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Une psychanaqueer ?

Etre psychanalyste aujourd’hui

Karine Campens. Novembre 2021

Je précise d’emblée que mon propos ne relève pas d’un discours militant LGBTQ, ce n’est pas
ma place, mais d’une certaine idée de la psychanalyse qui, comme le souligne Florent
Gabarron-Garcia (1) est ancrée dans un mouvement émancipateur et qui doit sans cesse se
dégager d’une idéologie qui fonde le psychanalysme (au sens de Robert Castel) et ses
phénomènes parfois réactionnaires qui font symptôme. Je ne suis pas non plus une spécialiste
du genre, théorie que je redécouvre à chaque fois qu’elle me sert à penser, mais dont je ne
maitrise pas le corpus.

La question de la différence des sexes continue à susciter l’embrasement des imaginaires,


pensées, débats, controverses dans le champ social et dans la psychanalyse et c’est bien
logique pour cette dernière puisque le sexuel comme énigme et les moult réponses
qu’apportent la psyché humaine est son objet. Le traitement de la différence des sexes
participe de l’organisation des relations humaines dans le champ social, comme nous l’ont
rappelé les études de genre, en pointant les rapports de dominations lié dans l’agencement
social du sexuel. Après les théories du genre qui ont déplacées l’objet de la psychanalyse, le
sexuel, du côté des sciences sociales et qui obligent à retravailler la théorie et à l’enrichir, le
mouvement Queer et Trans repose le problème en refusant l’anatomie et le genre comme
destin et en remettant en question la soumission aux conditionnements sociaux et
symboliques qui soutiennent l’identification sexuée. Certains psychanalystes s’en effraient et
en appelle à un ordre symbolique (2) en transcendance en mobilisant nombres de préjugés ;
beaucoup s’en questionne et accompagnent, écoutent ces subjectivités qui sont en
souffrance, en vulnérabilités et souvent stigmatisées ; qui déploient l’énigme du sexuel d’une
façon hors norme.

Le discours psychanalytique ne peut s’entendre sans référence à l’époque dans laquelle il


s’énonce et nombre de malentendus s’ancre dans la décontextualisation. Dire qu’il est
révolutionnaire rend compte de sa dimension subversive et émancipatrice, dimension que
Freud nommera « la peste », c’est dire qu’il n’était pas dupe : la psychanalyse ne peut avoir
bonne presse de ramener et de répandre la question sexuelle dans un monde qui s’efforce de
domestiquer les pulsions, une domestication dont les enjeux sont aussi à comprendre dans
les rapports de domination qui structurent le champ politique et social.

La dimension subversive repose , à l’époque mais probablement encore aujourd’hui, au-delà


de l'affirmation de l'inconscient, sur la remise en cause du caractère sacré de l’enfance ;
caractère en appui sur un imaginaire qui sait jouer des différentes défenses repérées par la
psychanalyse face à la dimension perverse polymorphe du sexuel : dénégation, déni,
projections ; et sur l’idée de l’inconscient comme force déterminante. Des idées qui fondent
l’expérience analytique comme investigation de processus psychiques, ouverture à sa
singularité faite de pluralité et d’étrangeté.

Si nous nous posons la question de ce qu’est être psychanalyste aujourd’hui, il faut


probablement poser ce qu’était être psychanalyste hier.

Être psychanalyste alors, c’était, de ce que j’ai saisi de la proposition freudienne, se départir
de la suggestion de l’hypnose et d’un rapport au savoir pour le resituer du côté de
l’analysant, se mettre en capacité d’entendre l’inconscient à partir d’une demande et/ou de
symptômes qui font énigmes ; c‘était un engagement dans une relation thérapeutique, dans
un mouvement dialectique et heuristique. L’aventure psychanalytique, telle que je l’ai vécu,
visait à entendre et à permettre d’entendre l’étrangeté, l’étrange étranger, la pulsionnalité
et ses aléas, et la pluralité en soi ; c’était encore permettre au psychisme, à partir d’une
circulation plus libre des représentations et dans une expérience de transfert, par la
perlaboration, de se réapproprier ce qui lui arrive, et c’est bien en ce sens qu’elle était une
expérience émancipatrice. L’analyse peut s’entendre comme un opérateur de liberté qui
permet au sujet de se rencontrer dans sa pulsionnalité, et sa complexité et de se soutenir,
parce qu'il peut supporter le manque, d'une destinée.

