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AKHÉNATON : PHARAON RÊVEUR ET PASSIONNÉ

Nicolas Brémaud
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John Libbey Eurotext | « L'information psychiatrique »

2010/7 Volume 86 | pages 627 à 633


ISSN 0020-0204
DOI 10.3917/inpsy.8607.0627
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2010-7-page-627.htm
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L’Information psychiatrique 2010 ; 86 : 627-33

PATHOGRAPHIE

Akhénaton : pharaon rêveur et passionné

Nicolas Brémaud

RÉSUMÉ
e
Le pharaon Aménophis IV (XIV siècle avant J.-C.) monte sur le trône à l’âge de seize ans. Son règne est un bouleversement.
Il change de nom et devient Akhénaton, mettant ainsi le dieu Aton au tout premier rang, rejetant vigoureusement le nom de
son père, son dieu Amon et les multiples dieux égyptiens. Il fait effacer le nom du dieu Amon partout où il se trouve, et
consacre Aton comme dieu unique et universel. La religion d’Akhénaton est souvent considérée comme étant le premier
monothéisme. On propose ici une relecture du texte de Karl Abraham (1912) consacré au pharaon, au sujet duquel l’auteur
diagnostique une névrose. Avec l’appui des découvertes les plus récentes, nous reprendrons un à un les arguments
d’Abraham, qui au final nous conduiront sur la piste de l’idéalisme passionné (M. Dide).
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Mots clés : monothéisme, névrose, idéalisme

ABSTRACT
Akhenaten : pharaoh and passionate dreamer. The pharaoh Amenhotep IV (14th century BC) ascended to the throne
at the age of sixteen. His reign was a complete upheaval. He changed his name to Akhenaten, thereby putting the god
Aten into the forefront, and also strongly rejecting the name of his father, the god Amon and the many Egyptian gods.
He removed the name of the god Amun wherever it was found and consecrated the god Aten as the only universal
god. The religion of Akhenaten is often regarded as the first monotheist religion. Here we propose a re-reading of the
text of Karl Abraham (1912) dedicated to the Pharaoh, where the author had diagnosed a neurosis. With support from
the most recent discoveries, we will examine one by one Abraham’s arguments, which ultimately will lead us down
the trail of passionate idealism (Mr. Dide).
Key words: monotheism, neurosis, idealism

RESUMEN
Akenaton : faraón ensoñador y apasionado. El faraón Amenofis IV (Siglo XIV a.C.) sube al trono con 16 años. Su
reinado supone un cambio radical. Cambia de nombre y se convierte en Akenaton, poniendo así al dios Aton en el
primerísimo lugar y rechazando con fuerza el nombre de su padre, su dios Amon y los múltiples dioses egipcios.
Manda borrar el nombre del dios Amon allá donde se encuentre y consagra Aton como dios único y universal.
La religión de Akenaton se considera a menudo como el primer monoteísmo. Se propone aquí una relectura del texto
de Karl Abraham (1912) dedicado al faraón, al respecto de quien el autor diagnostica una neurosis. Con el apoyo de
los hallazgos más recientes, discutiremos uno tras otro los argumentos de Abraham, lo cual al final nos llevará a la
pista del idealismo apasionado (M. Dide).
Palabras claves : monoteísmo, neurosis, idealismo
doi: 10.1684/ipe.2010.0664

IME Le Marais, 8, rue Traversière, 85300 Challans ; IME Les Terres Noires, route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon
<bremaudnicolas@yahoo.fr>

