 4, n°1.
Janvier-Juin 2003, pp. 2-3.
489
ABGRALL (J. M) : Les charlatans de la santé, op-cit. p.24.
applicable la notion de prise en charge globale ne sont pas perceptibles chez les Bantous. De
fait, il serait donc souhaitable qu’au sein de la médecine moderne on arrive à un croisement
des rationalités : celle de la médecine traditionnelle et celle de la médecine classique ou
moderne.

L’élaboration de la médecine africaine sera fonction d’une attitude scientifique engageante et


pétrie d’humilité de la part des tenants des deux médecines, s’ils s’inspirent de la démarche
d’Eric de Rosny. Celui-ci n’a pas résisté à la richesse de la forêt au point qu’il s’initia pour
devenir Nganga afin de comprendre les pratiques thérapeutiques des Douala du Cameroun.

Dans une telle démarche les médecins vont s’imprégner de la richesse médicamenteuse des
plantes de la forêt africaine : « la luxuriance, la fécondité de la végétation des zones
forestières, inconnues en Europe, parlent d’elles mêmes et convainquent les moins avertis des
touristes de la puissance des simples »490. Ces plantes que le tradithérapeutes peut utiliser
tantôt dans le sens de la rationalité, tantôt dans celui de la spiritualité ou même magique. Car
le tradithérapeute, comme le souligne le père E. De Rosny est capable d’utiliser sa
connaissance de la plante pour dissuader un patient barbant : « un Nganga voulu calmer un
malade qui gênait les autres pensionnaires par son arrogance et ses excentricités. Il lui fit
prendre un bain dans l’eau duquel il jeta quelques pincées de poussière provenant d’une
écorce forte. L’homme fut prit par de terribles démangeaisons et promit bientôt de se tenir
tranquille. »491. Cet exemple est fascinant et exotique, mais il faut amener les tradithérapeutes,
les principaux utilisateurs des plantes à aller vers une utilisation plus rationnelle de ces plantes
médicinales. Car pour l’instant, la rationalité est plus e dans la phytothérapie et la
pharmacopée traditionnelle et n’est que secondaire dans des pratiques rituelles de cette
médecine.

En conséquence les difficultés subsistent dans la possibilité d’utiliser les plantes médicinales
sans forcément passer par un rituel complet trop onéreux. Malheureusement, ce qui complique
la pénétration des rationalistes dans les arcannes de la médecine traditionnelle reste le fait
d’une combinaison qui articule au même moment, la plante et le rituel. Car si le Nganga
respecte la plante, il ne peut négliger le rituel qui le lie à cette dernière, de telle sorte que, pour

490
Ibidem, p.30
491
Ibidem
le Père De Rosny qui soulignons-le, une fois de plus, est un Nganga, les guérisseurs
« répugnent à reconnaître (…) qu’ils ont pu guérir une diarrhée grâce à une plante toute
seule »492. Leur conception de la guérison fait référence à une approche écologique plus
intégrative et globale pouvant aider à relever le défi écologique et sanitaire actuel.

En fait, la réalité et la force de la crise écologique de notre temps, mais aussi celle de la santé,
impliquent, devant l’état préoccupant de la planète, que les citoyens prennent leurs
responsabilités en développant des actions individuelles et collectives les mieux adaptées aux
convictions les plus fortes. Les deux médecines, modernes et traditionnelles, de par leur
développement s’invitent à conjuguer leurs efforts afin de résoudre la crise écologique et
sanitaire de notre époque. Cette crise relative au manque de respect de la vie comporte deux
vecteurs : « le changement climatique, d’une part, la dégradation des ressources naturelles et
de la santé publique d’autre part, l’un et l’autre menaçant à terme relativement proche
l’humanité elle-même »493.

Voilà ce qu’il convient de comprendre dans la pensée éthique et philosophique d’Albert


Schweitzer si tant est que la problématique de la santé engage le malade, dans son propre
projet de guérison, à une lutte pour la protection de sa vie. Nous avons, à cet effet, la
conviction que l’on ne peut pratiquer fondamentalement de la médecine, en Afrique, si on
n’est point un tout petit peu philosophe puisque, celui qui soigne le corps doit aussi pouvoir
soigner l’esprit. Cette proximité, cette étroite relation entre médecine et philosophie est
manifeste dans la médecine traditionnelle, notamment, à travers les caractéristiques de la cure
médicinale. Pourtant, la culture dite rationaliste, acquise aux idéologies matérialistes grâce
auxquelles l’homme a dépouillé la terre de ses premiers habitants, c’est-à-dire les dieux et les
esprits, nous présente une médecine très sophistiquée qui ne satisfait pas l’homme dans toutes
ses dimensions : la pratique des soins infirmiers ou médicaux doit alors s’articuler autour de
la relation entre technique et éthique, considérations épistémologiques et considérations
culturelles dans l’intérêt absolu du patient.

**

492
Ibidem
493
LEPAGE (C.) : Santé et environnement l’Abécédaire, Paris,
Notre modèle se construit sur la symétrie des deux pôles dominants, l’un orienté vers la
rationalité et l’autre vers la spiritualité. Et notre argumentation consiste à dire qu’il ne faut pas
se contenter d’une solution d’intégration de la médecine traditionnelle à la biomédecine mais
qu’il faut également ouvrir la biomédecine à la spiritualité. Notre modèle est, par conséquent,
un modèle de complémentarité dynamique et non pas de complémentarité statique. Nous
pensons qu’une telle dynamique peut satisfaire les enjeux du développement sanitaire
entrepris par l’OMS dans son projet consistant à valoriser le patrimoine que les médecines
traditionnelles représentent et qui avaient été jusqu’alors méprisé494. Car les enjeux modernes
de la santé nous invitent à cesser d’approcher la médecine exclusivement selon le modèle des
sciences positives, expérimentales et matérialistes qui se démarquent du questionnement
philosophique et religieux comme il est de coutume depuis la fin du 19ème siècle. La
réalisation d’un tel projet impliquant la collaboration des deux médecines, appelle la
contribution des spécialistes de toutes les sciences humaines et sociales. Il s’agit « de dégager
des mécanismes acceptables par tous, adaptés au contexte africain, susceptibles d’aider les
pays à harmoniser la médecine traditionnelle et la médecine moderne dans un système
cohérents de prestations sanitaires »495 qui serait la médecine de la 3e vie. La médecine de la
troisième voie est une appropriation réciproque des valeurs fondamentales tant de la médecine
traditionnelle que de la médecine moderne. Il s’agit pour le Gabonais moderne de se
réapproprier ses valeurs modernes et traditionnelles dans toutes leurs complexité et d’en faire
le tri : c’est une patrimonialisation de la médecine traditionnelle et moderne susceptible
d’aboutir à une véritable politique de santé publique efficace.

Ainsi, les médecins modernes feraient l’effort de penser et de travailler les notions
fondamentales sur lesquelles la médecine traditionnelle travaille. Il s’agit par exemple de la
notion d’équilibre, d’agression, de rite, d’initiation, de dynamisation ou de redynamisation,
de participation aux soins, de parole et d’honnêteté. Parler d’équilibre reviendrait à concevoir
la maladie dans le rapport du groupe social dans lequel il vit. L’équilibre pose, de ce fait, la
problématique de la weltanschauung de telle sorte que la médecine ne peut être qu’une
détermination culturelle de telle sorte que la médecine chez les bantous tiendrait compte de
l’idée dont le Bantou se fait de la santé, en fonction de sa conscience d’être insérés au monde.

494
BRELET (Cl.) : Anthropologie de l’ONU. Utopie et Fondation, Paris, l’Harmattan, 1995, p.160.
495
OMS, Médecine traditionnelle dans le développement des services de santé. – Rapport d’une consultation, Bamako, 26-30
novembre 1979, Bureau Régional de l’Afrique, Brazzaville, 1979, p. 2, cité par BRELET (CL.) : Ibidem, p. 160.
Car comme le souligne Théophile Obenga : « la maladie s’inscrit de toute nécessité dans un
contexte culturel, ethnographique. Les méthodes de diagnostic et de soins, les plantes
médicinales, tout cela obéit à des traditions précises et vient des temps reculés »496. En
d’autres termes, le malade n’étant pas un sujet désincarné, pour le soigner et espérer le guérir,
il faut naturellement que le médecin moderne le soigne en le replaçant dans son contexte
traditionnel parce que, même différents les uns des autres, les individus d’une même
communauté sont liés par des formes de liens divers, à savoir : linguistique, généalogique,
idéologique etc.

Malheureusement, pour le moment, trop imbu de sa science, le médecin occidentalisé pense


que la médecine traditionnelle est celle des primitifs et ne fait pas toujours l’effort de postuler
une intelligence de celle-ci, d’où le dénigrement dont les Nganga font l’objet. Les savants
admettraient que la démarche thérapeutique des tradithérapeutes n’est pas dépourvue de
logique dès lors qu’elle s’applique au domaine des représentations traditionnelles. C’est, du
moins, ce qu’il convient d’admettre avec Claude Lévi Strauss. Il disait que : « la mentalité
sauvage est logique dans le même sens et de la même façon que la nôtre, mais comme l’est
seulement la nôtre quand elle s’applique à la connaissance d’un univers auquel elle reconnaît
simultanément des propriétés physiques et des propriétés sémantiques »497. En d’autres
termes, la logique qui sous-tend chaque médecine se justifie par une certaine philosophie qui
permet son développement, cela revient à dire que la négation complète des pratiques de la
médecine traditionnelle se justifierait par un refus du dialogue interculturel et de la
reconnaissance de l’altérité. Cependant, parler de dialogue suppose que ce dont on parle soit
connu de tous et exposé clairement pour souffrir les affres de la critique intellectuelle afin de
donner la possibilité à d’autre de contrôler les résultats la recherche. C’est pour cette raison
que les tradithérapeutes devraient présenter leur médecine, leurs pratiques si, effectivement ils
voudraient être respectés.

