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L'ENVOI EN MISSION COMME GRÂCE.

MATTHIEU 20, 16-20

Christophe Singer

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2013/2 Tome 88 | pages 219 à 231


ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0882.0219
Article disponible en ligne à l'adresse :
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religieuses-2013-2-page-219.htm
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


88e année – 2013/2 – P. 219 à 231

L’enVOi en MiSSiOn
COMMe grÂCe
MATTHieu 20,  16-20

Pour les Églises de tradition luthéro-réformée, l’évangélisation ressortit


largement à une problématique de double contrainte : à l’ordre difficile de
« faire de toutes les nations des disciples », il faudrait obéir librement et joyeu-
sement ! Pour contribuer à passer de la double contrainte mortifère au para-
doxe libérateur, Christophe Singer* propose de relire cet ordre à la lumière du
récit de Matthieu. replacée dans le contexte du premier Évangile et examinée
dans le détail de ses articulations, la péricope finale de l’envoi en mission
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retentit en effet elle-même comme Évangile adressé aux disciples… jusqu’à la
fin du monde.

Depuis une quinzaine d’année, le terme «  évangélisation  » retrouve


quelques lettres de noblesse au sein du protestantisme dit « historique ». L’éro-
sion démographique (ici et là une chute massive !) et la prise de conscience
aiguë et douloureuse du grippage, voire de l’échec du modèle du renouvelle-
ment « naturel » des effectifs paroissiaux en contexte sécularisé n’y sont sans
doute pas pour rien. D’autant plus que ce questionnement s’accompagne d’un
regard envieux vers les nébuleuses évangélique et pentecôtiste, qui semblent
échapper à ce destin précisément du fait de leur conscience missionnaire.
Paradoxalement, les portes des Églises de confessants semblent plus aisées à
franchir aux non-croyants que celles des Églises « pour la multitude1 ».

*
Christophe Singer est pasteur de l’Église protestante unie de France à Portes-lès-Valence, et
docteur en théologie et en études grecques et latines classiques.
1
Cf. Jean-Marc Prieur, « Minorité et multitudinisme », in Études théologiques et religieuses 67,
1992, p. 433-444

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Cet inconfortable paradoxe résulte donc en un mouvement global de


réflexion, dont les manifestations sont de plusieurs ordres : la récurrence de
thématiques synodales autour de l’évangélisation (dont on prend soin de
souligner l’indispensable volet explicite), la création ou le développement de
ministères spécialisés aux confins du « monde » et de l’Église (aumôneries,
ministères régionaux, etc.), l’attention renouvelée aux problématiques de
communication, la publication d’ouvrages sur la question, et surtout le fait que
« l’annonce de l’Évangile » semble être devenue la justification nécessaire et
suffisante de toute initiative ecclésiale2.
notons cependant que le fait de préférer cette expression « annonce de
l’Évangile » au terme « évangélisation » n’est pas qu’un choix esthétique : il
est à notre avis l’indice d’une prévention qui accompagne cet intérêt mission-
naire renouvelé. La difficulté à passer de la réflexion à l’action, « de la parole
aux actes », alors même qu’on en manifeste de plus en plus clairement le désir3,
révèle aussi la profondeur de la problématique. Comme si, mettant la main à la
charrue de l’évangélisation, les protestants ne pouvaient s’empêcher de regar-
der en arrière, vers une tradition de retenue et de discrétion dont ils ne veulent
surtout pas renier la pertinence théologique. Comme s’ils ne pouvaient se
résoudre à croire qu’il suffise de «  faire comme  » les évangéliques, pour
annoncer en vérité le royaume des cieux.
Mais peut-être n’ont-ils pas tort ! Peut-être ne suffit-il pas de se faire violence
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pour transformer de bonnes intentions en actes bons. Acquiescer à des slogans,
fussent-ils parfaitement évangéliques (au sens premier du terme), n’est peut-être
pas la meilleure manière de résoudre le tiraillement entre ce que l’on perçoit confu-
sément comme deux devoirs opposés : le devoir d’évangélisation pour sauver des
Églises en perte de vitesse4, et le devoir d’authenticité qui devrait conduire à évan-
géliser « spontanément » et « gratuitement » mais… qui ne le fait pas !
en un mot, si le désir d’évangélisation est ainsi souvent vécu comme une
double contrainte paradoxale (et donc tué dans l’œuf), peut-être aurait-il
lui-même tout simplement besoin d’être évangélisé !

2
usant et abusant d’une phrase tirée du paragraphe de la Discipline de l’Église réformée de France
(erF) sur les membres de l’Église (« [L’erF] a pour raison d’être d’annoncer au monde l’Évangile. »
1.1.1), nombre de résolutions synodales font implicitement de l’Église un simple « outil d’évangélisation »,
ce qui ampute l’ecclésiologie de nombre d’autres aspects pourtant présents dans le nouveau Testament.
3
un « Manifeste pour l’évangélisation » rédigé au printemps 2005 par quelques pasteurs et laïcs
de l’erF a été intégré aux résolutions de plusieurs synodes régionaux à l’automne de la même année.
rendez-vous était donné pour enfin « se mettre au travail », passer « de la parole aux actes ». Le fruit
immédiat de cette initiative fut… un colloque (c’est-à-dire un partage de paroles) sur l’évangélisation !
Les actes de ce colloque, au demeurant fort intéressants, ont été édités en 2006 : Serge SArkiSSiAn, éd.,
De la parole aux actes, Allauch, Éditions Onésime 2000, 2006. Le « Manifeste » y figure aux p. 9-10.
4
Car malgré toutes les précautions oratoires, la baisse du nombre de foyers participant à la vie des
Églises et l’insuffisance des vocations pastorales est une donnée incontournable de la problématique.