Tirés à part : N. Brémaud

L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 7 - SEPTEMBRE 2010 627


N. Brémaud

Introduction Si le lecteur est averti des quelques commentaires de


Lacan au sujet d’Akhénaton, s’il a en mémoire l’iconogra-
Pourquoi le pharaon Akhénaton (XIVe siècle avant phie très particulière de la représentation physique du
J.-C.) intéresse-t-il psychiatres et psychanalystes ? Pour- pharaon1, alors il ne sera pas étonné d’apprendre que toutes
quoi Akhénaton et non pas Toutankhamon ou l’un des les hypothèses possibles concernant une éventuelle mala-
Ramsès ? On verra que, parmi les psychanalystes, c’est die ou d’éventuelles malformations congénitales ont été
surtout Karl Abraham qui, en 1912, a ouvert la voie en faites à son sujet. Dans le désordre, et sans être exhaustif2,
publiant un article ayant pour titre : « Aménhotep IV Akhénaton aurait été un eunuque, une femme, un trans-
(Echnaton) : contribution psychanalytique à l’étude de sexuel, un homosexuel, il aurait été atteint du syndrome
sa personnalité et du culte monothéiste d’Aton » [1]. On de Frölich (dystrophia adiposo-genitalis, syndrome
se propose ici de reprendre ce texte avec l’appui des adiposo-génital)3, de gynécomastie, d’hypogonadisme, de
recherches et des découvertes historiques principales qui lipodystrophie progressive, de dystrophie myotonique, du
ont été faites depuis lors, et qui nous permettent d’appor- syndrome de Barraquer et Simons, du syndrome de
ter, sinon quelques lumières, du moins peut-être de Marfan4, etc. Ces hypothèses, établies uniquement à partir
nouvelles hypothèses sur le pharaon certainement le plus de l’iconographie égyptienne, sont véritablement à consi-
fascinant mais aussi le plus « révolutionnaire » et le plus dérer avec prudence, voire à rejeter5. Il faut lire, par exem-
énigmatique de l’Égypte ancienne (pour être aussi ple, l’article déjà cité de Valérie Angenot sur « Le rôle de la
complet que possible, il convient de préciser que, depuis parallaxe dans l’iconographie d’Akhénaton » [4]. En voici,
la rédaction de notre article, un ouvrage important est en substance, les idées forces : tout d’abord, point particu-
sorti en librairie, Akhénaton de Dimitri Laboury [Paris : lièrement important, « ce qui fait parfois défaut aux théo-
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Pygmalion, 2010]). « Akhénaton, écrit l’égyptologue ries médicales énoncées ci-dessus, c’est une remise en
M. Gabolde, est sans doute l’une des figures les plus perspective – au sens propre et au sens figuré – de l’image
fascinantes de l’Antiquité. Peu de pharaons ont suscité du roi, c’est-à-dire un renvoi au contexte originel auquel
autant de commentaires que ce roi qui, après être monté elles ont été arrachées. Contexte historique d’une part : à
sur le trône sous le nom d’Aménhotep IV […] changea de quoi correspond ce portrait royal ? À quelle idéologie ?
nom au cours de son règne et devint Akhénaton. Les Quel message Akhénaton voulait-il faire passer au peuple
raisons de cette fascination sont objectives : Akhénaton qui le visionnerait ? Qu’il était un roi malade, difforme,
est l’inventeur de ce que l’on peut appeler le premier asexué et taré ? C’est assez peu probable […] ; et contexte
monothéisme historique [9]. » Cet aspect seul suffirait à spatial d’autre part […] ». La thèse de l’auteur étant ici que
