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« AYEZ CRÉANCE DE DIEU » (MARC 11, 22)

Jacqueline Assaël

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2009/2 Tome 84 | pages 161 à 175


ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0842.0161
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ETUDES
THÉOLOGIQUES
& RELIGIEUSES
TOME 84 2009/ 2

« AYEZ CRÉANCE DE DIEU »


(MARC 11, 22)

À propos des expressions « pistis de Dieu » ou « pistis de Jésus », en Marc


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11, 22 ou dans les textes pauliniens, Jacqueline ASSAËL * montre que la tra-
duction du mot grec par le substantif français « créance », pris dans toutes
ses acceptions, permet de respecter la structure de la phrase grecque et sug-
gère, en quelque sorte, la matérialité de l’objet de confiance produit par
Dieu comme fondement de la foi à travers les paroles de promesse ou la cru-
cifixion du Christ 1.

Dans son Évangile, Marc raconte l’épisode de la malédiction lancée par


Jésus contre un figuier stérile. L’efficience de cette imprécation ébahit
Pierre. Jésus a alors l’occasion d’affirmer la puissance miraculeuse de la foi,
dans le rapport indissociable qu’elle entretient avec la prière. Cette certitude
intérieure rend capable, affirme-t-il, de faire se déplacer les montagnes 2 !
22
En réponse, Jésus leur dit : « Ayez créance de Dieu ! 23 Amen, en
effet ! je vous le déclare : si, un jour, quelqu’un dit à cette montagne :

* Jacqueline ASSAËL est professeur de langue et littérature grecques à l’Université de Nice-


Sophia Antipolis.
1. Je remercie vivement le professeur Élian Cuvillier de sa lecture attentive et de ses
remarques critiques.
2. Sur le transfert des montagnes par Dieu, cf. Job 9, 5 ; Psaumes 114, 4-6 ; Ézéchiel
38, 20 ; Zacharie 14, 4 ; et par la foi, cf. 1 Corinthiens 13, 2.

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“Lève-toi de là et jette-toi dans la mer”, s’il ne doute pas dans son


cœur, mais s’il perçoit fermement, dans la foi, l’avènement des paroles
qu’il formule, il en sera ainsi, il l’obtiendra. 24 En vertu de quoi, je
vous déclare : la multitude de vos prières et de vos demandes, ayez
l’assurance, la ferme perception que vous en avez reçu le plein exau-
cement, et cela sera, vous l’obtiendrez. 25 Et quand vous vous tenez
debout, en prière, pardonnez, si vous avez une revendication à exercer
contre quelqu’un, afin que votre Père, qui est dans le ciel vous par-
donne vos propres transgressions. » (Marc 11, 22-25 3)
À son tour, Matthieu rapporte aussi ce logion provocateur qui défie la rai-
son. Mais son texte comporte quelques nuances indiquant que les deux évan-
gélistes ne définissent pas exactement de la même manière la nature de cette
foi à laquelle rien ne résiste et qu’ils ne perçoivent pas à l’identique les sen-
sations qu’elle fait naître.
21
En réponse, Jésus leur dit : « Amen, je vous affirme : si, un jour,
vous avez foi, si vous ne doutez pas, non seulement vous réaliserez le
miracle du figuier, mais, en outre, si vous dites à cette montagne :
lève-toi de là et jette-toi dans la mer, cela adviendra. 22 Et l’entièreté de
tout ce que vous demanderez dans la prière et dans la foi, vous la rece-
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vrez. » (Matthieu 21, 21-22)
En fait, Matthieu simplifie des versets comportant avant tout une exhorta-
tion que sa syntaxe assez insolite rend ambiguë, sinon polysémique : « Ayez
créance de Dieu ! » (Mc 11, 22) ; puis des effets stylistiques très marqués,
notamment avec le jeu plutôt incongru des temps : « Ayez l’assurance, la
ferme perception que vous avez reçu l’exaucement et cela sera, vous l’ob-
tiendrez » 4. Or, en l’occurrence, les particularités de l’expression marcienne
sont intéressantes, car elles suggèrent une compréhension spécifique de la
foi.

PISTIS. ANALYSE GRAMMATICALE ET SÉMANTIQUE DE L’EXPRESSION GRECQUE :


« AVOIR FOI, AVOIR CRÉANCE »

L’expression « avoir foi, avoir créance », ainsi composée du verbe indi-


quant la possession et d’un substantif construit comme complément (pistis) 5,

3. Sauf indication contraire, toutes les traductions de passages cités du NT sont nôtres.
4. Sur l’utilisation chez Matthieu de la source marcienne, cf. Élian CUVILLIER, « L’Évangile
selon Matthieu », in Daniel MARGUERAT, éd., Introduction au Nouveau Testament, Genève,
Labor et Fides, [2000], 2004, p. 70 sqq. et sa bibliographie.
5. Pour rendre leur lecture plus aisée aux non-hellénistes, toutes les mentions de substantifs
isolés sont présentées au nominatif singulier et les citations des verbes sont faites à l’infinitif
présent actif exclusivement.

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est assez rarement employée dans le Nouveau Testament 6. En grec,