Par ailleurs, s'il faut absolument incorporer la médecine traditionnelle dans des politiques de
développement de la santé au Gabon, il est obligatoire que les tradithérapeutes acceptent la
possibilité d'un débat public. Car ce qui est en jeu, c'est la possibilité de transmission de la

496
OBENGA (T) : Les Bantu, Langues, peuples, civilisations, Paris, Présence Africaine, 1985, p. 16
497
La pensée sauvage, Plon, 1962, p.355.
valeur thérapeutique de leurs pratiques médicales. La communicabilité des données de la
médecine traditionnelle exige-t-elle que cette dernière devienne absolument scientifique ?

Toutefois, il faut faire attention : vouloir à tout prix que la médecine traditionnelle emprunte
le pas de la science, revient à tenter de l'assassiner. On lui amputera ce qui constitue son
fondement : la religiosité et la spiritualité ; c’est une médecine qui offre une place importante
à la religion. Elle laisse surgir, à travers la thérapie, « la dimension spirituelle et divine de
l’homme, cette zone secrète et discrète, proche et intime, humble et pourtant vitale, qui fait de
chaque être une personne unique »498. Le fondement de la médecine traditionnelle, c’est Dieu.

C’est ce qui est perceptible à travers les actes empiriques des soins du Nganga, même à partir
de ceux qui ont une apparence anodine telle : le fait de lever les deux mains vers le ciel en
proclamant sa généalogie ; le fait de souffler dans le gobelet de médicament qu’il donne au
patient ou le fait de s’asseoir face à ce dernier en ouvrant les jambes. Dans le médicament, y
participent : la molécule contenue dans la plante, les paroles du tradithérapeute,
l’environnement physique et surnaturel.

La prise en compte de cette réalité spirituelle demeure quand même un obstacle


épistémologique pour le dialogue entre une médecine hyper-technicisé, rationaliste et une
médecine qui repose sur des fondements religieux. D’où la nécessité d’engager la médecine
traditionnelle dans un effort de rationalisation important sans écarter totalement son
fondement religieux. Un tel exercice est possible en ce qui concerne la pharmacopée ou la
phytothérapie. De cette manière, la démarche des tradithérapeutes se rapprochera fortement de
la science et les tradithérapeutes d’où une sorte de démythologisation et de démystification.
Tous s’engageraient dans une discipline qui s’impose « par sa capacité à déterminer les faits,
à les rendre objectifs, par recours éventuel à des mesures quantitatives, à identifier et à mettre
en relation les données qui permettront de rendre intelligible le phénomène »499. Tel serait
l’enjeu même de la phytothérapie traditionnelle. Là est tout le dilemme de la médecine
traditionnelle : elle se partage entre deux versants : la rationalité, par toute sa dimension
phytothérapique et spirituelle, par sa dimension initiatique. Il est dangereux de trop forcer vers
une dimension au risque d’atrophier l’autre.

498
DELHEZ (C.) : « L’évangélisation au risque des médias », In Mission de l’Eglise, supplément n°140, p. 41
499
WUNENBERG (J. J.) : Philosophie des images, Paris, Puf, 1997, p. XI
Toutefois, si la dimension spirituelle pèse trop sur les catégories rationnelles, il est évident
qu’un dialogue sérieux ne peut être engagé entre les deux médecines. Or, la culture bantoue,
elle-même invite les deux médecines à se donner la main à cause commerce entre le visible et
l’invisible, matérialité et spiritualité, ces valeurs fondamentales de toute recherche
thérapeutique.

En fait, en Afrique, la médecine scientifique aux principes purement matérialistes est


insatisfaisante à cause de la prédominance du spirituel dans la mentalité des citoyens. Il va
donc de soi que la médecine ait un fondement spirituel très marqué. Ici, c’est l’esprit qui met
en relation tout ce qui vit et qui participe du vivant. Bref, dans le domaine médical africain, la
place de l’esprit est prépondérante à tel point que certains tradithérapeutes n’hésitent pas à
dire que leur médecine est une médecine de l’esprit. Monsieur M. M’O., pour qui le
fondement de sa médecine est de l’ordre du mystère, pense qu’il faut d’abord soigner l’esprit
afin de guérir le corps qui en tout état de cause, est le véhicule de l’esprit.

En fait, depuis Karl Popper, la vérité étant un concept sociologique, et, parce que la thérapie
traditionnelle ne se risque pas à la testabilité, on peut dire, d’un point de vue épistémologique,
que cette dernière n’est pas une science, mais qu’elle est une religion.

Cela dit, le premier élément qui joue contre cette médecine, demeure, effectivement, son refus
de la publicité en tant que perspective de mise en commun des valeurs objectivement
appréciables. Or cette démarche reste le moyen par lequel le savant rejoint la communauté qui
attend de lui un résultat efficace. Et il va de soi, que celui qui ne s’ouvre pas à l’autre est
condamné à mourir. Un proverbe bantou dit : “Ki yala mökko ku fwa-ko !” (Celui qui ouvre
les bras ne meurt pas !). Par conséquent, si les tradithérapeutes s’obstinent dans leur refus de
communication avec un public plus large, il va de soi qu’ils courent le risque de périr avec
leurs connaissances. Plus que le refus de communication, c’est la nécessité de protéger cette
connaissance traditionnelle qui a dicté la transmission orale : l’initiation est à la base de toute
maîtrise. Les études médicales en France peuvent se dérouler à deux niveaux :

La Faculté, où on apprend la “théorie” ;

Les hôpitaux, où on apprend la “pratique”.


Pourquoi a-t-on instauré les concours (Externat – Internat – Assistanat) ? C’est pour y assurer
la véritable initiation médicale : l’Externe “imite” tous les gestes de l’Interne, qui en fait
autant vis-à-vis de l’Assistant, qui en fait autant vis-à-vis du “Patron”. Pas de véritable
apprentissage sans initiation et, dans le cas de l’Afrique, cette initiation se déroule à travers
les média du clair de lune, donc : l’oralité. D’où cet adage que Tchikaya Utamsi a rendu
célèbre : « en Afrique, lorsqu’un vieillard meurt, c’est tout une bibliothèque qui brûle »500.

Ceci est vrai parce que les Nganga n’écrivent pas, beaucoup s’endorment dans la mort avec
leur savoir, sans avoir transmis ; il s’ensuit alors que l’Afrique a perdu, par le fait d’absence
d’écriture, mais, aussi, parce que beaucoup de tradithérapeutes refusent de transmettre leur
savoir. Le mal africain est alors celui, non seulement de l’oralité de sa médecine, mais, en
plus, celui du caractère ésotérique de cette dernière. Cependant, accepter de s’ouvrir n’est pas
aussi un moindre risque : il s’agit, là, d’accepter, quoique implicitement, la contestation et la
testabilité comme critère d’objectivité, mais aussi de vérité. Cela exige aux « travailleurs de la
preuve » une bonne dose d’humilité en vue du progrès de la science.

Les tradithérapeutes sont-ils assez modestes, humbles, pour accepter que soient discutés les
résultats de leurs recherches, et même la pertinence de leurs croyances ? La modestie est, sur
ce point, ce qui manque encore à beaucoup de Nganga dont l’arrogance et l’outrecuidance
pousse au paradoxe : ils veulent une reconnaissance de la communauté, tout en refusant de
dire à la communauté ce qu’ils sont et font, au nom du sacro-saint respect du principe du
secret.

En réalité, si l’on veut penser la collaboration entre la médecine moderne et la médecine


traditionnelle en Afrique, il faut d’abord que l’Etat reconnaisse le fondement thérapeutique de
la médecine traditionnelle. Ceci aura des implications qui déborderont le seul champ de la
médecine, à cause de l’importance que l’Esprit a sur la matière, dans les mœurs
traditionnelles. Le socle de la médecine initiatique est religieux, spirituel, mystique, d’autant
plus que toute démarche, dans la culture négro-africaine, est fonction d’une certaine
représentation du Divin. Ceci reviendrait donc à dire que la reconnaissance officielle de la
médecine traditionnelle posera un problème à l’Etat : puisqu’elle est d’abord une religion
traditionnelle, son incorporation officielle comme service du Ministère de la Santé est

500
Cependant, il convient de retenir que la tradition a mille et un routages pour se transmettre fidèlement aux générations
susceptible de soulever la question de la laïcité de l’Etat gabonais. Tout se passera
implicitement comme si l’Etat demandait aux gens de devenir adeptes de cette religion. Car il
est toujours difficile de tracer la frontière entre religion et thérapie, en Afrique. Pourtant, dans
l’état actuel de non reconnaissance officielle du caractère religieux de la médecine
traditionnelle africaine n’empêche pas les populations de vouer à Dieu un culte et une
croyance que personne ne peut leur interdire d’avoir, l’état laïc garantissant, dans sa
constitution, la liberté de culte.

Cependant, si les principes éthiques et épistémologiques de cette dernière ne sont pas mis en
lumière par les praticiens eux-mêmes, une éventuelle institutionnalisation, une officialisation
de cette pratique médicale est impossible. C’est dans cette perspective qu’il faut établir, sans
ambages et sans restriction, que toute reconnaissance des tradithérapeutes doit nécessairement
passer par une plus grande vulgarisation du sens des perspectives éthiques et
épistémologiques de leur médecine. Ceci doit nécessairement commencer par un mouvement
introspectif et critique. Ce mouvement, introspectif et critique, a gagné jusqu’au chef d’Etat
qui en liminaire de son discours à la Nation, lors de la fête de l’indépendance, a remercié Dieu
– Allah – le Tout puissant pour les bienfaits dont-il comble notre état !

