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BISEXUALITÉ ET ANTIFÉMINISME
« CE QUI INQUIÈTE C’EST DONC D’ABORD LE CARACTÈRE « SANS ESSENCE
» DU FÉMININ ET DU MASCULIN QUE DÉCRIT LA PSYCHANALYSE MAIS
C’EST AUSSI, ET SURTOUT, LA POSSIBILITÉ QUE LE FÉMININ L’EMPORTE
SUR LE MASCULIN. »
Nota bene : Le terme "bisexualité" est ici discuté dans son usage
psychanalytique, c’est-à-dire dans son usage scientifique qui s’élabore
entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème. Ses définitions diffèrent
de l’acception actuelle de la bisexualité comme attirance sexuelle pour les
sexes masculin et féminin.
« Toute la « Sécession » qui met au-dessus des autres les femmes grandes,
aux hanches étroites et à la poitrine plate, l’extension du dandysme et de
l’homosexualité caractérise notre temps qui est le plus juif et le plus
efféminé de tous les temps. Une époque qui exprime son essence dans des
sentiments vagues, indécis et changeants, et dont l’inconscient est devenu
la philosophie, manifeste qu’elle n’est inspirée par aucun grand homme.
Cette recherche de la sonorité purement sentimentale, ce mépris du
concept et de la clarté relèvent d’un style éminemment féminin. La pensée
masculine se distingue par le besoin de formes sûres et cet art «
impressionniste » est justement un art sans forme. » Otto Weininger, in
Sexe et caractère
Il s’agit de voir comment certaines idées antiféministes ne se répètent pas tel quel
mais restent, demeurent tout en se voyant dotées d’une nouvelle popularité,
médiatique, et de nouvelles préfigurations politiques. Néanmoins, il y a bien quelque
chose qui se répète et il s’agit de comprendre quoi : allons-nous un jour en finir avec
le phallus ?
La conception de la bisexualité reste énigmatique, autant pour nous que pour ceux
qui cherchent à la définir. Pour entrer dans cette complexité, je m’appuierai sur la
thèse que Lucie Lembrez a soutenue en 2015 [5]. Elle se sert de l’étude d’un cas
d’homosexualité par Freud, qui permet de nous révéler un peu plus ce que devrait
être la structure équilibrée d’un bon développement psychique à partir de cette
conception de la bisexualité originaire. Il s’agit de la « Psychogénèse d’un cas
d’homosexualité féminine » où un complexe d’Oedipe mal développé conduirait,
selon Freud, une jeune femme à l’« aberration sexuelle » que représente
l’homosexualité. Freud suggère que l’homosexualité peut être soignée si le sujet
concerné parvient à briser les barrières qui le séparent de l’autre sexe, et à accepter
une forme de bisexualité dans ses objets sexuels :
Il ne s’agit pas tant ici de faire le procès de la nécessité pour le thérapeute d’une «
suppression de l’inversion génitale ou de l’homosexualité » que de suivre le
cheminement de pensée qui le conduit à repenser sa théorisation de la sexualité.
Lucie Lembrez repère ce changement en deux temps. D’abord « le complexe
d’Oedipe se fonde sur le caractère hétérosexuel de l’adulte et transforme l’enfant
incestueux en un sujet qui réagit et applique ce caractère. Logiquement, le petit
garçon va avoir du désir libidinal pour sa mère et de l’agressivité envers son père,
rival. » [7] Ensuite, « Or, il semble que le complexe d’Oedipe n’est pas un rapport
qui suit un chemin hétérosexuel formant un triangle dessiné par le trio
enfant/père/mère, mais que l’enfant pourrait avoir une ambivalence de sentiments
pour les deux parents. Il ne s’agit donc pas d’un manque de distinction entre les
sexes auxquels il s’adresse, mais plutôt d’une dualité de positionnement de l’enfant.
Il peut être à la fois le petit garçon libidineux vis-à-vis de sa mère et agressif vis-à-
vis de son père, et la petite fille libidineuse vis-à-vis de son père et agressive vis-à-
vis de sa mère. » [8]
***
Tous les savants semblent d’accord sur l’existence d’une bisexualité biologique.
