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LE RAPPORT SUBJECTIF AU TRAVAIL DIRIGÉ PAR LES ALGORITHMES.

ÊTRE LIVRÉ À SOI-MÊME SUR UNE PLATEFORME CAPITALISTE

Fabien Lemozy, Stéphane Le Lay

La Découverte | « Mouvements »

2021/2 n° 106 | pages 99 à 107


© La Découverte | Téléchargé le 30/04/2022 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.13)

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ISSN 1291-6412
ISBN 9782348069543
DOI 10.3917/mouv.106.0099
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-mouvements-2021-2-page-99.htm
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Le rapport subjectif au travail
dirigé par les algorithmes.
Être livré à soi-même
sur une plateforme capitaliste
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À partir d’une enquête en psychodynamique du travail auprès de P ar F abien
livreur·ses de plateformes allégées de travail, les deux auteurs L emozy et
montrent que si l’imaginaire social véhiculé par les plateformes S téphane
de livraison en appelle à la subjectivité des travailleur·ses quand L e L ay *
elle s’adresse à elleux, le rapport subjectif au travail est en réalité
entravé par l’organisation du travail, essentiellement dirigée par
des algorithmes. L’action d’une forme de management désincarné
renforce les processus de domination au travail d’une manière
inédite : en mettant en jeu la passion pour l’autonomie et le désir
de liberté, il peut finalement s’avérer dangereux pour la santé
des livreur·ses, lorsque leurs croyances et leur investissement
psychique sont finalement déçus.

« Deliveroo riders are heroes ». C’est ainsi que Will Shu introduit en
2018 un spot publicitaire pour l’entreprise dont il est le fondateur,
soulignant le travail quotidien des livreurs et des livreuses, heureux
de pouvoir profiter d’une flexibilité que tou.te.s chérissent. Le marché de
la livraison de repas à domicile a connu un essor important entre 2013 et
2015 en France, avec l’apparition de nombreuses entreprises concurrentes
(Deliveroo, UberEats, Stuart, Frichti, Nestor, etc.). L’arrivée de ces « plate- 1. N. Srnicek,
formes allégées » 1 de travail a provoqué la massification et la concentra- Capitalisme
de plateforme.
tion de livreurs dit « partenaires » – parce que mis au travail sous un statut
L’hégémonie de
de micro-entrepreneur – dans des structures économiques plus ou moins l’économie numérique,
grandes, en concurrence et en expansion. Montréal, Lux Éditeur,
2018.
L’imaginaire social véhiculé par les plateformes n’est pas étranger à l’in-
térêt qu’elles ont suscité auprès d’un certain nombre d’individus, à des * Sociologues du
travail (Institut de
moments particuliers de leur trajectoire professionnelle, où l’entrepreneu- psychodynamique
riat s’avérait être une alternative (temporaire) au sous-emploi. Une du travail).

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L’organisation du travail, une question politique

