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ISBN 978-2-13-082921-8

Dépôt légal – 1re édition : 2021, mars

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2021


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À celles et ceux qui prennent le risque de dire,
À celles et ceux qui prennent le risque d’écrire.
I

Le « Nous » de la révolte,
le « Je » du consentement

Cet essai, sous le titre Céder n’est pas consentir, s’inscrit dans une
actualité politique, celle de la mondialisation de la libération de la parole
des femmes depuis 2017. Le mouvement #MeToo marque un tournant dans
l’histoire du féminisme, le tournant d’une libération nouvelle via les
réseaux sociaux, l’univers du Web et la temporalité accélérée qui
l’accompagne. Il oblige à penser la nouveauté du phénomène et à tenter
d’en analyser les effets.
Le mouvement des « collages féminicides », lettres noires sur fond de
papier blanc, qui font parler les murs de nos villes, et font résonner ici et là
l’énoncé « Céder n’est pas consentir », s’ajoute au premier. C’est un
« non » visuel, donné à déchiffrer, comme un message venu d’ailleurs et
qu’on ne peut plus ignorer : son orientation de fond est une révolte contre
l’instrumentalisation du corps des femmes au service d’une jouissance qui
peut aller jusqu’à l’abolition de la vie d’une femme.
Mais cet essai s’inscrit aussi dans une actualité littéraire qui a donné
lieu à un questionnement inédit, en première personne, sur le consentement
en matière amoureuse et sexuelle et m’a conduite à m’interroger pour ma
part au-delà, en tant que femme, philosophe et psychanalyste, sur les
ressorts du consentement dans l’existence.
Si la révolte du « Nous les femmes » énonce un « non », l’écriture du
« Je » explore l’ambiguïté d’un « oui ». Cette rencontre entre ce que disent
les murs de la ville, que « céder » et « consentir » sont marqués du signe
« différent », et un récit témoignage sur Le Consentement 1, qui rend compte
des effets d’un abus qui n’a pas été vécu comme tel sur le moment, mais
seulement dans l’après-coup, est à l’origine de cet essai. Enfin, la parution
du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande 2, me conduira à poser
une ultime question : au nom de quoi consent-on ? J’y reviendrai au terme
de ce parcours. Camus considérait la révolte comme un non qui est aussi
une affirmation. « En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière 3 »,
écrivait-il au début de L’Homme révolté en 1951. C’est l’existence de cette
frontière entre « céder » et « consentir » qui fera l’objet de cet essai.
Frontière que le « non » de la révolte des femmes du XXIe siècle affirme et
que la littérature et la psychanalyse peuvent explorer en en démontrant
l’opacité.

Conséquences psychiques du mouvement #metoo


La dimension politique que je déchiffrerai prend donc son point de
départ dans ce que l’on peut appeler l’entrée dans une nouvelle ère, celle du
mouvement de libération de la parole des femmes via le #MeToo. Ce
mouvement, suivi du témoignage marquant et courageux de certaines
actrices comme Adèle Haenel, a fait surgir une vérité jusque-là silencieuse
– l’ampleur de la pratique du harcèlement, dans le monde du cinéma, de
l’entreprise, de la politique et ailleurs encore. Et cela partout. All over the
world. Cette révélation sur les mœurs de certains qui depuis leur pouvoir se
sentent autorisés à dire « oui » à leur pulsion sans considération du désir de
l’autre s’est répandue à une vitesse inouïe après tant d’années, de siècles
même, de silence.
Mais le moment de la littérature, celui du récit en première personne ici,
est aussi nécessaire et nous plonge au cœur de cette distinction entre
« céder » et « consentir ». La littérature nous introduit à autre chose : à ce
monde intime et mystérieux du consentement. Avec l’écriture, c’est le sujet
que l’on retrouve. Avec l’écriture, c’est aussi ce que Geneviève Fraisse a
analysé du consentement comme « indice de la vérité du sujet 4 » que l’on
rencontre. C’est la complexité de cette entreprise, interroger la vérité du
sujet, témoigner de la vérité du traumatisme, qui m’intéresse. Car c’est bien
sur ce point que porte le débat : celui du statut de la parole d’un sujet ayant
fait une mauvaise rencontre et en témoignant, pas seulement dans le champ
juridique, mais plus largement auprès de l’autre, d’un Autre, qui puisse
l’entendre.
C’est donc entre le « Nous » de la révolte et le « Je » du consentement
qu’il sera question de se situer. C’est ce double appel qui fait le climat de
notre époque. Chacun, ou chacune, se reconnaît ou se positionne plus
volontiers du côté du « Nous » ou du côté du « Je ». Un climat, dis-je,
comme je pourrai dire une humeur aussi. L’époque est à la colère et à la
révolte quant à ce qui est fait du corps des femmes, mais elle est aussi à la
libération d’une parole autre via l’écriture, via la littérature, qui tente de
cerner ce qu’il y a d’indicible dans la question de l’amour, du désir et de la
jouissance. Ce n’est plus la colère qui sert alors de moteur, mais la
nécessaire exploration d’un trauma, de sa vérité et de son opacité, pour en
revenir.
Il a fallu ce mouvement collectif des femmes, cette insurrection d’un
nouveau type, car portée par les réseaux sociaux, par le monde virtuel et
viral, contre le harcèlement, pour tracer le chemin à autre chose. Comme
s’il y avait eu là plusieurs temps logiques. Un premier temps, celui du
collectif, celui du « non », celui du « Nous » aussi, avec sa force et sa
puissance, puis un second temps qui serait celui du « Je », de la singularité
du trauma, du déchiffrement de l’indicible des effets d’une mauvaise
rencontre sexuelle et de l’ambiguïté du consentement. Sans honte. Car la
honte avait été retournée à son expéditeur 5. Ce second temps est crucial.
Car il donne un autre statut au « nous » de la révolte. Je m’en explique.
Le « Nous les femmes » au sein même du mouvement politique de
révolte a d’emblée suscité des divisions entre celles qui se reconnaissaient
dans ce « Nous » de #MeToo et d’autres qui ne s’y voyaient pas, ou pas
comme ça, pas sur ce ton, pas au sein de ce régime de la dénonciation « en
général » de la domination masculine et du patriarcat. Ce « Nous » émanant
d’un désir authentique de changement de la condition du corps des femmes
et de la reconnaissance de leur parole a pu aussi faire croire à une utopie :
nous avons toutes vécu la même chose, nous pouvons le dénoncer toutes
ensemble, et plus nous serons nombreuses, plus nous nous dégagerons de ce
qui a été traumatique dans cette expérience, plus en somme nous nous
libérerons.
Or, c’est aussi cette mise en communauté du traumatisme, assomption
collective du traumatisme, qui comporte des limites. Si elle a permis de
faire reconnaître une pratique d’appropriation du corps des femmes, elle
n’ouvre pas sur une reconnaissance singulière du traumatisme de chacune.
Il n’est pas possible de dire toutes ensemble la souffrance. Il est possible de
crier « non », mais ensuite, il faut ouvrir la voie à l’expérience unique de
chacune, et faire en sorte que le « Nous » premier, celui d’un « non »
légitime, ne se transforme pas en un « Nous » surmoïque, celui du Surmoi
autoritaire voulant soumettre chaque femme à une version identique de son
trauma, à une explication commune, à un discours uniforme sur les causes
et les effets, sur le rapport à l’amour et à la sexualité, sur la rencontre avec
un partenaire, les pouvoirs de l’amour et du désir, et sur la rencontre avec
un pervers. En somme, c’est l’adhésion en masse à un « Nous » – comme si
nous étions toutes les mêmes – qui peut se retourner contre l’élan initial de
la révolte.
Voilà donc dans quel lieu je souhaite situer cette réflexion. Depuis ce
« Nous » de la révolte en tant qu’il a ouvert sur autre chose, en direction du
« Je » de la parole et de l’écriture qui peut dire ce que la révolte seule ne dit
pas. La révolte ne fait pas dans le détail. C’est aussi sa force. Elle se
transmet de l’une à l’autre et veut l’adhésion en masse. Mais c’est aussi le
détail qui est voie d’accès au lieu de la vérité et du réel du traumatisme. Ce
« Nous » de la révolte des femmes contre le harcèlement sexuel, je vais
donc m’y intéresser depuis la voie ouverte à un « Je » intime. Grâce au
« Nous » qui l’avait précédé, celui du mouvement #MeToo, le « Je » n’avait
plus à se terrer dans la honte de ne pas savoir à quoi il avait cédé ou
consenti. Il pouvait dire, écrire et être publié.
Le passage du « Nous » au « Je » a donc produit des effets au-delà
même de la reconnaissance politique. La littérature témoigne d’une
expérience de l’abus, du harcèlement ou du viol, en première personne. Elle
témoigne de la nécessité de trouver une langue singulière pour dire ce qui
m’est arrivé. La littérature nous fait passer de la puissance du collectif et du
pouvoir du numérique aujourd’hui, pour transformer l’opinion, à la
puissance de l’écrit et de la langue d’une seule, pour faire résonner
l’indicible du trauma. Par là même, elle touche un point intime en chacun.
C’est donc aussi la poésie des mots, le pouvoir insurrectionnel de la langue,
qui permettent de faire reconnaître, d’indiquer en quel point intime de la
vérité de l’être, le sujet a été percuté par le traumatisme sexuel, en quel
endroit de son histoire l’événement est venu prendre place pour inscrire une
trace ineffaçable.
Qu’est-ce qui me conduit à donner mon consentement ? Quel est ce
mouvement qui part du plus intime du sujet, de ce qui est éprouvé dans le
corps, et conduit à s’en remettre au désir d’un autre pour rencontrer son
propre désir, son être même, via l’amour et la jouissance ? C’est ce
questionnement sur l’impossibilité de traverser une existence sans
rencontrer cette expérience d’ouverture à l’autre qu’est le consentement, qui
sera à l’œuvre dans cet essai. La nécessaire reconnaissance du traumatisme
psychique et sexuel, qui ne prend pas racine dans le consentement, mais qui
relève par nature d’une trahison du consentement, sera affirmée. Démontrer
la valeur du consentement mais aussi son caractère ambigu et parfois
énigmatique pour le sujet lui-même qui consent, c’est ce que je ferai en
plongeant dans cet univers opaque qu’est le consentement d’un sujet.

