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MÉTAPHORE PATERNELLE : JUDAÏSME ET CHRISTIANISME

Une lecture de Jacques Lacan

Jean-Daniel Causse

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2007/2 Tome 82 | pages 249 à 266


ISSN 0014-2239
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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DOI 10.3917/etr.0822.0249
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


82e année – 2007/ 2 – P. 249 à 266

MÉTAPHORE PATERNELLE :
JUDAÏSME ET CHRISTIANISME
UNE LECTURE DE JACQUES LACAN
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Quels rapports établir entre une fonction paternelle que le psychanalyste
Jacques Lacan écrit « Nom-du-Père » et une nomination religieuse de Dieu
comme Père ? Pour aborder cette question, Jean-Daniel CAUSSE * analyse la
façon dont le judéo-christianisme se trouve en toile de fond de la compré-
hension lacanienne du « Père ». Reprenant d’abord le mythe freudien de la
mort du « Père », il l’articule avec l’impossible nomination de Dieu dans le
judaïsme. Il montre ensuite comment le christianisme ouvre sur une nouvelle
nomination de Dieu comme « Père » à partir d’une théologie de l’incarna-
tion, c’est-à-dire de Dieu comme « Fils ». La notion chrétienne du Dieu-Père
permet de comprendre certains aspects de la spécificité de Lacan par
rapport à l’héritage de Freud.

LIMINAIRE
Au cours de l’année universitaire 1963-1964, Jacques Lacan avait prévu
de dispenser un enseignement sur les Noms-du-Père à l’hôpital Sainte-Anne.
En réalité, ce séminaire ne connut qu’une seule séance qui eut lieu le
20 novembre 1963 1. Juste avant cette date, en effet, à la suite de relations
très conflictuelles, Lacan a été rayé des listes des enseignants par la Société
Française de Psychanalyse qui, de ce fait, a interdit la poursuite de son
séminaire à Sainte-Anne. Reste que l’on peut considérer ce séminaire inter-
rompu comme un moment clef, à plus d’un titre, de la démarche lacanienne.

* Jean-Daniel CAUSSE est professeur d’éthique et de théologie systématique à la Faculté de


théologie protestante de Montpellier dont il est actuellement le doyen.
1. Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père » [1963], in Des Noms-du-Père, Paris,
Seuil, 2005, p. 67-104. On relèvera plus loin la portée du pluriel utilisé ici par Lacan : « Noms-
du-Père ». Pour une analyse de ce séminaire, je me permets de renvoyer à mon article « Le jour
où Abraham céda sur sa foi. Lecture psycho-anthropologique de Genèse 22 », Études
Théologiques et Religieuses 76, 2001, p. 563-573.
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Il y est question de la fonction paternelle dont on sait le rôle majeur qu’elle


joue dans l’œuvre de Freud et sur laquelle Lacan se centre particulièrement
en cette période. Or, pour aborder la notion de Père, Lacan commente le
célèbre récit biblique de la ligature d’Isaac (Genèse 22). C’est du judéo-
christianisme qu’il reprend le terme de Nom-du-Père. Il ne faut pas y voir un
ralliement à une quelconque doctrine religieuse, mais seulement – et c’est
décisif – une attention à une structure et à ses effets sur le plan du langage 2.
Ce n’est donc pas un contenu qui fait le possible rapport entre psychanalyse
et religion, mais une fonction occupée dans le discours, c’est-à-dire ici la
place du Père en tant que symbole. Autrement dit, sous le nom « Père » se
trouve désignée une opération logique de langage. Lacan reprendra à maintes
occasions la discussion avec la notion religieuse d’un « Dieu-Père ». Il
reviendra aussi plusieurs fois sur l’événement que fut l’unique séance de son
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séminaire sur les Noms-du-Père. Par exemple, en 1967, dans une conférence
sur « La méprise du sujet supposé savoir », il reprend à son compte l’opposi-
tion faite par Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob, avant d’ajouter : « Cette place du Dieu-le-Père, c’est
celle que j’ai désignée comme le Nom-du-Père et que je proposais d’illustrer
dans ce qui devait être ma treizième année de séminaire (ma onzième à
Sainte-Anne), quand un passage à l’acte de mes collègues psychanalystes
m’a forcé d’y mettre un terme, après sa première leçon 3. » Et ailleurs, en
1965, cette fois-ci dans « La science et la vérité », il dira ne pas se consoler
« d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la Bible la fonction du Nom-
du-Père 4. » Bref, le judéo-christianisme et ses textes fondateurs sont situés en
toile de fond de la métaphore paternelle dans sa version lacanienne, en tout
cas comme une possible mise en perspective 5. Le rapport que Lacan entre-
tient avec cette tradition religieuse est complexe et il n’est pas constitué
d’une seule ligne. Nombreuses sont les remarques qu’il a faites, qui ont pour
effet de dérouter ceux qui pensent pouvoir le situer dans un cadre repérable.
Prenons comme seule illustration Le Séminaire XX. Encore, qui a lieu au
cours de l’année universitaire 1972-1973 : « Il y a bien des gens, écrit Lacan,

2. Cf., par exemple, ce propos de LACAN concernant le rapport de la psychanalyse à la reli-


gion : « Notre office n’a rien de doctrinal. Nous n’avons à répondre d’aucune vérité dernière,
spécialement ni pour ni contre la religion. », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 818. Par ailleurs,
Lacan a suffisamment mené une critique de la religion, notamment en matière de paternité, qui
ne peut qu’opérer, à l’intérieur des différentes structures psychiques, comme refoulement
(névrose), démenti (perversion) ou forclusion (psychose) du Nom-du-Père.
3. Jacques LACAN, « La méprise du sujet supposé savoir » [1967], in Autres écrits, Paris,
Seuil, 2001, p. 337.
4. Jacques LACAN, « La science et la vérité » [1965], in Écrits II, Paris, Seuil, 1971, p. 240.
5. Cf., par exemple, en 1960, dans Discours aux catholiques, cette remarque de LACAN
selon lequel « la méditation de Freud autour de la fonction, du rôle et de la figure du Nom-du-
Père, comme toute sa référence éthique, tournent autour de la tradition proprement judéo-chré-
tienne, et y sont entièrement articulables. » (Paris, Seuil, 2005, p. 33).

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qui me font le compliment d’avoir su poser dans un de mes derniers sémi-


