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LE PSAUTIER, UNE ÉCOLE DE PRIÈRE

Sophie Ramond

S.E.R. | « Études »

2013/12 Tome 419 | pages 639 à 649


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.4196.0639
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Religions et Spiritualités

Le Psautier,
une école de prière

Sophie R amond

P
our qui cherche les mots de la prière dans la Bible, le
Psautier offre un recueil volumineux de cent cinquante
pièces. Ceux qui ont composé les psaumes il y a plus
de vingt siècles y ont exprimé sans pudeur ce qu’ils vivaient.
Ces prières adressées à Dieu sans faux-semblants parlent de
désir, de bonheur, de maladie aussi et de souffrance… Encore
catéchumène, saint Augustin les découvrait et en faisait sa
prière favorite : « Quels cris, mon Dieu, j’ai poussés vers toi,
1. Saint Augustin, Confes- en lisant les psaumes de David, chants de foi, accents de piété
sions IX, 4. où n’entre aucune enflure d’esprit !1 » Parce qu’ils sont sans
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prétention et s’enracinent dans l’expérience de croyants, les
psaumes gardent cette vertu de pouvoir porter les douleurs
et l’espérance des hommes et des femmes de toute époque et
de toute culture, de pouvoir être priés encore aujourd’hui.
Livre de prière du peuple juif puis du peuple chrétien,
le Psautier conserve donc les cris d’un peuple de croyants et
constitue en quelque sorte le résumé de toute la Bible, un
condensé des expériences possibles de l’homme avec son
Seigneur. Il demeure un chemin privilégié pour se mettre à
l’école de la prière et s’ouvrir à la louange, pour parcourir un
itinéraire spirituel qui nomme sans ambages les joies et les
affres de l’existence humaine comme aussi le mystère d’un

Institut Catholique de Paris.

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Décembre 2013 – n° 4196 639

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Dieu qui semble parfois se dérober à l’homme et demeure
pourtant son seul secours.

Un recueil, cinq livres


et cent cinquante psaumes
Il apparaît d’emblée lorsqu’on parcourt les cent cinquante
pièces du Psautier qu’on a affaire à une grande variété de
textes aux tonalités différentes. Si, pour prendre la mesure de
ce recueil, on en ouvre l’introduction (le psaume 1) puis la
conclusion (les psaumes 148-150), on constate qu’il s’ouvre
par une béatitude : heureux l’homme qui marche… (Ps 1, 1) et
se referme par des textes qui ne sont plus que louange : que
tout se qui respire loue le Seigneur (Ps 150, 6). Le premier
psaume nous avertit que la prière est une marche, un compa-
gnonnage avec un Dieu qui veut notre bonheur. Le dernier
suggère que la louange est la respiration même de l’existence
humaine. Le contenu de l’action de grâce n’est pas précisé : à
tout être qui respire d’en inventer le texte, avec la partition au
rythme de sa vie !
Mais parce qu’une parole adressée à Dieu, pour être
authentique, ne peut que suivre les méandres de nos exis-
tences humaines et que celles-ci sont traversées d’expérience
heureuses mais aussi d’épreuves et de souffrances, le Psautier
s’articule autour de deux grandes attitudes complémentaires
de la prière, la supplication et la louange. Il nous est parfois
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aisé de dire avec le psalmiste : Seigneur, je te rends grâce de
tout mon cœur ; je redirai toutes tes merveilles (Ps 9, 2).
D’autres fois il nous viendrait plus spontanément de crier :
Seigneur écoute mon cri d’appel ! Par pitié, réponds-moi
(Ps 28, 7). En un temps la confiance peut nous habiter :
le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je peur ?
Et en un autre temps l’inquiétude l’emporter : jour et nuit,
mes larmes sont mon pain… (Ps 42, 4). L’épreuve de la mala-
die peut nous inviter à emprunter les mots du Ps 38, 10 : mon
cœur palpite, les forces m’ont abandonné, j’ai perdu jusqu’à la
lumière de mes yeux, et, la mort qui approche ceux du Ps 89,
47 : pense à ce que dure ma vie : tu as créé l’homme pour une
fin si dérisoire !
Le phénomène de « changement d’atmosphère » observé
dans les psaumes entre ces deux dimensions fondamentales de
la prière, la supplication et la louange, est complexe : il ne fonc-