communication importante a été faite autour de l’activité de livraison,


pour qualifier le métier de livreur de plateforme à coup de slogans : sim-
2. Ce point était plicité, liberté et autonomie2. Du point de vue de l’organisation du travail,
déjà soulevé pour ces trois arguments sont soutenables grâce à l’outil technique mis en
les chauffeurs Uber.
A. Rosenblat et L. place par les plateformes pour guider chaque livreur, une application
Stark, « Algorithmic mobile structurée autour d’un algorithme. Ce serait donc un métier facile,
Labor and Information de l’inscription en ligne en quelques clics jusqu’à l’activité de livraison
Asymmetries: A
Case Study of elle-même, puisqu’il suffirait de suivre les instructions soumises par l’ap-
Uber’s Drivers », plication3. La liberté de travailler est aussi de mise, puisque le livreur
International Journal pourrait se connecter quand il le veut via son téléphone et décider en
of Communication, 10,
2016, toute autonomie du temps qu’il passe à livrer, sans manager ou patron
p. 3758-3784. pour lui imposer quoi que ce soit4.
3. Cette idée de facilité Une enquête en psychodynamique du travail auprès de livreurs de pla-
à réaliser le métier teformes allégées de travail nous a cependant permis de soulever un para-
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revient régulièrement
dans la littérature doxe important, d’autant plus pernicieux qu’il est potentiellement délétère
scientifique, en dépit pour leur santé mentale. Si l’imaginaire social véhiculé par les plateformes
des nombreux obstacles de livraison de repas à domicile en appelle à la subjectivité des travail-
pourtant décrits et
analysés dans un même leurs quand elle s’adresse à eux, le rapport subjectif au travail est en
mouvement. Voir, par réalité totalement entravé par l’organisation du travail. Pour bien le com-
exemple, M. Ivanova, prendre, il convient d’analyser précisément les principes de ces pratiques
J. Bronowicka,
E. Kocher et A. Degner, managériales déployées à partir d’une organisation du travail essentielle-
« Foodora and ment dirigée par des algorithmes, et dont le déploiement renforce les pro-
Deliveroo: The App cessus de domination au travail d’une manière inédite. En particulier, un
as a Boss? Control and
autonomy in app-based tel management, mettant en jeu la passion pour l’autonomie et le désir de
management – the liberté, peut s’avérer dangereux pour la santé quand celui-ci se « retourne
case of food delivery en son contraire » et déçoit les croyances et l’investissement psychique de
riders », Working Paper/
Forschungsförderung, celui qui a adhéré et même a pris à bras-le-corps ce discours.
107, Hans-Böckler-
Stiftung, Düsseldorf,
2018 : http://hdl.handle. Cadre méthodologique
net/10419/216032. Dans le cadre d’un appel à projets de recherche intitulé « Santé mentale, expé-
4. A. A. Casilli, En riences du travail, du chômage et de la précarité » lancé par la DARES (ministère
attendant les robots. du Travail), nous avons mis en place une enquête proposant d’explorer le rapport
Enquête sur le travail du subjectif au travail et les questions de santé mentale chez les livreurs à vélo des
clic, Paris, Seuil, 2019. plateformes numériques, à partir d’un dispositif clinique collectif. Tous les partici-
pants sont des hommes, issus des classes populaires ou des fractions inférieures
des classes moyennes en voie de déclassement, et ont une expérience profession-
nelle avec les plateformes d’au minimum trois ans, à l’exception de l’un d’entre
eux (moins de deux ans). Nous tenons à les remercier d’avoir pris le risque – car
cela n’est pas sans risque pour la santé mentale – de parler de leurs expériences
et ressentis, particulièrement durs et potentiellement angoissants. L’analyse pro-
posée ici est formulée de manière synthétique, un rapport de recherche sera
rédigé par la suite, plus fourni en éléments cliniques et sociologiques.

•Les
•La machine algorithmique et sa chaîne
plateformes de livraison de repas à domicile existent sous forme
d’application pour téléphone portable ou de site internet. Grâce à une
interface numérique, elles proposent de livrer aux clients un large choix

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Le rapport subjectif au travail dirigé par les algorithmes

