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À QUI PROFITENT LES VIGNETTES CLINIQUES ?

Guy Le Gaufey

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EDK, Groupe EDP Sciences | « Psychologie Clinique »

2017/2 n° 44 | pages 124 à 132


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ISSN 1145-1882
ISBN 9782759822089
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-2017-2-page-124.htm
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Pour citer cet article :


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Guy Le Gaufey, « À qui profitent les vignettes cliniques ? », Psychologie Clinique
2017/2 (n° 44), p. 124-132.
DOI 10.1051/psyc/201744124
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124 [ psychologie clinique no44 2017/2

À qui profitent les vignettes

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cliniques ?
[ Guy Le Gaufey
[1]
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Résumé
L’abondance des vignettes dites « cliniques » dans la transmission actuelle de la psychanalyse fait
problème. Il est facile de les justifier dans l’enseignement de la psychologie clinique et la psycho-
pathologie, mais elles constituent un obstacle et une menace pour une juste appréciation de la
pratique analytique, dans son rapport au transfert.
Mots clés
Analyse profane ; situation analytique ; vignette clinique.
Summary
The profusion of clinical vignettes in the transmission of psychoanalysis today is very problematic.
It is very easy to justify them in the teaching of clinical psychology or psychopathology, but they
constitute a hindrance and a threat for a right valuation of analytical practice, in its relationship
to transference.
Key words
Analytical situation ; clinical vignette ; lay analysis.

Introduction : us et abus des vignettes cliniques

Mis à contribution pour ce numéro, je placerai mon propos sous la haute autorité
de Théodore Adorno, qui avait su dire, après-guerre : « De la psychanalyse, rien n’est
vrai, hormis les exagérations » (Adorno, 1951, p. 63).
Je vais en effet certainement exagérer sur certains points, mais au moment de pré-
parer ma contribution à la Journée, j’ai été pris d’un mouvement d’humeur. Je reve-
nais d’un congrès où l’on m’avait gentiment invité, à Montevideo, un congrès de l’IPA,
tout lacanien que je sois, et où l’on m’avait invité à parler de la problématique du cas,
de ce que j’avais déjà fait et écrit à ce sujet. Or en suivant l’intégralité du congrès,
j’avais assisté à un déluge, une avalanche, de vignettes cliniques. Il n’y avait pratique-
ment pas d’exposés qui n’en balancent une, deux, voire trois, le comble étant atteint
quand une plus ou moins jeune analyste avait rapporté pendant une demi-heure,
supposément verbatim, une petite volée de séances : la patiente s’appelait Morela, et
ça donnait : « Morela : tatatatatata... », « Analyste : tatatata... », « Morela : tatatata... »,
pendant une demi-heure. C’était assez pénible à supporter, puisqu’évidemment, dans

[1] Psychanalyste, Paris, glg12@wanadoo.fr

Article disponible sur le site http://www.psycho-clinique.org ou https://doi.org/10.1051/psyc/201744124


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ce faux verbatim, la conférencière-analyste n’avait pas manqué d’aménager des effets


de style.

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La salle souriait, voire riait, ce qui était peu supportable ; mais le pire advint
lorsqu’une personne dont je ne comprenais pas jusque-là ce qu’elle faisait à la tri-
bune prit la parole. C’était la didacticienne, et elle interpréta doctement le « cas »
qui, bien entendu, souffrait d’un « défaut de symbolisation », ce qui expliquait son
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« arrogance », etc. C’était le comble de ce qu’on peut faire en guise de vignette cli-
nique : faire du patient un rat de laboratoire, sans même aucun savoir scientifique
un tant soit peu novateur à la clef.
Et donc, tout en lisant l’excellent texte d’introduction à la Journée, de Guénaël
Visentini, je me disais qu’on allait discuter doctement de la narrativité, de la
construction en analyse, de la fabrique du cas et que, pendant ce temps, à gauche
et à droite, dans les universités, mais tout autant dans les écoles et associations de
psychanalystes, on continuerait à déverser quelques tonnes de vignettes cliniques.
Si donc vous êtes de celles et ceux qui aiment les vignettes cliniques, j’espère vous
mettre quelques bâtons dans les roues, et inhiber autant qu’il m’est possible, à tout
le moins compliquer la production à venir des vignettes cliniques, qui pullulent
tous azimuts.

