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CHAPITRE 8.

ATTENTION ET EXPÉRIENCE À L'ÂGE DU


NEUROTOTALITARISME

Franco Berardi, Traduction Charlotte Brenguier, Alexandre Perraud


in Yves Citton, L'économie de l'attention

La Découverte | « Sciences humaines »

2014 | pages 147 à 160


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ISBN 9782707178701
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Chapitre 8
Attention et expérience
à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi
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Une réflexion sur l’« économie de l’attention » exige de
décrire l’enchantement par lequel le sémiocapitalisme (à force
d’abstraction financière et des spectres de la médiasphère) capture le
corps social et le livre aux mains du numérique, où l’expérience est
soumise à un énorme pouvoir de simulation et de standardisation.
Une telle réflexion exige aussi de chercher (c’est-à-dire d’imaginer)
des lignes de fuite possibles – qui peuvent seulement être trouvées
dans ces endroits de l’inconscient où se déchire l’enchantement des
couches multiples du sémiocapital, pour permettre à un inconscient
multicouche de refaire surface.

L’expérience
La réalité est le point d’intersection d’innombrables
projections émanant de l’intentionnalité des êtres vivants et doués
de sensations. L’expérience constitue notre accès à cette réalité,
mais elle est aussi l’acte de projeter la réalité sur l’écran de la percep-
tion partagée. Il s’agit non seulement d’attention, mais aussi
d’intention. L’expérience exige d’ouvrir les yeux et de voir le monde
actuel, mais elle se nourrit également de maya : de la capacité à
projeter un monde.
L’étymologie du mot « expérience » est liée avec l’acte de
« traverser », par le latin per-ire, qui signifie aussi « mourir ». On peut
également relever que ex-perire signifie « essayer » (d’où viennent les
termes d’expérience et d’expérimentation). C’est seulement en traver-
sant les épreuves et les endroits que la vie vous présente, que vous

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L’économie politique de l’attention numérique

deviendrez expérimenté. L’expérience est le processus de vivre à


travers quelque chose d’auparavant inconnu, afin d’en trouver la
signification singulière. La singularité est un trait essentiel de l’expé-
rience, puisque l’expérience est l’acte de personnalisation et de
singularisation d’un endroit qu’on a connu en le traversant.

L’expérience ne consiste pas à avoir réellement nagé à travers le


Hellespont, ou dansé avec les derviches, ou dormi dans un asile
de nuit. C’est une question de sensibilité et d’intuition, cela
consiste à voir et à entendre des choses significatives, à prêter
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attention aux bons moments, c’est une affaire de compréhen-
sion et de coordination. L’expérience n’est pas ce qui arrive à un
homme, c’est ce qu’un homme fait avec ce qui lui arrive
[Huxley, 1932].

L’expérience n’est pas seulement l’acte d’exposer sa peau et son


esprit au flot de stimulations venant de l’environnement. Elle réside
surtout dans l’adaptation de l’esprit et de la peau à l’environnement
et dans la projection active des attentes de l’expérimentateur. En ce
sens, l’expérience est singularisation de l’environnement, prise de
forme singulière du monde.
Or l’expérience implique une perception non seulement atten-
tive, mais aussi intentionnelle. Merleau-Ponty parle de l’intention-
nalité comme d’un acte d’identification qui vient du monde vivant
du sujet et qui projette au sein du monde l’objet qui se trouve ainsi
jeté à l’extérieur :

Toute conscience est conscience de quelque chose, cela n’est pas


nouveau. Kant a montré, dans la Réfutation de l’idéalisme, que la
perception intérieure est impossible sans perception extérieure,
que le monde, comme connexion des phénomènes, est anticipé
dans la conscience de mon unité, est le moyen pour moi de me
réaliser comme conscience. Ce qui distingue l’intentionnalité du
rapport kantien à un objet possible, c’est que l’unité du monde,
avant d’être posée par la connaissance et dans un acte d’identifi-
cation expresse, est vécue comme déjà faite ou déjà là. […] Le
monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis [Merleau-
Ponty, 2010, p. 667-668].

Et Husserl, dans Expérience et jugements, écrit :

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Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

Le retour [Rückgang] au monde de l’expérience est retour au


monde de la vie [Lebenswelt], c’est-à-dire au monde dans lequel
nous vivons toujours déjà, et qui constitue le sol de toute opéra-
tion de connaissance et de toute détermination scientifique. […]
L’expérience au sens premier et authentique se définit ainsi
comme une relation directe à l’individuel [direkte Beziehung auf
Individuelles] [Husserl, 1948, § 6 et 10].

