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ERGONOMIE, PRODUCTIVITÉ ET USURE AU TRAVAIL

Une décennie de débats d'atelier à Peugeot-Sochaux (1995 – 2005)

Nicolas Hatzfeld

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2006/5 n° 165 | pages 92 à 105


ISSN 0335-5322
© Le Seuil | Téléchargé le 13/06/2022 sur www.cairn.info via Université de Lille - Sciences Po Lille (IP: 194.254.129.28)

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ISBN 2020908498
DOI 10.3917/arss.165.0092
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https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2006-5-page-92.htm
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Nicolas Hatzfeld

Pendant ce temps, faire des écono-


mies est de rigueur. Au briefing, le
chef nous bassine sur la sécurité
mais il faut pleurer pour obtenir
une paire de gants de protection.
La direction tire sur la qualité.
Jean-Michel en fait la triste expé-
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rience. Il s’est tranché la paume de
la main en coupant la ficelle d’un
container. Son couteau n’a pas ren-
contré de résistance particulière en
traversant son gant. Quatre points
de suture.
EXTRAIT DE Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot
(1972 – 2003), édition revue et augmentée, Marseille, Agone, 2006 [1re éd. 1990].

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Ergonomie, productivité
et usure au travail
Une décennie de débats d’atelier à Peugeot-Sochaux (1995 – 2005)

Comment les évolutions du travail sont-elles vécues et des réunions de délégués du personnel fondées sur le
débattues au quotidien ? Sous la pression du chôma- principe de revendication, ou des Comités d’établis-
ge, les salariés subissent-ils des conditions d’organi- sement concernés par la stratégie et les œuvres sociales,
sation qu’ils auraient contestées en d’autres temps ? c’est en effet le travail qui est au cœur des débats et
Et, si ce ce n’est pas le cas, quels sont les lieux de leur des activités qui alimentent la vie d’un CHSCT. Dans
intervention, leurs interlocuteurs, et leurs marges effec- le strict champ de compétences du comité, ses
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tives d’action ? Ces questions ne sont pas un simple membres interviennent, par la prise de parole ou par
trait de curiosité. Sur le thème de la « fin de la classe la participation aux formes d’analyse qu’il suppose.
ouvrière », il n’est pas rare en effet de voir les médias Ses archives constituent donc, quand elles sont conser-
évoquer la décomposition des solidarités entre tra- vées, des sources d’une richesse méconnue sur la façon
vailleurs et ses effets sur l’aggravation des conditions dont, dans l’entreprise, les partenaires du travail par-
du travail. L’argument selon lequel les salariés seraient lent ensemble de celui-ci et œuvrent pour le modifier.
presque complices de leur sort par leur passivité ou La scène ainsi définie dépasse le seul espace du travail
leurs errements est périodiquement réactivé par le pratiqué, car les traces que le comité produit sur sa
monde politique. propre activité – les rapports et comptes rendus de
Pour aborder avec netteté ces questions, l’étude de réunion – sont destinées aux autorités de l’entreprise
situations concrètes apporte un ancrage susceptible et à des partenaires institutionnels autant qu’à lui-
d’insérer les comportements dans des combinaisons même1.
sociales déterminées. Outre l’approche ethnogra- Cette enquête porte sur un monde industriel spé-
phique, le recours à des séries d’archives est particu- cifique, où l’activité est régie par une rationalisation
lièrement précieux, lorsque celles-ci proviennent d’une hautement sophistiquée : le site industriel de Peugeot-
scène proche des enjeux du travail effectif. C’est le cas Sochaux. Certes, ce choix maintient l’attention sur un
des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions lieu qui a déjà été beaucoup décrit et analysé, au risque
de travail [CHSCT] où organisateurs et exécutants se d’occulter la diversité des mondes de travail2, mais il
retrouvent précisément et exclusivement sur les pro- permet aussi de se référer à des travaux antérieurs et
blèmes exprimés à propos du travail. À la différence de travailler sur le renouvellement des relations de

1. Ces rapports ont été mis à ma disposi- j’ai menés (Nicolas Hatzfeld, Les Gens 114, septembre 1996, p. 44-53. Citons plus ancienne, voir Yves Cohen, Organiser
tion par les responsables conditions de d’usine, Paris, L’Atelier, 2002). Les aussi Christine Gamba-Nasica, Socialisa- à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest
travail du site PCA de Sochaux. recherches d’Armelle Gorgeu et René tions, expériences et dynamique identitaire. Mattern chez Peugeot, 1906 – 1919,
2. Parmi les travaux portant sur les Mathieu traitent du même monde, abordé L’épreuve de l’entrée dans la vie active, Besançon, Presses universitaires de
dernières décennies figurent ceux de Michel sous l’angle de la sous-traitance et des Paris, L’Harmattan, 1999, d’un optimisme Franche-Comté, 2001 et ceux de Jean-Louis
Pialoux, seul ou associé avec Stéphane équipementiers, notamment dans « Les un peu volontariste, et, dans les témoi- Loubet, dont Automobiles Peugeot. Une
Beaud (Stéphane Beaud et Michel Pialoux, ambiguités de la proximité. Les nouveaux gnages, le livre de Marcel Durand, Grain réussite industrielle, 1945 – 1974, Paris,
Retour sur la condition ouvrière, Paris, établissements d’équipement automobile », de sable sous le capot [1990], rééd., Economica, 1990.
Fayard, 1999, p.48-54), ainsi que ceux que Actes de la recherche en sciences sociales, Marseille, Agone, 2006. Pour une histoire

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 165 p. 92-105 93


Nicolas Hatzfeld

travail, plutôt que de postuler leur perpétuation ou au niques et des méthodes de travail avec le dérèglement
contraire leur totale transformation. Au cours de des références d’âge et de trajectoire professionnelle
l’époque étudiée (1995 – 2005), Sochaux achève une qui, jusqu’aux années 1980, guidaient les agencements
modernisation qui transforme ce site autrefois com- sociaux à l’usine.
plet en une usine terminale d’assemblage, la
Carrosserie. La mutation a commencé en 1989 – 1993,
Le CHSCT, une institution renforcée par paliers
avec le transfert des chaînes de l’atelier de Finition3,
suivi entre 1998 et 2000 par celui du second atelier Parmi les trois instances de représentation des salariés
de chaînes, le Montage, vers le nouveau bâtiment. Les dans les entreprises, les Comités d’hygiène et de sécu-
options retenues sont alors sans concessions à l’égard rité [CHS] ont longtemps fait figure de parents pauvres
du personnel4. Contrairement à ce qui s’était produit à côté des comités d’entreprise et des délégués du per-
dix ans plus tôt, la direction prône ici la continuité des sonnel. Ils émergent dans les circonstances complexes
collectifs et des règles de travail, et le déménagement de la Seconde Guerre mondiale et de la Libération,
s’effectue dans la discrétion, bien que les modifica- entre une recommandation républicaine datée du 1er
tions suscitent de fortes inquiétudes dont le CHSCT juin 1940, une mise en place restreinte décrétée sous
se fait l’écho. Parallèlement, l’usine connaît des varia- Vichy et l’extension réalisée le 1er août 1947. Leur ins-
tions conjoncturelles d’activité. Après un moment d’ac- tauration, parallèle à celle de la médecine du travail6,
tivité importante en 1995 – 1997, la production se tasse est destinée à prolonger dans les entreprises l’action
ainsi que les effectifs5. Puis, avec le lancement de la des inspecteurs du travail ainsi qu’à développer parmi
307 en 2001, la production monte en flèche et susci- les salariés une culture de prévention. Lorsqu’ils fonc-
te quelques embauches, l’emploi massif d’intérimaires tionnent effectivement, leur activité se compose prin-
et la création d’une équipe de nuit. Chaque vague de cipalement de visites de prévention dans les ateliers et
recrutements prend d’abord la forme de l’intérim, qui d’analyse des accidents du travail (les accidents graves
sert à la fois de volant de flexibilité, de second cercle font l’objet d’une enquête du CHS), dont des réunions
de relation salariale et de filtre pour une embauche trimestrielles prennent acte et débattent. Jusqu’aux
devenue extrêmement sélective – depuis quelques années 1970, la situation des CHS reste stable : près
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années, des syndicats attaquent en justice l’entreprise d’un tiers des entreprises assujetties à la loi (dont font
pour usage abusif de l’intérim. partie les établissements industriels de plus de 50 sala-
Pour cette étude, l’échelle adoptée est précisément riés) n’en ont pas, et la moitié de ceux qui existent ont
celle de la Carrosserie (UCS, dans les références de une activité que le ministère du Travail estime insa-
sources). En 1983, l’inspecteur du travail décentrali- tisfaisante. Cette situation s’explique par plusieurs rai-
se le CHSCT sochalien, en créant une quinzaine de sons. Tout d’abord, les employeurs qui les président
comités dans les différents secteurs (montage, fonde- privilégient souvent une conception technique étroi-
rie, mécanique, etc.), ainsi qu’une coordination sur le tement contrôlée de la prévention, confiée à des ingé-
site-même. C’est au niveau de la coordination que sont nieurs ou techniciens de sécurité, au détriment de la
discutées les questions de politique générale ou les pro- mobilisation des partenaires sociaux. L’action de ces
blèmes auxquels tel comité entend donner un poids comités s’effectue également dans une relative indif-
particulier, tandis que les CHSCT proprement dits exa- férence de la part du monde syndical7. Enfin, les repré-
minent plus concrètement les enjeux de travail sur leur sentants du personnel aux CHS – désignés par un col-
secteur. C’est donc ce premier niveau de représenta- lège d’élus au Comité d’entreprise et de délégués du
tion ouvrière qui a été retenu comme source de l’étu- personnel – ne disposent pas de la protection légale et
de qui suit. Au-delà des spécificités techniques des des moyens de fonctionnement généralement réclamés
chaînes de montage, ces documents soulèvent des pro- pour eux par les inspecteurs du travail et les caisses
blèmes qui se posent de façon plus large. Ils mettent d’assurance maladie : dans ce domaine, le ministère
ainsi en cause la combinaison de l’évolution des tech- donne alors satisfaction au patronat8. Plusieurs élé-

