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POURQUOI AARON N'A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ APRÈS LA FABRICATION DU

TAURILLON D'OR ?
Essai sur les mentions d'Aaron en Exode 32, 1-33, 6

Dany Nocquet

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2006/2 Tome 81 | pages 229 à 254


ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0812.0229
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


81e année – 2006/ 2 – P. 229 à 254

POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ


CHÂTIÉ APRÈS LA FABRICATION
DU TAURILLON D’OR ?
ESSAI SUR LES MENTIONS
D’AARON EN EXODE 32, 1-33, 6

Pourquoi Aaron n’est il pas puni après la fabrication du taurillon d’or ?


Dans cette étude synchronique, Dany NOCQUET * montre qu’Aaron demeure
un personnage secondaire par rapport à la divinisation du taurillon que seul
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le peuple vénère comme divin. Les versets sur Aaron ne sont pas une critique
deutéronomiste du sacerdoce aaronide qui proviendrait des milieux des
Lévites ; ils appartiennent à une rédaction tardive et postsacerdotale de
l’époque postexilique. La position qu’occupe Aaron dans ce récit conforte
plutôt la fonction de grand prêtre qui sera la sienne dès le livre du Lévitique,
et elle permet d’introduire le thème majeur de la présence de Dieu au milieu
d’Israël.

INTRODUCTION

Dans le livre de l’Exode, l’épisode du taurillon d’or d’Ex 32-34 appar-


tient aux chapitres consacrés à la construction de la tente de Rencontre pour
YHWH et à l’établissement des institutions cultuelles et sacerdotales, Ex 25-
40. Ex 32-34 est à la charnière entre le projet de sanctuaire que Dieu décrit à
Moïse (Ex 25-31) et le moment où Moïse redescendu, réalise cette construc-
tion (Ex 35-40). La construction d’un objet de métal fondu en forme de

* Dany N OCQUET est actuellement professeur d’Ancien Testament à la Faculté de


Théologie Catholique de Lille. À partir de septembre 2006, il enseignera la même discipline à
la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier.

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taurillon provoque une crise de la relation entre Dieu et le peuple. L’affaire


est résolue par le rétablissement d’une relation de proximité avec Dieu et le
renouvellement de l’alliance où Moïse joue un rôle majeur. Malgré la
rupture, le projet cultuel d’Ex 25-31 n’est donc pas modifié et prend corps
dans la fin du livre de l’Exode avec l’établissement de la Demeure et la
venue de la gloire de YHWH au milieu d’Israël.
Le récit de la crise du taurillon d’or d’Ex 32 est également en tension
avec Ex 19-24 consacré à la conclusion de l’Alliance entre YHWH et Israël.
La relation privilégiée entre Israël et Dieu culmine en Ex 24 au moment où
Dieu se laisse approcher et voir par les représentants du peuple, les anciens,
Aaron et Hour. Ex 32 remet en cause cette proximité harmonieuse et consti-
tue un tournant décisif dans la relation entre Dieu et Israël. C’est la raison
pour laquelle certains auteurs désignent Ex 32 comme « chute » d’Israël en le
comparant au récit de Gn 2-3 dans lequel l’homme et la femme ont rompu le
premier mode de relation avec Dieu au jardin 1. D’autres parlent du « péché
originel » d’Israël en reliant cette histoire à celle de Jéroboam 1 fabriquant
des taurillons d’or pour les sanctuaires de Béthel et Dan, en 1 R 12 2.
Dans ce contexte, à quoi servent les mentions d’Aaron dans ce récit
d’égarement du peuple en Ex 32, 1-6, 21-25 et 35b ? Son rôle est pour le
moins ambigu. Comment Aaron qui est le « bras droit » de Moïse peut-il être
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un fabriquant d’idoles ? Comment celui qui va occuper la place de grand
prêtre, entrant dans le Saint des Saints une fois l’an, peut-il être le premier et
le plus grand des apostats semblant enfreindre les deux premiers commande-
ments du Décalogue ? Pourquoi échappe-t-il au jugement et au châtiment
après la fabrication du taurillon d’or ? Quelle est la place d’Aaron dans la
résolution de la crise en Ex 32-34 et comment s’articule l’épisode d’Ex 32,
1-33, 6 entre l’annonce de l’établissement du sanctuaire (Ex 25-31) et sa
réalisation (Ex 35-40) ? Comment le compositeur final du Pentateuque a-t-il
pu laisser un tel opprobre sur un personnage symbolisant la classe sacerdo-
tale et cheville ouvrière de la reconstruction de la communauté israélite à
l’époque postexilique ? C’est à ces contradictions et questions que se
consacre la présente étude.

1. Thomas RÖMER, « Le jugement de Dieu et la chute d’Israël selon Exode 32 », Foi et Vie
91, Cahier Biblique 31, p. 3-14 ; Konrad SCHMID, Erzwäters und Exodus. Untersuchungen zur
doppelten Begründung der Ursprünge Israels innerhalb der Geschichtsbücher des Alten
Testaments, Neukirchen/Vluyn, Neukirchener Verlag, 1999, p. 142.
2. Guy VANHOOMISSEN , En commençant par Moïse. De l’Égypte à la terre promise,
Bruxelles, Lumen Vitae, 2002, p. 195 sqq.

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1. LECTURE SYNCHRONIQUE 3
Au fil du récit d’Ex 32, 1-33, 6
Le moteur du long récit du taurillon d’or est l’absence de Moïse en Ex 32,
1-6. Depuis Ex 24, 12 sqq., Moïse est sur la montagne avec Dieu pour y rece-
voir les tables de la loi. Au moment où il revient vers le peuple, il découvre la
faute d’Israël. Malgré le châtiment sévère infligé au peuple après la fabrica-
tion du taurillon d’or par Aaron – 3 000 coupables sont tués (Ex 32, 25-29) –,
la crise n’est pas résolue à la fin du chapitre. Ex 32 s’achève dans la dyspho-
rie par l’annonce d’un fléau, Ex 32, 35, et se poursuit par le deuil du peuple
en Ex 33, 4-6. Ex 32, 1-33, 6 est la première partie d’une histoire qui
s’achève positivement en Ex 34 par le renouvellement de l’alliance.
L’apparition du motif de la tente de Rencontre en Ex 33, 7 et la récurrence de
plusieurs expressions en Ex 32, 1-33, 6 plaident pour l’unité de cette pre-
mière partie.
La désignation du peuple à la « nuque raide » (qeshèh-‘oréph), Ex 32, 9,
dit l’inflexibilité du peuple et son incapacité à suivre les lois de Dieu. La
même image est répétée en Ex 33, 3.5 pour justifier l’absence de Dieu au
milieu d’Israël et la fin de la proximité d’Israël avec YHWH 4.
Le motif du mal ou du malheur (râ‘âh) est d’abord une question posée à
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Dieu : « Pour le malheur (berâ‘âh ) il les a fait sortir », Ex 32, 12. L’étonnant
dialogue de Moïse avec Dieu conduit Dieu à renoncer au mal (‘al hârâ‘âh),
Ex 32, 14. Le thème se déplace pour désigner la situation du peuple égaré
loin de Dieu, le peuple est « dans le mal » (berâ‘), Ex 32, 22. Le terme,
enfin, est utilisé pour la « parole de malheur » (hâdâvâr hârâ‘ hazzéh)
annonçant l’absence de Dieu au milieu d’Israël, Ex 33, 4.
Le motif du serment à Abraham, Isaac et Jacob et de la promesse du pays,
Ex 32, 13 (« tu as juré » nîsheba’etâ), appartient à l’argumentaire de Moïse
pour demander à Dieu de renoncer à son projet d’extermination. Cette
promesse par serment (« j’ai juré » nîsheba’etî) devient en Ex 33, 1, la raison
de la poursuite du projet de Dieu et du départ vers le pays.
Enfin, le dépouillement d’Israël en deuil de ses parures, Ex 33 6, corres-
pond au don « des anneaux d’or des oreilles » pour la fabrication du
taurillon, Ex 32 2-3.

3. L’étude synchronique se consacre principalement aux mentions d’Aaron en Ex 32, 1-6,


21-25 et Ex 32, 35-33, 6. La deuxième partie de l’étude s’attache aux enjeux historiques de
cette histoire. Pour une lecture d’ensemble, voir Olivier ARTUS, Les Lois du Pentateuque. Points
de repère pour une lecture exégétique et théologique, Paris, Cerf, coll. « Lectio Divina », 2005,
p. 51-59.
4. Le motif se retrouve en Ex 34, 9 : c’est au milieu d’un peuple « à la nuque raide » que
Dieu accepte de marcher.

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L’unité de la narration d’Ex 32, 1-33, 6 est encore soulignée par la répar-
tition des personnages, ce qui permet le découpage suivant.
v.1-6 Au pied de la montagne. En l’absence de Moïse, le
peuple et Aaron construisent un taurillon d’or pour
une fête en l’honneur de YHWH. Le peuple offre des
sacrifices.
Peuple – Aaron – YHWH
v.7-14 Sur la montagne. YHWH réagit fortement et veut suppri-
mer le peuple. Par sa prière, Moïse demande à Dieu de
renoncer à son projet de malheur. Dieu renonce.
YHWH – Moïse
v.15-29 Au pied de la montagne. Moïse descend et détruit le
taurillon.
Il demande des comptes à Aaron. Pour Aaron, le peuple
est mauvais. Aaron a laissé le peuple sans directives.
Les Lévites exécutent un jugement sur le peuple en
massacrant 3 000 hommes sur l’ordre de Moïse
Moïse – Josué – Aaron – Lévites
v.30-34 Sur la montagne. Moïse monte vers le Seigneur pour
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obtenir l’absolution du péché d’Israël. L’intercession de
Moïse pour Israël montre sa solidarité avec le peuple. La
punition atteint le coupable. Dieu annonce le jugement.
Moïse – YHWH
v.35-33, 6 Au pied de la montagne. YHWH frappe le peuple à cause
du taurillon d’or fabriqué par le peuple et par Aaron. Le
peuple est en deuil en raison de la parole de Dieu qui
refuse de monter avec le peuple. Israël se dépouille de
ses ornements pour Dieu.
YHWH – Peuple – Moïse
Ex 32, 1-33, 6 est la première partie d’un triptyque avec un sommet
tragique en Ex 33, 1-6 où Dieu décide de ne plus monter avec Israël vers le
pays, de ne plus être « au milieu de toi » (beqîrebekhâ).
Le centre du triptyque se trouve en Ex 33, 7-23. Au pied de la montagne
se déroule un tête-à-tête entre Dieu et Moïse. Moïse réussit à convaincre
Dieu de se tenir présent auprès des fils d’Israël, de marcher devant eux et
de les traiter différemment, Ex 33, 16-17. Moïse demande une théo-
phanie privée qui confirme cette parole. YHWH promet de passer devant
Moïse.

