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ISBN : 978-2-7381-5567-2
Jean Le Camus
Monique Eizenberg
clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants
n’aiment pas leur père. » Propos qui semblent faire écho à ceux des
infatigables laudateurs de la patria potestas…
Cette brève évocation des coutumes du passé met en évidence une sorte
de constante historique : c’est au père que revient la charge fondamentale
d’exercer l’autorité au sein de la cellule familiale et cette obligation dévolue
au chef de la petite communauté apparaît comme un impératif catégorique.
Si elle n’est pas assurée, on estime que la société court à sa perte !
CHAPITRE 2
Un besoin de père ?
Avant de clore ce chapitre sur les tenants et aboutissants du paradigme
classique, il convient de se demander pourquoi la différence radicale entre
les rôles prescrits aux deux parents a persisté au travers des transformations
d’ordre politique, économique, sociétal, etc. Se demander pourquoi le
schéma d’organisation des places au sein de la famille est resté quasiment
identique au travers des siècles et jusqu’aux années 1950-1970. Il nous
semble que si cette structure est restée si imperméable au changement, c’est
parce qu’elle s’inspirait d’une conception de l’humain qui alors faisait
consensus : toutes les sensibilités philosophiques, religieuses, idéologiques
se rassemblaient autour du socle commun de l’humanisme rationaliste. La
structure précédemment analysée pouvait rallier à la fois ceux qui voyaient
en l’être humain un simple animal, un mammifère supérieur soumis aux lois
de la biologie, et ceux qui le considéraient comme pourvu d’un « esprit »
voire d’une « âme » immortelle, en somme ceux qui croyaient au Ciel et
ceux qui n’y croyaient pas. À l’intérieur du cadre de pensée spiritualiste, le
christianisme et les autres religions du Livre (judaïsme, islam) ont convergé
pour sacraliser le mariage et créer des codes relatifs à l’éducation des
enfants (et aussi, bien sûr, au travail et à la vie sociale). Le catholicisme est
allé jusqu’à définir comme idéal le modèle de la Sainte Famille, une famille
qu’on peut qualifier de triangulaire ou de triadique (père-mère-enfant)
puisqu’elle comprend trois personnes : le Père (Dieu créateur), la Mère (la
Vierge Marie) et le Fils (Jésus-Christ)… Joseph ayant le statut particulier et
annexe de père nourricier. On sait combien cette religion bimillénaire a eu
d’influence sur les croyances, les conceptions de vie et l’organisation des
sociétés. Combien la valorisation d’une mère protectrice et aimante, d’un
père législateur et justicier a imprégné les mœurs des générations
successives. À notre avis, le paradigme classique s’inscrit dans le droit-fil
de cet article de foi et nous sommes étonnés de remarquer que cette filiation
historique est très souvent ignorée par les chercheurs en sciences de
l’éducation.
Il faut ajouter que les trois monothéismes ont en commun la
responsabilité d’avoir favorisé une organisation familiale de type patriarcal
et, en conséquence, la tendance quasi universelle à instaurer la domination
masculine. Dans les trois cas, le père occupe la place de chef de famille.
C’est la règle commune, à ceci près que, dans le judaïsme orthodoxe, on est
juif par sa mère : un enfant est juif si sa mère est juive au moment de sa
conception, que le père soit juif ou non, ou inconnu. Ce mode de filiation
explique en partie que la mère juive occupe une place sans doute plus
importante que celle que lui attribuent le christianisme et l’islam.
L’archétype de la mère juive, c’est de façon représentative celle qui pense
que son enfant est le plus beau, le plus intelligent… et plus
fondamentalement celle que les cliniciens qualifient volontiers de
« dévorante », « héroïque », « intraitable », « possessive ». Bref, ils la
considèrent comme une figure particulièrement forte.
À ces influences d’ordre religieux s’ajoutait probablement l’effet plus
général de la ferveur persistante que traditionnellement les humains ont
vouée aux représentants de l’autorité. En 1950, la plupart des peuples de la
Terre avaient renoncé à confier la forme de cette autorité à un seul homme,
le roi ou l’empereur, détenteurs désignés du pouvoir absolu (le dernier roi
de France de l’Ancien Régime, Louis XVI, est mort guillotiné en 1793
depuis plus de deux siècles !), mais le culte des présidents de la République
avait dans une certaine mesure pris le relais. De même que la nation devait
se donner un chef suprême, le Père, de même les familles devaient
s’organiser autour d’un petit chef, le père !
Cette famille traditionnelle serait qualifiée aujourd’hui de biparentale
puisqu’elle réunissait les deux parents autour de ou des enfants, mais cette
appellation serait finalement peu justifiée puisque la configuration
traditionnelle n’avait pas alors de concurrence. Le divorce était rare et, au
sens strict, les familles monoparentales, multiparentales et homoparentales,
dont nous reparlerons assez longuement, n’avaient pas d’existence, pas
d’existence légale en tout cas. Évitons donc l’anachronisme et restons-en à
la désignation déjà proposée : famille triangulaire ou triadique (PME).
En conclusion, il n’est pas trop osé de dire que la psychanalyse, à ses
débuts, a été peu préparée à la révolution sociétale ; elle est même restée en
marge de la psychiatrie académique qui aujourd’hui a un besoin urgent de
recherche, car le paysage psychiatrique est devenu très hétéroclite,
prodiguant des soins pas toujours adaptés. Malgré son isolement
scientifique, Freud affirmait que la psychanalyse pouvait rendre possible
une psychiatrie scientifique d’avenir.
La résistance au changement n’est sans doute pas étrangère à la lenteur
des progrès et ce quel que soit le domaine considéré. Même si la libération
sexuelle est, de nos jours, prônée haut et fort, elle n’en demeure pas moins
un sujet tabou dans beaucoup de familles. On peut même penser que cette
libéralisation de surface est d’autant plus défensive qu’elle est exposée !
Freud avait un profond respect de l’homme, de la loi, des règles
sociales. Aujourd’hui, beaucoup de ces contraintes morales et civilisatrices
ont été mises au pilori : il est probable que cette levée d’écrou produira de
nouveaux progrès et un éclairage plus authentique apporté aux enfants sur
leurs origines, sur ce qui se transmet de génération en génération, à la fois
inconsciemment et consciemment. En attendant, les enfants, les parents du
e
XXI siècle manquent de repères et ont bien du mal à se situer dans un
D’un côté, les femmes ont fermement exprimé le désir de partager plus
équitablement les tâches domestiques (et en particulier les soins aux
enfants) avec leurs compagnons. L’usage voulait jusque-là que la plus
grosse partie de ces occupations soit prise en charge par les femmes
(invariablement, toutes les enquêtes sociologiques le confirment).
Désormais, de plus en plus de citoyennes affirment qu’il y a là une
injustice. En 1975, cette protestation n’est pas nouvelle et on sait que des
esprits lucides tels que Condorcet ou Olympe de Gouges avaient déjà
bousculé l’ordre établi dès la fin du XVIIIe siècle et que, plus d’un siècle
après, en 1949, Simone de Beauvoir avait écrit Le Deuxième Sexe, un des
ouvrages que les féministes considéreront comme un texte fondateur.
Cependant, ce courant de pensée se renforce avec la prise de parole de
nouvelles égéries : Françoise Giroud, Julia Kristeva, Gisèle Halimi, Hélène
Cixous, Benoîte Groult, Élisabeth Badinter, etc. De la même façon que les
femmes avaient sollicité et obtenu le droit de contrôler les naissances (avec
le libre accès à la contraception d’abord, à la possibilité d’avorter ensuite),
de même il se trouve de plus en plus de mères pour demander ouvertement
aux pères de « mettre la main à la pâte », voire de respecter une égale
répartition des temps de travail. Chez les femmes, la demande est claire et
nette.