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Les pages qui suivent veulent y contribuer en prenant appui sur l’exégèse
d’un texte qui, justement, résonne parfois comme un slogan : la fin de l’Évan-
gile de Matthieu, et en particulier « l’ordre de mission » ultime que le Jésus
matthéen adresse à ses disciples de tous les temps. La fortune liturgique et
synodale de ce texte l’a pour ainsi dire « sanctuarisé », c’est-à-dire qu’elle l’a
gratifié d’un statut fondateur pour la mission chrétienne5, et d’une autonomie
d’autant plus redoutable, qu’à le lire hors de son contexte, il est capable de
justifier les pires exactions dont cette mission s’est rendue coupable depuis
deux mille ans, et partant ce fameux malaise protestant devant l’impératif d’une
évangélisation trop… décomplexée.
Car le problème peut effectivement être posé sous la forme de cette double
interrogation : (1) comment obéir à l’ordre du Christ « allez, faites de toutes les
nations des disciples » sans transformer la mission en agression culturelle… ou
en agression tout court, (2) comment concevoir une évangélisation « non agres-
sive » sans dissoudre le sel de l’Évangile dans un discours aussi fade que
culturellement correct ?
replacer Mt 28, 16-20 dans le contexte de la narration matthéenne peut nous
aider à répondre à ce défi. Avant d’entreprendre ce travail, une précision
s’impose : pour laisser parler le texte, il importe, après avoir posé la probléma-
tique pratique, de s’en détacher quelque peu. une herméneutique biblique
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chrétienne consiste en effet moins à interpréter le texte en fonction de nos
questionnements, qu’à laisser le texte biblique interpréter voire déplacer les
questions par lesquelles on l’aborde. Pour que le croisement des approches (exé-
gétique et pratique) soit fécond, il importe donc de laisser l’exégèse être vraiment
exégèse, et la problématique pratique vraiment pratique. C’est pourquoi nous ne
reviendrons qu’en fin de parcours sur les questions posées en introduction.

i. Matthieu 28, 16-20 : un DoCuMent et une Parole

À la différence de Luc ou de la dernière version de Marc, Matthieu ne


termine pas son Évangile par le récit de l’ascension, mais par des paroles de
Jésus. Ce qu’il lui importe de partager, ce n’est pas que le ressuscité soit monté
au ciel, mais qu’il soit présent aux côtés de ceux qui l’écoutent. Bien que, au
niveau de la narration, ces paroles soient adressées aux onze disciples rassem-
blés, elles fonctionnent en fait comme une clef d’interprétation de l’Évangile :
la promesse de Jésus aux onze est valable « jusqu’à la fin du monde ». Tous les
disciples, jusqu’à la fin, sont donc concernés, y compris le lecteur. Par une sorte

5
Le « Manifeste » cité ci-dessus (note 3) dit d’entrée que l’annonce de l’Évangile est « d’abord une
exigence de Jésus-Christ lui-même (cf. Mt 28, 18-20). »

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d’effet rétroactif, ce dernier est alors fondé à s’identifier aux disciples de Jésus
dans l’ensemble du récit de Matthieu. Cette piste lui a déjà été ouverte, par
exemple par les passages sur la « discipline ecclésiastique » (18, 15-18).
Cette première observation induit deux conséquences complémentaires.
(1) Comme l’Évangile tout entier, les versets qui le concluent nous offrent un
écho indirect de questions et de débats qui animent la communauté à laquelle
s’adresse Matthieu. Ce texte a ainsi un statut de « document historique », pour peu
que le lecteur fasse l’effort de maintenir entre le texte et lui une distance critique.
Distance à laquelle il est d’autant plus difficile de donner sa place que l’impéra-
tif missionnaire est souvent relayé sur un arrière-fond d’urgence.
(2) Mais, d’autre part, parce qu’il est de genre narratif et que celui qu’il fait
parler est le ressuscité, la vocation de ce texte est d’être pris au mot. il offre
ainsi à son lecteur la possibilité d’être non plus seulement le témoin de
l’histoire passée de Jésus (premier niveau de lecture), ou de celle de la
communauté matthéenne (deuxième niveau de lecture), mais aussi le contem-
porain de cette histoire6. Jésus est avec moi au moment où je lis ces lignes,
comme il l’a été auprès des onze et auprès des disciples des premières généra-
tions : par sa Parole. Le texte a ainsi un statut « théologique » : il dit quelque
chose de la relation entre le lecteur et le Christ. Mieux : il instaure cette rela-
tion, pour peu que ce lecteur se laisse gagner par la confiance.
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Loin d’être anodine, cette étroite connexion entre histoire et théologie, entre
lecture critique du texte comme document et confiance dans la Parole qu’il
véhicule, constitue l’un des axes majeurs d’une exégèse chrétienne. La Bible
y tient un statut paradoxal : à la fois objet de la réflexion, et sujet (ou témoin
du sujet) créateur de la confiance. De même, le lecteur se trouve dans la situa-
tion paradoxale d’être à la fois sujet de l’interprétation du texte, et objet de la
sollicitude et de l’interpellation de la Parole. en l’occurrence, cette tension entre
réflexion critique et confiance est prise en charge par le texte lui-même : au doute
(critique) des disciples7, Jésus ne répond pas par une démonstration (cf. l’épisode
de Thomas en Jn 20, 24-29) mais par une affirmation, un ordre et une promesse,
trois éléments qui ne peuvent être reçus que dans la confiance obéissante8.