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Ex 34, 1-35 est la troisième partie, sur la montagne, où YHWH ordonne à


Moïse de tailler deux nouvelles pierres. Dieu se manifeste comme promis en
passant devant Moïse. À Moïse qui demande à YHWH d’être « parmi nous »
(beqîrebenoû), Ex 34, 9, YHWH répond en concluant l’alliance et en redon-
nant l’essence de la loi que Moïse est chargé d’écrire 5. Il s’agit des dix
Paroles (34, 27-28). Moïse retourne au camp pour transmettre les paroles de
YHWH. Son visage est rayonnant. L’alliance est de nouveau établie en raison
de la clémence et de la miséricorde de YHWH, Ex 34, 6.
Ex 32, 1-6. Pourquoi Aaron n’est-il pas puni après la fabrication du tau-
rillon d’or ?
Ex 32,1. Le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne et le
peuple se rassembla contre Aaron, ils lui dirent : « Lève-toi ! Fais pour
nous des dieux qui marchent devant nous, car ce Moïse, l’homme qui
nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qu’il en est de
lui. » 2 Aaron leur dit : « Arrachez les anneaux d’or qui sont aux oreilles
de vos femmes, de vos fils, de vos filles et apportez-les moi ». 3 Tout le
peuple arracha les anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles et ils les appor-
tèrent à Aaron. 4 Il prit [l’or] de leurs mains et il façonna avec lui à l’aide
d’un burin, et il en fit un taurillon de métal fondu ; ils dirent : « Voici tes
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dieux Israël qui t’ont fait monter du pays d’Égypte. » 5 Aaron vit 6, il bâtit
un autel devant lui. Aaron convoqua et il dit : « Fête pour Y HWH ,
demain ! » 6 Et ils se levèrent le lendemain, ils offrirent des holocaustes,
ils présentèrent des offrandes de paix. Le peuple s’assit pour manger et ils
burent, ils se levèrent pour se réjouir.
Le récit d’Ex, 32, 1-6 fait suite à la mention d’Ex 24, 14 où Aaron et Hour
sont désignés par Moïse pour traiter les « affaires » du peuple pendant son
séjour avec Dieu sur la montagne. Mais, le peuple qui s’assemble autour
d’Aaron, le fait de manière hostile. Le verbe utilisé est celui des récits de
révolte du livre des Nombres 7. Ex 32 commence dans un climat de tension
entre le peuple et Aaron.
La demande de fabrication de dieux qui « marchent devant nous » est
motivée par l’absence de Moïse et l’ignorance de ce qu'il est devenu 8. Par sa

5. Sur la place d’Ex 34, 11-26 en Ex 32-34 et comme récapitulatif de la loi, voir O. Artus,
op. cit., p. 51-59.
6. La version syriaque contient une autre leçon : « et il craignit ». Le traducteur semble
tenir compte de la position fragile d’Aaron devant le peuple et sa demande.
7. Le peuple s’assemble contre Aaron (wayyîqqâha ‘al-‘aharôn) dans une attitude de pro-
testation. L’utilisation du verbe qâhal avec la préposition ‘al se retrouve essentiellement dans le
livre des Nombres pour signifier le mécontentement et la contestation de Moïse et d’Aaron,
Nb 16, 3 ; 17, 7 ; 20, 2.
8. Bernard RENAUD, L’alliance, un mystère de miséricorde. Une lecture d’Exode 32-34,
Paris, Cerf, 1998, p. 138-143.

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demande, le peuple veut pallier à cette absence. L’intervention d’Aaron


explicite la volonté du peuple qui n’attend plus Moïse. Un regard sur les atti-
tudes du peuple et d’Aaron montre qu’Aaron a peu l’initiative et reste en
retrait :
Peuple Aaron
- Le peuple se révolte contre Aaron
et lui demande de faire des dieux > - Aaron répond en réclamant
les anneaux d’or des oreilles
- Le peuple apporte les anneaux d’or
des femmes, fils, filles > - Aaron façonne un taurillon de
métal fondu
- Le peuple dit : voici tes dieux qui
t’ont fait monter du pays d’Égypte > - Aaron vit et bâtit un autel et
crie : « Fête pour YHWH »
- Le lendemain, ils offrent des holocaustes
des sacrifices de paix, et la fête du peuple
se répand autour du taurillon.
Sous la pression menaçante du peuple, les actes d’Aaron sont clairement
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distincts des paroles et des gestes du peuple. Le peuple seul demande des
dieux, apporte des anneaux d’or, fait de ces objets des divinités, offre des
holocaustes, porte des offrandes de paix 9 et s’installe dans la fête autour du
métal fondu. Les trois gestes accomplis par Aaron, réclamer les anneaux
d’or, fabriquer un objet en métal fondu, construire un autel en face et
déclarer une fête pour Y HWH , le rendent apparemment complice de la
demande du peuple. Mais les actes d’Aaron suivent les demandes du peuple
et en sont la conséquence. C’est parce que le peuple lui demande de fabriquer
des dieux qu’Aaron réquisitionne le matériau nécessaire à cette fabrication.
Après la désignation du métal fondu comme divinité, il est dit qu’Aaron voit.
Que voit-il ? Non pas un objet fabriqué, un taurillon d’or, mais un objet
devenu divin 10. C’est pourquoi, il bâtit un autel et déclare une fête pour
YHWH. En reliant YHWH aux dieux qui font monter d’Égypte, symbolisés par

9. Le verbe utilisé wayyaggîshoû au hiphil « atteindre, apporter des présents » provient de


la racine nâgash « s’approcher ». qui joue un rôle important en Ex 34, 30-32 où le peuple
s’approche de Moïse, à défaut de pouvoir s’approcher de YHWH. Ce terme indique la proximité
avec le métal fondu du taurillon d’or. Une proximité qui sera retournée au profit de Moïse. Cela
signifie l’opposition antithétique entre le taurillon d’or et Moïse.
10. « Aaron vit ». Cette mention est à rapprocher de Ex 32, 19,25 et 34, 30. Dans les trois
dernières reprises, le verbe indique de la part de Moïse et d’Aaron une connaissance claire, une
prise de conscience de la gravité de la situation ou de son caractère exceptionnel. Le regard
d’Aaron indique cette prise de conscience de ce qu’est devenue sa fabrication aux yeux
d’Israël, une idole, un dieu. Aaron rend manifeste la situation de péché dans laquelle s’est mis
le peuple.

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le taurillon en métal fondu, Aaron pousse la logique idolâtre et polythéiste du


peuple jusqu’au bout. C’est pourquoi le peuple se met à sacrifier et à honorer
ce qu’il a divinisé sans rejeter explicitement YHWH. YHWH est célébré en
même temps que les dieux qui font monter d’Égypte 11. Mais, le récit ne décrit
aucune participation d’Aaron à ces sacrifices, au repas et à la fête 12. Le narra-
teur suggère donc qu’Aaron n’est pas impliqué dans l’action religieuse du
peuple, tout en étant un complice (in)volontaire 13.
Le peuple veut remplacer Moïse, mais ne cherche pas à se séparer de
YHWH. La fête est bien donnée en l’honneur de YHWH et du « métal fondu »
(massèkâh) divinisé. Le taurillon d’or divinisé est à la fois un substitut de
Moïse et associé à YHWH. Dans le contexte du livre de l’Exode, la demande
du peuple de se passer de Moïse semble une violation du second commande-
ment des dix Paroles, Ex 20, 4 : « Tu ne feras pas de statue, ni aucune forme
[…] Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux. » Mais, plus précisément, la
demande du peuple contrevient au commandement d’Ex 34, 17 : « Tu ne te
feras pas de dieu en métal fondu. » Le peuple divinise le fruit d’un travail
artisanal. Se passer de Moïse, c’est mettre en cause le seul Dieu qu’est YHWH
en l’associant à des dieux fabriqués qui font monter du pays d’Égypte à la
place de Moïse.
En distinguant la fabrication du métal fondu de sa désignation comme
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objet divinisé et objet de culte, le narrateur dissocie Aaron du peuple et fait
du peuple le seul vrai responsable de la fabrication d’une idole et de la divi-

11. Le récit ne précise pas explicitement les destinataires de ces sacrifices. L’ambiguïté du
passage laisse penser qu’il s’agit à la fois des dieux fabriqués et de YHWH.
12. B. RENAUD, op. cit., p. 142, propose une lecture inverse en faisant d’Aaron, un anti-
Moïse. Il comprend l’attitude d’Aaron comme une preuve qu’il fait du taurillon une divinité.
B. Renaud ne prend pas en compte le fait qu’il n’est pas dit qu’Aaron voit le taurillon, mais
qu’il voit clairement que cet objet, le peuple en a fait une divinité. À l’appui de notre lecture du
texte massorétique, notons que la LXX implique bien davantage Aaron que le TM. Dans la
LXX, Aaron désigne le taurillon comme « les dieux qui ont fait sortir d’Égypte », et sacrifie
lui-même sur l’autel devant le taurillon. L’écart entre TM et LXX indique l’interrogation que
suscita l’implication d’Aaron dans cette histoire.
13. Ex 32, 21-25 permet d’expliciter l’attitude d’Aaron. Notre lecture n’est pas éloignée de
la tradition midrashique et de l’exégèse de Rachi pour lesquelles la construction de l’autel de la
part d’Aaron n’était qu’une action de diversion dans l’espoir du retour imminent de Moïse.
Rachi explique ainsi la parole prononcée par Aaron : « C’est fête pour l’Éternel demain » (et
non pas aujourd’hui) il espérait que Moïse reviendrait avant qu’ils ne l’aient adoré. » Rashi suit
le Midrash qui propose trois explications : « Pourquoi Aaron n’a-t-il pas refusé de faire ce que
le peuple demandait ? Réponse : il a bien compris que ce serait parfaitement inutile, puisqu’ils
avaient assassiné Hour pour cette raison. Mais pourquoi a-t-il lui-même fabriqué l’idole ?
Réponse : il préférait être seul rendu responsable de la faute commise. Mais alors pourquoi
avoir construit un autel en plus du seul veau d’or ? Réponse : il avait la certitude que toute
l’entreprise serait déjouée par le retour de Moïse, qui reviendrait avant que ne fût achevé le
travail de longue durée qu’il voulait faire de ses propres mains. Elie MUNK, éd., Le Pentateuque
en cinq volumes suivis des HAPHTAROTH avec TARGUM ONQUELOS, accompagné du
commentaire de Rachi. Tome II. L’Exode, Paris, Fondation Samuel et Odette Levy, 1990,
p. 287.

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nisation du taurillon d’or. Et c’est bien ainsi que la suite du récit comprend
l’attitude du peuple. En Ex 32, 7-20 14, Dieu laisse éclater sa colère devant
Moïse qui est seul avec lui sur la montagne depuis Ex 24, 12. Notons qu’il
n’y a aucune attaque précise contre Aaron de la part de Dieu dans ces versets.
Sa colère s’enflamme seulement contre l’attitude du peuple, la suite du
dialogue avec Moïse ne concerne que le peuple qui « s’est mal conduit »
(kî shîhèt ‘ammekhâ) et au v. 8 : « Ils se sont écartés (sâroû) bien vite du
chemin 15. » Moïse a ici une place déterminante16.
L’action des fils d’Israël est interprétée de manière radicale par Dieu
comme action qui conduit à la destruction et à la mort. Il s’agit d’une déso-
béissance (déviance) fatale par rapport au chemin prescrit et d’un rejet de
YHWH pour d’autres dieux. L’interprétation de Dieu laisse penser que la
fabrication du taurillon d’or n’est pas seulement la violation du second com-
mandement, mais aussi du premier : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à
moi. » Dans sa colère, Dieu veut supprimer le peuple « à la nuque raide »
pour en commencer un nouveau avec Moïse 17. Mais Dieu demande à Moïse
de le laisser en paix pour qu’éclate pleinement sa colère. Cette injonction
souligne la place indispensable de Moïse et permet de comprendre qu’il par-
tage la responsabilité de ce peuple avec Dieu 18.
En Ex 32, 11-14, au sommet de la montagne, Israël est sauvé de la colère
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de Dieu par Moïse, intercesseur, qui « rend apaisée » la face de YHWH. Moïse
fait valoir la fidélité de YHWH au serment fait aux patriarches et la contradic-
tion entre l’action libératrice de Dieu et l’extermination des Égyptiens au
Sinaï. Y HWH serait-il un dieu de malheur ? L’argumentation de Moïse

14. Pour une étude approfondie de ces versets, voir Hans-Christoph SCHMITT, « Die
Erzählung vom Goldenen Kalb Ex 32 », in Steven L. MCKENZIE, T. RÖMER et H. H. SCHMID,
éd., Rethinking the Foundations. Historiography in the Ancient World and in the Bible. Essays
in Honor of John van Seters, Berlin/New York, W. de Gruyter, 2000, p. 235-250 ; et Theologie
in Prophetie und Pentateuch. Gesammelte Schriften, Berlin/New York, W. de Gruyter, 2001,
p. 311-325.
15. Le verbe shâhat, conjugué ici à l’intensif (piel), veut dire « corrompre, dévaster,
détruire ». Ce verbe est utilisé pour signifier la corruption de l’humanité, Gn 6, 17. Il s’agit
d’une action qui conduit à l’anéantissement et à la mort. Dieu refuse de « corrompre », de
détruire Juda, 2 R 8, 19 (emploi factitif, hiphil). Le verbe sour « pencher vers, tourner » est
abondamment utilisé pour décrire les penchants d’Israël pour les autres divinités.
16. Moïse a une place essentielle dans la suite d’Ex 32-34. Moïse obtient une réponse de
Dieu après chacune de ses interventions jusqu’à l’obtention d’un pardon. « Dieu est accessible
à l’intercession humaine », O. ARTUS, op. cit., p. 57.
17. De la même manière que Dieu recommence l’humanité avec Noé, dans le « naufrage »
du veau d’or, il envisage de recommencer avec Moïse sans Israël, T. RÖMER, Le jugement,
p. 10 sqq., qui fait d’Ex 32 un récit de chute, sorte de péché originel d’Israël, en la comparant à
Gn 2-3.
18. Cela permet d’expliquer la désignation d’Israël de « ton peuple » dite à la fois par
Moïse et Dieu en Ex 32, 7.11. Moïse et Israël sont indissociables et la suite du récit souligne
cette solidarité inamovible, Ex 32, 32.