L’insupportable des représentations d’une enfance entachée par du pulsionnel et du désir


perdure et certaines attaques actuelles contre la psychanalyse en relèvent encore mais pas
toutes : à l’inverse aujourd’hui, la psychanalyse peut être perçue comme terriblement
normalisante et prise dans un discours péremptoire qui assigne. Ce fut le cas autour de la
question homosexuelle, puis du genre ; c’est le cas aujourd’hui avec les questions que posent
le mouvement queer et les personnes transsexuelles et transgenres.

Car subversif et émancipateur, tout un courant de la psychanalyse ne l’a pas été, ramenant la
question pulsionnelle à son unification comme norme et l’oedipe à l’identification au parent
du même sexe comme destin normal et souhaitable. Cette logique hétéronormative qu’a
critiquée Butler a dominé la psychanalyse un temps, se dégageant de l'expérience freudienne
pour porter une idéologie parfois ouvertement homophobe et moralisatrice, en renforcement
de déterminismes sociaux dominants et dominateurs qui normalisaient le désir en continuité
des déterminismes biologiques : le choix d’objet devait être conforme aux normes biologiques
et sociales ; c’est dire que le fonctionnement psychique ne pouvait être compris qu’en
référence à une normalité.

Les logiques normatives ont eu comme corolaire la définition du bien, la pathologisation de


désirs ou pratiques sexuelles ou sociales considérées comme déviantes. Ainsi, c’est bien d’un
retour au sacré dont il s’agit au sein même de la psychanalyse, sacré porté, comme le
remarque Lacan dans « L’envers de la psychanalyse », par la question du père et du complexe
d’Œdipe dont Freud n’arrive à se défaire et qui sera repris par les tenants d’un ordre qui reste
à rétablir, déstabilisé par la découverte Freudienne même : la pulsion qui se moque bien ( au
sens où elle en joue) des mythes et du sacré.

Freud, dans sa dynamique heuristique et dialectique a évoqué tout à la fois l’unification des
pulsions et une bisexualité psychiques dont les destins ne sont pas déterminés. Comme le
rappelle Laurie Laufer, il interroge nombre de dimensions et sa pensée circule du biologique
au social pour comprendre ce qui se joue, psychiquement, de l’identité sexuelle. Ainsi écrit-il
à propos de l’énigme de la féminité « il nous faut prendre garde de ne pas sous-estimer
l’influence des organisations sociales qui acculent également la femme à des situations
passives. Tout cela est encore loin d’être tiré au clair. »(3). Malgré le « roc de la castration »
et la tentation biologique (ou anatomique), il a laissé nombre de questions ouvertes sur la
bisexualité, en particulier dans « le moi et le ça ».

Pour autant, il semble que les éléments théoriques portées par des mythes qui rendent visible
la prégnance d’un père (oedipe/Totem et Tabou) viennent maintenir la dimension du sacré et
contrebalancer le mouvement émancipateur de sa propre découverte : un inconscient fondé
sur du sexuel, qui détermine autant que le social et le biologique, avec lesquels il s’intrique
rendant incertain tout destin ; une intrication dont l’analyse permet une certaine
réappropriation.

Ainsi l’ambivalence liée à la découverte du sexuel et de l’inconscient pourrait être inscrite dans
la théorie psychanalytique dès Freud et repérable dans les différents discours de notre
champ ?

Entre émancipation et défense quasi théologique de l’institution, les psychanalystes


n’échappent pas à l’insupportable de la perte ou de l’attaque du sacré qui prend parfois la
figure de la différence (et de l’inégalité) des sexes qui définit l’ordre symbolique (avec un grand
S s’il vous plait). Un ordre immuable, institué, hétéronome qui fait norme, un ordre, disons-le,
historiquement patriarcal et qui vient renaturaliser le fait social. Quand les psychanalystes se
font gardiens du temple…et oublient que Freud a aussi posé que l’inconscient est a-
normatif, la pulsion a-morale et les deux non déterminés binairement. La non univocité du
discours freudien devrait, pour ceux en quête de discours du maître, inciter à la quête et
l'interrogation plus qu'au dogme.

Du côté d’une certaine idée de la liberté, Lacan propose avec le sinthome, l'idée que le sujet
se détermine par une réinvention de ces liens à l'Autre/autre, une subjectivation de ses
dépendances et assignations. La subjectivation est toujours tentative d'émancipation. Il
soulignait déjà, dans « les complexes familiaux » que les thèses freudiennes sont déterminées
culturellement et socialement.