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tionne pas seulement dans le sens d’une supplication se pro-
longeant par une louange anticipée ou promise, dans la
certitude d’être exaucé ; il peut aller de la louange à la supplica-
tion ou se déployer en une alternance des deux attitudes
(Ps 31 ; 35), comme pour signaler que des sentiments contra-
dictoires peuvent nous habiter, la foi et le doute, la joie et la
souffrance…
Par ailleurs, les psaumes individuels appellent à dire
« je » à la place de ceux qui souffrent ou se réjouissent, parti-
culièrement ceux qui sont sans-voix, et les psaumes collectifs
à dire « nous » en solidarité avec les hommes et les femmes de
ce temps, en communion avec tous les croyants dont la prière
s’élève de concert vers Dieu. Ne nous y trompons pas pour-
tant, le don n’est pas seulement celui de notre prière pour
l’humanité d’aujourd’hui  : la prière des psaumes nous
décentre et nous transforme, élargit l’espace de nos cœurs.
En des configurations variées qui ne se laissent enfer-
mer en aucun genre littéraire fixe, les psaumes témoignent
ainsi d’une rencontre de l’homme avec Dieu entre cri et
louange, adoration et révolte… Miroirs de l’expérience
humaine et probablement écrits comme des pièces à usages
multiples, ils se prêtent à être récités en cas de maladie ou
pour exprimer son repentir, pour élever une supplication ou
une lamentation, pour formuler une attente ou une pro-
messe, pour relire l’histoire ou se laisser instruire, pour réflé-
chir sur les grands problèmes de la vie.
Dans son état actuel, le Psautier de la Bible hébraïque
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rassemble ces diverses pièces en cinq livrets, selon une répar-
tition qui ne peut être postérieure au iie siècle avant notre ère
puisque la traduction grecque la connaît déjà. Le dernier
psaume de chacun de ces livrets s’achève par une doxologie
(Ps 41, 14 ; 72, 18-19 ; 89, 53 ; 106, 48 ; 150, 6). Toutefois, cette
répartition en cinq livrets n’est pas primitive et pour faire
droit à la composition complexe du Psautier il convient de
garder à l’esprit qu’il est le résultat d’un processus de compi-
lations, d’accroissements et de relectures, d’harmonisation
aussi qui a donné lieu à des éditions intermédiaires avant de
parvenir à son dernier stade. Le Psautier actuel ne se contente
pas de juxtaposer différentes collections au seul gré du
hasard. Du point de vue de la structure générale il est, par
exemple, possible de faire l’hypothèse que les Ps 1 et 2 intro-
duisent l’ensemble du recueil mais ont aussi des affinités par-
ticulières avec la finale des collections I (le Ps 41 s’ouvre par