nous y intéresser de près. Il nous faut toutefois repartir du « les traits du roi ont été intentionnellement déformés pour
texte de K. Abraham, afin d’en reprendre à grands traits plonger vers l’observateur », et qu’avec l’aide de son
les thèses essentielles qui y sont défendues. Bientôt un sculpteur il fit reprendre une technique bien particulière
siècle s’est écoulé et, bien évidemment, les recherches « qui consistait à modifier les traits du roi sur ses statues
en égyptologie ont permis d’apporter depuis lors quelques colossales en vue de corriger le phénomène optique de
précisions quant à la figure d’Akhénaton. Cela a de parallaxe ». Autrement dit, les Égyptiens, à l’époque, non
l’importance, car après tout, Abraham, dans ce texte,
échafaude évidemment des hypothèses sur le pharaon à 1
partir des sources historiques disponibles à l’époque, Avant d’aller plus loin, nous conseillons au lecteur qui n’aurait pas
connaissance de l’iconographie relative à Akhénaton d’aller à sa décou-
sachant que les premiers égyptologues qui se sont sérieu- verte. Cela est maintenant très rapide grâce à Internet.
sement intéressés à Akhénaton datent de seulement 2
On reprend ici l’énumération faite par V. Angenot dans son article
quinze années environ avant l’étude d’Abraham. Nous « Le rôle de la parallaxe dans l’iconographie d’Akhénaton » [4].
verrons en outre qu’Abraham a émis également certaines 3
Hypothèse désormais écartée puisque Akhénaton n’était ni « mentale-
hypothèses dénuées de fondements historiques précis, de ment attardé » ni impuissant, deux critères diagnostiques nécessaires
pour ce syndrome. Pour C. Aldred, la correspondance entre la représenta-
sorte qu’à partir de certaines suppositions concernant tion physique du pharaon et le syndrome de Frölich a toutefois gardé un
l’histoire d’Akhénaton, et au regard de l’expérience qu’il statut énigmatique : « Alors que des motivations de nature théologique
avait de la psychanalyse, il en est arrivé à affirmer certaines plutôt que pathologique semblent être sous-jacentes dans ces aspects
idées qu’il nous semble aujourd’hui bon de revoir. Il est étranges adoptés par Akhénaton […], il n’en reste pas moins que la ques-
tion se pose de la correspondance de ces représentations avec celles de
indéniable que le personnage laisse rarement indifférent. sujets souffrant du syndrome de Fröhlich ; et ce n’est pas là la moindre
De fait, ainsi que le confirme A. Zivie dans son excellente des énigmes léguées par ce règne [2]. »
présentation du non moins excellent et incontournable 4
Hypothèse de A. Burridge. Voir à cet égard les pages 188 à 192 de
Akhénaton roi d’Égypte, de Cyril Aldred : « Akhénaton l’ouvrage de N. Reeves Akhénaton et son Dieu [16].
5
voit s’intéresser à lui, passionnément souvent, le mystique Cela fait écho pour nous ici au personnage d’Hamlet, qui connut toutes
comme la midinette, le psychanalyste autant que l’amateur sortes d’interprétations. Dans son séminaire du 11 mars 1959, Lacan rap-
porte à cet égard un article datant de la fin du XIXe siècle « dans lequel,
de feuilleton, l’endocrinologue en même temps que le sous prétexte qu’à la fin de la pièce on nous dit qu’Hamlet est gros et court
bibliste, le pasteur aussi bien que le marxiste [19]. » de souffle, il y a tout un développement sur son adipose » [11].