de plats de leurs restaurants partenaires. Pour s’assurer de la rapidité de


la livraison, les livreurs sont géolocalisés lorsqu’ils sont connectés à l’ap-
plication dédiée. Les plateformes peuvent être considérées comme des
modèles à quatre pôles (« four-sided plaforms »), « qui d’une part mettent
en relation le client et le restaurant, et d’autre part gèrent la réserve de
livreurs pour les restaurants via des méthodes de management algorith-
miques »5. Grâce au support informatisé connecté et aux calculs algorith- 5. A. Tassinari et V.
miques propres aux plateformes, la production à flux tendu devient Maccarrone. « Riders on
the storm: Workplace
possible dans l’économie servicielle. C’est à une véritable industrialisation solidarity among gig
du rapport de service de livraison à domicile à laquelle nous assistons economy couriers in
donc ces cinq dernières années, permise par des technologies de l’infor- Italy and the UK »,
Work, Employment and
mation et de la communication capables d’automatiser et standardiser des Society, 34/1, 2020, p. 3.
données de commandes, et de mettre en relation les différents pôles de
manière « instantanée ».
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Ce qu’il est important de retenir
ici, c’est que l’industrialisation de
L’industrialisation de ce service est
ce service est réussie, comme tout réussie grâce à la création d’une
mouvement d’industrialisation, « chaîne algorithmique » dont
grâce à la création d’une chaîne,
non mécanique ou robotique le livreur constitue le maillon à
comme dans la phase précédente facteur humain.
du capitalisme, mais une « chaîne
algorithmique » dont le livreur
constitue le maillon à facteur humain. Les livreurs sont les intermédiaires
serviciels de la plateforme, car ils entretiennent avec cette dernière des
rapports contractuels (et pas avec le client ou le restaurateur). La possibi-
lité de création de richesse de ce modèle économique repose donc sur la
capacité des plateformes à extraire de la plus-value de « leur flotte »6, de 6. A. Aguilera, L.
« leurs » intermédiaires serviciels. Dablanc et A. Rallet,
« L’envers et l’endroit
Pour cette raison, les plateformes de livraisons doivent être en mesure des plateformes de
d’encadrer leur force de travail. C’est à l’algorithme qu’est confiée cette livraison instantanée »,
tâche et qui tient en ses lignes de codes les outils du contrôle. Ce qu’il Réseaux, 212, 2018,
p. 23-49.
permet, c’est de remplacer l’encadrement par la chaîne elle-même, rom-
pant par la même occasion avec le développement historique du capita-
lisme, caractérisé par des rapports hiérarchiques fondés sur la discipline
physique directe et incarnés dans le contremaître ou le chef d’atelier7. 7. M. Foucault,
Ainsi, l’algorithme, au-delà de mettre en relation l’offre et la demande, Surveiller et punir.
Naissance de la prison,
organise tout ce qui relève de l’activité de livraison : l’attribution de la Paris, Gallimard, 1975.
commande, la prescription de l’activité et son contrôle, la tarification
« dynamique » et même la sanction des travailleurs. La prouesse est d’au-
tant plus grande que l’algorithme a la capacité de traiter chaque livreur
individuellement et instantanément, malgré leur grand nombre et leur dis-
persion. Ce traitement individualisé assure l’instauration d’une concur-
rence féroce entre livreurs, notamment par la mise en place de mécanismes
de rémunération incitatifs : le paiement à la tâche et les primes indivi-
duelles. À cela s’ajoutent des contraintes organisationnelles qui ont une
forte emprise sur la façon de mener l’activité et perpétuent la compétition

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L’organisation du travail, une question politique

généralisée. S’inscrire à des créneaux horaires (shift) en accès limité pour


pouvoir travailler en fait partie. Pour peu que cet accès ou les possibilités
de rémunération soient conditionnés par la production statistique effec-
tuée sur chaque livreur (les incitant à ne pas refuser de commandes ou à
ne pas être absent d’un créneau réservé par exemple), les travailleurs se
trouvent alors pris dans des enjeux temporels demandant une disponibi-
8. F. Lemozy, « La tête lité et une attention constantes, pendant et hors du temps de travail8.
dans le guidon. Être À défaut, le risque est de se voir exclu de la plateforme.
coursier à vélo avec
Deliveroo », La Nouvelle Cet aperçu rapide de la fonction qu’assument l’application numérique
Revue du travail, 14, et son algorithme mériterait une analyse plus fine pour explorer les diffé-
2019 : https://journals. rences organisationnelles de chaque plateforme, les indicateurs utilisés
openedition.org/
nrt/4673. dans « l’évaluation individualisée des performances »9 et mettre en pers-
9. C. Dejours, pective la contradiction contrôle/autonomie qui est en jeu dans ces pra-
tiques managériales. Ce qui est certain en revanche, c’est que les
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L’évaluation du travail
à l’épreuve du réel. plateformes se chargent de tout ce qui relève de la coordination du tra-
Critique des fondements
de l’évaluation, vail, renvoyant classiquement à l’organisation du travail prescrit. En pro-
Versailles, Quæ, 2003. cédant de la sorte, les plateformes ne sont donc à aucun moment de
simples intermédiaires comme elles le prétendent haut et fort, dans un
effort de négation du rapport de subordination dans lequel elles tiennent
pourtant des livreurs « indépendants ».
10. B. Gomes, « La
plateforme numérique La négation du rapport de subordination est fondamentale pour ces
comme nouveau types de plateformes, notamment pour des raisons économiques et juri-
mode d’exploitation diques10. Seulement, le rapport de subordination n’est jamais qu’un
de la force de travail »,
Actuel Marx, 63, 2018, « simple » rapport juridique au travail, il est surtout un rapport subjectif au
p. 86-96. travail – une expérience vécue de la confrontation au réel du travail. Nier
la subordination revient alors à
nier une partie du réel dont font
Les plateformes ne sont donc l’expérience les livreurs de plate-
à aucun moment de simples formes. Penser cette négation du
intermédiaires comme elles le réel met en perspective les moyens
mis en œuvre au cœur de l’organi-
prétendent haut et fort, dans un sation du travail pour asseoir les
effort de négation du rapport de rapports de domination. Ils
consistent à entraver l’accès au
subordination. rapport subjectif au travail, en
agissant notamment sur l’étiole-
ment des liens sociaux. Pour y arriver, le recours au management par
algorithme va constituer un atout majeur.