De l’autre côté, les hommes – certains d’entre eux tout au moins – ont
commencé à prendre conscience de leur « moi nourricier » (d’où le succès
des expressions anglaises new nurturant father, increase involvement) et
ont, de plus en plus fréquemment, accepté l’idée qu’il n’y avait aucune
honte, aucun abaissement, aucun renoncement à leur masculinité dans le
fait qu’ils se prêtent au partage des tâches domestiques et notamment dans
le fait qu’ils prennent en charge une partie plus ou moins importante du
nursing ou, comme on préfère dire alors, le caregiving.
Il est probable aussi que les découvertes relatives aux compétences du
nourrisson (travaux de Brazelton aux États-Unis, de Lécuyer en France) ont
incité un certain nombre de pères à s’approcher des bébés et à se rendre
compte par eux-mêmes de ce que ces bébés étaient réellement capables de
faire. Pour certains jeunes hommes, le stéréotype du nourrisson
pleurnichard et inintéressant a été bousculé par les découvertes de ceux et
de celles qui pouvaient soutenir, preuves à l’appui, que le bébé était « une
personne » (expression chère à Françoise Dolto).
On est en droit d’évoquer, pour la première fois dans l’histoire sans
doute, une nouvelle offre de la part de la gent masculine. Cette offre est
venue plus tardivement que l’appel des femmes et elle n’a pas atteint le
niveau de réponse qu’elles attendaient, mais c’était tout de même le signe
d’un changement appréciable.
Pour mesurer les évolutions des rôles parentaux, il manque des données
relatives aux comportements ou aux discours des pères lors de la phase
d’attente de l’enfant (séances d’échographie, séances d’haptonomie
notamment) ainsi qu’au moment de la naissance ou de l’immédiat après-
naissance. Nous nous limiterons à suivre le père aux côtés de l’enfant
pendant les trois premières années de la vie. À cette fin, nous nous
référerons à des psychologues du développement (au premier rang desquels
nous situons Michael E. Lamb) mais aussi à des pédiatres renommés (tels
Michael Yogman, Thomas B. Brazelton) ou à des psychanalystes du bébé
(tel Serge Lebovici). Les travaux de l’équipe toulousaine de « psychologie
du jeune enfant » – composante du Laboratoire associé au CNRS
« Personnalisation et changements sociaux » – ont été inspirés au début par
ces recherches pionnières fondées sur la comparaison des comportements
de la mère et ceux du père en interaction avec l’enfant, avant de s’orienter
vers des dispositifs prenant en considération les différents types de paternité
(sans oublier le type « papa poule » !). Notre anthologie scientifique
totalisera les résultats obtenus avec les deux méthodologies.
La distinction mère-père
Le principe de la démarche des chercheurs a consisté à comparer les
modalités du comportement des deux parents considérés comme
représentants de l’une ou l’autre des deux catégories de sexe et à comparer
les comportements de l’enfant selon qu’il se trouve en présence de sa mère
ou de son père (ou plus rarement des deux).
La situation de séparation
et les comportements d’attachement
Nous avons déjà évoqué la contribution majeure de Bowlby classé
comme « psychanalyste materniste » et surtout inventeur de la théorie de
l’attachement diffusée en 1958 : rappelons que les comportements
d’attachement sont déterminés par un besoin primaire, qu’ils sont au service
de la protection du bébé et qu’ils sont dirigés vers la « figure maternelle »
(monotropie). À partir de ces prémisses, c’est surtout Mary Ainsworth qui a
mis en pratique le concept, grâce à l’observation des dyades mère-enfant.
En introduisant d’abord la notion de « base de sécurité », le lieu à partir
duquel l’enfant explore le monde et vers lequel il retourne quand il est
alarmé (1967 en Ouganda). En mettant au point ensuite (en 1977 à
Baltimore) le protocole de la « situation étrange » : série de 7 épisodes de
3 minutes au cours desquels l’enfant est soumis à des séparations et des
réunions avec sa mère et qui introduisent aussi, à certains moments précis,
la présence d’une personne étrangère (phases 2, 3, 6, et 7). Voici le déroulé
des 7 épisodes :
UN EXEMPLE D’ÉTIQUETAGE
L’apport de la psychanalyse
à la psychologie de l’enfant
L’autorité
Toute la structure familiale s’appuie aussi sur une autorité. Mais celle-ci
traverse, semble-t-il, une crise, partie intégrante de la crise que traverse
notre culture contemporaine qui, de manière plus générale, disqualifie la
valeur de l’autorité. Or les dysfonctionnements de l’autorité sont source de
souffrance pour l’enfant.
Freud écrit : « Nous savons qu’il existe dans la masse humaine le fort
besoin d’une autorité que l’on puisse admirer, au-devant de laquelle on
s’incline, par laquelle on est dominé et même éventuellement maltraité. »
Aujourd’hui, pour le père, ou la mère, l’acte d’autorité génère chez le
parent un sentiment de culpabilité qui donne l’occasion à l’enfant de se
dérober aux exigences parentales ; il cherche alors à s’imposer. Et il est lui-
même gagné par la culpabilité d’avoir inversé l’ordre générationnel. Cela
peut se produire dès la fin de la première année (enfant roi, tyran).
On assiste à des mouvements de séduction du parent envers l’enfant, par
exemple au travers d’un discours-fleuve d’explications fournies à l’enfant.
L’enfant en réclame toujours plus car cela lui donne un sentiment de
maîtrise sur ses parents mais en même temps cela l’insécurise.
La persuasion, l’influence, la séduction, toutes ces armes utilisées pour
essayer de convaincre l’enfant d’obéir provoquent un nivellement des
différences entre adultes et enfants. On remarque qu’au fil du temps, le
fossé des générations, nécessaire, est beaucoup moins marqué.
Les pères d’aujourd’hui, étant dans le trop ou le pas assez, ont bien du
mal à dire non et, en conséquence, l’enfant a plus de mal à s’identifier à
celui qui incarne l’autorité, ce qu’on appelle dans le jargon analytique
l’« identification à l’agresseur », étape nécessaire dans le processus de
subjectivation.
Freud voyait fort juste en disant : « La crédulité de l’amour devient une
source importante, sinon la source originelle de l’autorité. » Dans
l’environnement de l’enfant, un personnage sera ressenti en tant que père,
c’est-à-dire celui auquel il attribue une autorité.
Père et mère sont parents et jouent chacun leur fonction vis-à-vis de
l’enfant ; la mère invite son enfant à faire des allers-retours entre régression
et progression. Elle se conjugue à la fonction paternelle afin que l’enfant
instaure son objectalité, étayée sur la résolution du complexe d’Œdipe.
Pour que l’enfant puisse être confronté à cette situation, le père l’exclut
de la dyade première, souhaitant retrouver sa partenaire. La mère introduit
la fonction paternelle en réinvestissant le père érotiquement, excluant aussi
son enfant de la scène primitive. D’où la dangerosité pour celui-ci de
n’avoir qu’une figure maternelle « absolument, exclusivement mère ». C’est
un passage dirions-nous mutatif car, souvent, les mères ont du mal à faire
cette transition, ayant le sentiment d’abandonner leur bébé.
Nous constatons que la psychanalyse a infiltré nos modes de pensée ;
même si ses concepts sont utilisés à but défensif, ils permettent de penser
autrement les relations humaines et se conjuguent aux autres changements
sociaux, culturels, familiaux qui bousculent nos façons d’être et d’exister,
notamment en tant que parents. Tout cela donne à constater qu’il y a dans
notre vie contemporaine une multitude de figures de père entraînant des
attitudes éducatives variées, sur fond idéologique de liberté, de non-
interdiction, de non-violence, etc. À tout progrès se conjuguent des revers.
Je constate que nous vivons dans une époque où les pathologies dépressives
sont au premier rang et entraînent une consommation de psychotropes,
parfois abusivement prescrits, qui évite le travail de penser. Pathologies
dépressives, difficultés narcissiques essentielles, le spectre des névroses
classiques s’éloigne et conduit les psychanalystes à travailler autrement
avec leurs patients, en suppléant le parent défaillant de la toute première
enfance.
