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La Découverte | « Réseaux »
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ISBN 9782707194497
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Emmanuelle BRUNEEL
Tauana Olivia GOMES SILVA
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DOI: 10.3917/res.201.0059
L
es femmes noires ont été marginalisées, voire exclues du récit qui
constitue la mémoire nationale française. Dans l’historiographie,
leurs prises de parole, leurs travaux écrits et leurs actions indivi-
duelles ou collectives sont, la plupart du temps, mis de côté et donc délais-
sés. Cela conduit à de nombreuses omissions, à une large méconnaissance
et à des injustices concernant leur participation à l’histoire de France en tant
que sujets politiques. Pourtant, force est de reconnaître que les femmes noires
ont assidûment pris part aux luttes féminines et féministes, antiracistes et de
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classe. Pour montrer dans quelle mesure Internet peut constituer un ressort
spécifique pour les luttes militantes des femmes noires (cisgenres ou trans-
genres), nous avons choisi de nous pencher sur différentes formes de média-
tisation de leurs mouvements organisés. Dans une perspective à la croisée de
l’approche historique, de l’analyse de contenu et de la sémiologie des médias
informatisés, nous envisageons plusieurs supports matériels, produits ou non
par des femmes noires elles-mêmes. Nous avons donc sélectionné au sein des
éléments disponibles dans les archives et sur Internet des documents au for-
mat papier et numérique via lesquels elles se sont exprimées en tant que sujets
politiques opprimés (parce que femmes et noires) : notamment des journaux
et des ouvrages, puis des blogs et des sites Internet ainsi qu’une vidéo et une
émission de radio. Ces documents revêtent divers statuts ontologiques et
constituent des sources diachroniques à partir desquelles il est possible de
se saisir de paroles médiatisées de femmes noires. L’analyse des matériaux
de ce corpus permet de rendre compte de modalités par lesquelles la parole
de femmes noires françaises s’incarne et circule, mais ne vise pas le décryp-
tage de l’exhaustivité de leurs mises en représentation. La question de l’invi-
sibilité des femmes noires et des ressources pour leur donner une visibilité
(N’Diaye, 2008) a été soulevée à plusieurs reprises par le passé et se pose
encore aujourd’hui. La lutte pour la visibilité (Voirol, 2005) dans laquelle
elles sont engagées se manifeste via différents discours qui visent à porter
leurs combats, à dénoncer à la fois le racisme et le sexisme, et résister à ces
oppressions. Comment les expressions publiques des femmes noires ont-elles
cheminé entre les revendications des groupes d’Afro-Antillaises engagées
dès 1910 et le discours afro-féministe aujourd’hui porté par Mwasi ? Quelles
stratégies tant militantes que discursives ont-elles déployé ? Les modes de
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mise en visibilité des activités politiques des femmes noires constituent l’ob-
jet de notre interrogation. Dans un premier temps, en retraçant un parcours
historique à partir de quelques jalons, nous montrerons que leur lutte pour la
reconnaissance s’inscrit dans un fort enjeu d’appropriation de l’espace public
(Habermas, 1988) tel qu’il est possible d’en disposer à différentes époques.
Nous nous pencherons en particulier sur l’émergence de revendications spé-
cifiques qui participent à la constitution des femmes noires en groupes politi-
sés qui s’organisent et prennent la parole entre 1910 et aujourd’hui. Dans un
second temps, nous nous intéresserons aux formes contemporaines de circu-
lation du discours militant des femmes noires sur Internet. Nous analyserons
en particulier des discours élaborés par ou sur le collectif militant Mwasi. Bâti
sur une posture afro-féministe dont nous expliciterons la teneur, ce collec-
tif organisé opère une reconfiguration des discours politiques portés par les
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femmes noires sur elles-mêmes. Nous soulignerons les modalités verbales et
visuelles qui participent dans leur communication à l’énonciation problémati-
sée de la race et du genre selon une perspective intersectionnelle.
Dans les années 1910-1950, les réflexions proposées par des femmes noires
ont été publiées dans des journaux et des revues. Ces publications, aux
positions pourtant assez modérées, se sont vues frappées par la censure des
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ment écrit sur les Noirs dans le cadre de la revue Tropiques (1941-1945), inter-
dite par Vichy en 1943. Elle s’est inspirée de certains intellectuels européens
très influents à l’époque : Frobénius, Breton, Marx, Freud, etc. Cependant, elle
a toujours cherché à soutenir l’originalité et la légitimité de la culture et de
l’identité martiniquaise. Elle a notamment lancé une rigoureuse critique du
« doudouisme », une littérature basée sur les caractères exotiques de la région
visant à plaire à l’imaginaire colonialiste. La pensée de Suzanne Césaire est
bâtie autour de la notion de racine commune et de discernement de soi ; elle
comporte également l’idée que le surréalisme constitue une voie pour l’avène-
ment socioculturel de son peuple. L’écrivaine a certainement été influencée par
le mouvement littéraire de la négritude, mais ses réflexions propres sont per-
ceptibles tout au long de son écriture qui s’en démarque de manière incontes-
table. Le travail de publicisation des analyses de ces femmes noires des années
1910-1950 est pourtant largement resté dans l’ombre des tenants masculins
de la négritude ou plus généralement des penseurs noirs hommes de l’époque.