6
Élian CuViLLier, «  Particularisme et universalisme chez Matthieu  : quelques hypothèses à
l’épreuve du texte », in Biblica 78, 1997, p. 481-502 ; p. 500.
7
Pas forcément le doute de « quelques-uns » seulement, comme le suggèrent la majorité des
traductions !
8
Selon Jean DeLOrMe, Pierre BOnnArD, « Quelques récits évangéliques relatifs au ressuscité »,
in Foi et Vie 8, 1970, p. 29-59 ; p. 44, la mention du doute chez Matthieu est un reliquat de la tradition,
mais ne joue aucun rôle narratif. Je crois au contraire qu’il est dans l’intention du rédacteur de faire
apparaître ce contraste (qui est celui de la grâce) : la révélation, la mission et la promesse ne sont pas
réservées à une élite, mais offertes précisément aux disciples dont la foi est « petite ». Cf. Jean ZuMSTein,
« Matthieu 28, 16-20 » in Jean ZuMSTein, Miettes exégétiques, genève, Labor et Fides, coll. « Le monde
de la Bible 25 », 1991, p. 91-112 ; p. 98.

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encore faut-il les recevoir pour ce qu’ils veulent dire. Ce vouloir dire ne
peut être identifié qu’en prêtant attention à la manière dont ils sont insérés à la
fin de la narration mathéenne, et en se posant la question de leurs articulations
internes.

ii. Matthieu 28, 16-20 : une SynthèSe ouVerte Sur l’aCtion

L’apparition de Jésus ressuscité au groupe des apôtres est une donnée sûre
de la tradition évangélique (1 Co 15, 5 ; Mc 16, 14 ; Mt 28, 16-20 ; Lc 24, 36-
53 ; Ac 1, 4-12 ; Jn 20, 20-21). Chacun de ces récits a néanmoins ses caracté-
ristiques propres et est inséré dans un discours spécifique qui détermine en
partie son sens et sa fonction. Qu’en est-il chez Matthieu ?
L’analyse littéraire, dont nous économisons ici l’exposé, montre que le
travail rédactionnel est particulièrement important dans ces derniers versets de
l’Évangile9. Le rédacteur l’a conçu comme un «  résumé10 » ou plutôt un
« manifeste11 » synthétisant les thèmes essentiels de son ouvrage : l’autorité
royale et la proximité du Christ reconnues par l’Église appelée à devenir uni-
verselle par l’obéissance aux commandements de Jésus12. Ces thèmes sont mis
en place dès les premiers chapitres et rappelés tout au long de la narration.
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la royauté : en Mt 1, 1, Jésus est d’entrée présenté comme le fils de David13,
de même que son père Joseph (1, 20). Sa royauté est au centre des péripéties
qui entourent sa naissance (chap. 2). elle constitue également l’un des motifs
de Mt 28, 16-20 : comme les mages (2, 11), les disciples se prosternent devant
Jésus (28, 17a). Ce geste, caractéristique du premier Évangile, y signifie de
manière univoque la reconnaissance de l’autorité en quatre occurrences : les
deux mentionnées plus haut, ainsi que dans la rencontre entre Jésus et les
femmes de retour de la tombe (28, 9) et, au centre « géographique » de l’Évan-
gile, à l’issue de la marche sur les eaux (14, 33)14. L’ouvrage de Matthieu est
ainsi ponctué, en des endroits stratégiques, de « reconnaissances liturgiques »

9
ibid.
10
Hans COnZeLMAnn, Andreas LinDeMAnn, guide pour l’étude du nouveau testament, genève,
Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible 39 », 1999, p. 355.
11
Bornkamm cité par Daniel MArguerAT, le jugement dans l’Évangile de Matthieu, genève, Labor
et Fides, coll. « Le monde de la Bible 6 », 1981, p. 101.
12
Pierre BOnnArD, l’Évangile selon saint Matthieu, neuchâtel, Delachaux et niestlé, 1963, p. 414.
13
La généalogie de Luc (Lc 3, 23-38) met l’accent sur l’ascendance divine (v. 38).
14
Dans les autres passages où proskuneô a comme objet Jésus, ce geste est en outre toujours un
préalable à une demande, soit de guérison (8, 2 ; 9, 18 ; 15, 25), soit de faveur (18, 26). Cette dernière
occurrence apparaît dans un contexte de royauté. enfin, le « maître » devant lequel le serviteur impi-
toyable se prosterne (18, 26) est présenté par Matthieu comme un roi (v. 23).