C’est bien le concept même d’expérience qui doit être réexa-


miné à la lumière de la technomutation digitale en cours à notre
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époque. Le format numérique de l’expérience, avec ses vitesses et
intensités croissantes, affecte la réaction psychique des info-
stimuli, comme il affecte la relation empathique entre conscience
et organisme sensible, ainsi que la cognition, dans ses dimensions
de mémoire, d’imagination et de langage. L’expérience en tant
qu’attention et en tant qu’intention est soumise à un stress intense
qui entraîne une mutation de l’organisme cognitif.

Capturer l’attention
La contradiction fondamentale du sémiocapitalisme
tient à l’incompatibilité du cyberespace avec le cybertemps. Parce qu’elle
est le produit d’innombrables sources de projection virtuelle,
l’expansion du cyberespace est illimitée. Le cybertemps, au
contraire, n’est pas infiniment extensible. Il est composé du temps
d’attention qui ne peut pas être intensifié au-delà d’un certain
point, à cause de ses limitations physiques, émotionnelles et cultu-
relles. En termes économiques, le rendement de la sémioproduc-
tion est en train de dépasser infiniment le marché de l’attention, ce
qui signifie que le phénomène de crise cyclique, que Marx a décrit
comme un effet de la surproduction dans la sphère du capitalisme
industriel, n’est plus cyclique, mais permanent.
Selon Jonathan Crary, auteur de 24/7, Late Capitalism and the
Ends of Sleep (publié en français sous le titre : Le Capitalisme à l’assaut
du sommeil), le besoin capitaliste d’expansion du marché conduit à
une stimulation sans repos de l’attention sociale, en vue de
l’accroissement du temps de veille : « La capture et le contrôle inces-
sants du temps et de l’expérience sont les formes du progrès
contemporain » [Crary, 2013, p. 40]. Les assauts constants auxquels

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L’économie politique de l’attention numérique

est soumise notre attention sont en train de causer une contraction


du temps disponible nécessaire à l’élaboration émotionnelle de
l’info-stimulation ainsi qu’à la décision rationnelle qui était la
condition de la politique. C’est pourquoi les choix politiques
semblent souvent dépourvus de rationalité et les relations sociales
deviennent brutales, agressives, car le temps nécessaire à l’élabora-
tion rationnelle et émotionnelle est constamment entrecoupé, au
point que la société semble agir dans un tourbillon, comme cela
arrive à ceux qui dorment trop peu et prennent des médicaments
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pour rester éveillés. Le livre de Crary est principalement centré sur la
réduction du temps de sommeil comme un effet de l’assaut écono-
mique sur le temps d’attention.

Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait une érosion du sommeil


partout aujourd’hui. Au cours du XXe siècle, il y a eu de régu-
lières incursions faites contre le temps de sommeil – en
moyenne, les adultes nord-américains dorment de nos jours
approximativement six heures et demie par nuit, chiffre en
érosion par rapport aux huit heures dont disposait la génération
précédente, et (aussi difficile que cela puisse paraître) par rapport
aux dix heures mesurées au début du XXe siècle [Crary, 2013,
p. 11].

Dormir, en fait, peut être considéré comme une « interruption


intransigeante du vol de notre temps opéré par le capitalisme ». Une
société d’insomniaques n’est pas du tout une situation réconfor-
tante, et l’augmentation de la productivité est payée en termes de
perte de rationalité et de respect pour la vie. L’exubérance irration-
nelle des agents financiers qui prennent diverses formes de drogues
pour faire des affaires jour et nuit devant leurs ordinateurs a déjà
amené le monde au bord d’un abîme, et elle continue de le faire
encore et encore. En conclusion, Crary suggère que « le sommeil est
la seule barrière restante, la seule condition naturelle durable que le
capitalisme ne peut pas éliminer » [Crary, 2013, p. 74].
Cette affirmation demande toutefois à être rectifiée. Il y a une
autre condition naturelle que le capitalisme ne peut pas éliminer,
une autre barrière naturelle durable à l’hubris financière intrusive :
la mort. Le suicide se propage de partout, comme un effet du stress