naires que Dieu n’existait pas. Évidemment, ils entendent – ils entendent,
mais ils ne comprennent pas, et ce qu’ils comprennent est un peu précipité.
Je m’en vais plutôt vous montrer en quoi il existe, ce bon vieux Dieu. Le
mode sur lequel il existe ne plaira peut-être pas à tout le monde, et notam-
ment aux théologiens qui sont, je l’ai dit depuis longtemps, bien plus forts
que moi à se passer de son existence. Malheureusement, je ne suis pas tout à
fait dans la même position, parce que j’ai affaire à l’Autre 6. » Lacan prend
ses distances avec un banal athéisme qui occulte le fait qu’il y a du Dieu au
moins dans le langage, c’est-à-dire qui fonctionne comme « dire », ce que
confirme une autre affirmation du même séminaire : « L’Autre, l’Autre
comme lieu de la vérité, est la seule place, quoiqu’irréductible, que nous
pouvons donner au terme de l’être divin, de Dieu pour l’appeler par son nom.
Dieu est proprement le lieu où, si vous m’en permettez le jeu, se produit le
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dieu – le dieur – le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi longtemps
que se dira quelque chose, l’hypothèse Dieu sera là. C’est ce qui fait qu’en
somme il ne peut y avoir de vraiment athée que les théologiens, c’est à savoir
ceux qui, de Dieu, parlent 7. » La question sera alors de savoir quelle place la
référence à un Dieu occupe dans le discours et ce qui s’opère sur le plan de la
subjectivité. Ainsi, par exemple, travaillant la notion d’hainamoration qui
signifie une dialectique nécessaire de la haine et de l’amour, Lacan s’inter-
roge sur la haine de Dieu (dans les deux sens du génitif) et son absence dans
tout un versant du christianisme. Il relève que les chrétiens ont transformé en
« des déluges d’amour » cette haine de Dieu sans voir que l’affirmation du
« tout amour divin » est en réalité une « toute haine », certes occultée, mais
pour cette raison d’autant plus agissante 8. Plus loin, Lacan met en lumière la
façon dont le christianisme, en opérant une conjonction de Dieu et de l’Être,
a pu se garantir de la castration, c’est-à-dire faire du divin la forme pleine de
l’Autre 9. Bref, le rapport de Lacan au christianisme est subtil, toujours
critique, souvent inattendu. Lacan se méfiera par avance de ceux qui, après
les avoir rejetés, finiront par baptiser les concepts psychanalytiques pour les
faire entrer dans le giron ecclésial. Il ne cessera de maintenir, contre tout

6. Jacques LACAN, Le séminaire XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 65.
7. Ibid., p. 44-45. Entendons ici que le théologien occupe une position athée dans le sens
où le mot est le meurtre de la chose.
8. Ibid., p. 82. J’ai étudié longuement cette question dans La haine et l’amour de Dieu,
Genève, Labor et Fides, 1999. Cf. aussi Maurice BELLET, Le Dieu pervers, Paris, Desclée de
Brouwer, 1979. Par exemple, p. 16-17 : « Dieu est amour : il donne tout, il pardonne tout, il se
donne lui-même jusqu’à mourir pour nous, en son Fils, sur la croix […]. Dieu aime tant qu’il
exige tout, veut pour lui tout seul notre désir, détruit tout ce qui eût fait notre joie trop humaine.
À quiconque voudrait échapper à son amour implacable, Dieu oppose la menace terrifiante de
la perte absolue, éternelle. […] Découverte terrible : le Dieu bon n’est pas bon, mais cruel […].
Découverte interdite […]. Ce blasphème serait la faute irréparable qui nous ferait perdre
l’amour de Dieu, c’est-à-dire perdre tout. »
9. Cf. ibid., p. 61-71.

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concordisme, l’irréductible différence entre psychanalyse et religion. Mais,


en même temps, l’ancrage de Lacan dans la tradition chrétienne est un
élément important qui n’est pas sans effets sur la formalisation de sa propre
pensée. De ce christianisme – ici catholique – on dira, pour préciser, que la
figure d’Augustin occupe chez lui une place majeure 10. Il s’y réfère souvent,
notamment à propos de la trinité, comme il l’indique par exemple dans son
séminaire sur les Noms-du-Père11. Dans la littérature néotestamentaire, c’est
l’Évangile de Jean qui semble privilégié, surtout lorsqu’il est question du
Verbe et de son incarnation. Ce sont aussi les lettres de Paul que l’on trouve
souvent citées et commentées 12.
Quel est l’impact du rapport à la tradition chrétienne dans l’élaboration de
la métaphore paternelle par Lacan ? C’est la question que nous nous proposons
de considérer ici, non pas en procédant principalement à une exégèse des textes
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lacaniens, mais en l’abordant à partir du lieu théologique. Le Père est d’abord
un thème freudien et il fonctionne comme loi fondatrice dans une logique œdi-
pienne, c’est-à-dire comme signifiant l’interdit de l’inceste. Lacan en reprend
l’expérience, non sans lui donner une formalisation qui lui est propre. Or, il
faudra le dire, l’articulation de Freud et de Lacan pose sur un autre plan le
problème de la fonction du Père situé entre judaïsme et christianisme.

LE MYTHE FREUDIEN DU « PÈRE » DE LA HORDE PRIMITIVE

Dans Totem et tabou, Freud cherche à analyser et à décrire le passage de


la vie animale au monde de l’humain, c’est-à-dire le moment de la naissance

10. De manière plus générale, dans un article rédigé en 1981 après la mort de Lacan,
Michel DE CERTEAU note : « À filer ses apparitions, on est impressionné du corpus qui se trouve
là cité et commenté : textes bibliques et évangéliques ; textes théologiques (saint Paul, saint
Augustin, Pascal, bien sûr, mais aussi des auteurs qui relèvent de la profession, Nygren,
Rousselot, etc.) ; textes mystiques surtout (Hadewijch d’Anvers, Maître Eckhart, l’Imitation de
Jésus-Christ ou Internelle consolation, Luther, Thérèse d’Avila, Angelus Silesius, etc.) Ils ponc-
tuent l’espace lacanien et y marquent des exordes (où ça commence ?) ou des issues (où
finir ?). À ce quadrillage d’attendus, s’ajoute la figure centrale de l’analyste parlant, “Maître de
vérité”, “directeur de conscience” même, un “saint” qui “fait déchet”, et dont le dire, consacré
au prix que le corps doit payer pour qu’il y ait accès au symbolique, est une parole structurée
comme celle de l’orant. » in « Lacan : une éthique de la parole », Histoire et psychanalyse entre
science et fiction [1987], Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais n° 116 », 2002, p. 258-259.
11. « Certains savent que je pratique depuis mon âge pubertaire la lecture de saint
Augustin. C’est tard néanmoins, c’est seulement il y a dix ans à peu près, que j’ai pris connais-
sance du De trinitate, et je l’ai rouvert ces jours-ci pour ne pouvoir que m’étonner de combien
Augustin dit peu de choses sur le Père. », Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père »,
op. cit., p. 76.
12. Cf, par exemple, à propos du texte paulinien de Romains 7 sur la loi et le péché : « Il
me semble qu’il n’est pas possible à quiconque, croyant ou incroyant, de ne pas se trouver
sommé de répondre à ce qu’un tel texte comporte de message articulé sur un mécanisme qui est
d’ailleurs parfaitement vivant, sensible, tangible, pour un psychanalyste. », Jacques LACAN,
Discours aux catholiques, op. cit., p. 29-30.

