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Laure Naveau répond aux questions d’Anaëlle Lebovits-Quenehen

Anaëlle Lebovits-Quenehen – Dans la conférence de Jacques-Alain Miller


annonçant le prochain congrès de l’AMP sur le corps parlant et l’inconscient 1, la question
de l’interprétation, t’a spécialement retenue, je crois.

Laure Naveau – Oui, ce qui m'a intéressée, en effet, c’est que Jacques-Alain
Miller évoque l’oracle. Ce n’était pas la première fois qu’il y faisait référence. Je me suis
souvenue de plusieurs références qu’il y a déjà faites dans ses cours passés. L’un des
cours où il a cité nommément la question de la disparition des oracles dans les Dialogues
pythiques de Plutarque, est celui de en 2002-2003, dans son cours intitulé « Un effort de
poésie »2.
Donc, ça m'a fait réfléchir à la disparition des oracles dans sa relation à
l’interprétation analytique telle que Jacques-Alain Miller nous propose de la pratiquer
aujourd'hui, d’autant qu’il nous indique que c’est une pratique de l’interprétation qui n'est
plus la même qu’autrefois : « Nous, nous ne pouvons qu’être sensibles au sort des oracles
et à ce que, un jour, en effet, ils s’effacèrent dans une zone où ils avaient été recherchés
goulûment, dans la mesure où notre pratique de l’interprétation, avons-nous coutume de
dire, est oraculaire. Mais notre oracle à nous, c'est justement le dit de Lacan sur le rapport
sexuel [qu’il n’y a pas]. Et il nous permet – Lacan l’a formulé bien avant qu’advienne la
pornographie électronique dont je parle – de mettre à sa place le fait de la
pornographie. »3 Et Jacques-Alain Miller a cette fameuse formule finale : le fait de la
pornographie « est symptôme de cet empire de la technique, qui désormais étend son
règne sur les civilisations les plus diverses de la planète, même les plus rétives. Il ne
s’agit pas de rendre les armes devant ce symptôme et d’autres de même source ». Je
suppose qu’il fait ici référence aux sources de la technique. Il poursuit : « Ils exigent de la
psychanalyse, interprétation. »4
Jacques-Alain Miller fait ainsi un excursus très long sur le fait pornographique,
sur l’époque pornographique, pour nous dire que celui-ci exige interprétation. C’est un
fait de la technique, enfin, c’est aussi devenu un fait particulier des corps, mais qui exige
de la psychanalyse interprétation. Et puis, il conclut sur cette proposition
majeure : « Analyser le symptôme, ce n’est pas la même chose qu’analyser le parlêtre. »
Alors, j’ai retrouvé le cours numéro 17 de « Un effort de poésie », où Jacques-
Alain Miller évoquait la disparition des oracles : « On peut dire que ces temps sont
accomplis, que l’Éros tragique de Bataille [là aussi, il parle d’Éros] a désormais d’une
façon massive cédé la place, si je puis dire, à l’Éros thérapeutique. Ce moment de la
civilisation où certains déplorent la disparition des oracles, c’est ce moment de la
civilisation, précisément, où le sens de la tragédie s’est perdu ». Et puis il continue :
« Perte n’implique pas nostalgie. »5 Là, il déploie quelque chose sur l’effort de poésie. Et
à propos de l’effort de poésie, je me suis pour ma part référée à Plutarque, et spécialement
au petit passage du texte « Sur les oracles de la Pythie » où, justement, Plutarque parle de
la nécessité pour l’oracle d’être poétique. Cela m’a intéressée parce que je crois que
Jacques-Alain Miller en reparle aussi, dans sa conférence, en reprenant un peu l’esprit de
son cours de 2003. Et, un peu plus loin, Plutarque continue – Lacan a souvent cité cette
1
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, octobre 2014, pp. 104-114.
2
Miller J.-A., « Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de
l’université Paris VIII, 2002-2003, inédit.
3
Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op.cit., p. 107.
4
Ibid.
5
Miller J.-A., « Un effort de poésie », op.cit., leçon du 21 mai 2003.
parole d’Héraclite, que Jacques-Alain Miller a reprise – : « Le maître à qui appartient
l’oracle de Delphes ne dit ni ne cache rien, il donne des signes ». Cela donne l’une des
dimensions de l’interprétation analytique et je pense que c’est pour cela que c’est l’une
des références de Lacan. Cela nous indique qu’il y a quelque chose à dire autrement
qu’en un dit de la conversation, un dit qui affirme, ou qui s’explique, ou qui cache. C’est
un dit qui doit faire signe, donc, c’est un dit qui peut avoir une valeur poétique. Il fait
signe d'autre chose.
Là, Jacques-Alain Miller nous invite à réfléchir sur le fait que ce n’est pas la
même interprétation, pour les analystes, que celle qui vise l’inconscient et celle
d’analyser le parlêtre. Alors, est-ce que cela signifie que pour analyser le parlêtre, tel que
Jacques Lacan nous le présente, soit l’être dont le corps est parlant, il faut user d’un style
de l’interprétation qui serait par exemple proche de l’interprétation des oracles, soit, de
l’autre chose ? Est-ce que c’est quelque chose comme ça ? Qu’en penses-tu, Anaëlle ?