d’ailleurs, les formes verbales indiquant une action concrète sont générale-
ment préférées aux notations conceptuelles. Il n’est donc pleinement justifié
d’utiliser une périphrase, au lieu du simple verbe « croire » (pisteuein) 7, que
pour mettre l’idée en relief ; autrement la syntaxe paraît alambiquée, inutile-
ment, voire maladroitement, alourdie.
Une telle mise en valeur apparaît clairement dans l’Épître de Jacques,
notamment, où un balancement, sinon une opposition, s’établit entre deux
formules : « avoir la foi » ou « avoir les œuvres » (cf. Jc 2, 14-26) ; dans ce
cas, cette structure lexicale produit en quelque sorte une matérialisation du
concept, puisque la possession de la foi implique en la circonstance que l’on
puisse s’en saisir et en faire montre, l’afficher. Toute quantification produit
aussi ce type d’effet : qu’elle soit énorme 8 ou plus minuscule qu’une graine
de moutarde 9, pour être mesurable il faut que la foi soit représentée comme
un objet dont on peut s’emparer.
De la même manière, quoique à un moindre degré, dans le verset marcien,
la tournure composée « avoir foi, avoir créance » objective le complément
d’un point de vue grammatical et le réifie sur le plan sémantique. En effet, en
grec le verbe « avoir » n’est pas seulement un auxiliaire banal, mais ses
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connotations peuvent suggérer une prise en main, un accaparement. Ainsi,
exhorter les disciples à « avoir foi, avoir créance » revient pour ainsi dire à
les encourager à « tenir bon la foi », à « s’approprier une créance », à « s’en
saisir ».
Le génitif complément de nom, dans cette courte phrase : « Ayez créance
de Dieu ! », prend alors tout son sens dans ces conditions et il n’y a aucune
raison a priori de traduire cette formule par « Ayez foi en Dieu » car, en grec,
l’idée locative serait exprimée autrement 10. En fait, le mot pistis, géné-

6. Il existe douze occurrences de cette expression dans le Nouveau Testament : Matthieu


17, 20 ; 21, 21 ; Marc 4, 40 ; 11, 22 ; Luc 17, 6 ; Actes 14, 9 ; Romains 14, 22 ; 1 Corinthiens
13, 2 ; 1 Timothée 1, 19 ; Philémon 1, 5 ; Jacques 2, 14 ; 2, 18.
7. Deux cent quarante et une occurrences de ce verbe peuvent être relevées dans le
Nouveau Testament. Cf. Concordance ZHUBERT, http://www.zhubert.com/concordance.
8. Cf. 1 Corinthiens 13, 2.
9. Cf. Matthieu 17, 20 ; Luc 17, 6.
10. Jean-Marc BABUT dénonce à juste titre la faiblesse des traductions données de cette
expression : « Du fait du glissement sémantique qui a affecté le mot français “foi” (assurance
de fidélité → croyance), le “Ayez foi en Dieu” que la plupart des versions bibliques actuelle-
ment en usage font dire à Jésus en Mc 11, 22 est d’une telle banalité qu’on se demande com-
ment Jésus a bien pu se laisser aller à prononcer une phrase aussi plate. Le contexte réclame
évidemment quelque chose comme “Ayez confiance en Dieu”. » in À la découverte de la
Source. Mots et thèmes de la double tradition évangélique, Paris, Cerf, 2007, p. 261, note 1. Il
signale souvent le problème posé par la sémantique du mot pistis (p. 36, 52-53, 143-146). Mais,
en l’occurrence, pour traiter complètement cette difficulté il faut tenir compte aussi de la syn-
taxe et de la construction au génitif.

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ralement rendu unilatéralement par le concept de « foi », présente deux ver-


sants majeurs de signification en quelque sorte. Le premier aspect séman-
tique définit un sentiment : la confiance que l’on accorde à quelqu’un ; il met
donc en évidence une subjectivité. Cette nuance de sens apparaît dans les
emplois du substantif construit avec un pronom au génitif de possession,
comme par exemple dans l’expression : « ta foi t’a sauvée » (littéralement, en
grec, « la foi de toi »). Elle correspond à la signification fondamentale du
verbe pisteuein qui indique l’action de « se fier à quelqu’un » et qui se
construit avec des prépositions variées : eis ou épi pour traduire le mouve-
ment d’une adhésion qui se porte vers Dieu ; en pour noter l’enracinement et
la stabilité d’une foi située « en » lui. Le substantif pistis, dans ce sens sub-
jectif, peut admettre les mêmes constructions, mais elles ne sont pas utilisées
dans les Évangiles où la notion de foi est toujours mentionnée de manière
absolue 11. À ce propos, les commentaires de Martin Buber sur la double tra-
dition juive et chrétienne sont particulièrement éclairants.
Le fait de ne pas ajouter en qui ce croyant croit est lourd de sens et
solidement fondé. Il ne s’agit absolument pas d’un terme abrégé qui
serait né par omission d’un « en Dieu » ressenti comme allant de soi
[…]. Bien plus, l’y ajouter retirerait au concept son véritable caractère
ou du moins l’affaiblirait. La construction absolue nous communique
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[…] le caractère absolu de ce qui est visé. Cela ne veut naturellement
pas dire, ne peut vouloir dire que l’on pense à « une foi en général »,
ignorée au contraire et par l’Ancien Testament et par le Nouveau
Testament, mais seulement que tout ajout, servant couramment à
caractériser un état d’âme, serait de nature à manquer la plénitude et la
force de ce qui est visé, de cette réalité relationnelle dépassant par
nature l’univers de la personne 12.
Par ailleurs, dans le vocabulaire grec, ce mot correspond aussi à tout ce
qui fait foi, à une caution, à tout objet permettant à un sentiment de confiance
de se fonder et de se développer 13. Dans ce type d’acception, pistis peut donc

11. Par exemple, Hébreux 6, 1 ; 1 Timothée 3, 13 ; 2 Timothée 1, 13 ; 3, 15. Cf. tableau,


dernière colonne.
12. Martin BUBER, Deux types de foi, trad. Bernard DELATTRE, Paris, Cerf, 2007, p. 41 (éd.
originale, Zwei Glaubensweisen, Zurich, Manesse Verlag, 1950).
13. La dualité sémantique est la même en hébreu pour les mots de la famille qui a donné la
forme « amen » ; cf. Martin BUBER, ibid., p. 46, note 10, à propos de 2 Chroniques 20, 20 et
Isaïe 7, 9 : « [U]ne seule et même racine : amen, être ferme, être stable, à deux formes diffé-
rentes. La forme causative signifie “avoir confiance”, la forme passive “être soutenu”. » Dans
les théories platoniciennes de la connaissance, la notion pistis désigne typiquement la convic-
tion suscitée par un contact entretenu avec des réalités sensibles. Cf. PLATON, République VI et,
sur le sujet, Rudolf BULTMANN, « Pisteuô », in Gerhard KITTEL, éd., Theologisches Wörterbuch
zum Neuen Testament, Stuttgart, 1933, IV, p. 174-230 (publié en français sous le titre Foi, trad.
Étienne DE PEYER, Genève, Labor et Fides, 1976) ; Jean GRONDIN, « Fide splendet et scientia.
Du sens d’une devise », Théologiques 13, 2005, p. 119-127.