Ainsi le complexe d’oedipe est à entendre comme construction psychique issu d’une
subjectivation sociale (un imaginaire social radical dirait Castoriadis) qui fait loi. Effet
normalisateur donc, que quelques-uns aussi, dans le champ Lacanien, ont pris au pied de la
lettre pour s’insurger contre le déclin du nom du père et d’une loi arrimée au UN qui
commande, à laquelle chacun doit s’assujettir, sauf à être pervers ou fou.

Là encore, le discours est ramené du côté d’une norme qui réduit la subjectivité au seul
assujettissement, qui assigne le sujet à son sexe anatomique nécessairement pris dans une
binarité qui va de soi. Poser le symbolique uniquement du lieu où ça commande, et jamais
d'un lieu où ça s'invente, c'est récuser toute possibilité de liberté en réduisant le devenir sujet
aux seules assignations qui lui sont faites, c'est refuser la dimension subversive du devenir en
singularité d'un sujet, à même de créer de nouvelles significations pour lui-même et le social
dans lequel il est pris. Ainsi, en référence à "la loi", nous observons chez des psychanalystes
un mouvement d’annulation de l'équivoque du sexuel par des propos qui martèlent à la fois
qu’il n’y a pas de rapport sexuel (Lacan) et qui l'annule en patholo-gisant tout questionnement
des assignations anatomiques ou sociales (un père, une mère et un foyer, une adéquation
sexe et genre). Essentialisation du symbolique attachés à l’idée d'un destin et d’un projet
transcendant l’ordre humain, retour du sacré, rapport à la loi en hétéronomie qui affirme le
destin du sexuel auquel devrait se soumettre toute solution singulière.

Jean Laplanche également notait que l’oedipe était un refoulant plutôt qu’un refoulé : le
moment oedipien est normalisateur dans une société donnée, c’est-à-dire qu’il vient normer
le désir dans le champ social. C’est bien le social qui met en ordre le sexuel en le désexualisant.
Il a eu par ailleurs cette intuition de la pluralité potentielle des genres et des enjeux
émancipateurs de la fonction de traduction qui fonde la subjectivité. Il n'y a pas de sujet
qu’assujettit : il y a mouvement interprétant et transformateur.

Du côté d’une certaine idée de la liberté encore, Castoriadis soutient que la représentation de
la différence des sexes provient des imaginaires sociaux et proposait un projet d’autonomie
pour le sujet par une altération mutuelles des instances que sont le Je et le Ca ; et de se
soutenir d’une subjectivité réfléchissante, un processus subjectivant. Etre à même de soutenir
l’étrangeté en soi, ces parts d’inconnues qui me constituent et font conflits, mais à partir
desquelles je peux m’organiser comme sujet désirant sans trop de souffrance pour moi et les
autres, n’est-ce pas là un enjeu d’une psychanalyse? Et de se dégager d'une demande à l'Autre
pour s'engager dans ses inventions propre?

Altération des instances est à entendre comme possibilité créatrice de soi et du monde, pour
soi et dans le social, dans une dialectique entre la loi de l'Autre qui commande et assujettit et
le mouvement créateur immotivé de la psyché, entre aliénation et liberté qui ouvre le sens et
permet d'altérer, de transformer la loi de l'Autre en tant qu'elle relève d'un imaginaire social.
Une pensée qui permet de se dégager d'un rapport transcendant à la loi et au symbolique et
de penser leur interrogation et leur transformation. Car la moindre des choses, pour les
psychanalystes, serait de pouvoir accueillir sans dogme ce qui, du sexuel pour un ou des sujets,
fait question.
Le désamour semble ancré entre les personnes transgenres, transexuelles et
« la psychanalyse», « les psychanalystes », ou tout du moins une partie de la communauté
psychanalytique. L’incompréhension mutuelle est dans la lignée de celle issue des
interrogations de genre, entre mal-entendus ; incompréhensions liées la spécificité et
complexité des discours et postures identitaires ou idéologiques par lesquelles chacun s’arque
boute sur son propre sacré. Les rencontres sont difficiles : il faut dire qu’une certaine
littérature analytique continue de répandre les mêmes préjugés normatifs (sous forme de
diagnostics péremptoires) que ceux, dans leurs temps, qui avaient été énoncés à propos de
l’homosexualité : troubles narcissiques, psychoses (en redonnant à la psychose une dimension
pathologique), refus de l’altérité, troubles phobiques, immaturité affective, perversion,
attaque de la fonction paternelle, vendus à l’idéologie libérale, …N’en jetez plus !