Cette introspection a zones d’ombre501 qui sont autant d’obstacles sur la voie de l’édification
d’une médecine africaine prenant en compte les acquis de la science moderne et des
connaissances de la tradition : cette introspection permet également de mettre de l’ordre dans
les rangs des tradithérapeutes, afin de pouvoir relever le grand défi qui nous attend : celui
d’une société qui se tienne debout parce qu’elle veut atteindre l’idéal de la santé pour tous.

Dans les colloques, dès qu’on parle de médecine traditionnelle, ce qui est le plus souvent mis
en avant c’est d’abord la phytothérapie, la médecine par les plantes. Car cette médecine utilise
énormément de plantes : herbes et écorces.

successives. Tout le problème demeure au niveau de la décision de pratiquer la tradition qui leur est transmise.
501
Nous voyons là, aussi, et, surtout, la question économique, sans oublier le problème du fétichisme.
Conclusion générale

Notre conclusion générale renverse nos prémisses initiales, nous étions parti d’une hypothèse
d’intégration de la médecine traditionnelle à la biomédecine ou d’une autonomisation
complète de la première par rapport à la seconde, nous sommes arrivé à la conclusion
théorique de l’intégration de la biomédecine à la médecine traditionnelle. Plus précisément, la
double polarisation (que constituent la rationalité d’une part et la spiritualité d’autre part)
reflète un mouvement inversé et simultané d’une médecine à l’autre, l’une gagnant en
rationalité502, l’autre gagnant en spiritualité503.

Cela dit, en ce troisième millénaire, qui se caractérise par de grands brassages des hommes et
de leurs Cultures (ce grand mouvement de CONVERGENCE, prévu par certains philosophes
comme Pierre Teilhard de Chardin) chaque être humain doit veiller jalousement à ce que ses
racines culturelles ne se dégradent ni ne “s’altèrent”, de peur de se dissoudre dans l’anonymat
du vaste tourbillon de la mondialisation qui nivelant tout, permet au plus fort d’imposer à tous
les autres ses normes, ce, dans tous les domaines. Ce qui est vrai pour l’identité culturelle,
l’est également pour les systèmes de conservation et d’amélioration de la santé : chacun doit
s’interroger sur l’efficacité de son système de santé pour permettre à ses concitoyens d’être en
bonne santé à moindre coût. Mais, face à la crise financière, d’une part, et aux conditions
économiques complexes des pays en développement, d’autre part, comment trouver une
solution qui pourrait satisfaire à la fois le besoin d’efficacité, c’est-à-dire le recours aux
techniques thérapeutiques modernes tout en maintenant un niveau de justice sociale et
d’égalité des soins pour tous ? Peut-être que la promotion de la médecine traditionnelle serait
d’un apport satisfaisant dans cette volonté où nous sommes de proposer une solution

502
C’est-à-dire la médecine traditionnelle
503
C’est-à-dire la biomédecine
pertinente à la question de la santé en Afrique, ce, à condition de justifier d’un système de
santé et de soins basée sur le génie culturel bantou504.

Or, à cause de la colonisation qui a tué ses cultures traditionnelles et son identité spécifique, le
Bantou francophone, notamment l’intellectuel et le citadin, vit généralement selon un mode
d’existence qui le coupe de ses racines pour le rapprocher de son ancien maître, le Blanc
européen. En fait, chez les Fang, le mot qui désigne l’homme Blanc est spécifique à son mode
d’existence : il est celui qui s’entoure de toutes les sécurités et prend des assurances, de telle
sorte qu’il apparaît comme celui dont l’existence est façonnée par la calculabilité. Il est donc
Ntang, c’est-à-dire le prix : voilà sa façon naturellement ; c’est ainsi qu’il vit.

L’homme moderne, par rapport à la culture occidentale, celle du Blanc, saisit le réel par la
raison discursive et son approche de la médecine reposera, dans ce cas, essentiellement sur les
canons de la rationalité : ce n’est pas pour rien que la médecine conventionnelle moderne a
pour origine, le monde occidental, notamment la France, pays de Claude Bernard et de
Descartes ! Par ailleurs, dans le monde sauvage, un monde qui n’est pas encore sous le joug
du gain et du capitalisme, l’homme appréhende encore la réalité au moyen d’une raison qui ne
nie pas l’imaginaire ; d’où la production d’une médecine sur fond de spiritualité : la médecine
traditionnelle africaine.

Les modernes ont une vision objectiviste de la vie parce que le monde devient sujet de la
science et, donc, mesurable (le corps), alors que, pour les traditionalistes, le monde n’est pas
objectivable, il est ce qui le constitue comme réalité et qui échappe à toute sommation
calculable : la connaissance que nous avons du réel sensible est insondable, elle n’est
adéquate que dans une géométrie euclidienne. Si nous changeons de repère, tout devient faux.
Le monde comme totalité ne s’offre pas à notre expérience ; nous ne pouvons voir qu’une
partie du monde et, ce, sous un prisme culturel. Kant en est bien conscient, c’est pourquoi,
pour lui, si la métaphysique ne peut pas se poser comme science au même titre que la
physique et la mathématique, elle demeure cependant utile. Et, c’est précisément ce champ de
la métaphysique que la médecine traditionnelle africaine exploite admirablement dans son
approche du soin de santé. Pourquoi le réel est-il insondable ? Notre expérience du réel ne

504
D’où la restauration du Conseil des Sages comme instrument de politique sanitaire que nous proposons à la fin de cette
conclusion de cette thèse.
peut intervenir que dans un cadre spatio-temporel or, nous ne savons pas si l’espace est un
infini potentiel ou réel.

Au regard de notre finitude, on comprend bien que la médecine Expérimentale puisse être
utile à l’homme de la tradition ; mais celui-ci restera toujours insatisfait, parce qu’elle ne
s’adapte pas à sa culture traditionnelle spécifique : elle ne lui permet pas de répondre à l’appel
des profondeurs. Il se pourrait que l’homme de la société traditionnelle ne puisse trouver son
compte que dans une médecine qui intégrerait les données de son environnement culturel dans
un processus évolutif qui mettrait l’homme au cœur du développement.

Ainsi, le bonheur de l’homme sera le fruit du merveilleux partage entre une existence
rationaliste et une existence émotionnelle et spirituelle. Il s’agit donc de comprendre que la
raison discursive à laquelle recourt la médecine conventionnelle, bien qu’appuyée sur des faits
chiffrés, ne peut donner de la réalité une vue globale ; la rationalité scientifique laisse de côté
quelque chose de fondamental chez l’homme, une chose qui pourtant, nous constitue comme
homme : l’esprit. La complémentarité s’impose d’elle-même, entre la médecine traditionnelle
et la médecine conventionnelle, parce que, à bien regarder, l’homme fait, de façon
indifférenciée, usage des deux modes de rationalité qui pour schématiser, permettent soit de
privilégier la raison, soit d’exploiter l’image sous-jacente à la réalité matérielle.

En réalité, la santé est une question relative au milieu culturel au sein duquel on l’évoque ; il
est par conséquent opportun que l’on prenne en compte le rapport intime qui existe entre
médecine et culture.

De fait, depuis le normal et le pathologique de Georges Canguilhem, nous savons que la santé
n’est pas une donnée définitivement objectivable ; on la définit à partir d’un milieu. C’est la
communauté qui développe un imaginaire qui au final, donne sens à la maladie en fonction
d’un complexe d’idées reçues, héritées de la croyance, des us et des mœurs : ce sont ces
dernières qui structurent l’image d’une pathologie et déterminent le recours thérapeutique.

Dans la société juive biblique, par exemple, la lèpre est signe d’impureté, conséquence d’un
péché contracté par le refus d’observance des règles constructrices de la communauté. Le
lépreux, vu par la communauté, s’était rendu coupable, consciemment ou non, d’un mal
commis par lui ou par la communauté. Dès qu’un individu était atteint de cette maladie, on
l’isolait de la communauté ; il n’était plus en rapport physique et spirituel avec le reste de ce
peuple où des prêtres décidaient de la frontière entre le normal et le pathologique, à partir du
clivage pureté/impureté. Si l’on est malade, c’est la conséquence d’une impureté, dirait le juif
croyant de la Bible.

On se souviendra de cet épisode de l’évangile où Jésus et ses disciples rencontrent un


aveugle-né. En bons juifs, ils demandent à Jésus : Rabbi, qui a péché pour que cet innocent
soit ainsi frappé ? Jésus est perçu ici comme un prêtre ; il lui revient, ainsi, de décliner un
diagnostic déterminant ; il répondra en juif, lui aussi, mais, cette fois, pour corriger cette
mentalité qui renvoie l'origine d’une douleur physique à un donné transcendant : un dieu
punissant et vengeur. Sa réponse est : ce n’est ni lui ni ses parents ; il en est ainsi afin que la
gloire de Dieu soit manifestée ! Là encore, la maladie a une finalité, la manifestation de la
Gloire de Dieu comme guérison : les aveugles voient, les boiteux marchent, etc.

Il en est de même dans certaines sociétés africaines où la folie est le fait d’une faute. Si tel est
fou, c’est parce qu’un péché a été commis par lui-même ou par l’un des membres de sa
famille : le péché, qui est cause de la folie dans la société fang, résulte de la transgression de
la loi de l’inceste. Cette loi indique que l’un des auteurs du péché doit perdre radicalement la
raison à cause du fait inadmissible qu’un frère et une sœur contractent une relation sexuelle.
Mais la conséquence du péché est souvent si forte qu’elle ne se limite pas aux auteurs directs :
un innocent peut devenir fou pendant cette génération ou dans celles à venir, afin que ce
péché soit, enfin, expié. Voilà l’explication que la société traditionnelle Fang donne à la folie.