Pour conclure ce chapitre, nous pourrions nous référer au livre d’Aldous
Huxley, Le Meilleur des mondes, écrit en 1932. Il y est question d’une
société très évoluée ayant aboli la famille, jugée délétère. La naissance s’y
fait par clonage et l’élevage dans des nurseries. Toute forme d’attachement
a été bannie afin d’éviter tout retour en arrière. Quelle que soit la
souffrance, les neuroleptiques prennent le relais. Un miroir tendu à notre
époque ?
PARTIE III
La recomposition familiale
Comme le soulignent les sociologues, les familles originelles du type
père-mère-enfant(s) n’ont plus nécessairement la durée de vie qu’elles
avaient au milieu ou à la fin du XXe siècle. Le divorce ou la séparation mais
aussi le concubinage, la maternité célibataire font que les mères et les pères
ne restent pas « à vie » auprès de leur(s) enfant(s) éventuel(s) et rencontrent
d’autres partenaires, avec ou sans enfants, hommes ou femmes avec qui ils
vont « faire famille ». Les enfants d’aujourd’hui se voient donc exposés à
l’éventualité de la venue de beaux-parents mais aussi de quasi-frères ou de
quasi-sœurs. La recomposition peut prendre de multiples modalités.
En 2013, 1 famille sur 10 pouvait être répertoriée comme
« recomposée » : dans 63 % des cas la mère vivait avec un nouveau
compagnon, et dans 37 % des cas c’était le père qui vivait avec une
nouvelle compagne.
Les dernières statistiques, en 2021, montrent que 66 % des familles sont
dites traditionnelles, 25 % sont des familles monoparentales et 9 % sont des
familles recomposées.
Sans se montrer outrageusement alarmiste, on peut mettre en avant le
fait que, en 2020, le paysage familial s’est passablement transformé et que
pour un nombre élevé d’enfants le vécu de la vie familiale n’a plus grand-
chose à voir avec celui des années 1950 ou même des années 1990-2000. Si
l’on veut éviter l’ostracisme, il faudra prendre acte de ces réalités.
Une dernière innovation doit être repérée aussi, même si elle ne
concerne qu’un nombre assez faible de parents et d’enfants. Nous voulons
parler de l’homoparentalité. Depuis 2013, le mariage homosexuel a été
légalisé. Cette éventualité est devenue une réalité non négligeable puisque,
en 2017, on a comptabilisé 7 000 mariages homosexuels sur un total de
228 000. Les statistiques relatives au nombre d’enfants concernés ne sont
pas encore bien établies : il y aurait 31 000 enfants (dont 20 000 mineurs)
qui vivraient avec un couple de même sexe.
Le constat est que quelque chose a changé dans la notion de famille ;
que revenir vers des schémas anciens et obsolètes est inconcevable ;
quelque chose est à inventer pour permettre à chaque acteur social, enfant,
parent, adulte, de trouver sa place dans le respect et les différences qui ne
sont pas ou plus seulement des inégalités.
Cette revue non exhaustive du cadre sociologique, économique,
idéologique dans lequel la famille trouve plus ou moins sa place nous
conduit à nous décentrer de la paternité elle-même pour prendre en compte
les besoins fondamentaux de l’enfant du XXIe siècle. Sont-ils identiques à
ceux d’autrefois ? Et quels regards la psychanalyse permet-elle de porter sur
cette question des besoins fondamentaux dans l’idée d’une prévention
possible des pathologies de l’enfance et celle d’une formation au métier
parental, car c’est un métier au sens plein du terme ?
Les réponses que nous allons essayer d’élaborer vont nous permettre de
revenir à la question de la paternité-paternalité dans une tentative de
réconciliation nouvelle des partenaires en situation.
CHAPITRE 6
Le besoin d’amour
Cette forme d’amour correspond au sentiment qui porte l’adulte à se
tourner vers l’enfant pour lui garantir la chaleur, la nourriture, l’hygiène
corporelle ; puis pour l’aider à grandir, à maîtriser son corps,
l’environnement, les objets et l’accompagner vers le savoir, l’autonomie, la
socialisation.
Cependant, l’amour pour un enfant est différemment exprimé selon sa
place au sein de la fratrie ou bien s’il est enfant unique. En effet, cet amour
est teinté de tout l’inconscient qui le gouverne, d’autant plus fortement si
l’enfant en question est perçu comme un rival narcissique ou ayant une
mission de réparation pour le, les parent(s).
L’amour parental est oblation, c’est-à-dire qu’il a un caractère
d’ouverture qui le différencie de l’amour sexuel de l’adulte, qui est en outre
et peut-être d’abord possession : aimer, pour le parent, c’est offrir au
nourrisson puis à l’enfant de lui porter assistance et de le promouvoir. En ce
sens, l’amour parental se rapproche de la « considération positive
inconditionnelle » que le psychothérapeute Carl Rogers considérait comme
constitutive de la fameuse « attitude non directive » adoptée dans les
relations d’aide. Selon ce théoricien, l’enfant, quel qu’il soit, devrait être
accepté totalement et sans condition. On peut s’inspirer de ce point de vue
mais en précisant que l’acceptation ne doit pas aller sans limite : elle doit
être bornée par la prise en compte de ce que les magistrats appellent
l’intérêt de l’enfant, c’est-à-dire, au bout du compte, le souci « de sa
sécurité, de sa santé et de sa moralité ». Il est évident aussi que le terme
d’amour recouvre plusieurs composantes dont la nature évolue à mesure
que l’enfant se développe : protection et sollicitude ajustées au premier âge,
tendresse appliquée aux différentes étapes de l’âge préscolaire et de l’âge
scolaire, bienveillance appliquée à l’âge du collège et de l’adolescence.
Les psychologues des années 1950-1960 prêtaient ce sentiment à la
mère parce que le plus souvent, c’est elle qui pourvoyait aux besoins
primaires du bébé et notamment au besoin d’une alimentation lactée avec le
nourrissage au sein (ce mode d’allaitement pouvait durer une année ou
plus).
Par ailleurs, un auteur comme Bowlby allait jusqu’à soutenir que la
mère était biologiquement pourvue d’une sensibilité particulière pour
répondre aux comportements d’attachement du nouveau-né. Mais de nos
jours, même si c’est encore le plus souvent la mère qui se situe en première
ligne auprès du nourrisson (primary caregiver), il ne serait guère
raisonnable de considérer cette forme d’amour comme une exclusivité
maternelle.
L’allaitement au sein n’a pas disparu : une enquête de 2017 indiquait
que, dans le cadre de la maternité, 70 % des bébés étaient nourris au sein
(59 % exclusivement, 11 % avec un complément au biberon), mais il faut
préciser que ce taux baissait rapidement au sortir de la maternité : 38 % des
18 000 bébés recensés étaient encore allaités à 4 mois, 19 % à 6 mois, 5,3 %
à 1 an. Ces pourcentages indiquent que la France reste loin des objectifs
fixés par l’OMS, qui recommande un allaitement maternel exclusif de
6 mois et une diversification alimentaire entre 4 et 6 mois. Les experts de
l’OMS ont sans doute raison (la médecine préconise un « démarrage »
alimentaire au sein) mais leur conseil de bonne hygiène ne dit pas que la
mère est seule habilitée à se charger du nourrissage précoce : les pères sont
eux aussi capables de tenir un biberon !
Par ailleurs, on rencontre des mères qui ne ressentent pas le besoin de
prendre en charge les soins et le développement précoce de l’enfant, ou bien
qui se trouvent dans l’impossibilité de le faire ; c’est par exemple, le cas de
certaines femmes qui accouchent sous X ou qui décident de confier leur
enfant à une mère-substitut (une nourrice ou une assistante maternelle). Ces
attitudes sont peu habituelles, mais elles ne méritent pas pour autant d’être
ignorées et encore moins d’être jugées comme indignes ! L’amour maternel
n’est pas instinctif. Pour une part au moins, la mère apprend à aimer.
On sait que des pères peuvent en cas de besoin (mère souffrante
notamment) se charger de la protection initiale du nouveau-né et assurer
convenablement la survie de celui-ci. C’est le cas des « pères-kangourous »
qui assument le portage de l’enfant prématuré à même leur poitrine.