••Une entreprise de négation du « travailler »


et de l’importance du collectif de travail
En tant que rapport social, le travail possède une dimension collective
irréductible. Pour former un collectif de travail, des rapports de coopé-
ration sont nécessaires, afin de tisser des liens d’entraide et de solida-
rité et d’assurer la réalisation des activités suivant des règles de métier
communes. Lors de notre enquête, les discussions collectives ont montré
que les livreurs de plateformes réussissaient rarement à se constituer en

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Le rapport subjectif au travail dirigé par les algorithmes

collectif de travail. Des éléments cliniques indiquent même que les dyna-
miques collectives auraient plutôt tendance à s’organiser autour de fac-
teurs contribuant à alimenter la division parmi les livreurs. Le recours à des
formes d’emploi individualisantes
(auto-entrepreneuriat) ne suffit
pas à expliquer cette division. La
Les dynamiques collectives ont
mise en concurrence généralisée plutôt tendance à s’organiser
des livreurs – présupposant que autour de facteurs contribuant
ce que l’un gagne se fait toujours
au détriment de l’autre – n’est à alimenter la division parmi les
quant à elle qu’un début d’explica- travailleurs.
tion qu’il faut approfondir. Ce sont
les relations sociales, ou plus pré-
cisément le rapport intersubjectif, entretenues entre travailleurs qui nous
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renseignent sur l’état du collectif de travail.
D’une part, les applications de réseaux sociaux (Whatsapp, Telegram,
Facebook) constituent le mode de communication le plus répandu parmi
les livreurs. Ces groupes sont utilisés pour échanger des informations sur
le fonctionnement des plateformes, pour discuter autour des transforma-
tions relatives à la rémunération ou à l’organisation du temps de travail.
Si cela permet notamment de transmettre quelques « ficelles », le mode de
relation induit par les réseaux sociaux (courts messages écrits, usage fré-
quent de pseudonymes) interdit de développer des dynamiques réelle-
ment collectives concernant les règles de métier : la délibération autour
de ces règles11 nécessite en effet du temps de coprésence pour pouvoir 11. C’est ce que
organiser des débats (potentiellement contradictoires) autour de ce qu’il l’on nomme, en
psychodynamique
convient ou pas de faire, dans telle ou telle situation de travail. Cela du travail, « activité
nécessite également une certaine stabilité des membres du collectif de tra- déontique » : activité de
vail – ce qui ne semble pas particulièrement le cas pour les livreurs. production de règles
qui sont le résultat
D’autre part, la nature des échanges entre les livreurs porte essentiel- d’accords normatifs sur
lement sur la rémunération ou le nombre de courses réalisées, c’est-à- ce qui est considéré
dire des éléments insuffisants pour élaborer collectivement un rapport comme valide, juste,
correct ou légitime et
au métier susceptible de s’opposer aux logiques des plateformes. En qui s’apprennent au
dehors de ces échanges portant sur leur productivité, les participants cours de l’exercice de
expliquent que les livreurs se parlent peu (non par manque de temps, car travail.
les temps d’attente sont fréquents dans ce métier) et que les conversa-
tions prennent des tournures stéréotypées (la circulation, les clients, l’ap-
plication, l’argent).
« Entre livreurs, les conversations tournent en rond et sont pauvres : ce
sont toujours les mêmes termes : “ça charbonne ?”, etc.
– “T’as fait la prime ?”
– Toujours les mêmes questions. T’as pas envie de croiser ces mecs-là.
D’ailleurs, à la fin je les évitais, je restais dans mon coin. »
La question de la pauvreté des relations et de la stéréotypie des
échanges est en réalité très grave : cela signifie que ce métier appauvrit la
capacité à rentrer dans une relation affective avec les autres. Une posture
qui n’est pas du tout favorable à la rencontre avec l’autre, où il faut être