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marquant l’identité royale de Jésus. L’une de ces reconnaissances doit cepen-


dant retenir l’attention, puisqu’elle est à la fois la plus explicite et tragique-
ment paradoxale : les moqueries lors de la Passion. C’est autour de la croix que
se dit ouvertement que Jésus est le roi des juifs aussi bien par les païens (27, 27-
31, 37) que par les autorités juives (27, 41-43). L’ironie de ces paroles dirigée
contre Jésus, se retourne contre leurs auteurs quand le lecteur arrive à la fin de
l’Évangile (28, 17-18).
l’universalité : elle est reconnue au-delà des frontières d’israël (2, 1-12) et
« sauvée » par un passage de frontière (2, 13-15). Deux citations d’Ésaïe (4, 15 ;
12, 21) font droit à la tradition universaliste du judaïsme (cf. Jonas), relayée par
deux discrètes mentions : la première en contexte apocalyptique (24, 14), la
deuxième au début du récit de la Passion (26, 13). Mais surtout, le thème est
problématisé narrativement par l’épisode de la Cananéenne, qui se situe, lui
aussi, à peu près au centre de l’évangile (15, 21-28). Selon Élian Cuvillier, cet
épisode permet de résoudre le paradoxe que représente la présence, dans
l’Évangile de Matthieu, des déclarations universalistes mentionnées plus haut,
conjointement à des « affirmations particularistes héritées du Judaïsme15 »,
notamment 10, 5b-6. Matthieu ne cherche pas à diviser « l’histoire du salut »
en étapes successives (d’abord israël, puis les nations), mais à mettre en scène
le déplacement identitaire que provoque l’Évangile du Messie d’israël sauveur
des nations. et la scène, c’est la conscience du Messie lui-même. « L’histoire
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du déplacement identitaire du Messie d’israël sert de paradigme à la commu-
nauté16. » Mt 28, 19a scelle ce déplacement.
la proximité : Jésus est désigné par le rédacteur comme l’emmanuel (Dieu
avec nous) qui sauve son peuple (1,  21-23). L’Évangile s’ouvre et se clôt
(28, 20b) sur ce message développé narrativement dans la mise en situation du
Sermon sur la montagnes (les disciples s’approchent de Jésus : 5, 1), et surtout
à partir du chap. 9 : Jésus mange avec les publicains et des pécheurs (9, 10-13) ;
il est « l’époux avec ses invités » (9, 15a) ; il est pris de compassion pour « les
brebis qui n’ont pas de berger » (9, 35-37) ; la proximité de Jésus ou de son Père
avec les disciples est un thème essentiel de 10, 16-11, 30 ; Jésus est plus proche
de ses disciples que de sa famille (12, 46-50) et il leur explique ce qui, dans son
enseignement, reste obscur pour qui ne s’approche pas de lui (13, 10-17) ; il se
soucie du bien-être des foules (14, 13-21 ; 15, 32-39) et est au milieu de ceux
qui se réunissent en son nom (18, 20). Cette proximité ne doit pas être comprise
uniquement comme une attitude protectrice de la part de Jésus ; il attend aussi
de ses disciples qu’ils soient proches de lui dans son épreuve : dans l’épisode
de gethsémané, Matthieu insiste sur ce besoin de secours de Jésus en ajoutant

15
Élian CuViLLier, art. cit., p. 498.
16
ibid.

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par deux fois au récit de Marc : « Veillez avec moi » (26, 38.40). un bémol est
toutefois perceptible : la proximité avec les incrédules pèse à Jésus (17, 17) ; il
viendra un temps où l’époux sera enlevé à ses amis (9, 15b), qui seront alors
eux-mêmes comme des brebis sans berger (26, 31). Toutefois, cette séparation
sera temporaire, puisqu’ils le retrouveront en galilée (26, 32). Cette dernière
mention fait tendre le thème de la proximité de Jésus à ses disciples vers 28, 20b
qui en lie la gerbe et l’ouvre vers un avenir eschatologique.
l’obéissance  : le Jésus de Matthieu est un maître dont l’enseignement
consiste en une ordonnance qu’il faut observer. Cet enseignement requiert
l’obéissance, parce qu’il est essentiellement interprétation de la loi. Cette
perspective sous-tend le Sermon sur la montagne. De même, l’Évangile que
les disciples sont appelés à annoncer n’est autre que l’obéissance aux
prescriptions de Jésus (28, 20a). en fait, l’évangélisation selon Matthieu ne
consiste pas tant en l’annonce d’un message qu’en une série d’actes.
L’expression « faire des nations des disciples » (28, 19a) est explicitée par deux
participes : « les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint esprit » (19b) et
« leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé » (28, 20a). « Être
disciple » consiste donc à « être baptisé » et « garder les commandements de
Jésus », c’est-à-dire accomplir la justice17. Ces deux aspects de la suivance sont
d’ailleurs fortement liés par Matthieu dès le baptême de Jésus : à Jean-Baptiste
qui résiste à sa demande celui-ci répond que le baptême est de l’ordre de
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l’accomplissement de la justice (3, 15). Or, cela n’est pas sans effet sur la
manière de comprendre ce que Matthieu entend par l’obéissance du disciple :
si cette obéissance commence par le baptême, cela veut dire qu’elle dépasse une
compréhension légaliste de la loi, car la loi n’exige pas le baptême. C’est tout
le débat du Sermon sur la montagne : il ne s’agit pas tant d’un développement
sur le comment de la loi, mais sur le quoi : quel rôle la loi joue-t-elle dans ma
vie plutôt que comment faire pour accomplir la loi18. Pour Matthieu, la loi
témoigne de la justice de Dieu (sa volonté). « Le concept de justice devient la
clef d’interprétation de la loi comme expression de la volonté de Dieu19. » Le
disciple est d’ailleurs identifié par l’accomplissement de la volonté de Dieu