Au moment des élections de 1945, année marquée par l’octroi du droit de vote
aux femmes en France, deux organisations féminines œuvrent en Martinique :
Le Rassemblement féminin (1945) fondé et dirigé par Paulette Nardal et affi-
ché comme apolitique et L’Union des femmes de la Martinique (1944) d’orien-
tation communiste et dirigée par Jeanne Lero. Dans La Femme dans la Cité
(1945-1950), journal associé au Rassemblement féminin, nombreux sont les
articles sur la fonction sociale et politique de la femme noire qui revendiquent
également de meilleures conditions de vie pour les femmes. Dans l’éditorial
de juin 1948, Paulette Nardal met l’accent sur le devoir des citoyennes, sur-
tout des chrétiennes, de se tourner vers les problèmes sociaux et de s’engager
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dans des initiatives aptes à construire une société plus juste et plus égalitaire
(Nardal, 1948). L’Union des femmes de la Martinique de Jeanne Lero, dont
la fondation est annoncée par un : « Jeunes filles et femmes de la Martinique,
venez en grand nombre ! », le 3 juin 1944 dans le journal communiste marti-
niquais Justice, a pour spécificité de défendre une position marxiste de lutte
contre les inégalités économiques et raciales. Une certaine animosité entre ces
deux groupes (liée aux scissions politiques, sociales et raciales de la société
martiniquaise de l’époque) est lisible dans le rapport rédigé par Paulette
Nardal pour le Bureau d’information coloniale de New York. « Il conclut que
les femmes blanches créoles se désintéressaient des affaires politiques et que
leurs actions dans le social se limitaient à quelques exceptions, aux œuvres de
charité […]. Quant aux femmes de couleur influencées par l’idéologie du parti
communiste, elles nourrissaient un fort ressentiment contre l’élite blanche
(métropolitaine et créole) » (Palmiste, 2014). Les mobilisations pour le vote
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et l’éligibilité des femmes ont été cruciales, car il s’agissait non seulement
d’élire les membres des assemblées locales, mais aussi de mettre en place les
futures institutions de la République et de voter aux élections législatives. Ces
élections ont été au cœur d’un enjeu majeur pour l’avenir de la Martinique,
de la Guadeloupe et de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe et
de la Guyane, étant donné que les élus à l’Assemblée constituante ont dû
répondre pour ou contre l’assimilation juridique de ces territoires à la nation
française. Les femmes noires Eugénie Éboué-Tell, candidate de la SFIO et
Gerty Archimède, candidate du Parti communiste ont été toutes les deux
élues à l’Assemblée constituante en 1945. Dans les conférences et les mee-
tings organisés en 1945-1946, les deux politiciennes ont participé à plusieurs
débats où elles ont présenté le programme de leurs partis et donné leurs avis
sur la situation économique et sociale de la région. Ces actrices de la poli-
tique et des mouvements sociaux antillais exigeaient des mesures spécifiques
pour les femmes, y compris des dispositions susceptibles d’assurer une pro-
tection juridique à l’épouse et à la mère, les congés de maternité, la réglemen-
tation de la prostitution, le droit à la retraite, la sécurité sociale, etc. (Palmiste,
2014). En effet, certains droits qui étaient déjà sanctionnés en métropole ne
s’appliquaient pas aux femmes d’outre-mer. Par la suite, Eugénie Éboué-Tell
et Gerty Archimède ont poursuivi leurs engagements et ont exercé plusieurs
mandats politiques bénéficiant d’une très faible médiatisation de leurs actions
politiques.
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noires fut créée avec pour objectif de constituer une lutte à l’intersection de
plusieurs catégories d’oppression : genre, race, classe, immigration, etc. Ce
groupe formé surtout de femmes antillaises et africaines, ne se définissait
pas par une appartenance nationale ou culturelle, mais bien par rapport à une
expérience et un vécu particulier en tant que femmes noires : « La Coordina-
tion des femmes noires, ce sont des femmes qui veulent que cesse le ghetto
social et politique dans lequel elles sont durement rejetées dans l’immigra-
tion. La conscience de classe est là pour certaines, elle arrive pour d’autres, et
ensemble nous voulons sortir notre oppression d’un cadre individuel » (CFN,
1978). La constitution de ce collectif est donc conçue comme un moyen de
sortir de l’isolement les opprimées. À la suite de la Coordination des femmes
noires se forment le mouvement Modefen (1981-1994) et plus tard encore
le collectif Mwasi qui, actuellement, propose un fonctionnement militant en
non-mixité sur lequel nous reviendrons. Regardons maintenant selon quelles
modalités énonciatives particulières s’opèrent les prises de parole successives
des femmes noires dans l’espace public français, afin de rendre compte de leur
trivialité, de leur « cheminement à travers les carrefours de la vie sociale »
(Jeanneret, 2008).