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conduit Dieu à renoncer « au mal » contre son peuple, Ex 32, 14 19. Par la
prière de Moïse, le narrateur souligne son rôle capital dans la médiation entre
Dieu et Israël qu’éclaire la suite du récit.
Le récit de la descente de Moïse vers le peuple en Ex 32, 15-20 insiste sur
la qualité exceptionnelle des tables comme « œuvre de Dieu » (ma‘asèh
élôhîm), écriture comprise. La description des tables donne une connotation
tragique à leur destruction, manifestant la rupture totale entre YHWH et le
peuple qui s’est choisi d’autres dieux. L’épisode avec Josué permet d’intro-
duire le personnage et de le disculper de toute participation à l’idolâtrie du
taurillon. Le personnage disparaît dans la suite du récit. En brûlant et en
réduisant le taurillon en poussière, Moïse s’oppose aux dieux devant lesquels
les fils d’Israël s’étaient prosternés. De manière ironique et symbolique, les
cendres mélangées à de l’eau sont absorbées par le peuple, Israël met fin,
grâce à Moïse, à sa propre idolâtrie et refuse déjà les autres dieux en absor-
bant les objets les représentant 20.
Ex 32, 21-25 21
Ex 32, 21. Moïse dit à Aaron : « Que t’a fait ce peuple que tu aies fait
venir sur lui un grand péché ? » 22 Aaron répondit : « Que la colère de
mon maître ne s’enflamme pas ! Toi, tu connais le peuple, comme il est
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dans le mal, lui. 23 Ils m’ont dit : “Fais pour nous des dieux qui marchent
devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays
d’Égypte, nous ne savons pas ce qu’il en est de lui” ; 24 leur disant alors :
qui a de l’or ? Ils se l’arrachèrent et me le donnèrent ; je l’ai jeté au feu, et
ce taurillon sortit. » 25 Moïse vit le peuple comme il était débridé, lui, car
Aaron l’avait laissé sans contrôle à la raillerie de ses adversaires.
Moïse interpelle Aaron sur ce qui s’est passé 22. Mais le reproche ou
l’étonnement de Moïse ne contient aucune condamnation d’Aaron. Il porte
sur la situation du péché du peuple qui va exiger un châtiment et une répara-
tion devant YHWH. Seul le peuple a commis le « grand péché » (hathâ’âh
gedôlâh) qu’Aaron a « fait venir » sur lui. La conjugaison du verbe « aller »
(bô’) au hiphil suivi de la préposition « sur, contre » (‘al ) est d’une utilisa-
19. Jean-Paul PREVOST, « Dieu qui se ravise », in Pierre GIBERT et Daniel MARGUERAT, éd.,
Dieu, vingt-six portrais bibliques, Paris, Bayard, 2002, p. 87-100. Sur les demandes de pardon,
voir Erik AURELIUS, Der Fürbitter Israels. Eine Studie zum Moseslied im Alten Testament,
Stockholm, 1988.
20. Ce geste du peuple peut aussi indiquer la futilité, l’évanescence des objets devenus
divinités.
21. Dans la structure proposée, Ex 32, 21-25 occupe exactement le centre. Les qualifica-
tions du peuple dans le dialogue entre Moïse et Aaron représentent bien l’un des enjeux de ce
passage.
22. B. RENAUD, op. cit., p. 61-63, note la continuité des versets 21-24 avec Ex 32, 1-6.
Mais son interprétation n’est pas justifiée. Moïse reprocherait à Aaron d’avoir « conduit le
peuple dans le péché ». Nous verrons dans l’analyse diachronique qu’Aaron ne se comporte pas
en précurseur de Jéroboam.

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tion assez rare 23. Cette construction verbale distingue clairement l’action de
l’expéditeur de celle du destinataire qui se trouve en situation difficile,
passible d’un châtiment. L’usage particulier de ce verbe indique l’extériorité
d’Aaron par rapport aux actes commis par le peuple (32, 31, le peuple a
commis le grand péché). Aaron n’a pas adoré le taurillon. La dissociation
entre Aaron et le peuple est manifeste. Aaron n’a nul besoin de se repentir,
Aaron est aux côtés de Moïse que le peuple a rejeté. Il lui reconnaît le
premier rôle et l’autorité, en maître, dont la colère est comparable à celle de
Dieu dans le récit.
Ce verset souligne le rôle d’Aaron dans la mise en scène qui aboutit à
révéler l’état du peuple. Un constat qu’Aaron fait au v. 23b « car il est dans le
mal, lui » (kî berâ‘ hoû’) en le situant dans une proximité avec Moïse. En
effet, il y a un jeu d’assonance entre le constat d’Aaron et celui fait par
Moïse « car il est débridé, lui » (kî phâroua‘ hoû’) au v. 25a. Aaron rend
manifeste la culpabilité du peuple 24.
Au v. 24, plusieurs auteurs notent la tension entre le v. 4 dans lequel
Aaron fabrique le taurillon et le v. 24 où il n’est pas responsable de la fabri-
cation de la statue. La réponse d’Aaron serait une esquive maladroite où il
refuserait d’assumer sa part de responsabilité dans cette affaire 25. À notre
avis, la pointe du verset ne porte pas sur la responsabilité d’Aaron et sa
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réponse n’est pas une fausse excuse à l’égard de Moïse. Comme en Ex 32, 1-
6, Ex 32, 24 insiste sur la fabrication du taurillon. Aaron n’essaie pas de
minimiser sa responsabilité, au contraire, il explique à nouveau son action
artisanale et confirme bien que pour lui le dieu demandé par les Israélites
n’est autre qu’une image fondue qui sort du feu (un taurillon et non un
dieu) 26. Par contre, pour les Israélites, le récit indique que « ce taurillon » est
davantage que « du métal fondu », il est le taurillon divinisé, produit de
l’infidélité du peuple à Moïse 27. C’est ainsi qu’on peut interpréter les paroles

23. La conjugaison du verbe bô’ au hiphil suivi de la préposition ‘al est assez rare.
Gn 6 17 : « […] je fais venir sur la terre le déluge […] » ; Ex 11, 1 : « Je vais faire venir encore
un fléau[…] », Dieu est le sujet principal du verbe « faire venir sur » dans des situations
conflictuelles entre l’humanité et pharaon. En Gn 26 10 : « […] tu as fais venir sur nous une
faute » ; Isaac est le sujet du verbe dans l’altercation avec Abimélek. Il n’est l’objet d’aucune
punition, et il reçoit au contraire l’assurance d’une protection de la part d’Abimélek. Situations
lourdes de menaces pour le destinataire.
24. La Bible. Ancien Testament I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade »,
1975, p. 270 ; E. BLUM ; op. cit., p. 55, n° 42.
25. Ibid. ; B. RENAUD, op. cit., p. 152. Pour un résumé des différentes opinions, voir
Brevard S. CHILDS, The Book of Exodus, 3e édition, Louisville, Westminster Press, 1974,
p. 569-570.
26. L’ironie du verset consiste à reprendre le motif du feu qui à la fois fabrique et détruit le
taurillon au v. 20.
27. B. RENAUD, op. cit., p. 62 pense que l’écart entre Ex 32, 1-6 et Ex 32, 24 accuse Aaron.
Le rédacteur de ces versets fait d’Aaron une « triste figure qui se défausse de ses responsabili-
tés ».

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d’Aaron puisque c’est seulement après la demande du peuple de « faire des


dieux », qu’Aaron réquisitionne les anneaux ou l’or et les jette au feu. En
accédant au souhait du peuple auquel il n’a pu s’opposer, comme le suggère
le v. 25, il a aidé à la manifestation du « grand péché ». Sans Moïse, le
peuple se fabrique de faux dieux en présence de YHWH, le seul vrai Dieu. Il
ne s’agit pas d’une dénonciation d’Aaron, mais ce passage est un récit
ironique où Aaron démasque l’attachement du peuple à des pratiques illégi-
times et polythéistes.
Au v. 25 28, Moïse constate, grâce à (ou malgré) Aaron, que son absence a
placé le peuple dans une situation d’errance. Avec la racine phâra‘ au parti-
cipe passif (phârou’a) le peuple est désigné de manière négative dans une
attitude déréglée. Utilisé avec Aaron comme sujet, le verbe au qal (pherâ’ôh)
a le sens de « laisser libre, laisser faire, sans contrôle ». La racine n’indique
pas une action négative ou mal intentionnée. L’action d’Aaron signifie qu’il
n’est ni à l’origine ni à l’initiative du péché du peuple. Aaron n’a rien
« perverti » (ou abandonné, comme le suggèrent certaines traductions). Il n’a
pas conduit le peuple « dans le mal ». Une fois encore Aaron n’est pas impli-
qué par la manière dont le peuple se conduit. Le texte suggère davantage
l’impuissance d’Aaron face au peuple révolté qu’il ne peut contrôler 29. Par sa
faiblesse, Aaron ne manque pas à ses devoirs 30, mais révèle l’état du peuple
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et met en avant la nécessité de la présence de Moïse auprès du peuple. Loin
d’être condamné pour l’état dans lequel est le peuple, Aaron continue à occu-
per une place éminente, mais seconde par rapport à Moïse. En Ex 34, 30 et
31, il est nommé en premier, au moment où Moïse descend de la montagne.
En raison de la faiblesse d’Aaron et de l’absence de Moïse, le peuple est
devenu la « raillerie 31 de ses adversaires ». De quels adversaires parle le
narrateur 32 ? L’expression est difficile, on peut néanmoins s’apercevoir que le
terme adversaire (qâm) désigne les ennemis mêmes de Dieu dans le
Pentateuque et dans les Psaumes. Ainsi, le « grand péché » place le peuple
débridé dans une situation qui met en cause YHWH lui-même comme seul

28. Ibid., p. 63, où il constate que ce verset est une sorte de conclusion des v. 21-24.
29. B. CHILDS, op. cit., p. 569-570, voit également dans ce verset le reflet de la faiblesse
d’Aaron qui contraste avec la force de Moïse. Aaron ne peut même pas freiner le peuple alors
que Moïse arrive à limiter même la colère de Dieu.
30. C’est l’interprétation de B. RENAUD, op. cit., p. 152. On peut objecter qu’Aaron n’est
encore investi officiellement d’aucune mission sacerdotale.
31. Le terme « raillerie, dérision » shîmetsâh est utilisé une seule fois. Ce terme est lié à la
racine shâmats « murmurer », Jb 26, 14. La signification demeure incertaine.
32. De manière générale, on souligne le caractère énigmatique de l’expression, B. RENAUD,
op. cit., p. 64 ; Joachim HAHN, « Das Goldene Kalb ». Die JahweVerehrung. Die Stierbildern in
der Geschichte Israels, Francfort-sur-le-Main/Berne, Peter Lang, 1991, p. 63-70. Le terme
désigne l’adversaire direct de Dieu en Ex 15, 7 ; Dt 33, 11 et Ps 74, 23 ; 44, 6 ; il désigne
l’adversaire du psalmiste ou de David que Dieu a vaincu, 2 S 22, 40, 49 ; Ps 18, 40, 49 et
Jr 51, 1. « Ses » adversaires, ce sont les ennemis de Dieu plus que ceux du peuple.

