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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 58 (2010) 22–26

Article original

L’Œdipe et l’interdit de l’inceste夽


Œdipus and the prohibition of incest
Hélène Parat
71 bis, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris, France

Résumé
Cet article se propose de confronter données anthropologiques et psychanalytiques autour de l’interdit de l’inceste et du complexe d’Œdipe. En
effet, les évolutions sociales contemporaines, les recompositions familiales, amènent à questionner le rôle organisateur du complexe d’Œdipe et ses
formes actuelles : car ce rôle cardinal et le biphasisme du développement psychosexuel semblent remis en question par les difficultés rencontrées
par les enfants dans la mise en place de la phase de latence. Face à l’interdit de l’inceste, d’origine surmoïque paternelle, issu de la crise œdipienne,
se pose la question de ses soubassements plus archaïques : n’y aurait-il pas lieu de penser un interdit primaire, d’origine maternelle, préalable au
second temps œdipien ?
© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Anthropologie psychanalytique ; Interdit de l’inceste ; Complexe d’Œdipe

Abstract
This article confronts anthropological and psychoanalytical data around the prohibition of incest and the Œdipus complex. Indeed, the contem-
porary social evolutions, the family reorganizations, question the organizing role of the Œdipus complex and its current forms: as a matter of fact, it
seems that its cardinal role and the biphasic psychosexual development are questioned by the difficulties met by children in the implementation of
the phase of latency. In front of the prohibition of incest, which has paternal “surmoic” origin, and originates from the œdipal crisis, more archaic
bases can be searched. Would not it be necessary to think of a primary prohibition, of maternal origin, preliminary to the secondary œdipal time?
© 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Psychoanalytical anthropology; Prohibition of incest; Œdipus complex

Deux dimensions, individuelle et collective, sont parties pre- [2]. . . Aujourd’hui les transformations sociétales, les recompo-
nantes de l’importance du complexe d’Œdipe dans la pensée sitions familiales amènent à s’interroger sur la permanence du
freudienne : la conceptualisation explicite tardive de l’Œdipe conflit œdipien, sur ses formes actuelles, sur les éléments qui
sous sa forme complète [1] se justifie par sa position à la croi- le composent. Car toute question sur la latence chez les enfants
sée des chemins de l’intrapsychique et du culturel. Il avait d’aujourd’hui repose celle de l’organisation œdipienne, de son
fallu à Freud un long parcours entre clinique et réflexions rôle structurant, préalable incontournable à son « déclin » pour
sur la civilisation pour en développer l’importance structurale, parler comme Freud, mais plus exactement à la qualité de son
même si l’hypothèse de l’universalité du complexe d’Œdipe refoulement inconscient.
était présente dès les lettres à Fliess. Il n’en démordra jamais, L’Œdipe peut-il avoir perdu de sa pertinence alors que Freud,
quelles que soient les critiques de Jung ou les réfutations appa- non content de persister dans son affirmation qu’il était le
rentes des anthropologues lui opposant des sociétés « sans père » complexe nodal des névroses, y voyait « un fondement de la
société » et qu’il n’a cessé d’interroger sa dimension anthropo-
logique fondamentale ? « Le complexe d’Œdipe est le corrélat
夽 Cet article synthétise le chapitre « L’inceste et ses interdits entre anthropo- psychique de deux faits biologiques fondamentaux, la longue
logie et psychanalyse » que j’ai rédigé pour Interdits et tabous, coll. sous la
direction de M.-L. Durieux, F. Nayrou, Monographies de psychanalyse, PUF, et
dépendance infantile de l’être humain et la manière remarquable
reprend des idées développées dans L’inceste, Que sais-je ?, PUF, 2004. dont sa vie sexuelle atteint, de la troisième à la cinquième année,
Adresse e-mail : helene.parat@orange.fr. un premier point culminant, pour ensuite, après une période

0222-9617/$ – see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.neurenf.2009.04.009