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Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

social, de l’appauvrissement émotionnel, de l’agression constante


de l’attention. Selon l’Organisation mondiale de la santé, dans les
dernières quarante-cinq années, les taux de suicide ont augmenté
de 60 % dans le monde entier. Ce sont les années caractérisées par
l’imposition du modèle capitaliste sur l’ensemble de la planète, ce
sont les années de la soumission intégrale du temps d’attention au
rythme de la machine économique. Ces chiffres concernant le
suicide n’incluent pas les tentatives de suicide, qui sont jusqu’à
vingt fois plus fréquentes que les suicides réussis. Une épidémie de
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malheur est en train de se diffuser sur la planète, au fur et à mesure
que l’absolutisme du capital affirme son droit au contrôle sans
entrave de nos vies.
Le sémiocapitalisme est en train d’infiltrer les cellules nerveuses
des organismes conscients, inoculant en eux une logique de
comportement thanato-politique, un sentiment morbide qui
pénètre dans l’inconscient collectif, la culture et la sensibilité
– comme un effet évident de la privation de sommeil, comme une
conséquence évidente du stress imposé à l’attention.
La capture numérique de l’attention et de l’expérience a été le
but crucial de l’entreprise dont la mission est la flexibilisation et la
dynamisation de la relation entre le Net et l’internaute, entre la
machine et le travailleur cognitif : Google.

À la fin des années 1990, quand Google était une entreprise


privatisée depuis à peine un an, son futur PDG était déjà en train
d’articuler le contexte dans lequel une telle entreprise prospére-
rait. Le Dr Eric Schmidt a déclaré que le XXIe siècle serait syno-
nyme de ce qu’il a appelé l’« économie de l’attention », et que
les entreprises planétaires dominantes seraient celles qui réussi-
raient à optimiser le nombre d’yeux qu’elles pourraient engager
et contrôler constamment. L’intensité de la compétition pour
l’accès ou le contrôle des heures de sommeil disponibles chaque
jour résulte de la vaste disproportion entre ces limites tempo-
relles humaines et la quantité quasi infinie de contenus mis sur
le marché à chaque instant [Crary, 2013, p. 75].

L’empire de Google s’est essentiellement construit sur la capture


de l’expérience des utilisateurs, afin d’en augmenter la valeur et la

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L’économie politique de l’attention numérique

productivité. Durant la création de la machine de captation de


l’attention, l’ordinateur personnel a été contourné par la dernière
génération des téléphones portables étiquetés comme smart-
phones, grâce à un accès au réseau devenu mobile, envahissant ainsi
chaque moment du jour et de la nuit. En rendant mobile l’accès à
Internet, cela a évidemment accru le temps d’attention capturé et
cela a soumis de nouvelles dimensions de la vie personnelle à la
recherche généralisée de sémio-profits.
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L’informatique omniprésente à l’ère des premiers smartphones
s’est concentrée sur une intégration fluide, autrement dit, sur la
naturalisation des facteurs sociotechniques sur des lieux de
travail qui ont désormais transcendé la géographie et le temps,
permettant des « niveaux sans précédent » de productivité, aussi
bien qu’une inévitable « surcharge d’interactions » [Genosko,
2013, p. 149].

Déambulant dans les rues de la ville où le taux de connectivité


est le plus élevé au monde – Séoul –, j’ai été impressionné par la
quantité de marcheurs qui fixaient constamment l’écran d’un
smartphone, apparemment conduits par des signaux transmen-
taux. J’ai aussi noté une sorte d’inattention au paysage physique
environnant. Puis j’ai découvert que la Corée a la palme d’or du
taux de suicide.

La carte s’empare du territoire : le code d’orientation


Selon Jean Piaget, le processus de familiarisation avec
l’environnement et d’intériorisation de l’espace environnant est
une sorte de découverte qui commence dans les premiers jours de
notre existence et détermine la construction d’un espace interne.
Cet espace interne devient alors la carte d’orientation et la condi-
tion des acquisitions cognitives ultérieures [Inhelder et Piaget,
1977]. L’orientation est la capacité cognitive à reconnaître les carac-
téristiques physiques de l’espace environnant et à construire une
carte intérieure rendant possibles des déplacements finalisés dans le
monde. Le processus de cartographie interne qui précède l’orienta-
tion implique une relation très singulière avec l’environnement,
basée sur l’élaboration visuelle et la sélection sensible de lieux, de