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Akhénaton : pharaon rêveur et passionné

seulement étaient au fait des questions de déformation qu’elle ait été niée par certains savants, semble suffisam-
optique, mais en outre ils se sont appliqués à les corriger, ment claire […]. Une telle puissance procréatrice de la part
réalisant dès lors « une image paradoxalement déformée du roi ne dénote pas précisément un manque de virilité
pour en gommer les difformités résultant des règles de […] ; il ne peut avoir souffert d’une anomalie suffisam-
l’optique ». N’allons pas plus loin ici, mais l’indication est ment chronique pour compromettre sérieusement sa
suffisamment importante pour relativiser les hypothèses vigueur sexuelle [16]. » On ne peut déduire de cela des
médicales citées plus haut. Ainsi que le souligne N. Reeves : conclusions allant dans un sens ou dans un autre concer-
« La déformation physique saisissante dans les premiers nant sa vie pulsionnelle ; on ne peut donc affirmer comme
monuments du règne unique de ce roi ne se retrouve pas le fait Abraham un « refoulement prononcé » de celle-ci.
dans le corps lui-même […]. Beaucoup d’œuvres artistiques En outre, K. Abraham considère que, pour appuyer sa
réalisées sous Aménophis IV-Akhénaton présentaient une thèse, il est opportun de rappeler que poètes et artistes –
exagération voulue de la réalité, presque une caricature, des- « êtres doués d’imagination » – présentent des « ingré-
tinée à insister sur le caractère surnaturel du pharaon et sur le dients » de traits névrotiques. Sans doute, mais Abraham
vide béant qui le séparait des autres hommes [16]. » Par n’ignorait pourtant pas que cela n’était pas applicable à
ailleurs, pour ce qui concerne l’approche psychanalytique, tous ; il suffit d’aller voir du côté de Hölderlin, de Nerval,
mentionnons l’étude faite par J. Strachey en 1939, dans The de Schumann ou de Van Gogh, pour ne citer qu’eux. Le
International Journal of Psycho-Analysis, qui avance que le premier élément qu’Abraham mentionne au début de son
pharaon aurait été un schizophrène paranoïaque [17]. Pour étude pour avancer l’idée de la névrose d’Akhénaton ne
fonder son hypothèse, Strachey s’appuie notamment sur peut ainsi être retenu.
l’iconographie du dieu d’Akhénaton (Aton, le « disque Ensuite, K. Abraham en vient à évoquer les parents
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solaire »), élevé par lui au rang de dieu unique, et représenté d’Akhénaton (le roi Aménhotep/Aménophis III et la reine
par un disque dardant ses rayons aux terminaisons en forme Tiyi) et l’éducation qu’il reçut de leur part. S’il semble très
de mains humaines6, ce qui permit à Strachey de faire un probable, comme les spécialistes le rapportent fréquem-
parallèle – forcé – avec le délire du président Schreber… ment, qu’en effet c’est sa mère (Tiyi) qui, dans le couple
parental, « avait le plus de poids » [1], si elle s’empara il est
vrai « de plus en plus des rênes du gouvernement » et
Retour sur le texte de K. Abraham qu’elle « dominait le roi par sa volonté, son initiative, son
sens pratique, alors qu’il (le roi) portait de moins en moins
Voyons donc maintenant de plus près le texte de Karl d’intérêt aux affaires de l’État pendant les dernières années
Abraham en reprenant les divers points sur lesquels il de sa vie », il est peut-être quelque peu aventureux de
s’appuie pour diagnostiquer la névrose d’Akhénaton. Si déduire, comme le fait Abraham, à partir du fait que la
nous sommes là relativement critiques vis-à-vis de ce reine eut certainement une influence sur toute la vie de
texte – mais, un siècle plus tard, avec les documents qui son fils que ce dernier « dut être très proche d’elle dès
sont aujourd’hui en notre possession, il est évidemment l’enfance », et que « sa libido s’était fixée à sa mère avec
facile de l’être –, il faut néanmoins accorder à son auteur une grande intensité, alors que sa relation avec son père
le grand mérite d’avoir attiré l’attention des psychanalystes porte la marque d’une disposition négative nette […]. Un
et des psychiatres sur la figure, il est vrai ô combien lien libidinal d’une telle force et d’une telle durée avec la
importante, d’Akhénaton, et ce, pour diverses raisons que personne de la mère donne lieu ultérieurement à certains
nous allons voir. effets bien précis sur l’érotisme du fils adolescent ou
Tout d’abord, Abraham écrit : « Le refoulement pro- adulte » [1]. Pour ce qui concerne le père, nous y revien-
noncé de sa vie pulsionnelle, les formations réactionnelles drons plus loin. Pour ce qui concerne sa mère, on croit
marquées de son caractère nous rappellent […] la façon effectivement savoir qu’Akhénaton entretenait de bons
d’être des névrosés. Souvenons-nous […] que les êtres rapports avec elle (il fera, par exemple, construire pour
doués d’imagination – les poètes et les artistes – présentent elle un édifice religieux), mais, au regard du peu d’élé-
constamment un ingrédient de traits névrotiques, et c’est ments à notre disposition, on est en droit de demeurer scep-
parmi eux que nous classerions Aménhotep IV [1]. » On tiques quant à l’affirmation d’une fixation libidinale du
ne peut se prononcer précisément sur la « vie pulsion- futur pharaon à sa mère. Les recherches archéologiques
nelle » du pharaon, mais une chose est certaine, c’est nous poussent fatalement à faire ce constat : « On ne pos-
qu’il eut six filles de Néfertiti, et peut-être un fils (Toutank- sède aucune représentation du futur pharaon avant son
hamon) de Kiya. Quoi qu’il en soit, on peut simplement accession au trône […]. Rien, à vrai dire, de la jeunesse
dire avec N. Reeves que « la paternité d’Akhénaton, bien du futur Aménhotep IV n’est connu. Ses nourrices
comme ses précepteurs n’ont pas laissé de traces. Les lieux
6 de sa jeunesse sont également ignorés […]. En somme,
A. Weigall en faisait cette description : « La foi d’Akhénaton avait pour
symbole le disque du soleil d’où les rayons sortaient et se tendaient il est impossible d’évaluer l’influence de l’éducation qu’il
comme des bras, terminés chacun par une main caressante [18]. » a reçue sur sa pensée ; il n’est même pas assuré qu’il ait