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Dieu au regard de « ses adversaires ». La fin du v. 25 rappelle et reprend


Ex 32, 12 dans lequel YHWH par son comportement violent contre Israël
aurait pu être le sujet de la médisance des Égyptiens.
Dans la suite d’Ex 32, 26-34, Moïse en appelle aux « fils de Lévi » pour
châtier les coupables d’idolâtrie envers Dieu. Il s’agit de la première mention
de ce groupe dans le Pentateuque. Cet acte leur vaut une investiture, une légi-
timité pour le service de YHWH. La fin du chapitre est consacrée au jugement
du peuple. Seuls les coupables (parmi lesquels ne figure pas Aaron) sont
châtiés lors de l’intervention punitive des fils de Lévi. Au Dieu exterminateur
succède le Dieu juge qui punit seulement les coupables.
L’action des fils de Lévi n’empêche pas Moïse de remonter sur la
montagne pour obtenir l’absolution du péché du peuple. La fonction judi-
ciaire ne s’oppose pas à la fonction sacerdotale de Moïse, celle de « lever le
péché 33 ». Moïse a ici une fonction sacerdotale. Il ne suffit pas que les
coupables soient châtiés, l’ensemble du peuple doit être pardonné pour
demeurer en relation avec YHWH. Le récit semble présupposer que tous ont
été atteints par la faute. Pour obtenir l’absolution et la levée du péché, Moïse
se solidarise avec le peuple en demandant son effacement du livre écrit 34.
Après le châtiment, Moïse obtient l’absolution du péché du peuple et la
reprise du projet de marche vers le pays.
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Ex 32, 35-33, 6
Ex 32,35 Et YHWH frappa le peuple parce qu’ils avaient fabriqué le
taurillon qu’Aaron avait fait. 33,1 Et YHWH parla à Moïse : « Va et monte
d’ici, toi et le peuple que tu as fais monter du pays d’Égypte, le pays que
j’ai juré à Abraham, à Isaac, à Jacob en disant : « À ta descendance je le
donnerai ». 2 J’enverrai devant toi un messager (mon messager selon la
LXX), et je chasserai les Cananéens, les Amorites, les Hittites, les
Perizzites, les Hivvites et les Jébusites, 3 vers le pays ruisselant de lait et
de miel, car je ne monterai au milieu de toi, car tu es un peuple à la nuque
raide, toi ; aussi je te dévorerai en chemin. 4 Le peuple entendit cette
parole de malheur et ils portèrent le deuil, et aucun ne se vêtit de ses
parures, sur lui. 5 YHWH dit à Moïse : « Dis aux fils d’Israël, vous êtes un
peuple à la nuque raide ! Un seul instant, je monterai au milieu de toi et je
te dévorerai. Maintenant, fais descendre tes parures de dessus toi, je sau-
rai ce que je te ferai. 6 Les fils d’Israël se dépouillèrent des parures depuis
le mont Horeb.
La fin du verset 35 nomme côte à côte le peuple et Aaron, leurs actions de
fabrication sont décrites avec le même verbe « faire ». L’insistance sur la
33. Le verbe kâphar au piel est essentiellement utilisé dans la littérature sacerdotale,
Lv 9, 7.
34. Le « livre » mentionné en Ex 32, 33 est une allusion au Ps 69, 29 et à Es 4, 3.

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double fabrication du taurillon d’or semble faire d’Aaron le complice du


peuple et le placerait sur un même plan de responsabilité. Cependant, la
double mention met en avant le rôle premier du peuple. Aaron est second et
n’a pas l’initiative comme en Ex 32, 1-6. Le peuple seul est concerné par
l’intervention de Dieu et Aaron n’est pas frappé avec le peuple.
Au v. 35, le chapitre 32 s’achève de manière dramatique. Le renouvelle-
ment de la relation est assombri par la menace du jugement au « jour de la
visite » porteuse de mort pour le peuple : « YHWH frappa le peuple » comme
il frappa l’Égypte 35. Dieu annonce un jugement et châtie le peuple. De quel
coup, Dieu a-t-il véritablement frappé Israël ? Rien d’explicite n’est dit.
S’agit-il d’un rappel de l’épisode précédent ? D’un commentaire de l’exécu-
tion des 3 000 personnes par les Lévites ? Ou bien le coup est-il lié à la
menace annoncée en Ex 33, 1-6 ? Ex 33, 1-6 explicite le fléau dont YHWH
frappe le peuple : il annonce aux Israélites sa non-présence, parmi eux, sur la
route qui conduit au pays promis. Dieu accomplit la promesse par l’intermé-
diaire d’un messager qui marche devant le peuple, car YHWH ne peut être au
milieu d’Israël sous peine de l’exterminer. La divinisation du taurillon
provoque une distance, une rupture entre YHWH et le peuple. La menace de
l’absence ou de l’éloignement provoque le deuil du peuple. Après avoir
entendu la « parole de malheur », le peuple se dépouille de ses parures 36. Le
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terme est assez peu utilisé. Élément de la séduction féminine, le terme
désigne le matériau dont Israël se fait des dieux dans Ezéchiel 37. Le terme est
chargé d’une connotation religieuse certaine. Le dépouillement des parures
n’est pas seulement le signe du malheur, il exprime le besoin vital de la
proximité de YHWH pour Israël « peuple à la nuque raide », et la reconnais-
sance de son unicité. Ces motifs sont un nouveau ressort narratif pour la
continuité du récit.

Quelques intentions liées aux mentions d’Aaron en Ex 32


Le récit dans son ensemble met en valeur Moïse et ses différents rôles :
compagnon de dialogue avec Dieu, intercesseur, briseur d’idole, juge
et médiateur. Tout en mettant Moïse dans une position incomparable et
inégalée, l’intention du récit est de faire apparaître des personnages intermé-

35. Il s’agit du même verbe en Ex 7, 27 et 12, 23, lorsque Dieu « frappe » l’Égypte par les
plaies.
36. B RENAUD, op. cit., p. 165-169, compare le dépouillement des Israélites à celui des
Égyptiens en Ex 3, 20-22. Le même verbe nâtsal est utilisé. L’enrichissement des Israélites a
été éphémère.
37. Le terme désigne des bijoux d’hommes ou de femmes en 2 S 1, 24 ; Jr 2, 32 ; 4, 30. Il
est ici métaphore de l’attachement de Dieu à Israël, Jr 2, 32. Il est utilisé dans un contexte
d’infidélité à Dieu, Israël se pare pour ses amants, Jr 4, 30. Il est le matériau dont on fait les
idoles en Ez 7, 20 ; Ez 16, 7, 11 utilise le mot pour dire la restauration, la purification et la
beauté d’Israël. En Es 49, 18, le terme est une métaphore du retour.

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diaires à l’ombre de Moïse, Aaron, Josué, les fils de Lévi. Ils sont collabora-
teurs de Moïse, une collaboration qui permet de légitimer leur fonction, leur
place. Il en est ainsi pour Josué et les fils de Lévi. Josué apparaît sur la
montagne à côté, il est donc épargné par l’affaire du taurillon et n’est pas
compromis par l’action cultuelle illégitime des Israélites. Les fils de Lévi
apparaissent également de manière inopinée dans le récit. Ils sont associés à
Moïse pour exécuter le châtiment lié à l’idolâtrie et à la pratique d’autres
cultes que celui de YHWH. Ils sont « investis » comme gardien de l’ortho-
doxie du culte rendu à YHWH.
En ce qui concerne Aaron, malgré l’ambiguïté première du personnage,
nous avons pu montrer qu’il n’est pas impliqué dans la divinisation du tau-
rillon. Son rôle est de révéler l’état du peuple : « Un peuple dans le mal » 38.
L’attitude d’Aaron permet de dévoiler que derrière le rejet de Moïse, les
Israélites renoncent à YHWH comme seul Dieu. Par son action, Aaron met en
évidence l’attachement polythéiste des Israélites qui vénèrent des dieux
fabriqués aux côtés de Y HWH . En manifestant la situation de péché du
peuple, le personnage d’Aaron permet d’introduire le motif de la présence de
Dieu au milieu du peuple, c’est-à-dire l’impossibilité d’une relation proche et
vivante entre Dieu et Israël.
D’un point de vue narratif, l’extériorité d’Aaron par rapport au peuple,
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son rôle de révélateur vis-à-vis des actions polythéistes expliquent pourquoi
Aaron échappe à tout jugement et châtiment, ce qu’il aurait dû subir s’il avait
véritablement dévoyé et détourné le peuple de YHWH.

2. LECTURE HISTORIQUE D’EX 32, 1-6, 21-25 ET 32, 35-33, 6

Note sur la composition d’Ex 32


La question de l’appartenance rédactionnelle d’Ex 32, 1-6, 21-25 et de
leur dépendance mutuelle demeure controversée 39. L’influence de l’historio-
graphie deutéronomiste en Ex 32 est reconnue 40, même si elle est diverse-

38. Ce constat rappelle celui que fait Dieu en Gn 8, 21 : « La pensée du cœur de l’homme
est mal depuis sa jeunesse » (kî yètsér lèv hâ’âdâmâh ra‘).
39. Sur l’ensemble de ces chapitres, voir Erhard BLUM, « Israël à la Montagne du Sinaï.
Remarques sur Ex 19-24 ; 32-34 et sur le contexte littéraire et historique de sa composition »,
in Albert de PURY, éd., Le Pentateuque en question, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 271-295 ;
B. RENAUD, op. cit. ; Jacques VERMEYLEN, « L’affaire du veau d’or (Ex 32-34). Une clé pour la
question deutéronomiste ? », ZAW 97, 1985, p. 1-22 ; Peter WEIMAR, « Das Goldene Kalb.
Redaktionskritische Erwâgungenzu Ex 32 », BiNo 38/39, 1987, p. 117-160.
40. L’historiographie deutéronomiste désigne traditionnellement les livres bibliques de
Josué à 2 Rois. Il s’agit d’un important travail de composition autour de l’Exil. Dans la
recherche actuelle, elle est l’objet d’une relative remise en cause, cf. Albert de PURY, Thomas
RÖMER, Jean-Daniel MACCHI, Israël construit son histoire. L’historiographie deutéronomiste à
la lumière des recherches récentes, Genève, Labor et Fides, 1996.