17
La « meilleure justice » dont la loi est une composante, mais qui ne se réduit pas à une compré-
hension littérale de la loi. Cf. Hans WeDer, «  «Bessere gerechtigkeit» als Princip menschlichen
Verhaltens » in Hans WeDer, éd., gerechtigkeit, Friede, Bewahrung der Schöpfung. theologische Über-
legungen, Zurich, Theologischer Verlag, 1992, p. 63-79 ; François VOugA, une théologie du nouveau
testament, genève, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible 43 », 2001, p. 54-57.
18
il est intéressant de comparer les relations matthéenne et lucanienne de la prédication de
Jean-Baptiste : chez Luc, Jean invective les foules qui viennent (Lc 3, 7) et les exhorte à produire les
fruits de la conversion, fruits qu’il détaille ensuite en réponse à leurs questions (v.  10-14)  ; chez
Matthieu, Jean invective les pharisiens et les sadducéens (Mt 3, 7), interprètes autorisés de la loi, et
l’enseignement éthique n’apparaît pas ; dès le début du premier Évangile, les adversaires sont identifiés et
le combat suggéré : Jésus lutte contre la confiscation de la loi par les « légalistes » (Mt 23, 13-29).
19
François VOugA, une théologie, op. cit., p. 158.

225
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(Mt 12, 50). Or, la justice (c’est-à-dire la loi) est accomplie par Jésus. La loi sert
donc chez Matthieu un but christologique. Dans cette perspective, il importe
alors de lier fortement les trois paroles qui composent l’envoi de Mt 28, 16-20.
L’obéissance concerne les commandements de Jésus, auquel tout pouvoir a été
donné et qui reste constamment présent à ses disciples. La mission ne consiste
pas tant en l’enseignement d’une éthique (même si elle peut revêtir aussi cet
aspect), qu’en la réalisation de l’affirmation qui la précède : l’autorité univer-
selle du Christ. Cette autorité se réalise paradoxalement dans le baptême, c’est-
à-dire la prise en compte d’un échec (Mt 3, 6.11) duquel peut naître la justice
(Mt 3, 15), et une vie placée dans la perspective de cette « meilleure justice »
(Mt 5, 20).

iii. De la tentation Du PouVoir à la MiSSion

Le thème de l’obéissance qui parcourt tout l’Évangile est donc, chez


Matthieu, foncièrement christologique : c’est l’intervention de Dieu dans le
monde en la personne de Jésus de nazareth qui rend possible cette obéissance,
non plus hypocrite, à la lettre d’une loi, mais à une justice qui, si elle s’appro-
prie cette loi, la dépasse aussi en l’accomplissant. L’universalité de la justice ou
de la volonté de Dieu est fortement soulignée par les deux références à Jonas
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(Mt 12, 38-42 ; 16, 1-4) et les reproches aux villes « impénitentes » (Mt 11, 20-
24). Jonas est la principale référence vétérotestamentaire à l’universalité de la
sollicitude divine : ninive a écouté la Parole de Dieu. Quant à Tyr et Sidon,
l’épisode de la Cananéenne (Mt 15,  21-28) va réaliser ce que le Jésus de
Matthieu n’ose encore imaginer au chapitre 1120 ! Or, cette rencontre, qui voit
un changement d’attitude chez Jésus, est suivie immédiatement d’une péricope
importante : les guérisons sur la montagne (Mt 15, 29-31).
La guérison s’étend à une foule indéfinie qui se rassemble en un territoire
lui aussi indéfini (la « galilée des nations »), où les limites entre israël et les
nations sont floues. Là, Jésus traduit en actes la proximité de Dieu. Après une
introduction similaire à celle de Mt 5, 1, Jésus, ici, ne parle pas aux disciples :
il agit pour tous, car cette fois, tous s’approchent de lui, portant leurs fardeaux.
La péricope se conclut par la reconnaissance de la gloire du Dieu d’israël, ce
qui sous-entend que la foule est composée au moins en partie de païens (v. 31b).
Là, au milieu de l’Évangile, après la reconnaissance des disciples au milieu de
la mer, lieu « mouvant » s’il en est (Mt 14, 33), en contraste avec l’attitude des
pharisiens et des scribes (Mt 15, 8-9), et suivant immédiatement une ouverture
« forcée » de Jésus aux païens (Mt 15, 21-28), l’autorité du Dieu d’israël est
reconnue par les « nations ».