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être construit avec un complément de type déterminatif, n’indiquant ni le


sujet qui éprouve cette foi, ni celui qui l’inspire, mais l’objet ou la personne
qui en définit le contenu. Ainsi, en Philippiens 1, 27, il est question de la pis-
tis de l’évangile, c’est-à-dire de la garantie que constitue le message de
Bonne Nouvelle annoncé par Jésus. Or, les expressions néotestamentaires
comportant cette tournure, a priori étrange, faisant intervenir la « pistis de
Dieu », peuvent être interprétées selon le même schéma grammatical 14. Ainsi,
la spécificité de la phrase grecque, dénuée de toute indication locative, est
respectée et, de fait, en toute littéralité, « posséder créance de Dieu » ne
revient pas exactement à « mettre sa foi en lui ».

LA PISTIS DE JÉSUS-CHRIST

Cette formulation : « la pistis de Dieu » figure telle quelle dans deux ver-
sets du Nouveau Testament. En effet, une expression strictement comparable
à celle qui est contenue dans le passage marcien se trouve en Romains 3, 3.
Dans cet exemple, le contexte immédiat éclaire la nuance de sens, car il est
alors établi que l’« incroyance des hommes ne remet pas en cause la “fidé-
lité”/“fiabilité” de Dieu ». Par ailleurs, dix autres occurrences sont à rappro-
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cher de ces deux textes, car il y est question de la pistis de Jésus ou du
Christ 15. Dans la plupart des cas, elle est présentée, à l’aide de la préposition
dia, comme un instrument d’intercession permettant la justification des
croyants. Il est en outre remarquable que la grande majorité des occurrences
(8 sur 10) se retrouvent dans le corpus paulinien, le plus souvent en lien, pré-
cisément, avec cette question (Rm 3, 22.26 ; Ga 2, 16 ; Ph 3, 9). Or, selon
l’apôtre, l’homme ne peut en aucune manière être à l’origine de sa propre
justification. Théologiquement, en effet, c’est la Croix du Christ qui atteste la
justice de Dieu. En conséquence, imputer à la pistis des hommes une vertu
justificatrice reviendrait à faire de leur foi un mérite, comme si elle était une
œuvre personnelle. C’est donc bien la pistis du Christ, en tant que créance
acquise auprès du Père, qui amène Dieu à considérer les croyants comme
justes, ainsi que Paul l’indique explicitement.

14. Pour justifier ce phénomène, certains ont inventé une catégorie grammaticale. Cf.
Xavier LÉON-DUFOUR, Épître aux Romains, rééd. avec des modifications [texte dactylographié],
Fourvière-Lyon, Faculté de Théologie de la Compagnie de Jésus, 1970, p. 37. L’auteur précise
que « pistis de Jésus-Christ » dans Romains 3, 22 est « habituellement traduit par “foi en J.-C.”
= foi que possède le chrétien du fait de sa communion avec J.-C. : “génitif mystique” ». Mais
adapter la grammaire quand elle résiste à une interprétation qui peut être erronée constitue un
procédé bien désespéré et illégitime.
15. Cf. Romains 3, 22 ; 3, 26 ; Galates 2, 16 (2 occurrences) ; 2, 20 ; 3, 22 ; Philippiens
3, 9 ; Colossiens 2, 12 ; Jacques 2, 1 ; Apocalypse 14, 12 (+ une tournure proche : Actes 3, 16).

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21
Mais, en réalité, c’est en dehors de la Loi que la justice de Dieu est
clairement mise en évidence, dans le témoignage que la Loi et les pro-
phètes lui ont rendu. 22 Et la justice de Dieu, honorant [dia] la créance
[pistis] de Jésus-Christ, s’adresse à tous les croyants [pisteuein]. En
effet, il n’y a pas de discrimination. 23 Car tous sont pécheurs. Tant
s’en faut qu’ils approchent de la gloire de Dieu ! 24 Mais ils sont recon-
nus comme justes par le don, la grâce de Dieu, au prix de [dia] la
rédemption qui s’accomplit dans le Christ Jésus. 25 Car, à l’avance, le
regard de Dieu L’a agréé comme offrande sacrificielle, moyennant
[dia] la créance [pistis] consistant dans son sang. Par là, Il a eu à cœur
de démontrer [endeixis] la cohérence de Sa justice, en remettant les
péchés d’autrefois, 26 commis pendant l’attente de Dieu, conformé-
ment à l’image [endeixis] de la justice qu’Il exerce dans la circons-
tance actuelle. Ainsi, Il veut être juste, et l’être d’une justice qui recon-
naît les droits de qui relève de la créance [pistis] de Jésus 16 .
(Romains 3, 21-26).
Ce texte éclaire indirectement la signification de l’expression « avoir pis-
tis de Dieu », en commentant assez longuement l’application particulière de
ce substantif au Christ. Tout d’abord, ces versets pauliniens montrent, de
toute évidence que, dans ce contexte, la formule : « avoir pistis du Christ »,
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ne peut pas être traduite par « avoir foi en Christ ». Un obstacle historique
majeur s’y oppose de manière rédhibitoire car, en l’occurrence, il est ques-
tion aussi bien de la spiritualité des juifs que de celle des chrétiens. Le rai-
sonnement de l’apôtre établit, en effet, que, dans la prescience de Dieu, le
sacrifice de Jésus vaut pour toute l’humanité pécheresse et qu’il obtient
créance auprès de Dieu pour tous les mortels, qu’ils l’aient ou non connu ou
reconnu comme Christ, pourvu que, comme Abraham, ils aient cru à la jus-
tice divine. En conséquence, la justification des croyants n’est pas nécessaire-
ment conditionnée, aux yeux de Paul, par leur foi en Christ ; sa théologie
accrédite donc l’opportunité de privilégier une autre acception du mot pistis
dans un tel contexte, afin de traduire l’idée selon laquelle Jésus engage une
« caution » valable pour toute l’humanité lors de sa crucifixion 17.