Effets paradoxaux de la libération sexuelle


En janvier 2020 est paru un récit événement, un récit traversée, qui nous
plonge, pour la première fois sur ce mode, dans le monde opaque du
consentement. Ce récit est celui de Vanessa Springora qui, sous le titre Le
Consentement 6, interroge ce « oui » qui l’a conduite à faire l’expérience
d’un véritable abus. À travers son écriture, elle suit les méandres de ce
consentement amoureux d’une toute jeune fille à ce qui n’était pas du tout
de l’amour. Ce récit oblige à s’interroger sur ce glissement, rendu possible
par l’opacité du consentement lui-même – glissement du désir à la pulsion,
glissement de la rencontre amoureuse à l’expérience de l’abus. Dans Le
Consentement, il est question pour Vanessa Springora d’explorer après coup
la toile dans laquelle elle s’est retrouvée prisonnière, depuis le désir
éprouvé et ce qu’elle a pris pour une rencontre amoureuse jusqu’au piège
qui s’est refermé sur elle.
Certaines rencontres participent de l’éveil des rêves. Les circonstances
sont parfois réunies pour que le sujet se dessaisisse si bien de lui-même
qu’il n’a plus les moyens de revenir en arrière. Les rêves ont été éveillés, le
corps a été engagé, et plus rien ne sera jamais comme avant. Mais dans la
mauvaise rencontre dont il s’agit dans ce récit, l’éveil que connaîtra le sujet,
proie d’un homme l’instrumentalisant au service de sa jouissance, du haut
de ses 50 ans alors qu’elle n’en a pas encore 15, sera plutôt de l’ordre d’une
effraction, sans qu’elle puisse le dire en même temps que le scénario se met
en place. L’écriture cherche alors trente ans plus tard à rendre compte de ce
qui s’est produit, qui n’a plus rien à voir avec l’expérience de l’amour. Mais
comment le savoir lorsque c’est la première fois ?
La lecture du Consentement est donc une plongée dans la « première
fois », une plongée dans la découverte de la sexualité pour une jeune fille,
une plongée dans les conséquences d’une perte de la virginité non
consentie. Il est question, sans que jamais un sentiment de haine ne soit
exprimé, de rencontre traumatique et de perversion. C’est donc le mystère
du consentement qui m’intéresse dans ce récit et ce qu’il peut dire de la vie
concrète d’un sujet sexué, le mystère du consentement et son articulation à
une forme de jouissance féminine.
Enfin, dans ce récit, il est aussi question d’une époque – la fin des
années 1970 et les années 1980 – où tout semblait permis, et où le
traumatisme sexuel n’était pas toujours bien distingué de la rencontre et de
ses mystères. Il est question d’une époque où certains intellectuels ont fait
des pétitions en faveur de la libération d’hommes accusés de détournement
de mineurs, sans qu’aucune pétition en revanche n’ait jamais été faite peu
de temps auparavant – en plein Mai 1968 – en faveur d’une femme de
30 ans, professeur amoureuse de son élève, mise en prison et même
interdite d’enseignement. C’est une époque bien épinglée quelques années
avant le récit de Vanessa Springora par l’écrivain Simon Liberati en 2015
dans son livre Eva, une époque où « la vieille imposture sadienne prône la
liberté pour mieux asservir l’objet de sa concupiscence 7 ». Il est en effet
question dans cet essai de Sade et de la « morale » sadienne qui est aussi
cruelle que la morale du renoncement à la sexualité. Elle n’en est même, si
l’on en croit Lacan dans son écrit Kant avec Sade, que le renversement.
L’impératif de jouir absolument ouvre les portes à l’anéantissement du
corps de l’autre.
Paradoxe de cette époque, issue de la révolution de Mai 68, s’étendant
des années 1970 jusqu’aux années 1990 environ, époque dite de la
libération sexuelle. De quel ordre est cette libération exactement ? Jusqu’où
la jouissance peut-elle se frayer son chemin sans prendre en compte la
présence de l’autre, le désir et le corps de celle ou de celui qui devient
objet ? C’est aussi cela qu’il s’agit d’interroger depuis cet aphorisme
« céder n’est pas consentir ». Qu’a voulu cette époque ? Époque à la fois
joyeuse, créative, émancipée, faite de nouveauté et de rejet de l’austérité de
l’autorité traditionnelle, de refus du conformisme et d’éloge de
l’imagination, époque enviée à certains égards par sa force vive et sa
liberté, enviée par rapport à la nôtre, frappée de normes nouvelles. Époque
des années 1980 que j’ai aussi, adolescente, traversée et aimée.
Quel contraste en effet entre le climat du début du XXIe siècle où
l’approche du sujet a commencé peu à peu à changer, à se vouloir
quantitative, plus « neuro » que « psy », plus objective que politique aussi
et celui des années 1970-1980, marqué du sceau de l’effervescence et de la
liberté ! Mais après coup, une question se pose : cette époque ne fut-elle pas
aussi aveuglée par la jouissance comme par un nouveau dieu ? Comment
entendre cet appel à la jouissance, à la libération sexuelle que certains
transformeront en idéal de maîtrise de la sexualité, sans tenir compte du
partenaire, de l’autre, des femmes en particulier, mais aussi des enfants, des
adolescents, oubliant de s’interroger sur le consentement d’un sujet, son
désir en propre, excluant par là même de son spectre la question de la
féminité, mais aussi la question de l’éveil à la sexualité comme une
aventure qui ne relève en rien de l’éducation ?
Tout semblait en effet confondu alors : le désir et la pulsion, la
rencontre amoureuse et l’éducation sexuelle, l’émancipation sexuelle et la
liberté d’abuser d’autrui, la transgression amoureuse et le crime incestueux.
Comme si, le temps de quelques décennies, « céder » avait voulu dire
« consentir » au profit de quelques-uns cherchant à jouir sans s’inquiéter du
désir de l’Autre, en instrumentalisant le consentement. Comme si la
revendication de liberté sexuelle avait aussi produit un angle mort dans le
champ de vision des relations sexuelles : ne pas voir l’abus, ne pas en
parler, faire comme si le désir de l’un légitimait l’abus de l’autre, faire
comme si la sexualité infantile découverte par Freud valait autorisation de
jouir du corps d’un autre, quels que soient son âge ou sa capacité à pouvoir
répondre, à pouvoir refuser. Vouloir à tout prix oublier que le
« consentement de l’autre 8 » peut opposer une entrave à ce droit à la
jouissance, pour le dire avec François Regnault.
Le Consentement revient aussi sur cette époque. La beauté du récit de
Vanessa Springora est de nous plonger dans l’obscurité du consentement
pour le sujet lui-même qui a consenti. Il est aussi de nous apporter un
éclairage de l’intérieur sur cette distinction entre « céder » et « consentir ».
Car ce à quoi elle a consenti n’a aucun rapport avec ce à quoi elle a dû
céder. Elle-même assume cette contradiction en s’interrogeant : « Comment
admettre qu’on a été abusé quand on ne peut nier avoir été consentant […],
quand on a ressenti du désir 9 ? » C’est au sein de cette expérience d’un
consentement trahi que je souhaite situer la distinction entre « céder » et
« consentir ». C’est d’avoir ressenti du désir que le sujet se sent ensuite
perdu. Que s’est-il donc passé ? Que lui est-il arrivé pour que le
surgissement du désir se transforme en cauchemar ?
Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps, presque trente ans, pour écrire
sur cette première fois ? Il a fallu des conditions politiques nouvelles,
capables de faire un accueil à ce récit, sans que le risque pris par l’auteur ne
se retourne contre elle. Il a donc fallu un changement de siècle. Le
mouvement de libération de la parole des femmes sur le harcèlement sexuel
a bien ouvert un chemin à la possibilité d’accueillir ce récit. Force est de
reconnaître que ce mouvement par son poids, sa dimension planétaire, son
envergure inédite, a changé la donne. Vanessa Springora l’a fait valoir elle-
même. Il a fallu ce mouvement pour qu’éditer ce récit soit possible. Mais,
d’un point de vue plus intime, il a fallu aussi du temps, beaucoup de temps,
pour que les effets dévastateurs de cette expérience puissent se surmonter,
se dépasser ; il a fallu une rencontre avec la psychanalyse et aussi quelques
bonnes rencontres dans l’existence, pour retrouver foi en la parole,
confiance dans le désir, et élan vers l’écriture.
En quel sens le mouvement #MeToo a-t-il changé les conditions de
parole des femmes ? Je dirai que le « toutes ensembles » a permis de sortir
de cette complexité de la demande de reconnaissance d’un traumatisme
sommé d’être prouvé. Comme si la dimension généralisée de la pratique du
harcèlement était alors ce qui se faisait reconnaître à travers le mouvement
#MeToo avant la question des conséquences traumatiques de la mauvaise
rencontre pour une seule. Avant d’explorer les effets du traumatisme, il a
fallu en passer par un déferlement de révélations. « Victimes, on vous
croit ». Par-delà la question de la vérité, il s’est agi de faire connaître le réel
d’une pratique rencontrée par des milliers de femmes.
Si on vous croit, alors vous pouvez dire. Vanessa Springora a pu dès
lors écrire sur cet abus depuis son propre consentement. C’est avec ce mot
de « consentement » qu’elle explore ce « oui », alors que son corps disait
pourtant « non ». Dans ce récit, il est question de pacte détourné, de
trahison d’un consentement donné par une toute jeune fille de 15 ans, à un
homme de 50 ans en qui elle a cru reconnaître un amant, un premier amant,
alors qu’il était un prédateur. Il est question d’un moment de
dépersonnalisation, et de disparition subjective.
Pourquoi la psychanalyse ? La parole y pourrait-elle quelque chose ?
Oui, car « consentir » et « céder », sont des affaires de corps et de paroles.
Ce sont aussi des affaires d’inconscient et de pulsion. Il faut alors un lieu
pour pouvoir dire ce qui ne peut être dit nulle part ailleurs, les effets après
coup du trauma, la honte parfois, l’angoisse, l’inhibition, les marques
laissées sur le corps, la fracture subjective, qui exige d’être reconnue dans
des conditions particulières de parole qui ne peuvent être publiques. Là les
réseaux sociaux doivent céder la place à un autre espace. La parole publique
ne peut prendre en charge les effets singuliers du trauma. Il n’est plus
possible de le dire « toutes ensemble ». Car il ne s’agit plus de dire « non »,
mais de dire « oui » à une plongée dans l’énigme des traces qu’a laissées
sur le corps l’événement.
« Céder n’est pas consentir » est un énoncé qui peut être déchiffré,
interrogé, disséqué, depuis l’abord que la psychanalyse permet du
traumatisme. C’est ce que je propose de montrer. Il y a eu, souvent,
mésusage de la psychanalyse en une époque où la libération sexuelle a pu
aussi tenter de se servir de la découverte de Freud et de la théorie de Lacan
pour légitimer au nom d’une volonté de jouir toutes les manifestations de la
pulsion. Or je veux montrer que la psychanalyse est justement ce qui permet
de faire une distinction éthique entre le désir et la pulsion, entre le
consentement et le forçage du consentement, entre les méandres de
l’aventure amoureuse et sexuelle et l’abus à l’endroit du corps de l’autre.
Reprendre pour l’explorer l’affaire de la frontière délicate entre
« céder » et « consentir » me conduira et nous conduira sur un terrain à la
fois la fois clinique et politique. Car le consentement, avant d’avoir été
reconnu comme une affaire amoureuse qui concerne en propre les sujets
féminins, a relevé du champ politique, celui du contrat social et de la sortie
du pouvoir patriarcal.