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L’organisation du travail, une question politique

disponible, à l’écoute, serein, bienveillant… Et qui s’oppose donc à la for-


mation de solidarités et à la création d’un collectif de travail. Au contraire,
cela renvoie les livreurs à des moments de solitude, puisqu’ils en arrivent
au point où ils préfèrent esquiver les rencontres, ou se parler tout seul.
Cette conception des relations sociales sous forme d’échange de banali-
tés, de routines stéréotypées, de formalités, débute avec (et est renforcée
par) les échanges avec la hiérarchie. Tout d’abord, les interactions avec la
plateforme sont très largement désincarnées, et au quotidien il est tout à
fait possible de travailler sans jamais voir quelqu’un parmi les encadrants.
Leur intervention est en partie inutile, car toutes les relations avec l’or-
ganisation du travail sont vectorisées par l’application et son algorithme.
Ils restent un corps « impalpable », « invisible », et, lors des recrutements,
ou lors des réunions d’informations ou de formation (quand il y en a),
les échanges s’en tiennent à des formalités administratives, ou à cocher
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des cases : avoir le statut micro-entrepreneur, avoir un vélo (même si
celui-ci est dans un piètre état, après tout ce n’est pas leur problème) et
avoir du matériel de livraison (là encore l’état hygiénique des sacs et des
« cubes » de livraison est une question laissée à la bonne volonté de cha-
cun). Le support technique est lui aussi réalisé à distance, autant géogra-
phique (c’est souvent une activité délocalisée dans un pays étranger à la
main-d’œuvre sous-payée) qu’affective (il s’agit d’un échange avec une
personne aléatoire basé sur des prescriptions pour réguler un incident).
Les relations sociales entretenues avec les humains sont produites par
des scripts et des formalités, avec des personnes dont on ne peut saisir
les affects et qui ne sont pas en position de négocier, à l’image de celles
entretenues avec l’interface numérique.
Habituellement, ces coopérations, entre pairs ou avec les encadrants,
ont une importance capitale, car elles président à la formation de règles
de travail, qui viennent stabiliser
des savoir-faire collectifs, mais
Les interactions avec la assurent aussi une reconnaissance
plateforme sont très largement des efforts subjectifs investis par
désincarnées, et au quotidien il est les travailleurs, à partir de juge-
ments émis sur la qualité ou l’uti-
tout à fait possible de travailler lité de leurs contributions. Cette
sans jamais voir quelqu’un parmi reconnaissance est une rétribu-
tion symbolique importante ; elle
les encadrants. engage l’attention portée à la
valeur et au sens du travail, et son
enjeu sur la santé mentale est considérable.
Mais l’organisation du travail « algorithmée » ne se contente pas de bar-
rer la route à la reconnaissance collective du rapport subjectif au travail
de chacun, elle constitue aussi un obstacle à la gratification narcissique
(l’amour de soi). Parce que le métier de livreur de plateformes n’est
pas aussi simple que celles-ci le laissent entendre, les livreurs doivent
construire un certain nombre d’habiletés (avec le vélo, avec les clients,
etc.), provenant de trouvailles, d’astuces pour combler l’écart entre la