Parler de santé, notamment dans un pays africain tel que le Gabon, c’est montrer que la santé
est d’abord l’expression de la domination de son milieu de vie, par l’homme, l’individu en
tant que faisant partie de sa collectivité. Cela dit, pour définir ce qu’est la santé ou la maladie,
le normal ou le pathologique, il est important de ne pas se servir des définitions toutes faites,
car on risque de tomber dans des généralités qui ne permettent pas à l’homme des sciences de
tendre à l’objectivité.

On note, alors, que la santé se refuse d’être une donnée abstraitement élaborée parce qu’elle
est purement et simplement un rapport dynamique entre l’homme et son environnement. Dans
cette perspective, ce qui est maladie en milieu occidental et moderne, peut s’avérer normal,
dans un autre milieu, celui de l’imaginaire bantou, par exemple. C’est pourquoi, la santé du
malade est une question du milieu et le statut tant du malade, de la maladie et du “médecin”
est, pour ce qui concerne la Médecine traditionnelle, élaboré par la société.

Dans les sociétés traditionnelles, il n’existe pas de définition objective de la maladie ou des
maladies, hors des représentations sociales ; chaque société élabore le sens du normal et du
pathologique, en donnant sens, en fonction de son histoire, de ses croyances, de ses us et
coutumes, à des malaises que ressentent les individus qui la composent : une plaie cancéreuse,
par exemple, n’est pas perçue de la même façon d’une médecine à l’autre ! Cela est encore
beaucoup plus vrai pour les sociétés africaines parce que, ici, la notion même de maladie
dépend en premier lieu du rapport que les individus entretiennent avec le monde des esprits.

Dès lors, dans la société traditionnelle africaine, certains comportements font référence à la
morbidité à cause de leur particularité ou de leur aspect inhabituel. La maladie prend, par
conséquent, une valeur absolue, c’est-à-dire qu’elle peut être positive ou négative selon
l’interprétation qu’on en fait : négative, parce que toute maladie est porteuse de trouble, elle
devient positive parce qu’elle est une sorte de mise en relation du sujet avec le monde
spirituel (ce qui est le cas dans le Bwiti et le Mbumba éyano).

Chez les Myéné du Gabon, par exemple, avant la colonisation, la gémellité était considérée
comme une maladie.

De même, en Afrique de l’ouest, chez les Ibos du Nigeria, dès leur naissance, les albinos
étaient, en général, abandonnés dans la forêt interdite parce que sacrée. Il y a, là, une sorte de
condamnation de la Singularité par la Société.

La maladie n’est donc pas toujours qu’un problème biologique : elle est une décision de la
société par rapport à un fait, un événement particulier. On peut presque dire que c’est la
société qui fait et dit la maladie puisque c’est elle qui décide de ce qui est normal ou
pathologique, en fonction de ses propres critères. La maladie devient alors une affaire de
norme. En ce sens, les mêmes sociétés jugent certains comportements, certains symptômes,
qui sont des indices, porteurs de sens et de signification pour la communauté, alors que ceux
qui objectivement, sont la manifestation des maux, sont accueillis comme des appels des
profondeurs. La transe, par exemple, est considérée comme la présence d’un esprit dans un
corps (c’est le cas d’une possession) et cela exige plus qu’un simple exorcisme : ces cas
peuvent entraîner une mise en relation de l’univers naturel avec le monde surnaturel. Ainsi, la
société peut décider de qualifier ce signe-ci de “pathologique” et considérer que ce symptôme-
là est normal. La société a donc l’entière responsabilité quant à la décision de ce qu’est la
maladie.

Pour Georges Canguilhem :

Être sain c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais être aussi normatif,
dans cette situation et d’autres situations éventuelles. Ce qui caractérise la santé, c’est la
possibilité de dépasser la norme qui définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des
infractions à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations
nouvelles. On reste normal, dans un milieu et dans un système d’exigences données, avec un
seul rein, on doit le ménager et se ménager (…)505.

Ce mot de Canguilhem conforte l’idée que la maladie prend la coloration que la société, le
milieu, lui confère. Autrement dit, celui qui vit conformément à son milieu en adaptant, à
chaque fois, sa situation propre aux exigences du milieu, conserve la santé, alors que la
personne qui se rebelle est un malade.

C’est ainsi que, dans la tradition Bwiti, notamment dans la secte Erendi-saint, est maladie ce
qui ne correspond pas à la norme. Pour les bwitistes quelqu’un qui ne respecte pas les
interdits sociaux est malade au même titre qu’un accidenté de la route. Aussi, tout peut être
malade à partir du moment où les canons habituels ne sont plus respectés. Dire que tout peut
être malade signifie que, dans les sociétés secrètes africaines, toutes choses sont susceptibles
de maladie : un arbre, une voiture accidentée (…).

Notre démarche a effectivement porté sur l’avenir de la médecine traditionnelle, au regard de


la mondialisation des soins, d’une part, de la problématique de l’efficacité du dispositif
thérapeutique face au défi d’une plus grande humanité dans le champ de la guérison, d’autre
part.

505
CANGUILHEM (G.) : Le normal et le pathologique, Paris, puf, 1979 p.130.
De fait, la réflexion épistémologique et éthique autour d'une médecine qui contrairement à la
médecine conventionnelle et scientifique, n'a pas une perception “dichotomique de l'être
humain”, a permis de constater que la médecine traditionnelle développe des pratiques qui ont
pour finalité, la prise en charge des soucis de l’homme, même après son existence terrestre.
Car dans la culture traditionnelle africaine, l'homme est animé d'une vie dont la dimension
spirituelle et cosmique subsiste au-delà de la mort. C’est pourquoi les tradithérapeutes
considèrent l’homme comme « un tout composé d'éléments distincts mais étroitement liés et
tributaires les uns des autres »506. Il va donc de soi que la méthode de la médecine
traditionnelle, le «holisme », est le propre d’une médecine qui prend en charge la santé de
l’homme perçu tel « un composé triadique »507, comprenant à la fois : le corps, le souffle et
l’ombre508. Une telle approche de l'homme se détourne d'une détermination médicale marquée
par des sciences positives, expérimentales et matérialistes.

Cependant, il ne faut pas amputer la médecine traditionnelle de sa caractéristique scientifique


inhérente : à sa méthode de travail clinique, comparable à celle de la médecine
conventionnelle, qui suit un cheminement, toujours le même, allant du diagnostic étiologique
au traitement ; à son mode d’apprentissage (en ce qui concerne la phytothérapie, par
exemple) ; à l’application de la loi scientifique de “cause à effet” dans ses pratiques
thérapeutiques.

Un des points importants de la médecine traditionnelle, c’est que le malade en quête de la


guérison et de la santé n'est jamais coupé de son monde d'origine509 ; « il y est relié par les
mânes des anciens qui l'ont précédé dans la mort, par les esprits, bons ou mauvais, qui vont et
viennent de ce monde-là au nôtre et qui ont le pouvoir de s'adresser directement à Dieu et
d'être entendu par Lui »510. Cette croyance en l'action du monde invisible est au coeur des
Gabonais et imprègne leur démarche de guérison et de santé.

Ainsi, pour sortir d'une situation jugée inquiétante, il faut recourir à ceux qui ont la faculté de
s'adresser aux esprits pour en obtenir des faveurs. C’est le sens que les villageois donnent à
ceux qui s’occupent de la santé au sein de la cité : les Nganga ou Ngegan. Cela explique

506
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Paris, les éditions ouvrières, 2000, p. 87.
507
L’expression est du jésuite camerounais Meinrad Hebga
508
UGEUX (B.) : Guérir à tout prix ?, Paris, les éditions ouvrières, 2000, p. 87.
509
il s'agit d'un monde spirituel, le monde du non-visible, celui des esprits et des Morts.
510
NDONG NDOUTOUME (T) : le Mvett, Paris, Présence Africaine, 1970, p. 12.
l'importance, dans la médecine traditionnelle au Gabon, des rites initiatiques et des rituels
thérapeutiques dont l'intention constituante est d'amener l'individu dévoré par la maladie à se
trouver des alliés dans le monde invisible, monde de la “Cause incausée”, le monde du dieu
d’Aristote.

C’est pour cette raison que les Bantous ne se contentent pas du médicament pour recouvrer
leur santé : ils éprouvent le besoin d'une remise en question pour une mise en valeur de la
relation entre le médicament et le malade d'une part, entre les différentes significations que la
thérapie met en jeu511, d’autre part.

C’est pour toutes ces raisons qu’il nous a paru indispensable d’explorer le champ de la
guérison traditionnelle en vue de trouver des voies nouvelles permettant à la médecine de
répondre, au mieux, aux attentes de l'homme. C'est dans cet intérêt que la volonté de dépasser
tout obstacle culturel est une nécessité dans toute démarche consistant à trouver de nouvelles
possibilités qui entraînent l'avènement d'une Médecine à visage humain pouvant ainsi
répondre aux attentes du plus grand nombre512.