Du « Nous » politique au « Nous » du pacte


amoureux
Il sera donc question du « Nous », le nous de celles qui ont pris la
parole sur la Toile en dénonçant cette appropriation du corps des femmes
sans leur consentement. Mais il sera aussi question d’un autre « Nous »,
celui de la rencontre amoureuse, le « Nous » de la rencontre avec une parole
singulière, le « Nous » d’un émoi dans le corps provoqué par la rencontre
d’un autre corps, qui peut faire chavirer. Ce « Nous » de la rencontre
amoureuse, n’est pas nécessairement un « Nous » de la réciprocité. Il n’est
certainement pas un « Nous » de la fusion. Dans l’amour, il y a bien
souvent asymétrie, décalage, incompréhension, heurt, mais il y a néanmoins
consentement. Il y a un « Nous » transformant l’être, quand l’expérience est
faite d’une vraie rencontre. C’est un « Nous » qui permet au sujet de
s’arrimer dans le monde de l’Autre, depuis une parole particulière, qui fait
résonner ce qu’aucun être ne lui a jamais dit avant. Un « Nous » qui supplée
à l’étrangeté de la pulsion sexuelle.
Il sera donc question dans cet essai du « Je » en tant qu’il consent et
qu’il recueille en son corps les effets merveilleux du consentement. Car le
consentement se fait toujours en première personne. Il n’y a pas de
consentement possible pour celui qui refuse de parler en première personne.
Le consentement, c’est à la fois un dessaisissement du sujet et un acte en
première personne.
Mais il sera aussi question d’un en-deça du « Je », c’est-à-dire du corps
qui peut vivre une effraction lorsque l’autre opère un forçage non consenti.
La dysharmonie en matière amoureuse et sexuelle, qui a fait dire à
Lacan qu’il n’y a pas de « rapport sexuel », ne doit pas conduire à
méconnaître le trauma. Dire que le « non-rapport sexuel » est rencontré par
chacun, ne veut pas dire que le forçage est la voie royale de la sexualité. Il
n’y a pas d’harmonie préétablie entre deux êtres, quel que soit leur sexe,
quels que soient leur âge, leur histoire, leur style, leur milieu. C’est entendu.
En revanche, il peut y avoir forçage et effraction lorsque l’un obéit à une
logique pulsionnelle contre le désir de l’autre. C’est de cela dont il est
question.
S’il y a certes toujours une forme d’excès et de transgression dans la
jouissance, si l’expérience de la jouissance n’obéit à aucune règle, pour
autant, le forçage, la violence, la contrainte n’ont aucun rapport avec une
jouissance consentie par le corps de l’autre.
La dimension de l’amour est ce qui peut permettre à la jouissance de
l’un de consentir au désir de l’autre. L’absence d’amour est ce qui peut faire
surgir une jouissance traumatique, lorsqu’un être cède à l’exigence d’un
autre sans y consentir. En ce sens, la jouissance de l’un n’est pas le signe de
l’amour. Ce signe de l’amour se situe ailleurs. Si cet ailleurs manque, il ne
reste que la rencontre avec une jouissance exigeante et imposée. Une
jouissance absolue. C’est la terreur et l’effroi, le dégoût et la honte.
Les femmes du XXIe siècle ont raison de faire entendre leur cri de
révolte. La Toile a permis de faire résonner au-delà des frontières ce « non »
des femmes. « Je me révolte, donc nous sommes 10 », écrivait Camus. Les
femmes ayant rencontré cette expérience du harcèlement sexuel ont trouvé
le moyen de faire de leur traumatisme un outil politique. Le « nous
sommes », sous la forme du « moi aussi » #MeToo, a permis de loger en un
lieu le « non » de celles qui se sont vues ainsi longtemps privées de parole.
Reste à interroger l’après #MeToo.
Reste à donner une valeur au « oui ». Comment faire pour que la
révolte, le « non » ouvre aussi sur un acte créateur et pas seulement sur une
guerre entre les sexes ? Comment faire pour que le « je consens » garde sa
valeur d’expérience singulière créatrice d’un nouveau monde ?
II

Énigme du consentement

Il n’y a pas de consentement éclairé. C’est ce qui fait la beauté du


consentement. Le consentement porte en lui-même une part d’énigme, de
dessaisissement de soi, qui s’accompagne d’une ignorance extrême de ce à
quoi on consent. Un dénuement même. Le consentement en tant qu’acte du
sujet, est ouverture à l’autre, risque pris de laisser l’autre franchir la
frontière de son intimité. En cela, le consentement est toujours un saut :
sans savoir, je fais confiance au désir de l’Autre. Sans savoir, je crois dans
sa parole. Sans savoir, je m’en remets à son désir. Cette obscurité du
consentement – ce « oui » qui ne se fonde pas sur un savoir mais sur un
rapport au désir – fait aussi son éclat. C’est en raison de cette non-
transparence à soi-même que le consentement acquiert sa valeur et me
révèle que je peux dire « oui » sans pouvoir fonder ce « oui » en raison.
C’est depuis le mystère que je peux devenir pour moi-même, lorsque je suis
traversé par un désir, que le consentement authentique advient.

Obscur consentement
Le consentement fait toujours peur. Après coup peut surgir l’angoisse.
Avant aussi. L’inquiétude. Ce consentement me sauvera-t-il ou me perdra-t-
il ? Je ne sais pas. Mais j’éprouve en même temps le caractère irrésistible du
consentement comme un choix vivant. C’est parce que le consentement me
surprend moi-même qu’il est aussi élan de vie. Le consentement à l’Autre, à
sa parole, à son corps, à son désir, redéfinit mon être comme enlacement,
corps ému, force vive. Corps à la fois aspiré, mais aussi revivifié par
l’Autre. Le vertige du consentement, ce cum-sentire, qui m’arrache à la
solitude, gît aussi dans l’expérience d’un dénuement. Je suis sans
protection. Je ne m’appartiens plus. Je suis ailleurs. Autre à moi-même. Je
n’éprouve pas tant un accord avec l’autre qu’un accord avec mon corps ému
par l’autre. Je dis « oui » à ce qui se manifeste de vie dans ce corps qui est
le mien et qui m’apparaît comme étranger.
Et cela dans une douce pénombre. Celui à qui je consens partage alors
l’énigme de ce consentement. Il l’accueille. Il ne sait pas pourquoi je dis
« oui » mais il croit dans ce consentement sans qu’il soit jamais de l’ordre
d’un acte clair et rationnel. L’opacité de mon consentement peut donc aussi
être éprouvée par l’autre comme étrange et le confronter à cette part d’un
être qui toujours échappe dans la rencontre amoureuse. Le narrateur de La
Prisonnière aime Albertine qu’il jalouse en même temps. Il perçoit bien que
son consentement ne dit pas tout d’elle. Elle n’est pas « toute » à lui pour
autant. La jeune fille qu’il a repérée sur la plage de Balbec, parmi la petite
bande insolente de jeunes filles qui couraient sur la plage, sautant même
par-dessus le corps étendu d’un vieillard, cette jeune fille consent à l’aimer.
Mais ce qui suscite les tourments du narrateur, c’est qu’elle lui échappe
dans son consentement même. Il a pensé qu’il allait suffire de la rencontrer
et qu’elle lui dise « oui », pour qu’il la possède. Mais ce « oui » n’a pas mis
fin à l’énigme qu’est Albertine pour lui.
Le narrateur éprouve dans la jalousie l’opacité de ce consentement qui
ne dit pas tout de la vie d’Albertine, de son désir à elle, de sa vie intime
avec d’autres, sans lui. Le consentement d’Albertine ne fait que renouveler
son caractère insaisissable. Le narrateur perçoit qu’Albertine est
consentante au-delà de lui. Il ne cesse alors de la questionner, sur cette vie
mystérieuse qu’elle a avec d’autres, des amies surtout, Andrée, la fille de
Vinteuil, et toutes celles dont elle ne lui parle pas. Son consentement au
désir et à l’amour avec lui ne s’arrête pas aux frontières de leur relation.
C’est ce qu’il éprouve dans la jalousie qui le conduit à surjouer
l’indifférent. Il voudrait la faire prisonnière d’un consentement exclusif tout
en l’invitant à avouer ce qu’elle se refuse à lui dire. Il aime en elle l’oiseau
qui s’échappe toujours de sa cage, l’« oiseau merveilleux des premiers
jours 1 », tout en cherchant à la rendre prisonnière de son univers à lui.
Énigme du consentement amoureux et de ses effets.
La notion de « consentement éclairé » invoquée notamment dans le
domaine de la pratique médicale masque cette opacité du consentement,
perceptible dans le champ de l’amour et de la sexualité. Elle la fait oublier.
D’où vient l’idée d’un consentement « éclairé » ? Dans cette formulation, le
registre du « sentir » propre au consentement se voit recouvert par celui de
la rationalité. « Consentement éclairé » signifie consentement issu d’un acte
de raison. L’éclairage vient là des lumières de la raison comme faculté me
permettant de savoir ce que je dis et ce que je fais. Cette notion de
« consentement éclairé » est contemporaine d’une pratique de la médecine
où paradoxalement une forme de méfiance est à l’œuvre dans la relation du
patient au médecin – et du médecin au patient. Elle est corrélative d’une
exigence de transparence qui viendrait rétablir la confiance perdue en
l’Autre. Le consentement éclairé est exigé du patient afin que celui-ci
accepte la part d’imprévu qui accompagne toujours l’acte médical et que
cette part d’imprévisible ne lui soit pas cachée par le médecin. Il est exigé
comme une protection et une garantie. Il est aussi corrélatif d’un dû, d’un
devoir du médecin de l’informer et de ne pas le soigner sans rendre compte
de ce qu’il décide de faire pour le guérir. C’est la parole du médecin qui est
censée être transparente et ne pas voiler les conditions d’exercice du soin,
mais c’est aussi l’accord du patient qui est censé être pleinement donné en
connaissance de cause. « Consentement éclairé » veut dire ici que le patient
a été au fait des risques qu’il encourt, au fait du caractère inattendu de
certaines réponses du corps à une intervention médicale et chirurgicale.
« Consentement éclairé » veut dire que le patient a été prévenu et qu’il a
accepté le risque. Cela signifie qu’on lui en a parlé avant, que d’une
certaine façon, il savait en toute transparence ce qu’il risquait.
Mais, en réalité, le patient consent sans savoir.
L’adjectif « éclairé » fait croire à un fondement rationnel du
consentement. Mais cet adjectif qui en appelle à la lumière jetée sur le
consentement tente de faire oublier l’origine obscure du consentement du
sujet, ce « cum-sentire », ce « se sentir avec l’autre en confiance ». Le
consentement a partie liée avec la rencontre d’un Autre et l’effet que cette
rencontre peut produire en moi. « Le consentement, explicite ou implicite,
extériorisé ou supposé, demeure une affaire nouée à l’intime du sujet 2 »,
pour le dire avec Geneviève Fraisse. Cet adjectif « éclairé », qui en appelle
aux Lumières et à la responsabilité en chacun, vient qualifier le
consentement pour le hisser à la hauteur d’un acte de la raison. Mais n’est-
ce pas pour faire oublier qu’il n’y a pas de fondement rationnel au
consentement qu’on le veut à tout prix « éclairé » ? N’est-ce pas pour
effacer que le consentement a ses raisons que la raison ne connaît pas ? Cela
peut susciter la peur, cette absence de fondement rationnel à mon acte, ce
choix absolu du consentement sans justification.
Le consentement éclairé du patient est donc exigé en médecine afin de
rendre explicite la confiance supposée. Il faut que j’aie accepté la
contingence de ce qui peut se produire – pour que le médecin soit aussi
protégé en cas d’imprévu – pour que je ne puisse pas juridiquement me
retourner contre lui, en arguant que je ne savais pas. En réalité, je ne savais
pas et je ne peux pas savoir. Ce « oui » repose non pas sur un « je savais le
risque que j’encourais », mais sur la confiance dans la déontologie et le
savoir du médecin. Ce « oui » ne signifie donc jamais « je savais » mais « je
te reconnais ». « À toi, je peux dire “oui” car je crois en ton autorité. » C’est
tout en ne sachant pas, que je dois dire « oui ». Cette opacité du
consentement, visible dans les affaires de l’amour, est donc également
présente dans le domaine du soin. Il se pourrait même que le consentement
dans le champ amoureux dise la vérité de tout consentement. C’est
précisément parce que je ne sais pas quelles seront les conséquences exactes
d’un acte médical que mon consentement est exigé. Il faut que j’aie dit
« oui », sans savoir. Si j’attends de savoir, je dis toujours « non ». Je reporte
toujours mon « oui » à plus tard. J’attends encore un peu d’être sûre pour
dire « oui ». Mais je ne le suis jamais. Je ne peux jamais l’être du point de
vue du savoir. Je peux l’être du point de vue du désir seulement.
Je dis « oui », même si je ne sais pas exactement à quoi je consens, et
c’est ainsi.