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Le rapport subjectif au travail dirigé par les algorithmes

tâche prescrite et l’activité effective. Cette intelligence pratique, résultat


de tout un investissement de la subjectivité du travailleur, est ce que
l’on appelle en psychodynamique du travail le « travailler ». Or cet enga-
gement de l’intelligence pratique a un destin précaire et peine à être
reconnu comme tel.
Dans un premier temps, parce que ce travailler est appauvri, mobi-
lisé dans une activité de colmatage, de correction de tout ce qui ne va
pas dans l’application. C’est une
réduction de l’intelligence à sa
dimension cybernétique, confinée Envisager son activité comme
dans un tout petit espace laissé une simple opération alignée
par l’algorithme. Preuve que l’or-
ganisation du travail offre peu de
sur l’algorithme est une
marge de manœuvre au travail- étape considérable de la
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leur : elle ne lui offre la possibi- dépersonnalisation du travail.
lité que de s’accommoder avec la
machine, et pas de développer des
coopérations. Dans un deuxième temps, ce travailler est dévalorisé par les
livreurs eux-mêmes, préférant mettre en avant les valeurs viriles (« C’est
dangereux, mais pas compliqué ») plutôt que tous les efforts psychiques
nécessaires pour mener l’activité, qui sont eux dépréciés. Là où le réel
de l’activité est traversé par l’incertitude, l’engagement psychique majeur
dans le travail est colonisé par le calcul (en vue d’être capable d’anticiper
tout ce qui peut jouer sur sa propre productivité). Mais pas n’importe quel
type de calcul : « Tu fais des calculs limites algorithmiques ». Envisager
son activité comme une simple opération psychique et physique alignée
sur l’algorithme est une étape considérable de la dépersonnalisation du
travail, ayant même pour conséquence, pour un des participants, de jus-
tifier l’inacceptable : « Limite tu te dis “c’est normal d’être sous-payé, y’en
a ce qu’ils font, c’est plus dur”. »
C’est donc une véritable entreprise de négation de l’intelligence pra-
tique individuelle qui s’opère à travers le vécu du livreur dans l’organisa-
tion du travail du capitalisme de plateforme. Les livreurs sont isolés, seuls
contre les « collègues » ou contre la plateforme. Les rapports entre les uns
et les autres se bornent à une forme de coopération appauvrie, chacun
réalise son travail de façon atomisée, toujours au détriment des relations
avec les autres. Tout ceci renforce les rapports de domination à l’œuvre
dans le travail, notamment en termes d’auto-exploitation et d’autocon-
trôle des travailleurs, qui alignent leurs pratiques individuelles sur l’ob-
jet technique.

•Le•Quel Deus a fabriqué cette machina ?


progrès technique est toujours subordonné à la conception des rap-
ports de domination. Le management par algorithme n’est pas une créa-
tion ex nihilo, mais la réification d’une volonté politique et idéologique
de transformation du travail et de son organisation. Avec l’algorithme, on
a trouvé plus fort, plus autoritaire et moins corruptible que les managers.