Des modalités énonciatives spécifiques pour dire les luttes des femmes
noires
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lification historique et géographique qui établit un lien partagé à un territoire
et à un passé meurtri par les expériences de l’esclavage et de la colonisation,
tout en soulignant la diversité intrinsèque aux populations noires. La posture
des sœurs Nardal constitue ici un compromis pour se faire accepter dans le
champ littéraire français de l’époque et pouvoir écrire dans des publications
telles que La Dépêche africaine et La Revue du monde noir, éditées et impri-
mées à Paris. De son côté, afin de se départir de l’assignation identitaire de
la domination coloniale, Suzanne Césaire affirme : « La poésie martiniquaise
sera cannibale ou ne sera pas » (Césaire S., 2009). Par des modalités énoncia-
tives poétiques, elle élabore un univers de signification original au sein duquel
peut s’épanouir une conception positive de soi en rupture avec les connota-
tions négatives dont sont façonnées les représentations des Noirs. Elle estime
qu’« il est maintenant urgent d’oser se connaître soi-même, d’oser s’avouer
ce qu’on est, d’oser se demander ce qu’on veut être » (Césaire S., 2009). Elle
développe dans son écriture des ferments narratifs pour la construction d’une
identité martiniquaise faisant référence à des sources africaines. La perspec-
tive avec laquelle elle aborde l’identité collective noire comme « identité
fine » (N’Diaye, 2008) fait ainsi la part belle à sa diversité intrinsèque.
À partir des années 1970, afin de forger leur propre lutte, les militantes de
la Coordination des femmes noires ont produit un certain nombre de textes
écrits (sous forme de brochures ou d’essais) et ont mis en place plusieurs
événements (conférences de presse, messages de solidarité internationale,
participation à des manifestations syndicales et politiques…). Les principaux
thèmes abordés étaient ceux du corps et de la sexualité (y compris le désir,
l’homosexualité, l’avortement, la contraception, la stérilisation forcée…), du
Paroles de femmes noires67
viol et des violences faites aux femmes, du racisme, des systèmes d’oppres-
sion et d’apartheid, de l’immigration, de la répression politique en Afrique,
des luttes anticoloniales. Parfois, leurs actions s’articulaient directement avec
d’autres mouvements contestataires français, mais aussi avec des organisa-
tions situées en Afrique, aux Antilles et à la Réunion. Parmi les fondatrices de
la Coordination, nous pouvons citer les noms d’Awa Thiam (présidente), Susy
Landeau, Maria Kalalobé, Époupa Mitzipo, Béatrice Elom, Françoise Elom.
En 1978, alors qu’elle était étudiante à la Sorbonne, la Sénégalaise Awa Thiam
a publié La parole aux négresses (réédité en 1980, puis 1983) à des fins de dif-
fusion de la lutte portée par la Coordination, mais aussi en vue de pointer les
difficultés spécifiques qu’elles rencontrent auprès des lecteurs. Les récits de
vie récoltés offrent une vision réaliste de diverses expériences de souffrance
de femmes noires et montrent la pertinence de leur mobilisation militante.
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En effet, l’ouvrage aborde différentes problématiques touchant les femmes
noires comme l’excision, l’infibulation, la stérilisation forcée, la polygamie
ou le blanchiment de la peau. Il pointe également les origines socioculturelles
des asservissements subis par les femmes noires. Ces sujets étaient omnipré-
sents au sein de la Coordination : les enjeux étant la saisie du vécu réel de ces
femmes, l’émancipation par elles-mêmes et le recouvrement de leur dignité
humaine. Cet ouvrage a connu un certain succès puis est relativement tombé
dans l’oubli. Sur son site Internet, Mwasi en suggère la lecture au niveau de
l’onglet « ressources », mais n’en commente pas le contenu. Par ailleurs, la
Coordination des femmes noires, en tant qu’organisation militante spécifique
et bien identifiée comme telle, a pu bénéficier de quelques retombées média-
tiques, notamment à la suite de l’organisation de la première « Journée des
femmes noires » le 29 octobre 1977 qui leur a valu un article dans Libération
et un autre dans Le Monde en date du premier novembre 1977. On pouvait y
lire la déclaration suivante : « Nous avons des problèmes en commun avec
les hommes de couleur, avec toutes les femmes, mais aussi des problèmes qui
nous sont spécifiques à nous, femmes noires. D’où la nécessité d’une lutte
commune et d’une lutte spécifique. »
de blogs, des sites Internet ou des interfaces de réseaux sociaux. Ces espaces
numériques d’existence du discours social opèrent une visibilisation des luttes
par une mise en réseaux de différents types de contenu qui, notamment par
le biais des liens hypertextes, peuvent faire référence les uns aux autres et
être assez facilement partagés. Pour Mwasi, la mise en visibilité d’une parole
militante de femmes noires semble être beaucoup plus simple sur le plan tech-
nique que pour leurs consœurs du passé. Pour autant, et bien qu’au niveau de
la censure de leurs discours par l’État elles ne rencontrent plus les mêmes dif-
ficultés, il reste qu’il s’agit d’une gageure pour des femmes noires de prendre
la parole en tant que telles, et ce, d’autant plus que cela se fait sur un mode
politisé avec des accents militants assez marqués. De plus, sur le plan intel-
lectuel, la constitution de femmes noires en sujets politiques, capables de pro-
duire elles-mêmes des connaissances d’ordre sociologique sur leurs vécus, est
sans cesse déconsidérée. La politisation dont elles souhaitent teinter leurs dis-
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cours est d’emblée suspectée et dévaluée.