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une béatitude comme le Ps 1), II (le Ps 72 est un psaume royal
comme le Ps 2) et III (le Ps 89 est un psaume royal). Quant à
l’organisation en cinq livrets, elle vise intentionnellement à
modeler le recueil des psaumes sur le Pentateuque.
L’agencement des cent cinquante psaumes n’est donc 2. A. Wénin, Le livre des
louanges. Entrer dans les
pas dépourvu de cohérence ou d’intention théologique2. Ce psaumes, Lumen Vitae,
point de vue n’est pas purement hypothétique car il s’appuie 2001, p. 5-9.
sur l’observation de phénomènes d’enchaînement et de mise
en réseau des psaumes entre eux. Il existe, par exemple, entre
le Ps 105 et le Ps 106 des correspondances de vocabulaire et il
est probable qu’originellement distincts, ils ont été ensuite
unis en raison de leurs récitations complémentaires de l’his-
toire d’Israël, la première commençant avec Abraham pour
finir à l’exode, la seconde reprenant à l’exode pour aller
jusqu’à la période qui suivit l’exil à Babylone. Pour un emploi
combiné, l’un ou/et l’autre ont pu être soumis à une réélabo-
ration. Le rédacteur ayant lié les deux psaumes a sans doute
voulu exprimer que, dans la louange de Dieu, la proclama-
tion de la fidélité divine à l’alliance et l’aveu de l’infidélité du
peuple, sont profondément unis.
En résumé le long et complexe processus d’élaboration
du Psautier aboutit à la création d’un livre, dont le titre est en
hébreu le Livre des louanges. Du Ps 1, qui ouvre le livre par la
béatitude du juste qui trouve son plaisir dans la méditation de
la Torah, aux Ps 148-150 qui le clôture en une ample action de
grâce, le Psautier trace un itinéraire spirituel : il invite à se
laisser instruire des voies de Dieu pour parvenir à la louange
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qui unit toutes choses. Le mouvement vers la louange ne peut
pourtant oblitérer le fait que l’existence humaine affronte
épreuves et drames, interrogations et révoltes.

De la supplication à la louange,
un itinéraire spirituel
L’itinéraire ainsi dessiné de la supplication à la louange pour-
rait avoir son centre théologique dans le Ps 73, lequel marque
un tournant entre la lamentation dominante dans les deux
premiers livrets du Psautier et la louange qui s’intensifie dans
les deux derniers. Situé au début du troisième livret, ce
psaume s’ouvre sur une proclamation de la bonté de Dieu : en
vérité, Dieu est bon pour Israël, pour les hommes au cœur pur
(v. 1). L’affirmation toutefois n’est pas naïve puisqu’elle est

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immédiatement suivie d’un aveu de la tentation d’en douter :
pourtant, j’avais presque perdu pied, un rien, et je faisais un
faux pas (v. 2). La cause en est que les impies prospèrent et
accroissent leur fortune (vv. 3-12), une constatation qui met à
mal la justice divine et constitue un scandale pour le juste.
Car la pureté et l’innocence, toute forme de vertu, en
semblent disqualifiées : en vérité, c’est en vain que j’ai gardé
mon cœur pur et lavé mes mains en signe d’innocence (v. 13).
Mais pour ne pas être de ceux qui trahissent la race des fils de
Dieu (v. 15), le psalmiste fait retour sur lui-même et médite
pour comprendre ce qui lui est pénible à voir (v. 16). Cette
réflexion trouve son dénouement lorsqu’il entre dans le sanc-
tuaire de Dieu et comprend quel sera l’avenir des impies
(v. 17) : en vérité, tu les mettras sur un terrain glissant pour les
précipiter vers la ruine (v. 18). Le psalmiste reçoit de cette
expérience également une compréhension renouvelée de lui-
même : Alors que j’avais le cœur aigri, les reins transpercés,
moi, stupide, ne comprenant rien, j’étais comme une bête,
mais j’étais avec toi. Car je suis toujours avec toi : tu m’as saisi
la main droite, tu me conduiras selon tes vues, tu me prendras
derrière la Gloire (vv. 21-24). Il peut sortir de la logique du
donnant-donnant pour s’ouvrir à la reconnaissance que la
communion avec Dieu est le seul bien désirable (vv. 23-27).
La proclamation initiale du psaume peut alors être réitérée,
purifiée et affermie par la traversée de l’épreuve : Mon bon-
heur à moi, c’est d’être près de Dieu ; j’ai pris refuge auprès du
Seigneur Dieu, pour annoncer toutes tes actions (v. 28).
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L’expression en vérité scande trois fois le psaume (vv. 1.
13. 18) et dessine trois dimensions de la prière : la confession
de foi, le cri d’une incompréhension et l’expression ambiguë
d’une espérance. Ce faisant, elle trace un itinéraire qui est au
fond celui d’un combat spirituel, dont l’enjeu est de garder
confiance en Dieu malgré le caractère scandaleux de la réalité
observée et éprouvée. Le en vérité, dans sa triple répétition,
pourrait bien suggérer le drame d’une contradiction entre ce
qu’un croyant, comme membre d’une communauté, croit et
ce qu’il constate et expérimente en sa propre chair.
C’est peut-être en effet la foi d’une communauté que
laisse entendre le v. 1 en affirmant avec vigueur la bonté de
Dieu pour Israël, pour ceux qui se montrent loyaux à son
égard. Il est tout au moins possible d’en faire l’hypothèse en
s’appuyant sur le fait que la prière des psaumes est souvent
d’abord entonnée par une voix qui appelle à faire chorus avec