20
Cf. plus haut.

226
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2013/ 2 L’enVOi en MiSSiOn COMMe grÂCe. MATTHieu 20,  16-20

C’est le lieu de remarquer avec Agnès Yoshié ito21 un fait intéressant dans
la construction de l’Évangile de Matthieu : les sept péricopes où Jésus se trouve
sur une montagne (Mt 4, 8 ; 5, 1 ; 14, 23 ; 15, 29 ; 17, 1 ; 24, 3 ; 28, 16) sont
organisées en une construction concentrique dont le centre est précisément celle
dont nous parlons, alors que les deux extrémités sont respectivement la
troisième tentation (Mt 4, 8-10) et l’envoi en mission (Mt 28, 16-20). or, dans
ces trois épisodes, il est principalement question du règne universel de Jésus
ou du Dieu qu’il représente !
Avançons alors l’hypothèse que Matthieu écrit son Évangile entre autres
dans la perspective du débat suivant : si l’autorité universelle du Dieu de Jésus-
Christ est un fait acquis, de quelle nature est-elle ? Autrement dit, comment
l’Église peut-elle et doit-elle être témoin du règne de Dieu ? Comment obéir à
l’ordre missionnaire de Jésus ? On rejoint ainsi d’une manière particulièrement
appropriée les débats actuels sur la mission !
Matthieu répond à la question en montrant les deux voies possibles : celle
de la tentation et celle de l’obéissance.
il place la tentation du « règne universel » en dernier lieu, lui donnant ainsi
un relief particulier (Mt 4, 1-11)22 : après l’insistance sur la royauté de Jésus
notamment par l’épisode des mages et la narration de l’enfance dans son
ensemble, on comprend que cette tentation va au cœur de la mission de Jésus,
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touche son identité même, aussi bien que l’identité de Celui devant qui il choi-
sit de se placer. L’offre du tentateur reprend le psaume 2 (v. 8) : un psaume
messianique, « christologique » (c’est à son « oint », son « Christ » que Dieu
promet tous les royaumes de la terre), prenant tout simplement la suite de la
parole d’adoption que Jésus vient d’entendre à son baptême (Ps 2, 7 ; Mt 3, 17).
n’est-ce pas tout simplement la réalisation de son destin qui est ici proposée à
Jésus23 ? À cette visée universaliste, Jésus oppose un texte de la loi des plus
particularistes : Dt 6, 13. « Jésus revit la tentation d’israël à son entrée en
Canaan. Là où israël avait succombé, il triomphe, en tirant parti de la leçon
que le Deutéronome a dégagée de la dernière tentation d’israël : tu adoreras
le Seigneur ton Dieu, et à lui seul tu rendras un culte24. » L’influence du Deuté-
ronome sur le récit matthéen des tentations25 porte à penser que le tentateur

21
Agnès YOSHiÉ iTO, « Les sept montagnes de Jésus dans saint Matthieu », in lumen Vitae, 1994,
p. 413-423.
22
Luc place en troisième position la tentation de tenter Dieu : ce qui est en débat ici, ce n’est pas
tant la royauté de Jésus que sa foi.
23
Cf. Christophe Singer, « Quand Jésus résiste à l’Évangile. Luc 4, 1-13 » in Jean AnSALDi, éd.,
la résistance à l’Évangile. le diable est-il mort ?, Valleraugue, Sœurs protestantes, coll. «  Sentiers de
Villeméjane » 12, 2000, p. 17-24.
24
Jacques DuPOnT, les tentations de Jésus au désert, Paris, Desclée De Brouwer, 1968, p. 20.
25
ibid.

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n’est autre que le « Dieu de ce monde » (2 Co 4, 4) à savoir ce que le monde


considère comme Dieu. La troisième tentation est de conquérir la domination
des nations, violemment ou pacifiquement, en s’appropriant leurs dieux. une
pratique largement adoptée par les polythéismes antiques, mais aussi par une
conception de la mission faisant la part unique au dialogue interreligieux et
développant dans son sillage une théologie naturelle, certes vaguement teintée
de christianisme, mais qui n’a plus grand-chose à voir avec l’Évangile. Jésus
refuse cette voie : son Dieu est le Dieu d’israël, pas un autre. La vocation uni-
verselle de sa messianité se conjugue à un ferme attachement au particularisme
d’israël. Autrement dit, le Dieu qui l’envoie n’est pas une idée, mais un Dieu
personnel, qui a un nom. Le récit de la troisième tentation vise à dénoncer une
mission chrétienne dont l’objectif serait la conquête spirituelle du monde au
prix du service d’un autre Dieu que celui du Christ crucifié.
Car ce n’est qu’à la fin de l’Évangile que le ressuscité, c’est-à-dire le crucifié,
informe ses disciples que « tout pouvoir lui a été donné ». il y a ainsi un parallé-
lisme frappant mais curieux entre la troisième tentation et l’envoi en mission :
• les deux scènes se passent sur une montagne (alors que l’ordre de Jésus
en Mt 28, 7.11 ne mentionne pas de montagne) ;
• la pointe des récits concerne le pouvoir universel donné (didômi) à Jésus ;
• les disciples se prosternent (proskuneô) devant Jésus, ce que le tenta-
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teur exige de Jésus vis-à-vis de lui-même ;
• la réalisation concrète de ce pouvoir passe par le baptême (juste avant
d’être tenté, Jésus est baptisé) ;
• la formule trinitaire fait écho à la perspective trinitaire du récit du baptême ;
• Jésus cite la loi pour en finir avec le tentateur, et demande à ses disci-
ples d’enseigner aux nations à « garder ses commandements » ;
• enfin, les deux récits se concluent par le motif de la proximité du divin : les
anges se tiennent auprès de Jésus et Jésus lui-même promet sa présence aux
disciples.
Ce parallélisme de vocabulaire et de motifs est curieux, car il s’accompa-
gne d’une nouvelle répartition des rôles : au chap. 28, Jésus est certes toujours
celui dont le pouvoir universel est en jeu, mais ce pouvoir ne lui vient plus
d’une prosternation devant une face obscure d’un Dieu tout-puissant. il lui a été
donné (aoriste passif) : Jésus règne maintenant, c’est un fait acquis par la mort
et la résurrection, et les disciples sont invités à entrer dans la dynamique uni-
verselle de ce règne en obéissant à son appel26. Le pouvoir universel du maître