3. Michel Pialoux, « Stratégies patronales et voiture sur laquelle ils travaillent. grande usine de la région de Sochaux, tant communication au colloque « Le ministère du
résistances ouvrières. La “modernisation” 5. Les effectifs passent de 19 788 en 1995 dans la CGT que dans la CFDT, les stratèges Travail et la société française au XXe siècle »,
des ateliers de finition aux usines Peugeot à 16 873 en 2001. Bilans sociaux PSA visaient des postes éligibles au CE et les Paris, mai 2006 (à paraître, 2006). Sur le
de Sochaux (1989 – 1993) », Actes de la Peugeot Citroën, site de Sochaux. ténors postulaient sur les listes de délégués cas belge, voir Eric Geerkens, « Genèse et
recherche en sciences sociales, 114, 6. Stéphane Buzzi, Jean-Claude Devinck et du personnel. Les postes au CHS, dotés fonctionnement des Comités sécurité –
septembre 1996, p. 5-21. Paul-André Rosental, La Santé au travail de 5 heures mensuelles de délégation par hygiène en Belgique, 1945–1975», commu-
4. Par exemple, le temps de passage des 1880 – 2006, Paris, La Découverte, 2006 ; l’employeur, étaient ouverts aux candidats. nication au colloque « Cultures du risque au
véhicules est réduit de deux minutes à une Vincent Viet et Michèle Ruffat, Le Choix de 8. Nicolas Hatzfeld, « Entre fonction travail et pratiques de prévention en Europe
seule, et la majorité des postes impose un la prévention, Paris, Economica, 1999. technique et démocratie participative, les au XXe siècle », Université de Versailles Saint-
piétinement des salariés devant suivre la 7. Au début des années 1970 dans une débuts discutés des CHS (1947 – 1970 », Quentin-en-Yvelines, 2005.

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Ergonomie, productivité et usure au travail

ments modifient cette situation. En 1973, les repré- du jour et des événements. Sa présence donne systé-
sentants reçoivent une protection légale tandis qu’en matiquement une importance particulière aux discus-
1974 et 1979, les attributions du CHS sont précisées. sions et aux décisions.
En 1982, celui-ci est fusionné avec la Commission Au cours de la période, le poids du comité semble
d’amélioration des conditions de travail créée en 1973 s’accroître. Ainsi, dans les années 1990, un adjoint du
dans les entreprises importantes. Il devient le CHSCT DRH, chef du personnel ouvrier, en assurait la char-
et sa compétence est étendue aux divers aspects de ge. Ce procédé fréquent traduit une délimitation du
l’organisation du travail. La même année est consoli- périmètre du CHSCT aux questions de personnel. À
dé un droit dit d’alerte, qui autorise les représentants partir de 1998, la direction de l’usine prend elle-même
du personnel aux CHSCT constatant l’existence d’une la présidence des réunions du CHSCT10. Cette déci-
situation de travail présentant un danger grave et immi- sion manifeste que, dans la période, la gestion du per-
nent d’en aviser immédiatement l’employeur. Ce droit sonnel et l’organisation industrielle ne sont pas disso-
est associé au droit de retrait, qui autorise les salariés ciées dans les enjeux du travail. Plusieurs autres signes
placés dans une telle situation à suspendre leur travail. témoignent d’une tendance du CHSCT à renforcer son
L’exercice d’un de ces droits entraîne généralement la rôle. Lors d’une réunion ordinaire, le président s’in-
réunion extraordinaire du comité, et le suivi des digne de l’absence de l’ergonome qui devait aborder
CHSCT sochaliens montre que les syndicalistes se sont un point prévu à l’ordre du jour11. Au cours d’une
effectivement saisis du droit d’alerte. La loi, qui attri- autre réunion, le médecin est interpellé :
bue en outre des heures de fonctionnement aux repré-
sentants, marque donc un net élargissement des attri- « Le Président : Je m’adresse au Docteur : les
butions des CHSCT et un renforcement de leurs membres déplorent et regrettent votre absence
aux réunions extraordinaires.
possibilités d’action, avec l’aide de l’inspection du tra-
Docteur S. : C’est une question de choix. Je rends
vail et des services de prévention des caisses d’assu- prioritaires les séances ordinaires. Mon emploi du
rance maladie. temps n’est pas extensible à l’infini.
G. : L’ergonome et le médecin du travail devraient
être présents à chaque réunion12. »
Un poids accru dans la vie de l’usine
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Progressivement, la direction de Peugeot étend les acti- À côté des réunions trimestrielles consacrées aux
vités de ses CHSCT, où les relations entre partenaires comptes rendus de visites et à l’analyse des accidents,
sociaux sont moins frontales qu’en réunion de délé- des réunions extraordinaires se tiennent pour exami-
gués du personnel ou de Comités d’entreprise. De plus, ner des questions proposées par la direction ou sou-
la visibilité régionale du site de Sochaux contribue à levées par le dépôt d’un droit d’alerte. Ainsi le projet
donner du poids aux enjeux de sécurité, d’hygiène et de nouvel atelier de montage final est-il présenté et
de conditions de travail9. Ainsi, l’encadrement y pré- discuté avec minutie. Le nombre important des
sente ses projets d’équipement ou de véhicule, de réunions est parfois controversé, en particulier celles
méthode d’organisation voire d’atelier. On y débat de qui résultent du dépôt d’un droit d’alerte : le président
thèmes retenus lors de séances précédentes, et que du CHSCT estime parfois abusif l’usage de ce droit,
peuvent avoir étudiés des groupes ad hoc. À cet effet, tandis qu’un représentant de la CGT en justifie l’em-
les CHSCT associent à leurs travaux les ingénieurs ou ploi, à propos d’un poste de travail pénible, du fait que
techniciens de sécurité et les médecins faisant partie les réunions ordinaires ne résolvaient pas ce problè-
du service de médecine du travail interne à l’entrepri- me13. Progressivement, les pratiques changent, avec
se. Les comités invitent aussi des experts, afin d’éclai- l’action des syndicalistes : « K. souligne qu’il a fallu
rer l’examen de certaines questions, c’est de plus en plusieurs droits d’alerte pour aboutir à une meilleure
plus souvent le cas des ergonomes que, dans les der- prise en compte des exigences en matière de sécuri-
nières années, l’entreprise a décidé d’embaucher afin té14 ». L’inspecteur du travail contribue à l’évolution.
d’aborder les problèmes de travail liés au vieillisse- Ainsi il rappelle à l’ordre le président du CHSCT,
ment du personnel. L’inspecteur du travail s’invite lui- lorsque celui-ci a retardé la convocation d’une réunion
même à certaines réunions, en fonction de leur ordre extraordinaire15 :