A.L.-Q. – À propos du signe, il faudrait voir dans quelle acception Plutarque


utilise ce terme, mais quand Lacan parle de signe, c’est pour désigner quelque chose qui
est à cheval entre le signifiant et la jouissance. Le signifiant existe dans sa différence avec
un autre signifiant, alors que le signe est quelque chose qui touche à la jouissance, qui est
pris dans l’intersection entre le signifiant et la jouissance. Il s’agit de quelque-chose qui
serait plus du registre de lalangue que de la langue en tant qu’elle s’articule et fait sens.
Et c’est vrai qu’il y a, bien sûr, l’effet de poésie dans l’oracle avec ce que ça comporte
aussi de hors-sens, c’est-à-dire qu’à la fois on le comprend, on peut en sourire, etc., mais
on serait bien en peine de l’expliquer tout à fait. Son côté énigmatique peut peut-être lui
donner une valeur qui l’éloigne de l’interprétation freudienne, qui elle, au contraire,
restitue ce qui est chiffré par une métaphore dont le symptôme est le résultat.

L.N. – Je trouve que tu dis bien les choses. Finalement, qu’est-ce que
l’interprétation qui va faire signe d’autre chose tel que quelque chose de la jouissance,
hors-sens, va être touché chez l’analysant ? Ça nous invite à une pratique analytique où il
faut bien avoir l’idée qu’il y a quelque chose qui doit être touché, mais que pour y
parvenir, il faut parvenir à se passer du sens. Ce qui n’est pas si aisé.

A.L.-Q. – Ensuite, il me semble que là où l’on peut trouver une limite à la


comparaison entre l’interprétation analytique et l’oracle, c’est que, quand on entend un
oracle et qu’on y croit, on lui suppose un savoir consistant, définitif. Alors qu’au fond, la
dimension analytique d’une interprétation, ce qui va lui permettre de toucher au parlêtre,
ou plus exactement au corps parlant d’ailleurs – qui n’est même plus « être » mais se
situe du côté de l’existence – ce n’est que dans l’après-coup que l’on en connaîtra la
valeur en voyant si elle a fait mouche. Ce n’est donc pas du haut de notre place d’oracle,
justement, qu’on profère l’interprétation analytique, mais c’est après-coup qu’elle
pourrait avoir une valeur oraculaire si elle a touché juste.

L.N. – Je me disais par ailleurs que si J.-A. Miller rappelle au passage la


question des oracles et de leur disparition, c'est peut-être aussi pour nous inviter à
réfléchir à comment, nous les analystes, ne pas disparaître devant la technique. Le nouvel
oracle de la civilisation, c’est plutôt la technique, disons cela comme ça. L’analyste n’a-t-
il pas quelque chose à soutenir, à inventer, à prouver, pour recouvrir une nouvelle
dimension oraculaire ? Cette référence à Plutarque qui se lamente de la disparition des
oracles me touche, non pas au sens où l’oracle va dire le vrai sur le vrai, puisque de la
vérité menteuse, l’on se garde. Il s’agit plutôt, ici, de la mi-dire, pour tenter de faire
effraction sur la jouissance de ceux qui sont addicts. Si ce texte de J.-A. Miller, dont nous
parlons, est paru dans un numéro de La Cause du désir sur les « addictions », c’est qu’il
s’inscrit très bien dans cette question. L’addiction au fait pornographique, par exemple, se
passe du rapport des corps sexués l’un à l’autre, mais elle se passe aussi de la parole.
C’est vraiment l’emprise du regard, l’emprise de la technique, comme disait Heidegger, et
la disparition des oracles, c'est aussi la disparition de ceux qui parlent.
Que serait alors l’interprétation comme un dire qui vise le corps parlant et qui,
donc, s’insinuerait dans le symptôme, de la vérité à la jouissance ? Un dire qui vise le
corps parlant ? C’est une des questions, me semble-t-il, que pose J.-A. Miller, et nous
sommes attendus là.

Edition : Deborah Gutermann-Jacquet


Retranscription : Barbara Stern
Assistante d’édition : Elisabeth Noël

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