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d’inhibition, entrer en jeu de nouveau à la puberté. » On peut 1. L’anthropologie structurale et la face positive de
certes contester le qualificatif de « biologique », mais la longue l’interdit
dépendance du petit humain est un fait notoire, et la réactiva-
tion pulsionnelle à la puberté également, même si aujourd’hui Dans Les structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss
on s’interroge sur la qualité de la « période d’inhibition ». Freud a fait de la prohibition de l’inceste « la démarche fondamen-
poursuivait directement ainsi : « l’activité d’esprit humaine, celle tale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle
qui a créé les grandes institutions de la religion, du droit, et de s’accomplit le passage de la nature à la culture » [9]. Cette for-
la vie civique, vise au fond à rendre possible à l’individu la maî- mulation est restée célèbre. Au-delà d’une option idéologique
trise de son complexe d’Œdipe et à faire passer sa libido de ses contestable sur la différence radicale entre nature et culture [10],
liaisons infantiles aux liaisons sociales souhaitées en définitive » c’est néanmoins accorder à l’interdit de l’inceste une fonction
[3]. structurante de l’ordre social, en deçà de toutes ses variations
Green a souligné que l’Œdipe est « un microsystème. Il est ou applications particulières. « Envisagée du point de vue le
la structure qui fait communiquer les structures de l’individu plus général, la prohibition de l’inceste exprime le passage du
et celles de la société. (. . .) L’Œdipe organise les pulsions fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l’alliance »
qui l’organisent en retour, comme il organise la culture et est [11]. Chez les humains, il s’agit bien d’interdits et de règles
organisé par elle » [4]. Il y a là une recherche du fondement qui déterminent ce qui est conçu comme incestueux ou non,
anthropologique de l’Œdipe, dans sa dimension de double dif- et non mécanismes biologiques ou éthologiques. « Le fait de
férence – différence des sexes et différence des générations – en la règle, envisagée de façon entièrement indépendante de ses
deçà et au-delà de ses configurations particulières. modalités, constitue, en effet, l’essence même de la prohibition
De son côté, dans « Métamorphoses de la parenté », cet de l’inceste » [12].
ouvrage monumental qui examine les mutations sociales Ces règles écrites, ou non, implicites ou explicites, dans leurs
actuelles au regard de la complexité des données anthropolo- particularités mêmes, disent qu’il s’agit d’une structuration sym-
giques, l’anthropologue Godelier, dans son dialogue avec Green, bolique et non biologique. Chez l’homme seul, la transgression
souligne l’universalité du complexe d’Œdipe et reconnaît que de l’interdit est condamnée, chez l’homme seul elle provoque
« le complexe d’Œdipe n’est pas construit autour des rapports une fascination ambiguë, chez l’homme seul, « l’horreur de
d’autorité mais autour des rapports de l’enfant avec celui qui l’inceste » pour reprendre les mots freudiens, est omniprésente.
a l’accès sexuel à sa mère » [5]. Ce facteur essentiel est déjà Mais le champ du désir et de l’horreur n’est pas celui qui
ce qu’une affirmation provocante de Freud désignait : « Le père importe à Lévi-Strauss : il ne met pas l’accent sur les transgres-
est celui qui possède sexuellement la mère » [6]. Cette formule sions de l’interdit, et le versant prohibitif de l’interdit est quasi
lapidaire, contre tout réalisme sociologique ou biologique, est secondaire face à l’obligation d’échange qu’il prescrit. La pro-
un résumé percutant du fantasme de scène primitive. À l’aune hibition de l’inceste est « une règle qui oblige à donner mère,
des fantasmes de possession et d’exclusivité de l’enfant pour sœur ou fille à autrui. C’est la règle du don par excellence » [13].
son premier objet d’amour, rien n’est plus universel, rien ne Ce versant de l’interdit de l’inceste qui est au fondement du lien
met mieux l’accent sur le scandale pour l’enfant de la sexualité social se centre exclusivement sur des unions hétérosexuelles,
parentale. Du côté de la mère, on peut affirmer que c’est elle dont le modèle est l’échange entre frères et sœurs et non le lien
qui désigne le père comme tel. Les désirs infantiles incestueux entre parents et enfants.