Il n’y a pas de « clinique psychanalytique »

Ce que je reproche aux vignettes cliniques, ce n’est pas qu’elles soient des vignettes ;
après tout, la longueur importe assez peu quand c’est bien fait. Ce que je leur
reproche, c’est d’arborer, d’étaler ce qualificatif de clinique. Je ne pense pas que les
vignettes cliniques soient cliniques le moins du monde. Et c’est là-dessus que je vais
d’abord m’expliquer pour vous exposer quelques difficultés inhérentes à la posture
du psychanalyste.
Si l’on m’avait invité à parler de vignettes cliniques en psychologie clinique, je ne
serais pas venu. Je n’ai rien à en dire dans un tel cadre. C’est normal que le savoir
psychopathologique s’accompagne d’exemples. Je suis moi-même psychologue cli-
nicien, j’ai fini par avoir ce diplôme à travers je ne sais combien d’équivalences,
parce que j’avais surtout fait autre chose auparavant, mais je n’ai pas honte de ma
profession officielle ; j’ai mon diplôme d’État qui n’est pas de psychanalyste, bien
sûr – puisque n’existe rien de tel – mais de psychologue. Profession du père : psy-
chologue clinicien. Un peu comme Jean Oury se disait psychiatre, et il avait bien
raison. Il disait d’ailleurs très joliment : « l’analyse est un second métier ».
J’aimerais néanmoins vous convaincre que l’expression clinique analytique, sans être
un oxymoron, est une appellation problématique. Vous êtes pour la plupart un peu
trop jeunes pour savoir cela, mais dans les années soixante-dix, clinique analytique,
l’expression existait, mais franchement, ça ne battait pas le haut du pavé. On l’enten-
dait, mais ça n’avait rien d’intimidant. Ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt
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et surtout quatre-vingt-dix, que l’expression clinique analytique a fait florès, ainsi


que les revues du même nom. Tout le monde s’y est mis, et personne n’a eu l’idée

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de questionner une telle expression dès lors qu’elle s’inscrivait aussi fortement dans
la langue. Ça semblait se résumer à un changement d’adjectif : clinique médicale,
clinique psychiatrique, clinique analytique, clinique sociologique, clinique ceci, cli-
nique cela. On pouvait croire qu’il suffisait de changer d’adjectif pour changer
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d’objet, comme s’il y avait, de fait, de la clinique de n’importe quoi.


Or, le fameux regard clinique – je vais en parler en évoquant Foucault dans quelques
instants – le regard clinique qui sait voir ou écouter en suspendant toutes les théories
qui embuent l’esprit, ce regard qui voit le signe tel qu’en lui-même il se présente,
disons, dans la nature, il n’est pas apparu au XIXe siècle avec la naissance de la cli-
nique médicale. Il a été mis en place au XVIIIe siècle, comme un idéal chez l’obser-
vateur scientifique. C’est un français, Nollet, qui l’a, le premier, brossé magistrale-
ment. Les historiens des sciences et des techniques le connaissent bien ; il fut un
grand expérimentateur et a fabriqué des tas de machines pour établir un certain
nombre de propriétés physiques (Torlais, 1954). Il a su d’emblée décrire l’ascèse qui
doit être celle de l’observateur scientifique, celui qui doit savoir mettre de côté toutes
les théories plus ou moins enfumées qu’il a dans le cerveau, pour voir et écouter
très exactement ce qu’il a devant les yeux ou dans les oreilles, et faire d’abord
confiance à ses perceptions.
Lorsque la clinique médicale s’est mise en place au XIXe siècle, elle a naturellement
hérité de cela, et cela se poursuit encore de nos jours : lorsque vous trouvez sous la
plume d’un Freud ou dans un séminaire de Lacan que l’analyste se doit de suspendre
son savoir, et recevoir son patient comme s’il n’avait rien appris précédemment, c’est
là la reconduction de cet idéal du siècle des Lumières, que je ne critique pas, c’est
très bien venu, mais ça ne suffit absolument pas à localiser, authentifier quelque
chose qui s’appellerait la clinique.
Qu’est-ce donc qui m’amène à penser que l’expression clinique analytique est pro-
blématique, puisqu’il est clair que je ne vais pas arriver à enrayer l’usage reçu du
terme ? Je fais même parfois semblant de croire que je comprends ce qu’on veut
dire par là. Mais, si vous vous intéressez à la clinique médicale telle que Foucault
en a rendu compte dans la Naissance de la clinique (Foucault, 1963), vous verrez qu’il
a dégagé ce que j’appellerais volontiers un « tripode sémiotique ». Car cette affaire a
trois pieds ; il y a d’abord le lieu de production des signes – Foucault salue à ce
propos le fait que l’hôpital permet de les rassembler en bloc, d’avoir affaire à un
paquet de signes. Il y a donc ce lieu où les signes de la maladie sont produits natu-
rellement, ils existent, ils sont là ; il faut et il suffit presque de s’y rendre attentif. Il
y a ensuite, deuxième point, celui qu’on devrait appeler le chef de clinique, c’est une
appellation reçue en France ; c’est lui qui est censé suspendre le savoir qui est le
sien pour, toujours en répondant aux idéaux de l’observateur scientifique, bien voir
et bien entendre ce qui est là, hors toute théorie. Donc les signes se présentent à
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lui aussi nus qu’Adam et Ève avant la chute ; ils ne sont chargés d’aucun savoir, ils
sont là dans leur pure apparence phénoménologique, sous l’œil de ce chef de cli-