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ment interprétée 41. Une première indication est fournie par la comparaison du
récit d’Ex 32 avec celui de Dt 9-10. Les correspondances avec Dt 9-10 déli-
mitent en Exode un récit du taurillon d’or cohérent en Ex 32, 7-20 et 34, 1-4,
28a. Pour B. Renaud et J. Vermeylen, les correspondances littérales sont à
comprendre comme un récit de base, pré-deutéronomiste (prédtr) pour l’un et
deutéronomiste (dtr) pour l’autre, composés à partir des éléments communs
entre les deux versions. J. van Seters attribue l’essentiel d’Ex 32 à un auteur
yahwiste (J) à l’époque postexilique, une version complétée par un travail
rédactionnel sacerdotal (P) 42.
La version du Deutéronome est plus concise que celle de l’Exode 43.
L’ordre des événements diffère d’un passage à l’autre. La prière de Moïse
intervient à la fin des événements dans le Deutéronome où le récit dtr
demeure orienté vers l’apostasie du peuple. L’élargissement de l’épisode du
taurillon d’or en Ex 32-34 doit donc être lu comme un commentaire de la
version du Deutéronome. Cet élargissement met en exergue le personnage
d’Aaron, qui ne joue aucun rôle dans les versets parallèles en Deutéronome,
excepté en Dt 9, 20. Dt 9, 20 n’est pas indispensable au récit du
Deutéronome et ne fait jamais mention du geste de fabrication d’Aaron.
C’est le seul passage où il est question de la volonté de Dieu d’exterminer
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Aaron. La raison de la colère de YHWH n’est pas établie dans le récit du
Deutéronome ; Dt 9, 20 présuppose et répond à Ex 32 44. Les mentions

41.Joseph BLENKINSOPP, « Deuteronomic Contributions to the Narrative in Genesis-


Numbers: A Test Case », in Linda S. SCHEARING, Steven L. MCKENZIE, éd., Those Elusive
Deuteronomists. The Phenomen of Pan-Deuteronomism, Sheffield, Sheffield Academic Press,
1999, p. 84-115 ; John van SETERS, « Is There Evidence of a Dtr Redaction in the Sinai
Pericope (Exodus 19-24, 32-34), in L. S. SCHEARING, S. L. MCKENZIE, éd., op. cit., p. 160-170.
Le même auteur dans The Life of Moses. The Yahwist as Historian in Exodus-Numbers,
Kampen, Pharos, p. 290 sqq., pense que le compositeur J présuppose l’histoire deutéronomiste.
Pour cet auteur, pas un verset d’Ex 32-34 n’est à attribuer à l’écrivain dtr, cf. J. van SETERS,
op. cit., p. 160-170. À la suite d’E. AURELIUS, op. cit, p. 131-140. O. Artus, op. cit, p. 58-59,
estime qu’Ex 32-34 relève d’une composition finale postdeutéronomiste.
42. Dans la critique littéraire d’Ex 32, les chercheurs se différencient assez nettement les
uns des autres. Un groupe (P. Weimar, B. Renaud, T. Romër et E. Blum…) met en évidence un
texte de base pré-exilique, une rédaction deutéronomiste, et une relecture sacerdotale ou post-
deutéronomiste. Nous nous rallions à cette représentation de l’histoire du texte, même si l’attri-
bution des versets d’Ex 32 entre ces trois compositions, est difficile et très différente d’un
auteur à l’autre.
Plusieurs auteurs tentent d’établir le caractère entièrement dtr d’Ex 32-34. Certains mon-
trent une dépendance d’Ex 32-34 à l’égard de Dt 9-10, alors que d’autres démontrent une
dépendance inverse : Dt 9-10 est un résumé d’Ex 32-34.
43. Pour une mise en synopse des deux textes, J. BLENKINSOPP, op. cit., p. 113 sqq. ;
B. RENAUD, op. cit., p. 20 sqq. ; Jacques VERMEYLEN, « Les sections narratives de Dt 5-11 et
leur relation à Ex 19-34 », in Norbert LOHFINK, éd., Das Deuteronomium. Entshehung, Gestalt
und Botschaft, Louvain, University Press, 1985, p. 174-207.
44. Ailleurs, dans le Deutéronome, Aaron est mentionné de manière secondaire en 10, 6 et
32, 50 Ce dernier passage est attribué à P ; voir Norbert LOHFINK, Les traditions du Pentateuque
autour de l’exil, Cah. Ev. 97, 1996, p. 14. Cette position est fortement contestée par Lothar

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D. NOCQUET ETR

d’Aaron en Deutéronome apparaissent comme des ajouts qui harmonisent les


traditions de l’Exode et du Deutéronome.
Dans le livre de l’Exode, malgré l’étonnement suscité par l’attitude du
grand prêtre auprès de Moïse, sa place est maintenue et légitimée jusqu’à la
fin d’Ex 34. Les mentions d’Aaron au regard de la version dtr du
Deutéronome apparaissent comme des compléments, des ajouts explicatifs 45.
La composition d’Ex 32, 1-6 et 21-25 est à attribuer à un autre milieu que le
deutéronomiste. Ces ajouts en Ex 32 semblent liés à une composition tardive
du Pentateuque, influencée par P ou postsacerdotale 46.
Ex 32, 1-6 47
Nous avons signalé que la temporisation de Moïse met en évidence l’im-
patience du peuple qui devient révolte contre Aaron et Moïse. On retrouve
exactement la même expression « le peuple s’assemble contre Aaron » en
Nb 20, 2, où le peuple s’est assemblé contre Moïse et Aaron. Ex 32 est un
récit de rébellion comparable aux récits de révolte du livre des Nombres
(cf. Nb 16, 3 ; 17, 7) qu’il anticipe 48. Ce rôle paradigmatique indique
qu’Ex 32, 1-6 appartient à la même rédaction que les récits de révolte du
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PERLITT, « Priesterschrift im Deuteronomium ? », in Deuteronomium-Studien, Forschung zum
Alten Testament 8, Tübingen, Mohr, 1990, p. 123-143 ; Thomas RÖMER, Jean-Daniel MACCHI
et Christophe NIHAN, éd., Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, 2004,
p. 85-113.
45. Ces ajouts ne concernent pas seulement Aaron. Les personnages de Josué et des fils de
Lévi et leur charge punitive sont aussi des éléments nouveaux par rapport à Dt 9-10.
46. On entend par P soit une œuvre indépendante soit un travail de composition retra-
vaillant les traditions dtr au début de la période postexilique (fin VIe et début Ve siècle av. J.-C.).
Par rédaction postsacerdotale, on entend un travail de complément des traditions bibliques à la
fin de l’époque perse ( V e et IV e siècle av. J.-C.) ou début de l’époque hellénistique.
J. VERMEYLEN, op. cit., p. 19 ; T. RÖMER, op. cit., p. 12 n’attribue pas à P la rédaction finale
d’Ex 32. La délimitation de l’histoire sacerdotale, son autonomie et ses liens au Dtr demeurent
une des questions difficiles de l’exégèse du Pentateuque. O. ARTUS, op. cit., p. 58-59, attribue
Ex 32-34 à un rédacteur postdeutéronomiste. Sur le débat actuel concernant P : voir Norbert
LOHFINK, « L’écrit sacerdotal et l’histoire », in op. cit., p. 9-25 ; Eckart OTTO, « Forschungen
zur Priesterschrift », Theologische Rundschau 62/1, 1997, p. 1-50 ; L. PERLITT, op. cit. ;
Thomas P OLA , Die ursprüngliche Preisterschrift. Beobachtungen zur Literarkritik und
Traditionsgeschichte von Pg, Neukirchen/Vluyn, Neukirchener Verlag, 1995 ; Ludwig
SCHMITT, Studien zur Priestershrift, Berlin/New York, W. de Gruyter, 1993.
47. B. RENAUD, op. cit., p. 54 sqq. et 138 sqq. On a pu voir le début du texte de base en
Ex 32, 1-6 et sa suite en 15a*, 19-24, 30-34. Ex 32, 7-14 serait un doublet en raison de la
contradiction entre Ex 32, 7-10 et Ex 32, 15-20 (en particulier 19) dans lequel Moïse descend
de la montagne et semble surpris par le taurillon d’or. B. RENAUD montre qu’il n’y a pas de
contradiction. Plus récemment, Joseph BLENLENKINSOPP, « The Judean Priesthood During the
Neo-Babylonian and Achaemenid Periods: A Hypothetical Reconstruction », CBQ I 60, 1998,
p. 25-43, est amené à voir dans Ex 32, 1-6, un passage qui n’est pas directement dtr.
48. J. van SETERS, The Life, p. 293 ; B. RENAUD, op. cit., p. 54 sqq. ; T. RÖMER, op. cit.,
p. 10 sqq. a raison de signaler le rôle proleptique d’Ex 32 par rapport aux récit des Nombres.

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2006/2 POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ

livre des Nombres 49. La fabrication du taurillon avec tout l’or des boucles
d’oreilles évoque celle de l’éphod par Gédéon (Jg 8, 22-28) 50. Ex 32, 1-6
s’inspire et connaît la tradition deutéronomiste, mais il l’utilise pour y
apporter d’autres éléments non dtr. La critique d’Ex 32, 1-6 dépasse la
dénonciation dtr de l’idolâtrie liée à d’autres divinités comme le montre la
comparaison avec 1 R 12.
En effet, Ex 32, 1-6 a surtout été comparé avec 1 R 12, 26-34 51 pour en
déterminer le caractère dtr. Les termes « taurillons d’or » (expression au
pluriel) appartiennent aux deux récits. L’attitude d’Aaron rappelle celle de
Jéroboam I er. L’un et l’autre accomplissent des gestes voisins, avec la
construction d’un autel et l’organisation d’une fête autour de cet objet. Le
même terme « fête » (hag) 52 est utilisé dans les deux textes, mais à la diffé-
rence de 1 R 12, 32, Ex 32 contient l’expression « fête pour YHWH » (hag
leyhwh), le terme se trouve seulement en Ex 13, 6, cela donne un caractère
solennel et en même temps ironique à l’initiative d’Aaron. Ces rapproche-
ments sont peu flatteurs pour Aaron. Ils en font un personnage douteux et
proche de la figure honnie de Jéroboam Ier, figure emblématique de l’infidé-
lité d’Israël dans l’histoire deutéronomiste. La comparaison induit l’interpré-
tation qu’Ex 32, 1 sqq. est une critique du sacerdoce aaronide comme 1 R 12
est une condamnation de Jéroboam et de la royauté du Nord. La critique
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contre Aaron appartiendrait à différentes époques dtr 53. Pourquoi alors Aaron
n’est-il pas condamné par Dieu, par Moïse, exclu ou remplacé comme l’exi-
gerait la théologie rétributive dtr 54 ?
Les liens relevés ne sont pas des correspondances linguistiques strictes,
ils permettent de penser qu’Ex 32, 1-6 présuppose et utilise les traditions

49. La composition du livre des Nombres est l’objet d’une attention renouvelée. On y
reconnaît notamment en Nb 11-25 un matériau sacerdotal et un matériau non sacerdotal,
O. A RTUS , Études sur le livre des Nombres. Récit, histoire et loi en Nb 13, 1-20,13,
Fribourg/Göttingen, Éditions universitaires, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997 ; R. ACHENBACH,
Die Vollendung der Tora. Studien zur Redaktionsgeschichte des Numeribuches im Kontext von
Pentateuch und Hexateuch, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2003 ; T. RÖMER, J.-D. MACCHI et
C. NIHAN, éd., op. cit., p. 203-207.
50. Jg 8, 24-27 contient un accent dtr marqué par l’usage du mot « piège » caractérisant la
fabrication de l’éphod, ce même terme signale les menaces d’infidélité à YHWH dans l’histoire
deutéronomiste. L’or consacré à l’idole fait aussi penser à la tradition d’Os 2, 10 où le prophète
dénonce l’attitude d’Israël qui utilise l’or pour Baal.
51. T. RÖMER, op. cit., p. 2-8 ; J. van SETERS, The Life, p. 295 sqq. ; J. BLENKINSOPP, The
Narrative, p. 102-104.
52. L’emploi du mot « fête » : Os 2, 13 ; 9, 5. Le mot est fréquent en Ex 10, 2 ; 13, 6 ;
23, 15 ; 32, 5; Ex 34, 18.22.25 ; Lv 23, 6. 34. 41 ; Dt 16, 10.13.16 (à propos de la fête des pains
sans levain).
53. J. VERMEYLEN, L’affaire, p. 16, attribue ces versets à Dtr tardif. Ils refléteraient la diffi-
culté de l’installation d’un sacerdoce aramide au retour de l’exil ; T. RÖMER, op. cit., y voit une
critique du sacerdoce aaronide en tant que sacerdoce qui aurait été lié à Béthel.
54. Dans le Pentateuque, les rédacteurs rappellent avec Nb 20 que même les personnages
éminents n’échappent pas à la sanction divine.