9. Les statistiques en matière d’accidents et des taux de gravité 3,5 fois plus faibles. 12. 8 octobre 1998, réunion extraordinaire 14. 24 septembre 2003, réunion extraor-
du travail confortent l’image du site. Pour 10. 12 mai 1998, réunion extraordinaire CHSCT UCS / US Montage / Habillage dinaire, CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.
les années étudiées, il présente ainsi des CHSCT UCS / US Montage / Habillage Caisse. 15. 8 octobre 1998, réunion extraordinaire
taux de fréquence d’accidents du travail Caisse. 13. 20 janvier 2000, réunion extraordinaire CHSCT UCS/US Montage / Habillage
très inférieurs aux taux moyens de la métal- 11. 10 décembre 1998, réunion ordinaire CHSCT UCS / US Montage / Habillage Caisse.
lurgie (entre quatre et neuf fois moindres) CHSCT UCS/US Montage/Habillage Caisse. Caisse.

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Nicolas Hatzfeld

« Inspecteur du travail : Combien y a-t-il de établis les rôles du président, qui agit au nom du chef
demandes de CHSCT extraordinaires ? Le délai d’établissement, et du secrétaire désigné par les repré-
[de réunion] est trop important par rapport aux
sentants du personnel. L’essentiel de l’apprentissage
natures des risques.
Président : Nous évoquons ces problèmes lors des
est ailleurs. Les premiers législateurs pouvaient conce-
CHSCT ordinaires. Il n’est pas nécessaire de faire voir le comité comme un relais de l’action de l’ins-
des CHSCT extraordinaires. (…) pection du travail, tandis que les chefs d’entreprise
G. : Ce n’est pas au Président de décider si oui ou peuvent tendre à leur faire enregistrer et valider l’ac-
non on fait une réunion extraordinaire. tion des différents experts qu’ils rémunèrent, du méde-
Inspecteur du travail : Sur le fond, il existe une
cin au spécialiste de sécurité. Toutefois, dès lors que
règle (…). Cela s’appelle une infraction. Je vous
adresserai un rappel. la représentation des salariés comporte une certaine
Président : Dans certains cas, nous avons apporté consistance, comme c’est le cas à Sochaux, les CHSCT
une réponse technique aux questions. combinent leurs fonctions techniques avec des traits
Inspecteur du travail : Le rôle du Président est de démocratie participative. Cette combinaison s’im-
d’informer, de motiver. Vous ne pouvez pas vous
pose aux représentants ouvriers qui réalisent que la
faire juge.
Président : J’applique la loi. Nous ferons une
simple posture revendicative ne suffit pas, ici, à sou-
réunion extraordinaire à chaque demande de 2 tenir leur point de vue. Ainsi tel procès-verbal de
membres. » réunion souligne la première intervention d’un nou-
veau syndicaliste cégétiste qui n’a pas encore acquis
La sécurité sociale contribue au renforcement du rôle tous les codes du CHSCT : « D. : Pourquoi les portes
des CHSCT à travers, notamment, le vote sur la restent-elles sur les véhicules sur la ligne 1 quand on
« demande de ristourne ». Pour inciter les entreprises connaît les problèmes rencontrés avec ce principe
à effectuer des progrès de prévention, la caisse d’as- ergonomie !! et avec quel personnel allez-vous fabri-
surance maladie invite en effet chaque année, depuis quer les voitures ? (…) Votre souci est l’industrialisa-
le début des années 1980, les entreprises ayant obte- tion, notre souci est le personnel16 ». Pour intervenir
nu des résultats significatifs en matière de prévention de façon efficace, ces représentants doivent appré-
à présenter des demandes de ristourne sur leur coti- hender les savoirs techniques, juridiques, institution-
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sation pour les accidents de trajet. Ces demandes nels et de santé propres à l’activité du comité et des
constituent en réalité de véritables dossiers de bilan, problèmes qu’il embrasse. Au fil des séances, les repré-
sur lesquels les CHSCT sont appelés à donner un avis sentants ouvriers demandent des éclaircissements sur
et dont le poids pèse sur la décision finale. la maladie du canal carpien ou sur la définition médi-
Régulièrement, la discussion est l’occasion pour les cale du stress17, sur les méthodes de l’organisation du
syndicats de dresser publiquement un état de la poli- travail ou sur la législation. La transcription note ces
tique de l’entreprise en matière de prévention et de efforts, comme le montre, dans l’extrait qui suit, la
conditions de travail, voire de refuser que la collecti- prise de connaissance par un nouveau représentant des
vité en supporte les coûts. Lorsqu’un ou plusieurs acci- catégories légales d’accident et de maladie :
dents graves sont survenus l’année précédente, la
« B. : Une fatigue de poste, est-ce un accident du
remontée des taux d’accident exclut l’obtention de la
travail ?
ristourne. Dans les autres cas, le dossier fait l’objet de Docteur S. : Non, je vous explique comment je le
débats et de négociations que l’entreprise prend au vois. Un accident du travail, c’est brutal, identi-
sérieux en raison des sommes en jeu. fiable. Une fatigue de poste, avec la terminologie
de la Caisse primaire d’assurance maladie et une
durée dans le temps, peut devenir une maladie
Technique et critique, l’acquisition professionnelle.
d’une pertinence syndicale B. : Une personne qui a une tendinite, qui ne peut
plus travailler, ne sera pas en accident du travail ?
Instance représentative, le CHSCT comporte des règles Dr S. : Non. Par contre, elle sera en maladie profes-
et des pratiques que ses membres apprennent. Après sionnelle à 100 % après acceptation par la CPAM.
(…)
les élections professionnelles, le président rappelle à
B. : Je ne suis pas d’accord [avec le fait] que les
l’intention des nouveaux représentants du personnel fatigues de poste ne soient pas considérées comme
quelques principes de fonctionnement ainsi que les maladies professionnelles, donc pertes de primes.
modalités de prise en charge des heures. Ensuite sont Je demande à ce que cela soit revu18. »

16. 11 décembre 1997, réunion extra- 17. 20 mars 2002, réunion ordinaire CHSCT UCS / US Montage / Habillage CHSCT UCS / US Montage / Habillage
ordinaire CHSCT UCS / US / Habillage CHSCT UCS / US Montage / Habillage Caisse. Caisse.
Caisse. Caisse ; 25 juin 2003, réunion ordinaire 18. 10 décembre 1998, réunion ordinaire

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Ergonomie, productivité et usure au travail