Le risque du consentement
Le consentement n’est pas de l’ordre du savoir ; il est de l’ordre d’une
foi dans la rencontre avec un autre qui a un savoir que je n’ai pas. Il peut
m’éclairer s’il le veut sur ses décisions, ses actes, ses choix, il ne peut pour
autant rendre son savoir transparent au point de me le rendre accessible. Je
sais juste que c’est « oui » parce que j’ai foi en lui. Par le consentement, je
me lie à lui. Le consentement en appelle davantage à la croyance qu’à la
raison. Ainsi, avec le consentement, il y a aussi toujours la possibilité de se
méprendre, de dire « oui » à une aventure et finalement de se retrouver
prisonnier d’une autre histoire, qu’on n’a pas choisie. Il y a dans le
consentement un sentiment de risque absolu qui est aussi un jeu avec sa
propre vie. Il y a dans tout consentement un pari. Je mise tout. Je consens à
perdre. C’est en ce sens que le consentement dans les affaires d’amour et de
désir révèle la vérité du consentement dans tous les autres registres. Le
consentement amoureux est un acte intime, que personne ne peut faire à ma
place et qui me transforme. Je ne peux là non plus me laisser éclairer par les
lumières de l’autre. Les autres, les proches, les moins proches, ne peuvent
jamais savoir à ma place si j’ai raison de consentir. Ils peuvent juger s’ils le
veulent. Ils peuvent croire qu’ils savent mieux que moi ce qui est bon pour
moi. Mais mon consentement, il n’y a que moi qui puisse le donner. Je ne
peux pas le déléguer à un autre. Donc à cet égard, je suis responsable du
consentement que j’ai donné. Je suis responsable de ce qui m’arrive une
fois que j’ai consenti. Mais jusqu’où ?
Je donne mon consentement en matière amoureuse et sexuelle, en
sachant à qui, du moins en croyant savoir à qui, mais sans savoir pourquoi.
Cette responsabilité ne repose pas sur une maîtrise mais sur un désir.
J’éprouve mon consentement comme un acte qui m’a engagée ailleurs, un
acte qui m’a déplacée et transportée en un lieu où j’ai accepté de perdre
quelque chose pour découvrir autre chose. En un lieu où justement je ne
savais pas. Où peut me mener cet acte ? Pourrais-je revenir en arrière ? Le
consentement est un acte irréversible.
Une fois que j’ai consenti, comment me reprendre si mon consentement
a été trahi ? Puis-je me reprendre d’ailleurs ? Reprendre quoi ? Comment
récupérer ce que j’ai perdu dans mon consentement ? Lorsqu’il y a
maldonne entre ce à quoi un sujet consent et ce qu’il a rencontré, c’est un
abîme dangereux qui s’ouvre sous ses pas. Est-il responsable de cette
méprise ? Impossible de passer une existence sans ne jamais consentir à
rien. Refuser de consentir, ce n’est pas seulement refuser quelque chose à
l’autre, mais aussi souvent se refuser quelque chose à soi-même. Le
consentement me confronte à un pari avec ma propre vie depuis un rapport
à l’Autre. Un pari aussi avec mon corps, car « il n’y a pas de consentement
sans corps 3 ». Le consentement a aussi ses délices et indique le chemin vers
un continent nouveau, qui me fait appréhender un autre sujet en moi-même,
lorsque l’autre rencontré est à la hauteur de ce consentement. Je ne peux
passer ma vie à dire « non ». Mais je peux choisir à qui je dis « oui ». Je
peux choisir le moment où je laisse le consentement décider de la situation
et me déplacer ailleurs.

Ambiguïté du consentement au féminin


Le consentement est-il un acte proprement féminin en matière
amoureuse et sexuelle ? Ce qui est certain, c’est que la prise en compte du
consentement d’une femme marque un tournant dans l’histoire du
consentement. Nous le verrons. Mais au-delà, peut-être existe-t-il aussi une
articulation subtile et secrète entre le consentement et la féminité, et même
un consentement « à » la féminité, à condition d’envisager la féminité
autrement que comme une nature ou une norme. Peut-être le consentement
révèle-t-il quelque chose de la féminité comme expérience corporelle de
jouissance. Peut-être le consentement révèle-t-il à quel point le corps
compte. Peut-être le consentement est-il même redoublé côté féminin si l’on
en croit Freud et Lacan, pour lesquels « devenir femme » ne relève d’aucun
programme naturel ou social, d’aucune obligation, mais plutôt d’un
consentement fondé sur la rencontre. Le consentement côté femme serait
consentement à un autre, mais aussi consentement à l’autre en soi-même,
consentement à l’étrangeté de la féminité comme expérience trouble.
Ambiguïté du consentement au féminin qui dénude le rapport au désir et qui
vient répondre à une demande de l’autre qui parfois est elle-même opaque.
Ce sont toutes ces dimensions de l’être qui sont mobilisées par l’événement
du consentement. L’éveil du désir, le rapport à ce que l’autre veut, l’énigme
de ce qu’il attend de moi et de ce que je suis prête à donner pour le savoir.
Que me veut-il exactement, celui à qui je consens ? M’aime-t-il vraiment ?
Peut-il me perdre ? Le consentement est toujours franchissement d’une
frontière, pas fait vers l’autre, avancée et mise en jeu du corps, et en même
temps angoisse éprouvée aux confins du territoire du désir. Peur de s’être
jetée à l’eau un peu trop précipitamment, sentiment de vie redoublée du fait
d’y être allé. Risque pris de se dessaisir de soi pour nouer son sort à celui
d’un autre. Est-ce parce que le consentement est toujours ambigu qu’il est
inauthentique ? Cette ambiguïté est-elle signe de fausseté, de
travestissement, de mensonge ? Non. Supporter l’ambiguïté du
consentement, c’est supporter son caractère non éclairé comme étant aussi
ce qui fait sa valeur. Un « oui » et un « je ne sais pas » en même temps.
C’est assumer cette difficulté à savoir de quoi relève un consentement,
comme une difficulté porteuse d’une vérité sur le désir. D’où la double
trahison de celui qui abuse d’un consentement, qui est consentement à faire
confiance sans savoir de quoi relèvent les intentions de l’autre. C’est peut-
être même quelquefois ne pas reculer devant l’énigme du désir d’un autre –
qui ne se comprend pas depuis la raison – que de pouvoir assumer l’opacité
du consentement. D’être ambigu n’ôte pas au consentement son
authenticité, mais lui ajoute une complexité. Le consentement, tout comme
le rapport au désir et à la jouissance, met en jeu mon corps d’être sexué. Il
implique ce corps à l’intérieur duquel il se passe des choses que je ne
comprends pas mais que pourtant j’éprouve. Des choses qui sont moi et ne
sont pas moi, des choses que je vois revenir et qui parfois me dépossèdent
de moi-même. Affects, émois, émotions.
Le consentement est en cela toujours un consentement au corps comme
étranger à soi-même. Devenu hypersensible à la réponse de l’autre, le sujet
consentant s’émerveille de se découvrir transformé. « Cum-sentire ». Il faut
donc défendre la beauté du consentement, son éclat aveuglant. Le
consentement est l’envers du rejet de l’autre, de la méfiance, de la non-
reconnaissance. Mais il faut aussi le distinguer radicalement d’une autre
expérience qui renvoie, elle, à une autre obscurité. Le traumatisme sexuel et
psychique.
III

Entre « céder » et « consentir »,


une frontière

L’énigme du consentement, dans le champ de l’amour et de la sexualité,


ne peut alors se déchiffrer que si l’on prend au sérieux cet aphorisme :
« céder n’est pas consentir ». Il est nécessaire de faire une distinction entre
ce qui relève du consentement, de son ambiguïté, de sa beauté, et ce qui
relève de la rencontre avec un forçage dans le corps. « Céder n’est pas
consentir » en effet, et pourtant « céder » et « consentir » semblent très
proches dans la langue française. C’est cette frontière que j’explore, la
nécessité de cette frontière. L’abolition de la frontière entre « céder » et
« consentir » conduit à un danger : ne plus reconnaître le traumatisme
sexuel, et même le traumatisme psychique, ne plus avoir les moyens de
discerner entre ce qui relève d’un « oui » – même discret, timide, pudique,
inavoué et secret – et ce qui relève de la rencontre avec une violence
exercée à l’endroit d’un être.