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D. NOCQUET ETR

d’1 R 12 avec un autre objectif que celui de Dtr 55. La comparaison entre
1 R 12, 26-33 et Ex 32, 1-6 fait apparaître des différences considérables sur
la fabrication du veau d’or, l’organisation du culte et sur l’adoration de cette
fabrication.
La fabrication du taurillon 56. 1 R 12 est totalement silencieux sur la
manière dont le roi fabrique les jeunes taureaux de Béthel et de Dan 57. Il y a
là une différence essentielle avec Ex 32 qui détaille la fabrication exécutée
par Aaron à l’aide d’un terme technique (tsour) qu’on retrouve en 1 R 7, 15 à
propos de la colonne de bronze 58. Ce verbe voisin et synonyme de yâtsar
« fabriquer, réaliser » (plus fréquent) se trouve surtout dans le second Esaïe 59.
En Es 44, 9-10, 12, le prophète dénonce la fabrication des idoles et des dieux
faits de main d’homme (cf. aussi Ha 2, 18). L’usage de cette racine en
Ex 32,4 fait référence au travail artisanal qui manifeste l’aspect créé et non
divin de l’œuvre. Le travail artisanal de l’homme signifie la non-divinité des
idoles. La description du processus de fabrication va jusqu’à parler de l’outil
avec le mot « burin, stylet » (héréth) qui a un seul autre emploi en Es 8, 1 60
(Es 44, 12 utilise un terme synonymique : ma‘atsâd). Enfin, et surtout, en
Ex 32, 4, Aaron fabrique le « métal fondu » (massèkah). Ce terme absent de
1 R 12, 26-33 appartient au second Esaïe, Es 42, 17.
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55. B. RENAUD, op. cit., p. 133 sqq., montre que Ex 32 présuppose la critique du « veau de
Samarie » du prophète Osée.
56. Notre lecture ne fait guère allusion à l’arrière-plan religieux et à l’histoire religieuse du
Proche-Orient ancien (POA). Le taureau est un symbole animalier fréquent dans le POA. Il fut
le symbole des dieux cananéens El et Baal et, par conséquent, il fut aussi le symbole animalier
de YHWH, Os 8, 5, G. VANHOOMISSEN, op. cit., p. 196 sqq. Il est désormais attesté et connu
qu’Israël au début du premier millénaire a vécu une pratique religieuse conforme en tout point
à la pratique religieuse de ses voisins. Il semble que le culte de Baal ait eu une importance capi-
tale comme j’ai tenté de la montrer in Dany NOCQUET, Le livret noir de Baal. La polémique
contre Baal dans la Bible hébraïque et l’ancien Israël, Genève, Labor et Fides, 2004. Ex 32, 1-
6 reflète un stade avancé dans l’évolution religieuse d’Israël. Ce récit présuppose la rupture
deutéronomiste contre le culte d’un dieu principal et le bouleversement monothéiste contre
toute divinisation d’œuvre humaine.
57. Dt 9-10 est aussi silencieux sur la fabrication du jeune taureau, J. BLENKINSOPP, The
Narrative, p. 102.
58. La comparaison avec Gédéon qui ramasse les boucles d’oreille sur un manteau conduit
Samuel E. LOEWENSTAMM, « The Making and Destruction of the Golden Calf – A Rejoinder »,
Bib 56, 1975, p. 330-343, à proposer une traduction différente en faisant dériver le verbe weyat-
sar de tsour « ramasser » ; la traduction d’Ex 32, 4, serait « And he bound it in a cloak or bag »
(il le lia dans un sac) à la place de : « Il le façonna avec un burin », voir B. RENAUD, op. cit.,
p. 54 sqq. La proposition enlève la pointe du texte qui est la dénonciation monothéiste de toute
dévotion à un objet fabriqué, cf. infra.
59. Le principal utilisateur de la racine est le second Esaïe dans lequel on retrouve souvent
Dieu comme sujet : celui qui a formé le peuple (Es 27, 11 ; 29, 16), fabriqué Jacob/Israël
(Es 43, 1.7.21 ; 44, 1.21.24 ; 45, 7.9.11), le Dieu qui a formé la terre (Es 45, 18), l’oiseau de
proie (Es 46, 11), « lui qui m’a formé (Es 49, 5), » c’est Toi qui nous façonnes » (Es 64, 7),
« c’est le façonneur de tout, Lui » (Jr 10 16 ; 51, 19), « moi, façonnant contre vous le mal »
(Jr 18 11). Es 43 10 au Niphal « avant moi ne fut formé aucun dieu ».
60. B. RENAUD, op. cit., p. 55.

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2006/2 POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ

Les voici rejetés en arrière, tout honteux


ceux qui mettent leur assurance dans une idoles
ceux qui disent à du métal fondu : « Nos dieux, c’est vous! »
En Ex 32,1-6, la demande du peuple et l’œuvre d’Aaron sont une viola-
tion du second commandement du Décalogue. Mais Les décalogues d’Exode
et de Deutéronome n’utilisent pas le mot « métal fondu » mais « idole »
(pésél, Ex 20, 3; Dt 5, 8) et condamnent l’idolâtrie 61. Ex 32, 1-6 est plus
précisément une violation du commandement de Ex 34, 17 : « Des dieux de
métal fondu, tu ne te feras pas », ou de Lv 19, 4 où il est ordonné aux
Israélites de ne pas se tourner vers les « riens, idoles » (élîlîm ) et de ne pas
se faire de « dieux en métal fondu ». Le Lévitique dénonce précisément
l’adoration d’objets fabriqués, la prosternation qui en fait des dieux.
Ex 32, 1-6 est à lire dans le contexte d’une théologie monothéiste qui
dénonce la fabrication de faux dieux.
L’attitude du peuple et d’Aaron devant le veau d’or. Quelques gestes
d’Aaron évoquent ceux du roi Jéroboam Ier en 1 R 12, 26-33, mais seul l’acte
d’infidélité lui-même commis par le peuple est la répétition exacte de celui,
commis par Jéroboam. Comme Jéroboam, le peuple est celui qui dit : « Voici
tes dieux... ». Comme le peuple, Jéroboam monte à l’autel pour sacrifier en
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l’honneur des taurillons de Dan et de Béthel. Ex 32 précise ici la nature des
sacrifices apportés : holocaustes, sacrifice de paix 62, mais Aaron n’est nulle-
ment décrit comme le sacrificateur. Après avoir sacrifié, seul le peuple se
réjouit, mange, boit et rit 63. Dans cette histoire, comme le montre l’étude
synchronique, Aaron n’est donc pas associé à l’infidélité à YHWH. Aaron
fabrique l’objet, mais ne l’adore pas et ne se prosterne pas devant lui 64. Seul
le peuple commet cette infidélité. Le peuple seul contrevient totalement à la
demande de YHWH de ne pas être traité comme un dieu fabriqué, un « dieu en
argent ni comme un dieu en or », Ex 20, 23.
Dans ce contexte monothéiste, comment expliquer le geste apparemment
insensé, la fabrication de la statue du jeune taureau, l’élévation d’un autel et
l’appel à une fête pour YHWH ? Par son geste, Aaron est un artisan qui
dévoile et manifeste la non-divinité même du métal fondu qu’il fabrique. Les
Israélites, avec les holocaustes, le don d’offrandes de paix, la fête et le diver-

61. J. VERMEYLEN, op. cit., p. 3, évoque le premier commandement du Décalogue.


62. Le mot shélém « offrande de paix » est surtout un terme technique du vocabulaire
sacerdotal du livre du Lévitique.
63. Le verbe tsâhaq au piel « plaisanter, s’amuser » n’est pas un terme dtr. Ces précisions
festives n’ont pas de parallèles en 1 R 12, 26-33. De même, les gestes de Jéroboam, « marcher
en procession, bâtir des maisons de hauts lieux, faire prêtres des gens sans qu’ils fussent des
fils de Lévi », « monter à l’autel » ne sont pas reprises en Ex 32, 1-6.
64. En Dt 9, 12, le peuple fabrique le métal fondu. Ce dernier terme est aux côtés de pésél :
Dt 27, 15 ; Jg 17, 3 sqq. ainsi qu’en Nb 33, 52 ; Es 30 22.

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D. NOCQUET ETR

tissement en l’honneur du métal fondu, sont infidèles à l’interdit de divinisa-


tion d’objets et manifestent leur attachement polythéiste. Aaron n’anticipe
pas la figure de Jéroboam Ier, constructeur des taurillons d’or, seuls les actes
du peuple sont des infidélités comparables à celles du roi et annoncent le
péché de Jéroboam 65.
Les différences considérables avec 1 R 12, 26-33 indiquent qu’Ex 32, 1-6
n’est pas un texte dtr 66. Il faut convenir avec B. Renaud que les v. 1-6 sont un
ajout à Ex 32 67. Ex 32, 1-6 n’est pas indispensable au récit et appartient à une
autre rédaction que celle de Ex 32, 7-14. En effet, le récit d’Ex 32 peut être
lu sans les mentions d’Aaron (1-6, 21-25). Il présuppose 1 R 12, 26-33 et
retravaille les motifs centraux de l’historiographie deutéronomiste. Malgré
une terminologie comparable, les intentions des deux passages sont dis-
tinctes. En 1 R 12, 29, Dtr fustige l’attitude de Jéroboam qui contrevient au
centralisme de Jérusalem, à l’interdit de la représentation et de l’adoration
d’autres divinités, en la faisant suivre d’une condamnation du roi et du
royaume du Nord. En Ex 32, 1-6, il n’en est pas de même, l’action n’est pas
jugée ni condamnée par le compositeur. La condamnation proprement dtr
intervient seulement en Ex 32, 7 sqq. et concerne seulement le peuple.
Ex 32, 1-6 échappe aux caractéristiques dtr qui condamneraient la figure
d’Aaron ou du sacerdoce aaronide irrespectueux de l’exclusivisme yahwiste.
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Mais, Ex 32, 1-6 use surtout d’un vocabulaire de polémique contre les faux
dieux dans l’esprit du second Esaïe selon Es 42, 7. L’introduction à l’histoire
du taurillon d’or est à lire selon le registre de l’ironie liée à la fabrication
d’idoles. Aaron, en artisan, met en évidence l’attachement idolâtrique du
peuple et révèle son péché. Il devient le premier à dénoncer l’illusion poly-
théiste que le récit d’Ex 32, 1-6 et 21-25 met en scène à la manière du second
Esaïe 68. Aaron dénonce la tentation de « se faire des dieux ». La distinction
voulue de la figure d’Aaron, la théologie sous-jacente à ce passage sur l’uni-

65. M. ABERBACH, L. SMOLAR, « Aaron, Jeroboam, and the Golden Calves », JBL 86,
1967, p. 129-140 ; T. RÖMER, op. cit., p. 8.
66. J. BLENKINSOPP, The Narrative, p. 102-104, le considère comme présupposant Dtr ;
J. VERMEYLEN, op. cit., L’affaire, p. 16, y voit un texte dtr tardif (525) ; pour J. van SETERS, The
Life, p. 295, le début du récit de base J postdtr. Malgré des divergences de datation, un consen-
sus fait encore d’Ex 32, 1-6 le début du récit de base d’Ex 32 : Erik AURELIUS, Der Fürbitter
Israels. Eine Studie zum Moseslied im Alten Testament, Stockholm, coll.
« Conjectanea Biblica, Old Testament Series 22 », 1988, p. 65 et 460 ; John I. DURHAM,
Exodus, Waco, Word Books Publisher, 1987, p. 415 sqq. ; J. HAHN, op. cit., p. 170 sqq. ;
T. RÖMER, op. cit., p. 7 ; H. C. SCHMITT, op. cit., p. 312 sqq. ; P. WEIMAR, Das Goldene Kalb,
p. 142 sqq. ; B. RENAUD, op. cit., p. 138-143, le considère comme un texte dtr qui ne fait pas
partie du récit premier d’Ex 32 ; J. VERMEYLEN, op. cit., p. 8 sqq. attribue Ex 32, 2-4 à la
deuxième rédaction dtr (Dtr 575) ; H. C. SCHMITT, op. cit., p. 316 pense que le texte de base
d’Ex 32 dépend de DtrH (Historien deutéronomiste).
67. B. RENAUD, op. cit., p. 54-55.
68. G. VANHOOMISSEN, op. cit., p. 197, n° 41 reconnaît la dénonciation sous-jacente du
polythéisme.