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de l’être humain à sa propre humanité et, dans le même temps, l’apparition


de la culture 13. S’il pense remonter à une origine chronologique de l’être
humain, Freud rédige en réalité un mythe fondateur qui éclaire la vérité de la
structure. La thèse centrale de Totem et tabou est que l’être humain advient
au monde de l’humain par le meurtre du « Père ». Avant ce temps logique (et
non pas chronologique), il n’existe aucun lien humanisé à l’autre, aucun
espace commun pour vivre ensemble, mais seulement le monde de la horde.
Pour rendre compte de ce temps archaïque qui précède l’humain, Freud met
en scène un clan primitif sur lequel règne un vieux mâle, un chef qui chasse,
châtre ou tue tous ceux qui lui font concurrence afin de pouvoir posséder
toutes les femelles. Ce « Père » primordial (Urvater) n’est soumis à rien. Il se
manifeste dans sa toute-puissance et il n’a pas d’autre règle que celle de sa
jouissance illimitée, c’est-à-dire la seule loi de son bon plaisir toujours énig-
matique, imprévisible, totalement arbitraire. En réalité, ce chef du clan n’est
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pas un Père, sauf dans le monde du fantasme, parce qu’il se situe hors
lignage 14. Il est à lui-même sa propre loi. Il n’est pas référé à de l’Autre et il
se pose comme origine de lui-même. Le « Père » de la horde est un « non-
Père », autrement dit, un père qui se nie comme fils. Il représente ce que
serait un père qui n’aurait pas été lui-même fils, c’est-à-dire qui serait hors
généalogie et qui prétendrait occuper l’origine absolue des êtres et des
choses. C’est pourquoi, dans le mythe freudien, seule la mort du « Père » de
la horde fonde l’espace de l’humain où le premier sujet est alors, et depuis
toujours, un fils. Les membres du clan adviennent à leur propre humanité
sous la figure du fils, c’est-à-dire non pas autofondés, mais toujours situés
dans une lignée. Ils sont les fils d’un père mort (un père symbolique) selon
une loi qui est celle du langage où « le fils ne vient s’identifier au père qu’en
tant qu’il est lui-même un fils 15 ». Ce moment fondateur est un moment
logique de la construction du sujet, mais qui a toujours déjà eu lieu et dont le
mythe est l’écriture. C’est toujours à partir du point « 1 » que l’on peut nom-
mer le moment « 0 » comme origine toujours dépassée. Nul ne peut occuper
la position première – le point 0 –, sauf à prétendre être le « Père » de la
horde primitive qui justement n’appartient pas au monde des humains puis-
qu’il se pose comme origine de lui-même. Cette problématique correspond,
pour utiliser d’autres catégories, au passage de la nature à la culture :
origine de la
culture
13. Cf. Sigmund FREUD, Totem et tabou [1912], in Œuvres complètes, t. XI, Paris, PUF,
1998, p. 193-385.
14. « Mythiquement – et c’est ce que veuttexto dire mythique ment – le père ne peut être qu’un
animal. Le père primordial est le père d’avant l’interdit de l’inceste, d’avant l’apparition de la
Loi, de l’ordre des structures de l’alliance et de la parenté, en un mot d’avant l’apparition de la
culture. C’est pourquoi, Freud en fait le chef de la horde, dont, conformément au mythe animal,
la satisfaction est sans frein. », Jacques LACAN, « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-
Du-Père, op. cit., p. 87.
15. Patrick GUYOMARD, « Présentation », in Marc Augé, éd., Le Père. Métaphore paternelle
et fonctions du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, 1989, p. 220.

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Qu´est que le mythe


Mythe et indicible à quoi servent les mythes

humanité socialisée
Dans un premier moment du récit
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« L’idée d’un passage de la nature à la culture est une idée mythique ; seul un
discours mythique peut affirmer l’antériorité “historique” de la nature
puisque celle-ci est insaisissable sinon à l’intérieur des nominations de la
culture 16. » Seul un discours mythique est en mesure d’expliquer le passage
du monde de la horde à une humanité socialisée parce qu’il s’agit d’un point
hors histoire qui peut seulement faire l’objet d’une reconstruction logique,
mais qui n’entre dans aucun moment chronologique.
Dans un premier moment du récit, les « fils » – qu’on ne peut pas encore
nommer les « fils » à ce stade et qu’il serait plus exact d’appeler les jeunes
mâles – souffrent de ne pas pouvoir posséder tout ce qui serait à leur disposi-
tion s’ils ne devaient pas subir le pouvoir du vieux chef. C’est pourquoi, ils
contractent entre eux un pacte dans le but avoué d’abattre le chef du clan et
se partager la jouissance confisquée. Or, une fois l’acte commis, au lieu de
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procéder, comme ils l’avaient programmé, au partage des femelles, les
membres du clan décident de sauvegarder l’alliance. Les jeunes mâles
deviennent des fils en renonçant à avoir tout et à être tout. Ils deviennent les
On peut fils de la loi, c’est-à-dire les fils de l’interdit de l’inceste. Quand cela s’est-il
accèder
passé ? Cela s’est toujours déjà passé si bien qu’on ne se reconnaît pas fils ou
á l´huma
nite à fille par une définition de soi qui rattacherait à une essence ou à une nature
condition des choses, mais seulement lorsqu’en se retournant on se découvre toujours
de déjà institué par l’interdit d’une loi fondatrice. Avant, il n’y a rien, en tout cas
renoncer rien d’humain. Il n’y a que l’énonciation d’une loi qui n’a pas d’autre
à la pouvoir que son énonciation même, sans autre fondement que d’être dite. Le
possibilitémythe postule ainsi que le monde de l’humain est constitué par une soustrac-
de la tion, un retrait ou une perte qui est tout à la fois une opération générique et
jouissancesingulière. En d’autres termes, l’être humain se trouve fondé par la loi qui lui
sans limites
interdit la totalité, mais – ajoutons-le tout de suite – une totalité qu’il n’a
que de
toute jamais eue puisque le « Père » de la horde est en deçà de l’humain et seul le
façon mythe en rend compte.
elle a Freud poursuit son récit en indiquant que le meurtre du père se révèle
toujours insupportable aux fils qui, après l’avoir refoulé, dressent un totem auquel ils
était
sacrifient rituellement. Le totem donne forme à la figure idéale d’un Père
mytique.
auquel on se soumet avec dévotion dans l’espoir de lui ravir sa puissance, par
exemple à l’occasion de repas extraordinaires où l’on mange le totem. Freud
situe ici les croyances religieuses en un Dieu-Père qui sont autant de
manières de refuser la condition humaine en supposant une instance qui pos-
sède ce dont on se sent soi-même privé. De là, il faut conclure que, pris dans
une logique d’idéalisation imaginaire, ce père-là est aimé d’avoir les attributs

16. Moustapha SAFOUAN, La Parole ou la mort. Comment une société humaine est-elle
possible ?, Paris, Seuil, 1993.

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privateur

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de la toute-puissance. Il est défini comme privateur à contre-image de l’être


humain : nous supposons qu’il a ce que nous n’avons pas et qu’il est ce que
nous ne sommes pas. De cette façon, le « Père » mis à mort dans le mythe
freudien se trouve fantasmatiquement maintenu pour ne pas perdre l’espoir,
pourtant perdu d’avance, de combler le manque qui nous constitue.
L’humanisation consiste en un acte de symbolisation qui transforme le père
archaïque de la horde en père idéal.