Queer signifie, « bizarre », ou « étrange » et, dans la communauté LGBT, elle rend compte
d’une temporalité ou prédomine l’indécision et le trouble quant à l’orientation sexuelle du
corps et du désir. Les personnes Queer et trans se proposent comme autant de singularités
inquiétantes (inquiètes et inquiétées), étranges, en interrogation et qui interrogent. Cette
étrangeté, cette interrogation, n’est-ce pas aussi l’objet de la psychanalyse ?

Le mouvement LGBTQ vient poser de multiples questions qui relèvent tout à la fois du social,
du politique et du psychique, qui résonnent parfois de façon étrange tant leur articulation font
lien avec ce qu’est la clinique du sujet : un nouage entre ces trois dimensions. Quelques
questions donc :

Qu’est-ce qu’habiter un corps ? Peut-on l’habiter sans se faire reconnaître par l’Autre ? Le
corps est-il donné, une construction ou une interprétation ? Il y a-t-il un bon sexe ? La
sexualité est-elle ; doit-elle être binaire ? Quels passages entre le fantasme primitif et les
assignations à être ? Peut-on penser une société plurielle dégagée d’une opposition binaire
structurale et hiérarchique ? L’identification sexuée ne relève-t-elle pas du fantasme (en tant
qu’il permet l’illusion de combler le manque) et par là de l’idéal? (4) Que vienne dire des
logiques inconscientes et de l'ambivalence des mouvements identificatoires cet attachement
au binarisme sexuel porté par la demande des personnes transexuelles? Une position par
ailleurs qui s'oppose à l'hybridation du genre portée par les personnes transgenres. La
complexité invite à l'humilité, à l'accueil en soi de l'incertain (et non de l'Un certain) pour un
retour à une posture clinique : un cheminement désarrimé de la norme.

Qu’est-ce qu’être psychanalyste aujourd’hui alors ? C’est "à la foi" soutenir un discours sur le
sexuel et l’inconscient et accueillir (c’est-à-dire écouter) une parole singulière qui s’étonne de
cette chose-là : d’être décentré de soi et de ne pas s’y retrouver toujours dans sa façon
d’habiter son corps et/ou d’habiter le monde d’être soi-même habité par le désir de
l’autre/Autre. C’est, pour pouvoir accueillir l’étrangeté, ne pas se rabattre du côté de la norme,
fusse-t-elle issue du corpus psychanalytique (se départir d’un rapport au sacré) et
accompagner le sujet dans son bricolage identificatoire qui rappelle, sans cesse, qu’il n’y a pas
de stabilité ou de normalité subjective en ce sens qu’elle est toujours mise à mal dans
l’expérience de soi et dans le lien aux autres. C’est savoir, peut-être, engager un mouvement
qui va du sacré et de ses logiques de subordination au « Je ou Ça crée ».

C'est accueillir une souffrance, et celle exprimée par nombre de personnes en demande de
transition nécessite parfois de les accompagner dans leur démarche, au-delà de tout dogme,
démarche qui peut permettre au sujet d'interpréter son corps, et de se soutenir de son histoire
et de son désir, d'avoir la possibilité de s'émanciper au-delà de tout principe souverain quant
au comment vivre et ex-sister (au sens de ex-sistere, être debout ; être stable et (se) le
montrer) pour lui-même et les autres.

Comme hier, être psychanalyste aujourd’hui n’est-ce pas s’engager du côté de l’étrangeté et
se proposer de l’accueillir, de le reconnaître et de l’analyser pour frayer de nouveaux
possibles : une psychanaqueer ?

1. Florent Garrabon-Garcia. Histoire populaire de la psychanalyse. La Fabrique 2021

2. En oubliant que l’ordre symbolique, sauf à l’essentialiser, n’est pas que normes figées (clôture du
sens), mais est aussi fait d’inventions et de logiques instituantes.

3. (Freud, 1932, p. 177) cité par Laufer, Laurie. « La psychanalyse est-elle un féminisme
manqué ? », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 17, no. 1, 2014, pp. 17-29.

4. Ce que démontre Judith Butler

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