On a dit et répété que la sollicitude envers l’enfant nouveau-né est une
nécessité du fait de l’impuissance de celui-ci mais il n’est pas nécessaire
que le caregiver soit la mère (les femmes adoptantes ont existé de tout
temps et en tout pays), ni nécessaire non plus que ce soit une femme.
L’amour parental n’est pas une affaire d’hormones, pas que, tout au moins !
Élisabeth Badinter a remarquablement soutenu cette thèse dans L’Amour en
plus (1998).
Compte tenu de ces préliminaires, on peut concevoir que les deux
parents soient invités à partager les responsabilités du caregiving… et du
don de tendresse. Les modalités de ce partage doivent être établies par les
deux parents sans qu’il soit nécessaire que la répartition soit parfaitement
égale. Les actes d’amour ne s’évaluent pas au trébuchet ! Le dosage peut
dépendre de plusieurs facteurs et notamment des goûts personnels et de
l’emploi du temps de chaque parent (degré de liberté hors travail). On a vu
qu’un certain nombre de pères parmi les « nouveaux » ont prouvé qu’ils
étaient en mesure non seulement d’entretenir une relation chaleureuse avec
leur bébé mais aussi d’assumer convenablement les activités de soin (bain,
change, repas…) à l’exception, bien sûr, du nourrissage au sein. C’est
encore le cas aujourd’hui et il faut s’en réjouir !
Le sentiment de sécurité externe et interne – les deux aspects sont
étroitement corrélés l’un à l’autre – permet l’expression et le libre-échange
entre les partenaires de l’amour parental et de l’autorité parentale.
Les besoins du nourrisson, du jeune enfant et de l’adolescent ne sont
pas les mêmes, ils nécessitent une adaptation en fonction de l’âge. L’âge est
un indicateur du degré de développement, toutefois les enfants se
développent chacun à son rythme. Et il semble que ce serait une erreur de
chercher à mettre tous les enfants d’un âge donné au même niveau.
Le besoin d’autorité
C’est d’abord la capacité de faire respecter les règles qui régissent
l’organisation et le fonctionnement de la société et pour commencer de la
société familiale. C’est, pour une part, le pouvoir de limiter les désirs de
l’enfant tant qu’il n’est pas lui-même en mesure de s’imposer les
obligations nécessaires (âge du discernement et, plus tard, âge de la
majorité). Mais c’est aussi le pouvoir de donner des droits, c’est clairement
permettre de faire. Cette double valence est déjà inscrite, de façon
subliminaire, dans la législation française d’aujourd’hui, celle que suivent
les magistrats : « L’autorité parentale est l’ensemble des droits et des
devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. »
L’autorité est essentiellement autorisation et coercition : faire autorité,
c’est exercer le droit d’obliger l’enfant à rester à l’intérieur du cadre du
permis et de l’interdit. C’est en ce sens qu’il faut admettre que l’adulte
parent est pour l’enfant source de frustration ; cette limitation doit s’exercer
bien sûr en évitant l’arbitraire et en respectant le mieux possible la justice,
l’équité.
Comme c’est le cas avec l’amour, l’autorité s’exprime dans des formes
différentes selon les âges. Le rappel à la loi nécessite quelquefois d’exercer
des remontrances à l’encontre de l’enfant ou de l’adolescent. Ce qu’on
appelle communément le « recadrage ».
Les psychologues des années 1950-1960 prêtaient ce pouvoir au père
parce que c’est en lui qu’ils concentraient les ressorts et les atouts de la
« puissance masculine », c’est-à-dire, au bout du compte, le pouvoir
exprimé au travers des caractères sexuels secondaires : stature et force plus
imposantes que chez la femme, voix généralement plus grave, implantation
des poils sur le visage, bref, les signes visibles de la virilité. Par ailleurs, le
poids de la tradition et la force des stéréotypes permettaient aux pères de
faire bonne mesure.
Toutefois, il convient aujourd’hui de découpler le concept de
masculinité de celui d’autorité. Certains hommes se révèlent peu adroits ou
trop timorés pour exercer l’autorité nécessaire : ils ne savent pas ou ne
peuvent pas poser les interdits. Ils laissent à d’autres (à leur compagne
notamment) le soin de fixer les limites et le cas échéant de sanctionner.
Ainsi, qu’on le veuille ou non, c’est un fait d’observation et pas
obligatoirement une catastrophe ! À l’inverse, certaines femmes se
montrent capables d’occuper des postes d’autorité dans le cadre
professionnel et de la vie sociale, à commencer par la vie de la famille !
C’est également un fait ! Et il n’est pas pour autant justifié d’invoquer une
inversion de la place des deux adultes ou un risque de difficulté
d’adaptation pour l’enfant.
Rappelons la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale : il est
stipulé dans l’article 371-1 du Code civil que l’autorité parentale est un
ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant,
pour le protéger dans sa sécurité, sa santé, sa moralité, pour assurer son
éducation et permettre son développement dans le respect dû à sa personne.
La question de l’autorité parentale interpelle non seulement les attendus
sociétaux, les savoir-faire, savoir-être, mais elle questionne aussi le
processus maturatif psychique individuel du devenir parent avec ses
mouvements conscients et inconscients. L’autorité est un grand sujet de
débat. Elle rejoint la question de la frustration qui en fait partie intégrante.
Aujourd’hui, il serait presque interdit de frustrer un enfant (cf. le slogan de
Mai 68 : « Il est interdit d’interdire »). Il y a dans l’esprit de nos sociétés
occidentales l’idée que si un enfant a tout il ne peut pas ne pas réussir. Il
n’aura donc plus besoin de faire d’effort parce qu’il aura tout avant même
d’en faire la demande.
Or la frustration est, dès le plus jeune âge, l’instrument majeur de
l’éducation. Elle est devenue un mot clé des dernières décennies. C’est un
sentiment désagréable mais indispensable à expérimenter. La frustration
permet à l’enfant de faire l’expérience du temps, des contraintes, de
l’autonomie. Pendant le temps de l’enfance et de l’adolescence, elle est
générée par l’autorité naturelle dont pourrait faire preuve un parent. Si elle
ne s’exerce pas à bon escient, l’enfant prend le pouvoir sur ses parents
(enfant tyran). Quand la séduction vient en lieu et place d’une affirmation
parentale, l’enfant est en danger de développer des attitudes perverses, une
culpabilité ou un faux self. Les parents d’aujourd’hui ont très souvent des
difficultés à poser des limites sécurisantes, car cette action génère de la
culpabilité. Or l’enfant ressent très bien les failles dans la façon de poser
des limites. Il ira toujours dans le sens des failles parentales.
En résumé : la sécurité de base, l’amour, l’autorité sont les trois axes
autour desquels s’articulent les réponses aux besoins fondamentaux et qui
permettent leur réalisation. La croissance, les crises de la vie traversées par
les parents et les enfants selon leur âge, vont modifier sensiblement
l’expression de ces trois axes. Il est évident que le conflit a un effet
structurant pour chaque membre d’une famille ; en dehors de discorde
profonde qui crée des situations paradoxales, il est un facteur non
négligeable de progrès et de croissance car il oblige les partenaires à se
dépasser pour créer un nouveau consensus.
L’enfant, sur la voie de la socialisation, a des investissements objectaux
qui sont régulés par des mouvements de désexualisation, exprimés sous
forme de tendresse et de sublimation ; l’entrée à l’école primaire, qui
correspond aussi au début de la période de latence, est propice au
refoulement des pulsions sexuelles pour laisser œuvrer la sublimation
accompagnant l’établissement du surmoi et de l’idéal du moi. Avant
l’émergence de la puberté et de l’adolescence, la latence est la plus grande
période, à mon sens, de l’exercice de la parentalité dans les buts définis plus
haut. Après, nous pouvons presque dire que tout est joué…
La PMA ou AMP
(assistance médicale à la procréation)
En 2010, 22 401 enfants sont nés grâce à la PMA. Jusqu’alors, seuls les
couples hétérosexuels, souffrant d’une infertilité avérée, pouvaient
bénéficier d’une PMA après 12 à 24 mois de tentatives. Un couple peut
bénéficier de 6 FIV qui sont prises en charge par la Sécurité sociale. La
PMA est désormais accessible aux femmes célibataires et aux femmes
homosexuelles (Conseil national consultatif d’éthique).