26
La gestion narrative de la figure de Jésus ressuscité dans le chap. 28 de Matthieu oriente le
lecteur vers la reconnaissance de sa royauté. Matthieu n’explicite pas ce « a été donné » : la résurrec-
tion tient lieu de démonstration.

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2013/ 2 L’enVOi en MiSSiOn COMMe grÂCe. MATTHieu 20,  16-20

est la raison pour laquelle les disciples sont envoyés en mission. C’est le sens
de la conjonction causale au v. 1927. il n’est pas le but de la mission. Ce sont
les disciples qui se prosternent, sans que Jésus ait besoin de le leur demander.
Le baptême est la tâche à laquelle les disciples sont appelés : que les nations,
elles aussi, reconnaissent le règne du ressuscité. enfin, Jésus prend auprès de
ses disciples la place que les anges ont tenue auprès de lui.
La troisième tentation au désert est donc une sorte de contrefaçon de la
mission. Pour passer de l’une à l’autre, il faut avoir compris et sans doute
éprouvé la nature du règne de Dieu et les modalités selon lesquelles il se fait
reconnaître. Or la narration matthéenne met d’entrée le lecteur sur la voie : la
disparition du tentateur (Mt 4, 11) est immédiatement suivie de la retraite de
Jésus en galilée, devant le danger que signale l’arrestation de Jean-Baptiste
(v. 12-13). Mais cette attitude, surprenante selon les catégories de l’héroïsme
mondain, est interprétée par le narrateur comme premier accomplissement de
la vocation universaliste de la mission de Jésus (v.  14-16). Cette mission
consiste en l’annonce, en paroles (kêrussô, v. 17) du règne de Dieu. À cette
annonce, Jésus associe d’entrée les disciples (v. 18 sqq.) Jésus ne s’approprie
pas le règne universel par un coup de force religieux (se prosterner devant un
« dieu » tout-puissant), mais il témoigne, par la parole, de sa proximité et du
changement (metanoeô) que ce fait rend possible à ceux qui l’écoutent. Le récit
passe immédiatement à la caractéristique concrète essentielle du règne : la
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miséricorde. À la prédication est associée la guérison de toute « langueur28 »
(23-25), en une description qui se répète au chap. 15 : « Alors s’approcha de
lui une grande foule, ayant avec elle des boiteux, des aveugles, des muets, des
estropiés, et beaucoup d’autres malades. On les mit à ses pieds, et il les guérit ;
en sorte que la foule était dans l’admiration de voir que les muets parlaient,
que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles
voyaient ; et elle glorifiait le Dieu d’israël » (15, 30-31). C’est à ce déborde-
ment de miséricorde que se reconnaît le règne de Dieu (cf. Mt 5, 45 ; 11, 2-6).
Or, ce débordement de miséricorde ne peut s’éprouver que par celui qui était
mort et qui est rendu à la vie par la Parole du Christ mort et ressuscité. il ne peut
s’éprouver que par les disciples « petits entre les petits », comme aime à les
décrire Matthieu, à la foi chancelante et au doute chevillé au cœur29, qui sont
remis debout par la Parole apaisante en même temps que mobilisatrice de leur
maître. une Parole qu’ils sont chargés de transmettre sans la trahir : baptiser
(c’est-à-dire relever de la mort) et apprendre à obéir.

27
Conjonction curieusement omise par certaines traductions !
28
Terme par lequel la version Darby traduit le grec malakia.
29
Élian CuViLLier, « Justes et petits chez Matthieu. L’interprétation du lecteur à la croisée des
chemins », in Études théologiques et religieuses 72, 1997, p. 345-364.