16. Au verset 25, eis, qui indique le but, l’objectif, le dessein, est traduit par l’expression
« avoir à cœur de » ; et, au verset 26, pros, qui met en relation deux occurrences du mot
endeixis (« démonstration ») placées en miroir, est traduit avec une certaine redondance par les
idées de « cohérence » et de « conformité », afin de rendre, en plus du sens de la préposition,
l’effet produit par la récurrence lexicale.
17. Idem en Philippiens 3, 9. Au prix de quelque liberté prise avec la syntaxe et de quelque
détachement par rapport à la lettre du texte, Karl BARTH superpose à ces versets pauliniens une
interprétation marquée par une vraie spiritualité : « Mais maintenant, indépendamment de la
loi, est révélée la justice de Dieu, qui est attestée par la loi et les prophètes, à savoir la justice de
Dieu par sa fidélité en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient. » in L’Épître aux Romains, trad.
Pierre JUNDT, Genève, Labor et Fides, [1922] 1967, p. 91. Très heureusement, il trouve une
solution qui lui permet de rapporter à Dieu la substance du mot pistis.

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Il est vrai que les glissements de sens qui se produisent entre les diverses
occurrences de cette notion grecque sont d’autant plus difficiles à cerner que,
pour les chrétiens, l’intercession de Jésus, objet d’un article de foi, suscite
aussi une infinie gratitude confiante 18. Ainsi, dans une certaine mesure, toutes
les nuances sont intriquées. Il convient néanmoins de les distinguer, dans ce
texte paulinien, pour comprendre la subtilité de la démonstration et pour en
percevoir tout le relief. Sans quoi, la consistance même de son écriture est
perdue. En effet, dans ce passage de l’Épître aux Romains, au verset 22, Paul
joue de la proximité ménagée, dans sa phrase, entre le substantif pistis et le
verbe correspondant (pisteuein). Une traduction fondée sur une interprétation
unilatérale de ce concept prête à l’apôtre une prédication bien plate, peu
alerte, promettant, dans un style indigent, pléonastique, presque tautologique,
« la justice de Dieu à travers la foi en Jésus-Christ, pour tous ceux qui
croient… » !
Or, tout le registre sémantique qui se développe dans ce passage indique
que la « pistis de Jésus » est représentée très concrètement dans l’esprit de
Paul comme l’enjeu métaphorique d’une trans-action. De fait, le caractère
objectif donné à cette réalité spirituelle est matérialisé par l’équivalence de
sens posée dans ce texte entre plusieurs expressions définissant le rôle de
Jésus dans la justification de l’humanité. Ainsi, dans ces versets, il est succes-
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sivement évoqué comme la vivante « rançon », le « prix de la rédemption »
versé pour tous les pécheurs (apolytrôsis) 19, puis comme une « offrande » à
valeur propitiatoire (hilastèrion). Les termes grecs ont des connotations
proprement économiques, à certains égards, tout comme en français le mot
« rachat », par exemple, tout comme aussi le mot hébreu émunah que la
Septante traduit par pistis 20. L’analyse stylistique du texte paulinien, avec la

18. Dans les controverses opposant la justification par la foi et la justification par les
œuvres, le raccourci d’expression ne doit pas occulter le fait que l’attitude du croyant s’en
remettant au Christ n’est qu’une condition subsidiaire mise à sa justification, acquise préalable-
ment et fondamentalement par Jésus. Martin LUTHER le rappelle clairement, quand il commente
les Épîtres de Paul ou les Psaumes : « Ainsi donc par la foi en Christ, la justice du Christ
devient notre justice et tout ce qui est à lui, oui, lui-même, devient nôtre » ; ou, à propos du
Psaume 30 et de l’expression « dans ta justice, délivre-moi » : « [Le psalmiste] ne dit pas “dans
ma [justice]”, mais “dans ta [justice]”, c’est-à-dire dans la justice du Christ mon Dieu, celle qui
est devenue nôtre par la foi, la grâce et la miséricorde de Dieu. » in « Sermon sur la double jus-
tice », Œuvres, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 210 et
211).
19. Cf. Frederick Fyvie BRUCE, L’Épître aux Romains, Cergy-Pontoise, Sator, 1986, p. 81 :
« La rédemption (apolutrôsis) désigne l’acte d’acquisition d’un esclave en vue de lui accorder
la liberté […]. Dans la LXX, ce mot et ses dérivés sont fréquemment employés pour désigner le
rachat d’une personne par celui qui a envers elle des obligations particulières du fait de sa
parenté. »
20. Cf. notamment Néhémie 11, 23 et, sur le sujet, David Hendrik VAN DAALEN, « The
Emunah/Pistis of Habakkuk 2.4 and Romans 1.17, in Fifth International Congress on Biblical
Studies, Oxford, 1973 », Texte und Untersuchungen zur Geschichte der Altchristlichen
Litteratur, Berlin, 126, 1982, p. 523-527.