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2006/2 POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ

cité de Dieu font d’Ex 32, 1-6 un premier ajout non dtr et tardif à l’épisode
du taurillon d’or.
Ex 32, 21-25
D’un point de vue historique, la cohérence de ces versets et leurs liens
logiques avec l’ensemble du récit serait difficile à saisir 69. Ex 32, 21-25 se
situe pourtant dans la continuité d’Ex 32, 1-6 par la présence d’Aaron, la
reprise de la demande du peuple d’avoir des « dieux qui marchent devant
nous » et du motif de l’absence de Moïse, le rappel de l’acte d’Aaron. Ces
versets appartiennent donc au même niveau de composition qu’Ex 32, 1-6.
Pour ce qui concerne l’interprétation du dialogue entre Moïse et Aaron, il
est lu le plus souvent telle une séance de reproches faits au grand prêtre 70.
Une telle interprétation conduit à une contradiction insurmontable. Comment
Aaron, père de la lignée sacerdotale la plus prestigieuse peut-il être tenu pour
responsable du « grand péché » du peuple à l’égard de YHWH sans avoir été
aussitôt écarté du sacerdoce pour YHWH comme Jéroboam fut condamné en
2 R 17, 21 ? Une autre interprétation doit être envisagée.
Cela a été souligné précédemment, l’intervention de Moïse : « Que t’a fait
ce peuple? », met en évidence la séparation et l’opposition entre Aaron et le
peuple. Moïse ne reproche pas à Aaron d’avoir fabriqué le taurillon d’or,
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mais l’interroge sur la situation du peuple, une situation qui le condamne.
L’expression « grand péché » a son origine en 2 R 17, 21 où elle désigne le
péché de Jéroboam. Mais Ex 32, 21 n’est en rien parallèle à l’histoire de
Jéroboam. En 2 R 17, 21, c’est Jéroboam qui pèche en faisant commettre au
peuple un grand péché (le verset utilise le verbe de la même racine
« pécher », (hâthâ’). L’expression « commettre un grand péché » (hathâ’tém
hathâ’âh gedôlâh) est utilisée en Ex 32, 30 à propos du peuple seulement. En
Ex 32, 21, la situation est différente : si Aaron façonne le taurillon d’or, il ne
pèche pas lui-même. Mais, à la question de Moïse, Aaron répond en consta-
tant avec Moïse la situation du peuple : « Il est dans le mal ». Cette fonction
d’identification du mal est à rapprocher de la fonction sacerdotale qui
consiste à désigner la maladie, le désordre. Sans être encore grand prêtre,
Aaron sait identifier une situation qui ne permet pas la proximité avec Dieu ;
il y a là une spécificité propre à la fonction sacerdotale. Le prêtre est chargé

69. J. BLENKINSOPP, The Narrative, p. 106-107, souligne que la difficulté provient de


l’ignorance des circonstances historiques qui ont produit ces versets, notamment pour ce qui est
du lien entre Aaron et le sanctuaire de Béthel. Pour B. RENAUD, L’alliance, p. 61-63, ils appar-
tiennent pourtant bien à la trame du récit, il les classe parmi les compléments dtr.
70. M. NOTH, Das 2 Buch, p. 200-201, Pour B. CHILDS, Exodus, p. 570-571, Aaron serait le
modèle du prêtre infidèle dans la lutte pour l’obtention du sacerdoce à une époque tardive.
Mais il s’étonne qu’on ait pu conserver cette tradition étant donné le prestige du grand prêtre ;
voir aussi B. RENAUD, op. cit., p. 61-63 et 152 ; E. BLUM, Studien, p. 55, n° 42 ; E. AURELIUS,
op. cit., p. 65 sqq.

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de distinguer le pur de l’impur, le sacré du profane (Lv 10, 8-11) et d’obtenir


la levée de la faute 71. Aaron n’endosserait-il pas une partie de sa fonction
sacerdotale avant sa désignation officielle dans la crise du taurillon d’or ?
Au v. 25 72, la « raillerie » subie par Israël de la part des autres nations fait
partie du châtiment liée à l’infidélité, Dt 28, 37 (cf. Si 42,11). Nous avons vu
qu’il faut comprendre la situation du peuple comme une atteinte à la divinité
unique de YHWH. Le compositeur emprunte un motif dtr pour le mouler dans
un contexte théologique nouveau après l’exil. Une telle situation de « dérè-
glement » condamne le peuple 73. Ex 32, 21-25 est un développement logique,
mais ajouté, qui fait le lien entre le v. 20 et qui prépare l’intervention punitive
des Lévites au v. 26 74.
Les continuités linguistiques et thématiques entre Ex 32, 1-6 et 21-25
indiquent un même niveau de composition tardif, postdeutéronomiste et post-
sacerdotal. En s’inspirant de motifs dtr, le compositeur, dans un contexte
marqué par l’affirmation monothéiste, introduit dans un récit préexistant le
personnage d’Aaron pour en faire le dénonciateur des faux dieux que les fils
d’Israël se construisent 75.
Ex 32, 35-33, 6
La mention d’Aaron d’Ex 32, 35 semble ajoutée tant l’utilité de cette
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mention est peu évidente, elle ne fait l’objet d’aucune suite 76. L’insistance sur
la participation à la fabrication du taurillon d’or serait-elle une critique à
l’égard du grand prêtre ? Selon le contexte qui précède, cette interprétation
ne s’impose pas puisque Aaron n’est pas frappé avec le peuple. La mention

71. En Lv 27, 11-14, dans le cadre d’une offrande non présentable à YHWH, le prêtre déter-
mine la valeur de l’offrande selon qu’elle est bonne ou mauvaise. » (bèyn thôv oûbeyn râ‘)
72. La LXX propose une autre interprétation de la situation du peuple : « à cause de la
violence de ce peuple ».
73. Ce verset annoncerait la condamnation deutéronomiste d’Israël, voir 1 R 14, 16 et
2 R 17, /18.
74. Ex 32, 26-29 fait intervenir les Lévites pour châtier ceux qui sont responsables d’avoir
conduit le peuple dans la vénération du taurillon d’or. Ces versets appartiennent à la phraséo
logie dtr.
75. Ex 32, 31-34 décrit Moïse dans une fonction sacerdotale. Il monte vers Dieu pour
« obtenir l’absolution » (vocabulaire au caractère sacerdotal prédominant). Le terme absolution
apparaît en Ex 32, 30 pour la première fois. Moïse est ici le modèle du grand prêtre et légitime
la fonction que la lignée aaronide prendra à son compte dans la suite de l’histoire. En Nb 17, 6-
28 (Nb 17, 6-15 est construit sur une typologie comparable, avec la révolte du peuple, la colère
de YHWH voulant anéantir le peuple et l’intervention de Moïse et d’Aaron prenant en charge
l’absolution), la fonction du rite d’absolution est désormais assumée par Aaron pour éloigner le
fléau du peuple. Elle anticipe un certain nombre de passage dans lesquels le grand prêtre
obtient l’arrêt d’un fléau et le pardon de Dieu, Nb 25, 13. En Ex 32, Aaron n’est pas encore
titulaire de cette charge.
76. E. BLUM, Studien, p. 57-58 considère que les versets 34-35 présupposent non seulement
la chute du royaume du Nord, mais aussi celle de Juda ; T. RÖMER, op. cit., p. 8, relie la men-
tion du verbe pâqad « visiter » à Am 3, 14 et le péché d’Israël (Ex 32, 30 sqq.) à la critique
oséenne du veau de Samarie, Os 8 1 sqq. ; 10, 1 sqq. ; 13, 1 sqq.).

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2006/2 POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ

est donc un complément qu’on peut rattacher à l’intervention rédactionnelle


tardive et postsacerdotale.
Le discours de YHWH introduit par Ex 33, 1 reprend une terminologie dtr
connue : la liste des peuples chassés devant Dieu, le « pays ruisselant de lait
et de miel », la « nuque raide » 77. En Ex 33, 2 et la promesse d’envoi d’un
ange sont un doublet par rapport à Ex 32, 34 où Dieu indique que l’ange
marchera devant Moïse. La fonction de l’ange en Ex 33, 2 est de chasser les
peuples qui occupent le pays de Canaan. Il y a là une thématique dtr connue.
L’ange sert aussi à éviter le contact direct avec YHWH et l’extermination du
peuple à « la nuque raide » 78. Ex 33, 2-6 introduit le thème plutôt sacerdotal
de la « présence de Dieu » (« au milieu de toi », beqîrebekhâ), qui devient le
motif principal et le centre d’un débat au sein d’Ex 33-34 (Ex 34, 9 : « Que
YHWH marche au milieu de nous »). Au v. 4, le peuple entend (directement)
« la parole de malheur » de la part de Dieu 79. Le thème de la rupture est ici
conjugué avec le motif de l’impossibilité de la présence de Dieu au milieu
d’Israël. L’introduction de la figure de l’ange avec cette double fonction :
conduire au pays et éviter le contact entre YHWH et le peuple, la superposi-
tion de thèmes dtr et de thèmes sacerdotaux laissent penser que nous avons
affaire à une rédaction postdeutéronomiste et postsacerdotale. Ex 33, 2-6
appartiendrait au même niveau de composition que les mentions d’Aaron 80.
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Les mentions d’Aaron comme dénonciateur et révélateur du péché du
peuple rendent fortement problématique la question de la présence de Dieu
au milieu d’Israël. Comment le Dieu saint peut-il être au milieu d’un peuple
pécheur ? Ex 32, 1-33, 6 et la suite d’Ex 33-34, dans sa rédaction finale post-
sacerdotale, forment une composition théologique qui répond à cette question
en valorisant l’unicité de la médiation mosaïque (de la Torah) qui conduit au
renouvellement de l’alliance. Cette théologie narrative introduit l’ensemble
Ex 35-40 dans lequel l’établissement de la Demeure de Dieu, lieu de sa pré-
sence, au milieu d’Israël, Ex 40, 24-38 sert à légitimer la fonction sacerdotale
indispensable à la relation de proximité entre Dieu et le peuple pécheur.