Enjeu éthique d’une distinction


Car « céder », relève du traumatisme. Celui-ci ne prend pas sa source
dans le consentement, bien qu’il puisse le mettre en jeu, bien qu’il puisse le
manier, l’utiliser, l’extorquer. Le sujet qui fait l’objet d’un forçage, bien
souvent, ne sait plus s’il a consenti ou pas. Peut-être a-t-il dit « oui » au
début à quelque chose, et qu’il n’a pu, engagé qu’il était par ce premier
« oui », dire « non » à ce qui s’est produit ensuite. « Y suis-je pour quelque
chose ? », est toujours la question que se pose un sujet ayant fait une
mauvaise rencontre. Aurait-il consenti sans le savoir à ce qui lui est arrivé ?
N’aurait-il pas dû dire « non » plus clairement, crier son « non ! » et
s’enfuir, vite ? Ne me suis-je pas laissé faire, alors que j’aurais pu me
défendre ? Du même coup, n’est-ce pas aussi de ma faute ? J’ai honte et
cette honte se recouvre de l’impossibilité de pouvoir en parler, comme si je
devais le cacher, ce trauma qui a surgi. C’est cette jouissance sans
médiation de l’autre qui a pu tracer en mon corps aussi le chemin vers une
jouissance que je ne voulais pas, qui fait surgir la honte. La perversion sait
manœuvrer avec l’ambiguïté du consentement, qui rend toujours le désir
trouble, troublant pour le sujet lui-même. Elle sait produire dans le corps de
l’autre cette effraction qui pétrifie. Elle sait recouvrir l’ambiguïté du désir
de l’obscénité de la pulsion toute nue. Le traumatisme sexuel, traumatisme
psychique et corporel, peut être issu d’une trahison du consentement. Il
renvoie alors un sujet traumatisé à l’énigme de son propre consentement.
Toujours.
Pourtant, « céder n’est pas consentir ».
Cette distinction apporte une clarté éthique à la question du
consentement et du traumatisme, en matière de vie amoureuse et sexuelle,
mais peut-être aussi en matière de rapport à l’Autre en général, en matière
politique.
Car « céder », au sens où je le définis depuis une approche à la fois
clinique et politique, ne touche pas seulement les affaires de sexualité et
d’amour, mais aussi celle de la vie en société, celle de la vie
professionnelle, celle de notre condition historique. Dans le champ du
travail, de la vie professionnelle, il y a aussi des expériences traumatiques.
Car le sujet a là aussi consenti à un certain engagement, depuis un contrat
de travail, et le voilà pris dans tout autre chose, dans une forme d’aliénation
qui peut éveiller l’angoisse. « Céder sans consentir », dans le monde du
travail, c’est ne plus pouvoir répondre à ce qui est exigé, demandé,
extorqué, autrement qu’en continuant quand même. C’est ne plus savoir si
on doit faire confiance à ce que l’on ressent, ce malaise, cette forme de
nausée, cette panique quelquefois. « Céder », c’est alors sentir que l’on ne
travaille plus seulement pour l’Autre mais contre soi-même. Ce n’est plus
« se sentir avec l’autre », mais « se sentir travailler contre soi-même »,
contre le consentement que l’on avait donné au départ. C’est sentir qu’une
frontière a été franchie par l’autre et que l’on ne parvient plus à se ressaisir
de son être, à retrouver les siens, tant ce que l’on croit devoir donner de soi
pour son travail devient illimité. Cela ne s’arrête plus, ce n’est jamais assez,
j’aurais toujours pu donner plus et faire mieux. Le contrat n’est pas une
garantie. Il ne suffit pas à me protéger de ce moment où je peux me sentir
dépassée par ce qui est exigé comme par un impératif catégorique. Deleuze
l’a montré, le contrat peut aussi être l’outil d’une relation sadomasochiste,
où l’un jouit d’humilier l’autre depuis ce qui a été convenu au départ. Ainsi,
« les choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites
avant d’être accomplies 1 ». Le contrat, qui peut être tacite, est aussi ce qui
instaure ensuite une forme de silence. Dès lors que tu as signé, je ne
m’adresserai plus à toi, je ne te parlerai plus, tu exécuteras ce que tu dois
exécuter et que tu dois savoir sans même que je te l’aie dit. La violence
s’appuie ainsi sur le socle du silence. Ne plus lui parler, mais ne plus
l’écouter non plus, celui qui a consenti. Le laisser exécuter et se livrer
toujours davantage jusqu’à lui extorquer sa puissance vitale. Le monde
contemporain depuis l’avènement des relations numériques peut faciliter les
conditions d’exercice d’une telle emprise : écrire des mails que l’autre ne
comprend pas, ne pas lui répondre lorsqu’il demande des explications, le
laisser se tourmenter jusqu’à ce qu’il se soumette à ce silence comme à une
présence autoritaire qui ne le lâche plus. Le corps peut alors émettre un
signal d’alarme. Ne plus pouvoir dormir, s’épuiser au point de ne plus
jamais se sentir là pour personne, ne plus se « sentir avec », mais se « sentir
sans », comme si mon consentement s’était retourné contre mon désir. Être
rongé de l’intérieur par ce qu’il y a à accomplir, par ce que l’Autre veut
mais ne dit pas. Continuer pourtant à travailler, encore plus, comme si
c’était là un impératif catégorique auquel il devient impossible de se
soustraire. Il faut que j’y arrive, que je m’en sorte ! Je ne dois pas craquer.
Un jour, il est trop tard pour revenir en arrière : burn-out.
On peut parler du « masochisme » de celui qui se laisse faire, mais ne
s’agit-il pas plutôt d’une angoisse qui provient de ne pas savoir,
quelquefois, jusqu’où il faut aller pour obtenir une reconnaissance de l’autre
et qui conduit à se laisser faire en mettant à l’épreuve son propre corps ? Il
ne faut pas que l’argument du masochisme serve à méconnaître la trahison
de celui qui force et abuse d’un consentement. Le masochisme, soit cette
propension à « se faire souffrir », est aussi l’indice que le sujet rencontre là
une situation dans laquelle il ne se retrouve plus et dont il doit s’extraire. Le
consentement du sujet peut se voir instrumentalisé aussi bien dans la
rencontre amoureuse, dans l’intimité familiale ou dans le monde du travail.
Il peut y avoir consentement à l’amour, et finalement rencontre avec autre
chose qui n’était pas de l’amour mais un abus sexuel qui s’est paré du
déguisement de l’amour pour s’exercer. Il peut y avoir consentement au
silence par croyance dans une autorité. Il peut aussi y avoir, dans le
domaine du travail, désir de « bien » faire, de « tout » faire même, pour un
emploi, pour un supérieur, pour un chef, au nom d’un idéal, ou d’une
idéologie. Ce désir de « bien faire », lorsqu’il rencontre l’autoritarisme et
parfois la perversion de l’autre, peut condamner le sujet à obéir au-delà
même de son consentement. Pour le dire avec le philosophe Frédéric Gros,
surgit alors la sur-obéissance 2. Cette modalité de l’obéissance est une forme
de soumission à ce que je ne veux pas. C’est parce que j’obéis en « me
forçant » que je me sens en même temps coupable de ne pas obéir assez.
C’est le principe même de ce que Freud et Lacan ont nommé le Surmoi.
Plus je me force, plus je me sens coupable d’obéir sans y être vraiment mais
en me contraignant moi-même. Plus je me maltraite, plus le Surmoi réclame
que j’obéisse mieux. C’est en cet endroit que les exigences de l’autre
rencontrent l’exigence intérieure du sujet.
Sur-obéir, ce n’est pas seulement obéir à l’autre, mais obéir au
commandement intérieur qui vient de cette instance morale qu’est le
Surmoi. Lorsque le sujet obéit au-delà de ce qu’il suppose qu’on attend de
lui, pour prouver qu’il est bien tout entier dévoué à la tâche, pour prouver
qu’il ne met aucune distance entre ce qu’on lui demande de faire et ce qu’il
accomplit, pour prouver qu’il donne tout son temps, toute son énergie à ce
qui devient le seul but de son existence, c’est là que la frontière entre
« céder » et « consentir » est franchie. Ne plus s’autoriser à penser, ne plus
avoir la moindre confiance en ce que l’on ressent, ne plus écouter ces
signaux du corps qui disent le malaise silencieux, l’angoisse, parfois le
dégoût, mais obéir et chercher à faire toujours mieux. Encore. La sur-
obéissance est aux antipodes du désir.
Cette sur-obéissance est déjà le signe de ce à quoi le sujet a cédé, c’est-
à-dire le signe de l’angoisse. À force de piétiner le désir et de sur-obéir à
autre chose, ça craque. Un jour, noir total. Où suis-je ?