Mais les syndicalistes apprennent tout en conservant une composante majeure de l’organisation du travail,
parfois leur position critique, comme le montre l’atti- une hantise que se transmettent les responsables des
tude de certains à l’égard de méthodes d’évaluation ressources humaines, les médecins du travail et les orga-
ergonomique des postes de travail. Ainsi, un ergono- nisateurs de la production. Dans le CHSCT les repré-
me est invité pour réexpliquer la première de ces sentants ouvriers regrettent que l’ensemble des techni-
méthodes, la « méthode Dacors », lors d’une séance ciens n’en aient pas toujours connaissance26, et exigent
consacrée à l’étude de postes considérés comme que des salariés soient déplacés sur des postes compa-
pénibles19. Il rappelle comment cinq mesures – efforts tibles avec leurs restrictions27. L’inspecteur du travail
physique et statique, attention, ambiances physique et souhaite la mise en place d’une méthodologie pour orga-
chimique – convergent en une note globale de contrain- niser le suivi de ces ouvriers28. Régulièrement, il est fait
te. Celle-ci permet d’établir une cartographie de la péni- état de cas non résolus, comme le reconnaît à demi-mot
bilité au sein des ateliers, à travers trois catégories de le président du comité : « Les restrictions médicales sont
postes dits forts, moyens ou faibles20. La CGT contes- dans l’ensemble respectées et nous vérifions chaque
te en 1996 le bien-fondé de cette méthode au motif semaine avec le Docteur S. pour certaines personnes
qu’elle est mise en œuvre par des agents d’étude des qu’elles le sont effectivement. Les agents de maîtrise
temps21, sans la participation des médecins du travail, sont effectivement informés des restrictions de leur per-
et ne tient pas compte de paramètres tels que l’horai- sonnel29 ». Mais avec les incessantes mutations de per-
re de travail ou l’âge et la condition physique des sala- sonnel, le problème se déplace et se transforme plutôt
riés affectés aux postes « pesés22 ». Sur ce sujet comme qu’il ne se résoud. Les critères de pénibilité deviennent
sur d’autres, c’est en affutant leur pertinence technique primordiaux et explicites, dans les affectations d’ou-
que les syndicalistes peuvent donner du poids à leur vriers. Le poids écrasant des ouvriers âgés fait d’eux la
action critique. figure normale du salarié Peugeot dans les débats. Ainsi,
à propos d’appréciations portées sur les intérimaires, la
confusion s’installe avec les jeunes, évoqués comme une
Usure ouvrière, modernisation catégorie à part, le président du CHSCT se trouvant seul
et déstabilisation sociale pour résister aux points de vue discriminatoires30 :
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L’attention de l’encadrement aux questions traitées en « Docteur M. : La population intérimaire est là
CHSCT est accentuée par les récentes tendances de l’em- pour une période délimitée et n’a pas le même
ploi dans l’usine. Le vieillissement des ouvriers en chaî- cadre de référence, ni la même culture, ni l’expé-
rience des anciens. Il faut éviter la concentration
ne, inconnu jusqu’aux années 1980 en raison des
de jeunes personnes dans un même secteur.
diverses formes de mobilité que permettait la conjonc- Président : Je ne veux pas que l’on dise qu’il faille
ture, s’est imposé comme un problème majeur, accen- manager différemment.
tué par l’immobilisation des trajectoires et le recul de S. : Les jeunes sont plus dynamiques, mais moins
l’âge du départ en retraite. « C’est un axe prioritaire de disciplinés.
la direction, indique le président. Ne pas abîmer les gens. K. : Je suis d’accord avec S. et le Docteur M. quand
ils disent que les intérimaires n’ont pas la même
Étudier les conditions de travail en fonction de la pyra- vision ou conscience professionnelle que le person-
mide des âges23. » L’usure de la génération âgée des nel Peugeot.
ouvrières et ouvriers se traduit en particulier par une Dr M. : Mon impression est que le comportement
multiplication des restrictions médicales établies par les des jeunes est différent des autres salariés. »
médecins du travail pour les salariés atteints dans leurs
ressources physiques24. Dans les ateliers principaux, où La distinction entre les salariés âgés et les jeunes
sont les chaînes d’habillage et d’assemblage des voitures, conduit certains délégués à demander une priorité
la proportion de ces salariés atteint presque la moitié systématique des premiers pour l’affectation sur les
des ouvriers25, si bien que les restrictions sont devenues postes hors chaîne de l’atelier31 :

19. Plus tard, des formations familiariseront la production et le travail. Toutefois leur 24. Jean-Pierre Durand et Nicolas Hatzfeld, 27. 25 juin 1997, réunion ordinaire CHSCT
une partie des représentants du personnel formation et leur mission ne les orientent « Quand une question marginale devient UCS / US / Habillage Caisse.
à cette méthode. pas vers une sensibilité ergonomique. centrale : les enjeux quotidiens des restric- 28. 17 avril 1998, réunion extraordinaire
20. 27 juin 1996, réunion ordinaire, et 22. Déclaration des élus CGT concernant tions médicales aux usines Peugeot à CHSCT UCS/US / Habillage Caisse.
10 février 1997, réunion extraordinaire la demande de ristourne faite par Sochaux », in Catherine Omnès et Anne- 29. 12 décembre 1996, réunion ordinaire
du CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. Automobiles Peugeot auprès de la CRAM, Sophie Bruno (dir.), Les Mains inutiles, Paris, CHSCT UCS/US Habillage Caisse.
21. Ces techniciens, successeurs des 24 avril 1996. L’expression « pesée de Belin, 2004, p. 389-401. 30. 6 juillet 2000, réunion extraordinaire
chronométreurs d’antan, formèrent poste » illustre la conception arithmétique 25. 17 avril 1998, réunion extraordinaire CHSCT UCS/US / Habillage Caisse.
longtemps un corps d’arbitres du temps des analyses. du CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. 31. 22 mars 2001, réunion ordinaire
indépendants, dans l’entreprise, des 23. 9 mars 1999, réunion ordinaire CHSCT 26. 27 juin 1996, réunion ordinaire CHSCT CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.
services des méthodes chargés d’organiser UCS/US Montage / Habillage Caisse. UCS / US / Habillage Caisse.

97
Nicolas Hatzfeld

« M. : Nous alertons le CHSCT sur les salariés tés définis. Lors d’une séance du CHSCT, l’ergonome
âgés de plus de 50 ans, qui travaillent sur les montre l’usage fait de cette cartographie, qui indique
chaînes de montage. Le mécontentement grandit
les postes sur lesquels faire porter les efforts d’amé-
de par l’attitude et la politique menée par la
Direction. Le fait de voir des jeunes salariés
nagement : la modification de postes permet leur reclas-
occuper des postes qui correspondraient au profil sement d’une catégorie vers une autre, plus favorable.
des anciens. Quelques exemples : logistique, Il annonce ainsi comment 15 postes faibles ont été
approvisionnement des chaines de montage, tous créés dans l’atelier par modification d’anciens postes
les [secteurs de retouches des] bouts d’usine où moyens, ce qui facilite l’emploi d’autant de salariés
nos anciens sont très peu représentés, alors qu’ils
affectés de restrictions médicales. Par contre, aucun
ont une très grande expérience dans l’entreprise.
Les élus CGT ne peuvent cautionner cette poste fort n’a pu être allégé, ce qui suscite des récri-
politique menée de plus en plus par la Direction. minations sur la lenteur de l’action, et des questions
Nous rappelons que les postes en chaîne de sur le pouvoir de la « cellule ergonomie35 ». Quelques
montage deviennent de plus en plus tendus. Il mois après, l’ergonome montre la poursuite de l’allé-
serait tout à fait normal et logique d’alléger la
gement des postes moyens, amélioration qui touche la
peine des salariés âgés, qui ont participé large-
ment à la richesse de l’entreprise. »
moitié des cas repérés, tandis que les postes forts n’ont
pas trouvé de solution. Il lâche au passage la formule
Dans cette recherche des postes légers, les ouvriers, selon laquelle « un poste amélioré n’a pas forcément
parfois, rechignent à voir arriver un collègue âgé à de gains sur la note Dacors36 », reconnaissant ainsi la
ménager, susceptible de devenir un concurrent pour distinction entre la pénibilité vécue par les ouvriers et
l’attribution d’un poste relativement facile : « K. : Il faut celle que quantifient les techniciens, et annonce la mise
que les [agents de maîtrise] accueillent bien le person- en œuvre d’une nouvelle méthode de notation des
nel. Ce n’est pas toujours le cas. Dans mon secteur, les postes qui conduira en quelques années à une répar-
intérimaires sont bien accueillis ; mais les ouvriers ne tition en 39 % de postes légers, 38 % de moyens et
se font pas de cadeaux32 ». La marée des restrictions 23 % de forts37.
est trop forte pour être contenue, et certains ateliers se Les postes considérés comme pénibles, en raison
transforment en refuges pour salariés amoindris, tels des postures et des gestes qu’ils exigent, résultent sou-
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l’atelier d’habillage des portes dont « entre 70 % et 80 % vent d’une négligence ou d’un blocage technique sur-
du personnel est féminin ou à restrictions médicales33 », venu dans la conception de nouvelles voitures ou des
aux dires du président. Son désarroi d’organisateur est procédés de fabrication. Ils étaient traditionnellement
accentué par le refus de tourner manifesté par ces sala- présentés comme une fatalité par certains techniciens
riés. Lors d’une réunion extraordinaire, des représen- de l’usine, professant qu’ils ne disparaissent qu’avec
tants ouvriers cégétistes accusent la direction de licen- le modèle de voiture qui les a fait naître. Cependant
cier abusivement, notamment pour motif disciplinaire, les difficultés de travail qu’ils imposent sont évoquées
des salariés âgés et affectés de restrictions médicales34, de façon régulière et insistante par les représentants
sans être approuvés par l’inspecteur du travail, venu ouvriers. Une fois, l’un d’eux suggère le recours à « la
pour la circonstance. Le président, tout en réfutant les solution intérim » pour pallier les problèmes rencon-
accusations, confirme l’acuité du problème. Certains trés, à quoi le président, digne, répond que la solution
cadres évoquent l’hypothèse de réintégrer des activités technique est préférable38. À son tour, il évoque l’idée
externalisées quelques années plus tôt. courante parmi l’encadrement de faire tourner les
ouvriers sur ces postes pénibles. Interrogé, le médecin
se montre réservé, craignant ici une diffusion des effets
L’ergonomie, demande syndicale et urgence
néfastes, tandis qu’à d’autres réunions, il se montre
industrielle plutôt favorable à cette formule. De leur côté, les syn-
Pour réussir à distribuer les postes en respectant les dicalistes prônent soit une solution technique soit une
restrictions médicales, l’encadrement a entrepris l’ana- aide au poste39 et rappellent que la plupart des ouvriers
lyse ergonomique des postes et l’établissement d’une refusent les rotations de poste, hormis ceux qui espè-
carte de l’atelier suivant les trois niveaux de pénibili- rent ainsi briller aux yeux de la maîtrise pour devenir