Otto Weininger en reprend les termes dès le premier chapitre de son ouvrage
Sexe et caractère publié en 1903 : « Il est aisé de voir la relation qu’il y a entre cette
structure bisexuelle qui est celle de tout organisme fût-ce le plus évolué, et d’autre
part la persistance chez tout individu aussi unisexuellement développé soit-il pris
dans le monde végétal, animal ou humain, des caractères propres au sexe opposé » [
15]. Puis de préciser : « Qu’on me comprenne bien ici non d’une bisexualité comme
exception, ou comme disposition embryonnaire, mais d’une bisexualité comme règle
» [16]. En d’autres termes, il n’y a d’expérience ni d’homme ni de femme mais
du masculin et du féminin ; ou pour le dire encore autrement il n’y a que des types
d’hommes et des types de femmes. Néanmoins, Weininger conclut dans ce chapitre
qu’il y a nécessité de définir des idéaux, des modèles, pour chacun de ces types : «
Tout ce dont il s’agit est de connaître H et F, de définir exactement l’homme idéal et
la femme idéale (indépendamment de tout jugement de valeur, c’est-à-dire dans le
sens de typiques) » [17]. Puis il nous rappelle que cette bisexualité a été pensée « au
plus haut point » dans la période helléniste avec le mythe de l’Androgyne racontée
par Aristophane dans le Banquet de Platon.
Le chapitre XI s’ouvre sur une adresse aux hommes qui vénèrent les femmes. Selon
lui, ils vivent dans l’illusion : « Il n’y a que deux catégories d’hommes : ceux qui
méprisent la femme et ceux qui ne se sont jamais posé de questions à son sujet » [22]
. Il pense que les hommes ont tendance à unifier l’érotisme (l’amour) et l’activité
sexuelle. Or concernant les femmes, il faut les désunir : « Il n’y a d’amour que
platonique. Tout le reste est bestialité ». On peut y voir des traces de l’amour
courtois où le véritable amour n’existe que dans la séparation et l’éloignement. Mais
on y verra surtout l’aversion de Weininger pour la sexualité féminine. « Si la femme
nue peut être belle dans l’art, elle ne l’est pas dans la réalité […]. En outre, le corps
nu de la femme donne l’impression de quelque chose d’inachevé » [23]. Si la femme
n’est pas belle en soi, qu’elle est cette beauté que l’homme lui trouve tout de même,
et qu’il cherche à retrouver dans l’acte sexuel ? Ici, Weininger ralentit et détaille les
choses. Il précise que l’acte sexuel fait fuir la beauté : « L’instinct sexuel qui cherche
l’union physique avec la femme, annihile sa beauté ; on cesse d’adorer la beauté
d’une femme qu’on a possédée » [24]. Puis, il lève le voile sur le mystère de la
beauté, ce que l’homme aime à travers une femme, c’est lui-même. La femme lui
sert de miroir pour aimer cette partie de lui-même qui a besoin d’être mise à
distance, en l’Autre, pour pouvoir être perçue et aimée. Trois choses sont énoncées :
l’homme n’est pas complet sans aliéner une part de lui-même dans l’Autre que
représente la femme ; la femme n’est pas complète, elle ne le sera jamais car elle n’a
pas d’âme, mais aussi parce qu’elle possède cette part de masculin qui attire les
hommes ; les deux premiers énoncés valident pour l’un et l’autre sexe leur
bisexualité originaire. Et on peut ajouter encore une chose : l’homme est actif en tant
qu’il part à la recherche de sa part manquante ; la femme est passive, elle attend en
tant que corps inachevé qu’un homme vienne chercher ce qui lui manque.
