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© La Découverte | Téléchargé le 10/12/2020 sur www.cairn.info via Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (IP: 195.221.71.48)
ISBN 9782707178701
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/l-economie-de-l-attention---page-147.htm
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Une réflexion sur l’« économie de l’attention » exige de
décrire l’enchantement par lequel le sémiocapitalisme (à force
d’abstraction financière et des spectres de la médiasphère) capture le
corps social et le livre aux mains du numérique, où l’expérience est
soumise à un énorme pouvoir de simulation et de standardisation.
Une telle réflexion exige aussi de chercher (c’est-à-dire d’imaginer)
des lignes de fuite possibles – qui peuvent seulement être trouvées
dans ces endroits de l’inconscient où se déchire l’enchantement des
couches multiples du sémiocapital, pour permettre à un inconscient
multicouche de refaire surface.
L’expérience
La réalité est le point d’intersection d’innombrables
projections émanant de l’intentionnalité des êtres vivants et doués
de sensations. L’expérience constitue notre accès à cette réalité,
mais elle est aussi l’acte de projeter la réalité sur l’écran de la percep-
tion partagée. Il s’agit non seulement d’attention, mais aussi
d’intention. L’expérience exige d’ouvrir les yeux et de voir le monde
actuel, mais elle se nourrit également de maya : de la capacité à
projeter un monde.
L’étymologie du mot « expérience » est liée avec l’acte de
« traverser », par le latin per-ire, qui signifie aussi « mourir ». On peut
également relever que ex-perire signifie « essayer » (d’où viennent les
termes d’expérience et d’expérimentation). C’est seulement en traver-
sant les épreuves et les endroits que la vie vous présente, que vous
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L’économie politique de l’attention numérique
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attention aux bons moments, c’est une affaire de compréhen-
sion et de coordination. L’expérience n’est pas ce qui arrive à un
homme, c’est ce qu’un homme fait avec ce qui lui arrive
[Huxley, 1932].
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Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme
Franco Berardi
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époque. Le format numérique de l’expérience, avec ses vitesses et
intensités croissantes, affecte la réaction psychique des info-
stimuli, comme il affecte la relation empathique entre conscience
et organisme sensible, ainsi que la cognition, dans ses dimensions
de mémoire, d’imagination et de langage. L’expérience en tant
qu’attention et en tant qu’intention est soumise à un stress intense
qui entraîne une mutation de l’organisme cognitif.
Capturer l’attention
La contradiction fondamentale du sémiocapitalisme
tient à l’incompatibilité du cyberespace avec le cybertemps. Parce qu’elle
est le produit d’innombrables sources de projection virtuelle,
l’expansion du cyberespace est illimitée. Le cybertemps, au
contraire, n’est pas infiniment extensible. Il est composé du temps
d’attention qui ne peut pas être intensifié au-delà d’un certain
point, à cause de ses limitations physiques, émotionnelles et cultu-
relles. En termes économiques, le rendement de la sémioproduc-
tion est en train de dépasser infiniment le marché de l’attention, ce
qui signifie que le phénomène de crise cyclique, que Marx a décrit
comme un effet de la surproduction dans la sphère du capitalisme
industriel, n’est plus cyclique, mais permanent.
Selon Jonathan Crary, auteur de 24/7, Late Capitalism and the
Ends of Sleep (publié en français sous le titre : Le Capitalisme à l’assaut
du sommeil), le besoin capitaliste d’expansion du marché conduit à
une stimulation sans repos de l’attention sociale, en vue de
l’accroissement du temps de veille : « La capture et le contrôle inces-
sants du temps et de l’expérience sont les formes du progrès
contemporain » [Crary, 2013, p. 40]. Les assauts constants auxquels
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pour rester éveillés. Le livre de Crary est principalement centré sur la
réduction du temps de sommeil comme un effet de l’assaut écono-
mique sur le temps d’attention.
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Franco Berardi
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malheur est en train de se diffuser sur la planète, au fur et à mesure
que l’absolutisme du capital affirme son droit au contrôle sans
entrave de nos vies.
Le sémiocapitalisme est en train d’infiltrer les cellules nerveuses
des organismes conscients, inoculant en eux une logique de
comportement thanato-politique, un sentiment morbide qui
pénètre dans l’inconscient collectif, la culture et la sensibilité
– comme un effet évident de la privation de sommeil, comme une
conséquence évidente du stress imposé à l’attention.
La capture numérique de l’attention et de l’expérience a été le
but crucial de l’entreprise dont la mission est la flexibilisation et la
dynamisation de la relation entre le Net et l’internaute, entre la
machine et le travailleur cognitif : Google.
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L’informatique omniprésente à l’ère des premiers smartphones
s’est concentrée sur une intégration fluide, autrement dit, sur la
naturalisation des facteurs sociotechniques sur des lieux de
travail qui ont désormais transcendé la géographie et le temps,
permettant des « niveaux sans précédent » de productivité, aussi
bien qu’une inévitable « surcharge d’interactions » [Genosko,
2013, p. 149].