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ConCluSion

il est significatif que l’envoi vers la mission universelle soit placé tout à la
fin du récit matthéen, et adressé narrativement aux disciples qui, bien que
prosternés devant le ressuscité, ont des doutes. il n’est pas nécessaire de
recourir à une hypothétique histoire de la rédaction où à une grammaire hasar-
deuse pour se dégager de la surprise que provoque cette mention du doute,
comme le font certains traducteurs30. il vaut mieux se laisser surprendre, et
essayer de comprendre cette mention dans la perspective narrative de Matthieu.
Au niveau de la péricope, une méthode consiste à imaginer l’effet du texte
s’il ne la comportait pas. en ce cas, la scène et en particulier les paroles de
Jésus seraient de l’ordre du renforcement d’une idée présente dès le début du
chapitre : la résurrection de Jésus scelle l’établissement de son règne et ses
disciples, fidèles lieutenants, sont chargés de le concrétiser par toutes les
nations. L’évangélisation consisterait alors à essayer d’imposer d’une manière
univoque l’évidence de la victoire de Jésus. Des disciples de tous les temps,
auxquels la dynamique narrative suggère de s’identifier aux onze, il serait donc
attendu une même fidélité dans l’annonce de l’Évangile comme évidence préa-
lable. Leur questionnement pourrait tout au plus porter sur le « comment » de
cette évangélisation, sur les méthodes à appliquer pour renforcer son effica-
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cité31. De fait, l’envoi en mission fonctionne souvent dans cette perspective :
résolutions synodales et autres textes32 en retiennent exclusivement le caractère
impératif. Or l’évidence du règne de Jésus est problématisée par le texte même.
en effet, la mention du doute des disciples prosternés n’est pas plus
« surprenante » que les incohérences et paradoxes qui parsèment l’histoire uni-
verselle du fait religieux. Ce qui est intéressant, c’est ce que le récit en fait : « et
Jésus, s’approchant, leur parla, disant : toute autorité m’a été donnée dans le ciel
et sur la terre » (v. 18). L’annonce par Jésus de l’universalité de son règne aux
disciples s’effectue dans un mouvement d’approche, caractéristique du récit
matthéen33, et plus particulièrement du règne de Dieu lui-même dans ce récit.
Autrement dit, la péricope de l’envoi en mission prend en charge le doute des
disciples en affirmant à leur endroit l’universalité de l’autorité du ressuscité.
Les disciples douteurs (c’est-à-dire le lecteur !) sont invités à relire le récit de

30
Cf. notes de la Bible de Jérusalem et de la toB.
31
Dans une rencontre sur l’évangélisation, l’animateur avait posé la question : « Quelle est la bonne
nouvelle que je veux annoncer ? » Les réponses furent toutes dans la veine : « C’est difficile de parler
de Dieu aux autres. il faudrait faire comme ceci ou comme cela… » La question « quoi ? » avait tout
simplement disparu sous le « comment ? ».
32
Dont le « Manifeste » cité plus haut.
33
Sur les 66 occurrences de proserchomai dans les Évangiles, 55 sont matthéennes.

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2013/ 2 L’enVOi en MiSSiOn COMMe grÂCe. MATTHieu 20,  16-20

la miséricorde divine manifestée en Jésus. L’histoire d’une miséricorde cruci-


fiée et ressuscitée. en effet, si les modalités concrètes de la mission consistent
d’abord à baptiser puis à enseigner l’obéissance à la « meilleure justice » défi-
nie par l’enseignement de Jésus, c’est que cette autorité est précisément fondée
sur cette mort et cette résurrection. Ce que le tentateur promettait comme une
sorte de contrefaçon à Jésus au début du récit, moyennant l’allégeance à une
toute-puissance divine, la parole du ressuscité qui s’approche des siens
l’atteste comme don à recevoir dans la foi, à travers une sorte de mort et de
résurrection : rien d’autre ne vient enlever le doute des disciples que cette
approche et cette parole. Si le récit laisse d’ailleurs le lecteur dans l’interroga-
tion au sujet de ce doute (est-il finalement levé ou non ?), c’est que la narration
n’a pas pour but de l’informer sur une situation passée, mais vise son propre
doute. Or celui-ci est traité précisément par la suite du texte.
en effet, on comprend alors le « donc » qui relie l’indicatif de l’autorité
universelle de Jésus et l’impératif de la mission : il fait de l’ordre de mission
une grâce accordée même aux douteurs. Alors que tu ne sais pas encore de
façon sûre si la miséricorde dont tu as été témoin tout au long du récit est vrai-
ment le signe du règne de Dieu (c’est-à-dire si Jésus est vraiment ressuscité),
tu es néanmoins invité à en témoigner, à devenir disciple en «  faisant des
disciples », à te laisser évangéliser par l’Évangile que tu annonces. Ce qui vaut
pour les autres vaut certainement pour toi aussi. « La “transmission de la foi”
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fait partie de la “réception de la foi”. elle n’en constitue pas un autre
moment34. » L’envoi en mission est la miséricorde du règne de Dieu accordé au
disciple douteur.
À partir de cette constatation qui prend en compte non seulement le v. 19,
mais l’ensemble de la péricope, il est possible de revisiter la situation de
double contrainte provoquée par une attention exclusive à l’impératif du v. 19.
il s’agit de recadrer la loi, mortifère, de l’impossible évangélisation, par l’Évan-
gile comme annonce de la miséricorde de Dieu manifestée en Jésus-Christ à
l’intention du disciple douteur. Bref, de prendre au mot la définition réforma-
trice de l’Église comme le lieu où l’Évangile est non seulement annoncé, mais
aussi reçu.
Christophe Singer

34
Pascal geOFFrOY, « La catéchèse, lieu d’évangélisation » in Serge SArkiSSiAn, éd., De la parole
aux actes, op. cit., p. 117-125, citation p. 118.

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