L’enjeu d'une volonté de promotion de la médecine traditionnelle consiste donc dans le fait
que, à travers les pratiques mises en oeuvre par les guérisseurs, la Médecine arrive à inscrire
le malade, de même que sa souffrance, « dans un dispositif où la souffrance prend une
signification et devient susceptible de traitement »513. Cette exigence est, en réalité, relative au
besoin des patients qui ne se contentent plus seulement de l'action thérapeutique du traitement
mais, en plus et surtout, voudraient connaître la raison pour laquelle ils sont malades. À la
question de savoir si telle maladie conduit à la mort, l'homme ne s'intéresse-t-il pas à la
signification de sa souffrance : pourquoi moi et pas un autre ? En tout état de cause, ce n'est
pas la maladie du sida qui pose le plus de problème à un sujet, mais le sens conféré à cette

511
Il est question de la relation entre le monde des ancêtres et celui des vivants, entre l'individu et la société, entre la secte
initiatique et l’initié ; car l'explication de la maladie a pour domaine de définition ces différents univers. Ainsi, nous
montrons, ailleurs, que la maladie trouve toute sa signification dans l'expression de violence que la communauté exerce sur
ses membres : par moment le sens de cette violence peut être le fait d'une interpellation faite par la société des anciens
lorsqu'un individu oublie le respect des valeurs. Souvent, elle peut être le fait des sorciers maléfiques ayant pour seule
intention : la nuisance. Dans ces cas-là, les Nganga parlent d’envoûtement, d’ensorcellement ou d’empoisonnement.
Cependant, la maladie devient un moyen par lequel le Monde Invisible vient à notre rencontre pour nous présenter notre
mission dans la société... C'est de cette manière que beaucoup sont devenus des tradithérapeutes à la suite d'une maladie...qui
les avait conduit à s’initier.
512
De HENNEZEL, Le souci de l’autre, Paris, pp. 27 à 72.
513
NATHAN (T) : Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, les empêcheurs de penser en rond/ Le Seuil, 2001, p. 36.
maladie par la société et par le malade514. Que s'est-il passé pour que je souffre de cette
maladie-ci au lieu d'une autre ?

Le domaine du médical renvoie alors à un espace de signification dont le diagnostic devrait


apporter une réponse capitale pour le patient qui exige de son médecin des significations
précises et pertinentes en rapport avec son histoire intime. Mais, malgré des progrès de lutte
qu’elle mène contre la maladie et la mort, la Médecine conventionnelle, pour avoir fait le
choix des sciences positives, ne répond plus aux questions fondamentales et traditionnelles de
l’homme alors même qu'elle a réussi à prolonger notre espérance de vie.

Pourtant, il surgit toujours des questions relevant de la transcendance dès que l'homme tombe
malade et la plainte des patients est là pour interpeller la médecine à plus d’explications
humaines et à moins de technicité (dans le rapport médecin/malade).

Il nous apparaît que l’ensemble de la médecine traditionnelle au Gabon, comme toutes les
médecines sacrées, repose sur la question du sens de la maladie : Claudine Brelet, à cet effet,
affirme que :

Les Médecines Sacrées sont pourvoyeuses de sens. Jamais la connaissance technique


objective et atomisée ne sera pourvoyeuse de sens. Elle n’a pas vocation à l’être. Jamais donc
elle ne pourra satisfaire l’aspiration fondamentale à découvrir les causes, l’interrogation
essentielle sur la vie, la maladie, la mort515.

La collaboration entre médecine traditionnelle et médecine conventionnelle ne s’impose-t-elle


pas d’elle-même pour la réalisation du slogan : santé pour tous ?

Cette collaboration suppose qu’il y ait un intérêt scientifique, éthique et économique de la


plus haute importance à entrer le plus intimement possible dans la connaissance de la

514
Soulignons qu'il existe un imaginaire de la maladie : dans le cas du sida, par exemple, deux individus qui souffrent de
cette maladie redoutable vont la supporter selon leur mode de contamination. Celui qui a conscience de l'avoir attrapé à partir
d’une transfusion sanguine aura tendance à se mettre en public pour faire connaître à tout le monde qu'il est porteur du VIH
sida. Mais pour l’autre, celui qui a conscience d'avoir été contaminé lors des rapports sexuels non protégés, toutes les raisons
permettant de passer inaperçu seront suffisantes. De la même manière, dans la société africaine, ce Monsieur qui sait qu'il
souffre d'une maladie issue de la transgression des interdits communautaires ou rituels se cachera du public alors que, s'il sait
que sa souffrance provient de personnes malveillantes, il la proclamera sur toutes les toitures en tentant de montrer à qui veut
l'entendre qu'il est victime de quelque méchanceté.
philosophie sous-jacente aux pratiques de la médecine traditionnelle. C’est pour cette raison
que cette thèse est une contribution à cette volonté de réappropriation des valeurs
traditionnelles, car elle nous a permis de saisir les manières de penser et d’agir propres aux
tradithérapeutes.

Cependant, cette réflexion sur la médecine traditionnelle n’est qu’une propédeutique sans
laquelle il n’est pas possible d’amorcer, sérieusement, un dialogue rassurant entre les
guérisseurs et le personnel de santé de la médecine conventionnelle dans un programme
cohérent de santé publique.

Au plan économique, ce travail nous permet de comprendre, à travers certaines attitudes


primitives, que la santé n’a pas de prix, d’une part, et, d’autre part, il nous met en garde contre
une volonté plus grande qui permettrait à un tradithérapeute de s’installer en professionnel
libéral, contrairement à un professionnel de la médecine conventionnelle. On aura, par
exemple, compris que le tradithérapeute qui veut conserver l’efficacité de sa thérapie, doit se
soumettre aux interdits tant comportementaux qu’alimentaires et, surtout, il ne doit pas
s’avérer âpre au gain, mais attendre la reconnaissance de la part des patients guéris. Voila qui
justifie l’anecdote suivante rapportée par Charles Blondel :

Un indigène de l’Afrique Australe, guéri par Mackenzie d’une affreuse blessure qu’un tigre
lui avait faite à la figure, vient rendre visite à son sauveur et, sans le remercier le moins du
monde, rappelle toute l’histoire de sa blessure et de soins qu’il a reçu. Il conclut : « ma
bouche n’est pas tout à fait à la place où elle était d’habitude…mais la blessure est
entièrement guéri…tout le monde disait que je n’en reviendrai pas ; vos herbes m’ont sauvé.
Vous êtes maintenant mon blanc. S’il vous plait, donnez moi un couteau ». Mackenzie n’en
croit pas ses oreille : « qu’est-ce que vous dites ? –– je n’ai pas de couteau : donnez-m’en un
s’il vous plait. Vous voyez…, vous êtes maintenant mon Blanc, et c’est à vous que je
viendrais maintenant tout demander516.

515
BREVET (C.) : Médecines du Monde. Histoire et pratiques des Médecines Rationnelles
516
BLONDEL (C.) : La mentalité primitive, Paris, Librairie stock, 1926, p.9.
Ce témoignage, qui scandalise un occidental, doit rappeler à un bwitiste authentique, l’un des
principes éthiques de la médecine traditionnelle : c’est ce que nous avons défini plus haut sous
les termes de Niwồ.

Pour Charles Blondel : « Dans leurs rapports avec les primitifs, les Européens tombent
souvent d’étonnement en étonnement, devant des procédés qu’ils n’ont appris ni à interpréter
ni à comprendre »517.

Ainsi, en vue de préconiser la promotion de la médecine traditionnelle, il importe de pousser


le personnel de la médecine conventionnelle à admettre leurs limites quant à la connaissance
du monde traditionnel et à cultiver une réelle volonté de recourir aux sources traditionnelles
du savoir en amorçant un dialogue franc avec les tradithérapeutes.

Car si les progrès de la civilisation (notamment en médecine) se cantonnent dans


l’amélioration des conditions matérielles d’existence, dans l’habileté professionnelle, dans
l’intensification de la production et la consommation, dans l’hygiène et l’instruction, la
civilisation doit se préoccuper avant tout du progrès de la personne humaine. Sur ce point, la
rupture avec la tradition a-t-elle avantagé l’homme ?

Nous constatons que la médecine (Missionnaire), contrairement à la médecine


conventionnelle a pu répondre et continue de répondre à un besoin spécifique auquel la
médecine conventionnelle ne donne plus lieu : la spiritualité.

Car on note qu’il y avait un réinvestissement du corps de croyances paysannes dans le rapport
que certains Bantous entretiennent avec le médicament, même à l’hôpital moderne, tant
pendant la période coloniale que de nos jours. Cette médecine Missionnaire s’est développée
dans un environnement humain et structurel complexe et a vu naître, grâce aux missionnaires
catholiques et protestants, plusieurs centres médicaux qui respectaient la dimension spirituelle
de l’homme. Ne convient-il pas d’envisager ce type d’hôpitaux au regard du besoin de
spiritualité qui donne lieu à la prolifération des sectes, ces églises dites éveillées qui il faut le
reconnaître, jouent un rôle important dans la prise en charge de la santé de bien de citoyens ?

517
Ibidem. p. 119.
Il semble que la médecine moderne, en Afrique centrale, ne soit pas complètement dépouillée
de la croyance du fait que, depuis la colonisation, ceux qui soignent, infirmiers et médecins,
sont généralement des croyants. Il y a donc une présence effective, mais clandestine, du
religieux dans la médecine moderne, notamment dans les centres de santé tenus par les
missionnaires.

Dans certains hôpitaux, il y a une sorte de convocation du sacré au sein des institutions
modernes à travers la pratique de la prière charismatique dans les chambres des malades ou à
la chapelle de l’hôpital. On pourrait dire que la médecine missionnaire, par la pratique de la
prière avant l’administration des soins de santé aux patients, introduisait un caractère
mystique dans la médecine moderne. De fait, on parle de guérison miraculeuse dans les
hôpitaux tenus par les missionnaires et nous retrouvons là un élément particulièrement
intéressant de la médecine traditionnelle réinvesti dans la médecine moderne : Dieu, donateur
de vie, est le médecin de l’esprit alors que l’homme sait seulement prendre en charge la santé
physique. Voilà ce qu’il convient de retrouver aujourd’hui à défaut de développer les
différentes disciplines modernes qui soutiennent la santé psychique, à l’exemple de la
psychiatrie, la psychologie clinique, etc.

La réalisation du projet santé pour tous, que préconise l’OMS ne peut donc être effectif que
grâce à une opération de synthèse qui tienne compte aussi bien de la médecine moderne que
de la médecine traditionnelle. Reconsidérer nos acquis est alors un impératif catégorique pour
la réalisation du slogan : santé pour tous.