32. Ibid. Ce représentant avait été au centre de comportement à échelles variées du CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. 37. 25 juin 2003, réunion ordinaire CHSCT
de l’analyse de Michel Pialoux « Le désarroi (A. Lüdtke. Des Ouvriers dans l’Allemagne 35. 11 juin 1998, réunion extraordinaire UCS / US Montage / Habillage Caisse.
du délégué », in Pierre Bourdieu (dir.), La du XXe siècle. Le quotidien des dictatures, CHSCT UCS / US Montage / Habillage 38. 3 mars 1998, réunion extraordinaire
Misère du monde, Paris, Seuil, p. 413-432. Paris, L’Harmattan, 2000). Caisse. CHSCT UCS / US Habillage Caisse.
Les attitudes qu’il évoque se rapprochent 33. 3 mars 1998, réunion extraordinaire 36. 8 octobre 1998, réunion extraordinaire 39. 12 mai 1998, réunion extraordinaire
de l’Eigensinn, ce sens de soi mis en lumière CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. CHSCT UCS / US Montage / Habillage CHSCT UCS / US Montage / Habillage
par Alf Lüdtke et qui affecte des modes 34. 17 avril 1998, Réunion extraordinaire Caisse. Caisse.

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Ergonomie, productivité et usure au travail

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LE MÉTALLO, journal de la CGT de Peugeot-Sochaux, décembre 1991.
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Nicolas Hatzfeld

Grains de sable
Sureffectif et dégraissage Et hop ! encore un cran de plus sur la vitesse de la
[...] Sur-effec-tif ! Voilà le leitmotiv de la direction, chaîne… « Erreur ! éructe Calvet en 1992. Pas un cran.
son obsession. Malades, gaffe à vous. Logiquement, Cette année, j’exige 12 % de productivité en plus. »
s’il y avait sureffectif, il n’y aurait plus de problème Dérisoire rebuffade, manière de ne pas baisser
pour prendre un jour de congé ou un bon de sortie. les bras : diverses coupures de presse sont trafiquées
Or, même pour se rendre à l’infirmerie, quel cirque pour réaliser des textes inédits. À l’exemple
pour se faire remplacer ! de cette publicité distribuée discrètement dans l’usine :
Les jours d’ancienneté, il faut les demander six Madame, mademoiselle, monsieur,
semaines à l’avance. Jean-Miche fait le forcing. vous souhaitez perdre du poids ?
Il demande une permission de congé seulement dix sans faim, sans médicament ?
jours avant. Pour le vendredi suivant. Le chef va Vous avez tout essayé et vous avez été déçu ?
consulter son planning. Vous voyez votre cas sans solution ?
« Vendredi 6, je peux pas mais le jeudi 5 c’est possible. Vous aimeriez perdre quelques kilos ?
– Bon, OK », marmonne Jean-Miche. Vous pouvez retrouver la ligne !!!
Le jeudi en question, Jean-Miche se pointe à son poste Peugeot
comme d’ordinaire. Le chef surpris lui demande ce Et ça continue. À partir de juillet 1994, par bidouillage
qu’il fait là. Feignant la surprise, Jean-Miche s’excuse : du chronométrage et des temps de repos,
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« Oh merde ! j’ai oublié de pas v’nir. » les nouvelles normes d’engagement du personnel
La journée s’est passée cool puisque le remplaçant (en modifiant le calcul des coefficients de repos)
prévu est resté. À deux, le boulot passe mieux. permettrons à la direction de porter l’activité maxi
Jean-Miche est présent au boulot le lendemain, le fameux d’un salarié de 366 minutes à 438 minutes par jour,
vendredi 6. Tout de même, il est contrarié de ne pas soit une augmentation de presque 20 %. En 2001,
profiter d’un week-end à rallonge comme prévu. la CGT a calculé qu’en une journée de travail un ouvrier
Dès le lundi, il va consulter. Son médecin lui trouve en chaîne doit produire l’effort équivalent à une course
une petite mine. Il lui prescrit une semaine de repos. de 42 kilomètres. « Alors ? fier d’être sportif ?
« Va bien trouver à me remplacer le chef ! » [...] – Lessivé, ça c’est sûr ! »
Si l’obsession de Pijo est de nous faire produire C’est que la robotique a ses limites et au prix
toujours davantage, quelques anciens se repassent où ça coûte ! quand on sait qu’il y a par ailleurs tant
dans la tête et en boucle la première séquence de bras robustes et agiles ! Que l’on peut jeter
des « Temps modernes ». Un troupeau de moutons et remplacer une fois usés. Il suffit juste d’installer
cavale vers son destin. un ou deux robots ci et là. Pour imposer la cadence.
Moins de personnel. De surcroît, l’écart se réduit Si l’ouvrier ne suit pas le rythme, il sera remplacé
entre ceux qui sont au front de la production et ceux par un autre tout neuf, tout frais. [...]
qui l’organisent. Un qui décide pour deux qui bossent, Poste adapté
c’est ce qu’on en déduit si l’on compare l’effectif Jésus, lui, a de sérieux problèmes de vertèbres.
cadres-chefs à celui des ouvriers spécialisés, pompeu- Comme thérapie, il est assigné à ficher les centaines
sement nommés agents de fabrication. de cartons et de bacs avant qu’ils ne soient triés