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elle : Venez. Crions de joie pour le Seigneur, acclamons le
rocher de notre salut. Présentons-nous devant lui dans l’action
de grâce, avec des hymnes acclamons-le. (Ps 95, 1-2).
La second occurrence du en vérité noue la tension :
alors que les impies vivent sans tourment, le psalmiste qui a
pourtant gardé pur son cœur est atteint par un châtiment,
frappé chaque jour, corrigé chaque matin (v. 14). Comment
concilier cette expérience du mal qui affecte un juste, alors
que les impies en sont épargnés, et la proclamation de la
bonté de Dieu ? S’il est ainsi vain de se garder fidèle, la tenta-
tion n’est pas loin d’admettre avec les impies que Dieu est
absent et n’intervient pas. Ici, comme en d’autres passages, la
voix du psalmiste permet que nous interrogions Dieu ou que
nous lui criions notre révolte. Elle autorise même plus encore.
Si, en effet, le troisième en vérité exprime la foi renouve-
lée et personnelle d’un croyant qui consent à ce que la justice
divine se fasse attendre, il introduit aussi l’espoir véhément de
la ruine des impies : soudain quel ravage, les voici finis, anéantis
par l’épouvante (v. 14). La voix du psalmiste donne mots à nos
amertumes et à nos désirs de vengeance. Fallait-il que la Bible
laisse place à des prières si imparfaites alors même que nous ne
voudrions aller à Dieu que par le chemin le plus haut ? « C’est
bien à cause de son imperfection que ce psalmiste nous est
donné pour associé et pour compagnon, que ses mots à lui sont
posés par Dieu sur nos lèvres. Notre erreur est de le vouloir
pour modèle, alors qu’il nous est donné pour frère. Prenons
garde qu’il y a ici un point de décision et de jugement pour le
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3. P. Beauchamp, Testa-
lecteur de la Bible. Ou bien il rougira d’être invité à prier en ment biblique, Bayard,
compagnie des publicains et des pécheurs…, ou bien il accep- 2001, p. 47. Il s’agit là de la
reprise d’un article d’abord
tera de reconnaître son image dans ce qui lui paraîtra le moins paru dans Études 348/1
élevé de la prière des Psaumes.3 » (1978), p. 101-113.
Le temps nécessaire pour prier le Ps 73 resserre et
condense donc l’itinéraire d’un combat spirituel qui pourrait
en réalité requérir une longue durée. Il se peut aussi que le
psaume mette sur nos lèvres des paroles adressées à Dieu qui
nous semblent bien loin de ce qu’en fait nous voudrions lui
dire, étrangères à nos propres préoccupations ou états d’âme.
Mais la prière des psaumes rattache le destin d’un individu à
celui de tous et appelle à un ajustement au cri du monde, à un
détachement de soi-même sans lequel il n’y a pas de vie spiri-
tuelle authentique. Nous n’entrons pas de force dans une telle
disposition : le medium poétique des psaumes nous y éduque
pour peu que nous y consentions.