du petit d’homme ont toujours et partout été réprimés, sauf en
un temps fantasmatique dont rendent compte les rituels et les 2. L’ordre symbolique
mythes, voire certains aspects de la recherche théorique comme
dans le livre de Freud, Totem et tabou [7]. Réticences et critiques de Lévi-Strauss envers Freud
Ce dernier texte, loin d’être l’occasion d’un rapprochement n’ont pas empêché Lacan de prôner, grâce à lui et à
entre anthropologie et psychanalyse comme le souhaitait Freud, l’interdit de l’inceste. . ., une réconciliation problématique de
a plutôt été une pomme de discorde. Car son appui sur les l’anthropologie et de la psychanalyse, sous la forme d’un retour
recherches de son temps consacrées au totémisme – aujourd’hui à Freud qui servait surtout d’étendard à ses propres conceptions.
obsolètes – a servi à discréditer ce travail aux yeux des anthro- « La Loi primordiale est celle qui en réglant l’alliance, super-
pologues, et son insistance sur la réalité historique du meurtre pose le règne de la culture au règne de la nature, livré à la loi
du père primitif de la horde, a soulevé des critiques serrées et de l’accouplement » [14]. Ces mots de Lacan, visant l’interdit
l’embarras de tous quant à une transmission phylogénétique de de l’inceste, sont un strict décalque de ceux de l’anthropologue,
la culpabilité inconsciente qui en résulterait, la transmission mais ils sont, à l’encontre du vœu manifeste de « retour à Freud »,
des caractères acquis étant problématique. Sur la base d’une en décalage avec le noyau dur de la théorisation freudienne du
telle contestation, faudrait-il en conclure à l’impossibilité d’une complexe d’Œdipe [15] : celle-ci en effet est centrée sur la per-
rencontre entre les points de vue anthropologiques et psychana- sistance et la virulence des motions pulsionnelles inconscientes
lytiques ? Sans entrer dans les détails des relations complexes et conflictuelles du petit humain, constitutives de sa sexualité
entre anthropologie et psychanalyse [8], les questions autour de infantile. Se dégageaient, à ce moment de la pensée de Lacan, les
l’interdit de l’inceste permettent néanmoins de redessiner les concepts de symbolique et de Nom du Père. Il prenait alors appui
points d’impasse, les différences et les rencontres, et de reposer sur les travaux de Lévi-Strauss sur « l’efficacité symbolique »,
la question du rôle organisateur de l’Œdipe. les structures élémentaires de la parenté et le modèle linguistique
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pour dégager le modèle d’un inconscient « vide », soumis à des différence sexuelle et aux déplacements symboliques. Elle met
lois structurales d’ordre langagier, un ordre symbolique fondé au cœur de la compréhension des interdits de l’inceste la question
sur l’interdit de l’inceste. « Cet extériorité du symbolique par de l’identité à travers les risques de mise en contact d’humeurs
rapport à l’homme est la notion même de l’inconscient » [16]. identiques : « la prohibition de l’inceste protège de l’horreur
Comme le note André : « On n’a certainement pas fini de de l’identique » [22]. L’inceste dit « du deuxième type » est un
mesurer les effets de ce coup de force tant sur la théorie que inceste indirect, il est celui qui uni incestueusement deux per-
sur la pratique, qui fait se décalquer, contre l’idée freudienne, sonnes consanguines à travers un partenaire sexuel commun,
l’inconscient de l’anthropologue et celui auquel s’affronte le comme une mère et sa fille ayant des relations sexuelles avec le
psychanalyste » [17]. L’inconscient auquel se référait Lévi- même homme, ou deux frères partageant sexuellement la même
Strauss est purement descriptif, un qualificatif désignant ce qui femme.