L’INNOMMABLE

Dans le montage effectué par Freud, quel sens attribuer en définitive au


meurtre du Père ? S’il s’agit de la mort du « Père » illimité, dont on a dit
qu’il n’appartenait pas au monde des humains, la portée de cet acte est alors
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de faire apparaître la totalisation comme l’interdit, et même comme l’impos-
sible au sens d’une loi éthique fondatrice. C’est aussi ce qui caractérise le
monde du langage de l’humain : le mot et la chose ne peuvent pas coïncider
ou, pour l’exprimer autrement, les mots demeurent inaptes à totaliser la
chose. Il y a toujours un écart, un reste, un impossible à dire. Il y a toujours
ce qui demeure « en plus » ou « en excès » et qui empêche de poser sur
l’autre, comme d’ailleurs sur soi-même, le mot qui tombe juste, le mot
adéquat qui viendrait dévoiler la vérité ultime de l’être. On dira, pour utiliser
la terminologie lacanienne, qu’il manque un signifiant pour assurer la totali-
sation du sens et c’est pourquoi il faut conclure à l’incomplétude du langage.
Dans cette perspective, la fonction du « Nom propre » consiste à signifier
une identité sur laquelle personne n’a de prise – pas plus un autre que soi-
même – parce qu’elle échappe au pouvoir de la mémoire, donc au savoir.
C’est un Nom effacé qui a laissé une empreinte et dans laquelle se moulent
divers noms, mais sans qu’aucun d’eux ne soit le Nom véritable. Tous les
noms attribués peuvent représenter le sujet, mais aucun n’est adéquat à ce
qu’il est. Un être humain est toujours, en ce sens, innommable.
En ce point central, on peut rapporter la construction freudienne à l’héri-
tage biblique du judaïsme. L’athéisme revendiqué de Freud, sa lecture de la
religion comme névrose obsessionnelle qui réactive sans cesse les croyances
primitives au Père illimité, n’empêchent pas une certaine proximité structu-
relle avec le Dieu du judaïsme dont la caractéristique est justement d’être
soustrait au pouvoir de la nomination. Pour en déployer la signification,
Lacan évoque à plusieurs reprises la célèbre scène biblique du buisson ardent
au moment où Dieu révèle son nom à Moïse par un énoncé qui demeure une
énigme : « éhyéh hasher éhyéh » (Exode 3, 14). Il relève le problème posé
par le grec de la Septante qui traduit la formule hébraïque par egô eimi ho ôn
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ou le latin qui le rend par ego sum qui sum, associant ainsi Dieu à l’Être 17.
Lacan propose, quant à lui, de traduire l’énonciation du nom de Dieu par « Je
suis ce que Je suis » ou par « Je suis ce que Je est » qui a pour fonction de ne
révéler en réalité aucune identité 18. La révélation du nom consacre l’impossi-
bilité de donner à Dieu un nom qui dévoilerait son être. « Pas de Nom, écrit
Lacan, qui ne soit son Nom-propre 19. »
La révélation du Nom ne dévoile ainsi qu’une absence de dévoilement.
Elle donne à entendre un nom certes, mais un nom qui n’offre aucune prise
au pouvoir de la nomination. Autrement dit, comme le note Philippe Julien,
le nom propre du Dieu biblique – celui qui permettrait d’énoncer son être –
« fait trou dans le langage, et à cette place où il manque viennent des noms
qui ne sont pas le sien 20 ». Il n’est pas question d’une identité qui pourrait fort
bien être révélée, mais qui serait tenue cachée pour des raisons plus ou moins
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obscures. Dans ce cas, l’être divin serait dissimulé, mais pourrait aussi, à tout
moment, être mis à jour. Ici, au contraire, il s’agit de ce qui ne peut pas être
révélé parce que le Nom propre de Dieu fait défaut. On ne peut pas le dire
parce qu’il est le signifiant qui manque dans le langage. C’est pourquoi, si
Dieu ne révèle pas son nom, ce n’est pas seulement parce qu’il interdit à
l’être humain de le nommer, mais aussi parce qu’une telle révélation est
impossible. Dans cette perspective, reprenant l’héritage du judaïsme,
Emmanuel Levinas déploie une éthique de la pudeur qui est une limite indé-
passable au cœur du dévoilement. Autrement dit, tout dévoilement, notam-
ment dans le registre érotique, manifeste en réalité l’impossible dévoilement
de l’autre. Il consacre l’altérité. L’intime de l’intime n’est pas un lieu acces-
sible. Ainsi, écrit Levinas : « La volupté ne vient pas combler le désir ; elle
ne fait que dévoiler le caché comme ce qui reste caché. » Et il ajoute : « La
nuit ne se disperse pas et le clandestin découvert n’acquiert pas le statut de
dévoilé 21. » À l’inverse, l’obscène n’est pas simplement un fait de monstra-
tion. Il prétend donner à voir l’impossible et non pas seulement l’interdit.
C’est sur ce point que porte sa transgression. On retrouve également une
pensée de l’impossible, de l’innommable, non sans des différences sensibles,
chez Jacques Derrida dont un ouvrage, pour ne citer que celui-ci, porte le
titre symptomatique de Sauf le nom 22.

17. « Les métaphysiciens, les penseurs grecs ont traduit Je suis celui qui est, parce que,
bien sûr, il leur fallait de l’être. Seulement, cela ne veut pas dire cela. Il y a des moyens termes
qui disent Je suis celui qui suis. Cela a la bénédiction romaine, mais cela ne veut rien dire. »,
Jacques LACAN, Le Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre (1968-1969), Paris, Seuil, 2006, p. 70.
18. Ibid., p. 70-71.
19. Jacques LACAN, « Préface à l’Éveil du printemps » [1974], in Autres écrits, op. cit.,
p. 563.
20. Philippe JULIEN, L’étrange jouissance du prochain. Éthique et psychanalyse, Paris,
Seuil, 1995, p. 117.
21. Cf. Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, Nijnoff, 1961.
22. Jacques DERRIDA, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993.

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2007/2 MÉTAPHORE PATERNELLE

Reprise dans la perspective biblique, la révélation du Nom s’oppose au


désir idolâtrique de nomination. L’idole, en ce qu’elle pervertit la révélation
mosaïque, est en effet supposée être toute là. Elle ne dispose d’aucune
réserve. On peut en faire le tour parce que rien n’échappe au regard qui
l’encercle. L’idole, en somme, est une absence de toute absence. Elle est une
présence sans reste, sans retrait. Bref, l’idole est le Dieu réduit à ce qu’on en
sait ou à ce qu’on en voit. Dans ses travaux, Jean-Luc Marion a particulière-
ment mis en évidence une telle compréhension de l’idole et sa différence
avec le registre de l’icône : « Quand l’idole apparaît, le regard vient de
s’arrêter : l’idole concrétise cet arrêt. Le regard se fixe et loin de transiter au-
delà, demeure face à ce qui lui devient un spectacle à re-specter. Le regard se
laisse combler 23. » La production de l’idole est donc caractérisée par un
regard qui est saturé par le visible. Le regard fait le tour de l’objet et revient
vers lui-même. Il n’y a rien au-delà, seulement ce qui est là, entièrement
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offert à la contemplation et au ravissement. Il en va tout autrement de
l’icône. À son propos, Marion écrit : « Le regard ne peut jamais se reposer ni
(se) déposer s’il regarde une icône, mais il doit toujours comme rebondir sur
le visible, pour remonter en lui, le cours infini de l’invisible 24. » Autrement
dit, à la différence de l’idole, l’icône suppose un regard qui traverse l’image
vers un point invisible, vers ce qui se donne dans un retrait. L’icône n’a de
sens que si elle consacre une présence dans l’absence et une absence dans la
présence. Elle s’appuie certes sur une représentation imaginaire, mais pour y
évoquer l’irreprésentable, ce que rien ne peut figurer et qui est autre chose
que la chose. Autrement dit, dans l’icône, le regard vise une altérité radicale
que le regard ne peut encercler.
Reprenant l’apport de la théologie négative, notamment la théologie Des
noms divins de Denys l’Aréopagite, Marion déploie alors une pensée du nom
indicible de Dieu 25. Il ne s’agit pas ici, écrit-il, « de Le nommer, ni au
contraire de ne pas le nommer, mais de le dé-nommer […]. Le défaire de
toute nomination, l’en dégager et délivrer 26 ». Et plus loin, reprenant le
dialogue avec Heidegger : « La dé-nomination n’aboutit donc pas à une
“métaphysique de la présence” qui ne dirait pas son nom, mais à une prag-
matique théologique de l’absence – où le nom se donne comme sans nom,
comme ne donnant pas l’essence et n’ayant justement que cette absence à
rendre manifeste 27. »