Plus on s’approche de la fin de l’ouvrage, plus Weininger se fait violent envers les
femmes :
***
Lire Sexe et caractère, c’est lire un fantasme qui se radicalise au fur et à mesure
qu’on tourne les pages. On commence à manier des termes comme masculin et
féminin au lieu de parler d’homme et de femme. Puis, lorsque Weininger s’approche
de son objectif de définir un idéal du type H et un idéal du F, on est saisi par la
cruauté qui se joue dans sa conception de la bisexualité. Les phrases deviennent
sentencieuses et moins argumentées, de telle sorte que nous nous éloignons du
sérieux de toutes sciences pour être cueillis dans un délire qui n’est, d’une certaine
manière, pas sans fondement. Jacques Le Rider nous rappelle que l’antiféminisme
n’était pas un courant de pensée isolé à l’époque, au contraire, il remportait un
certain succès tant dans la bourgeoisie intellectuelle que dans les classes populaires.
Non seulement l’antiféminisme mais également l’antisémitisme, Weininger
affirmera que la femme et le Juif entretiennent des caractères communs. Et de la
même manière qu’il protestait « virilement » contre la féminisation de la société,
cette menace étant aussi intérieure (car chaque être est bisexuel), Otto Weininger
était un juif antisémite. D’ailleurs, selon son raisonnement seul un juif pouvait être
antisémite, de la même manière que ce qu’un homme hait chez une femme c’est la
part féminine qu’il retrouve en lui. Pour lui le Juif est incapable de réaliser l’idée de
masculinité qu’il défend dans son ouvrage ; il ne constitue pas non plus une race ni
un peuple, mais un type de l’humanité opposé à un autre type, l’aryen, comme le
sont le masculin et le féminin.
La bisexualité originaire de Weininger est si l’on peut dire le mythe d’un conflit
psychique intérieur jetant les bases d’un combat tout aussi intérieur entre homme et
femme et entre aryen et juif, dont l’issue biographique sera son suicide en 1903.
L’antiféminisme et l’antisémitisme de Weininger prenaient la forme d’une haine de
soi radicale, il les exposa frontalement dans un livre qui montrera que cette haine de
soi était aussi le propre de la modernité.
CONCLUSION
Si on peut résumer les choses ainsi : tout commence avec la bisexualité. Nous avons
vu la bisexualité biologique de Fliess où le lieu du conflit entre le mâle et la femelle
s’établit dans l’embryon jusqu’au fœtus et les traces de leur armistice subsisteront
dans le comportement social de l’individu. Nous avons vu la bisexualité psychique
de Freud où le nourrisson est à la fois enclin à l’activité ou la passivité et il deviendra
femme ou homme selon la manière dont il réalise son complexe d’Oedipe. Et nous
avons la bisexualité originaire de Weininger et la soumission de l’individu au
caractère périodique de sa propre bisexualité. D’une certaine manière, pour
Weininger, l’inconscient est historique. La masculinité devait toujours se tenir sur
ses gardes, tout ce qu’elle acquiert, elle ne peut en avoir une possession sûre. Ainsi
le masculin est toujours en conquête, une guerre sans relâche moins contre les
femmes que contre la femme en lui qui menace de le submerger. Et le conflit est
intense dans une époque où le féminisme de la première vague marche dans le pas
des révolutions progressistes, où les machines commencent à prendre la place des
hommes, où les hommes reviennent humiliés, mutilés, de cette Grande Guerre.
Néanmoins, Weininger constate cette guerre psychique et sociale. Sa réponse ne
consiste pas en l’avènement d’un homme-soldat comme on pourrait le croire au vu
de sa postérité dans les rangs nazis. Au contraire, l’Homme type idéal selon lui est
une élévation de l’esprit telle qu’il ne ferait plus qu’un avec le monde, ou encore une
chair sacrée dépourvue de sexualité, dépourvue d’autre, car chacun devrait être
protégé de la contamination extérieure. Or cette unification totale est avant tout un
mythe ; ne supportant pas la déchirure qui le menace, il mit fin à ses jours.
On pourrait aussi déceler dans toutes ces recherches sur une possible bisexualité
originaire, cette obsession, cette nécessité, d’identifier quelque chose comme une
modalité ou une structure qui puisse parler pour tout le monde, qui puisse tendre à
l’universel. Or, ce que le féminisme ou les mouvements de libération sexuelle
mettent sur la table, c’est le jeu des différences. Aujourd’hui ce sont les mouvements
trans et intersexes qui prolongent le combat. Mais pour que ces différences
apparaissent, elles doivent se battre pour se rendre visibles : mettre dans la lumière
ce qui restait caché. C’est toujours le même processus, le même jeu, que nous
répétons ; et c’est autant de manières d’interpréter l’inconscient. Et au milieu de tout
ça, le phallus, c’est-à-dire la maîtrise, le pouvoir et les formes sûres, semblent
poursuivre leur chemin en changeant de masque sans que rien n’y paraisse.