n’est pas présent à la conscience de ceux qui y sont soumis, Cette extension de la définition de l’inceste permet
il n’est en rien un inconscient, fruit du refoulement, empli du d’appréhender différentes figures de relations incestueuses, et si
bruit et de la fureur de motions pulsionnelles contradictoires et le modèle de Lévi-Strauss était fondé sur la relation frère/sœur,
combattues, chez un humain dont le psychisme est par essence celui de Freud surtout sur la relation mère/fils, le paradigme
conflictuel. « En d’autres termes, aborder psychanalytiquement de l’inceste du deuxième type est la relation mère/fille, figure
la question de l’inceste à partir du primat de l’ordre symbolique maximale de la mise en contact de deux identiques, fut-ce à
a pour effet de renvoyer au rayon des accessoires ce qui fait le travers un tiers masculin. Le contact des corps fait passer les
sel du sexuel infantile : la force de l’imaginaire (sa violence psy- « humeurs », les substances corporelles, de l’une à l’autre dans
chique), l’invention du fantasme (. . .), l’angoisse et plaisir dont une relation transitive, qui les fait se rejoindre incestueusement
il est la source » [18]. et par là même dissoudre leurs différences. L’inceste est porteur
Le point de vue psychanalytique est autre que celui de de destruction car il est menace d’indifférenciation. Les apports
l’anthropologie sociale et l’inconscient, selon Freud, ne peut se de Françoise Héritier permettent de marquer un terrain de ren-
résumer à une combinatoire symbolique : il est empli de repré- contre entre anthropologie et psychanalyse dans la mesure où,
sentations refoulées de désirs incestueux inévitables, sources au cœur de la question de l’inceste, se retrouve une probléma-
de conflits internes mais ne dérive pas d’une loi hypostasiée. tique de l’indifférenciation qui passe par le sexuel et l’énigme
Comme le soulignait Chiland « les individus ne se soumettent de ses différences.
aux règles de la prohibition de l’inceste que parce qu’elles Loin de pouvoir rendre compte ici de la richesse des travaux
répondent à quelque chose de leur organisation psychique. Mais de Godelier, notons qu’il réhabilite l’axe de la descendance,
les règles sociales de prohibition de l’inceste ne sont pas homo- négligé par Lévi-Strauss au profit de l’axe de l’alliance et affirme
logues ou isomorphes à l’organisation œdipienne » [19]. la préséance des unions sexuelles interdites par rapport aux
Parler d’organisation ou de structuration œdipienne ne signi- unions matrimoniales interdites. « En fait ce que Lévi-Strauss
fie en rien méconnaître les violences imaginaires préalables conteste fondamentalement, c’est que le désir sexuel et sa répres-
au « déclin » du complexe d’Œdipe, mais bien considérer « la sion structurent les rapports des individus avec autrui et avec
manière dont l’individu traite l’ambivalence qui résulte de sa eux-mêmes, et façonnent des aspects essentiels de leur iden-
position d’enfant d’un sexe donné devant la dualité et la conjonc- tité » [23]. Une telle assertion met du baume au cœur des
tion des sexes, devant la différence des sexes et des générations, psychanalystes. . . Le désir et les affects sont en effet les grands
devant son impuissance et la toute-puissance de ses parents » absents d’une théorie anthropologique comme celle de Lévi-
[20]. Si l’inconscient lacanien a quelque peu perdu la virulence Strauss, et la prohibition de l’inceste qui y règne ne fait aucune
du sexuel infantile, le mérite de Lacan fut cependant d’avoir part aux dangers que conjurent les interdits, ni aux désirs qu’ils
mis l’accent sur la force d’une triangulation permanente qui met combattent.
