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Ponctuation à point nommé

écrit par Déborah Gutmann

1953, Jacques Lacan dérange l’institution psychanalytique établie. Il propose une méthode déroutante où
la ponctuation détient une place cruciale.

On dit que le diable se cache dans les détails, la ponctuation en est un. Faire une place à ce détail n’est
pas sans risque et engage des conséquences éthiques majeures, que ce soit à l’échelle de l’édition du
corpus psychanalytique, de sa technique ou de l’élaboration théorique.

À ce jour, ponctuer appartient aux classiques de la praxis. C’est bien parce que cette idée nous est
familière qu’une élucidation s’impose afin que son caractère subversif ne s’estompe pas.

Ponctuation scabreuse

À propos de la mise à l’écrit des Séminaires de Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller, dans sa notice au
Séminaire XI, écrit que le « plus scabreux est d’inventer une ponctuation, puisque toute scansion – virgule,

point, tiret, paragraphe – décide du sens[1] ». En éditant, Miller se confronte au défi de ponctuer. La
ponctuation touche au sens de ce qui est dit et implique une responsabilité.

Lacan, lui aussi, établit le lien entre ponctuation et sens. Dans « Fonction et champ de la parole et du
langage », il affirme que « la ponctuation posée fixe le sens, son changement le renouvelle ou le

bouleverse, et, fautive, elle équivaut à l’altérer[2] ».

Notons que, lorsque Lacan convoque la ponctuation, il ne met pas l’accent sur le bon sens qu’elle
introduit, mais plutôt sur le bouleversement du sens attendu qu’elle opère. Dans le contexte d’une
pratique psychanalytique où la parole est de plus en plus mise en retrait, Lacan s’appuie sur des
soubassements théoriques qui ont trait au langage pour justifier sa critique. Faire une place à la
ponctuation entre dans cette démarche.

Le dispositif analytique est, avant tout, une situation de parole. Comme le souligne Freud « [i]l ne se passe

entre eux [l’analyste et l’analysant] rien d’autre que ceci : ils parlent ensemble[3] ». Mais la parole dont il

est question ne relève pas de « l’usage commun du langage[4] ». L’analysant découvre progressivement un

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goût pour sa parole singulière bousculant sa statue historique figée qu’il avait érigée, jusque-là, comme
biographie de son être.

C’est dans le but de garantir l’inédit de cette situation de parole que Lacan propose une méthode allant à
rebours du cérémonial immuable, encourageant alors l’analyste à intervenir. Lacan indique que l’« art de

l’analyste doit être de suspendre les certitudes du sujet[5] ». C’est par la ponctuation de la séance que
l’analyste devient l’éditeur du texte parlé du patient, pratique qui permet à l’analyste et à l’analysant, un
instant, de s’échapper des griffes du sens.

La ponctuation devient un mode d’intervention à part entière. La parole du sujet, traitée comme un texte,
doit être ponctuée, de sorte à choquer la décence du sens plutôt qu’à l’alimenter.

Ponctuation heureuse

« Ainsi c’est une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet. C’est pourquoi la
suspension de la séance dont la technique actuelle fait une halte purement chronométrique et comme telle
indifférente à la trame du discours, y joue le rôle d’une scansion qui a toute la valeur d’une intervention

pour précipiter les moments concluants[6] ».

Pour nous, avertis de la place que Lacan donnera à l’écriture à la fin de son enseignement, parler de
ponctuation à l’endroit de la parole pourrait ne pas surprendre. Et pourtant, en faisant ceci, Lacan
subvertit l’usage de la ponctuation, la décalant ainsi du champ de l’écrit vers celui de la temporalité de la
séance. La suspension de la séance apparaît comme une des formes que peut prendre la ponctuation.

En 1953, la ponctuation lacanienne est donc une affaire d’usage logique du temps partie prenante de
l’analyse. Voilà le scabreux de l’affaire. Se dégage alors un levier pour permettre au sujet d’avoir accès à
un savoir inconscient qui ne sera pas produit par un maître a priori, mais qui sera dans le hic et nunc de la
séance, imprévisible et surprenant. Une ponctuation est dite heureuse, non pas parce « qu’une fois qu’on a

ponctué, on se sent bien[7] », mais lorsqu’elle arrive à point nommé.

Si, dans « Fonction et champ … », Lacan introduit la ponctuation comme un aspect fondamental de la
technique, nous soulignons aussi que, à l’échelle de la théorie, cette conférence était, en elle-même, une
ponctuation à la fois scabreuse et heureuse de l’institution analytique. Scabreuse en ceci que Lacan s’est

risqué à « introduire une conception différente[8] » de la praxis, en assumant les conséquences qui s’en sont
suivies. Heureuse en ceci qu’il a trouvé, dans les désaccords à l’œuvre dans les sociétés analytiques, le
moment opportun pour mettre son coup de point qui bousculera, à jamais, la psychanalyse.

[1]
Lacan, J., Le séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris,
Seuil, 1973, p. 249.
[2]
Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits (1999), Paris, Seuil, p. 313-314.

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[3]
Freud S., « Éclaircissements, applications, orientations » (1933), Nouvelles conférences d’introduction à
la psychanalyse, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 205.
[4]
Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op. cit., p. 251.
[5]
Ibid., p. 251. Nous soulignons.
[6]
Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op. cit., p. 252.
[7]
Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 14 novembre 1984, inédit.
[8]
Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op. cit., p. 237.

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