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Franco Berardi
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devient notre carte intime, qui est la condition d’orientations plus
poussées, de nouvelles découvertes, de nouveaux enregistrements et
d’une cartographique incessamment renouvelée du monde qui
nous entoure.
La carte de la ville se transforme en une représentation de la
personne qui y a vécu, comme Borges le suggère dans ce poème où
il évoque son acceptation de la cécité, et dans lequel il se rappelle la
ville comme la carte personnelle de sa propre vie :
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cités à suivre des instructions cartographiques et des capacités à
dessiner un plan. L’expérience de l’orientation consiste à se perdre
dans le territoire et à se repositionner, créant ainsi une perception
singulière de l’espace. Dans son livre consacré à l’expérience de « se
perdre » (Perdersi), Franco La Cecla examine aussi les effets de déso-
rientation induits par la standardisation moderne de l’espace urbain
sur ses habitants :
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accéder à la cartographie géoréférentielle par satellite et pour substi-
tuer au sens de l’orientation la carte numérique et interactive.
Depuis 1973, l’armée américaine travaille à l’élaboration d’un
système de défense par satellite (le DNSS – Defense Navigation Satel-
lite System). Un récepteur GPS calcule sa position en mesurant préci-
sément la durée de réception du signal émis par un satellite GPS
situé en orbite autour du globe. Chaque satellite transmet conti-
nuellement des messages, incluant le temps de transmission dudit
message et la position du satellite lors de l’envoi du message. Le
dispositif calcule la distance par rapport à chaque satellite en utili-
sant la vitesse de la lumière. Chacune de ces distances et chacun des
emplacements de satellites définissent une sphère. Le récepteur se
trouve à la surface de chacune de ces sphères lorsque les distances
et les emplacements des satellites sont exacts. Ces données sont
utilisées pour calculer l’emplacement du récepteur par le biais
d’équations. Cet emplacement est ensuite affiché sur la carte,
parfois au fil d’une constante actualisation.
Il est aisé de prédire une rapide atrophie du sens de l’orienta-
tion, au fur et à mesure qu’il sera remplacé par les technologies de
localisation. Pour la génération à venir, le processus mental consis-
tant à cartographier intérieurement le territoire sera probablement
remplacé par le système de géolocalisation. De même, la capacité à
identifier sa place dans le monde et à singulariser le paysage envi-
ronnant va s’estomper et presque disparaître de nos capacités
mentales en état de connexion permanente. Conjointement à
l’expérience de l’égarement (perdersi), celle consistant à reconnaître
un lieu va s’affaiblir, ou du moins s’appauvrir, et l’affaiblissement de
la faculté d’orientation peut être vu comme un pas de plus dans le
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L’économie politique de l’attention numérique
L’expérience de l’essaim
En attendant, un nouveau système est prêt, un nouveau
gadget consistant en une interface portable entre l’esprit et le
monde, qui représente une nouvelle étape dans la mutation cogni-
tive en cours. Google, la société la plus révolutionnaire de tous les
temps (et le colonisateur le plus parfait de tous les temps), a ouvert
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la voie à l’éradication ultime de l’expérience de singularité et donc
à l’annulation du processus constitutif du monde vécu (Lebenswelt).
Durant la première décennie du XXIe siècle, Google s’est comporté
comme la pompe universelle d’épuisement du sens. En collectant
(pour s’en emparer) des milliards et des milliards d’actions indivi-
duelles d’attribution de sens auprès d’un nombre incalculable
d’utilisateurs de par le monde, Google a créé la machine de désingu-
larisation la plus souple jamais conçue. Les réponses de Google,
en réalité, sont influencées par les questions et réponses précé-
dentes de l’utilisateur. Google sait ce dont vous avez besoin, vous
savez que Google sait ce que vous savez, et Google sait que vous
savez que Google sait ce que vous savez. Par conséquent, les
réponses à vos questions vont être exactement les réponses dont
vous avez besoin parce que vos questions sont de plus en plus étroi-
tement ajustées à vos besoins par Google, tout comme Google a été
étroitement ajusté par vos questions, et tout comme votre monde
est de plus en plus étroitement ajusté par le système de questions/
réponses instauré entre Google et vous.
Durant l’année 2013 (pendant laquelle j’écris ces pages), la plus
souple et la plus gratuite – ainsi que la plus totalitaire – des entre-
prises lance les GoogleGlass, un produit qui promet d’être l’ultime
codeur (et décodeur) de l’expérience humaine. En portant les
GoogleGlass, dans un futur proche, vous recevrez des informations
sur l’objet que vous êtes en train de regarder, directement sur l’écran
qui se trouve juste devant vos yeux, dans l’espace même de votre
champ de vision. En d’autres termes, les GoogleGlass sont un ordi-
nateur portable avec une interface optique qui affiche des informa-
tions sur l’objet que vous voyez.
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partir des informations des GoogleGlass. Petit à petit, le monde
entier – qui est d’ores et déjà totalement cartographié par Google
Map – sera recodé par les GoogleGlass, de sorte que vous puissiez
accéder à l’expérience déjà expérimentée que les GoogleGlass
auront rendue disponible pour vous.