Malgré cela, il a été remarqué, dans les Centres Hospitaliers Gabonais que, la personne qui
pose problème à l’échange de bons procédés, entre le traditionnel et le moderne, en matière
médicale, ce n’est ni le malade qui attend sa guérison ni le tradithérapeute, qui est prêt à
fournir ses soins traditionnels au sein même de l’hôpital, mais c’est l’infirmier, c’est le
médecin, ces agents conventionnels de la modernité. Pourtant, actuellement où il se passe une
remise en question de la compétence de l’infirmier par lui-même, en ce qui concerne le
rapport patient/praticien, l’infirmier gabonais ne se reconnaît pas dans sa pratique de tous les
jours.

Cette remise en cause est une introspection faite par les infirmiers que nous avons rencontré à
l’Ecole de Santé et d’Action Sociale de Libreville : ils (ces infirmiers) reconnaissent librement
avoir recouru aux pratiques traditionnelles et pensent qu’ils peuvent incorporer, dans le cadre
des soins infirmiers, certaines pratiques observées chez les tradithérapeutes pour un meilleur
rendement. Les infirmiers sentent qu’ils ne peuvent pas véritablement servir un peuple en
feignant d’ignorer sa culture, ses aspirations profondes.

C’est pourquoi, un travail de synthèse culturelle s’impose en milieu hospitalier. Nous devons
faire remarquer que les infirmiers, qui sont stricts sur l’observation des exigences modernes,
ont mauvaise presse auprès des patients. Ceux qui en revanche, tolèrent certaines
considérations culturelles de leurs malades sont acclamés, reconnus humbles, serviables et les
patients, une fois sortis de la maladie, continuent d’entretenir des relations d’amitié avec eux.
Ne dit-on pas que le premier médicament d’un patient, c’est le soignant ? Comment peut-on
penser favoriser une démarche de guérison si la relation patient/praticien est dénature
conflictuelle ?

Finalement, là où le problème se pose, c’est au niveau du caractère technologique de la


médecine moderne : elle utilise un ensemble d’instruments qui ne font pas partie du décor
habituel du villageois. Se retrouver cloué au lit, avec des aiguilles enfouies dans des veines,
accroché à une perfusion ou imaginer qu’il subira une opération chirurgicale 518, lors d’une
opération, pour un africain adepte des rites initiatiques, tout cela n’est pas un petit obstacle. Il
y a, alors, un risque si le praticien met plus en avant les connaissances livresques permettant
d’agir sur le corps souffrant du malade.

Il est, en revanche, très important d’articuler compétences techniques et connaissances


humaines, pour entrer en relation avec un sujet vulnérable. C’est cet effort qui peut permettre
de concevoir une nouvelle orientation à donner aux pratiques des soins médicaux et infirmiers
en Afrique, car une action technique n’est qu’un moyen en vue d’une fin : la guérison.

L’avantage que nous avons de la pratique de notre médecine traditionnelle n’est pas
seulement d’ordre éthique et économique : il tient surtout à son caractère naturel. Nous
devons utiliser la nature, cette nature qui nous offre toute sa richesse, ses éléments en produits
végétaux frais, prêts à être assimilés par nos cellules, contrairement aux produits chimiques
qui contrarient le fonctionnement naturel de nos cellules.

518
Cf. cas clinique du malade de Sokodé dont on au chapitre premier de la première partie.
Le problème du Gabonais, quand il est chrétien, réside dans une sorte de spiritualité qui
blesse l’âme africaine ; laquelle spiritualité montre que tout ce qui se fait et se vit dans notre
tradition est diabolique. Ainsi, il préfère se ruiner en achetant des produits pharmaceutiques
importés d’Occident pour traiter des maladies qui se guérissent avec des médicaments tirés de
notre riche pharmacopée locale. C’est une nouvelle façon de refuser son propre patrimoine.
Tandis que nous diabolisons nos pratiques, nos méthodes de traitement, les autres peuples, un
peu partout dans le monde, font un retour à la médecine par les plantes !

La nouvelle tâche, celle du tradithérapeute et du scientifique moderne, consiste à dégager de


la plante son principe actif aux fins de mettre à la disposition du grand public des
Médicaments Traditionnels Améliorés (M.T.A.) bien que, chez les tradithérapeutes,
l’approche de la plante participe de la rencontre du naturel et du surnaturel.

On note que, des 8000 espèces de plantes actuellement recensées sur les 267 667 km² que
compte le Gabon, parmi toutes les plantes utilisées en médecine traditionnelle, c'est l’Iboga, «
plante magique par excellence » qui constitue le fondement des thérapies : en effet, de par sa
quintessence, l’Iboga, « plante mystérieuse » confère à l'homme une richesse spirituelle et
matérielle dès lors qu’il s’initie pour se débarrasser des soucis de santé. Mais l’Iboga n’est
utilisé que dans certaines régions du Gabon. En revanche, “le miel doux”, la kola, le caolin
blanc, sont utilisés dans la quasi-totalité du territoire gabonais : du reste, les soins, tout aussi
efficaces, ne sont pas toujours le fait des initiations. Le caolin blanc rassure le patient,
puisqu’il établit la médiation entre le monde des vivants et celui des Ancêtres. Dans
l’inconscient collectif, par le rêve ou par le rêve éveillé ou la transe, les Ancêtres se
manifestent à nous vêtus de blanc. Il y a donc l’idée ou la croyance selon laquelle les soins qui
ont cours ici et maintenant seraient agréés par les Ancêtres. Eventuellement ils pourraient
participer à leur efficacité, etc.

Le miel doux est-il le produit des abeilles en milieu clos : la ruche ? Ceci renforce l’idée de
pureté ; il porte en lui la vertu de toutes les plantes puisque les abeilles se nourrissent du
pollen de toutes les fleurs de tous les arbres. Du reste, il est agréable !

De toute cette diversité de plantes, les initiés recourent à cette dernière au point d'en faire le
soubassement d'une « religion de la guérison » : la religion de l’Iboga. En utilisant des
« plantes magiques », à travers des rituels bien codifiés, les Nganga font de la guérison une
sorte de démarche spirituelle, ésotérique et sotériologique. En même temps, cette même plante
est utilisée pour des besoins purement naturels qui n’exigent aucun rituel, bien qu’il faille
respecter certaines croyances à propos de certaines plantes.

L’« esprit cartésien » serait tenté de ne pas prendre en compte la dimension spirituelle de la
plante et la disqualifier du champ de la guérison, la précipitant au feu des productions
imaginaires en marge de la raison. C'est d'ailleurs ce que les explorateurs et les missionnaires,
pendant la colonisation, avaient entrepris de faire : ils avaient développé l’idée que
l'utilisation de la plante Iboga, qualifiée par eux de plante hallucinogène, était dangereuse. Et,
pour empêcher les “indigènes” d’utiliser cette plante, les missionnaires n’avaient pas hésité à
détruire les temples de guérison (mbandja), commettant parfois des crimes.

La même plante Iboga, qualifiée de diabolique et à laquelle les pays nord-américains


s’intéressent aujourd’hui à cause de sa propriété anti-additive scientifiquement reconnue. Cet
intérêt, qui s’est concrétisé par un voyage de Lotsof au Gabon en 1987, en quête d’Iboga, ne
marque-t-il pas le début d’une collaboration entre la science conventionnelle médicale, qui a
déjà eu à bénéficier des connaissances traditionnelles africaines utiles pour l’humanité, ne
serait-ce qu’à travers le livre d’A. Raponda Walker : Les plantes utiles du Gabon ?

Au dire des médecins gabonais, l’utilisation heureuse de la plante Iboga (dont un extrait,
l’Ibogaïne, continue d’être utilisé pour ses propriétés anti-additives incontestables) permet à la
médecine conventionnelle de régler de façon radicale le problème de la dépendance à quelque
drogue que ce soit.

Cet exemple de l’Iboga interpelle les chercheurs de diverses disciplines : n’auraient-ils pas
intérêt à chercher à comprendre et à explorer les innombrables possibilités offertes par la
nature à travers les diverses cultures des peuples, puisque l’imaginaire demeure le socle
pertinent de toute rationalité.

D’ailleurs, certains auteurs, à l’instar de M. Jean Jacques Wunenburger, reconnaissent, dans


les sociétés traditionnelles, l’omniprésence du sacré, même plus, son pouvoir créateur de la
culture519. Ces chercheurs scientifiques doivent chercher à exploiter les possibilités offertes
par la nature, sans oublier de développer toutes les rationalités pour le plus grand bien de

519
WUNENBERGER (J.J.) : Le Sacré, Paris, Puf, 2ème éd., 1990, p.44.
l’humanité. Ils ne doivent pas se laisser rebuter par les fondements mythiques et symboliques
de la médecine traditionnelle, car le symbolisme est la caractéristique fondamentale de la
connaissance humaine, tant qu’elle demeure encore à l’abri de la technologie.

De toutes les façons, entre la rationalité moderne et l’imaginaire traditionnel, notre propos va
dans le sens d’une rationalité souple, celle qui intègre les deux domaines de notre
savoir médical : la raison et l’émotion, la rationalité et la spiritualité. C’est ainsi qu’il sera
possible d’intégrer, dans le champ d’investigation de la Santé Publique, la médecine
traditionnelle africaine au même titre que la médecine moderne.

Car pour comprendre le développement des pathologies en Afrique, il appartient d’abord au


médecin d’être croyant avec les croyants et scientifique avec les scientifiques. Il faut, alors,
qu’au-delà de la différence, la médecine moderne se fasse « Nègre avec les Nègres », selon
les conseils du Révérend père Libermann. C’est sans doute la condition du développement de
la médecine en Afrique, une médecine où le médecin peut sentir son malade, selon
l’expression de Senghor : « je veux que tu me sentes »520 pour me comprendre et me co-
naître.