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tiques et d’expériences vécues, ont développé un sentiment d’appartenance
commune à une même race, ont élaboré une manière positive de s’autodéfinir
comme Noires et ont identifié le besoin de développer une histoire collec-
tive transatlantique. Elles se sont intéressées aux conditions subalternes des
femmes noires, et se sont alors tournées vers une mise en question du genre
comme support d’oppression corrélé à celui de la race. Ces discours et ces
pratiques politiques se sont développés dans les revues, les journaux, les orga-
nisations et les partis, mais aussi dans les différents environnements culturels
et artistiques (bals, concerts, théâtres, expositions, salons littéraires) à l’initia-
tive de femmes noires sur tout le territoire français. Ces formes de résistances
ordinaires ont permis de mettre en circulation les savoirs élaborés par les unes
et les autres et ont participé à l’émergence d’une conscience collective. Déjà,
dans l’Écho de Pointe-à-Pitre, les rédactrices estimaient que la femme noire
dans la société antillaise faisait l’objet d’une « double oppression » liée à la
fois au genre et à la domination coloniale esclavagiste (à soubassement idéo-
logique raciste) ; domination dont les séquelles sont encore très douloureuses
pour les « nouveaux libres » (Palmiste, 2008).
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ont joué le rôle de force motrice quant à l’intérêt précurseur que les femmes
ont prêté aux problématiques raciales. « Les femmes de couleur vivant seules
dans la métropole, moins favorisées jusqu’à l’Exposition coloniale que leurs
congénères masculins aux faciles succès, ont ressenti bien avant eux le besoin
d’une solidarité raciale qui ne serait pas seulement d’ordre matériel : c’est
ainsi qu’elles se sont éveillées à la conscience de race » (Nardal, 1992).
La pensée d’Awa Thiam met aussi l’accent sur les divergences avec les
hommes noirs et les femmes blanches. Dès les premières pages de son
ouvrage, elle attire l’attention sur les craintes et les réactions négatives et
violentes des hommes noirs face à l’étendue des mouvements de libération
des femmes dans les années 1960-1970. Elle s’est opposée au discours selon
lequel l’engagement militant des femmes pour leurs revendications spéci-
fiques était le premier responsable de la fragmentation des luttes des peuples
africains. « Les problèmes de la Négro-Africaine ont toujours été escamotés,
déplacés dans sa société et cela, soit par les tenants du gouvernement, soit
par les intellectuels réactionnaires ou pseudo-révolutionnaires. Il n’est plus
question de faire abstraction de ces problèmes sous quelque prétexte que ce
soit, et encore moins celui qu’on nous oppose le plus souvent : la libération
des peuples noirs est de loin plus importante que celle des femmes » (Thiam,
1978). Elle insiste sur les rapports inégalitaires entre les hommes noirs et les
femmes noires et dénonce l’assignation généralisée des femmes noires à un
statut subalterne. Elle indique aussi que la lutte contre le racisme et le combat
pour s’affirmer en tant que race ne signifient pas négliger la condition des
femmes noires. Par ailleurs, l’auteur critique sévèrement les hommes noirs
qui véhiculent une image mythique des femmes noires par un regard normatif
Paroles de femmes noires71
sur leur beauté et leur féminité, par leur réduction à l’état d’objet sexuel, de
muse, ou encore de mère souffre-douleur ou enragée. Cet argument va de pair
avec ceux des femmes noires engagées dans la Coordination, extrêmement
contestées par les mouvements noirs, majoritairement masculins.
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vante en juillet 1978, elles exposent leur stratégie politique face aux critiques
masculines : « De la même façon que nous entendons combattre le système
capitaliste qui nous opprime, nous refusons de subir les contradictions des
militants qui, tout en prétendant lutter pour un socialisme sans guillemets,
n’en perpétuent pas moins dans leur pratique, à l’égard des femmes, un rap-
port de domination qu’ils dénoncent dans d’autres domaines » (CFN, 1978).
Elles s’autonomisent donc par rapport aux groupes exclusivement masculins,
bien que, dans d’autres circonstances, malgré les divergences et les conflits,
elles aient affirmé une solidarité primordiale avec leurs « frères noirs » et
les groupes révolutionnaires africains, voire panafricains. Ces blâmes éma-
nant des militants noirs ont été considérés par la presse féministe comme une
intention volontaire de disqualifier et de ridiculiser la Coordination. Dans
certaines occasions, les militantes noires ont également noué des alliances
avec les féministes (majoritairement blanches) du Mouvement de Libération
des Femmes (MLF), sur des sujets tels que le droit à disposer de son propre
corps, la sexualité, l’avortement, l’accès à la contraception, le droit d’avoir
des enfants et de ne pas être stérilisées de force. Néanmoins, la Coordina-
tion s’est également située dans une stratégie autonomiste vis-à-vis du MLF.
Les militantes de la Coordination ont reproché à maintes reprises l’attitude
« maternante » de certaines féministes blanches à leur égard. Gerty Dambury
a évoqué un « maternalisme occidental » (Schieweck, 2011), tandis qu’Awa
Thiam a vigoureusement dénoncé les disparités dans les rapports entre les
femmes blanches et les femmes noires. Pour l’auteur, l’asymétrie se retrou-
vait quasiment à tous les échelons : « La lutte des femmes noires et celle des
femmes blanches ne se situe pas au même niveau. [...] Les premières ont
à lutter contre le colonialisme ou le néo-colonialisme, le capitalisme et le
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lutte pour les revendications spécifiques et pour l’émancipation des femmes
noires de France. Les principales demandes portaient sur l’instruction, le
logement, la dignité, la connaissance de son corps, la liberté de choix du mode
de vie et les violences faites aux femmes. Elles étaient également très inves-
ties dans la lutte contre la polygamie, aggravée par le regroupement familial
en France et contre les mutilations sexuelles faites aux femmes africaines.