100
Ergonomie, productivité et usure au travail

(« dégroupés », en jargon Pijo) puis dispatchés vers de sa journée de travail (13 h 12). 14 h 30, sa femme
les chaînes de montage. s’inquiète de ne pas voir son mari descendre du car
Économie oblige, la colle en aérosol a été supprimée. de ramassage. Elle téléphone à l’usine : « N’y a-t-il pas
Un bout de scotch suffit. Les palettes sont parfois de conflit dans votre couple ? » susurre l’interlocuteur
empilées sur trois niveaux. Se baisser. Se hisser sur au bout du fil. La voiture accidentée n’est retrouvée
la pointe des pieds. Pas de doute, ça muscle le dos qu’à 17 h 53, en contrebas de la piste d’essai. Jean-
ou ça achève de le bousiller. Tous ces code-barres Jacques est à l’intérieur, grièvement blessé. Il décède
qui se ressemblent en plus. Si tu vas trop vite, tu te au cours de son transport à l’hôpital.
plantes forcément. Il faut recommencer le fichage Mais la plus horrible des morts est celle de Rachid,
depuis le début. Parfois, des colis ont déjà été livrés. vingt-sept ans. Les boulots les plus dégueulasses,
À une mauvaise adresse. À la bonne, la chaîne est à les plus dangereux, Pijo les sous-traite dès que
court de pièces. Le bordel. Du coup, ce sont les chefs c’est possible. Ça lui coûte moins cher, et s’il y a
qui cavalent, et ça, c’est bon pour notre moral. un problème ce n’est pas lui le responsable.
La livraison se fait par à-coups. Rien à faire pendant L’usine moderne cache des bas-fonds. Le mot n’est
vingt minutes puis les fenwicks arrivent de tous pas exagéré pour désigner l’atelier Ecospace.
les côtés. Ils déversent une quantité astronomique Depuis plusieurs années, le recyclage des cartons,
de palettes. L’encombrement grossit, s’étire presque boîtes plastique, containers est sous-traité. Pour
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jusqu’à l’atelier des portes. l’usine Montage, l’atelier Ecospace se situe au rez-de-
Le chef aussi est débordé. À courir après ses gars, chaussée, entre l’atelier Châssis (MV) et de celui
il finit par en réquisitionner deux pour donner un coup de préparation des portes (X 09).
de main, mettant lui-même la main à la pâte. C’est Le nuage de poussière prend à la gorge. Le bruit
que les chaînes sont gourmandes. Encore, encore. est assourdissant. Les fenwicks évoluent sur le sol
C’est sans fin c’t’histoire. T’as fini un tas de colis. cimenté-défoncé, zigzaguant au milieu des piles
Tu te retournes. Il y en a toujours autant. [...] de containers vides et en équilibre instable.
Travaille et crève La machine à broyer les cartons est vétuste,
Si policier est un métier dangereux – 12 tués défectueuse. La CGT l’a signalé à maintes reprises
en 1999 –, être ouvrier, c’est bien pire… 67 collègues à la commission Hygiène et Sécurité. En vain.
de la métallurgie sont morts cette même cuvée 1999. Ce vendredi soir, le 23 novembre 2001, les trois
Et toutes professions confondues, 627 personnes systèmes de sécurité n’ont pas fonctionné.
sont décédées au travail cette année-là. Rachid s’est fait avaler puis déchiqueter
À Sochaux, en septembre 1995, c’est Joseph par le monstre. Tout le monde est choqué, scandalisé
qui est mort sur la chaîne de Peinture. En décembre par cet accident atroce. [...]
de la même année, c’est Yvon, à Habillage-Caisses.
Sans parler des deux ouvriers qui seront transpercés
Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance
par un câble de 6 000 volts en septembre 2000… et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage
Piste d’essai de Belchamp, février 1991. Jean-Jacques de Peugeot (1972 – 2003), édition revue et augmentée,
devait remettre les clés du véhicule essayé à la fin Marseille, Agone, 2006 [1re éd. 1990].

101
Nicolas Hatzfeld

polyvalents40. Dans tel ou tel cas, il est décidé de réta- mentent les rapports annuels d’activité que les méde-
blir des postes doubles41 en attendant que des solu- cins du travail présentent au Comité, comme le montre
tions techniques soient trouvées. Ces modifications de cet échange46 :
procédé, la plupart du temps par introduction d’équi-
pements de manutention appelés manipulateurs, se « T. : Demande si une étude sur la MP 5747 a été
réalisée.
diffusent peu à peu malgré leur coût. En 1997, une
Docteur M. : Le tableau de la MP 57 est vaste et
demande syndicale de réunion extraordinaire débouche difficile à cerner. Je préfère parler des troubles
sur l’examen précis42 de six postes particulièrement musculo-squelettiques (TMS). On ne peut pas
pénibles par les poids manipulés ou les contorsions dire avec précision quel facteur déclenche une
exigées43, examen effectué selon les cas par un grou- TMS. C’est un problème complexe.
T. : Page 67, on constate une augmentation des
pe de travail créé à cet effet, par l’affectation d’un tech-
TMS de 4,5 % en un an.
nicien stagiaire ou la mobilisation des services des Dr M. : J’ai fait une étude sur l’évolution des TMS
méthodes de l’atelier. Pour ces postes ainsi distingués, depuis 1995 dans mon secteur. Il faut tenir compte
les recherches de solution, étalées sur un an et demi, des variations de cadences, des déménagements,
sont suivies par le comité. Elles se traduisent par l’ac- des aides [manipulateurs]. Pour le projet [de futur
quisition de manipulateurs ou d’un nouveau type de modèle], on essaie de prévenir les risques. En
1999, la courbe des TMS a été en augmentation
container, la partition d’un équipement de la voiture
au début de l’année, puis on a constaté une baisse.
au poids excessif ou, de façon moins brillante, par la T. : Cette étude permet de tirer la sonnette
suggestion de faire tourner les ouvriers sur un poste d’alarme.
inchangé. Mais déjà, une nouvelle réunion extraordi- Dr M. : Oui, mais je n’ai pas de diagnostic précis.
naire est demandée pour examiner deux nouveaux On ne peut pas dire qu’un geste précis entraîne une
telle pathologie.
postes pénibles créés lors du lancement d’un nouveau
T. : Nous tenons à féliciter le corps médical pour
véhicule44. le travail accompli. »

Les TMS, syndrome d’une organisation Deux ans plus tard, le médecin semble plus inquiet48 :
discutée
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« Dr M. : Indique que le personnel MOCR [main
d’œuvre à capacité restreinte] doit être pris en
Au-delà des restrictions médicales, les maladies périar-
charge, qu’il n’y en a pas en ligne, il faut un reclas-
ticulaires prennent place dans la vie des ateliers. Étu- sement professionnel. Il précise que plus de 30 %
diées explicitement depuis le début des années 1990 des arrêts maladie sont dus à des TMS ; que 56
par certains médecins de l’usine, elles sont prises en nouveaux cas de maladie professionnelle sont
considération peu après par les partenaires sociaux. apparus ; que l’ergonome ne peut pas réduire les
TMS et que la Direction doit avoir une politique
En 1996, la CGT en fait état publiquement : « Nous
plus ambitieuse en matière de conditions de
constatons que les maladies professionnelles sont en travail. »
hausse importante. Elles sont le résultat concret des
12 % à 13 % de gains de productivité que Calvet En 2003, l’inquiétude persiste, prudente dans les ana-
continue à imposer aux salariés qui ont déjà des condi- lyses et notée de façon lapidaire49 :
tions de travail très pénibles. En 1995 elles étaient de
73, contre 54 en 1994. 65 sont dues aux affections « Dr M. : Fait les remarques suivantes. Une part des
péri-articulaires qui découlent du travail répétitif TMS se retrouve dans les arrêts maladie d’au
moins 15 jours. Les TMS sont en augmentation.
auquel plus de 5 700 personnes sont soumises45 ». Les
L’analyse des causes des TMS est complexe. Il ne
représentants ouvriers aux CHSCT s’enquièrent de faut pas globaliser. Les TMS sont le reflet du vécu
l’évolution du tableau des maladies professionnelles, des conditions de travail. Il faut revoir l’organi-
demandent des précisions sur les cas déclarés, com- sation du travail. C’est un éternel ajustement. »