Socrata.
[1] ANZIEU Didier, « La bisexualité dans l’auto-analyse de Freud », in Bisexualité et différence des sexes,
Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, 2004, p. 277.
[2] FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), cité par Pierre Fédida dans «
Dissymétrie dans la psychanalyse » in Bisexualité et différence des sexes, Folio Gallimard, p. 243.
[3] PONTALIS Jean-Bertrand, « L’insaisissable entre-deux », in Bisexualité et différence des sexes, Folio
Gallimard, p. 23.
[4] FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987, p. 129.
[5] LEMBREZ Lucie,
Mécanismes de la sexualité en France, bisexualité et enjeux sociétaux : l’essor d’une nouvelle révolution
sexuelle (Thèse de doctorat de Philosophie), Paris, Université Sorbonne Paris Cité, 2015, 358 p.
[6] FREUD Sigmund, « Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Névrose, psychose et
perversion, Paris, PUF, 1981, p. 134.
[7] LEMBREZ Lucie, op. cit., p. 63.
[8] Idem.
[9] FREUD Sigmund, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Éditions Payot & Rivages, 2001, p.
273.
[10] FREUD Sigmund, « La féminité », in Nouvelles conférences de la psychanalyse, Gallimard, 1971.
[11] Voir à ce propos le texte de Freud Deuil et mélancolie (1917) où, sur fond de Première Guerre
mondiale, il perçoit dans la mélancolie un sentiment où le sujet s’auto-dépréciant, vise en réalité l’objet du
deuil introjecté, un être mort, ou même des idées mortes comme la patrie et la liberté.
[12] Il s’agit d’une dispute entre différents « pères » de la bisexualité qui prolonge celle entre Fliess et
Freud. Fliess accusera Freud d’avoir divulgué le secret de leurs premières recherches sur la bisexualité à un
de ses patients, H. Swoboda, qui en aurait ensuite parlé à Weininger, qui l’aurait repris sans citation dans son
ouvrage. Freud fera allusion à ces guerres de paternité, à deux reprises, dans des notes de bas de page dans
ses Trois essais. Dans la note de l’édition de 1910, à propos de Fliess : « En 1906, W. Fliess a revendiqué la
paternité de l’idée de bisexualité en tant qu’applicable à tous les individus. » Et à propos de Weininger, non
sans dédain : « Parmi les non-spécialistes, on considère que la notion de bisexualité humaine a été établie par
O. Weininger, philosophe mort jeune, qui a écrit un livre assez irréfléchi (Sexe et caractère). »
[13] En biologie, le gonochorisme est la séparation complète des sexes dans des individus distincts. Cette
citation est extraite de : LE RIDER Jacques, Modernité viennoise et crises de l’identité, PUF, 1990, p. 123.
[14] LE RIDER Jacques, ibid., p. 9.
[15] WEININGER Otto, Sexe et caractère, Paris, L’Âge d’Homme, 1989, p. 25.
[16] WEININGER Otto, ibid., p. 26.
[17] WEININGER Otto, ibid., p. 28.
[18] WEININGER Otto, ibid., p. 72.
[19] WEININGER Otto, ibid., p. 73.
[20] WEININGER Otto, ibid., p. 67.
[21] BURCKARDT Jacob, cité par Otto Weininger, ibid., p. 73.
[22] WEININGER Otto, ibid., p. 193.
[23] WEININGER Otto, ibid., p. 196.
[24] WEININGER Otto, ibid., p. 197.
[25] WEININGER Otto, ibid., p. 201.
[26] LE RIDER Jacques, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990 p. 111.
[27] WEININGER Otto, ibid., p. 206.
[28] WEININGER Otto, ibid., p. 227.