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Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

signes, mais aussi de lumières, de brillances et de senteurs. L’orienta-


tion peut être considérée comme la singularisation du paysage,
comme le processus qui fait du monde un monde qui nous soit
propre. L’orientation est la cartographie personnelle de l’espace où
l’on se meut et dans lequel on habite. Le territoire que nous
arpentons stimule des émotions dans notre esprit : la mémoire des
endroits que nous avons traversés opère le marquage émotionnel et,
par conséquent, la singularisation de l’espace extérieur. Une fois
qu’on a enregistré des points marquants dans un territoire, cela
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devient notre carte intime, qui est la condition d’orientations plus
poussées, de nouvelles découvertes, de nouveaux enregistrements et
d’une cartographique incessamment renouvelée du monde qui
nous entoure.
La carte de la ville se transforme en une représentation de la
personne qui y a vécu, comme Borges le suggère dans ce poème où
il évoque son acceptation de la cécité, et dans lequel il se rappelle la
ville comme la carte personnelle de sa propre vie :

Je vis parmi des formes lumineuses et vagues


Qui ne sont pas encore les ténèbres.
Buenos Aires,
Qui jadis se déchirait en banlieues
Vers la plaine incessante,
Est redevenue la Recoleta, le Retiro,
Les rues incertaines de l’Once
Et les vieilles maisons précaires
Que nous appelons toujours le Sud.
[…]
Ces chemins ont été des échos et des pas,
Des femmes, des hommes, des agonies, des résurrections,
Des jours et des nuits,
Des demi-rêves et des rêves,
Chaque infime instant de la veille
Et des veilles du monde.
(Borges, Éloge de l’ombre.)

Selon l’architecte et anthropologue italien Franco La Cecla :

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L’économie politique de l’attention numérique

Le mot orientation a un double sens. L’un est essentiellement


actif et désigne la capacité d’une personne à organiser son espace
environnant, à créer un cadre général de référence auquel on
peut attacher un savoir. Le second est la capacité passive à suivre
des indications, lire des cartes, utiliser une boussole, s’adapter à
un système de coordonnées préexistantes afin de localiser un
lieu ou d’atteindre une destination [La Cecla, 1988, p. 43].

Ce que j’ai dit à propos de l’expérience en général peut égale-


ment être dit au sujet de l’orientation. Ce sont à la fois des capa-
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cités à suivre des instructions cartographiques et des capacités à
dessiner un plan. L’expérience de l’orientation consiste à se perdre
dans le territoire et à se repositionner, créant ainsi une perception
singulière de l’espace. Dans son livre consacré à l’expérience de « se
perdre » (Perdersi), Franco La Cecla examine aussi les effets de déso-
rientation induits par la standardisation moderne de l’espace urbain
sur ses habitants :

Le fonctionnalisme moderne est basé sur l’hypothèse que les


habitants des villes ne devraient pas perdre de temps dans une
relation compliquée avec leur environnement. L’environne-
ment doit être fonctionnel de sorte que le citadin puisse se
déplacer lui-même d’une périphérie à une autre pour se rendre
à son travail. Cette simplification fonctionnaliste implique un
anonymat desdites périphéries : tout transfert émotionnel est
perçu comme inutile. L’environnement n’a pas à être ressenti,
mais à être utilisé. Cette transformation nécessite la standardisa-
tion de l’orientation [La Cecla, 1988, p. 91].

La création de ces lieux fonctionnels que Marc Augé a qualifiés


de « non-lieux » conduit à l’éradication de la relation singulière
entre l’espace et l’esprit-œil-corps des individus. Petit à petit, le
remodelage moderne du territoire, visant à accroître la productivité
de l’espace urbain et à faciliter le déplacement motorisé au sein des
métropoles, a effacé les traces d’un passé historique et, plus généra-
lement, les signes qui pourraient instiller une mémoire émotion-
nelle. Dans un texte écrit au début du XXe siècle, Rainer Maria Rilke
associait la standardisation de l’espace à l’influence américaine :
« Pour nos pères et leurs pères avant eux, une maison, une fontaine,