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cohérence de ses images, confirme donc l’intérêt de traduire ce substantif,


dans ce cas, par créance qui en français possède la même polysémie alliant le
registre de la foi, celui des valeurs et celui du droit.
Dans d’autres textes, Paul suggère un peu plus précisément ce que ce mot
recouvre dans ses représentations théologiques. Ainsi, dans un passage de
l’Épître aux Galates, en particulier, le droit acquis par le Christ de racheter
tout être humain, fondé dans l’accomplissement de la crucifixion, est figuré
par l’image de la Croix. L’apôtre fustige alors Pierre qui, tout en prétendant
évangéliser les païens, compose avec la Loi afin de ne pas choquer les
tenants d’un judaïsme traditionnel ; lui, en revanche, ne se reconnaît un
devoir de loyauté qu’envers le Christ qui s’est entièrement offert comme cau-
tion sur le bois de la Croix. La vision du corps de Jésus crucifié, enregistrée
dans la mémoire chrétienne, atteste donc, sous cette forme matérielle, de son
engagement spirituel en faveur de tous les hommes :
16
Nous savons qu’un homme n’est pas reconnu comme juste d’après
les œuvres de la Loi sans l’intercession [dia] et la créance [pistis] de
Jésus-Christ. C’est pourquoi, nous aussi nous [avons rejoint (eis)
Jésus-Christ et nous] Lui avons apporté notre foi [pisteuein] pour
devoir notre titre de justes à Sa créance et non pas aux œuvres de la
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Loi. […] 19 Pour ma part, en effet, c’est au cours de ma pratique [dia]
de la Loi que je suis mort à la Loi, afin de vivre pour Dieu et, désor-
mais, je participe de la crucifixion du Christ. 20 D’ailleurs, je ne vis
plus en tant que moi-même, mais celui qui vit en moi, c’est Christ. Et
ce que je vis actuellement dans mon existence charnelle, est une vie
incluse [en] dans la créance du Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est
livré pour moi. 21 Je ne bafoue pas la grâce de Dieu. Car si le titre de
juste s’obtient par la Loi, alors Christ est mort pour rien 21. (Galates
2, 16-21)
La dernière phrase de cette déclaration rappelle encore avec force que la
justification de chaque homme dépend de la crucifixion de Jésus, qu’elle est
due à Jésus crucifié qui, en tant que tel, est identifié par ailleurs dans le verset
16 comme « lettre de créance » et « puissance d’intercession ». Ainsi, le don
total du Christ, servant Dieu absolument et prenant à son compte, épongeant
dans son crédit, absorbant dans son amour, toutes les dettes et les offenses
des hommes, conditionne la bienveillance du Père, en vertu d’une caution
universellement valable. Dans les représentations pauliniennes, l’image de la
Croix se dresse et se profile donc comme gage de justification, procurant à
chacun l’assurance de la réconciliation et du pardon.

21. Au verset 16, eis est traduit d’une manière excessivement développée pour souligner la
différence structurelle qui existe en grec entre deux types d’expression notant la foi en Christ ou
la créance du Christ.

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2009/2 « AYEZ CRÉANCE DE DIEU »

LA PISTIS DE DIEU

Lorsque Paul évoque la créance contractée par le Christ auprès de Dieu,


sa perspective est évidemment post-pascale. La temporalité que mettent en
scène les Évangiles construit un point de vue narratif un peu différent. Ainsi,
dans l’Évangile selon Marc, où Jésus s’exprime auprès de ses disciples en
invoquant la « pistis de Dieu » pour les assurer de leur éventuelle capacité à
faire se déplacer les montagnes, la relation s’établit directement entre les
humains et le Père, sans que soit mis en évidence le rôle de Jésus comme
intercesseur en droit d’influer, par son « crédit » personnel, sur la grâce
divine. L’engagement de Dieu auprès des hommes est ainsi révélé dans son
caractère fondamental, essentiel, puisque le Père se montre disposé à com-
muniquer toute puissance à ses créatures, quelles que soient les circons-
tances.
Plus précisément, si Jésus conserve une fonction de médiation dans ce
cas, c’est parce qu’il formule, par sa parole, une promesse de Dieu, un ser-
ment qu’il fait aux hommes. Dans le vocabulaire grec, pistis a aussi cette
acception ; or, ce sens est suggéré dans le contexte par la force véhémente du
mot « amen », sur lequel s’ouvre la proclamation faite aux disciples :
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« Amen ! je vous le déclare… » En effet, Jésus commence par l’exhortation
« Ayez créance de Dieu ! », c’est-à-dire « Emparez-vous de l’engagement de
Dieu » et aussi « Osez croire que vous en disposez », puis il confirme, attes-
tant ainsi l’attitude du Père : « De fait, c’est un engagement, quand je vous
dis que… » 22 L’interjection hébraïque, qui n’est pas traduite dans le texte
grec de l’Évangile, n’est pas galvaudée : par son radical, elle exprime l’affir-
mation de la vérité et le rapprochement des deux termes équivalents sur le
fond, amen et pistis, confirme l’association des notions de « promesse »,
« caution », « engagement », dans le champ sémantique développé à travers
ces versets 23. La traduction par « créance », dans l’expression « Ayez créance
de Dieu ! », sans exclure, bien au contraire, la notion de foi, interprète donc
bien plus complètement l’idée telle qu’elle est définie dans le contexte. De
fait, toute la logique de ces versets s’articule autour de l’« Amen ! » de Jésus,
qui devient le seul enchaînement causal reliant les versets 23 et 24. Car rien
d’autre ne vient garantir ni expliquer, au verset 24, son assertion selon

22. En tenant compte, dans la pensée chrétienne, du rôle du Christ intervenant comme
moyen terme, cet enchaînement fonctionne de la même manière que les enseignements expri-
més dans la Bible hébraïque, en 2 Chroniques 20, 20 : « Ayez confiance (haaminu) dans le
Seigneur votre Dieu, et vous serez soutenus (teamenu, littéralement, à peu près : vous serez
stables) » et Isaïe 7, 9, tels que les commente Martin BUBER, op. cit., p. 46 : « Dans cette
parole, les deux significations différentes du verbe renvoient à un seul et unique sens originel :
tenir ferme […]. Il faut en outre considérer que le concept englobe les deux aspects d’une réci-
procité dans la stabilité : l’aspect actif, la “fidélité”, et l’aspect réceptif, la “confiance”. »
23. Sur la solennité de cette formule hébraïque, cf. Jean-Marc BABUT, op. cit., p. 262.