Les techniques modernes de procréation ne sont pas sans bouleverser
les filiations, le couple et la famille. Dans le cas de l’IAD (insémination
avec donneur), c’est souvent un acte qui atteint la fécondité masculine et
provoque un sentiment d’humiliation, de castration, qui oblige au secret. La
question de l’identité de l’enfant, de sa véritable filiation reste alors
préoccupante. Le secret est par définition traumatique, pour les parents
comme pour l’enfant. Intervient aussi le facteur famille élargie (parents,
grands-parents). Ces techniques donnent aussi aux femmes la possibilité
d’enfanter en dehors de tout acte sexuel. La place du père est d’autant plus
interrogée dans ces configurations familiales nouvelles et ce n’est
certainement pas sans toucher et désorganiser les repères psychiques.
Si l’homosexualité féminine est liée à la haine des hommes, cela
complique d’autant le processus d’identification au père, si c’est un garçon.
Si c’est une fille, l’œdipe échoue à séparer la fille de sa mère, à cause du
lien archaïque à la mère, sans la fonction séparatrice du père, qui est
déprécié.
Dans le don d’ovocytes, c’est souvent une anomalie génétique qui en est
l’indication. Il répare psychiquement la fécondité. Une patiente a eu recours
au don d’ovocytes, à l’étranger, car sa mère, souffrant d’une maladie
bipolaire, s’était suicidée. Elle craignait qu’il y ait transmission génétique
de cette bipolarité.
En ce qui concerne l’adoption, un couple hétérosexuel et une femme
célibataire peuvent y prétendre. Pour un couple homosexuel, pouvons-nous
considérer qu’il y a deux célibataires ? et donc qu’ils peuvent prétendre
également à l’adoption ?
Sans oublier le choix cornélien lorsqu’il faut pratiquer une réduction
embryonnaire, car finalement la FIV a trop bien marché !
Famille monoparentale
Dans la majorité des cas, on entend par monoparentalité la structure
familiale définie par la présence d’un seul parent (matricentrique). On
observe une multiplicité de modes d’entrée dans une telle structure
familiale : le premier facteur est consécutif à la séparation, au divorce ;
ensuite, vient le choix délibéré de la monoparentalité. Cette situation de
monoparentalité a des impacts à plusieurs niveaux qui commencent depuis
quelques années à faire l’objet d’études.
La famille monoparentale va souvent de pair avec une situation de
fragilité permanente : sur le plan économique, elle représente un risque
accru d’appauvrissement. Les femmes sont majoritairement représentées
dans cette configuration et elles ont moins d’opportunités pour faire des
rencontres, du fait de leurs charges familiales. Même si le père est présent et
assume ses responsabilités de père, ce qu’on appelle « charge mentale »
n’est pas la même pour lui que pour la mère qui a le quotidien avec le ou les
enfants.
Le divorce ou la séparation des parents est une forme violente et
paradoxale de confrontation à la scène primitive (relation sexuelle
fantasmée du couple parental). Le couple est alors plus important que la
responsabilité d’avoir engendré un ou des enfants.
Dans la situation monoparentale consécutive au divorce, la question se
pose du mode de garde, notamment celle de la garde alternée, qui selon
nous doit prendre en considération l’âge de l’enfant. Plus il est jeune, plus il
a besoin de repères stables. Le passage d’une « maison » à une autre
demande toujours à l’enfant un temps d’adaptation, plus ou moins
problématique selon la situation parentale.
La question de la garde alternée interroge la bisexualité psychique :
comment la différence des sexes se vit-elle au sein des nouvelles
compositions familiales ? Les deux genres ne sont pas interchangeables ;
féminin et masculin s’équilibrent dans les représentations de l’enfant.
C’est la loi du mois de mars 2002 qui légalise la résidence alternée
(association de pères : égalité homme-femme) ; cependant aucun avis de
« psy » n’a été sollicité.
Les réformes récentes du droit de la famille visent principalement la
mise en relief de la coparentalité, pour restaurer la place du père.
Cependant, on oublie parfois, voire souvent, que la finalité de l’autorité
parentale est l’intérêt de l’enfant. Ce qui est essentiel pour l’enfant c’est la
qualité de la mise en place des liens, qui prime par rapport à la quantité.
Voilà un point de discorde entre les parents séparés : cette revendication de
dosage peut faire fi de la réalité et du besoin de l’enfant, d’autant plus qu’il
est plus jeune. Par exemple, nous savons que la période de 3 à 6 ans est
sensible en raison des éléments œdipiens qui prédominent et donnent de
quoi nourrir culpabilité et symptômes névrotiques (phobies, tics, anxiété,
difficulté de séparation, régression, difficulté d’endormissement, etc.). Cet
aspect de l’âge de l’enfant au moment de la mise en place de la garde
alternée n’est pas du tout pris en compte par les parents ou les juges qui
statuent ; c’est éminemment regrettable et préjudiciable pour le jeune
enfant, qui peut en éprouver des perturbations sérieuses. On serait en droit
de se demander si l’intérêt de l’enfant ne passe pas après celui des parents
et leur droit à l’enfant. Les gardes alternées des petits ne sont pas
majoritaires, mais elles ne sont pas rares non plus. La systématicité de la
garde alternée n’est pas justifiée ; c’est au juge aux affaires familiales
d’apprécier au cas par cas quelles sont les meilleures conditions de
résidence pour l’enfant. L’intérêt de l’enfant ne devrait pas être utilisé
comme alibi pour satisfaire les adultes – avec un « temps égal, parent
égal ». Quand se préoccupe-t-on réellement de l’équilibre affectif de
l’enfant ? Il y a bien souvent des cas où l’enfant est pris en otage
psychologiquement pour régler le conflit du couple. Il se trouve
instrumentalisé, une situation hautement anxiogène pour l’enfant, qui aura
bien du mal à s’individuer. Parfois, le symptôme d’aliénation parentale
n’est pas un vain mot.
C’est un cas rencontré dernièrement : pour des raisons de grave conflit,
une mère a renoncé à la garde alternée pour son bébé, qu’elle a laissé au
père. L’enfant, au seuil de l’adolescence, traverse une période d’agressivité
majeure ; il retrouve la vie quotidienne avec une mère dont il exige tout,
histoire de rattraper le temps perdu de la petite enfance, aidé en cela par la
culpabilité massive maternelle. Cette mère, qui elle-même a été privée de
cette période primaire, avait tendance à compenser matériellement et à
céder au chantage affectif.
Afin de minimiser les risques, il est important que les deux parents
préservent leur confiance réciproque dans les compétences parentales de
l’autre. Car quel que soit l’âge de l’enfant, c’est un coût pour lui d’avoir à
composer avec un environnement discontinu et insécure. Le paradoxe est
là : un couple séparé en tant qu’amoureux mais vivant une entente de
qualité en tant que parents ne permet pas à l’enfant d’éviter d’endosser en
silence la responsabilité de cette dissociation : il pense n’avoir pas été un
« assez bon enfant » pour qu’ils restent unis. C’est la raison qui explique
que pour sa sauvegarde identitaire, l’enfant cherchera par tous les moyens à
créer des situations au cours desquelles ses parents seront amenés à se
rencontrer. Plus tard, le principe de réalité fait son travail, mais cette
projection est toujours et pour longtemps en toile de fond.
Du côté des femmes, leur blessure consécutive à une rupture amoureuse
est parfois telle qu’elles préfèrent écarter le père de la gestion éducative,
quitte à renoncer aux avantages matériels, quitte à ne faire aucune requête
auprès du juge des familles. Insidieusement, le père disparaît de la scène.
Très souvent les pères lâchent prise face à ce constat ; pour la grande
majorité, ils ont reconstruit une cellule familiale et décident de ne plus se
battre pour faire respecter leurs droits.