154
Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

une tour signifiait infiniment plus. Aujourd’hui l’Amérique nous


écrase de choses émotionnellement vides » [Rilke, 2011].
L’architecture moderne et la conception urbaine ont aidé à la
standardisation du territoire, mais l’entrée dans l’ère numérique a
ouvert la porte à une ultime désingularisation de l’orientation. La
carte s’empare du territoire et l’orientation se transforme en une
simple navigation fonctionnelle, à mesure que davantage de gens
utilisent leurs outils de navigation guidée, basés sur la technologie
de géolocalisation du GPS. Les smartphones sont utilisés pour
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accéder à la cartographie géoréférentielle par satellite et pour substi-
tuer au sens de l’orientation la carte numérique et interactive.
Depuis 1973, l’armée américaine travaille à l’élaboration d’un
système de défense par satellite (le DNSS – Defense Navigation Satel-
lite System). Un récepteur GPS calcule sa position en mesurant préci-
sément la durée de réception du signal émis par un satellite GPS
situé en orbite autour du globe. Chaque satellite transmet conti-
nuellement des messages, incluant le temps de transmission dudit
message et la position du satellite lors de l’envoi du message. Le
dispositif calcule la distance par rapport à chaque satellite en utili-
sant la vitesse de la lumière. Chacune de ces distances et chacun des
emplacements de satellites définissent une sphère. Le récepteur se
trouve à la surface de chacune de ces sphères lorsque les distances
et les emplacements des satellites sont exacts. Ces données sont
utilisées pour calculer l’emplacement du récepteur par le biais
d’équations. Cet emplacement est ensuite affiché sur la carte,
parfois au fil d’une constante actualisation.
Il est aisé de prédire une rapide atrophie du sens de l’orienta-
tion, au fur et à mesure qu’il sera remplacé par les technologies de
localisation. Pour la génération à venir, le processus mental consis-
tant à cartographier intérieurement le territoire sera probablement
remplacé par le système de géolocalisation. De même, la capacité à
identifier sa place dans le monde et à singulariser le paysage envi-
ronnant va s’estomper et presque disparaître de nos capacités
mentales en état de connexion permanente. Conjointement à
l’expérience de l’égarement (perdersi), celle consistant à reconnaître
un lieu va s’affaiblir, ou du moins s’appauvrir, et l’affaiblissement de
la faculté d’orientation peut être vu comme un pas de plus dans le

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L’économie politique de l’attention numérique

processus de remodelage connectif de notre expérience dans son


intégralité.

L’expérience de l’essaim
En attendant, un nouveau système est prêt, un nouveau
gadget consistant en une interface portable entre l’esprit et le
monde, qui représente une nouvelle étape dans la mutation cogni-
tive en cours. Google, la société la plus révolutionnaire de tous les
temps (et le colonisateur le plus parfait de tous les temps), a ouvert
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la voie à l’éradication ultime de l’expérience de singularité et donc
à l’annulation du processus constitutif du monde vécu (Lebenswelt).
Durant la première décennie du XXIe siècle, Google s’est comporté
comme la pompe universelle d’épuisement du sens. En collectant
(pour s’en emparer) des milliards et des milliards d’actions indivi-
duelles d’attribution de sens auprès d’un nombre incalculable
d’utilisateurs de par le monde, Google a créé la machine de désingu-
larisation la plus souple jamais conçue. Les réponses de Google,
en réalité, sont influencées par les questions et réponses précé-
dentes de l’utilisateur. Google sait ce dont vous avez besoin, vous
savez que Google sait ce que vous savez, et Google sait que vous
savez que Google sait ce que vous savez. Par conséquent, les
réponses à vos questions vont être exactement les réponses dont
vous avez besoin parce que vos questions sont de plus en plus étroi-
tement ajustées à vos besoins par Google, tout comme Google a été
étroitement ajusté par vos questions, et tout comme votre monde
est de plus en plus étroitement ajusté par le système de questions/
réponses instauré entre Google et vous.
Durant l’année 2013 (pendant laquelle j’écris ces pages), la plus
souple et la plus gratuite – ainsi que la plus totalitaire – des entre-
prises lance les GoogleGlass, un produit qui promet d’être l’ultime
codeur (et décodeur) de l’expérience humaine. En portant les
GoogleGlass, dans un futur proche, vous recevrez des informations
sur l’objet que vous êtes en train de regarder, directement sur l’écran
qui se trouve juste devant vos yeux, dans l’espace même de votre
champ de vision. En d’autres termes, les GoogleGlass sont un ordi-
nateur portable avec une interface optique qui affiche des informa-
tions sur l’objet que vous voyez.