Une frontière au niveau du corps


« Céder » n’a donc rien à voir avec le « oui » et le « non », avec la
perspective de l’assouvissement du désir parfois retardé, avec l’ambiguïté et
la dialectique du « je veux » et du « je ne veux pas », « je veux bien mais
pas tout de suite », « je ne veux pas maintenant », « je voudrai peut-être
après ». « Céder », au sens de la sur-obéissance ou du trauma, n’est pas
« consentir ». « Céder », c’est à la fois subir un forçage et « se forcer » soi-
même. C’est aussi là le mystère du trauma. Non seulement il peut y avoir de
mauvaises rencontres avec l’autre, mais il y a aussi de mauvaises rencontres
avec soi-même, avec cet étrange partenaire de vie qu’est mon corps, avec ce
que Freud et Lacan ont appelé le Surmoi qui se situe au joint du langage et
du corps. C’est là toute la complexité du « céder ». Je vais le montrer.
Le « se laisser faire » comporte des degrés qui peuvent aller jusqu’à « se
forcer », au-delà de ce que le corps peut supporter.
Écrire sur cette frontière, c’est affronter à la fois l’obscurité du
consentement, l’énigme de son propre consentement, et les effets de
disparition subjective du traumatisme.
Revenons à l’amour et à la vie sexuelle. Je disais qu’il existe une
proximité entre « céder » et « consentir ». Mais cette mitoyenneté entre
« céder » et « consentir » ne doit pas signifier une confusion entre « céder »
et « consentir ». Il y a bien une frontière. C’est en ce point que la distinction
devient nécessaire, pour des raisons à la fois éthiques et cliniques. C’est
justement parce que de l’extérieur, d’un point de vue purement
comportemental, « céder » peut ressembler à « consentir », être confondu
même avec, qu’il est nécessaire d’avoir une approche clinique du
consentement et d’affirmer la différence radicale entre « céder » et
« consentir ». Comment voir quand un sujet « cède » et quand un sujet
« consent » ? Comment le savoir ? Cette distinction peut-elle relever du
registre de la preuve ? Peut-on prouver qu’il y a eu traumatisme ? Le
consentement lorsqu’il est retardé, ajourné, repoussé, ne finit-il pas par
advenir parce que le sujet cesse de refuser, parce que le sujet cède quelque
chose ? En ce cas, « consentir » aurait une affinité avec « céder ». Alors
pourquoi vouloir faire une différence entre « céder » et « consentir », si
« consentir », c’est céder ? Le consentement peut ouvrir la voie au
« céder », c’est là qu’est le risque. Mais cela ne signifie aucunement que
« céder » équivaut à « consentir ». Qui peut affirmer s’il y a eu
consentement ou pas, entre deux êtres ? Seule la parole du sujet concerné
peut permettre de révéler cette frontière. Le consentement nous introduit au
registre de l’énonciation. « Je consens. » Personne ne peut dire à la place du
sujet s’il a cédé ou consenti. Il y a là quelque chose qui ne peut pas être
délégué à un Autre. Car la frontière se situe dans le corps du sujet. Celui qui
prétend parler à cet endroit à la place du sujet est déjà dans une position
d’emprise. Comme s’il savait ce que le sujet lui-même ne sait pas.
Comme s’il pouvait avoir la maîtrise de ce qui s’est passé dans son corps et
savoir ce qui était pour lui du plaisir et ce qui était pour lui du déplaisir.
« Céder » ou « consentir » en appelle au témoignage. Il faut que le sujet
concerné dise, lui-même. Mais quelquefois, le sujet ne sait pas lui-même –
ou plutôt il ne sait plus. Il s’interroge sur son consentement, car il s’est
produit en son corps des choses avec lesquelles il n’était pas nécessairement
d’accord mais qui dorénavant font partie de lui. Au-delà du principe de
plaisir, disait Freud. Ne plus être d’accord avec ces traces qui restent du
traumatisme sexuel, comme des commémorations de ce trauma, traces qui
ne s’effaceront jamais, c’est aussi ne plus être d’accord avec son corps.
C’est se dire « non » à soi-même, là où le non proféré envers l’autre, n’a
pas eu d’effet ou n’a pu être dit. C’est alors le corps qui reste comme
témoignage de vérité de ce qui s’est produit pour un sujet. Consentement ou
trauma ? C’est depuis ce corps marqué par l’expérience d’une rencontre qui
a laissé en lui des hiéroglyphes illisibles et douloureux, traces de
l’événement traumatique, que le sujet peut essayer de s’attacher à lire
l’énigme du trauma. Que s’est-il passé ? Que me reste-t-il de cet événement
traumatique ?

« Qui ne dit mot consent ? »


Le dicton « qui ne dit mot consent » participe de cette omission de la
distinction entre « céder » et « consentir ». Il participe même peut-être de ce
point d’aveuglement. Il faut alors affirmer, à l’encontre de cette idée reçue,
l’aphorisme suivant : « Qui ne dit mot, ne consent pas ».
Le silence a différents statuts. Le silence peut certes être consentement
maintenu secret. Il peut y avoir une certaine jouissance à garder le silence,
qui est dès lors un silence qui dit « oui ». Mais ce « qui ne dit mot consent »
universalise un sens possible et particulier du silence, en outrepassant le
désir de celui qui se tait, en l’interprétant nécessairement comme un « oui ».
Il y a un « se taire » qui est un « ne pas vouloir dire » et il y a « se taire »
qui est un « ne plus pouvoir rien dire ». C’est tout ce qui sépare « ne pas
vouloir dire qu’on veut », par pudeur, par stratégie, par goût du mystère, et
« ne pas pouvoir dire qu’on ne veut pas », par crainte, par peur, par effroi.
Avant de dire « qui ne dit mot, consent », il faudrait d’abord prendre en
compte l’effet de sidération produit par la rencontre avec le forçage : le
traumatisme produit cet effet de couper tout accès à la parole. C’est même
le signe distinctif du trauma. Après coup, ce qui a fait trauma continue de
rester en dehors de la parole, rejeté de l’histoire à laquelle j’ai accès, figé
ailleurs, présent dans le corps mais non dit. Inaccessible à l’usure du temps,
l’effet du traumatisme, comme un corps étranger incrusté dans la chair
continue d’agir en elle comme au premier jour. Il ne s’érode pas. C’est ainsi
que Freud a commencé par définir l’effet du traumatisme psychique.
Alors la question n’est plus : « est-ce que celui qui ne dit mot consent
ou pas ? », mais comment le traumatisme peut-il tout de même parvenir à se
dire, en dépit de son caractère non symbolisable ? Celui qui n’a pu dire un
mot, alors que se passait en son corps des choses avec lesquelles il n’était
pas d’accord, trouvera-t-il le moyen d’en dire quelque chose à quelqu’un un
jour ? Trouvera-t-il le moyen en lui-même et trouvera-t-il le moyen auprès
de l’autre ? Le traumatisme psychique est une histoire de corps. Parler de ce
qui s’est passé dans le corps lorsqu’il y a eu « cession » est un nouveau
risque à prendre.
Sera-t-il entendu d’un autre ou sa parole ne rencontrera-t-elle que le
refus ?
« Ce qui traumatise ne se laisse pas dire. » Cela ne se dit pas, non pas
simplement parce que la décence ou la pudeur exigeraient de ne pas en
parler, mais parce que l’effet du trauma percute le corps de telle façon que
le langage est comme court-circuité. Du même coup, le sujet ayant subi un
traumatisme se retrouve bouche cousue. « Qui ne dit mot se tait parce qu’il
ne peut plus rien dire. » « Qui ne dit mot » a perdu la parole. « Qui ne dit
mot » est condamné au silence car l’effraction à laquelle il a eu affaire dans
le corps ne se laisse pas dire. Elle ne porte pas de nom. La langue n’a pas
prévu de mot pour le dire. Impossible à dire.
Comment dès lors faire reconnaître le traumatisme ?
Le paradoxe du traumatisme fait que « qui ne dit mot » y retourne
pourtant quelquefois. Sur les lieux du trauma. D’où l’idée fausse de
consentement « après coup ». D’où cette idée dangereuse : « S’il y retourne,
c’est qu’il voulait bien, c’est que cela lui a plu, c’est qu’il était consentant. »
Ce retour, cette répétition du traumatisme, ne signifie pourtant pas
consentement. Elle ne doit pas le signifier. Elle signifie plutôt cauchemar.
Cela sera difficile à démontrer mais en même temps indispensable. Ce n’est
pas parce que le sujet se voit emprisonné dans une répétition de son propre
trauma, ce n’est pas parce qu’il y retourne et ne peut s’en dégager qu’il y
consent. C’est aussi en cet endroit que l’approche clinique permet d’y voir
plus clair. Freud a repéré ce phénomène mystérieux qu’il a nommé la
répétition pulsionnelle. Ce retour, cette répétition, n’émane d’aucun vouloir
du sujet. C’est une autre logique qui est là à l’œuvre, une logique de la
pulsion qui pousse à la satisfaction quitte à nuire au vivant lui-même. C’est
cette logique de la pulsion de mort qui est ainsi à l’origine de la réédition
des expériences traumatiques.
Le traumatisme est perte radicale. Le sujet y retourne, car il ne sait pas
ce qu’il a perdu dans l’expérience traumatique. Il n’a pas les mots, mais son
corps, lui, sait. Il y retourne pour trouver comment récupérer ce qui lui a été
arraché. Il y retourne pour essayer de rattraper son corps perdu. Le
traumatisme, c’est cette expérience d’avoir perdu son corps. J’ai perdu mon
corps.
IV

Le consentement,
intime et politique

Ce qui fait la valeur du « consentement », en tant que notion, est qu’il se


situe à la croisée de deux champs, celui de l’intime et celui du politique. Le
consentement comme expérience du sujet qui le donne, fait partie de la vie
concrète et secrète parfois de chacun. Il peut être un consentement
amoureux, mais aussi un consentement à ce qui est demandé ou désiré par
un autre en particulier. Le consentement est ce qui me lie à un engagement
et à une parole que j’ai dite. Et cela sur fond d’énigme, car, c’est ce que
j’explore depuis le début, le sujet ne sait pas pourquoi il a dit « oui » mais
se sent lié par ce « oui » auquel il croit. Le consentement m’engage alors
dans le temps. J’ai dit « oui » à un avenir. J’ai dit « oui » à un temps que je
ne connais pas encore, mais dans lequel j’accepte de m’engager. Depuis ce
« consentement », je peux me retrouver pris dans une aventure à laquelle je
ne m’attendais pas, dont je méconnaissais fondamentalement les ressorts au
moment où j’ai dit « oui », mais dont dorénavant je ne peux plus m’extraire.
Alors le « consentement » peut ouvrir la voie à un « céder », c’est-à-dire à
un traumatisme.
Si je me tourne maintenant vers le champ du politique, est-ce aussi le
cas ? Je m’aperçois en effet que le consentement est là aussi le lieu d’une
ambiguïté. Il peut ouvrir la porte à l’expérience inattendue d’un forçage,
expérience qui a ceci de singulier qu’elle repose en même temps sur mon
consentement.
Revenons un peu en arrière. Le consentement acquiert une valeur
particulière dans la philosophie politique à partir du XVIIIe siècle, chez les
théoriciens du contrat social alors même qu’il s’agit précisément de
distinguer le droit et la force. Ce sont les théoriciens du pacte social, aux
e e
XVII et XVIII siècles – Grotius, Hobbes, Rousseau – qui ont mis au cœur du
rapport du citoyen à la société la notion de consentement. Ainsi, à l’origine
du droit civil « est l’obligation que l’on s’est imposée par son propre
consentement 1 ».
C’est le sens même de la notion de « pacte social » qui est au fondement
de l’état social. Même si, en fait, je n’ai jamais signé de pacte avant d’entrer
en société, en droit, c’est comme si je l’avais fait. C’est ce pacte tacite qui
est le fondement de mes devoirs et de mes droits. Le consentement est donc
une nouvelle modalité de l’obéissance. Obéir, ce n’est plus seulement se
conformer à un commandement ou à une exigence de l’autre, c’est choisir
d’obéir à une autorité que l’on reconnaît comme légitime. C’est se
soumettre à une loi dès lors qu’on a consenti à reconnaître cette loi comme
juste. Si je n’obéis plus, c’est en quelque sorte moi-même que je trahis,
c’est mon propre engagement que je trahis.