169
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JACQUELINE ASSAËL ETR

laquelle toute prière doit s’attendre à être exaucée ; rien d’autre ne vient jus-
tifier sa conclusion « en vertu de quoi, je vous déclare… », si ce n’est ce ser-
ment, par lequel, en tant que Christ, il produit verbalement l’assurance que
Dieu offre aux humains : « Appropriez-vous la créance de Dieu, car il en est
ainsi 24 ! je vous en apporte sa garantie quand je vous déclare… » 25
Si la prière a droit d’exaucement en tant que telle, Dieu la reconnaît donc
comme une créance qu’un croyant peut faire valoir auprès de lui. Mais la
relation est plus complexe, car Dieu se place spontanément en position de
débiteur, de gracieux fournisseur de créance et il inspire les vœux qui trouve-
ront une réalisation. Le texte de Marc l’indique en tout cas. En fait, la prière
dont il est question surgit en l’homme presque comme une impulsion, à l’ins-
tar de l’imprécation lancée contre le figuier stérile, et le sentiment de son
exaucement s’impose à l’avance, comme une certitude intérieure ; de la sorte,
aucun tremblement incertain ne peut venir troubler le cœur des croyants et
compromettre l’accomplissement de tels vœux. Dans ce type de situation, la
raison est donc hors-jeu, car elle ne peut guère imaginer, d’elle-même, la
migration des montagnes ! C’est pourquoi Jésus choisit cet exemple invrai-
semblable. Mais l’intériorité profonde de l’être, mue par Dieu, peut accueillir
cette éventualité 26. La foi à laquelle les formes du verbe pisteuein font réfé-
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rence se développe alors non pas comme un fonctionnement de la pensée
fondé sur un quelconque savoir, qu’il soit religieux ou de tout autre nature,
mais comme une intuition, une expérience intime, créant un état de ferme
assurance. La grammaire est éloquente en l’occurrence : en effet, le mot pis-
teuein (« avoir foi »), généralement classé dans le registre des verbes indi-

24. Le verset 23 est asyndétique, ce qui en grec constitue un effet stylistique remarquable.
Le génie du français étant différent, il vaut mieux expliciter le lien logique entre les phrases, en
établissant l’enchaînement causal des propositions : « Je vous apporte sa garantie, en effet ! […]
C’est pourquoi, je vous déclare : “Ayez la ferme perception […] et vous serez exaucés.” » En
revanche, il est probablement préférable de souligner la valeur intraduisible de l’« Amen »
hébraïque, telle que l’apôtre la fait ressortir dans le texte grec, quitte à devoir gloser en com-
mentaire ou en note.
25. À la suite de la tradition attestée dans la Bible hébraïque où Dieu peut être défini
comme l’Amen (cf. Isaïe 65, 16), certains auteurs du Nouveau Testament nomment ainsi Jésus
(cf. 2 Corinthiens 1, 20 et Apocalypse 3, 14). Sur le sujet, cf. Christian BRIEM : « Toutes les
promesses de Dieu trouvent dans le Seigneur Jésus leur confirmation et leur sûreté. Christ est,
pour ainsi dire, le dernier mot de Dieu, son Amen. […] Christ garantit, en tant qu’Amen et sur
la base d’une rédemption accomplie, la réalisation de toutes les promesses que Dieu a faites
aux Siens. » in « Apocalypse 3, 14-22. La lettre à Laodicée. La chrétienté dans sa dernière
phase », Messager Évangélique 2002, p. 334 sqq.
26. Cf. Jean-Marc BABUT, op. cit., p. 262 : « Il va de soi que Jésus n’offre pas ici à ses audi-
teurs une garantie aussi stupéfiante pour justifier de leur part n’importe quelle fantaisie. Ce
serait mettre Dieu à l’épreuve, ce que Jésus a lui-même formellement refusé dans son face-à-
face avec le Tentateur […]. L’image quasi surréaliste qu’il propose doit fonctionner comme une
sorte de parabole, laquelle offre une image visible d’une réalité sinon invisible du moins non
perçue par le commun des auditeurs du Maître, à savoir la basileia. »

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2009/2 « AYEZ CRÉANCE DE DIEU »

quant une forme d’opinion, de croyance, est en tant que tel suivi d’un infini-
tif. Mais il peut aussi admettre une autre construction qui le fait entrer dans la
catégorie des verbes de perception par l’esprit ou par les sens ; or, tel est le
cas dans le texte de Marc, où une conjonction de subordination, hoti, intro-
duit une complétive. Ainsi, la tournure se rapporte à un croyant qui « reçoit
comme perception la ferme assurance que les paroles qu’il formule advien-
nent ». De même, au verset 24, Jésus explique que le solide sentiment, l’in-
tuition certaine d’un exaucement sont le gage véridique d’un tel accomplisse-
ment. En conséquence, la prière se présente comme un processus au cours
duquel, si l’homme éprouve en lui-même un plein accord avec Dieu, il est
assuré de réussir dans toutes ses entreprises 27. L’engagement de Dieu se
manifeste alors sous la forme de la foi qu’il inspire ; elle cristallise en
quelque sorte la prise de conscience profonde d’une promesse et l’impression
d’une immense force sereine reposant sur la possession d’une créance
offerte, et déjà honorée par le créateur de chaque essence et de tout phéno-
mène vivant. Effectivement, sur l’échelle du temps, le futur ne saurait déce-
voir l’espérance, puisqu’un sentiment anticipé d’exaucement révèle par
avance la réalisation, comme dans un passé déjà accompli, des demandes
humaines encouragées par Dieu auxquelles désormais il se doit d’accéder,
pourvu seulement que les cœurs ne tremblent pas. À travers tout un travail
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stylistique, la morphologie des verbes et le jeu des temps dans la phrase, le
texte marcien suggère donc les sensations instillées par l’engagement, la pro-
messe de Dieu, et consenties par lui comme une créance au cœur des prières
inspirées.
En fait, même dans ce contexte, Jésus apparaît comme celui qui acquiert
un crédit auprès du Père, en faveur de tous les humains ; il y travaille alors
par son enseignement, ainsi que par sa propre pratique du pardon des
offenses ; et une partie de son raisonnement dans les versets de Marc se
fonde aussi sur un vocabulaire du droit et de la transaction, même si les
connotations sont plus discrètes que dans les textes pauliniens évoquant sa
propre pistis. En effet, les paroles de Jésus autorisent les disciples à se récla-
mer d’un droit d’exaucement de la prière et il leur concède des titres de pro-
priété conférant à leur exigence une légitimité auprès de Dieu. Ainsi, le
lexique de l’« avoir », de même que celui d’une « prise de possession » licite,
sont représentés par les occurrences des verbes échein (v. 22) et lambanein
(v. 24). Mais la clause finale ajoutée par Jésus, au verset 24, selon une
logique incompréhensible autrement, illustre plus manifestement et plus pré-
cisément la situation contractuelle établie, en quelque sorte, entre Dieu et les