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nique. Mais celui-ci n’est pas seul ; il est assisté de ceux qui ont appris la théorie et
qui sont censés, eux, avoir lu pas mal de livres, avoir passé leurs examens, mais dont
on soupçonne qu’ils ne savent pas encore bien discerner les bons signes. Le chef
de clinique est celui qui va leur apprendre à discerner ce qui, dans leur savoir théo-
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rique, est le cas.


Foucault a, à cet endroit, une formule excellente que je tiens à souligner ici, il parle
de l’expérience médicale : « elle n’est plus partagée, dit-il, entre celui qui sait et celui
qui ignore. Elle est faite solidairement par celui qui dévoile et ceux devant qui on
dévoile ». Voilà les trois pieds du tripode : les signes, le clinicien, les apprentis clini-
ciens, ou encore : le malade (qui se tait, il n’est que le lieu de production des signes),
les cliniciens en herbe, et le clinicien en épis.
Sauf que la clinique dite analytique, comme l’a rappelé Alain Vanier lors de cette
Journée, n’est jamais qu’une clinique par ouï-dire. Il lui manquera toujours le troi-
sième pied : nous n’aurons pas la production naturelle des signes sur lesquels on
pourrait dire « ah oui », « ah non », « je ne le vois pas comme ça, moi ». Et c’est ce
qui impose de faire une différence nette entre le cas qu’on dit psychanalytique, le
récit de cas qui ne repose que sur un témoignage, et les monographies psychiatriques
qui se basent, au moins en partie, sur des documents publics. À cet égard, Jean
Allouch a pu écrire Marguerite ou l’Aimée de Lacan (Allouch, 1990) ; c’est un livre
remarquable, mais il a eu recours à des documents officiels, des dossiers, un état
civil qu’il est allé revisiter, c’est ouvert à tout le monde. On est là dans un cas de
figure qui n’est absolument pas celui du cas dit analytique où quelqu’un – en général
c’est plutôt l’analyste mais maintenant, il arrive aussi que ce soit le patient – dit « je
vais vous raconter ce qui s’est passé ».
Lorsque, invité par Laurie Laufer à son séminaire à Paris 7 sur « Le cas », j’avais fait
un premier exposé sur cette question, je m’étais armé d’une remarque ironique,
sarcastique, d’un analyste américain qui s’appelle David Shakow, lequel, à propos
de ce genre de transmission, disait : « Aimez, chérissez, respectez l’analyste, mais
pour l’amour du ciel (for God’ sake), ne vous fiez pas à lui ! ». Voilà une sage précau-
tion. Ce n’est pas que l’analyste soit forcément malhonnête, mais puisqu’avec le cas
il s’agit de présentation publique, les exigences narcissiques sont telles que quand
même... il faudrait peut-être en tenir compte et rectifier le tir, non ? Mais d’où et
comment ?
J’espère que vous commencez d’apercevoir qu’au niveau même de l’appellation de
clinique analytique, il y a un problème, et j’aimerais beaucoup que vous le partagiez
avec moi. Imaginez seulement un chef de clinique médicale qui dirait à ses externes :
« Bon, écoutez, je ne vous montre rien, ce n’est pas la peine, contentez-vous de me
croire : les fièvres typhoïdes, c’est comme ça et pas autrement ». On dirait : ça, ce
n’est pas de la clinique, quand même !
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Faire groupe autour de la vignette