77. B. RENAUD, op. cit., p. 68-74, note le caractère composite d’Ex 33, 1-34, 9 sqq. et
168 sqq. ; E. BLUM, Studien, p. 369. Ex 33, 2 sqq. présupposerait non seulement Dtr mais aussi
« KD », cf. supra, n° 40.
78. La figure de l’ange comme Ersatz « substitut » de la présence de Dieu se trouve en
Ex 23, 20.23 ; Jg 2, 1 (ou encore 34, 19) : E. BLUM, Studien, p. 58-60 considère Ex 33, 2
comme un re-travail avec l’ange (« m’l'ak-Bearbeitung »), de même le v. 4.
79. Il y a une contradiction entre l’attitude du peuple au v. 4 qui renonce à porter ses
parures et le v. 6 dans lequel le peuple se dépouille de ses habits de fête. On peut se demander
si le v. 4 n’aurait pas une place plus naturelle après le v. 5, voir B. RENAUD, op. cit., p. 165-169.
La mention des habits de fête fait directement écho à l’intervention de Josué et à son échange
avec Moïse au sujet des chants qui proviennent du peuple.
80. Ex 33, 7-11 introduit le motif de la tente de Rencontre qui est une autre manière de par-
ler de la présence de Dieu, voir E. BLUM, Studien, p. 62. B. RENAUD, op. cit., p. 165 sqq., note
la rupture qu’introduit Ex 33, 7-11 entre Ex 33, 1-6 et Ex 33, 12-23.

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En Ex 32, les mentions d’Aaron appartiennent à un même niveau de


composition. Ex 32, 1-33, 6 est une version postsacerdotale du taurillon d’or,
soucieuse d’introduire le personnage Aaron dans un épisode crucial de la vie
d’Israël. Cette version tardive du taurillon d’or présuppose le texte dtr du
aurillon d’or (Dt 9-10) et retravaille des motifs deutéronomistes et sacerdo-
taux. Elle repose sur un texte antérieur qu’elle commente pour répondre aux
questions de son temps posées par l’affirmation monothéiste et la présence
de Dieu parmi les fils d’Israël.
L’interprétation la plus courante fait d’Ex 32, 1-6, 21-25 une critique du
sacerdoce aaronide 81. L’argumentaire repose sur les correspondances avec la
condamnation dtr du péché de Jéroboam en 1 R 12, 28 sqq. Elle s’appuie
aussi sur le lien entre le sanctuaire de Béthel et la famille sacerdotale aaro-
nide tel que le suppose Jg 20, 26-28. En s’inspirant de la polémique d’Osée
contre le culte faussé du royaume du Nord et le « veau de Samarie »
(Os 8,1 sqq. ; 10, 1 sqq. ; 13, 1 sqq.) et contre Béthel 82, l’auteur dtr ou prédtr
critiquerait la dynastie sacerdotale aaronide 83. Ex 32, 1-6 émanerait des
milieux dtr et serait le reflet d’une tension entre milieux aaronides et milieux
lévitiques, ou refléterait la concurrence entre dynasties sacerdotales aux
époques exilique et postexilique. L’interprétation d’Ex 32, 1-6 dans un cadre
idéologique deutéronomiste (ou dans un cadre plus tardif) ne s’impose pas,
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d’autant que Dtr demeure silencieux sur la question d’une tension entre
Aaron et les Lévites 84. Ex 32, 1-6, 35 serait un des rares passages critiques

81. T. RÖMER, op. cit., p. 1 ; B. RENAUD, op. cit., p. 249-254 ; G. VANHOOMISSEN, op. cit.,
p. 193, n° 29. Ex 32 serait un récit étiologique en faveur des Lévites, alors qu’Ez 44, 10-12
dénonce le sacerdoce lévitique et légitime leur rôle second par rapport aux prêtres.
82. B. RENAUD, op. cit., p. 133-135, pense que l’utilisation de l’image du taurillon fait réfé-
rence à une des expériences religieuses des plus menaçantes pour la foi yahwiste telle que la
rapporte Osée. Am 3, 14 annonce le jugement de Béthel au jour de la « visite », même utilisa-
tion du verbe en Ex 32, 34.
83. J. BLENKINSOPP, The Judean Priesthood, p. 34 sqq., pense que Béthel est demeuré un
sanctuaire important à l’époque exilique et au début de l’après-exil et qu’il fut un pied à terre
pour les prêtres aaronides.
84. Dans l’historiographie deutéronomiste, le personnage d’Aaron est une figure rare, mais
les quelques mentions qui s’y trouvent ne lui sont pas défavorables. Les passages suivants
témoignent d’une relative sympathie à l’égard d’Aaron, fils de Lévi. En Jos 21, 4.10.13.19 ; les
Lévites sont désignés « fils du prêtre Aaron ». Il y a même une superposition des fonctions
entre prêtres et Lévites en Jos 21, 19. Il semble qu’on ait affaire ici à une harmonisation. En
Jos 24, 5 et 33 la figure d’Aaron apparaît en bonne place aux côtés de Moïse comme figure
libératrice d’Israël. La mort d’Éléazar avec la mention généalogique d’Aaron au v. 33 est
comparable en bien des points à celle de Josué. Il y a une certaine égalité dans la présentation
de la mort des deux personnages qui évoque les présentations semblables des morts de Moïse et
Aaron (Dt 34 et Nb 20). Dans le livre des Juges, Jg 20, 28, la figure de Pinhas, fils d’Éléazar et
d’Aaron se trouve associée à la fonction de l’arche comme emblème guerrier de la présence de
YHWH au combat. Enfin en 1 S 12, 6 et 8 Moïse et Aaron sont deux personnages liés et associés
à la sortie d’Égypte. Ces mentions sont-elles des ajouts éditoriaux ? Quoi qu’il en soit, on ne
peut guère s’appuyer sur ces évidences textuelles pour affirmer une animosité dtr contre le
personnage d’Aaron.

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2006/2 POURQUOI AARON N’A-T-IL PAS ÉTÉ CHÂTIÉ

contre le grand prêtre (Nb 20 85), une critique sans conséquence logique indis-
pensable, en contradiction avec une théologie dtr prônant l’élimination des
idolâtres. Au milieu de l’architecture d’Ex 25-40 attribué essentiellement à la
composition sacerdotale qui consacre le rôle d’Aaron comme grand prêtre, il
demeure étonnant qu’Ex 32-34 puisse contenir une critique faisant du grand
prêtre Aaron, le plus grand des apostats au culte unique de Y HWH . Le
Pentateuque décrit Aaron, depuis Ex 4, comme le personnage le plus impor-
tant après Moïse. Sa charge déjà annoncée de grand-prêtre n’est guère com-
patible avec la rupture religieuse totale dont il serait l’initiateur.
Ex 32, 1-33, 6 en son état final n’est pas le reflet d’une critique dtr ou
d’une opposition entre les Lévites et Aaron. Il se situe également dans le
contexte d’une théologie de l’unicité de Dieu, comparable au second Esaïe,
où Aaron révèle la pratique polythéiste de la fabrication de faux dieux, situa-
tion dans laquelle se trouve encore le peuple, même après la théophanie du
Sinaï. Malgré l’ambiguïté du personnage, cette fonction de manifestation de
la situation religieuse du peuple est incompatible avec l’interdit de la fabrica-
tion de dieux en métal fondu. Le personnage renvoie déjà aux fonctions
sacerdotales de distinction et de séparation qu’occuperont Aaron et sa dynas-
tie. Aaron assure la légitimité du sacerdoce aaronide dans un contexte de
crise monothéiste.
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Par l’introduction d’Aaron, Ex 32 dit la complémentarité nécessaire entre
les Lévites chargés du châtiment et le service aaronide chargé de manifester
l’état de péché dans lequel se trouve le peuple 86. Dans la relation au peuple,
aux côtés du service des Lévites garants de l’orthodoxie du culte unique de
Dieu, les deux fonctions sont liées au Moïse incomparable que décrit Ex 32.
Moïse demeure le premier médiateur.
Enfin, par son intervention, Aaron interroge la relation d’Israël à Dieu et
la possibilité de la proximité de Dieu à Israël. En Ex 33-34, la distance entre
la tente de Rencontre et les fils d’Israël (Ex 33, 7-11) est abolie en Ex 34, 29-
35. Il n’est plus question de l’extérieur du camp où se trouverait la tente 87.
85. Dans ce texte, Aaron est totalement solidaire de Moïse. D’Ex 4 à Nb 20, il y a une
quasi-identification entre Moïse et Aaron qui apparaissent unis jusque dans la mort.
86. Le statut des Lévites et leurs relations avec les prêtres font l’objet de recherches
récentes qui mettent l’accent sur la complémentarité des deux fonctions ou au contraire sur une
tension et une mainmise lévite sur le sacerdoce. Josette ELAYI et Jean SAPIN, Quinze ans de
recherche (1985-2000) sur la Transeuphratène à l’époque perse, Paris, Gabalda, p. 210 sqq.,
proposent un résumé du débat actuel.
87. B. RENAUD, op. cit., p. 307 sqq., relève l’unité théologique des rédactions successives
d’Ex 32-34 autour du pardon et de la miséricorde de Dieu. Le rédacteur final intègre Ex 32-34
dans l’ensemble Ex 19-40 (qui appartient à Pg). Il infléchit par cette insertion la théologie de
l’alliance. L’histoire de l’alliance est traversée par le drame du péché d’Israël : alliance conclue
(31, 18), rompue (32, 15) et restaurée (34, 29). Il infléchit la théologie de la présence qui com-
mence en Ex 6, 7-8 et 24, 3-11, se poursuit entre Ex 25 et Ex 31, et s’achève en Ex 40.
L’insertion d’Ex 32-34 a pour effet de développer le thème du pardon et de la miséricorde de
Dieu.

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D. NOCQUET ETR

Cela prépare ainsi le lecteur au rôle que joue la tente de Rencontre à partir
d’Ex 33 jusqu’en Ex 40 et en Lévitique, lieu d’une proximité renouvelée
avec Dieu, lieu d’alliance et d’absolution. La narration sacerdotale donne à
ce lieu la fonction de « Sinaï portatif », rappelant la montagne de Dieu
comme lieu de la miséricorde et du pardon renouvelés malgré le péché du
peuple. Dans l’ensemble Ex 25-40, la question de la présence du Dieu unique
au milieu d’Israël pécheur se trouve ainsi résolue par la médiation sacerdo-
tale qui permet la rencontre et la proximité avec Dieu. Voilà pourquoi Aaron
ne fut pas châtié après la fabrication du taurillon d’or.

CONCLUSION

Un premier regard sur les mentions d’Aaron en Ex 32, 1-33, 6 montre


combien Aaron est un personnage second dans la divinisation du taurillon
d’or. Aaron est resté extérieur au péché commis par le peuple. Il est plutôt un
miroir qui reflète la situation religieuse du peuple incompatible avec l’inter-
dit de la fabrication de dieux en métal fondu. En révélant l’état de « mal »
dans lequel est le peuple, Aaron met en évidence l’impossibilité de la ren-
contre entre Dieu et Israël, même après la théophanie du Sinaï. Un motif que
reprend Ex 33-34. L’étude narrative permet de résoudre l’apparente contra-
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diction de la non-punition d’Aaron.
L’étude historique des mentions d’Aaron propose de les lire dans un
contexte postexilique d’affirmation monothéiste. Les liens avec Es 42 font
d’Ex 32, 1-6 un texte qui déploie une ironie critique du polythéisme, compa-
rable à celle du second Esaïe. Ex 32, 1-6 n’est pas une critique deutérono-
miste, ou émanant des milieux des Lévites, contre le sacerdoce aaronide. En
dévoilant la fabrication de faux dieux, la fonction d’Aaron est nécessaire et
complémentaire à celle des Lévites en relation avec un Moïse indispensable.
Les mentions d’Aaron introduisent et re-travaillent le thème de la présence
de Dieu au milieu d’Israël. C’est ce que développe Ex 25-40 pour y légitimer
la médiation sacerdotale. On comprend dès lors qu’Aaron ne soit pas rejeté
comme grand prêtre. La crise du taurillon d’or, qu’Aaron porte à son
paroxysme en Ex 32-34, reflèterait un ajustement des institutions et des
pratiques religieuses pour vivre dans l’affirmation du Dieu unique et en
présence du Dieu saint au milieu d’Israël, en Judée, à l’époque postexilique.
Dany NOCQUET
Faculté de Théologie Catholique de Lille

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