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N. Brémaud

reçu une formation théologique très approfondie [9]. » L’argumentation est logique, cohérente, et habile. Mais
Le deuxième argument avancé par K. Abraham ne tient on ne peut se défaire de l’idée, à la lecture de l’article
donc pas davantage que le premier. d’Abraham, que son auteur a cherché à vouloir démontrer
« Aménhotep IV, écrit Abraham, est le premier des à tout prix cette névrose. Son argumentation apparaît
pharaons à vivre de façon strictement monogame […]. logique et cohérente, certes, mais à partir de l’hypothèse
Il se fixa à sa femme avec la même intensité qu’à sa initiale déjà formulée et entendue d’une névrose. C’est
mère. » D’une part, on l’a vu, c’est inexact, car si le pha- peut-être juste, mais rien ne l’atteste. Par exemple, il y a
raon semblait certes très proche, très amoureux de la belle des représentations qui montrent le fils présentant des
Néfertiti, il eut tout de même une autre épouse – une offrandes à son père déifié. Comme le disait l’anthropo-
épouse secondaire – en la personne de Kiya, désignée logue Leslie White, cité par N. Reeves : « Moins on en
dans les textes comme « épouse très aimée du roi de sait, plus on écrit […]. L’absence de faits laisse libre
Haute et Basse Égypte ». Dans un groupe statuaire, d’ail- cours à l’imagination [16]. » Toutefois, si ce diagnostic
leurs, l’on peut voir Akhénaton embrasser Kiya amoureu- de névrose nous semble critiquable, du moins à partir des
sement [9]. Il ne fut donc pas « strictement monogame ». éléments apportés par Abraham, il faut admettre avec lui
Selon certains spécialistes même, « il est bien établi qu’Ak- que le jeune pharaon, dans son entreprise religieuse, répon-
hénaton fut un roi doté d’un fort appétit sexuel » [16]. Et dait en quelque sorte, avec des actes forts, à son père et à la
puis, d’autre part, resterait à savoir en quoi la stricte mono- religion prônée par lui. C’est en effet une fois qu’il est
gamie serait l’indice assuré d’une névrose. Là encore, c’est monté sur le trône que les actes d’Aménophis IV/Akhéna-
vrai pour certains, pas pour tous. ton permettent de se pencher sur la « question paternelle ».
Le quatrième argument apporté par K. Abraham Les conclusions d’Abraham peuvent être justes, mais de
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concerne les rapports d’Akhénaton à son père. Ce point toutes autres hypothèses, à partir des mêmes données, com-
est certainement décisif dans la « révolution » religieuse plétées de plus récentes, peuvent être avancées7. Ce que l’on
opérée par Akhénaton, qui aboutit au fondement d’un sait, ce que les spécialistes savent du jeune roi, amène à le
monothéisme absolu. Rappelons en effet simplement ici considérer de façon (très) sensiblement différente du portrait
que la fonction du Père, pour Lacan, à la suite de Freud, romantique et idyllique qu’en avait fait A. Weigall, qui était
est « au cœur de l’expérience qui se définit comme reli- l’une des sources principales de K. Abraham.
gieuse » [12]. Centrons-nous pour le moment sur ce que Que sait-on aujourd’hui ? Les recherches récentes nous
dit K. Abraham des rapports du fils à son père pour apprennent qu’à l’adolescence Aménophis IV était d’une
appuyer, toujours, sa thèse de la névrose du pharaon : « intelligence indéniable », qu’il se fit connaître pour « son
« L’ensemble du comportement du jeune roi dans les arrogance juvénile », qu’il avait un « caractère difficile »,
années qui vont suivre [l’accession au trône, à l’âge de qu’il était « impulsif, émotif et trop confiant dans ses capa-
16 ans] s’inscrit sous le signe de la révolte contre son cités », qu’il était, « malgré son jeune âge, assuré de ses
père, mort depuis longtemps déjà […]. Sa position pendant croyances et déterminé à les faire partager » [16]. L’attitude
la puberté et les années ultérieures recoupe parfaitement du pharaon n’est-elle que révolte contre le père, comme le dit
celle que nous observons aujourd’hui chez de nombreux Abraham ? Ce qu’il entreprit ne dépasse-t-il pas le simple
sujets : ils s’accrochent inconsciemment au père pendant refus de l’autorité paternelle ? Cela ne va-t-il pas au-delà
l’enfance ; adultes, ils cherchent à se délivrer de cette d’une volonté de « secouer le pouvoir de l’image du père » ?
dépendance intérieure. Vus de l’extérieur, ils donnent Arrêtons-nous donc ici en ce qui concerne les arguments
l’impression d’un combat contre le père. En vérité, ils de K. Abraham en faveur, selon lui, d’une névrose. Et nous
s’élèvent contre une fixation inconsciente au père, ils passerons bien vite sur le rapprochement qu’il établit entre
veulent secouer le pouvoir de l’image du père [1]. » le culte solaire du pharaon et le « tableau clinique des états
Akhénaton « sublima en aspirations idéales son opposition névrotiques [qui] comporte des sensations anormales de
à la puissance et à l’autorité du père ». Abraham comprend chaleur ou de froid » [1]… Bien plus importantes sont ses
alors l’attitude et le destin d’Akhénaton comme « un pro- remarques – qui n’ont pas en elles-mêmes un caractère ori-
cessus que les névrosés nous ont permis de connaître. ginal, puisque connues à l’époque, et reprises ensuite par
Ils refusent l’autorité paternelle en matière religieuse, poli- tous les spécialistes de l’Égypte antique – sur la religion
tique ou autre, mais la remplacent et montrent précisément d’Akhénaton : le pharaon « voulait combler de paix son
par là que leur besoin d’une autorité paternelle est inas- royaume ; au sens d’alors : le monde entier » ; il « essaya
souvi » [1]. Dans le cas précis du pharaon, il y aurait d’enchaîner le monde par l’amour » ; il « n’aspirait à rien
ainsi « mépris de l’ascendance paternelle réelle », laquelle moins qu’à l’introduction d’une religion mondiale à dieu
serait remplacée « par quelque chose de supérieur. Mais unique » [1].
comme il est réellement fils de roi, le fantasme de l’origine
royale usuel chez d’autres ne pouvait l’élever au-dessus de 7
Le psychanalyste S. André, au sujet de ce diagnostic de « névrose »
son père. Il était bien obligé de monter plus haut : aux porté par K. Abraham, écrivait quant à lui : « Laissons à ce terme son
dieux » [1]. caractère d’imprécision [3]. »