en forme le devenir du petit d’homme, quelles qu’en soient les
difficultés. 4. Retour à Totem et tabou

3. Logique des différences et risques incestueux Or le noyau de Totem et tabou est bien l’affirmation fonda-
mentale de la permanence des désirs incestueux et meurtriers
La différence des sexes est une donnée que met au cœur de inconscients : « Ce que personne ne désire faire, on n’a pas
son travail, l’anthropologue Françoise Héritier. Non contente besoin de l’interdire, et il faut que ce qui est interdit le plus for-
d’analyser les règles d’alliance matrimoniale, elle interroge les mellement fasse bien l’objet d’un désir » [24]. Totem et tabou ne
interdits concernant toutes les relations sexuelles. Dans Les se résume pas au thème du meurtre du père de la horde primitive
deux sœurs et leur mère [21] (2004), son travail aboutit à et de l’intériorisation de son interdit, pas plus que l’interdit de
une théorisation de ce qu’elle nomme « l’inceste du deuxième l’inceste ne reçoit sa dernière explication du fameux chapitre IV,
type » qui prend en compte les dimensions homosexuelles de « Le retour infantile du totémisme », dans lequel est développée
l’inceste, longtemps négligées. Mais elle approfondit par là cette thèse.
même l’approche anthropologique de tout inceste, retrouvant La focalisation sur le mythe de la mise à mort du père
la question des dangers que conjure l’interdit majeur. de la horde s’est faite au détriment de la pertinence cli-
Sa définition élargie de l’inceste rejoint les théorisations nique et théorique des autres chapitres, riches d’intuitions sur
psychanalytiques en donnant tout son poids à la valeur de la les déguisements et les déplacements permanents des désirs
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incestueux infantiles envers la mère, sur le conflit psychique Mais il faut revenir à la dite « séduction par la mère » [27],
et l’ambivalence, sur le genèse du surmoi, intuitions qui trou- dans ses formes vitales comme dans ses avatars pathologiques
veront leur prolongement dans les œuvres freudiennes plus pour tenir ensemble les fils d’une compréhension qui ne bascule
tardives. Or la fiction du meurtre du père tend à simplifier les pas dans la simplification ou le manichéisme. L’investissement
données psychiques du conflit œdipien, dont on ne peut iso- maternel assure la survie, aussi bien physique que psychique, de
ler un élément sans compromettre la compréhension d’un jeu l’enfant, il nourrit son corps et son âme, et la séduction pré-
de forces internes conflictuelles, d’une combinatoire formée coce par la mère est le socle d’un narcissisme de bon aloi,
de désirs et d’identifications contraires aux deux objets paren- comme d’une appétence objectale tolérable. Mais l’amour de
taux. Si l’interdit de l’inceste pèse sur les deux sexes, c’est l’enfant est nécessairement, violemment « incestueux », il ne
bien parce que tout être humain est confronté aux angoisses connaît pas encore ajournements, déplacements, symbolisations
inhérentes à un complexe d’Œdipe conflictuel, dont l’issue et la réponse maternelle sera essentielle pour que cette violence
est la constitution d’un surmoi tout à la fois interdicteur et trouve à se lier, à s’apaiser, à se transformer [28]. Se dessinent
protecteur. ici les enjeux vitaux de la rencontre entre des pulsions initiales
L’Œdipe est complexe parce qu’il ne s’agit pas du « simple » et leur interprétation maternelle.