Ensuite, d’autres femmes noires ont constitué de nouveaux mouvements
usant des nouvelles modalités d’expression offertes par Internet pour servir
leur lutte à la fois antiraciste et antisexiste. Elles ont pris la parole individuel-
lement au sein de la blogosphère française faisant émerger une large constel-
lation de blogs sur des sujets très divers. Mentionnons les initiatives telles que
celle de Mrs Roots concernant la littérature 3, les blogs « les bavardages de
Kiyémis » 4, « équimauves » de Po K. Lomami 5 et « Many chronique » 6, ou
encore la chaîne de « Naya la ringarde » 7. En parallèle de ces initiatives indi-
viduelles existent également les groupes « Afrofem » 8 et « Afrofem France » 9,
le groupe Facebook « Afro-féminisme, parlons des femmes noires » 10, le
De nos jours, parmi les différentes voix qui s’élèvent pour investir le débat
public et défendre spécifiquement les femmes noires face aux multiples
oppressions qui les concernent, le collectif militant Mwasi 11 est celui qui va
retenir notre attention dans la suite de cet article. Parmi les différents collec-
tifs militants qui œuvrent à faire reconnaître la spécificité des oppressions
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que subissent les femmes noires en France, il nous a semblé que ce collec-
tif est celui qui bénéficie de la plus forte médiatisation. Ainsi, pour aborder
les modalités de mise en visibilité de l’afro-féminisme français sur Internet,
il nous paraît pertinent d’en analyser les médiations médiatiques contempo-
raines. Si discret soit-il dans le champ médiatique hégémonique, Mwasi est
présent dans les médias informatisés contemporains. Il investit en particulier
les réseaux sociaux pour diffuser ses messages et faire connaître ses actions.
Cette activité numérique est importante pour son déploiement public, sa
médiativité (Marion, 1997) et sa reconnaissance comme dispositif spécifique
de lutte politique. Constitué en association loi 1901, le collectif Mwasi est
innovant dans sa posture, se donne des buts précis (comme la lutte contre la
misogynoire 12) et engage des actions y correspondant. Il nous semble donc
judicieux d’étudier les mécanismes médiatiques et communicationnels qui lui
permettent de parvenir à maintenir son dispositif d’existence en place depuis
sa création en novembre 2014.
11. Prononcé « mouassi », ce mot signifie « femme » dans l’un des dialectes congolais.
12. La « misogynoire » désigne la misogynie spécifiquement dirigée contre les femmes noires.
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leurs parcours, leurs engagements et le sens de leur démarche militante afro-
féministe. Pour traiter ce corpus, nous avons décortiqué, un à un, puis collec-
tivement, sept documents médiatiques différents (un audio, un audiovisuel et
cinq rédigés). Dans le cadre de l’étude du vocabulaire de ces discours afro-
féministes en ligne, 115 mots et expressions ont été repérés. Ces éléments ont
été saisis via une lecture attentive du corpus afin d’en envisager la dimension
raciale, genrée, corporelle et colorielle, de mettre au jour sa teneur militante
et sociopolitique, et de rendre compte de ses préoccupations intersection-
nelles et médiatiques. Les formes linguistiques relevées sont au nombre de
2 116 (avec des cas non relevés, car non présents) pour les sept documents
analysés. Au global, le relevé lexical est d’environ 10 % de la matière linguis-
tique présente qui totalise 21 221 mots. Elles ont été comptabilisées d’une
part au sein de chacune des retranscriptions discursives intégrales (pour la
vidéo YouTube et l’émission de radio « Bienvenue chez Ouam ») et d’autre
part dans les textes rédigés des cinq articles de presse en ligne étudiés. In fine,
10 champs lexicaux ont été identifiés à partir de ces 115 mots et expres-
sions récurrentes. Une fois ces mots et expressions rassemblés au sein de
ces 10 groupes lexicaux cohérents : afro-référence, colonisation, corps, cou-
leur, genre, intersectionnalité, discours publicisé ou médiatique, militantisme,
thématique politique et sociale et race ; nous avons pu faire apparaître, de
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Stratégie intersectionelle et médiatisation
Être femme et être noire constitue pour ce groupe un plus petit dénominateur
commun à partir duquel elles conçoivent et mettent à distance les articulations
entre les divers rapports de force qui les oppriment. Cette manière de les arti-
culer ensemble (pour les penser, s’en saisir et tenter de s’en défaire) participe
d’une démarche intersectionnelle. Elsa Dorlin précise que « l’intersectionna-
lité est devenu depuis quelques années l’expression par laquelle on désigne
l’appréhension croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir. Le concept
d’“intersectionnalité” a été élaboré par Kimberlé W. Crenshaw en 1989. Par
ce terme, elle critique d’une part les stratégies politiques des mouvements
féministes et antiracistes et, d’autre part, elle développe, avec d’autres, un
champ d’analyse […] qui entend montrer comment les dispositifs législatifs
de lutte contre les discriminations réifient des catégories exclusives, telles
que le “sexe” ou la “race” ou la “classe” » (Dorlin, 2009). Mwasi revendique
l’intersectionnalité de sa posture et le vocable est également repris par les sup-