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Il me reste maintenant à vous faire remarquer qu’une des conséquences de tous ces
discours cliniques, qu’ils soient vignettisés ou plus développés, revient à renforcer
quelque chose que je n’ai pas su voir au début, quand l’expression clinique analy-
tique a eu beaucoup de succès : il s’agit du groupe des cliniciens. Puisqu’on est plus
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ou moins admis dans les groupes cliniques, il s’avère qu’il y a une étape à franchir
pour être intégré, un passage de frontière, en partie justifié par les impératifs éthi-
ques et de confidentialité. La preuve de l’importance de ce passage : les écoles, les
instituts, les associations le surveillent de très près. Par exemple à l’Institut, vous
êtes admis au contrôle ou pas ; si vous n’êtes pas admis, vous repassez l’an prochain,
plus tard ou jamais. Donc ce défaut d’un pied du tripode dans la clinique analytique
a pour conséquence directe et imprévue de renforcer la clôture du groupe des cli-
niciens. De fait, ça règle pratiquement (mais silencieusement) un problème fort
complexe sur le plan de la transmission de la psychanalyse, à savoir qu’il est extrê-
mement difficile de savoir qui est analyste, puisque ce n’est pas une profession.
J’espère que vous en êtes déjà un peu convaincus, sinon la démonstration risque de
prendre pas mal de temps. C’est un métier, certes, mais ce n’est pas une profession.
Pourquoi ? Par exemple, je peux savoir si je veux qui est psychologue clinicien, ou
architecte, ou médecin, c’est un diplôme d’État. Donc on l’a ou on ne l’a pas, il est
facile de savoir qui emploie en toute légitimité une telle appellation, qu’il ou elle le
fasse bien ou mal. Mais puisqu’il n’y a pas de diplôme d’État d’analyste, je ne peux
pas savoir qui est analyste et qui ne l’est pas. Psychothérapeute, désormais on peut
presque le savoir (encore que !), mais ça continue de ne pas pouvoir se confondre
avec psychanalyste, pour des raisons complexes et cependant limpides (il suffit de
prêter attention aux désinences des termes en question).
Permettez-moi sur ce point de me lancer dans une petite anecdote historique : en
1987, Serge Leclaire s’était saisi d’un problème permanent, qui est celui des « ni-ni »,
ni médecin ni psychologue, et néanmoins analyste, lesquels étaient ennuyés par le
fisc qui leur réclamait de payer la TVA, contrairement aux médecins et aux psycho-
logues qui n’avaient pas à le faire. Il a donc lancé l’idée d’un ordre des psychanalystes
qui aurait son mot à dire dans l’affaire (Leclaire, 1989). Il proposait de créer cet ordre
des psychanalystes comme une interface, c’était son mot, entre l’État et la profession.
Et je lui avais dit : l’État, oui, on l’a, l’interface on peut peut-être le construire, mais
la profession on ne l’aura jamais, sauf si tu milites en faveur d’un diplôme d’état de
psychanalyste, auquel cas on saura qui l’est et qui ne l’est pas, et à partir de là, il ne
sera pas trop difficile de mettre sur pied un ordre, pourquoi pas ? Or je savais bien
qu’il n’était en rien favorable à la création d’un tel diplôme d’État. Et à partir de là,
le projet devenait inconsistant. Pendant les dix ans qui ont suivi, j’avais des amis à
l’APUI (Association Pour Une Instance tierce des psychanalystes), et je leur disais :
« Ça n’aura pas lieu, vous ne pourrez pas avoir ça », et toujours ils me disaient, « non,
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tu vas trop vite, c’est plus compliqué ». Ce n’était pas compliqué du tout, ils n’avaient
aucune chance de le faire, et comme je n’arrivais pas à les convaincre, j’ai écrit un