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Akhénaton : pharaon rêveur et passionné

Du nom et du monothéisme En prenant ce nouveau nom, Akhénaton, ainsi que le


souligne K. Abraham, « s’employa à effacer les traces du
La question du nom du pharaon et celle du monothéisme dieu dont son père et lui tenaient leur nom. Ce nom haï ne
sont absolument indissociables. Le jeune Aménophis IV devait plus être prononcé. C’est ainsi qu’il décida de sup-
monte sur le trône à l’âge de seize ans environ, vers - primer les noms d’Amon et d’Aménhotep de toutes les
1360 avant J.-C. Son nom, comme celui de son père, célé- inscriptions et monuments », véritable « entreprise de
brait le dieu thébain Amon, qui était vénéré depuis long- purification » [1]. Ce fut, selon les termes de l’éminent
temps déjà (depuis la XIIe dynastie). À l’époque d’Améno- spécialiste E. Hornung une « persécution sans pareille
phis IV (XVIIIe dynastie), Aton était en passe de devenir le dont les dieux traditionnels furent victimes » [10]. Le culte
dieu principal d’Égypte, les références à cette divinité d’Aton devint peu à peu dogmatique. Et effectivement,
solaire devenant nettement plus nombreuses sous le règne s’il y a bien un changement radical entre la religion
du père d’Akhénaton. Mais lorsque Aménophis IV monte prônée par Akhénaton de celle de ses prédécesseurs,
sur le trône, le dieu qu’il mettait en avant « était une nou- il se vérifie surtout dans l’intolérance10 du pharaon à
velle version de la divinité solaire » [2]. Aton est désormais l’égard des noms divins, et très spécifiquement celui
le dieu universel et unique, celui « qui a assimilé tous les d’Amon. Il faut dire, avec C. Lalouette, qu’« ainsi que
autres dieux dans son être » [2]. Vers la quatrième année de les textes le révèlent Akhénaton se considéra comme
son règne, on note une rupture radicale, une bascule. une hypostase du dieu sur la terre […], essentiellement
Des événements sans doute importants, mais inconnus, préoccupé, semble-t-il, de problèmes spirituels, et
firent qu’au début de la quatrième année de règne Améno- épris de paix […] vivant dans un monde clos de rêves
phis IV se décida brusquement à quitter Thèbes, à mystiques » [14].
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« détruire une part de sa titulature, à détruire, en les marte- Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître la ferveur
lant, les noms et les images du dieu de Karnak et ceux passionnée d’Akhénaton. Beaucoup en font un mystique,
d’autres divinités, manifestant ainsi une intolérance icono- très loin des réalités politiques de son pays, totalement
claste que la terre d’Égypte n’avait jamais connue » [14]. absorbé par ses préoccupations religieuses. Il est bien
Il faut sans doute souligner ici, selon C. Lalouette, qu’il connu et admis que sa religion rejetait toute haine, toute
« reçut l’inspiration de rechercher à travers l’Égypte le violence, toute guerre. Son désir le plus profond était de
lieu où Aton s’était manifesté pour la première fois lorsque régner par l’amour, de combler de paix le monde entier
le monde était venu à l’existence » [14]. Le pharaon décide (« d’enchaîner le monde par l’amour », écrit K. Abraham),
alors de faire construire au lieu « révélé par Aton lui- d’inonder le monde d’amour grâce au dieu unique et
même » une nouvelle cité consacrée à Aton, et qu’il bapti- universel Aton.
sera « Akhet-Aton8 » (« l’horizon/la demeure d’Aton »).
Dans la foulée de ce déménagement de Thèbes vers la
cité où l’on adore Aton, Aménophis IV change de nom ;
il sera désormais « Akhénaton » (« agréable, bénéfique, La passion selon Akhénaton
utile à Aton, qui lui donne satisfaction »). Freud, dans
L’Homme Moïse et la religion monothéiste, insiste Un certain nombre d’égyptologues, prenant en considé-
d’emblée sur ces aspects essentiels concernant Akhénaton : ration l’ensemble des points que nous venons d’aborder
« Il se nomma d’abord Aménhotep (IV), comme son père, (changement de nom, de religion, intolérance, effacement
mais par la suite il changea son nom, et pas seulement son du nom « paternel » Amon, dimension mystique, intérêt
nom. Ce souverain entreprit d’imposer à son peuple égyp- exclusif pour le culte solaire, etc.) n’hésitent pas à dire
tien une nouvelle religion qui heurtait ses traditions millé- qu’Akhénaton « était investi d’une mission », qu’il avait
naires et toutes les habitudes qui lui étaient familières. un « total manque d’intérêt, presque pathologique, pour le
Il s’agissait d’un monothéisme strict – la première tentative monde extérieur », se questionnant ainsi sur sa fin : « Était-
en ce sens, autant que nous pouvons savoir –, et avec la il dans un état de grave déclin physique ? Avait-il fini par
croyance en un dieu unique naquit d’une manière quasi devenir fou ? [16]. » D’autres pensent qu’il « était mys-
inévitable l’intolérance religieuse qui était demeurée étran- tique, mais peut-être aussi mégalomane » [14]. À la fin
gère à l’Antiquité […]. Ce ne fut pas seulement de son nom de son article, Karl Abraham, quant à lui, apporte un cer-
qu’il effaça celui du dieu détesté ; il le supprima aussi de tain nombre d’éléments qui n’apparaissent a priori pas
toutes les inscriptions, et même là où il se trouvait dans le nécessairement en faveur d’une névrose – bien qu’il les
nom de son père [8]. » Changement de nom, donc, chan- introduise à cet effet –, et ces quelques traits peuvent
gement de religion, et intolérance9. retenir notre attention. Après avoir abordé la religion
d’Akhénaton, après avoir notamment précisé que le pha-
8
Située à 400 kilomètres environ au nord de Thèbes, sur la rive est du Nil.
Aujourd’hui Tell-el-Amarna. 10
« La nouveauté du règne d’Aménophis IV, écrit C. Lalouette, réside
9
Freud va même jusqu’à parler de « despote éclairé ». dans l’intolérance, qui entraîna destructions et persécutions [14]. »