Cela signifie que vous n’expérimenterez plus le monde : vous
utiliserez (ou recevrez ou chercherez) seulement des données déjà
expérimentées, au sujet d’un objet qui ne sera plus un objet de votre
expérience, mais simplement une référence à un monde précondi-
tionné. Par conséquent, comme la réalité est le point d’intersection
de nos projections, et comme l’expérience est l’accès singulier au
monde du vécu et la création de sens à partager avec les autres, la
technomutation affecte la réalité elle-même. Le monde, comme
expérience et projection, est finalement évacué, pour être remplacé
par une expérience simulée et uniforme – l’expérience de l’essaim.
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doxalement, l’absolue individualisation et l’inéluctable collectivisa-
tion de la vie personnelle.
L’idéologie néolibérale met en avant l’individualisme, mais
l’individu consumériste compétitif est extrêmement standardisé
dans ses objectifs, ses goûts et ses désirs. Individualisme et singula-
rité ont peu en commun. Contrairement à l’individualisme, la
singularité n’est pas concurrentielle, elle n’est pas échangeable ni
standardisée. La cellularisation a accompli un processus que
Habermas décrivait comme le « décrochage de la méthode et du
monde vécu » [Habermas, 1987], ainsi que la séparation du langage
vivant (la voix, la singularité de l’acte de parole). Elle a perfectionné
une méthode technolinguistique d’échange permanent entre des
locuteurs qui sont de moins en moins les acteurs de leurs interac-
tions, mais qui sont de plus en plus agis par leurs interactions tech-
nolinguistiques. La cellularisation est la complète exécution de ce
que Heidegger appelle le « langage de la Technique », impliquant
que la Technique est le sujet du langage et que le langage est parlé
par le système technique. La cellularisation – c’est-à-dire la
connexion de tout agent d’énonciation dans le réseau – est la struc-
ture générale de la subsomption (ou de la capture) de la communi-
cation sociale au sein de l’essaim électronique.
La deuxième étape dans le processus d’instauration du neuro-
totalitarisme est l’actuel remplacement de l’expérience de vie et sa
simulation par des simulacres standardisés et enregistrés, un
processus que j’ai déjà analysé en faisant référence à l’automatisa-
tion du sens de l’orientation. Ces première et deuxième étapes
concernent l’activité cognitive et ses implications psychologiques
– le logiciel de l’esprit.
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président des États-Unis a déclaré que l’investissement américain le
plus important dans le domaine de la recherche scientifique porte-
rait sur la cartographie de l’activité cérébrale (Brain Activity
Mapping), également connue sous le nom de « Recherche cérébrale
pour le progrès des neurotechnologies innovatrices », qui prévoit de
cartographier l’activité et les fonctions de chaque neurone dans le
cerveau humain. Ce projet est basé sur l’hypothèse de la neuroplas-
ticité, c’est-à-dire sur la possibilité d’intervenir sur le système neural,
de rediriger l’activité cérébrale et de remodeler les frayages
synaptiques.
La neuroplasticité, cependant, est une condition ambiguë et
problématique, qui ouvre une fenêtre sur une alternative. En fait, la
possibilité de transformer les procédures et les structures matérielles
de l’activité cognitive, de remodeler les voies synaptiques, fraie la
voie à la domination neurototalitaire des sémio-industries (les
médias) et des psycho-industries (la psychopharmacologie). Mais
elle ouvre également la voie à des possibilités de sabotage et de
subversion du processus dominant de câblage mental, ainsi qu’à
l’expérimentation de formes de libre enchaînement neuropsy-
chique, correspondant à un processus social d’auto-organisation du
travail cognitif.
Résister à la mutation ?
Devrions-nous élaborer une résistance à la mutation en
cours ? Ce serait un choix technophobe et réactionnaire, ainsi
qu’une tâche impossible. Je ne pense pas que résister à cette muta-
tion soit possible. Les innovations technologiques génèrent des
outils qui remodèlent l’environnement social, valorisent les
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sion totalitaire du système nerveux à la gouvernance sémiofinan-
cière du capitalisme et, de l’autre côté, la désintrication de l’énergie
nerveuse (et de l’activité de l’intellect général, qui est l’expression
organisée de cette énergie nerveuse) d’avec les lois sémiofinancières
incrustées dans la gouvernance du système. Tel sera le grand enjeu
des prochaines décennies. Tous les autres jeux de pouvoir ont été
joués, et chacun d’eux a été perdu.
Mais le jeu de la neuroplasticité, visant à libérer l’autonomie de
l’intellect général de la prison du neurototalitarisme articulé aux
besoins du capitalisme absolu, vient seulement de commencer.
Nous entrevoyons à peine la possibilité d’un processus de
séparation entre l’activité mentale et les enchantements du sémio-
capitalisme. Soit l’intellect général sera codé selon la matrice
sémiotique de la sémio-économie, et l’activité sociale se transfor-
mera en un essaim connecté au niveau technoneural – soit l’intel-
lect général rejoindra son corps sensible, et créera les conditions
pour une indépendance du savoir vis-à-vis de la matrice, et pour la
singularité de l’expérience.