Pour un garçon, cette situation laisse des traces profondes : il se sent
être un fils abandonné dans ce désaveu de paternité, qui pourra se traduire à
l’adolescence par toutes les dérives addictives sur fond de dépression.
Souvent, les mères se trouvent psychiquement désarmées face à de telles
situations.
On pourrait presque dire qu’il n’y a pas d’âge idéal pour qu’un couple
avec des enfants se sépare. Nous dirions que la période la moins mauvaise
serait celle de la latence, c’est-à-dire entre 7 ans et 12 ans, jusqu’aux débuts
de la puberté. L’enfant a investi l’école, le savoir, le plaisir d’apprendre, la
socialisation avec les amitiés et amours scolaires, ses rapports à ses parents
sont teintés de tendresse. Il s’inscrit volontiers dans un avenir qu’il construit
de ses désirs de réalisation personnelle.
Beaucoup de parents, soucieux de la santé psychique de leur
progéniture, décident de consulter, à des fins d’aide, d’accompagnement
pour eux-mêmes et leurs enfants. Nous constatons une égalité grandissante
entre hommes et femmes dans cette démarche. Dans ce contexte, les
attitudes éducatives, les règles, les interdits ont l’occasion d’être revus et
corrigés si nécessaire.
Le danger est que, dans la situation de monoparentalité, chaque parent
reprenne plus ou moins consciemment son fonctionnement psychique tel
qu’il a été construit à l’origine avec ses propres parents. L’émulation du
couple qui ouvre la voie aux compromis n’est plus…
Par ailleurs, l’enfant a besoin de connaître sa filiation – d’où il vient –,
il a besoin d’être relié aux autres générations qui l’ont précédé. Et nous
pensons qu’il faut autant de père que de mère dans la structuration
identitaire sinon il risque d’y avoir des failles. La filiation peut être
comparée à un patient qui a su assez tard que son père n’était pas son père
biologique, alors qu’enfant il avait l’intuition d’être l’objet d’un secret
familial. La conséquence principale de cette confirmation de ses origines fut
de réunir ses deux pères, biologique et éducateur, dans un double patronyme
réunissant les deux noms paternels.
Être parent, être père, c’est aussi accepter de transmettre ; il n’y a pas
que le nom aujourd’hui à transmettre. Cette notion de transmission (filiation
paternelle et filiation maternelle) est tout aussi importante que la notion de
bisexualité psychique.
Familles recomposées,
hétéroparentales et multiparentales
De par l’allongement de la durée de vie, plusieurs configurations
familiales peuvent être « expérimentées » au cours d’une vie d’adulte.
C’est en 1993 que l’expression « famille recomposée » a été introduite
dans le langage courant à partir de recherches menées par des sociologues.
Aujourd’hui, 1 enfant sur 10 vit au sein d’une famille recomposée. Une
famille recomposée est constituée d’un couple de parents, d’adultes, mariés
ou non, et d’au moins un enfant né d’une union précédente, ce qu’on
appelait autrefois un « premier lit ». D’autres enfants peuvent vivre avec
leurs parents et des demi-frères ou demi-sœurs et former aussi une famille
recomposée. Dans notre monde contemporain, qui évolue à une vitesse
vertigineuse, nous pouvons rencontrer des structures familiales différentes
qui sont également des familles recomposées. Ces familles ont des contours
incertains car les formes de recomposition varient.
Les familles recomposées ont souvent été d’abord des familles
monoparentales ou des familles traditionnelles. Avant la Seconde Guerre
mondiale, elles se formaient consécutivement aux décès subis ; après
guerre, aujourd’hui, c’est sous l’effet du divorce et/ou des séparations.
Souvent la famille hétéroparentale est la première des structures familiales.
Ensuite, les situations se transforment au gré (ou non) des accidents de la
vie, de la maturation personnelle, d’éventuels coming-out, etc. Il y a une
multitude de situations possibles et imaginables.
Aujourd’hui, c’est l’enfant (principalement mineur) qui fait la famille et
non le mariage. C’est l’enfant qui définit la famille recomposée. Souvent la
présence des enfants d’un des membres du couple rend les débuts de la
nouvelle famille particulièrement difficiles. L’acceptation des enfants de
l’autre est nécessaire.
Plusieurs questions se posent :
Quelle place prend l’ex-parent (l’autre parent, l’ex-conjoint, le parent
décédé…) ?
Comment les rivalités dans les différentes fratries s’expriment-elles ou
se répriment-elles, laissant chaque acteur isolé dans sa problématique ?
Quels termes consacrer pour définir la place de chacun des membres
d’une famille recomposée ? En effet, il y a un manque de mots pour
garantir la préservation de la loi de l’interdit de l’inceste (loi qui
s’applique à toute famille, recomposée ou non). Le cas est différent
lorsque les enfants d’une famille recomposée sont majeurs. Cela appelle
une illustration : un homme en instance de divorce retrouve son amour
de jeunesse pendant la maladie mortelle de son mari. Chacun d’eux a
des enfants majeurs. Il s’avère qu’un couple s’est formé entre le fils de
l’un et la fille de l’autre. Dans ce cas, il n’y a pas transgression de la loi.
Cependant, comme nous allons le voir dans la vignette clinique (ici), en
dehors des aléas de la vie, la famille recomposée hétéroparentale semble
rassembler tous les éléments nécessaires à la construction de l’identité, de la
bisexualité psychique. La psychanalyse a depuis des décennies mis en
lumière l’importance essentielle du processus de sexuation dans le devenir
psychique de l’enfant. Malgré toutes les tentatives pour laisser de côté le
travail du complexe œdipien dans l’élaboration de l’identité, l’existence
irréfutable de deux genres impose de revenir à l’œdipe, toujours actif et
présent de plus en plus tôt selon des auteurs et des observations. La
présence active du père dans la relation primaire amorce sans doute ce
travail de l’œdipe de manière plus marquée aujourd’hui. Un complexe
œdipien mal élaboré chez un parent peut être à l’origine d’une rupture dans
le couple, ou du moins le fragiliser à l’arrivée de l’enfant. Qu’il s’agisse de
la fille ou du garçon, l’ouverture vers le père est un tournant essentiel car
c’est le lien entre l’homme et la femme, dans l’intimité d’un couple, qui
peut s’opposer au désir incestueux de l’enfant et son désir fusionnel avec la
mère. Il soutient le processus de séparation et d’individuation qui permet à
l’enfant de faire l’expérience de sa capacité d’être seul, expression chère à
Winnicott. Je pense que dans le cas de la famille recomposée, belle-mère
(marâtre) et/ou beau-père (parâtre) ont leur rôle à jouer dans leur
positionnement de couple pour aider les enfants et beaux-enfants dans la
résolution œdipienne.
Il existe une grande diversité de situations familiales recomposées au
sein desquelles la position de chacun des membres de la famille reste figée :
une mère divorcée d’un premier mariage avec un fils, un père divorcé avec
deux enfants ; une fille qui ne veut plus voir son père depuis qu’il a créé un
nouveau couple, et un fils avec lequel les relations sont bonnes mais qui est
assez distant du fils de sa belle-mère. La mère privilégie nettement la
relation à son fils au détriment de son nouveau couple, ce qui n’aide en rien
son fils, ni son compagnon qui est en grande souffrance, très conscient des
enjeux de cette famille. Un des risques de la famille recomposée est de
réactualiser un complexe œdipien mal réglé auparavant, en prenant les
enfants en otages dans cette problématique dont les enjeux narcissiques
prennent la place d’une élaboration, d’une symbolisation de meilleur aloi.
Depuis des millénaires, et à travers des formes variées qu’elle a
revêtues, c’est à partir de la scène primitive (sexualité des parents que
l’enfant sait mais dont il ne veut rien savoir) que la bisexualité trouve sa
place dans l’expression du désir et de l’amour : au fil de l’histoire de
l’humanité, la famille hétéroparentale devient le lieu de l’intime qui essaie
de s’extraire du contrôle social. Il y a deux sexes supposés capables de
procréer. Or les deux genres ne sont pas interchangeables, car masculin et
féminin s’équilibrent dans les représentations de l’enfant. Comme on le
verra dans l’exemple clinique au chapitre suivant, la place du père dans le
cadre œdipien permet au psychisme de s’ouvrir à la fois à la différence des
sexes et à la différence des générations. C’est ce qui instaure une filiation.