L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 7 - SEPTEMBRE 2010 631


N. Brémaud

raon « n’aspirait à rien de moins qu’à l’introduction d’une [19]. » Disons qu’il n’est pas du tout inenvisageable, en
religion mondiale à dieu unique », Abraham souligne à rai- soi, qu’une fois monté sur le trône, une fois promu en
son qu’Akhénaton « vivait dans ses idéaux », qu’il était un lieu et place de pharaon, Aménophis IV ait vécu quelques
« rêveur sur le trône », qu’il était un « être solitaire », bouleversements intérieurs, d’autant qu’il ne devait pas
n’entretenant « aucun lien vivant avec son peuple malgré théoriquement succéder à son père11. Les actes forts qu’il
ses tentatives ». Abraham évoque alors un « repli auto- posa par la suite (effacement du nom de son père et de son
érotique, si fréquent chez les névrosés et précisément dieu, « fondateur de religion » [8] en promulguant un dieu
chez les plus doués : les réalisations fantasmatiques des Un, porteur de bonté et d’amour pour le monde entier, into-
désirs deviennent l’objet exclusif de l’intérêt. Le névrosé lérance et persécutions des autres noms de dieux, exaltation
ne vit plus dans le monde des faits réels mais dans celui que « mystique », activité exclusivement tournée vers le culte
son imagination a créé… Il est en dehors des circonstances solaire le détournant de toute autre préoccupation12, etc.),
réelles comme si elles n’existaient pas pour lui. Il vit dans tout cela doit bien nous questionner et nous semble aller un
le monde de ses rêves et de ses idéaux », rappelant ici que peu au-delà d’une simple « révolte contre le père », comme
Akhénaton « fut sourd aux appels de ses vassaux asiati- le suggérait K. Abraham. Alors pour ce qui est de l’idéa-
ques, aveugle aux atrocités qui se déroulaient dans ses pro- lisme passionné, contentons-nous d’en rappeler quelques
vinces. Son œil ne percevait que beauté et harmonie, alors traits essentiels.
que son royaume se désagrégeait ». Les derniers mots de D’abord, avec H. Aubin, dans le Manuel alphabétique
l’article sont les suivants. « Le destin de tant d’idéalistes de psychiatrie de Porot [15], retenons que chez les idéalis-
s’accomplit : tandis qu’ils vivent dans un monde de rêve, tes passionnés « l’exaltation passionnelle […] se polarise
la réalité les réduit à néant [1]. » Dans le fond, Abraham sur l’un des thèmes suivants : mysticisme, réformes reli-
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aurait peut-être dû creuser davantage cette voie de l’idéa- gieuses, sociales, politiques […]. Leur foi est irréductible
lisme. C’est ce que fit Maurice Dide l’année suivante, […], ils sont prêts à tout sacrifier pour leur idéal […] » [5] ;
en 1913, en publiant Les Idéalistes passionnés [6]. Qui se ils rêvent, ajoute H. Ey, « de paix universelle ou de philan-
souvient aujourd’hui de cette catégorie des idéalistes pas- thropie » [7]. L’idéalisme passionné est connu pour se
sionnés ? Qui lit encore l’ouvrage admirable de M. Dide ? développer, rappelle D. Lagache, sur un « terrain
Une récente réédition grâce aux soins de Caroline Mangin- altruiste », et l’on doit y reconnaître chez les sujets qui en
Lazarus, qui en a rédigé également une très bonne préface, portent la marque « la structure passionnelle de leur
nous en offre avec bonheur la possibilité. psychose » [13].
Si l’on ose maintenant émettre une nouvelle hypothèse Maurice Dide, dans son ouvrage, subdivise en trois le
diagnostique au sujet d’Akhénaton, l’on doit se rappeler groupe des idéalistes passionnés : idéalisme de l’amour ;
brièvement ce qu’on a vu jusqu’alors, à savoir que l’on idéalisme de la bonté (dans les réformes religieuses, socia-
ne peut sérieusement s’appuyer sur l’éducation qu’il les, idéalisme de la nature) ; idéalisme de la beauté et de la
reçut, puisque les éléments biographiques manquent consi- justice aboutissant à la cruauté (idéalisme égocentrique
dérablement (du reste, ces seuls éléments n’auraient sans esthétique ; idéalisme à caractère altruiste ; idéalisme de
doute pas suffit). Mais l’on sait, en revanche, et avec la justice à caractère égocentrique). Si l’on fait l’hypothèse
certitude, trois choses d’une grande importance : qu’Akhénaton entre dans cette catégorie des idéalistes pas-
1) Aménophis IVa changé son nom, il a rejeté son nom, il a sionnés, nul doute qu’il trouverait sa place parmi ceux du
rejeté le nom de son père, et, mieux encore, il a fait en sorte deuxième sous-groupe comme un grand réformateur en
de l’effacer des monuments où il figurait ; matière de religion, mais encore parmi les idéalistes à
2) le pharaon a profondément bouleversé la religion de caractère altruiste et à exaltation mystique, ce qui n’entre
l’époque en imposant un culte à Aton, dieu unique et pas en contradiction, puisque « l’idéalisme de justice n’est
universel ; souvent qu’un idéalisme religieux transformé ; tous deux
3) il a délaissé son peuple et les affaires extérieures pour se peuvent s’associer chez le même sujet » [6]. Si l’on a gardé
consacrer uniquement à sa religion. à l’esprit le détail des pages qui précèdent, ce passage de
On ne va pas ici aller dans le détail de l’idéalisme pas- Dide, tiré de sa conclusion, viendra alors peut-être faire
sionné, car notre propos visait avant tout à relire, un siècle pour nous écho : chez les idéalistes passionnés « les
après, le texte d’Abraham, et à relativiser ses analyses.
C’était également l’opportunité pour nous de faire sortir
de sa tombe, si l’on peut dire, ce pharaon qui reste une 11
« Dans son enfance, rappelle C. Aldred, le prince Aménophis ne devait
figure toujours énigmatique et fascinante de l’histoire de avoir qu’un très faible espoir de jamais monter sur le trône de ses ancêtres ;
l’Égypte ancienne. Toutefois, comme le dit A. Zivie : pourtant, comme lui et par un semblable arrêt du destin, il y parvint à
cause de la mort de son frère aîné, le prince Thoutmosis. Ce dernier avait
« Akhénaton reste encore et restera sans doute longtemps, devant lui de superbes perspectives : il était reconnu comme l’héritier
si ce n’est toujours, un quasi-inconnu. Cela n’empêche pas d’Aménophis III […] [2]. »
et n’empêchera pas, bien au contraire, d’écrire sur lui, de 12
Freud avait bien souligné que le jeune pharaon « ne connaît pas
dresser son portrait, de tracer son action, de cerner ses idées d’intérêt plus élevé que le développement de cette idée de Dieu » [8].