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livre entier avec pour titre Anatomie de la troisième personne, pour étudier les rapports
de l’analyste et du pouvoir d’État, et pour démontrer que ces deux-là ne pouvaient
pas s’entendre, au sens fort du terme.
Si vous avez souvenir du texte de Freud qui a pour titre La question de l’analyste profane,
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c’est exactement cette histoire-là. Freud se donne ce qu’il appelle un interlocuteur


impartial, un parfait commis de l’État, sympathique, qui est prêt à tout accepter : le
transfert ? Ah très bien... la résistance ? Ah la résistance... Le symptôme, très intéres-
sant ! Ah le rêve ! Mais à chaque fois, il finit par dire à Freud : d’accord, mais en vérité,
qu’est-ce que vous voulez faire exactement avec vos patients ? Les guérir, évidem-
ment ! Et Freud sans arrêt déplace la question jusqu’au moment où il disqualifie l’État
et l’agent intelligent et sympathique de l’État pour ce qui est d’apprécier ce que veulent
faire les psychanalystes et qui, selon la logique d’État, permettrait de les reconnaître en
affichant leur finalité officielle. À la première page de ce texte, Freud a en effet précisé
la donne en écrivant : « La “situation analytique” ne supporte pas de tiers » (Freud,
1926, p. 8). « Die analytische Situation verträgt keinen Dritten ». Dritten, c’est la Dritte
Person du mot d’esprit, mais Freud ne dit pas person, il dit « ne supporte pas de tiers »
ou « ne souffre aucun tiers », selon les traductions. Et je me permets de pousser assez
loin la lecture de cette phrase en vous proposant de considérer que le meilleur tiers, ce
n’est pas quelqu’un derrière une glace sans tain, en train d’assister à une séance comme
dans une quelconque série policière à la télévision (Freud dit au passage que s’il y avait
quelqu’un comme ça, dans cette position, il s’ennuierait mortellement).
Mais, de fait, le maximum de tiers qu’on puisse imaginer, c’est un but en commun.
Par exemple, quand je vais voir mon médecin, je sais qu’il a prêté serment à Hip-
pocrate, et qu’il ne va donc pas chercher à me nuire, qu’il veut mon bien, et moi
aussi, donc nous sommes bien d’accord sur la finalité de son acte, que ça marche
ou pas, pour finir. Mais je doute fort qu’il y ait beaucoup d’analystes pour dire à
leurs patients : « bon, écoutez, pour résoudre votre problème on va faire une ana-
lyse ». Non que ça risquerait de ne pas marcher, mais ils ne vont pas mettre en
commun un but à partager, puisque le début de l’analyse, ce que Freud a compris
avec les hystériques, ça a été précisément de mettre de côté la question de la finalité
thérapeutique : il a cessé de vouloir les guérir. Tant qu’il avait sa théorie étiologique
de l’hystérie, il pensait les guérir de ça, elles n’en doutaient pas, lui non plus, et ça
foirait à tous les coups. C’est quand il a compris et pu s’écarter de ce but, et pas
seulement comme un truc technique – je fais semblant de ne pas guérir – non, non,
quelque chose de très subjectivement ancré, il a alors commencé à dire et à penser :
ça viendra peut-être par surcroît, mais ce n’est plus mon objectif. Alors, quel est
devenu son objectif ? À quoi est-ce qu’on reconnaît un psychanalyste ?
Dans La question de l’analyse profane, il avance une solution, qui n’est plus la mienne
ni la nôtre depuis longtemps. Quand il disqualifie l’État, il dit à son interlocuteur
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impartial : depuis quelques années, il y a à Berlin un institut, formé de psychanalystes


sérieux, et eux seuls sont capables de reconnaître qui est analyste ou pas. Disons-le