23. Jean-Luc MARION, Dieu sans l’être [1982], Paris, PUF, 1991, p. 20.
24. Ibid., p. 30.
25. Cf. Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier, 1943, p. 67-176.
Longtemps identifié avec le disciple de Paul évoqué en Actes 17, 34, Denys est ensuite appelé
Pseudo-Denys pour marquer qu’il s’agissait d’une méprise.
26. Jean-Luc MARION, De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001,
p. 167 (c’est l’auteur qui souligne).
27. Ibid., p. 187 (c’est l’auteur qui souligne).

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En logique freudienne, le Père compris comme Père symbolique advient


d’une certaine manière par l’incomplétude qui le constitue. Il n’est pas tout, à
l’inverse du « Père » mythique de la horde. Sur le plan du langage, cette
incomplétude se caractérise par l’impossibilité de se dire entièrement. On
vient de souligner pourquoi et comment, du point de vue structurel, une telle
perspective n’est pas sans rapport avec le Dieu innommable formalisé par le
judaïsme. Il faut alors en tirer une double conséquence.
● On relèvera d’abord, dans la pensée du judaïsme, que le Dieu vivant

parle, et que c’est ce qui le différencie de l’idole. Or, c’est justement parce
qu’il parle qu’il n’a pas de Nom propre, c’est-à-dire que son Nom manque
dans le champ du langage. À l’inverse, les prophètes bibliques ne cessent pas
de le signaler, les idoles sont muettes 28. Elles ont une bouche, mais ne parlent
pas ; elles ont des oreilles, mais n’entendent pas. C’est pourquoi d’ailleurs,
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on ne cesse de les faire parler en faisant mine de leur donner la parole. Si le
Dieu vivant parle, il entre alors dans la condition du langage et ne peut pas se
dire entièrement. Les idoles, au contraire, sont une pure et simple présence.
C’est pourquoi, elles ne parlent pas. Dieu, quant à lui, parle à la condition de
ne pas ou de ne plus pouvoir révéler son Nom, c’est-à-dire le signifiant de
son être. C’est alors ce qui rend possible un espace pour l’interprétation,
typique par exemple de la lecture talmudique. L’interprétation plurielle des
textes est ouverte par le manque qui est au cœur du système interprétatif. On
peut illustrer ce modèle par le jeu de l’âne rouge : il s’agit d’une plaquette,
limitée par un cadre, où l’on fait glisser de petites cases qui portent chacune
une lettre. Le jeu consiste à former des mots en déplaçant les lettres à l’inté-
rieur du cadre. Le jeu fonctionne à la condition qu’une case reste vide, faute
de quoi le mouvement des lettres serait tout simplement impossible. La pièce
centrale du jeu est ainsi une case vide, une lettre manquante, qui permet
d’écrire et de parler. Autrement dit, les lettres et les mots sont mis en mouve-
ment grâce à une incomplétude marquée par une lettre qui, quant à elle, est
absente 29. Dans cette perspective, on comprend la raison pour laquelle Lacan
écrit au pluriel « Noms-du-Père » dans le séminaire que nous avons évoqué :
aucun nom n’est le Nom propre, mais plusieurs peuvent venir à cette place
vide pour le représenter, en tenir lieu sans jamais l’incarner 30. Reprise subjec-
tivement, la fonction paternelle ne consiste pas simplement ici à transmettre
un patronyme, mais à inscrire une identité qui empêche d’être simplement
identifié à une représentation de soi-même ou au discours des autres. On a
souligné, en ce sens, que la métaphore paternelle introduit un écart interne
entre le signifiant et le signifié dans le sens où le sujet ne colle pas simple-

28. Cf., par exemple, Habacuc 2, 18.


29. J’emprunte à Henri REY-FLAUD cette illustration du langage représentatif.
30. Le pluriel tient aussi sans doute au fait qu’il s’agit d’évoquer les trois paternités que
sont le père réel, le père symbolique et le père imaginaire.

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2007/2 MÉTAPHORE PATERNELLE

ment à ce qu’on dit de lui 31. Le Père a pour fonction d’établir un écart qui est
le lieu d’une identité sur laquelle personne ne peut mettre la main, y compris
soi-même, et qui est donc insue. Un nom authentique est toujours immémo-
rial et imprenable. Il est et demeure « oublié » ou « ignoré », même s’il a un
impact continu sur l’histoire de chacun. C’est ce qui ouvre un imaginaire
vivant, c’est-à-dire la possibilité de se représenter soi-même de façon dyna-
mique.
● On soulignera ensuite que la métaphore paternelle permet de faire la

différence entre le géniteur et le père au sein de la transmission généalo-


gique. En réalité, la différence se situe à un double niveau : d’abord, il s’agit
de soutenir que « le véritable père de l’homme n’est pas le géniteur, mais le
logos 32 ». Autrement dit, le Père, comme instance du langage, est une fonc-
tion et non pas une figure particulière même si cette fonction est toujours
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soutenue par quelqu’un. En ce sens, les parents sont les témoins d’une
origine dont ils ne sont que les passeurs. Dans l’Introduction aux Noms-du-
Père, au moment où il commente le récit biblique de la ligature d’Isaac,
Lacan souligne ainsi que l’alliance se trouve scellée par la nomination
symbolique et non par le biologique de la reproduction. C’est la parole de
Dieu qui fait naître un fils de la promesse du ventre de Sara. Dans le récit
biblique, en effet, tout se passe comme si Abraham n’intervenait pas dans
l’engendrement d’Isaac à la différence de la naissance d’Ismaël. Isaac
advient par la parole de Dieu un peu à la façon des récits évangéliques de
l’enfance. Nous lisons en Gn 21, 1-2 : « Le Seigneur visita Sara comme il
l’avait dit et fit pour elle ce qu’il avait déclaré selon sa parole. Sara devint
enceinte et donna un fils à Abraham en sa vieillesse. » Le seul acte du
patriarche consiste à donner un nom à ce fils – Isaac – et à le circoncire au
huitième jour 33. À un second niveau, la différence entre « géniteur » et
« Père » est celle qui distingue le savoir du registre de la foi. Le Père, au sens
symbolique du terme, ne fait l’objet d’aucun savoir. Il ne supporte pas la
démonstration de la preuve. De ce point de vue, il est Pater semper incertus.
Il n’y a pas plus de preuves de l’existence du Père que de preuves de l’exis-
tence de Dieu. Il est question de croire à ce qu’on ne sait pas puisque nous
portons le Nom-du-Père à notre insu et de façon toujours singulière, comme

31. « Nous pouvons très bien entendre “le père” comme celui qui vient dire : “Non, il n’est
pas tout à fait ce que tu dis de lui !” », Jean-Pierre LEBRUN, Un monde sans limite. Essai pour
une clinique psychanalytique du social, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003, p. 35.
32. Antonio DI CIACCIA, « L’altalena dei pulcinella », Quarto 87, Revue de l’École de la
Cause Freudienne, juin 2006, p. 45.
33. « Je ne sais pas si vous l’avez remarqué – vous le sauriez beaucoup mieux si j’avais fait
cette année le séminaire que je me destinais à faire sur les Noms-du-Père – le Seigneur au nom
imprononçable est précisément celui qui veille à l’enfantement des femmes bréhaignes et des
hommes hors d’âge. », Jacques LACAN, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse [1964], Paris, Seuil, 1973, p. 224.