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Prenons un autre exemple. Le Ps 144 s’ouvre par une
bénédiction au Dieu qui entraîne pour le combat (v. 1). Dieu
est forteresse, citadelle, c’est-à-dire lieu sûr et refuge. Il est
proche, un bouclier qui protège le corps si vulnérable de
l’homme. Il apprend à combattre, c’est-à-dire à affronter un
adversaire quel qu’il soit : l’autre qui nous hait et par qui nous
subissons le mal certainement, mais aussi nos propres
démons intérieurs, tout ce qui nous séduit et nous conduit
hors des voies divines. Qu’est-ce que l’homme alors, que Dieu
le connaisse et pense à lui (v. 3) ? Le cri d’étonnement devant
le choix de Dieu porté sur l’être humain se prolonge en une
méditation sur la condition fragile et éphémère de ce dernier,
car il ressemble à du vent, à une ombre qui passe (v. 4). La briè-
veté de l’existence humaine, appréhendée sur fond d’éternité
divine, invite à une nouvelle forme d’intériorité : l’inconsis-
tance de la vie humaine, son inachèvement et sa dépendance,
fondent et appellent une intervention de salut : Seigneur
déplie les cieux et descends… (v. 5-8. 11). Alors peut s’élever la
parole de confiance : Dieu, je te chanterai un chant nouveau et
pour toi je jouerai de la harpe à dix cordes (v. 9). Parce que
Dieu s’est autrefois révélé secourable (v. 10), la louange peut
surgir de la mémoire du passé et de l’espérance du salut.
L’expérience n’est pas simplement individuelle, elle est collec-
tive comme le suggère le passage à la troisième personne du
pluriel dans la description de la bénédiction accordée par
Dieu (v. 12-14) et dans la béatitude finale : Heureux le peuple
qui a tout cela, heureux le peuple qui a pour Dieu le Seigneur
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(v. 15). Les psaumes enseignent que ce que chacun supporte
de pénible et construit de positif intéresse le corps tout entier :
il existe une solidarité dans le bien comme dans le mal. Voilà
pourquoi aussi il est bon de nous laisser porter par la prière
séculaire de croyants.

Les psaumes qui dérangent…


Il faut bien admettre toutefois que certains psaumes
contiennent des expressions si violentes qu’il pourrait nous
répugner de les prier. La liturgie, du reste, a expurgé quelques
versets virulents et même censuré dans leur intégralité les
Ps 58, 83 et 109. Comment en effet prononcer sans frémir la
demande suivante : Dieu ! Casse leur les dents dans la gueule ;
Seigneur, démolis les crocs de ces lions. Qu’ils s’écoulent

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comme les eaux qui s’en vont ! Que Dieu ajuste ses flèches, et
les voici fauchés ! Qu’ils soient comme la limace qui s’en va en
bave ! Comme le fœtus avorté, qu’ils ne voient pas le soleil !
(Ps 58, 7-8). Difficile d’espérer pire, même pour son plus
grand ennemi ! Une solution facile serait de tenir ces textes
pour des expressions d’une foi infantile, des témoignages
d’un passé révolu qu’il ne conviendrait plus d’utiliser pour
prier aujourd’hui.  Mais la Bible tout entière est Parole de
Dieu et il convient de lire les psaumes imprécatoires à l’inté-
rieur du discours biblique.
Les psaumes de lamentation et d’imprécation expri-
ment des situations où l’orant est vulnérable, en difficulté,
surpris de ce qui lui arrive et désespéré. Comme Job face aux
discours de ses amis, ce priant ne peut se résigner aux dis-
cours pieux construits sur une vision lisse du monde, sur les
présupposés d’une foi facile. Les psaumes de lamentations
déplorent l’absence de Dieu ou sa colère. L’orant malheureux
y insiste sur le fait que son désarroi n’est pas mérité et il inter-
roge Dieu pour savoir s’il l’a abandonné. Les psaumes impré-
catoires demandent que soient détruites les causes du
malheur, en général des ennemis. Dans tous les cas, il s’agit
d’un conflit où est engagée la vie corporelle de celui qui
appelle à l’aide.
Le bref Ps 13 le donne bien à voir. Il est le cri d’une
solitude désespérée, avec en son centre un appel adressé au
Seigneur (v. 4). L’absence apparente de Dieu est la source de
l’angoisse exprimée, quand menacent des ennemis. La sup-
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plication s’élève en une quadruple interrogation (jusqu’à
quand ?) qui a pour objet l’oubli de Dieu et son éloignement,
la révolte de l’âme et le chagrin du cœur de l’orant, la domi-
nation enfin de l’ennemi (vv. 2-3). Jusqu’à quand une situa-
tion si intolérable ? Dieu est convoqué à intervenir : Regarde,
réponds-moi, Seigneur mon Dieu ! Laisse la lumière à mes
yeux, sinon je m’endors dans la mort, mon ennemi dira : « Je
l’ai vaincu », et mes adversaires jouiront de ma chute. Le psal-
miste demande à Dieu de renverser sa situation, de manière à
ne pas sombrer dans la mort. Le dernier verset met à décou-
vert ce qui sous-tend l’ensemble du psaume : à un moment
donné, quelque part, le psalmiste a fait l’expérience de la
grâce de Dieu et c’est ce qui est devenu le fondement de sa vie.
Moi, je compte sur ta fidélité : que mon cœur jouisse de ton
salut, que je chante au Seigneur pour le bien qu’il m’a fait !