Contre le droit du plus fort,


le consentement du sujet
Il s’agit donc d’un changement de paradigme concernant la source de
l’autorité. Ce n’est plus l’Autre – Dieu, le seigneur, le maître, le roi – qui
consent à ce que je vive et qui peut me faire mourir, c’est moi, en tant que
sujet, qui consent à obéir à l’autorité que je reconnais comme juste. Le
changement de sens du consentement permet de fonder un renoncement à
l’exercice de son droit naturel et une acceptation de se soumettre à ce que
Hobbes appelle le « souverain », Rousseau la « volonté générale ». Pour le
dire avec Frédéric Gros, « le consentement est réfléchi comme le noyau
rationnel de l’obéissance aux lois de la cité 2 ».
Nul ne peut alors me forcer à obéir à une autorité illégitime, qui ne
s’imposerait que par la force. L’autorité ne dérive pas de la nature. Elle n’a
de valeur qu’établie par les lois, c’est-à-dire choisie par le peuple qui la
reconnaît comme juste. Rousseau, dans le Contrat social, en 1762, critique
ainsi la notion de droit appliqué à l’esclavage comme une contradiction
dans les termes. Le droit ne peut se fonder sur le rapport de force. Les
esclaves sont ceux qui ont dû céder à la force, non ceux qui reconnaissent
une autorité de droit. Ils subissent une aliénation en vertu d’une domination
injuste. Ils n’ont donc pas à obéir à une autorité illégitime. Surtout, aucune
force ne peut se prévaloir du droit, pour s’exercer sur des individus.
« Convenons donc que force ne fait pas droit et qu’on n’est obligé d’obéir
qu’aux puissances légitimes 3. » Le droit du plus fort n’est pas un droit mais
un rapport de force.
Cette distinction entre le droit et la force est fondamentale pour penser
une autorité légitime. La notion de consentement située à l’origine du
pouvoir politique équivaut donc à une exclusion de l’exercice de la force.
Pour le dire en termes plus psychanalytiques, il s’agit d’exclure le forçage
du champ politique et de penser un lien social qui repose sur un
consentement et non sur un trauma. Le verdict pascalien selon lequel « ne
pouvant faire que la justice fût forte, on a fait que la force fût juste » se voit
renversé. Il faut que la justice soit forte et pour cela il faut rendre illégitime
toute autorité qui ne serait fondée que sur la force. Le pacte engage donc
chaque sujet : j’ai signé avec la société un contrat que je ne peux défaire.
J’ai consenti à entrer en société à condition que la société soit elle-même
garante de la sécurité, de la liberté et de la justice.
C’est sur la base d’un consentement tacite que chaque citoyen obéit
alors au Souverain qu’il reconnaît comme incarnant la Volonté générale.
Vivre en société, c’est respecter ce pacte social qui rend possible le respect
des droits et des devoirs des citoyens. C’est parce que la loi incarne la
Volonté générale, qui n’est pas la volonté de tous, mais la volonté générale
en chacun, qu’il faut s’y soumettre. Le « vouloir » qui est exprimé par la
volonté générale ne concerne pas les intérêts particuliers mais le Bien
commun. S’il y a donc obéissance, c’est en vertu d’un consentement de
chacun à « vouloir » non pas seulement son bien propre, son intérêt
particulier, mais l’intérêt général, le bien collectif. C’est en somme la cause
de la volonté générale qui doit l’emporter sur la cause de la volonté
particulière.
Au sein du contrat social, le consentement est « l’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite 4 ». Il est donc question d’une obéissance d’un genre
nouveau, qui n’est pas fondée sur la nature ou la tradition, mais sur un acte
de la raison. Cette obéissance est en même temps reconnaissance de ma
capacité à choisir à quoi j’obéis. Rousseau le formule ainsi, à la fin du
Contrat social, en disant qu’« il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature
exige un consentement unanime. C’est le pacte social 5 ». Les autres lois
n’exigent pas nécessairement l’unanimité pour s’appliquer ; en revanche, le
pacte social est la loi inaugurale à laquelle nul ne peut déroger. En ce point,
l’adhésion de tous est requise.
La notion de pacte social introduit ainsi un acte du sujet à la base de
l’obéissance. Par là même, elle bouleverse le sens du consentement qui
jusque-là ne renvoyait pas au consentement « du sujet » mais au
consentement attendu, espéré, demandé, par le sujet à un Autre, sous
l’autorité duquel il se situait : consentement du roi, consentement du père.
La notion de pacte mobilise une adhésion subjective, contrairement à la
soumission au plus fort qui est une pure cession. Si la société doit être
fondée sur le droit et si seule l’autorité fondée en droit peut réclamer
obéissance, alors la société, par ce pacte inaugural, exclut l’usage du droit
du plus fort.
Ainsi, ce n’est plus en vertu d’un pouvoir naturel et divin que le roi
règne, mais en vertu du consentement de ses sujets à qui il doit la sécurité et
une part de liberté. L’autorité d’un roi sur ses sujets n’est légitime que si
elle est une autorité choisie par ceux qui s’y soumettent. C’est donc une
autorité instituée n’ayant de valeur que si elle est considérée comme telle.
En un mot, avec Rousseau, être né libre, c’est le rester aussi dans la société.
Cela signifie ne se soumettre qu’à l’autorité que l’on reconnaît. Se
soumettre à des lois, et non à un maître.

Destitution du pouvoir des pères


Fonder le pouvoir sur le consentement des citoyens, c’est aussi récuser
l’analogie entre pouvoir politique et pouvoir familial. L’autorité du
souverain n’est pas identique à l’autorité du père sur ses enfants. Le pouvoir
politique, s’il est fondé sur le contrat social et s’il n’est qu’une délégation
de la volonté de chacun envers le souverain incarnant la Volonté Générale,
n’est plus conçu en référence au pouvoir du père sur ses enfants. Le pouvoir
paternel se voit donc destitué en tant que modèle de l’autorité politique,
c’est-à-dire en tant que modèle de la justice. Le pouvoir du monarque
envers ses sujets n’a rien de commun avec le pouvoir « naturel » d’un père
sur ses enfants. La conception paternaliste du pouvoir est ainsi remise en
question par les théoriciens du contrat social. Les sujets ne sont pas des
enfants mais des êtres libres et égaux en droit. Les sujets doivent en somme
aussi d’eux-mêmes faire le deuil de l’idée qu’ils sont protégés par le
pouvoir politique comme ils le seraient par un père.
Non seulement le pouvoir paternel n’est plus le modèle du pouvoir
politique, mais il devient lui-même transformé par le pouvoir politique. Ce
qu’est un père, en tant que détenteur d’une autorité, ne dépend de la nature
que tant que les enfants ont besoin du père pour survivre. « Encore les
enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui
pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. […]
S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est
volontairement et la famille ne se maintient elle-même que par
convention 6. » Rousseau affirme ainsi que le lien au père, une fois sortie de
l’enfance, devient lui aussi, pour les fils et filles, de l’ordre du
consentement.
Au XVIIIe siècle, le consentement passe donc du côté du « Je » là où il
était du côté de l’Autre. Il n’est plus autorisation, mais choix libre et
responsable de se soumettre à un pouvoir reconnu comme juste. Dès lors le
contrat social renverse le fondement de l’autorité. L’autorité ne vient plus
de l’Autre mais du sujet qui y consent. Tout exercice de l’autorité n’est
légitime qu’en vertu d’un consentement inaugural des citoyens. Tacitement,
tout citoyen doit dire « oui » à ce qui est la Volonté générale, car cette
volonté est la sienne, en tant que citoyen capable de vouloir le bien de tous,
avant son propre bien. Le pacte implique l’engagement du citoyen, son
« oui » initial. Il s’agit en somme de fonder l’obéissance sur la justice et
non pas sur la force. Mais ce « oui » n’est-il qu’un acte de la raison ?
Le terme de « pacte social » – qui donne son titre au chapitre VI du
Contrat social, au sein duquel Rousseau définit l’essence de ce pacte qui
conduit les êtres humains à renoncer à leur liberté naturelle pour lui
substituer une liberté civile – ajoute une dimension supplémentaire à celui
de contrat. Il s’agit de savoir si cette dimension supplémentaire ne nous fait
pas aussi sortir du domaine purement rationnel.
Le pacte n’est pas tout à fait identique au contrat. Il est beaucoup
« plus » qu’un simple contrat. C’est un engagement pris envers un autre
reposant sur une foi dans la parole de l’autre, foi qui peut relever de
l’amour, de l’admiration, de la reconnaissance, mais qui ne peut être
totalement traduite en termes rationnels. Il y a dans la notion de pacte l’idée
d’une forme de dévolution à une parole en laquelle on croit. Il y a dans le
pacte un acte qui ne repose plus sur la raison mais sur le désir. Le sujet se
fie donc à une volonté (la volonté générale) depuis un consentement à faire
confiance à cette modalité de gouvernement sans pouvoir ensuite s’en
extraire. Le pacte social lie le sujet non seulement aux autres et aux lois,
mais à son propre consentement.