ports de presse en ligne qui se font l’écho de ce mouvement militant : la notion
est mentionnée 7 fois dans la vidéo, 4 fois dans l’émission de radio et 14 fois
en tout pour les 5 articles (dont 6 fois dans l’article de Madmoizelle.fr rédigé
par Naya Ali 18). L’intersectionnalité portée par Mwasi s’accompagne d’une
conséquence organisationnelle revendiquée comme telle : cela consiste à mili-
ter en « non-mixité », c’est-à-dire à n’accueillir dans ses espaces d’échanges
18. Naya Ali est « Naya la ringarde » (avatar de la chaîne YouTube du même nom).
76 Réseaux n° 201/2017
que des personnes partageant le fait d’être femme et d’être noire (avec un
élargissement coloriel à toutes les métis jusqu’au white-passing 19, selon ce
qui est mentionné sur leur site Internet). Le corps fonctionne ici comme un
signe porteur de marqueurs visibles de l’afro-descendance et du genre corré-
lés. La mention de cette « non-mixité » revient 12 fois dans la vidéo et 7 fois
dans l’émission de radio, seulement 5 fois dans les 5 articles (dont 2 desquels
elle est absente). Sur le site Internet de Mwasi, on peut lire que l’exclusion
des femmes/féministes blanches, hommes racisés et hommes blancs de leur
espace de parole est justifiée ainsi : « Il n’y a aucune hiérarchisation des races
dans Mwasi, nous revendiquons uniquement le droit d’avoir un espace entre
nous où nous puissions nous sentir en sécurité, et où il nous est possible de
mettre notre temps au profit de notre lutte plutôt que de le consacrer à de
la pédagogie (en répondant par exemple aux nombreuses questions sur la
non-mixité […]) » 20. Dans tout notre corpus, il est fait référence 48 fois (soit
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environ 2 % du relevé) à l’idée de « non-mixité ». Les personnes désignées
comme en dehors de la démarche afro-féministe sont parfois qualifiées d’in-
compréhensives, jamais mentionnées comme des opposant.e.s.
Les discours émanant de médias dans lesquels des membres de Mwasi ont
été directement invitées à prendre la parole (l’émission de radio et la vidéo
YouTube) ont des accents plus militants, plus politiques. Le champ lexical
du genre qui est mobilisé y fait référence en tant que marqueur social support
d’une oppression sexiste (Bentouhami-Molino, 2015). Ces discours insistent
aussi davantage sur les nécessités de reconnaissance et de mise en visibilité
du combat afro-féministe. Tandis que, dans les articles de presse en ligne,
la thématique militante et la dimension politique sont moins marquées, au
profit d’autres thèmes comme l’insuffisante présence médiatique des femmes
noires, leurs corps et la beauté, ou bien encore le genre comme thème fémi-
niste transverse. Le statut de la parole véhiculée par ces différents espaces de
médiatisation n’est donc pas le même dans tout notre corpus. Il faut opérer une
distinction claire entre : d’une part, les cinq articles de presse en ligne rédigés
par des journalistes ou rédacteurs web qui reprennent des sources qui citent
des membres de Mwasi ; et de l’autre, les deux documents audiovisuels dans
lesquels des membres de Mwasi ont été invitées à prendre la parole à la fois
individuellement (en termes d’expériences vécues et d’engagement militant)
19. Le white-passing consiste à « passer pour blanc » : quand bien même l’on aurait des ascen-
dants racisés, cela ne se voit pas.
20. https://mwasicollectif.com/faq/ (consulté le 13 février 2017).