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l’est une trace invisible. C’est en ce point que Lacan, se référant à Pascal, fait
passer la fracture entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham,
d’Isaac et de Jacob. En effet, écrit Lacan, « le Dieu de Pascal n’est en aucun
cas à mettre en question sur le plan de l’imaginaire parce ce n’est pas le Dieu
des philosophes. Ce n’est même le Dieu d’aucun savoir 34 ». Où se situe la
différence ? Elle tient à ce que le Dieu des philosophes, comme instrument
majeur de la theôria, organise une totalisation du savoir, même s’il peut
rester caché provisoirement. Dieu est ici le nom de l’unité et de la complé-
tude du savoir théorique, alors que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob,
au contraire, est le Dieu qu’on rencontre comme constituant un trou dans le
savoir. Il caractérise un savoir marqué par l’incomplétude, non par accident
mais par structure. Au cœur du savoir, il y a ce qui lui fait défaut et que
Lacan appelle le Nom-du-Père. C’est pourquoi, nous ne pouvons pas savoir
mais seulement croire, accorder notre confiance, à ce qui nous fonde dans
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notre humanité de sujet parlant et agissant.

L’INCARNATION DU LOGOS

Du côté de la tradition juive, on l’a vu, le « Nom-du-Père » est à mettre


en relation avec le Nom imprononçable de Dieu. De là découle toute une
éthique qui consiste à ne pas nommer l’être humain, c’est-à-dire à soustraire
son être ultime à toute définition de lui-même. Dans cette perspective, une
pensée comme celle de Levinas, nourrie par une méditation séculière de la
Loi, développe une critique de la « Totalité » qu’il comprend comme système
de clôture. À la notion de « Totalité » s’oppose celle d’« Infini » qui est ce
qui, de l’autre, n’entre pas dans un ensemble et qui, de ce fait, demeure hors
compte 35. C’est dans ce cadre que prend place l’expérience du visage.
L’Infini relève d’une pensée de l’excès ou du surplus : il y a, en l’humain, ce
qui reste en excès du savoir, qui est l’étrangeté absolue de son être et dont on
ne peut faire la synthèse.
Si Lacan s’intéresse à la fonction religieuse du Nom-du-Père dans le
judaïsme, c’est qu’elle n’est pas étrangère à la démarche freudienne, mais
c’est également au christianisme qu’il se réfère. Or, la référence chrétienne
permet de comprendre, même si c’est partiellement, la façon dont Lacan
entend aller avec Freud au-delà de Freud. La notion chrétienne du Dieu-Père,
en effet, accomplit une dynamique interne au judaïsme et représente en
même temps une réalité nouvelle. On relèvera ici trois axes majeurs.

34. Jacques LACAN, Le Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006,
p. 159.
35. En référence ici, bien entendu, à Totalité et Infini, op. cit.

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2007/2 MÉTAPHORE PATERNELLE

LA RELATION DU PÈRE ET DU FILS

Soulignons d’abord que, d’une certaine manière, le christianisme mène à


son terme le meurtre du « Père » primitif de la horde dont Freud a écrit le
mythe moderne. Rappelons une fois encore que ce « Père » n’en était pas un
dans la mesure où il se pose comme pure origine de lui-même et qu’il s’ins-
crit dans la toute-puissance. Autrement dit, le « Père » de la horde n’existe
pas et seule une construction mythique peut lui donner forme. Sur un plan
imaginaire, la religion maintient pourtant la croyance en une figure divine
censée posséder toute la perfection qui fait défaut à l’être humain. Pour
Freud, c’est ce qui assure à la religion un succès permanent et qui fait d’elle
l’avenir d’une illusion. Or, en son geste inaugural le christianisme accomplit
le deuil de ce Dieu-là, même si son histoire témoigne d’une incapacité à
assumer l’acte qui le fonde. L’affirmation théologique de l’incarnation de
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Dieu, en effet, déconstruit une figure divine de la toute-puissance et de l’au-
tosuffisance. Dans cette perspective, Lacan relève que « ce qui est proposé
par le christianisme est un drame qui incarne littéralement la mort de Dieu »
s’il est vrai que cette mort n’a de sens justement qu’en fonction de la
croyance selon laquelle un Dieu a pour définition d’être ou d’avoir ce dont il
nous prive 36. Christologiquement, Dieu se révèle comme un Dieu traversé par
le manque et la mort. Notons-le, c’est la raison pour laquelle Jésus, par ce
qu’il représente, ne peut que provoquer la haine des religieux qui se font une
toute autre idée de ce qu’est un Dieu-Père.
Pour saisir ce qu’il en est du Père dans le christianisme, Lacan se réfère à
la doctrine de la trinité, surtout dans sa formalisation augustinienne 37. La
figure du Dieu-Fils corrélée à celle du Dieu-Père opère en effet la mort du
Père primitif. Autrement dit, c’est par la pensée d’un Dieu qui doit être dit à
la fois « Père » et « Fils » et qui n’est donc pas autoréféré que s’effectue un
changement décisif 38. On en trouve une thématisation impressionnante dans
De trinitate de saint Augustin. Au Livre V, la question abordée est de savoir
comment comprendre que Dieu soit une seule substance (ousia) alors qu’il y

36. Jacques LACAN, Le Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, [1959-1960], Paris,


Seuil, 1986, p. 227.
37. Lacan partage avec les Pères de l’Église l’idée selon laquelle le « trois » est mathéma-
tique, autrement dit, qu’il constitue une structure formelle : Père, Fils et Saint-Esprit, ou Réel,
Imaginaire et Symbolique.
38. Évoquant le De Trinitate de saint Augustin, Jacques LACAN fait part, à mon sens à tort,
de son étonnement de voir Augustin parler fort peu du Père, puis il ajoute : « Augustin est
pourtant un esprit si lucide que j’ai retrouvé avec joie sa protestation radicale contre toute attri-
bution à Dieu du terme de causa sui. Ce concept est en effet totalement absurde, mais son
absurdité ne se peut démontrer qu’à partir du relief que j’ai ponctué devant vous, à savoir qu’il
n’y a de cause qu’après l’émergence du désir, et que la cause du désir ne saurait être tenu d’au-
cune façon pour un équivalent de la conception antinomique de la cause de soi. » in
« Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-Du-Père, op. cit., p. 77.