L’évolution du mode de vie, les pressions diverses professionnelles et
sociétales ont fragilisé le lien conjugal, qui s’est effrité. Il semblerait qu’il y
ait davantage de souffrance dans ces structures familiales (hétéroparentales)
que dans les nouvelles familles. Cependant, on manque de recul dans le
temps pour envisager les effets sur les enfants des autres configurations. Par
ailleurs, il semble y avoir peu de demandes d’aide de la part de ces familles
(discrétion, honte, culpabilité).
Qu’en est-il des conséquences sur l’enfant de l’absence du père ?
Il est absolument certain que la sécurité interne dont nous parlions plus
haut découle d’une articulation des aspects maternels et paternels, qui sont
liés à la bisexualité psychique.
CHAPITRE 8
Pour décrire la vignette clinique qui fait l’objet de cet exposé dans
laquelle la réhabilitation d’un père ouvre la possibilité de sortir d’une
névrose grâce au travail analytique, j’ai choisi la forme littéraire du conte.
Ce choix permet de retranscrire les efforts déployés, la souffrance
psychique, les hésitations, les impasses parfois et le plaisir partagé de
l’analysant et de l’analyste dans cette aventure de plusieurs années qu’est
une psychanalyse. Il a aussi répondu au plaisir de l’écriture ou plutôt de la
réécriture de cette cure.
Le conte est un genre narratif, le plus souvent merveilleux. Il peut se
lire ou se raconter. Il est un temps hors du temps. Il est vivant et laisse la
place à la réappropriation par celui qui l’écoute.
Il était une fois un petit garçon qui vivait parmi ses frères, ses sœurs et
ses parents une vie qui lui paraissait paisible et qui le laissait disponible
pour exploiter sa curiosité à l’égard du monde environnant et des grandes
questions de la vie. Des souvenirs et des rêves très précis se fixèrent dans sa
mémoire dès sa plus tendre enfance : les « nounous » qui le gardaient, ses
parents dans leur lit au milieu d’ébats amoureux qui excitaient sa curiosité
en même temps que son sentiment de petitesse, les lieux, les odeurs, etc.
La vie se passa ainsi à grandir, à regarder autour de lui, à apprendre. Vers
l’âge de 4 ans, le déménagement de la famille pour une autre contrée
bouleversa ses repères et rendit plus aiguës les absences professionnelles
d’un père aimé et admiré.
Le temps passa et les scènes de dispute entre ses parents se multiplièrent
et ne l’épargnèrent pas. Un jour, le drame eut lieu. Alors que son père était
parti en claquant la porte, sa mère le supplia de le rattraper et de le ramener.
Le jeune garçon partit, courut à sa recherche mais en vain. Il en revint
désespéré et se retrouva seul face à sa mère. Il avait perdu son père, il
n’avait pas su le retrouver et en éprouvait un immense chagrin. À la suite de
cet événement, il ne revit son père que très épisodiquement : après le
divorce parental, à l’enterrement de son grand-père paternel et puis ce fut le
silence, un silence de mort.
Devenu un jeune adolescent, adulé par une mère possessive, il ne lui
restait plus que le devoir de satisfaire cette mère en étant un fils sage et
timide mais nostalgique de ce père dont l’image d’aventurier et de
séducteur s’était peu à peu construite dans sa tête. Il se demanda s’il n’était
pas un peu responsable de tout cela. Le monde féminin dans lequel il
évoluait entretenait une excitation sexuelle importante qui n’était pas
limitée par des règles d’interdit d’inceste ou de différence générationnelle.
Il connut des expériences de jeux sexuels avec ses sœurs, avec des femmes
adultes et avec des garçons, jusqu’au moment où il eut très peur de lui-
même dans ses agissements. Il avait une grande curiosité sexuelle qu’il
satisfaisait par sa vie imaginaire et par tout ce qu’il pouvait entrevoir de la
féminité.
Il était le premier fils de sa mère, son homme de substitution en quelque
sorte.
Celle-ci avait des aventures masculines dont il était confusément jaloux.
Il fallait qu’il soit le fils gentil, obéissant, serviable qui répare par son
attitude filiale une image de père disqualifiée, père à qui la justice avait
retiré tous ses droits parentaux. Il partageait avec ses copains les
interrogations sur l’avenir : comment devenir un homme, comment s’y
prendre avec les filles. Ils se racontaient leurs fantasmes et leurs exploits de
conquérants.
La grande question de notre héros devenu étudiant était de savoir si son
sexe masculin serait efficient avec une jeune femme alors que jusque-là il se
contentait de regarder, de toucher avec les yeux, de photographier mais aller
plus loin était trop difficile encore, trop risqué. Un jour, il alla chercher la
réponse à cette question auprès d’une prostituée, qui sut intelligemment le
rassurer non par une relation sexuelle, mais en le confirmant sur ses
capacités physiques de jeune homme : il avait « un beau sexe ». La question
était là au fond de lui : être ou n’être pas le fils de son père ? Comme son
père et parce qu’il en était le fils, il était raillé par ses sœurs, contraint par sa
mère à répondre à ses exigences et sa jeunesse adolescente en était
douloureuse. Renier son père l’obligeait à être comme sa mère et ses sœurs
et alors il ne se sentait plus vraiment un homme. En même temps, il avait un
grand besoin de l’affection de sa famille.
Fort heureusement ses études l’éloignèrent géographiquement de sa
mère. Le départ fut un déchirement, comme un deuil à faire d’une enfance
pleine d’espoirs comme de désillusions. Il partit en faisant le rêve que tout
devenait possible à la manière de la pensée magique du petit enfant qui
découvre le monde. Pour lui, tout était possible, il suffisait de le désirer et
d’y penser très fort. Que de déboires l’attendaient !
Ses études furent brillantes. Durant cette période, il retrouva sa grand-
mère paternelle, qui lui permit de renouer symboliquement avec l’histoire
de son père. Assez seul dans cette ville universitaire, poussé par sa sexualité
débordante et son besoin d’attachement, il rencontra une jeune fille, timide,
réservée, peu exubérante, peu féminine : le contraire de sa mère en quelque
sorte. Il pensait qu’ainsi elle serait mieux acceptée par cette dernière, dont
la place était toujours là. Ce n’est pas ce qui se passa. Sa mère accepta très
mal sa bru au point de refuser d’assister à leur mariage. Parallèlement, elle
continua d’essayer d’entretenir des relations intimes et privilégiées avec son
fils. Des petits mots d’amour parsemaient le discours maternel. Son fils ne
voyait pas en quoi cette chose pouvait être anormale et gêner sa femme. Il
en avait même besoin car il disait avoir manqué de marques d’affection
lorsqu’il était plus jeune.
Quelques années plus tard, notre héros rencontra des difficultés
relationnelles avec des hommes dans le cadre de son travail. Il se sentit si
déprimé dans ce climat qu’il démissionna. C’est alors qu’un troisième
enfant naquit. Ce second fils le sortit de son marasme intérieur. Une relation
privilégiée s’installa entre eux, qui dure encore aujourd’hui. C’était comme
une possibilité qui s’offrait à lui de se réparer à travers cet enfant dans
lequel il se reconnaissait tellement. Un nouveau poste dans une autre
société lui permit de reprendre pied socialement. Mais le contact avec les
autres collègues hommes restait difficile et il se sentait très handicapé vis-à-
vis d’eux, très inférieur à l’image qu’il se faisait de ses collègues.
Entre-temps, il apprit que son père était mort au loin depuis de
nombreuses années dans des circonstances mystérieuses et qu’il était
enterré dans un lieu inconnu. C’est comme s’il n’avait pas de sépulture,
peut-être une simple fosse commune sans nom.