On peut, de ce fait, observer qu’au long de leur histoire, les plus éminents scientifiques
nourrissent leurs connaissances d’une catégorie de vérités qui relèvent de l’irrationnel plutôt
que de la rationalité pure. Et, depuis le vingtième siècle, on se rend bien compte qu’aucune
explication exclusivement rationnelle ne rend compte de la totalité de l’existence ; on peut
donc supposer que rationalité et spiritualité est deux compléments indispensables pour toute
connaissance de l’homme.

En effet, pour qu’elle puisse acquérir le statut de partenaire à part entière de la médecine
conventionnelle, il faut, tout d’abord, reconnaître à la médecine traditionnelle tout le mérite
qu’elle a eu à prendre en charge la santé de tous les Bantous, dans la longue période
précoloniale, prise en charge qu’elle a continué, jusqu’à nos jours, à exercer pour les 80% de
la population de tout le Continent africain.

Cette reconnaissance, déjà effective au niveau de l’OMS, doit être solennellement faite par les
décideurs de chaque pays, qui organiseront des séances de sensibilisation multimédia pour

520
ALEXANDRE (P) : Les Bantous, Paris, éd. Lidis, 1981, p.7.
que chaque Africain soit informé de cette reconnaissance, à commencer par les médecins et
tout le personnel de la médecine conventionnelle. Cette reconnaissance officielle ne devient
effective que lorsqu’un cadre juridique est établi, assorti de textes législatifs ; lorsque sont
édifiées des structures de gestion administrative, scientifique et juridique. C’est à partir de cet
acte initial de reconnaissance officielle que toutes les autres actions stratégiques pourront se
dérouler comme une chaîne. En effet, c’est cette reconnaissance officielle qui va faciliter le
déroulement heureux de la deuxième étape stratégique : la collaboration.

Dans le cadre de son programme de médecine traditionnelle, l’Organisation Mondiale de la


Santé soutient les efforts déployés par les Etats Membres pour formuler des politiques
nationales en matière de médecine traditionnelle et étudier son utilité potentielle, notamment
en procédant à l’évaluation des pratiques et à l’examen de l’innocuité et de l’efficacité des
remèdes, ainsi que pour améliorer les connaissances des praticiens traditionnels et modernes
et pour éduquer et informer le grand public au sujet des pratiques traditionnelles éprouvées.

L’OMS travaille en étroite concertation avec dix neuf (19) centres collaborateurs situés dans
dix (10) pays (Belgique, Chine, Etats-Unis d’Amérique, Italie, Japon, République de Corée,
République Populaire Démocratique de Corée, Roumanie, Soudan et Viêt-Nam). Il existe
désormais un véritable intérêt pour les diverses pratiques traditionnelles chez les praticiens de
la médecine moderne et de plus en plus de praticiens des systèmes traditionnels, commencent
à accepter et à utiliser certaines techniques modernes, surtout en ce qui concerne les
techniques de conservation. Cela devrait permettre d’encourager le travail d’équipe entre
toutes les catégories d’agents dans le cadre des Soins de Santé Primaires. Les raisons qui
poussent à l’intégration des nature dans les Soins de Santé Primaires sont multiples : la
connaissance, par les guérisseurs, du contexte socioculturel des populations ; le respect
considérable qu’ils inspirent et l’expérience qu’ils ont acquise ; les considérations
économiques ; l’importance des distances à couvrir dans certains pays, la médecine
traditionnelle ayant l’avantage d’être une médecine de proximité ; la force des croyances
traditionnelles ; la pénurie de professionnels de la santé de la médecine conventionnelle,
notamment dans les zones rurales.

En fait, puisqu’une grande partie de la population vivant dans un certain nombre de pays en
développement continue à s’en remettre aux nature, y compris aux accoucheuses
traditionnelles, aux herboristes et aux rebouteux, et a toujours recours aux plantes médicinales
locales pour satisfaire leurs besoins en Soins de Santé Primaires, il faut rappeler la nécessaire
obligation d’instaurer une franche collaboration entre les deux médecines, malgré leurs
divergences. Si la fusion des deux médecines n’est pas envisageable dans l’immédiat (de but
en blanc), une collaboration entre médecin-guérisseur et médecin conventionnel est possible,
à condition que les conventionnels aient avalisé et accepté la reconnaissance officielle de la
médecine traditionnelle, qu’ils doivent désormais considérer à parité égale.

Ceci permettra d’éviter cette ambiguïté qui règne, dans les hôpitaux gabonais, à propos de la
rationalité avec laquelle les médecins abordent certains cas de maladie : ou ils tiennent
compte des présupposés culturels devant chaque cas de maladie ou n’en tiennent pas du
compte en milieu hospitalier.

Par conséquent, il semble que l’articulation rationalité (science) et symbolisme (imaginaire)


devient pertinente dès lors qu’est évoqué la question de la maladie dans ces centres
hospitaliers, en particulier lorsqu’un médecin conventionnel, nanti de son expérience, se
trouve face à un malade qui ne répond pas à toutes les questions qu’il lui pose. Sachant que la
maladie s’énonce, dans le plan de la complétude imaginaire, par les catégories de “l’unité”,
du “plus” et du “plein”, la maladie, pour la médecine conventionnelle, est cet ennemi qu’il
convient absolument de combattre avec la dernière énergie, d’où la forte consommation de
remèdes. Dans la médecine traditionnelle, en revanche, la maladie peut être porteuse de sens,
d’un message qui concerne le patient aussi bien dans sa singularité que dans sa relation avec
la communauté.

Même si certaines maladies, à l’exemple du diabète ou de l’hypertension artérielle, ne


trouvent pas de solutions définitives dans cette médecine, ils suscitent néanmoins une forte
consommation de remèdes ayant pour intention d’éviter les conséquences fâcheuses d’un taux
constamment élevé de sucre dans le sang, en ce qui concerne le diabète, et les conséquences
catastrophiques d’une élévation constante de la tension artérielle, en ce qui concerne
l’Hypertension : nous pouvons le constater, il s’agit d’un traitement symptomatique visant à
maintenir le taux de la glycémie autour de la normale, pour le diabète, et la tension artérielle à
un niveau raisonnable ( normal), pour l’Hypertension Artérielle, grâce à la prise constante à
vie, des médicaments prescrits ; il ne s’agit nullement d’un traitement étiologique qui
supprimerait de façon radicale la cause du diabète, amenant le malade, “guéri”, à ne plus
prendre de médicaments pour soigner son diabète. La maladie est donc réduite à un symptôme
qu’il faut prendre en compte afin de le supprimer, ce, sans se préoccuper de ce que, à travers
celle-ci, le corps souffrant veut exprimer comme message intime adressé à l’homme. Ce n’est
pas le côté rationnel ou irrationnel du remède qui est le plus important, c’est surtout la
demande que nous lui adressons. Or, celle-ci diffère selon que l’on se situe sur le plan de
l’imaginaire et/ou du symbolique, en sachant que l’imaginaire participe à la construction de
tout symbole.

Les docteurs S. et O., du Centre Hospitalier de Libreville, ont effectivement une grande
expérience de la maladie dans sa configuration rationaliste et occidentale (selon leur
formation, car il faut bien sûr se rappeler que le médecine traditionnelle n’est pas en manque
de rationalité !). Mais leur attitude, comme celle du docteur M., à l’égard de certains
problèmes de santé, ne manqueront pas d’étonner leurs confrères occidentaux, à cause du fait
du dépassement qu’ils opèrent dans leur regard du mal biologique en fonction de la culture
gabonaise. Sans mépriser leur formation et tout en la consolidant, ces médecins considèrent
que la maladie peut être énoncée autrement qu’à l’occidentale, notamment sur un plan
symbolique. Ces médecins s’intéressent à la pensée symbolique inhérente à la médecine
traditionnelle.

Cela n’est pas surprenant, car depuis Mircea Eliade, nous savons que « la pensée symbolique
n’est pas le domaine exclusif de l’enfant, du poète ou du déséquilibré : elle est
consubstantielle à l’être humain ; elle précède le langage et la raison discursive. Le symbole
révèle certains aspects de la réalité – les plus profonds – qui défient tout autre moyen de
connaissance »521.

Si la médecine moderne ne collabore pas, à divers degrés, avec “le génie culturel” des
populations autochtones, tous les programmes de santé de l’OMS et du Ministère de la Santé
Publique, notamment au Gabon, seront voués à l’échec, comme ils l’ont été jusqu’ici.

Notre hypothèse de base est que le Gabon pourrait ne pas avoir besoin d’une médecine “de
gros moyens”, à condition que sa médecine prenne en compte les acquis de la culture. En fait,
si un travail d’appropriation de sa culture ne se fait pas dans le but d’une rencontre fructueuse
des deux rationalités, il est évident que la majorité écrasante des gabonais aura de la peine à
apprécier, à leur juste valeur, les retombées de la modernité en ce siècle des convergences. Si
cette interpénétration des rationalités ne s’effectue pas, malgré l’effort des scientifiques, les
résultats escomptés par la science risquent de ne pas être atteints.

La République du Mali, qui a débuté un tel Programme en 1994 dans le cadre de la promotion
de la médecine traditionnelle, a démontré la faisabilité d’une telle collaboration. Les
conditions de réussite d’une collaboration sont bien définies :

Identifier le tradithérapeute dans la localité où il exerce par cette même collectivité ;

Le soumettre à une observation (d’une durée de quatre mois, au Mali) ; ce qui contribuera à
établir un climat de confiance mutuelle entre responsable de la médecine conventionnelle de
la localité et le tradithérapeute concerné ;

Bien déterminer les limites de compétence des agents locaux des deux médecines ;

S’atteler à la promotion effective de la médecine traditionnelle (formation des


tradithérapeutes, amélioration de leur méthode de travail, de la présentation et de la
conservation des médicaments …).