156
Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

Supposons que vous vous trouviez à Rome, juste en face du


Colisée. Vous cliquez sur vos GoogleGlass et vous pouvez recevoir
des informations sur le Colisée. Comme l’information que Google
rend disponible est l’information que l’utilisateur va télécharger en
moyenne, l’expérience des utilisateurs de GoogleGlass sera de plus
en plus uniformisée. Supposons que vous rencontriez une personne
que vous ne connaissez pas encore : les GoogleGlass vont vous dire
qui est cette personne, si bien que vous interagirez d’après les
suggestions et les implications que vous aurez été amené à faire à
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partir des informations des GoogleGlass. Petit à petit, le monde
entier – qui est d’ores et déjà totalement cartographié par Google
Map – sera recodé par les GoogleGlass, de sorte que vous puissiez
accéder à l’expérience déjà expérimentée que les GoogleGlass
auront rendue disponible pour vous.
Cela signifie que vous n’expérimenterez plus le monde : vous
utiliserez (ou recevrez ou chercherez) seulement des données déjà
expérimentées, au sujet d’un objet qui ne sera plus un objet de votre
expérience, mais simplement une référence à un monde précondi-
tionné. Par conséquent, comme la réalité est le point d’intersection
de nos projections, et comme l’expérience est l’accès singulier au
monde du vécu et la création de sens à partager avec les autres, la
technomutation affecte la réalité elle-même. Le monde, comme
expérience et projection, est finalement évacué, pour être remplacé
par une expérience simulée et uniforme – l’expérience de l’essaim.

Le neurototalitarisme en cours de fabrication


D’après Giovanni Gentile, le théoricien du fascisme
italien, le totalitarisme est un régime politique où tout, de
l’économie au système d’éducation ou au comportement éthique,
est soumis à l’action de l’État. Le processus de création connective
de l’essaim n’a rien à voir avec la forme fasciste du totalitarisme,
mais peut être décrit comme un processus d’uniformisation de la
pensée, de la perception et du comportement, basé sur l’inscription
d’automatismes technolinguistiques dans la communication
humaine et donc dans l’esprit connectif. C’est une forme de techno-
totalitarisme qui résulte de trois étapes successives.

157
L’économie politique de l’attention numérique

La première étape est le câblage connectif permanent de l’inter-


action entre organismes conscients. Le processus de cellularisation
a été le parfait porteur de la mutation sociocognitive. Plus envahis-
sant que l’ordinateur, le téléphone portable a finalement mis en
place l’infrastructure de l’interconnexion mondiale et ouvert la voie
à l’ultime déterritorialisation et ubiquité de l’information. L’effet
social de ce processus de déterritorialisation et de connexion, qui est
déjà largement instauré, est simultanément la mondialisation du
marché de l’emploi et la précarisation du travail – mais aussi, para-
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doxalement, l’absolue individualisation et l’inéluctable collectivisa-
tion de la vie personnelle.
L’idéologie néolibérale met en avant l’individualisme, mais
l’individu consumériste compétitif est extrêmement standardisé
dans ses objectifs, ses goûts et ses désirs. Individualisme et singula-
rité ont peu en commun. Contrairement à l’individualisme, la
singularité n’est pas concurrentielle, elle n’est pas échangeable ni
standardisée. La cellularisation a accompli un processus que
Habermas décrivait comme le « décrochage de la méthode et du
monde vécu » [Habermas, 1987], ainsi que la séparation du langage
vivant (la voix, la singularité de l’acte de parole). Elle a perfectionné
une méthode technolinguistique d’échange permanent entre des
locuteurs qui sont de moins en moins les acteurs de leurs interac-
tions, mais qui sont de plus en plus agis par leurs interactions tech-
nolinguistiques. La cellularisation est la complète exécution de ce
que Heidegger appelle le « langage de la Technique », impliquant
que la Technique est le sujet du langage et que le langage est parlé
par le système technique. La cellularisation – c’est-à-dire la
connexion de tout agent d’énonciation dans le réseau – est la struc-
ture générale de la subsomption (ou de la capture) de la communi-
cation sociale au sein de l’essaim électronique.
La deuxième étape dans le processus d’instauration du neuro-
totalitarisme est l’actuel remplacement de l’expérience de vie et sa
simulation par des simulacres standardisés et enregistrés, un
processus que j’ai déjà analysé en faisant référence à l’automatisa-
tion du sens de l’orientation. Ces première et deuxième étapes
concernent l’activité cognitive et ses implications psychologiques
– le logiciel de l’esprit.