Il n’en éprouva pas vraiment de chagrin. Par ailleurs, il savait que son
père avait eu un enfant naturel et il imaginait que lui-même n’avait pas dû
avoir une grande place dans le cœur de ce père absent.
Les années passèrent… Il entretenait de loin en loin des liens avec sa
grand-mère paternelle, elle-même divorcée depuis fort longtemps. Ses
enfants grandissaient et s’approchaient à leur tour de l’adolescence. Dans
son rôle de père, il ne savait pas très bien s’y prendre et il gardait une
position passive vis-à-vis de l’autorité de son épouse. Un jour, la grand-
mère paternelle mourut. Elle lui laissa un héritage à partager entre ses frère,
sœurs et demi-sœur. Et puis, signe du destin ou non, près de chez cette
grand-mère, sa voiture prit feu, et là, signe encore du destin, grâce à cette
voiture, il rencontra et il tomba fou amoureux d’une femme, d’un sentiment
d’amour qu’il avait éprouvé quand il était enfant.
La crise était là. Ce sentiment réveilla en lui le petit garçon qu’il fut et
qu’il était toujours au fond de lui. Il lui sembla retrouver dans cet amour
platonique l’amour maternel qu’il aurait rêvé d’avoir. Il ne savait que faire,
tiraillé entre une femme jalouse et une mère trop présente : laquelle trahir
pour l’autre, car tous les registres étaient alors confondus ? Notre homme
avait trop mal pour rester seul à se débattre dans ses problèmes affectifs.
C’est alors que la rencontre avec l’analyste se produisit. Il lui exposa ce qui
lui arrivait : un amour platonique qui le harcelait de l’intérieur, une épouse
jalouse de cette femme et de sa belle-mère et un attachement d’enfant à sa
mère et à ses sœurs. Il imaginait alors que tout venait de son histoire avec sa
mère. Son père absent, sa mort lointaine et inconnue n’auraient pas
véritablement un impact dans l’affaire. L’analyste lui proposa une cure à
raison de trois fois par semaine. L’aventure analytique dura plus de quatre
années. Il se soumit à la cure et à ses règles avec une régularité et une
rigueur scrupuleuses. Il découvrit ainsi qu’il pouvait avoir des rêves
tellement symboliques que son histoire infantile était là, à portée de ses
associations, qu’il avait une vie intérieure psychique qu’il était devenu
inutile de vérifier dans une réalité aléatoire. Il pensait, il ressentait et il
commença à exister pour lui-même et par lui-même.
Son analyste femme fut tour à tour sa mère aux mille et un visages, sa
putain qu’il payait, ses parents réunis au détour du film de son histoire
d’enfant émaillé de rêves et de tentatives magiques d’aller vérifier dans la
réalité ce qu’il avait compris de lui-même tout en voulant échapper à cette
nouvelle emprise de son analyste, encore une femme. Il lui était parfois bien
difficile de renoncer à une idée de toute-puissance pour se protéger d’une
menace de castration qui aurait pu devenir réelle.
Après les premières années qui virent dans sa réalité les turbulences
d’un couple bancal aboutir à une procédure de divorce, à la rencontre d’une
autre femme plus âgée que lui qui le harcela, un troisième personnage entra
sur la scène transférentielle : l’analyste père. « Ah, tiens ! celui-là, je ne
pensais pas qu’il pointerait son nez. » Mais finalement ce n’était pas
inintéressant de le faire revenir. Un revenant qui ne restait pas caché
dangereusement dans un placard, cela faisait moins peur qu’un fantôme
toujours prêt à ressurgir.
Son père disparu reprit peu à peu sa place dans le cours de son histoire :
notre héros chercha à savoir de plus près qui était vraiment cet homme qui
l’avait engendré, qui était si beau, si attiré par de lointaines aventures, et
malgré cela si aimant pour lui quand il était tout petit. Peu à peu les
souvenirs avec ce père revenaient, chargés de leurs émotions. Pourquoi
l’avait-il ainsi oublié ou « remisé » au fond de sa mémoire ? Alors que
grâce à lui, enfin, il pouvait imaginer et intérioriser ce que représentait
l’interdit d’inceste, il comprenait psychiquement ce qu’étaient la loi, la
castration et le fossé des générations. Ce père symbolique, fantasmé
d’autant plus qu’il fut absent, pouvait dans la bouche de l’analyste père
devenu son « professeur » poser des lois et être aussi critiqué pour ses
propres écarts et son abandon. Accepter de s’identifier à lui pour s’inscrire
enfin dans sa filiation et pouvoir être ainsi le père de ses fils, de sa fille, qui
avaient besoin d’un vrai père. Mais le père et les femmes, qu’en faire ?
L’analyste professeur, l’analyste femme dont il est secrètement amoureux
sans jamais l’avouer car maintenant l’intérieur et l’extérieur étaient bien
différents.
Ces deux aspects du transfert s’affrontèrent et coexistèrent, lui
permettant de s’identifier à son père. Le père conquérant était bien en lui et
l’autorisa à se sentir peu à peu l’égal des autres hommes. De nouvelles
amitiés masculines se créèrent dans son travail et en dehors. Elles n’étaient
plus dangereuses. Il en vint à désirer rencontrer une femme qu’il pourrait
aimer et désirer aussi.
Quelle fut la fin de l’histoire ? Enfin devenu homme, il renonça à la
toute-puissance de l’enfant et accepta de n’être que lui-même. Ne fallait-il
pas qu’il enterre symboliquement ses parents pour mieux être identifié à
eux en tant qu’homme et femme dans une bisexualité psychique bien
intégrée ?
La fin de l’analyse approchait. Les choses de la réalité étaient à leur
place. Il pouvait vivre seul et heureux entre des amis et ses enfants dont il
s’occupait bien davantage. Le père de notre héros n’avait de sépulture
qu’inconnue, peut-être une fosse quelque part dans des terres étrangères.
Cette idée devenait intolérable. Un enterrement en bonne et due forme
s’imposa pour pouvoir en faire le deuil et permettre de faire vivre en lui
l’amour pour ce père disparu. Le rituel eut lieu. Il décida qu’il se passerait à
la fin de la dernière séance. L’analyste fut le témoin de la cérémonie
d’enterrement. Du sable rapporté du désert symbolisa les cendres qui furent
déposées dans une urne peinte sur laquelle étaient représentés une mère et
un enfant lové dans ses bras. L’émotion était immensément prégnante tant
pour lui-même que pour le témoin qui malgré tout essaya de rester à une
bonne distance. Il avoua son amour à son père en même temps qu’il lui
disait adieu. La séparation et l’enterrement de l’analyse et de l’analyste
eurent lieu aussi symboliquement au travers de ce rituel. Quelque chose de
paisible flottait dans le bureau : l’idée d’un chemin accompli, de choses
enfin à leur place. Notre héros emporta avec lui l’urne et son père et laissa
là, dans l’analyste et le cadre, tout ce qu’il y avait déposé. Le temps passa,
temps qui n’était plus celui de l’analyse. Il écrivit à sa psychanalyste. La
lettre témoignait du travail qui continuait de se faire et annonçait qu’il avait
remis à sa mère l’urne contenant les cendres de son père. La boucle était
bouclée. Son analyste pouvait être définitivement « remerciée » au sens
propre et au sens figuré.
Ce que le petit garçon n’avait pas pu faire parce qu’il n’avait pas couru
assez vite, il avait pu enfin l’accomplir symboliquement bien des années
plus tard, réunissant ainsi ses parents pour continuer sa vie d’homme.
Monique Eizenberg
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SOMMAIRE
Avertissement
Introduction
PARTIE I - L'opposition des rôles parentaux : prestige et déclin du modèle classique (1950-1975)
CHAPITRE 1 - Les pratiques traditionnelles des mères et des pères
La distinction mère-père
La recomposition familiale
CHAPITRE 6 - Du côté des besoins fondamentaux de l'enfant
Le besoin d'amour
Le besoin d'autorité
Conclusion
Épilogue
Bibliographie