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Akhénaton : pharaon rêveur et passionné

abstractions se substituent aux faits, l’amour absorbe Références


l’objet, et le sujet les mêle dans une rêverie illimitée où
le divin se confond à l’humain. La bonté s’exalte à 1. Abraham K. « Aménhotep IV (Echnaton) : contribution
l’exclusion de toute autre tendance ; elle vise à régir les psychanalytique à l’étude de sa personnalité et du culte
monothéiste d’Aton » (1912). In : Rêve et Mythe (vol.1).
sociétés […], elle est universelle […]. Mais chez les idéa-
Paris : Payot, 1968.
listes qui de la sorte se passionnent, l’événement qui
2. Aldred C. Akhénaton, roi d’Égypte. Paris : Seuil, 1997.
modèle le monde à l’image de son inspiration devient
tyrannique, exclusif » [6]. 3. André S. Le Sens de l’holocauste, jouissance et sacrifice.
Bruxelles : Luc Pirek, 2004.
4. Angenot V. Le rôle de la parallaxe dans l’iconographie
d’Akhénaton. Bulletin de la Société française d’égyptologie
Conclusion 2008 ; 171 : 28-50.
5. Aubin H. « Idéalistes passionnés ». In : Porot A. Manuel
Akhénaton rêveur, certainement13. Akhénaton pas- alphabétique de psychiatrie. Paris : Masson, 1975.
sionné également. Idéaliste mystique sans aucun doute 6. Dide M. Les Idéalistes passionnés (1913). Paris : Frison-
(le terme « mystique » demeurant ici nécessairement vague Roche, 2006.
dans la mesure où nous ne pouvons affirmer s’il s’agissait 7. Ey H, Bernard P, Brisset C. Manuel de psychiatrie, 6e édition.
d’un « vrai » mystique, ou bien s’il présentait seulement Paris : Masson, 1989.
des idées mystiques, voire un délire à thème mystique).
8. Freud S. L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939).
Il serait alors tentant de franchir le pas et d’oser prononcer Paris : Gallimard, « Folio Essais », 1986.
avec un savoir dogmatique le diagnostic d’« idéaliste pas-
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9. Gabolde M. Akhénaton, du mystère à la lumière. Paris :
sionné ». Eu égard aux éléments rapportés ici et puisés Gallimard, « Découvertes » 2005.
dans les recherches les plus récentes, eu égard aux quel-
10. Hornung E. Les dieux de l’Égypte, l’Un et le multiple. Paris :
ques certitudes – mais non des moindres – que nous possé-
Flammarion, « Champs », 1992.
dons, eu égard aux travaux de Dide qui décrivent si bien
ces sujets aux côtés desquels à notre sens Akhénaton pour- 11. Lacan J. Séminaire VI, le désir et son interprétation
(1958-59). Ornicar 1981 ; 24 : 7-17.
rait trouver place logiquement, certes, il serait tentant en
effet de franchir ce pas. Disons que nous allons nous en 12. Lacan J. Séminaire VII, l’éthique de la psychanalyse
(1959-60). Paris : Seuil, 1986.
garder, laissant le soin à d’autres de faire de plus amples
recherches et analyses. Quitte à nous contredire. Du reste, 13. Lagache D. « Passions et psychoses passionnelles » (1936).
l’opération est bien périlleuse. Mais reconnaissons encore In : Œuvres I (1932-46). Paris : PUF, 1977.
une fois à K. Abraham la primauté en la matière, et l’intel- 14. Lalouette C. Thèbes ou la naissance d’un empire. Paris :
ligence qu’il eut d’avoir ainsi accordé une place exception- Flammarion, « Champs », 1995.
nelle à Akhénaton, ce qui n’est pas réfutable. Le seul mot 15. Porot A. Manuel alphabétique de psychiatrie. Paris :
de conclusion valable doit alors inciter le lecteur à lire ou à Masson, 1975.
relire l’étude que K. Abraham consacra à Akhénaton, pha- 16. Reeves N. Akhénaton et son Dieu. Paris : Autrement, 2004.
raon d’exception il est vrai. Et de façon complémentaire, 17. Strachey J. Preliminary notes upon the problem of Akhenaten.
ou plutôt dans un prolongement logique, le texte de Freud The International Journal of Psycho-Analysis 1939 ; XX :
consacré à L’Homme Moïse et la religion monothéiste 1-10.
dans lequel d’ailleurs Freud écrit au sujet d’Akhénaton : 18. Weigall A. Histoire de l’Égypte ancienne. Paris : Payot, 1968.
« Tout ce que nous pouvons apprendre sur cette personna- 19. Zivie A. « Le règne d’Akhénaton à la lumière des recherches
lité remarquable, et même unique, est digne du plus grand actuelles ». In : Reeves N (présentation). Akhénaton et son
intérêt [8]. » Dieu. Paris : Autrement, 2004.

13
Le terme se trouve chez Abraham. On le retrouve aussi dans le Moïse de
Freud, la citation complète étant : « Akhénaton, le rêveur, s’était rendu
étranger à son peuple et avait laissé s’émietter son empire » [8].

L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, N° 7 - SEPTEMBRE 2010 633

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