40. S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la d’une recherche de terrain effectuée en 47. Le tableau 57 des maladies profes- ders. Voir Annette Leclerc et al., « La situa-
condition ouvrière, op. cit., p. 48-54. 1996. Voir Jean-Pierre Durand et Nicolas sionnelles regroupe depuis 1991 les tion épidémiologique des troubles musculo-
41. Un poste double comporte deux fois Hatzfeld, La Chaîne et le réseau. Peugeot- maladies périarticulaires des mains, bras, squelettiques : des définitions et des
plus de travail, mais deux ouvriers y sont Sochaux, ambiances d’intérieur, Lausanne, épaules et jambes : tendinites, syndrome méthodes différentes, mais un même
affectés, ce qui divise par deux, par éditions Page2, 2002, p. 44-45. du canal carpien, épaule enraidie, etc. Ces constat », Bulletin épidémiologique hebdo-
exemple, les inconvénients d’un poids 44. 3 mars 1998, réunion extraordinaire maladies sont communément appelées madaire, 44-45, 15 novembre 2005,
important. CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. troubles musculo-squelettiques, suivant un p. 218.
42. 10 février 1997, réunion extraordinaire 45. 24 avril 1996, déclaration des élus intitulé d’origine américaine. D’autres 48. 20 mars 2002, réunion ordinaire,
du CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. CGT concernant la demande de ristourne dénominations, venues d’Amérique du nord, CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.
43. Parmi ces postes est évoqué celui de par Automobiles Peugeot. mettent explicitement en cause le travail, 49. 26 Mars 2003, réunion ordinaire du
la mise en place des pédaliers, qui était 46. 29 mars 2000, réunion ordinaire, telles celle d’occupational overuse syndrome, CHSCT Montage / Préparation et divers.
apparu comme un des plus pénibles lors CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. ou de work related musculo-skelettal disor-

102
Ergonomie, productivité et usure au travail

Dans la même réunion, ce médecin et son collègue vité, plus le patron fait des engagements de postes sup-
invitent à se garder des raisonnement simplistes. Ainsi, plémentaires (charges de poste)52 ». Le dialogue est
des ateliers comportant des tâches répétées avec temps classique sur le sujet, où les représentants ouvriers ten-
de cycle très courts, de l’ordre de 20 secondes, ne sont dent à lier productivité et intensification du travail tan-
pas ceux où se retrouvent le plus de tendinites. Quoi dis que la direction s’emploie à les dissocier : « M. : J’en
qu’il en soit, les chapitres TMS dans ces rapports d’ac- reviens aux variations de production. Il faut s’arrêter
tivité ou dans les bilans sociaux, ainsi que les débats avec les gains de productivité. – Président : Surtout
qui les suivent, témoignent de l’attention portée à ce pas. On ne dépasse pas la charge [de travail] autori-
problème au sein de l’usine. sée53 ». Le thème revient à l’occasion d’un changement
Dès le début des années 1990, certains médecins d’organisation54 :
se sont impliqués dans la conception du travail en par-
ticipant à l’étude des futurs véhicules afin de prévenir « K. : Depuis le lancement de la 3e équipe de nuit
les erreurs d’organisation, souvent difficiles à corriger. (…), on assiste à une déterioration sans précé-
dent des conditions de travail et de vie (…). On
Ils font ainsi « des observations sur les gestualités opé-
est arrivé à la limite de ce qu’on peut appeler
ratoires, en particulier celles qui paraissent présenter travailler et à la limite de l’acceptable. Travailler
des risques de TMS50 ». Ils s’estiment porteurs au pre- dans ces conditions relève de l’exploit ou plutôt
mier chef des préoccupations ergonomiques, comme d’une époque révolue. Par le passé, il y avait trois
le montre la rédaction, à destination de la direction, moniteurs sur chaque brin et plusieurs polyva-
lents remplaçants. Aujourd’hui, on tourne avec
d’un document intitulé « UCS / HC : quels éléments de
un seul moniteur pour toute la ligne. Personne ne
stratégie ergonomique ? » qui formalise quelques objec- peut nous remplacer pour aller à l’infirmerie ou aux
tifs ergonomiques adaptés au personnel de fabrication. toilettes. Les ouvriers ne peuvent continuer à
Fréquemment, les représentants ouvriers sollicitent travailler dans ces conditions. Nous demandons à
leur arbitrage au cours de controverses sur l’ergono- la Direction de nous donner les moyens de faire
mie d’un poste, ou sur l’extension du travail de nuit, notre travail dans les meilleures conditions
(humaine et psychologique) on est au bord de la
ou encore sur des décisions de reprise du travail éma-
révolte. Pour toutes ces raisons et bien d’autres,
nant des médecins conseils de la Sécurité sociale et les élus CGT au CHSCT demandent une réunion
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considérés comme injustes. À côté des médecins, le extraordinaire, car la vie des salariés est en jeu. »
rôle des ergonomes se renforce. Après la création d’une
cellule ergonomique en 199551, des ergonomes sont Les représentants ouvriers ne se contentent pas de pro-
recrutés et chargés d’influer sur la conception et la tester. Certains établissent un lien entre la santé et les
mise en œuvre de l’organisation du travail. Ils s’ins- cadences et mettent celles-ci en cause dans l’accrois-
crivent toutefois dans des logiques de gains de pro- sement du nombre de restrictions médicales55. Plus
ductivité vivement controversées au sein des CHSCT. finement, des interventions rattachent les gains de pro-
ductivité aux progrès réalisés en matière d’ergonomie,
Productivité, externalisation : des choix surmontant le dilemme ordinaire entre amélioration
et dégradation des conditions de travail. « J’ai conscien-
industriels mis en cause
ce que la Direction prend en compte les soucis d’amé-
À plusieurs reprises, la discussion dans les réunions lioration », dit une représentante de la CGT qui ajou-
du comité porte sur la productivité et les cadences de te : « Les trois-quarts du temps, il est prouvé que
travail. De façon classique, des interventions syndi- lorsque l’on gagne en posture, il y a une dégradation
cales mettent en cause la vitesse de chaîne, qu’elles due à la répétitivité. Il faut ajouter les 12 % de pro-
affirment non-conforme aux chiffres affichés et aux ductivité par an56 ». Le raisonnement est précisé par
temps de montage établis pour les ouvriers, ou bien des questions récurrentes sur les effets d’une réduc-
s’en prennent aux gains de productivité, qu’elles lient tion de la durée des opérations en chaîne : « M. :
à une augmentation de la charge de travail : « K. : Demande si le passage à 1 cycle d’une mn environ a
Quand un pari [une suggestion] est fait par un ouvrier une influence sur l’apparition de TMS sur du person-
pour supprimer un poste, il faut être vigilant. nel jeune57 ». Si les médecins ne confirment pas les
Suppression d’un poste égale charges de travail qui inquiétudes sur ce point, comme on l’a vu plus haut,
augmentent. (…) Plus on fait des efforts de producti- certains rejoignent parfois ce point de vue critique

50. 27 juin 1996, réunion ordinaire CHSCT pratiquées selon des formes qui varient, ne Les Gens d’usine, op. cit., p. 99-104. 55. Ibid.
UCS / US / Habillage Caisse. représentent qu’une faible minorité des gains 53. 22 mars 2001, réunion ordinaire CHSCT 56. 17 avril 1998, réunion extraordinaire
51. 19 décembre 1995, réunion ordinaire techniques de productivité et ont en grande UCS / US Montage / Habillage Caisse. CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.
CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. partie la fonction de construire un assenti- 54. 27 avril 2001, réunion extraordinaire 57. 20 mars 2002, réunion ordinaire
52. En réalité, les suggestions ouvrières, ment large sur ce sujet. Voir N. Hatzfeld, CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.