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Quelques fois pourtant la situation est si désespérée
que la parole de confiance n’est pas même possible. C’est le
cas de la lamentation du Ps 88 par laquelle le psalmiste, qui
sait la mort toute proche, crie son expérience d’une présence
divine qui l’enferme dans une situation sans issue. Il est
saturé de malheur, submergé par des forces de mort. Dieu est
dénoncé comme le responsable et pourtant aussi appelé à
prêter l’oreille et à agir. En éliminant la lamentation et en la
remplaçant par des discours qui font de la souffrance une
épreuve pour grandir ou un châtiment, on court le risque
d’une théodicée fade qui soit en réalité obstacle à la rencontre
vraie et sincère avec Dieu. La lamentation, même réduite à un
simple cri de révolte, n’en est pas moins adressée à Dieu dans
une attitude libre et authentique. Elle dit que la situation
éprouvée est injuste et qu’elle ne doit pas rester telle.
Le caractère intolérable d’une situation est aussi ce qui
est en arrière-fond des psaumes d’imprécation, ce que le
Ps 137 illustre à merveille. La première partie du psaume pré-
sente la situation des exilés à Babylone et les larmes de dou-
leur des déportés, assis au bord des canaux d’irrigation : Près
des fleuves de Babylone, là-bas, nous étions assis et nous pleu-
rions en nous souvenant de Sion. Aux saules de la contrée
nous avions suspendu nos lyres (v. 1-2). Les exilés sont en
deuil ; pour eux plus de fête ni de chant. Mais les Babyloniens
leur demandent de chanter un chant de Sion. La demande est
ironique et souligne le contraste entre la joie des cantiques de
Sion et la tristesse profonde des exilés. Comment pourraient-
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ils chanter un air joyeux alors que la ville est tombée ? La
question du v. 4 situe bien le problème : Comment chanter un
chant du Seigneur en terre étrangère ? Le serment auto-impré-
catif qui suit signifie à quel point le souvenir de Jérusalem ne
peut être oublié. Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite
oublie ! Que ma langue s’attache à mon palais si je ne me sou-
viens pas de toi, si je ne mets pas Jérusalem au-dessus de toute
autre joie (v. 5-6). À la demande des conquérants, les exilés
éplorés sentent monter en eux un désir de vengeance.
Traumatisés par ce qu’ils ont vécu et par ce qui leur revient
en mémoire, ils en appellent à un retournement de situation :
que Dieu châtie les Édomites qui ont encouragé à ce que les
fondations de Jérusalem soient rasées et les Babyloniens qui
ont détruit leur ville. L’exclamation des v. 8-9 vient dans le
feu même de la passion suscitée par l’épreuve endurée :
Babylone la belle, toi qui vas être ravagée, heureux qui te