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a trois personnes. S’il reprend l’affirmation dogmatique du concile de Nicée,


à un moment de son développement Augustin met l’accent sur le fait que tout
n’est pas substantiel, sans être pour autant accidentel au sens aristotélicien du
terme. Il tente alors de penser la trinité comme structure de relation en étant
attentif au lien en tant que tel qui unit le Père et le Fils 39. Il vaut ici la peine
de citer longuement le texte augustinien.
Il y a en effet la relation. Par exemple, le Père est relatif au Fils et le
Fils relatif au Père, qui n’est pas un accident. L’un est toujours Père,
l’autre toujours Fils. “Toujours”, non pas en ce sens que le Père est
Père à partir de la naissance du Fils parce qu’à partir de ce moment le
Fils ne cesse jamais d’être Fils, mais en ce sens que le Fils est né
depuis toujours et n’a jamais commencé à être Fils. S’il avait com-
mencé une fois d’être Fils ou devait cesser de l’être un jour, on aurait
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là une qualification accidentelle. Si, au contraire, le Père était appelé
Père par rapport à soi-même et non par rapport au Fils et si le Fils était
appelé Fils par rapport à soi-même et non par rapport au Père, l’un
serait appelé Père, l’autre Fils en un sens substantiel. Mais vu que le
Père n’est appelé Père que parce qu’il a un Fils, et le Fils appelé Fils
que parce qu’il a un Père, ce ne sont pas là des qualifications de
l’ordre de la substance. Ni l’un ni l’autre ne se réfèrent à soi-même,
mais l’un à l’autre et ces qualifications sont corrélatives. Ce ne sont
pas non plus des qualifications de l’ordre de l’accident puisque ce
qu’on appelle Père et ce qu’on appelle Fils est éternel et immuable.
Voilà pourquoi si être Père et être Fils ce n’est pas la même chose, la
substance n’est pourtant pas différente. Ces appellations n’appartien-
nent pas à l’ordre de la substance mais de la relation, relation qui n’est
pas un accident parce qu’elle est étrangère au changement 40.
Même si dans sa démonstration Augustin rétablit rapidement le primat de
la substance, il a fait place à une compréhension du « Père » qui ne porte le
nom de « Père » que dans son rapport au nom du « Fils ». Le « Fils » n’est
« Fils », quant à lui, que dans son rapport au « Père » dans le sens où cette
relation est une forme de l’être. La portée du terme « Père » ne s’apprend que
dans le nouage théologique des deux signifiants « Père » et « Fils ». En
dehors de leur relation, il n’y a ni Père ni Fils puisque « Père » et « Fils » ne
sont que l’un par l’autre. Ces deux signifiants sont articulés, mais sans se
confondre s’il est vrai que chacun renvoie constamment à l’autre. Et
Augustin soutient ici qu’il s’agit d’un commencement qui n’a pas de com-

39. On laissera ici la question du Saint-Esprit qui intervient entre le Père et le Fils dans le
cadre d’une triangulation qui marque l’unité et la différenciation.
40. Saint AUGUSTIN, La Trinité, in Œuvres de Saint Augustin, t. 15, Paris, DDB, 1955,
p. 435.

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2007/2 MÉTAPHORE PATERNELLE

mencement dans le sens où il y a depuis toujours du « Père » dans la mesure


où il y a depuis toujours du « Fils ». Il n’y a rien avant. Au commencement
du monde et de l’humain, il y a le « Père » et le « Fils ». S’il y avait le
« Père » seul, il ne serait pas « Père ». Il ne serait pas le Logos dont parle le
Prologue de l’Évangile de Jean en affirmant qu’il est l’archè, parce qu’alors
il serait hors du langage. Il faut que Dieu existe sous la figure du « Fils »,
pour qu’il puisse porter le nom de « Père ». C’est pourquoi, dans le Nouveau
Testament, le mot « Père » sert constamment à nommer Dieu alors que son
utilisation est rare dans l’Ancien Testament. Jésus ne cesse de dire « mon
Père » et par lui, reconnu « Fils unique », d’autres peuvent se reconnaître fils
ou fille du « Père ».

LA SYMBOLISATION DE LA FILIATION
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En se référant au Dieu-Père, le christianisme opère une « débiologisa-
tion » des concepts relatifs à la filiation. On pourrait ici prendre appui sur
toute une série de récits évangéliques où Jésus se trouve décrit comme celui
qui rompt avec un certain ancrage familial au nom d’une autre paternité.
Ainsi, par exemple, les Évangiles de Matthieu et de Luc s’ouvrent par une
généalogie dans laquelle Jésus prend place, mais qu’il ne prolonge pas. Il
opère une déliaison par rapport à l’histoire familiale et religieuse dont il
hérite et qui le constitue profondément. Quelque chose se termine avec lui. Il
est dit sans descendance 41. Jésus utilise les mots qui servent à définir des
places dans la réalité familiale, mais il en modifie la fonction. Par rapport à
l’Ancien Testament, le mot Père est sans cesse utilisé pour nommer Dieu.
Jésus s’y réfère constamment d’une façon singulière et intime – mon Père,
dit-il souvent –, mais en le déliant du biologique. C’est un élément que
Michel de Certeau relève en ce qu’il distinguerait judaïsme et christianisme :
« Alors que la tradition juive s’ancre dans la réalité biologique, familiale et
sociale d’un “corps” présent et localisable que l’“élection” distingue des
autres, que l’histoire persécute en exodes interminables et que les Écritures
transcendent en y gravant l’inconnaissable, le christianisme a reçu sa forme
d’être séparé de son origine ethnique et de rompre avec l’hérédité 42. »
À titre d’illustration, on évoquera le récit de l’Évangile de Marc (3, 20-22,
31-35) et son parallèle chez Matthieu (12, 46-50) qui posent la question de
savoir qui est la famille de Jésus. Dans la version selon Marc, on peut lire :
41. On pensera aussi à ce récit évangélique dont la rudesse ne peut échapper et où Jésus
déclare : « Si quelqu'un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants,
ses frères, et ses soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14, 26).
42. Michel DE CERTEAU, « Lacan : une éthique de la parole », in Histoire et psychanalyse
entre science et fiction, op. cit., p. 260-261. Plus discutable me semble la distinction faite par de
Certeau entre la parole juive qui sépare et la parole chrétienne qui crée en donnant naissance à
un corps (ibid., p. 265).