Paroles de femmes noires77
La (re)prise de la parole par soi pour soi sur Internet constitue l’ouverture d’un
espace des possibles pour le discours afro-féministe en France. Cela constitue
un enjeu de taille pour les afro-féministes qui revendiquent – avant toute autre
chose –, cette possibilité de prendre elles-mêmes la parole sur elles-mêmes,
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en tant que groupe de femmes noires, non pas homogène, mais cohérent. Les
membres du groupe Mwasi ayant a minima en commun l’expérience de l’op-
pression combinée de la domination masculine (qu’elles qualifient tantôt de
« patriarcat », tantôt de « sexisme ») et du racisme. Elles estiment que l’élabo-
ration d’une parole authentique sur leur situation spécifique ne peut de facto
émaner que d’elles-mêmes. Elles considèrent que certains discours désirant
parler pour elles par procuration sont inadéquats : d’une part celui des anti-
racistes classiques, majoritairement masculins, et d’autre part celui des fémi-
nistes universalistes (Delphy, 2008), dites « féministes blanches ». Chacun de
ces mouvements ne s’attaque qu’à l’une ou l’autre des oppressions qu’elles
subissent et non à la conjonction/combinaison des deux. Cette double critique
de mouvements capables de ventriloquie sur le sort des femmes noires, est
très notable dans les propos de Fania et d’Audrey (auteure du blog Many-
chroniques), interrogées dans le cadre l’émission « Bienvenue chez Ouam »
ainsi que dans les propos d’Alma et Christelle dans le cadre de la vidéo. Leurs
différents propos font montre d’un fort désir de se parler soi-même plutôt que
d’être parlées par les autres. C’est ainsi qu’en lieu et place de discours qui, ou
ne parlent pas d’elles, ou en parlent en des termes inadéquats, elles ont décidé
d’élaborer une parole apte à rendre compte de leurs situations spécifiques de
femmes noires dans la France contemporaine. Sur ce point, Audrey raconte :
« […] toutes les femmes noires, on se retrouvait avec les mêmes expériences,
face aux hommes, au travail et à l’école. Donc c’est très important, je pense,
qu’il y ait ce collectif qui soit en non-mixité, parce qu’il y a besoin de libérer
la parole et de déconstruire aussi tout ce que l’on a ingurgité dans une société
pensée comme blanche. » Elles inscrivent cette réappropriation de la parole sur
soi pour soi et pour les autres dans la lignée des féministes afro-américaines
78 Réseaux n° 201/2017
des années 1970 aux États-Unis, et dans celle des féministes africaines telles
qu’Awa Thiam ou Maryse Condé, tout en étant conscientes de ne pas se situer
dans les mêmes contextes socio-historiques que celles-ci ou celles-là. Cette
réappropriation s’accompagne d’un discours sur l’invisibilité des femmes
noires dans les médias majoritaires. Cette invisibilité est en particulier sai-
sie comme l’opportunité d’un développement médiatique de niche pour la
presse féminine noire dont l’existence vise en premier lieu à rendre visible les
femmes noires mais sur un mode non-militant (Sassoon, 2015).
Les militantes de Mwasi se sont donc aménagé, notamment via des pratiques
numériques actives, un espace de prises de parole et de partages d’expérience
afin de manifester la variété individuelle pouvant exister au sein d’un groupe
de femmes noires, groupe souvent considéré comme homogène et très fré-
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quemment essentialisé dans ses représentations. Soulignons que le vocabu-
laire relatif à la parole renvoie également à la problématique de la légitimité
politique de parler dans l’espace public français lorsque l’on est une femme
noire ou plus largement une femme racisée (Bentouhami-Molino, 2015). Sur
les 2 216 éléments lexicaux relevés, le champ sémantique du « discours publi-
cisé ou médiatique » concerne 14,4 % de cette matière linguistique. La dimen-
sion médiatique des problématiques de visibilité des femmes noires est à peu
près autant mise en avant dans les propos des articles que dans ceux des duos
interrogés. D’une part, en soulignant le manque de médiatisation des femmes
noires, invisibles dans la plupart des supports médiatiques dits dominants ou
mainstream. D’autre part, en enjoignant à la production médiatique de la part
de femmes noires. Cela est bien mis en avant dans la vidéo par Naya qui s’ex-
prime ainsi : « […] j’encourage toutes les filles qui voudraient créer une chaîne
YouTube et qui n’ont pas le courage de le faire, […] à ouvrir une chaîne You-
Tube. Parce qu’il n’y a pas assez de femmes noires sur le YouTube français. »
En filigrane, ce métadiscours critique la production médiatique hexagonale qui
ne mettrait en visibilité des femmes noires que par le truchement des objets
médiatiques anglo-saxons (et encore, assez rarement) ou de figures stéréoty-
pées. C’est le caractère hégémonique et excluant de la production médiatique
française qui est alors pointé ainsi que la très faible quantité de femmes noires
représentées, notamment sous un jour non réducteur. Pourtant, cet encourage-
ment à une meilleure et à une plus grande présence des femmes noires dans les
médias ne se répercute pas dans la posture militante de Mwasi qui, au sujet de
sa propre médiatisation, écrit : « Le collectif n’est pas particulièrement inté-
ressé par la visibilité dans les médias et nous n’acceptons que les interviews
menées par des femmes ou personnes non binaires racisées, de préférence
Paroles de femmes noires79
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par les ressources numériques offertes. Cette volonté de « faire média », ou
du moins de devenir un « point relais » privilégié d’informations se traduit
par de nombreuses publications sur Facebook et Twitter. Mwasi y délimite un
champ discursif anti-hégémonique qui comprend l’afro-féminisme internatio-
nal, le discours contre le racisme structurel, des sujets ayant trait au corps des
femmes noires (qu’il s’agisse d’informations sportives, relatives à la coiffure, à
la mode, etc.) et leurs événements militants. Les membres de Mwasi élaborent
également un discours soucieux de justice sociale qu’elles articulent avec leur
problématique de lutte pour la reconnaissance et contre le capitalisme.
noire. Ce jeu visuel avec le corps féminin noir prend la forme d’un leitmotiv
sur les réseaux sociaux, du fait de sa sérialité. Ce procédé visuel vise à susciter
une réinterprétation du corps féminin noir (souvent stéréotypé), comme beau,
diversifié et riche de multiples possibilités expressives au niveau corporel.
Cette mise en circulation de diverses figures relevant de « la flamboyance »
participe d’une modalité esthétique militante. Elle traduit une forme de prise
de pouvoir par la mise en scène de figures renouvelées de femmes noires qui
se détournent de cadrages sociaux habituels. Le corps féminin noir y devient
un support de projection des désirs de symbolisation pour soi qui confine
à l’essentialisation stratégique (Spivack, 2006) au point de désamorcer sa
teneur stéréotypique (Berthelot-Guiet, 2012). Il s’agit d’une stratégie visuelle,
médiatique et ici numérique, de résistance politique.