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d’un trait : cette solution a foiré dans les grandes largeurs depuis longtemps, dans
tous les instituts, freudiens, lacaniens. J’attire d’ailleurs votre attention sur le fait
qu’il n’y a pas un groupe constitué qui n’ait eu sa théorie de la conclusion de l’ana-
lyse, d’où suintait une forme de reconnaissance de l’analyste. Avec Freud, on fait
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une tranche tous les cinq ans ; chez Mélanie Klein, vu l’importance du deuil pour
elle et les kleiniens, puisqu’on va se séparer, on prépare le deuil d’abord ; chez Lacan,
vu son texte sur la passe, la chute du sujet supposé savoir, merveille des merveilles,
puisque ça commence par le transfert, ça va finir par la fin du transfert. Il n’y a guère
eu de penseur de quelque envergure dans le champ analytique, qui n’ait sorti sa
théorie sur la fin de l’analyse, y compris Ferenczi, que Freud critique à la fin d’Ana-
lyse finie, analyse infinie (Freud, 1937). Ferenczi penchait plutôt pour l’effusion ;
Balint, lui, vers l’identification à l’analyste, considérant que beaucoup de transmis-
sions de savoir se terminaient comme ça, l’analyse aussi. La critique de Lacan à
l’endroit de Balint me paraît d’ailleurs excessive, soit dit en passant : Balint reconnaît
le fait bien plus qu’il ne le prône.
Mais enfin, vous voyez bien la difficulté où tout le monde se trouve : pas moyen de
prouver, d’assurer, qu’il y a une terminaison de l’analyse repérable comme telle.
Or n’oubliez pas ce qu’on appelle la deuxième règle fondamentale : tu feras une
analyse. Pour devenir analyste, toutes les écoles confondues sont d’accord, depuis
toujours, ce ne sont ni les diplômes universitaires, ni les écrits, ni les textes, qui
permettent d’en décider, c’est le fait d’avoir fait (je conjugue évidemment au passé)
une analyse. C’est là un passé fatal, parce que s’engager au présent dans une ana-
lyse, c’est bien joli, mais en exigeant d’avoir fait une analyse, je retombe à nouveau
sur la difficulté de repérage d’une quelconque conclusion. Et en avoir fait assez ne
veut rien dire.
À ce sujet, j’aimerais vous livrer un scoop, parce que je pense que vous n’êtes pas
forcément au courant des grandes décisions de l’IPA. Il y a quelques années, je me
trouvais dans un congrès à écouter Otto Kernberg, ancien président de l’IPA. Et
quelqu’un, Dany Nobus, faisait des plaisanteries sur la fin de l’analyse, un petit peu
comme je suis en train de le faire, et Kernberg s’est énervé en disant qu’en 1996,
alors qu’il était encore président, il avait lancé une grande enquête, auprès de tous
les instituts de psychanalyse de l’IPA du monde entier, pour savoir si on pouvait se
mettre d’accord sur les critères de conclusion de l’analyse didactique. Eh bien, non !
Ils n’y sont pas arrivés. Et une commission, puisque tout se règle par commission
quand on est administrativement sérieux, une commission a décidé qu’il n’y avait
pas de critère officiel de terminaison, de conclusion de l’analyse didactique. On ne
peut donc pas franchement dire qui est analyste et qui ne l’est pas, y compris dans
les groupes où on prétend le faire pour des raisons de hiérarchie interne et de coti-
sation (le problème des différentes cotisations est le seul à être réglé de ce fait). Mais
< Cliniques > 131

à part ça, dès qu’on s’approche un peu des procédures mises en œuvre, les partici-
pants eux-mêmes disent : « oui..., c’est pas inintéressant..., c’est pas mal... », mais on