désir pour l’objet d’amour premier, mais bien de désirs croi- « L’interdit du toucher, en tant que le toucher est un moyen de
sés et contradictoires pour deux objets d’amour, des objets violence physique ou de séduction sexuelle, précède, anticipe,
d’amours différenciés, parce qu’il s’agit d’un mélange inextri- rend possible l’interdit œdipien qui prohibe l’inceste et le par-
cable d’amour et de haine, de désirs conflictuels que l’interdit de ricide » [29]. Dans un approfondissement de ses travaux sur le
l’inceste régule, mais au travers du filtre du fantasme de castra- Moi-peau, Didier Anzieu a remarquablement relié registres pré-
tion. La constitution du surmoi, instance critique et régulatrice, œdipien et œdipien à travers l’analyse de ce « double interdit
mais aussi protectrice, cet « héritier du complexe d’Œdipe », du toucher ». Il prolongeait ainsi le mouvement freudien qui,
dépend de son « déclin »comme l’écrivait Freud, ou plus exac- dans Totem et tabou, associait interdit du toucher et interdit
tement de sa résolution partielle, c’est-à-dire du renoncement de l’inceste. L’interdit du toucher est proposé, imposé par la
aux désirs amoureux et hostiles qui le composent, mais un mère, une mère qui vise ainsi à protéger l’enfant à la fois de sa
renoncement qui en dérive. . . En effet, le surmoi est composé propre agressivité et de sa propre sexualité ainsi que de celle des
d’identifications croisées et multiples aux objets parentaux : autres. N’est-elle pas alors celle qui prévient l’excès des tenta-
celles ci sont porteuses des interdits parentaux et des injonctions tions incestueuses et violentes ? « Ne touche pas ». . . La mère
provenant de leur propre surmoi, progressivement intériorisés. signifie en quelque sorte : tu serais débordé par l’excitation, tu
Mais elles dérivent aussi des investissements amoureux eux- exciterais l’autre, tu pourrais faire mal, tu pourrais te faire mal.
mêmes, à travers leur transformation en identification : le désir « Ne touche pas ». . . Cet interdit est double, il vise à la fois
« d’avoir » est remplacé par le désir « d’être comme » celui ou le sexuel et l’agressif qui, dans ce registre primaire, ne sont
celle qui est aimé. Et l’un et l’autre des deux parents est tout pas encore différenciés. Les interdits œdipiens les différencie-
à la fois aimé et haï. . . Cette complexité constitutive du sur- ront clairement : tu ne tueras pas, tu n’auras pas de relations
moi, formé d’identifications multiples et parfois difficilement sexuelles. . .
conciliables, permet de souligner combien on ne peut réduire On est en droit de prolonger la réflexion d’Anzieu et de penser
l’interdit de l’inceste à une loi externe, sociale, même intério- que le double interdit du toucher est la forme maternelle fonda-
risée, ni à un ordre symbolique préexistant à la naissance du mentale de l’interdit de l’inceste, qui permet différenciation,
sujet, qui ne dériverait pas aussi et surtout de conflits pulsion- distinction, et ouvre à la symbolisation. Cette forme maternelle
nels, le surmoi étant précisément à la croisée des chemins entre de l’interdit présuppose chez la femme/mère l’intégration œdi-
les conflits pulsionnels et le monde extérieur. « Son excessive pienne, la constitution d’un surmoi suffisamment protecteur, cet
rigueur n’est pas à l’image d’un modèle réel, mais correspond « héritier du complexe d’Œdipe », qui demeure la forme symbo-
à l’intensité de la lutte défensive menée contre les tentations du liquement paternelle de l’interdit. Cette complexité constitutive
complexe d’Œdipe » [25]. des interdits permet de comprendre les multiples défaillances
Si pour Freud, ce surmoi est directement lié au refoulement qui peuvent les atteindre : celles-ci entravent alors les poten-
des motions œdipiennes, la question de ses sources et de ses tialités symbolisantes de la constitution en deux temps du
précurseurs se pose néanmoins et invite à nuancer la position développement libidinal et du devenir psychique, ce cœur de la
qui ferait de l’interdit de l’inceste le seul fruit d’une interdiction latence.
paternelle. Sous différentes formes, les analystes contemporains,
en particulier en France, ont souligné l’importance et la valeur Références
structurante de l’organisation œdipienne au sein de la relation
primaire. Ainsi Lacan a-t-il théorisé la « métaphore paternelle », [1] Freud S. (1923b) In: Le Moi et le Ça, Essai de psychanalyse,
ce nom du père à entendre aussi comme le « non » du père adressé trad. fr. J. Laplanche. Paris: Payot; 1981 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW,
au fantasme de jouissance de la mère, Fain et Braunsweig [26] XIII.