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paiera de retour pour le mal que tu nous as fait ! Heureux qui
saisira tes enfants et les écrasera contre le roc ! Ce qui est
demandé c’est que Babylone reçoive le traitement dont elle
s’est rendue coupable. Paul Beauchamp suggère que les har-
pistes qui s’expriment dans ce psaume sont « des femmes de
Jérusalem en exil. C’est à elles que les Babyloniens qui ont tué
leurs enfants en détruisant leur ville viennent demander
4. P. Beauchamp, Violence
ensuite si elles ne pourraient pas maintenant… leur chanter et Bible ; les prières contre
quelque chose. La réponse de ces femmes n’est certainement les ennemis dans les psau-
pas plus cruelle que la demande qui leur a été faite (Ps 137, mes, bulletin n° 11 du
secrétariat de la conférence
7-8). La violence s’ajouterait à la dérision, s’il fallait qu’une épiscopale française de
réputation de cruauté fût désormais attachée à ses mères…4 » juin 86, p. 2.
Le Psautier ne censure rien de ce qui habite l’âme
humaine. Ce qui est en jeu toutefois dans les psaumes impré-
catoires est la vérité de Dieu et la manifestation de sa justice.
Car ces prières surgissent d’une expérience du mal subi, qui
peut conduire jusqu’à mettre en cause l’existence de Dieu.
Dans ces conditions lui demander d’intervenir pour rétablir
la justice, c’est aussi inévitablement lui réclamer d’éliminer
les adversaires, le mal en somme. Mais les psaumes d’impré-
cation rappellent encore une vérité essentielle : la source du
mal est en nous et le combat est permanent. Ils nous tendent
un miroir et débusquent ce que nous voudrions nous mas-
quer à nous-mêmes, nos désirs de vengeance et nos agressivi-
tés intérieures. Si toute violence est injuste, sa dénégation l’est
plus encore. «  Est-ce toujours l’amour qui juge ces paroles
violentes incompatibles avec sa propre tendance ? Ou est-ce
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le souci que chacun a de sa propre image, qui proteste en la 5. P. Beauchamp, ibid.,
voyant menacée d’une ombre ?5 » Le psalmiste ne demande p. 9.
pas à Dieu des forces pour se venger. Il lui laisse le soin d’exer-
cer la justice. Prier c’est alors déjà rompre le cercle de la vio-
lence et se déposséder de son désir de vengeance en l’adressant
à Dieu dans un mouvement de confiance. Les psaumes d’im-
précation nous permettent de prier non pas contre les vio-
lents mais avec eux. Reflétant un monde dont nous ne
voudrions pas être solidaires mais auquel nous participons
pourtant, ils nous ouvrent un chemin de conversion.

Les cent cinquante psaumes de l’Ancien Testament


sont d’abord l’expression de la foi, de la détresse, de l’espé-
rance ou de la confiance de ceux qui les ont produits. Ils
témoignent d’expériences religieuses personnelles et collec-
tives. Priés par le Christ et par les premières communautés

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chrétiennes (Mc 14, 26 ; Mt 26, 30 ; Ep 5, 19 ; Col 3, 16), ils
s’offrent encore à nous pour donner mots à ce qui habite nos
cœurs : désirs, plaintes, interrogations, peurs et même vio-
6. R.M. Rilke, Briefe an lence. Ils nous permettent de parler à Dieu de notre existence
seinen Verleger 1906 bis
concrète et d’inscrire l’actualité de la beauté et de la violence
1926, Leipzig, Insel-Verlag
1934, p. 247. du monde dans un dialogue avec lui. Ils nous modèlent et
nous éveillent à une louange qui ne se laisse plus troubler.
Ouvrons donc le livre et qu’il nous soit donné à nous

ees
.com aussi de vivre l’expérience qui fut celle du poète : « J’ai passé
la nuit seul à faire maints règlements de comptes intérieurs et
ue-etud

dans la lueur de mon arbre de Noël une fois de plus allumé,


rev

.
www

Retrouvez le dossier
j’ai finalement lu des psaumes, un des rares livres dans les-
« Bible » sur quels on aime entièrement se réfugier, puisse-t-on encore
www.revue-etudes.com
être totalement éparpillé, désordonné et éprouvé.6 »

Sophie Ramond
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