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Nicolas Hatzfeld

porté sur les progrès ergonomiques : « Docteur M. : 1997 le traitement des emballages usagés dans l’en-
L’aménagement dimensionnel des postes et de leur ceinte même de l’usine : outre le reclassement du per-
environnement se poursuivent. Cependant les progrès sonnel, ils s’inquiètent des conditions de sécurité du
ergonomiques obtenus sont rapidement remis en ques- travail dans ce nouveau cadre62. Certains provoquent,
tion face aux remaniements des postes liés aux gains en déposant un « droit d’alerte » en 1998 et en 2000,
réalisés sur les temps des gammes de travail58 ». Le des discussions sur l’insécurité dans laquelle travaillent
même médecin fait état d’une recherche effectuée sur les salariés de cette entreprise juridiquement extérieure
« l’impact des efforts ergonomiques sur les TMS en et œuvrant dans des ateliers sochaliens. Mais une fois
atelier de montage ». S’il se refuse à tout manichéis- encore, le président du comité fait état du statut indé-
me, ses doutes n’en sont pas moins réels sur le lien pendant de l’entreprise sous-traitante, tout en men-
entre la réduction d’amplitude des efforts et gestes tionnant l’existence d’un CHSCT propre à celle-ci et
ouvriers, et les effets néfastes résultant de la répétition l’attention de l’inspecteur du travail au problème.
resserrée qui l’accompagne. La tendance longue de Lorsqu’un accident survient le 23 novembre 2001 coû-
l’évolution du travail, par laquelle l’intensification se tant la vie à Rachid Sebbar, salarié de cette entrepri-
définit par un resserrement des espaces et de l’activi- se, une réunion immédiate du comité fait état du « choc
té ainsi que par une densification du temps, plutôt que émotionnel intense parmi l’ensemble du personnel
par une accélération des rythmes59, inquiète les repré- Écospace et PSA63 ». Avec la participation de l’ins-
sentants ouvriers et ne rassure pas les médecins. pecteur du travail, les débats roulent sur les liens entre
Par ailleurs, les membres ouvriers du CHSCT s’alar- les salariés des deux entités, sur le caractère prévisible
ment de décisions d’externalisation de fabrications, de l’accident, au regard des irrégularités commises par
qui dissocient l’organisation de la production et le sta- Écospace en matière de sécurité et des alertes anté-
tut d’entreprise. Depuis les années 1980 en effet, s’ap- rieures. L’inspecteur relève la responsabilité manifes-
puyant sur les progrès de l’informatique industrielle, te de cette entreprise tout en estimant justifié un droit
le site PSA a développé l’externalisation juridique d’une de regard et un lien moral de PSA avec ses sous-trai-
part croissante de ses activités, confiées à des entre- tants. Le moment n’est pas aux accusations, mais les
prises sous-traitantes situées aux alentours voire dans modalités d’externalisation sont nettement mis en
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des bâtiments du site sochalien. Elle dispose ainsi, mais cause. Dix jours plus tard, Le Monde fera état de fautes
sous d’autres noms, de rémunérations plus faibles, graves à l’origine de l’accident, du manque d’instances
d’emplois moins garantis, de contraintes accentuées de prévention dans cette entreprise64 et du caractère
sur le travail60. Les syndicalistes soulèvent le problè- dangereux du système de sous-traitance.
me dans la coordination aussi bien que dans les comi-
tés proprement dits, tant celui-ci leur semble lourd de L’étude des documents produits par le CHSCT des
menaces de dégradation des conditions de travail pour ateliers de montage à Peugeot-Sochaux fait ressortir
les salariés des entreprises sous-traitantes. Soulignant plusieurs éléments. À ce premier niveau de déléga-
les dangers accrus que courent ces salariés, ils s’in- tion, les représentants ouvriers, syndicalistes de dif-
quiètent de voir des sous-traitances en cascade qui férents bords, font preuve d’une grande attention aux
dégradent les mesures de prévention et diluent les res- questions de travail. Entrant en fonction sans la for-
ponsabilités en cas d’accident. Ils demandent que les mation technique et institutionnelle appropriée, ils
Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de s’attachent à l’acquérir et l’on voit au fil du temps
travail de PSA participent aux enquêtes après accident leurs interventions se faire moins approximatives,
dans ces entreprises61. Tout en faisant état de concer- plus pertinentes. Le renforcement du rôle dévolu par
tation avec celles-ci, le président refuse une telle ingé- l’État à cet organisme accentue le poids de l’activité
rence. Au CHSCT de Carrosserie, des représentants qui s’y mène. Enfin, pour les syndicalistes, le comité
ouvriers expriment le même souci lors du transfert des est autant un levier pour le déploiement public de
activités de câblage vers un atelier extérieur à l’entre- thèmes de sensibilisation des salariés qu’un lieu pro-
prise et s’interrogent en particulier sur les reclasse- prement dit de l’action, qu’elle soit une protestation,
ments d’ouvrières. Ils font preuve de grandes réserves une interpellation des divers partenaires ou une négo-
lorsqu’une entreprise, Écospace, se voit confier en ciation avec eux.

58. Rapport du Docteur M. Annexe au PV du travail, 46, 2004, p. 291-307. compté, Paris, La Découverte, 2005. naire CHSCT UCS / US / Habillage Caisse.
de réunion ordinaire du 19 décembre 2003, 60. Armelle Gorgeu et René Mathieu, 61. 19 décembre 2000, réunion ordinaire 63. 26 Novembre 2001, réunion extraor-
CHSCT UCS / US / Habillage Caisse. « L’obsession du flux tendu : les usines de la Coordination des CHSCT ; 12 octobre dinaire du CHSCT Montage / Préparation.
59. Nicolas Hatzfeld, « L'intensification du d’équipement automobile des parcs indus- 2001, réunion extraordinaire de la 64. Michel Delbergue, « Chronique ordinaire
travail en débat. Ethnographie et histoire aux triels fournisseurs », in Danièle Linhart et Coordination des CHSCT. d’un abominable accident du travail », Le
chaînes de Peugeot-Sochaux », Sociologie Aimée Moutet (dir.), Le Travail nous est 62. 27 octobre 1997, réunion extraordi- Monde, 5 décembre 2001.

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Ergonomie, productivité et usure au travail

Une grande partie des interventions rapportées ici por- les plus pénibles à des jeunes. La discrimination, dont
tent sur les transformations techniques d’installation, les débats témoignent à plusieurs reprises, contre les
de mode d’organisation voire de procédé de travail, jeunes, intérimaires ou non, renvoie en grande partie
transformations qui modifient ou bousculent les au souci ouvrier de réinscrire les questions d’organi-
repères pratiques et suscitent l’inquiétude ouvrière. sation dans la temporalité plus ample des parcours
Fait nouveau, divers partenaires relient de plus en plus professionnels.
nettement deux faces de la modernisation industriel- Les débats entre partenaires du travail dans l’usi-
le : les améliorations ergonomiques et le resserrement ne de Sochaux illustrent un trouble ouvrier qui, pour
des cycles de travail et des marges d’autonomie65. La important qu’il soit, ne doit pas être pris pour une
prise en compte de cette ambivalence fait peut-être démission et n’empêche pas une adaptation à certains
l’originalité des dernières années dans la critique changements de fond qui affectent les ateliers. Faut-il
ouvrière de l’organisation du travail, longtemps écar- pour autant généraliser cette relative réactivité syndi-
telée entre la dénonciation des rythmes accélérés et le cale à l’ensemble du monde du travail ? Avant cela, il
soutien à l’amélioration des conditions de travail au convient de se rappeler les particularités de cet espa-
vu des critères ergonomiques. Par ailleurs, les enjeux ce sochalien, dont la visibilité et la sophistication ins-
d’organisation sont rapportés la plupart du temps aux titutionnelle ne sauraient représenter le standard actuel.
évolutions inédites de l’emploi et aux grippages de tra- Ailleurs, par exemple autour du site de PSA et même
jectoire, d’autant plus menaçants que la vie profes- en son sein, d’autres entreprises mettent en œuvre des
sionnelle risque de se voir rallongée. La perspective relations salariales beaucoup plus brutales. À ce titre,
de ne pouvoir échapper à la chaîne aiguise la sensibi- l’externalisation juridique d’ateliers et de services étroi-
lité aux rationalisations évoquées plus haut. Pour tement intégrés dans le système de fabrication est un
échapper au piège, les ouvriers usés et leurs représen- des principaux défis auxquels les organisations de sala-
tants font feu de tout bois, cherchant à atténuer les riés ont à faire face pour réadapter leurs modes d’ac-
cadences aussi bien qu’à en faire supporter les effets tion aux transformations des domaines du travail.
© Le Seuil | Téléchargé le 13/06/2022 sur www.cairn.info via Université de Lille - Sciences Po Lille (IP: 194.254.129.28)

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65. Des débats antérieurs en CHS ou de CHSCT portaient au cours des années 1970 sur l’amélioration des conditions de travail et ses limites, ou sur une vague d’intensifica-
tion du travail intervenue au début des années 1980, mais sans articuler les deux comme c’est ici le cas (N. Hatzfeld, Les Gens d’usine…, op. cit.).

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