158
Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi

Une troisième étape en direction de la mise en place de l’essaim


vise à modifier directement le matériel neural lui-même : l’insertion
de technosystèmes de programmation neurale, de nanoprothèses,
d’amplificateurs, de transformateurs du système neurologique. La
manipulation du système neural n’est pas un phénomène nouveau.
La psychopharmacologie agit déjà sur la matière neurologique,
particulièrement sur les neurotransmetteurs qui régulent l’humeur,
l’attention et la réactivité psychique. Mais on peut s’attendre à
davantage de neuromanipulations dans le futur. En avril 2013, le
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président des États-Unis a déclaré que l’investissement américain le
plus important dans le domaine de la recherche scientifique porte-
rait sur la cartographie de l’activité cérébrale (Brain Activity
Mapping), également connue sous le nom de « Recherche cérébrale
pour le progrès des neurotechnologies innovatrices », qui prévoit de
cartographier l’activité et les fonctions de chaque neurone dans le
cerveau humain. Ce projet est basé sur l’hypothèse de la neuroplas-
ticité, c’est-à-dire sur la possibilité d’intervenir sur le système neural,
de rediriger l’activité cérébrale et de remodeler les frayages
synaptiques.
La neuroplasticité, cependant, est une condition ambiguë et
problématique, qui ouvre une fenêtre sur une alternative. En fait, la
possibilité de transformer les procédures et les structures matérielles
de l’activité cognitive, de remodeler les voies synaptiques, fraie la
voie à la domination neurototalitaire des sémio-industries (les
médias) et des psycho-industries (la psychopharmacologie). Mais
elle ouvre également la voie à des possibilités de sabotage et de
subversion du processus dominant de câblage mental, ainsi qu’à
l’expérimentation de formes de libre enchaînement neuropsy-
chique, correspondant à un processus social d’auto-organisation du
travail cognitif.

Résister à la mutation ?
Devrions-nous élaborer une résistance à la mutation en
cours ? Ce serait un choix technophobe et réactionnaire, ainsi
qu’une tâche impossible. Je ne pense pas que résister à cette muta-
tion soit possible. Les innovations technologiques génèrent des
outils qui remodèlent l’environnement social, valorisent les

159
L’économie politique de l’attention numérique

individus qui y adhèrent et excluent ceux qui y résistent. C’est pour-


quoi toute résistance serait futile. Quand le changement arrive dans
le champ des systèmes de communication, les individualités ne
peuvent pas résister à leur capture. La diffusion des technologies de
réseau accélère le rythme du processus d’intégration. Accepter le
défi est donc inévitable, et c’est seulement en le relevant que nous
pourrons voir quelles seront les alternatives de demain.
Le choix auquel nous nous apprêtons à faire face dans l’avenir
proche est à présent clair : c’est le choix entre, d’un côté, la soumis-
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sion totalitaire du système nerveux à la gouvernance sémiofinan-
cière du capitalisme et, de l’autre côté, la désintrication de l’énergie
nerveuse (et de l’activité de l’intellect général, qui est l’expression
organisée de cette énergie nerveuse) d’avec les lois sémiofinancières
incrustées dans la gouvernance du système. Tel sera le grand enjeu
des prochaines décennies. Tous les autres jeux de pouvoir ont été
joués, et chacun d’eux a été perdu.
Mais le jeu de la neuroplasticité, visant à libérer l’autonomie de
l’intellect général de la prison du neurototalitarisme articulé aux
besoins du capitalisme absolu, vient seulement de commencer.
Nous entrevoyons à peine la possibilité d’un processus de
séparation entre l’activité mentale et les enchantements du sémio-
capitalisme. Soit l’intellect général sera codé selon la matrice
sémiotique de la sémio-économie, et l’activité sociale se transfor-
mera en un essaim connecté au niveau technoneural – soit l’intel-
lect général rejoindra son corps sensible, et créera les conditions
pour une indépendance du savoir vis-à-vis de la matrice, et pour la
singularité de l’expérience.

Traduction : Charlotte Brenguier et Alexandre Perraud.

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