27. À propos de l’assertion « Tout est possible auprès de Dieu », cf. Martin BUBER, op. cit.,
p. 40 : « Cela ne vaut précisément que dans la mesure où [celui qui croit] a été admis dans la
sphère de Dieu. Il ne détient pas le pouvoir de Dieu ; bien plutôt, c’est le pouvoir de Dieu qui le
tient : chaque fois qu’il s’est abandonné à lui et aussi souvent qu’il s’abandonne. »

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hommes. Il est alors question de « remise de dettes » (car, en soi, et spéciale-


ment dans ce contexte, le verbe aphiénai indique une telle opération) et des
droits opprimants d’un créancier (« si vous avez une revendication à exer-
cer ») ; en réalité, la tournure grecque figurant dans ce passage, « avoir
quelque chose contre quelqu’un », n’est pas très courante et son sens littéral
n’est pas très évident, mais elle suggère, en plus d’une forme d’animosité, la
situation élevée de quelqu’un pouvant dominer de sa hauteur (kata tinos) un
débiteur en état d’infériorité et en tort. Or, tout disciple est incité à renoncer à
de telles possessions (échein) et au paiement de ce type de réparation pour
pouvoir se « tenir debout en prière » dans l’espérance que, oubliant ses
propres dettes d’homme pécheur, le Père honore l’engagement pris en son
nom par le Christ (« Amen, en effet ! je vous le déclare… »). L’exaucement
de la prière est donc assuré et accrédité, comme réponse due à la divine man-
suétude prônée, illustrée et incarnée par le Christ. Ainsi, Dieu prend à son
compte cette créance, au bénéfice des hommes, pourvu que les droits en
soient soutenus par l’humilité d’une libéralité fraternelle et, en elle-même, à
tous égards obligeante.

DE MARC : « AYEZ CRÉANCE DE DIEU », À MATTHIEU : « SI UN JOUR, VOUS


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»
AVEZ FOI

Sans faire perdre de vue la référence à la foi, compte tenu de l’étymologie


du mot, la traduction de pistis par « créance », dans les expressions où Dieu
ou Jésus sont compléments de ce substantif, souligne la valeur effective de
l’intercession exercée par le Christ et l’épaisseur pour ainsi dire matérielle de
cette sécurité assurée, au-delà même de la grâce, par la prodigalité volontiers
dispendieuse du Père, prêt à renverser les montagnes pour exaucer une prière.
Dans l’Évangile selon Marc, la « pistis de Dieu » est attestée par Jésus
comme une réalité concrète, à travers son engagement personnel, solennel
comme une parole de promesse, avant d’être incarnée sur la Croix selon les
représentations pauliniennes. De plus, l’exhortation de Jésus « Ayez créance
de Dieu » a elle-même une valeur efficiente. Car, simultanément, Jésus se
révèle comme le garant de ce crédit accordé par le Père et il le concède, de
fait, en son nom, telle une puissance active remise aux disciples, comme s’il
proposait : « Tenez ! voici une créance de Dieu. » Ceux qui le suivent perçoi-
vent alors intimement les effets de sa parole et de sa présence qui affermis-
sent et transmutent. Évidemment, en conséquence, la « foi » comme attitude
intellectuelle détachée des preuves matérielles se développe aussi. Mais, en
tant que telle, elle constitue plutôt une référence matthéenne.
En effet, dans sa formule « Si un jour, vous avez foi », Matthieu supprime
ce complément que Marc donne de manière un peu déconcertante au mot pis-
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2009/2 « AYEZ CRÉANCE DE DIEU »

tis. Alors, à la « créance de Dieu » se substitue la « foi » des disciples. Alors,


le doute n’est plus situé dans le « cœur » des hommes, comme chez Marc,
mais, dans son style plus elliptique, Matthieu en fait une attitude de l’esprit.
Alors, le verbe pisteuein (« croire assurément ») n’est plus employé avec sa
construction évocatrice, indiquant une perception sensible et intime ; la foi
souscrit donc à une évidence abstraite. Alors, les phrases se développent
comme des hypothèses qui se réalisent miraculeusement, mais sans les effets
troublants de contre-pied qui, dans le plus vieil Évangile, projettent dans le
futur la découverte d’un exaucement déjà accompli. Alors, l’évangéliste ima-
gine que l’objet de la prière « adviendra », sans « être » déjà comme chez
Marc, dans un futur défini comme l’essence à venir de l’histoire du monde.
Alors, le rôle d’intercesseur de Jésus-Christ n’est pas évoqué, mais tout se
passe comme si la prière adressée par un homme de foi devenait créatrice
dans sa liberté accordée à celle de Dieu.
Comparant ces deux versions, Pierre Bonnard juge que Matthieu a « heu-
reusement » simplifié son prédécesseur, qu’il « l’a rendu le plus cohérent
possible » et il impute quelque « maladresse » à Marc dans la construction de
son récit 28. Mais sans doute est-ce une des richesses essentielles du Nouveau
Testament que de proposer le miroitement de plusieurs consciences, tout
aussi rigoureuses et éclairées, pour réfléchir l’évangile ; ainsi, quelques
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facettes du sens illustré et révélé par les paraboles du Christ s’additionnent,
comme cela se produit à propos de cet exemple particulier.
Les textes de Marc et de Matthieu paraissent pourtant si proches a priori !
Mais quelques détails traduisent une différence profonde dans la perception
et la définition de la foi. En fait, les deux évangélistes abordent la question
sous deux angles, correspondant aux deux acceptions principales du mot pis-
tis. Car, telle qu’elle est conçue par Matthieu, l’expression de la foi est
construite comme le produit d’une pensée et d’une réflexion. Cette confiance
intime est parvenue à une connaissance d’elle-même. Elle est en mesure de
nommer et d’identifier la source qui l’inspire et elle sait quel comportement
elle doit susciter en retour. Elle possède donc suffisamment de recul par rap-
port à elle-même pour analyser les modalités de son adhésion aux projets de
Dieu qu’elle apprend à discerner. En revanche, la foi que le texte marcien
invite à accueillir en soi est beaucoup moins expérimentée – ou beaucoup
plus expérimentale – c’est-à-dire beaucoup moins intellectualisée. Elle
éprouve le sentiment de se découvrir elle-même de manière toujours renou-
velée. Elle surgit et se développe dans la sensation même de la paix boulever-
sante et de la force inspirées par Dieu, comme des gages de sa bonne foi (pis-
tis) pleinement fiable.