mouvements n° 106 été 2021 • 105


L’organisation du travail, une question politique

Si, comme le disait Pierre Bourdieu, l’essence du néolibéralisme se trouve


dans son programme qui « tend globalement à favoriser la coupure entre
12. P. Bourdieu, l’économie et les réalités sociales »12, les recherches scientifiques tournées
« L’essence du néo- vers le champ du travail ont permis d’identifier le « tournant gestion-
libéralisme », Le Monde
diplomatique, mars naire »13 comme la méthode de direction par laquelle cette coupure opère,
1998, p. 3. en précarisant l’emploi, le travail et la santé. Les organisations du travail
13. C. Dejours, de plateforme représentent alors la forme la plus avancée du programme
Souffrance en France. néolibéral.
La banalisation de
l’injustice sociale, Paris,
Le caractère atomisé des relations sociales entre livreurs est ce qui per-
Seuil, 1998. met à la plateforme d’imposer un exercice plus serré et incontrôlable de
l’exploitation. En effet, la difficulté à rentrer dans des liens affectifs avec
les autres livreurs, à parler de l’expérience du réel du travail entre eux,
dans des espaces de discussions dédiés, pose la difficulté à stabiliser des
savoir-faire collectifs. Là où, dans un collectif de travail, les trouvailles et
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les astuces de chaque travailleur (matérialisation en termes techniques
de tout l’investissement subjec-
tif) sont érigées en savoir-faire et
Avec l’algorithme, on a trouvé
confèrent un micro-pouvoir aux
plus fort, plus autoritaire et moins travailleurs dans la lutte qui est
corruptible que les managers. engagée contre les managers ou
contremaîtres, dans cette organi-
sation du travail, la plateforme a
la possibilité de contourner et/ou d’intégrer les trouvailles à son compte,
sans jamais reconnaître l’intelligence pratique des livreurs et son impor-
tance dans le processus de production. La plateforme a besoin que ce
métier soit « simple » et a besoin de le « simplifier », sans quoi elle devrait
justifier la constante dévalorisation dont fait l’objet, année après année,
la tarification des livraisons. Tout comme elle devrait aussi justifier son
appropriation de savoir-faire de personnels « indépendants » qui, logique-
ment, devraient rester maîtres de ces savoir-faire…
En cassant la coopération, chaque membre est fragilisé. Que des travail-
leurs se retrouvent dans une situation d’isolement individuel et de déso-
14. C. Dejours, « Effets lation collective est une question très sérieuse du point de vue clinique,
de la désorganisation car la santé mentale « dépend fondamentalement des autres et de leur
des collectifs sur le
solidarité » et « la prévention des pathologies mentales au travail ne relève
lien… à la tâche et à
l’organisation », Revue ni du psychologue ni du médecin. La prévention est essentiellement le
de psychothérapie fait du collectif de travail »14. Et l’expression de la souffrance a toutes les
psychanalytique de
peines à se faire (re)connaître auprès de ceux qui représentent la hié-
groupe, 61/2, 2013,
p. 11-18. rarchie (que ce soit par la discussion ou par une voie plus formelle
15. Cet aspect mériterait comme l’arrêt maladie), car les interactions se font essentiellement à tra-
un développement vers l’algorithme, qui n’a rien à faire de ce que les livreurs éprouvent
à part entière, mais (physiquement ou psychiquement)15. Organiser la guerre de « tous contre
il nous importe
de souligner que tous » sans se trouver au milieu des tirs croisés est bien là la vraie innova-
l’organisation du travail tion technique néolibérale. Ainsi, les plateformes s’épargnent toute res-
de la plateforme a barré ponsabilité morale, après avoir pris le soin de s’épargner toute
toute possibilité de
traiter collectivement la responsabilité juridique en externalisant leur force de travail sous le statut
souffrance. d’indépendant. Elles se paient même le luxe de passer pour des

106 • mouvements n° 106 été 2021


Le rapport subjectif au travail dirigé par les algorithmes

philanthropes quand elles mettent en place un système de couverture


sociale gratuite en cas d’accident pour « leurs flottes ».
Mais la portée politique de ces organisations du travail ne s’arrête pas
là. L’atomisation, l’absence de règles et de valeurs communes facilitent
également l’oubli de toute préoccupation éthique au nom du « chacun
pour soi ». Travailler dans un secteur d’activité « ubérisé », c’est laisser
advenir des pratiques moralement nauséabondes, quitte à voir se recom-
poser devant nos yeux (fermés) les inégalités les plus féroces : travail
des mineurs, exploitation illégale des sans-papiers. Mais comme l’a mon-
tré notre enquête, penser ces pratiques, pour les livreurs, c’est prendre le
risque de ne plus pouvoir remonter sur un vélo pour livrer et donc (re)
faire l’expérience du non-travail et de ce que cela implique en termes
de santé mentale. Le déni de cette réalité est donc nécessaire pour lutter
contre la souffrance (éthique).
© La Découverte | Téléchargé le 30/04/2022 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.13)

© La Découverte | Téléchargé le 30/04/2022 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.13)
Pourtant, ce destin de la souffrance dans l’organisation du travail néo-
libéral n’a rien de fatal. Des alternatives sont possibles et commencent à
naître, sous l’impulsion des coopératives de coursiers à vélo par exemple,
remettant au cœur des règles de travail (et donc des règles de vivre
ensemble) les préoccupations de santé sous forme du soin, de l’attention

à l’autre et du travail de qualité.

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