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20
Et il [Jésus] vient dans une maison et de nouveau la foule se
rassemble, à tel point qu’ils ne pouvaient même pas prendre du pain.
21
À cette nouvelle les gens de sa parenté étaient sortis pour le saisir car
ils disaient : « Il est hors de lui. » 22Et les scribes qui étaient descendus
de Jérusalem disaient : « Il a Béelzéboul et il chasse les démons au
nom du prince des démons. »
31
Et arrivent sa mère et ses frères. Restant dehors, ils le font appeler.
32
Et une foule était assise autour de lui. On lui dit : « Voici, ta mère, tes
frères, [et tes sœurs] sont dehors, ils te cherchent. » 33 Il leur répond :
« Qui sont ma mère et mes frères ? » 34Et parcourant du regard ceux
qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mes
frères. 35Quiconque accomplit la volonté de Dieu, celui-là est mon
frère, ma sœur, ma mère. »
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La mère et les frères de Jésus veulent le saisir (krateô) parce que, disent-
ils : « Il est hors de lui-même. » Le verbe grec utilisé ici – existêmi – contient
la racine istêmi qui signifie littéralement « se dresser » ou « se lever ». Dès
lors, on peut traduire ex-istêmi par « se dresser hors » ou « se lever hors ».
Dans la bouche de la parenté de Jésus, il s’agit bien entendu d’exprimer une
réprobation à entendre dans le sens de « il est hors de lui » que les traduc-
tions rendent souvent par « il a perdu la tête ». Or, ce jugement familial
contient une vérité effective. La parenté de Jésus veut dire, en effet, « il est
hors de lui », ce qui signifie aussi « il est hors de la place qu’il a en nous ».
Or, la vérité qu’ils énoncent sans le savoir ou malgré eux est que Jésus s’est
en effet « dressé hors de », autrement dit, il excède un lieu familial et reli-
gieux auquel on tente de le ramener. Quel est alors le lieu de Jésus, au sens
d’une habitation de soi ou d’un corps constitué ? Ce n’est pas un lien biolo-
gique qui permet de lui donner forme. Le récit évangélique indique que Jésus
se trouve dans une maison (oikos) lorsque sa mère et ses frères l’appellent en
restant dehors. La topologie de l’oikos, symbolique ici, constitue un intime
qui est situé en dehors de soi-même et qui est le lieu du Père. À partir de là,
en réponse à l’appel de sa parenté, Jésus peut nommer « mère » et « frères »
ceux qui sont assemblés en ce même lieu, avant d’ajouter : « Quiconque
accomplit la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. »
Les mots sont les mêmes – mère, frère, sœur – mais ils désignent alors celles
et ceux qui sont liés par le symbolique de la parole. Les mots « frère »,
« sœur », mais aussi « mère » sont référés à une fonction que personne
n’occupe et qui fait de chacun un fils ou une fille de la parole. La version de
l’Évangile de Matthieu est ici plus éloquente que celle de Marc en ce qu’elle
parle de la volonté du Père qui est dans les cieux. Par ailleurs, le verbe grec
qu’on traduit couramment par « accomplir » ou « faire » est poieô. Il est
question de faire la volonté du Père certes, mais au sens d’une poiesis, c’est-
à-dire une capacité inventive de soi-même. Le faire de la poiesis, comme
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2007/2 MÉTAPHORE PATERNELLE

accomplissement de la volonté divine, est en somme la possibilité offerte de


se « lever hors », se « dresser hors », en prenant appui sur une extériorité qui
constitue dès lors en soi un lieu vivant ou un corps symbolisé.

LE CHRIST ET LA MÉTAPHORE

Ce qui vient d’être relevé à propos de la poiesis permet d’avancer enfin


vers la notion de Père comme métaphore qui, chez Lacan, recouvre des signi-
fications différentes 43. Classiquement, la métaphore est à comprendre, dans le
cadre du complexe d’Œdipe, comme une substitution de signifiants. Lacan en
donne une longue interprétation dans son séminaire sur Les formations de
l’inconscient : « De quoi s’agit-il dans la métaphore paternelle ? C’est
proprement, dans ce qui a été constitué d’une symbolisation primordiale
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entre l’enfant et la mère, la substitution du père en tant que symbole, ou
signifiant, à la place de la mère 44. » Pour l’enfant, le désir maternel a une part
énigmatique. La mère vient, puis s’en va. Elle alterne entre présence et
absence, et son désir interroge parce qu’il semble imprévisible, capricieux ou
arbitraire. Que veut-elle donc ? Qui suis-je pour elle ? À ce désir énigmatique
pour l’enfant, la mère donne une signification par la place qu’elle fait au
père. C’est elle qui institue le père dans sa fonction de séparation, c’est-à-dire
à une place tierce. Si le père a un rôle de séparation entre la mère et l’enfant,
comme on le souligne couramment, ce n’est pas par lui-même, mais par le
fait que la mère elle-même signifie à l’enfant qu’il n’est pas ce qui lui
manque. C’est par cette place faite au Père comme fonction symbolique que
s’organisent le registre de la loi et de l’interdit de l’inceste.
Que le Père soit métaphore signifie qu’il engendre, qu’il donne naissance
– comme l’effectue justement le processus poétique, créatif, de la méta-
phore –, par un acte de parole qui détache du sens déjà connu. La métaphore,
on le sait, consiste à remplacer un mot par un autre qui peut alors produire un
effet de sens inédit. Dans la perspective qui est la sienne, Lacan insiste sur ce
point : la métaphore atteste la suprématie du signifiant sur le signifié, c’est-à-
dire le fait que le mot n’est pas attaché à un sens qu’il désigne, mais qu’il
peut créer un nouveau sens par déplacement. C’est le passage d’un signifiant
à un autre qui, à un moment donné, fait advenir une signification nouvelle.
La nomination chrétienne de Dieu comme « Père » met en mouvement
tout un processus métaphorique. Les mots se trouvent déliés de leur rapport

43. Pour un parcours général, on peut se reporter à Erik PORGE, Les noms du père chez
Jacques Lacan. Ponctuations et problématiques, Toulouse, Erès, 1997.
44. Jacques LACAN, Le Séminaire V. Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris,
Seuil, 1998, p. 180.

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aux significations déjà établies et trouvent ou retrouvent une liberté créative.


En ce sens, on passe de la lettre à l’esprit. Des signifiants anciens – Temple,
loi, Abraham, sacrifice, péché, etc. – sont réorganisés en de nouvelles
constellations signifiantes jusque-là impensables. La langue métamorphose
des images anciennes, élabore de nouvelles représentations du monde et
engendre de nouvelles ressources pour la pensée comme pour l’action. De
cette façon, sur un plan théologique, le signifiant « Christ » ou « Messie » est
tout à la fois un nom ancien, lié à un héritage scripturaire, inscrit dans une
histoire qui reste constitutive, et un nom nouveau, entièrement inouï. Dans
un registre métaphorique, la conjonction imprévisible de « Christ » et de
« Jésus » a un effet de signification qui fait alors de « Christ » un mot
nouveau. C’est parce que le mot « Christ » retrouve une autonomie signi-
fiante par rapport à toute une tradition de signification qui le gouverne qu’il
prend un sens totalement inédit. De ce qui a été, advient l’inattendu que la foi
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chrétienne confesse dans l’incarnation du Verbe de Dieu.
À la métaphore est attachée une éthique, celle qui soutient les capacités
de création subjective. L’éthique est ici, en son sens profond, éthique de
l’indéterminé. Il y a la promesse de ce qui n’est pas encore. Il y a l’imprévi-
sible naissance. Sur cette question, Lacan relève la différence entre la
doctrine platonicienne et la théorie freudienne : « La théorie de Platon est
une théorie de la réminiscence. Tout ce que nous appréhendons, tout ce que
nous reconnaissons, a dû être là depuis toujours. » Puis, il ajoute juste après :
« Mais pour nous si un avenir est possible, c’est parce qu’il y a cette possibi-
lité de création. Et si cet avenir n’est pas, lui aussi, purement imaginaire,
c’est parce que notre “je” est porté par le discours antérieur […]. C’est ce qui
fait qu’il y a primat de l’avenir de création dans le registre symbolique, en
tant qu’il est assumé par l’homme 45. » Un sujet ne peut advenir qu’en prenant
appui sur une antériorité, mais de ce qui a été on ne peut déduire ce qui sera.
Le passé contient l’imprévisible avenir. En ce sens, le sujet appartient à une
temporalité complexe, non linéaire, qui est celle du futur antérieur.
Jean-Daniel CAUSSE
Institut Protestant de Théologie, Montpellier

45. Jacques LACAN, Le Séminaire II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la théorie
psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 337-338.

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