(1975) ont-ils souligné la nécessité de « la censure de l’amante », [2] Malinowski B. (1927), La sexualité et sa répression dans les sociétés primi-
tives [Jones E. (1924), Le droit de la mère et l’ignorance sexuelle chez les
ce moment (mythique) où, quand sa rêverie la porte vers son sauvages, In: Psychanalyse, folklore, religion. Paris: Payot; 1973. E. Jones
amant, la mère introduit une distance nécessaire dans sa relation y discutait un autre article de B. Malinowski, précédemment paru dans
à l’enfant. Psyche, vol. V]. Paris: Payot; 1967.
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[3] Freud S. (1924 f [1923]), Court abrégé de psychanalyse, Résultats, idées, [16] Lacan J. Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en
et problèmes, II, trad. fr. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy. 1956. In: Écrits. Paris: Seuil; 1956, 1966, p. 469.
Paris: PUF; 1985 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII. [17] André J. Le lit de Jocaste. In: Incestes. Paris: PUF; 2001. p. 11.
[4] Green A. Le mythe : un objet transitionnel collectif. In: La déliaison. Paris: [18] Ibid. p. 14.
Les Belles Lettres; 1980, 1992, p. 156. [19] Chiland C. L’interdit œdipien comme fondateur du groupe social et orga-
[5] Godelier M. Métamorphoses de la parenté. Paris: Fayard; 2004, 2004, p. nisateur de la psyché. In: Homo psychanalyticus. Paris: PUF; 1985, 1990,
332. p. 66.
[6] Freud S., lettre du 14.5.1912 à Jung, Correspondance, T.II. Paris: Galli- [20] Ibid.
mard, p. 274. [21] Héritier F. Les deux sœurs et leur mère. Paris: Odile Jacob; 1994.
[7] Freud S. (1912–1913a), Totem et Tabou, trad. fr. M. Weber. Paris: Galli- [22] Héritier F. Inceste et substance. In: Incestes. Paris: PUF; 2001. p. 98.
mard; 1993 ; OCF.P, XI, 1998 ; GW, IX. [23] Godelier M. Les métamorphoses de la parenté. Paris: Fayard; 2004.
[8] Juillerat B. Anthropologie/psychanalyse. Les handicaps d’un dialogue. In: p. 430.
Penser l’imaginaire (Essai d’anthropologie psychanalytique). Paris: Payot; [24] Freud S. (1912–1913 a), Totem et Tabou, trad. fr. M. Weber. Paris: Galli-
1996, 2001. mard; 1993, p. 177 ; OCF.P, XI, 1998 ; GW, IX.
[9] Lévi-Strauss C. Les structures élémentaires de la parenté. La Haye: Mouton [25] Freud S. (1940 a [1938]), Abrégé de psychanalyse, trad. A. Bermann, revue
& Co; 1947, 1967, p. 29. par J. Laplanche. Paris: PUF ; 1985 ; GW, XV.
[10] Comme l’explicite l’anthropologue Descola P. dans Par delà nature et [26] Fain M, Braunschweig D. La nuit, le jour, (Essai psychanalytique sur le
culture. Paris: Gallimard; 2005. fonctionnement mental). Paris: PUF; 1975.
[11] Lévi-Strauss C. Opus cit.; 1947. p. 35. [27] Freud S. (1931b), Sur la sexualité féminine, La vie sexuelle, trad. fr.
[12] Ibid., p. 37. D. Berger, J. Laplanche. Paris: PUF; 1969; OCF.P, XIX, 1995 ; GW,
[13] Ibid., p. 552. XIV.
[14] Lacan J. Fonction et champ de la parole et du langage. In: Écrits. Paris: [28] Parat H. Sein de femme, sein de mère. Paris: PUF; 2006.
Seuil; 1953, 1966, p. 277. [29] Anzieu D. Le double interdit du toucher. Nouvelle Revue de Psychanalyse
[15] André J. Violences œdipiennes. Revue Française de Psychanalyse 1984;29:175–6.
2001;45:1.

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