Implication des tradithérapeutes dans les programmes de Prévention, de Développement en


Santé Publique ;

Dialogue médecine conventionnelle et médecine traditionnelle ;

Scientifisation de la médecine traditionnelle (explications scientifiques)

En plus de cette collaboration médecine conventionnelle et médecine traditionnelle, les


médecins conventionnels doivent apprendre à collaborer avec leurs patients par la prise en
compte de leurs dimensions culturelles, d’où l’intérêt de l’enseignement des notions
d’anthropologie médicale aux futurs personnels de la santé, et de l’imprégnation du personnel
de santé en place n’ayant jamais encore reçu cette formation.

521
ELIADE (M) : Images et symboles, Paris, Gallimard, 1980, p.13.
Par rapport aux problèmes économiques, nous sommes impérativement conviés à un rendez-
vous qui nous amène à la redécouverte de nous-mêmes. La médecine traditionnelle africaine,
qui n’a pas la prétention de soigner toutes les maladies existantes et à venir, peut nous être
très utile, si nous faisons confiance aux herbes et aux arbres que la nature nous offre
gratuitement, et, surtout, aux vastes connaissances accumulées le long des siècles par cette
véritable Université Populaire qu’est la médecine traditionnelle. Elle est le complément de la
médecine moderne, celle-là même qui ne soigne pas non plus toutes les maladies.

Le professeur Mvele Edzeng, du village Mebang, tradithérapeute, nous a confié que les gens
de la ville ont toujours besoin de lui, mais la plupart ne viennent à lui que pour satisfaire leurs
besoins fétichistes, « un grand nombre arrive pour faire un blindage, une sorte de bouclier
protecteur mystique, tandis que d’autres viennent pour laver leur corps, c’est regrettable, car
cela n’est pas l’essentiel de ma connaissance. – qui restera avec ces choses-là ! », s’écria-t-il.

Parler de symbolisme, c’est faire référence à une médecine qui conçoit l'homme comme «
n'ayant ni commencement ni fin sur terre »522 et qui vit en tenant compte de sa double relation
au « monde du visible » et au « monde du non-visible ». Toute l’intelligibilité des pratiques
thérapeutiques de la médecine traditionnelle propulse aussi bien le thérapeute que le malade
dans un imaginaire qui ne néglige pas ce caractère multidimensionnel de l’homme. La
thérapie traditionnelle pose l'homme comme un individu appartenant à un monde animé par
l’esprit des ancêtres, le monde du Dieu invisible et suprême. C'est de ce « monde des esprits »
que l’homme vient par le truchement de la naissance et en retourne par celui de la mort ; tel
est le socle de la pensée traditionnelle. D’ailleurs, la médecine traditionnelle n’est-elle pas
l’ensemble des pratiques de gestion de l’énergie en vue du maintien de l’équilibre vital ? Cela
n’est nullement étonnant, si l’on considère que la médecine traditionnelle ne peut pas se
dissocier de la culture traditionnelle dont elle n’est qu’une branche et, en tant que telle, la
médecine traditionnelle obéit aux lois fondamentales (dont les interdits) et à l’éthique de cette
culture.

Elle nous invite à nous "sourcer". Tous les vieux ne sont pas que des sorciers et même s’ils
étaient tous sorciers, il est quand même possible de tirer d’eux certains bénéfices pour notre
société en crise. Comme le disait le vieux Mvele Edzang Salomon « Mes pères m’ont laissé

522
NDONG NDOUTOUME (T) : Le Mvett, Paris, Présence Africaine, 1970, p. 12.
pour que je veille sur les générations et à mon tour je devrais transmettre cette richesse
ancestrale que père Edzang Ndong m’a laissé: les jeunes sont invités à se tourner vers nous
afin de recevoir la connaissance, quel qu’en soit le prix à payer ».

Pourtant, André Raponda Walker constate avec amertume que les Nganga, « ces dictionnaires
vivants disparaissent les uns après les autres, et ne sont pas remplacés, si bien que les jeunes
gabonais attirés par les villes ignorent tout des vertus réelles des plantes »523. Toute la
question est maintenant de savoir ce qu'il faut faire pour que le scientifique, le chercheur qui
séjourne au Gabon, arrive à pénétrer le champ des connaissances (ô si vaste) des plantes
magiques.

À cet effet, il existe un réel problème, celui du système de rationalité du chercheur moderne,
car si les scientifiques ne sont pas des initiés, ils ne peuvent pas avoir connaissance de
l'importance des plantes magiques. C'est pourquoi André Raponda Walker affirme que : «(...),
une personne initiée à la connaissance des plantes, par exemple, et qui détient de ce fait,
maints secrets, hésitera toujours à divulguer ceux-ci à des profanes, car il lui apparaît
impossible que des non-initiés puissent en tirer parti »524. Or, si les chercheurs gabonais et
internationaux demeurent des non-initiés, il est évident qu'ils ne tireront pas tout à fait les
bénéfices des plantes dans leur totalité ce, d'autant plus que les plantes de la forêt équatoriale
n'ont pas cessé de nous livrer leurs secrets.

La seule solution, nous semble-t-il, si on voulait véritablement faire de la recherche, c’est


d’amener les chercheurs à s’initier collectivement et à respecter l’éthique traditionnelle.
D’ailleurs, ceux qui parmi eux, ont fait l'expérience de l'initiation, ne le regrettent pas. Il nous
a été confié (en secret), par une tradithérapeute habitant dans la zone du Cap Estérias, au nord
de Libreville, qu’un professeur X a découvert la plante à partir de laquelle il soigne les enfants
drépanocytaires dans sa clinique de Libreville, grâce à une initiation chez elle. Ce qui est vrai
dans cette affirmation, ce n'est pas tant le fait que l'initiation se soit déroulée chez cette
tradithérapeute ne initiatrice, mais, surtout, que la plante avec laquelle notre scientifique
travaille au Gabon et au Canada est utilisée pour soigner et guérir de nombreux cas de
maladie.

523
RAPONDA WALKER (A) : Rites et croyances des peuples du Gabon, Paris, Présence Africaine, 1995, p. 40
524
ibidem, p. 42.
Au terme de ce travail, posons la question suivante : comment les Etats peuvent-ils faire
avancer la santé en Afrique grâce à une utilisation responsable de la médecine traditionnelle
dans les programmes de santé publique ?

Notre réponse semble simple : toute réussite des programmes de santé, en Afrique, passera
par une visitation de la société traditionnelle qu’il convient de restaurer en redonnant au
Conseil des Sages toute sa place et toute sa dignité. Car si la contribution des missionnaires,
catholiques et protestants, est grande en ce qui concerne la promotion de l'homme et de la
santé en Afrique centrale, elle a aussi contribué à tuer le socle même de la dynamique de la
société traditionnelle, cette société qui donnait tout son sens à la médecine traditionnelle au
Gabon. C’est dans cette structure que tous les programmes de santé publique se déroulaient et
c’est elle qu’il faut réformer pour redonner un nouveau dynamisme à la société africaine en
général et particulièrement gabonaise.
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complémentarité. L’exemple des Seereer Siin du Sénégal ». In, Etudes Schweitzeriennes,
Printemps1998 n°8, p.192.
4. KANE (C.H.) et al : Vers une mise en cause des politiques de santé en Afrique de l’Ouest et
du Centre ?, in Tiers-Monde, Paris, Puf, n° 53, pp.135-147

5. MUNZ (W.) : Albert Schweitzer dans la mémoire des Africains, Etudes Schweitzériennes,
n°5, 1998

6. PELLEGRIN (M. L.) : Imaginaire et symbolisme dans la définition du remède, in La


philosophie du remède, Champ Vallon, 1993,

Films
Secrets de femmes, Un film de Jean-Claude Cheyssial, VHS Pal, durée : 48’30 Coproduction : RFO/ Dominique RICHARD,
Joëlle GUILLEMANT RTG1/ LATITUDE 16/35 avec le concours du Centre National du Cinéma.

La Nuit du Bwiti. Un film de Jean-Claude Cheyssial, VHS Pal, durée : 48’30 Coproduction : RFO/ Dominique

RICHARD, Joëlle GUILLEMANT RTG1/ LATITUDE 16/35 avec le concours du Centre National du Cinéma.
Annexes
Annexe 1. Catégories et nombre d’établissements / nombre de
lits

FORMATIONS SANTE AFFAIRES NOMBRE

SANITAIRES PUBLIQUE SOCIALES TOTAL DE LITS

Hôpitaux

13 3 16 2 622

Centres
médicaux
47 0 47 2 018

Centres médico-
sociaux
0 15 15

Dispensaires

287 0 287

Centres de santé

7 0 7

Cases de santé

80 0 80
Léproseries

3 0 206

Total 437 18 455 4 846

Annexe 2 : Répartition du personnel de santé par province

Provinces Observations générales Nombre de Nombre de


médecins paramédicaux
Du Gabon

Moyen- 15 160
Ogooué
Forte
Ngounié 13 177
Nyanga disparité 7 143

Ogooué - 136
Ivindo
de la densité 9

Ogooué - 7
Lolo
162
du personnel
Ogooué- 30
Maritime
259
de santé
Woleu – 8
Ntem
188
entre

Haut-Ogoué
les Provinces
Estuaire

Annexe 3
Fig1 : image de la maison, symbolique de l’homme .

A1

La tête de la maison

Porte-fenêtre :
communication avec les
esprits de la forêt.

B2 B1

Ouverture 2 Pilier central : la Force, le Ouverture1


fétiche protecteur de la
Ouest Est
famille

Porte-fenêtre :
communication avec les
humains par la cours.

Les pieds de la maison

A2
Annexe 5.

Ordre des
EYO
Esprits NKOBE
(Logos), EE

Ordre
des
génies
Ordre des
ancêtres

Homme
spirituel

Homme
physique

Ordre animal

Ordre minéral
Ordre végétal

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