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n’en saura jamais plus.
J’ai eu une fois à répondre à la question : l’analyste est-il un clinicien ? Bien sûr,
bien sûr qu’il est clinicien, puisqu’il discerne les symptômes, il a un savoir important,
il s’en sert plus ou moins, mais plus l’analyse s’installe, a lieu, je ne dis pas avance,
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parce que ça supposerait que je sais où elle doit aller, mais plus elle a lieu, et plus
ce savoir clinique s’évapore et disparaît. Et là où l’analyste est attendu, dans le trans-
fert, ce n’est sûrement pas au titre de son savoir clinique, quoi que ce soit qu’on
veuille mettre dans ce terme de clinique : la sûreté du regard, la finesse de l’écoute,
tout ce que vous voudrez, ce n’est pas ça qui va pouvoir marcher à cet endroit.
L’analyste est, si je puis dire, qualifié pour autant que, dans sa pratique, quelque
chose excède massivement sa clinique.
Je me retrouve ainsi à nouveau en grande difficulté pour dire « la clinique analytique
ceci », « la clinique analytique cela », alors même que je ne suis pas non plus sans
comprendre un peu ce qu’on veut me dire. Vous voyez ma gêne à cet endroit : je ne
peux pas condamner de très haut tout cela, y compris les vignettes cliniques ; il
m’arrive moi aussi d’en donner. Mais cette façon de faire très professionnalisée dans
un milieu qui n’est pas une profession, cette façon de se faire des clins d’œil parfois
sur le dos des patients (c’est le pire), mais aussi, pour le meilleur, de parvenir à
transmettre ce qui peut se passer de plus subtil dans une cure, toutes ces choses-là,
à mon sens, ne méritent pas l’adjectif clinique qui va trop vite ; il va trop vite parce
que nous sommes portés à créditer ce mot de toutes les vertus.
C’est un peu la même chose pour le mot de sujet. La première moitié de la matinée
s’est conclue sur « le sujet ceci », « le sujet cela ». Je me suis retenu pour ne pas
rapporter une anecdote que je vous livre néanmoins : dans un séminaire, je ne sais
plus bien lequel, Lacan parlait beaucoup de l’objet d’amour, l’objet d’amour, l’objet
d’amour... et quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, lui a dit : « C’est beaucoup réifier la
personne aimée, parler ainsi d’objet d’amour ». Et Lacan lui a répondu : « Si seule-
ment vous saviez ce que je pense du sujet ! ».
Il y a certes des termes auxquels nous ne pouvons pas échapper. Le sujet en est un,
c’est un terme éminemment positif, alors qu’on sait rarement de quel sujet on parle.
J’essaie pour ma part de n’employer ce terme que lorsque je veux dire que c’est
représenté par un signifiant pour un autre. J’ai beaucoup de difficulté, mais il est
certain que dans la plupart des exposés, le mot sujet veut dire tout autre chose, et
donc on s’embrouille les pinceaux comme jamais avec ce terme. J’ai le même sen-
timent avec le terme clinique. Je pense qu’il est tellement valorisé que nous ne
parvenons plus à l’utiliser de façon critique, tel que j’employais ce mot ce matin, qui
n’avait rien à voir avec la philosophie du soupçon, comme me l’a retourné illico
François Dosse. J’entends tout à fait autre chose par ce mot de critique, mais ce
n’est pas le lieu ni le moment de développer ça.
132 [ psychologie clinique no44 2017/2

Conclusion : vignettes et transferts

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Je livre ces réflexions en vous laissant juges de savoir si j’ai vraiment exagéré, mais
aussi dans l’espoir de vous avoir convaincus que la clinique analytique, c’est d’abord
un problème d’appellation bancale. Avant qu’on se rue à y voir un regard, une écoute
qui serait, comme par magie, analytique, il vaut la peine de remarquer que le trépied
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de cette clinique est boiteux.


Il s’ensuit que la plupart des vignettes cliniques, dans leur valeur illustrative, loin
d’être pragmatiques et naïves du fait de s’offrir en langue naturelle, s’avèrent être le
plus souvent des hymnes, des salutations, des révérences à des professeurs, des
auteurs, des autorités quelconques. Elles sont bien souvent l’expression de transferts
massifs et fort peu questionnés. Elles manquent cruellement et pour la plupart de
sens critique, et tentent de se présenter comme la chose la plus naturelle du monde,
des témoignages naïfs, alors qu’elles sont des combles d’artifice qu’on a tout intérêt
à tenir pour tels.

Références
Adorno, T. (1951/1980). Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée. Paris : Payot.
Allouch, J. (1990). Marguerite ou l’Aimée de Lacan. Paris : Epel.
Foucault, M. (1963). Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical. Paris : PUF.
Freud, S. (1937). L’analyse finie et infinie. In Freud, S. (2010). Œuvres complètes. Paris : PUF, t. XX.
Freud, S. (1926). La question de l’analyse profane. In Freud, S. (1994). Œuvres complètes. Paris :
PUF, t. XVIII.
Leclaire, S. (1989), Proposition pour une instance ordinale des psychanalystes. In Le Monde,
15 décembre 1989.
Torlais, J. (1954). Un physicien au siècle des Lumières, l’abbé Nollet : 1700-1770, Paris : Sipuco.

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