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Le corps devient alors un support sensible pour la problématique média-
tique. En effet, les discours de Mwasi se cristallisent de manière aiguë sur la
dimension physique, corporelle, voire même charnelle, de l’être au monde des
femmes noires. En effet, la thématique du corps constitue 7,6 % des éléments
lexicaux relevés. La sur-sexualisation, l’animalisation voire l’exotisation dont
peuvent faire l’objet les représentations des corps des femmes noires sont cri-
tiquées par les afro-féministes. Le rapport contraint et normatif à la nudité qui
pèse sur leurs corps est aussi fortement critiqué. Elles revendiquent la possi-
bilité de choisir leurs tenues vestimentaires, quelles qu’elles soient, sans faire
l’objet de jugements. Sur ce point, Fania s’exprime ainsi à la radio : « parce
que dans l’afro-féminisme il y a toutes les questions de body positive, d’être
bien dans son corps, de faire ce que l’on veut de son corps, […]. C’est-à-dire de
pouvoir sortir en poum poum short ou en burka, ça devrait être autorisé, parce
que je choisis […]. Dans “estime de soi-même”, il y a le mot “soi-même” donc
[cela] veut dire qu’on le définit nous-mêmes. Merci pour les gens qui aiment
venir juger les autres ! » De son côté, le webmagazine Id-Vice, relate l’élé-
ment suivant : « […] en pointant du doigt la façon dont son corps noir était
étiqueté “vulgaire” quand les poses sexy de ses consœurs blanches et sveltes
ne choquaient personne […]. La nudité serait-elle bon chic, bon genre (BCBG)
chez certaines (les blanches), mais antiféministe chez les autres (les Noires) ».
Ces critiques de l’ordre médiatique hégémonique ainsi que le processus de
légitimation de leur parole spécifique font émerger une interrogation sur le
non-questionnement de la majorité invisible blanche, pourtant la plus visible
médiatiquement (Cervulle, 2013). La pierre angulaire de ce combat sociopoli-
tique est donc bien la visibilité et plus précisément la lutte contre une certaine
norme de visibilité dans laquelle est incarcéré le corps féminin noir dans les
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ont une dimension sémioclastique et agissent comme des catalyseurs de dé-
catégorisation à des fins de distanciation d’avec les figures stéréotypées, le tout
en vue d’une considération non altérisante du corps féminin noir.
CONCLUSION
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voir entremêlés auxquels les femmes noires doivent faire face. Le sexisme, le
racisme, la misogynie et la négrophobie sont, a minima, ce qu’elles combattent
conjointement. Son enjeu est la reconnaissance des effets de la coextensivité
(Kergoat, 2009) des oppressions systémiques qu’elles subissent et qui sont
le plus souvent passées sous silence. L’entremêlement de rapports d’oppres-
sion de genre, de race et de classe subis par un même acteur social, en plus
d’avoir été saisi par la notion d’intersectionnalité développée par Kimberlé
Crenshaw, a été également pensé en termes de co-formation des rapports de
domination. Cela permet de penser le travail de reproduction sociale (Delphy,
2008) réalisé par les femmes noires comme intrinsèquement lié au système
patriarcal, (post)colonial et néolibéral de domination. De plus, les groupes
politiques contemporains sont le résultat d’un long processus d’intersection
entre les mouvements noirs, féministes et de gauche. Ils n’ont pas « jailli […]
sans antécédent ou sans aucune continuité avec les mouvements associatifs
féminins […] organisés dès la fin du XIXe siècle » (Palmiste, 2008). Dès le
début du XXe siècle, les expressions publiques des femmes noires s’insèrent
dans un contexte de lutte contre le système colonial et contre les discrimi-
nations de sexe, de race et de classe. Ainsi, au-delà des moments discursifs
analysés dans cet article, nous pouvons supposer que ces différentes femmes
noires militantes ont des objectifs en commun, c’est-à-dire que, quelque part,
elles se battent toutes pour les mêmes types de causes sociales (l’antiracisme,
l’anti-sexisme, l’anti-patriarcat, l’anti-misogynoire dirait Mwasi). Néan-
moins, leurs engagements et leurs revendications s’inscrivent dans différents
contextes politiques. Leurs mobilisations assument ainsi des discours et des
méthodes singulières selon chaque époque. En effet, alors que jusque dans
les années 1940 ces femmes exigeaient principalement l’octroi du droit de
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médiatiques contemporains étudiés se sont fait les relais de l’existence du col-
lectif Mwasi et d’une partie de son discours. Ils ont tenté de restituer avec
plus ou moins de clarté et de justesse les diverses revendications portées, en
manquant parfois la spécificité de leur teneur politique, laquelle se trouve le
plus clairement explicitée par Fania au moment de son passage dans l’émission
« Bienvenue chez Ouam ». Ils s’attellent principalement à pointer à quel point
les revendications et les discours afro-féministes ne sont pas assez mis sur le
devant de la scène, peut-être pour se faire valoir comme médias ayant décidé,
eux, à l’exception des autres, d’en faire un sujet à traiter.
84 Réseaux n° 201/2017
RÉFÉRENCES
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