28. Pierre BONNARD, L’Évangile selon saint Matthieu, Genève, Labor et Fides, coll.
« Commentaire du Nouveau Testament 1 », 20023, p. 308.

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2009/2 « AYEZ CRÉANCE DE DIEU »

Ces deux états ne s’excluent d’ailleurs pas mutuellement et ils peuvent


s’articuler l’un par rapport à l’autre à des moments différents d’une même
vie. Cependant, la foi à laquelle se réfère Matthieu est nécessairement
seconde puisqu’elle repose sur une réflexion. Elle a suivi une évolution qui
lui a permis d’assimiler les impressions d’une expérience sensible. Elle est
alors capable de se porter vers Dieu, d’aller croire « en » lui. Mais quand
Jésus, chez Marc, enseigne ses disciples comme des petits enfants qui ne
connaissent pas les effets de la prière, il lui faut en premier lieu les exhorter à
recevoir en eux, de la part de Dieu, tous les gages de sa bonne foi et le béné-
fice de titres de créance dont ils ont beaucoup de mal, sans comprendre leur
légitimité, à s’estimer les détenteurs.
Assurément, l’expression « pistis de Dieu », par laquelle Jésus, en Marc
11, 22, est censé imputer en quelque sorte au Créateur l’acquittement d’une
créance, n’est pas dénuée de quelque caractère paradoxal. Mais la grammaire
établit clairement cette attribution ; elle suscite ainsi cette interprétation en
vertu de laquelle la sémantique du mot grec sert la théologie chrétienne d’une
manière très éloquente puisqu’elle ajoute à la libéralité de la grâce l’assu-
rance des obligations que Dieu se reconnaît envers les hommes.
D’ailleurs, comment recommander la foi en Dieu sans donner à connaître,
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préalablement, la « foi de Dieu », ce crédit infiniment ouvert, fondant une
absolue confiance ? Sans la pistis de Dieu, c’est-à-dire sa créance offerte aux
hommes, la foi chrétienne ne serait qu’une croyance religieuse.
Jacqueline ASSAËL
Université de Nice-Sophia Antipolis

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2009/2 « AYEZ CRÉANCE DE DIEU »

ANNEXE
LES EMPLOIS DE PISTIS DANS LE NOUVEAU TESTAMENT
PARTICULARITÉS GRAMMATICALES ET SÉMANTIQUES

Pistis dans le NT Avec génitif Avec génitif Sans « Avoir la « Foi en... »
(243) possessif complément construction foi » (= croire
de nom au génitif en...)

Matthieu (8) 4 0 4 2 (17, 20 ; 0


21, 21)
Marc (5) 3 1 (11,22) 1 2 (4, 40 ; 11, 0
22)
Luc (11) 7 0 4 1 (17, 6) 0
Actes (15) 0 2 (3, 16 ; 14 13 1 (14, 9) 3 (20, 21 :
9 eis ; 24, 24 :
eis ; 26, 18 :
eis)
Romains (40) 5 3 (3, 3 ; 3, 22 ; 32 1 (14, 22) 2 (3, 25 :
3, 26 en ; 4, 9 :
eis)
1 Corinthiens (7) 3 0 4 1 (13, 2) 0
2 Corinthiens (7) 2 0 5 0 0
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Galates (22) 0 4 (2, 16 [x2] ; 18 0 1 (3, 26 : en)
2, 20 ; 3, 22)
Éphésiens (8) 0 1 (3, 12) 7 0 1 (1, 15 : en)
Philippiens (5) 1 2 (1, 27 ; 3, 9) 2 0 0
Colossiens (5) 2 1 (2, 12) 2 0 2 (1, 4 : en ;
2, 5 : eis)
1 Thessaloniciens 7 0 1 0 1 (1, 8 :
(8) pros)
2 Thessaloniciens 3 1 (2, 13) 1 0 0
(5)
1 Timothée (19) 0 0 19 1 (1, 19) 1 (3, 13 : en)
2 Timothée (8) 1 0 7 0 2 (1, 13 :
en ; 3, 15 :
en)
Tite (6) 1 0 5 0 0
Philémon (2) 1 0 1 1 (1, 5) 0
Hébreux (32) 0 0 32 0 1 (6, 1 : épi)
Jacques (16) 3 1 (2, 1) 12 2 (2, 14 ; 2, 0
18)
1 Pierre (5) 3 0 2 0 0
2 Pierre (5) 1 0 1 0 1 (1, 1 : en)
1 Jean (1) 1 0 0 0 0
Jude (2) 1 0 1 0 1 (1, 20 : en)
Apocalypse (4) 2 1 (14, 12) 1 0 0

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