Consentement politique forcé


Fonder l’exercice du pouvoir sur le pacte et le consentement préserve-t-
il dès lors absolument du forçage ? En d’autres termes, le consentement
peut-il être extorqué ? En même temps que Rousseau définit l’obéissance
comme un acte libre d’obéir à la volonté générale, il introduit une précision
troublante : « Afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il
renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux
autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint
par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être
libre 7. » L’exercice de la force ressurgit ici comme n’émanant plus de la
nature, mais de tout le corps politique dorénavant détenteur du
consentement qui l’a institué comme souverain. Que se passe-t-il ici ? Il
devient impossible de désobéir. Le « consentement verrouille
l’obéissance 8 ».
Si la théorie du contrat social présente un progrès dans l’ordre de la
justice concernant la souveraineté et son origine, elle ne prémunit donc pas
contre le rapport de force, ni contre l’écrasement du sujet. C’est ce que
l’histoire démontrera. Le consentement apparaît alors comme un impératif,
qui m’engage dans un temps futur et en même temps me dessaisit de mon
pouvoir de rétractation.
Une fois que le consentement – celui du citoyen considéré comme
sujet – est placé à l’origine du pouvoir, c’est aussi ce consentement qui peut
être extorqué, exigé, par un pouvoir qui ne peut dorénavant se légitimer
sans lui. Surgit alors la possibilité toujours menaçante d’une
instrumentalisation du consentement. Si le paradigme de l’obéissance a
changé, le pouvoir qui tendra à s’exercer, y compris par la force, ne se
contentera plus de la soumission, mais exigera aussi le consentement à cette
soumission. L’obéissance exigée par un pouvoir autoritaire qui veut se faire
passer pour juste se situe ainsi au-delà de l’obéissance comportementale. Il
s’agit de faire croire à un consentement de la population, là où, en vérité, il
y a exercice de la terreur. Ce qui est alors exigé est de l’ordre d’une « sur-
obéissance » pour le dire à nouveau avec Frédéric Gros, c’est-à-dire d’une
obéissance qui démontre, au-delà de la soumission, le consentement à cette
soumission. Une obéissance qui affiche les signes d’un choix et d’une
adhésion du sujet pour faire disparaître les marques de la peur et de la
soumission. Ne s’opère-t-il pas alors un virage du côté d’un pacte sadien ?
Les victimes d’un pouvoir qui les terrorise doivent en même temps
légitimer ce pouvoir en lui donnant leur consentement.
C’est en ce point que le consentement est travesti. Extorquer le
consentement, obtenir en vérité la soumission totale du sujet, son véritable
assujettissement – celui de son corps, mais aussi celui de sa pensée et même
de ses rêves. Le « Nous » auquel le sujet se soumet n’a plus rien à voir avec
le « Nous » du désir de faire communauté, le « Nous » d’une cause
commune ou d’une volonté générale en chacun. C’est le « Nous » du
Surmoi autoritaire qui se substitue ainsi au premier « Nous ». Le sujet est
alors anéanti par un « Nous » qui exige son consentement. C’est aussi ce
sens que Lacan a pu donner à une forme de d’exigence révolutionnaire en
parlant d’un Surmoi révolutionnaire. Avant lui, Camus a interrogé la
distinction entre révolte et révolution. La distinction entre « consentir » et
« céder » n’est pas étrangère à cet écart entre la révolte comme acte premier
qui dit « non » à l’autre en vertu de l’affirmation d’un désir et la révolution,
qui, à en croire Camus, n’est pas toujours fidèle à l’élan initial de la révolte.
Le consentement qui est affirmation et choix, acceptation et reconnaissance,
se retourne dès lors contre le sujet lui-même pour devenir soumission et
démission. Consentir signifie alors « céder ». Le harcèlement psychique
exercé par un régime totalitaire vise à obtenir de force le consentement que
le sujet se refuse à donner. Il vise à le priver de sa propre capacité à
consentir. Le « je consens » du pacte devient une soumission à un « tu dois
consentir » de la dictature. « Le consentement à l’humiliation, telle est la
vraie caractéristique des révolutionnaires du XXe siècle 9 », affirme ainsi
Camus à propos du terrorisme individuel.
Winston pensait pouvoir leurrer le pouvoir en désobéissant seulement
dans ses pensées, à travers ses rêves et ses cauchemars même. Il obéissait
sans donner son consentement. En sauvant la zone de son consentement de
l’emprise totalitaire, il restait fidèle à lui-même. Il sacrifiait tout par
contrainte, sauf son « Je ». Mais un jour Winston est arrêté par O’Brien.
George Orwell dans 1984 montre alors ce qu’est le forçage du
consentement.

— Debout ! dit O’Brien. Venez ici !


Winston se mit debout devant lui. O’Brien lui prit les épaules entre
ses mains puissantes et le regarda de près.
— Vous avez pensé à me tromper, dit-il. C’est stupide. Redressez-
vous. Regardez-moi en face.
Il s’arrêta et continua d’un ton plus aimable :
— Vous vous améliorez. Intellectuellement, il y a très peu de mal en
vous. Ce n’est que par la sensibilité que vous n’avez pas progressé.
Dites-moi, Winston, et attention ! Pas de mensonge ! Vous savez
que je puis toujours déceler un mensonge. Dites-moi, quels sont vos
véritables sentiments à l’égard de Big Brother ?
— Je le hais.
— Vous le haïssez. Bon. Le moment est donc venu pour vous de
franchir le dernier pas. Il faut que vous aimiez Big Brother. Lui
obéir n’est pas suffisant. Vous devez l’aimer 10 !

« Lui obéir n’est pas suffisant, vous devez l’aimer. »


Cet impératif énoncé par O’Brien avant de conduire Winston à la salle
101 où il sera torturé, indique le point exigé par l’Autre du totalitarisme :
que le sujet renonce à ce qu’il croit, à ce qu’il ressent, à ses passions, et
qu’il aime ce qu’il hait. Winston, soumis à la torture, cédera en reniant son
propre amour pour Julia. Dans l’effroi suscité en son corps par les rats en
cage qui s’apprête à lui dévorer le visage, il en viendra à hurler le souhait
que la torture soit appliquée à la femme qu’il aime, mais pas à lui. Il cédera
à la situation terrorisante, à laquelle les miliciens l’exposent. Il reniera sa
parole, son histoire, ses souvenirs, ses traumas qu’il jugera désormais de
faux souvenirs, des réminiscences erronées. Il ne sera plus que cet être sans
histoire ni subjectivité, entièrement soumis à son bourreau, soumis jusqu’à
l’amour pour le tortionnaire.
Orwell écrit alors en lettres capitales une dernière phrase, celle qui signe
l’abolition du sujet par le forçage du consentement. « LA LUTTE ÉTAIT
TERMINÉE. IL AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI-MÊME. IL
11
AIMAIT BIG BROTHER . »
Ce sont là les paradoxes d’un consentement exigé, en particulier au sein
de régimes totalitaires comme le communisme russe. C’est la croyance en
la légitimité de la terreur qui est ordonnée. C’est l’aveu, le dire public, la
reconnaissance devant la population, qui est exigé afin d’inciter chacun à
courber l’échine devant ce « Nous » de la crainte et du tremblement. Ce
réquisit produit ce que Camus appelle en 1951 des « idéologies du
consentement 12 », soit des discours qui extorquent le consentement des
citoyens pour les faire plier sous le joug d’un pouvoir total. Forcer l’autre à
donner un consentement est le propre de l’emprise et du harcèlement
totalitaire. On aperçoit là le risque propre à l’instrumentalisation du
« consentement » au sens politique, soit celui de forcer le citoyen à donner
son consentement, là où pourtant il se sent la proie d’un pouvoir autoritaire,
dictatorial, totalitaire. Ce détournement du consentement au service d’un
abus de pouvoir est aussi une perversion appliquée au consentement du
sujet. Car « céder » à la Terreur, céder à l’intimidation, céder sous la
menace, n’est pas « consentir ». Avec Camus, on aperçoit en quel sens « les
idéologies du consentement » deviennent « des techniques privées et
publiques d’anéantissement » 13. Elles outrepassent la servitude volontaire
en articulant deux termes antinomiques : le consentement en tant qu’acte du
sujet, et la crainte et la terreur, en tant que climat politique incompatible
avec le choix authentique du sujet.
Le brouillage de cette frontière entre « consentir » et « céder » est le
propre du régime totalitaire.
V

En deçà de consentir,
« se laisser faire »

Je reviens à l’intime, au consentement comme acte intime du sujet.


Pour creuser la distinction entre « céder » et « consentir », je poserai un
troisième verbe, à la forme passive : « se laisser faire ». Afin d’explorer
cette frontière, mince mais réelle, entre « céder » et « consentir », je me
servirai du « se laisser faire » comme passerelle. Peut-être que c’est au cœur
de cette expérience étrange où je me laisse faire que se situe la possibilité
même du point de bascule. « Me laisser faire », par l’autre, peut me
conduire du côté d’un doux « laisser aller », comme du côté d’un « se
laisser abuser » par l’autre. Dans le traumatisme sexuel et psychique, il y a
en effet la dimension du « se laisser faire » qui entre en jeu et qui vient
aussi semer le trouble. Car l’espace d’un instant, quelque chose comme une
passivité du sujet a permis l’abus.
Pourquoi me suis-je laissé faire ? Car qui se laisse faire, aurait pu
quelquefois, lorsqu’il ne s’est pas agi d’une pure soumission à la force
physique, ne pas se laisser faire, répondre, résister, s’enfuir. Le sujet qui se
« laisse faire » par un autre « semble » donc consentir à des intentions
obscures, comme s’il se laissait faire pour savoir où l’autre veut en venir,
sachant qu’il est déjà trop tard pour échapper à la situation. Comme s’il se
laissait faire pour donner aussi une chance à l’autre de se reprendre,
d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard, et de pouvoir faire comme si rien
n’était arrivé, comme si le rideau ne s’était pas déchiré.
Tout s’embrouille alors. S’il s’est laissé faire, c’est qu’il le voulait bien,
c’est donc qu’il était consentant. S’il a consenti, c’est qu’il désirait ce qui
est arrivé, ce qui l’a pourtant traumatisé. C’est que son silence, sa passivité,
sa non-résistance, était un « oui », une acceptation. Pourquoi n’a-t-il rien
dit ? Comment s’en sortir alors pour savoir ? Se laisser faire, est-ce
vraiment une modalité du vouloir ? Seule l’approche clinique du
consentement, à partir de l’apport de Freud et de Lacan, peut nous
permettre de démêler ce qui relève du consentement et ce qui n’a aucun
rapport avec lui. Seule la dimension de l’inconscient et la prise en compte
de ce que Freud a appelé la pulsion peuvent nous guider dans ce labyrinthe
qui nous fait passer du consentement au « se laisser faire », pour en arriver
à perdre ses moyens, « céder ».
Il y a différents degrés dans le « se laisser faire ».

« Se laisser faire », consentir à se dessaisir de soi


Il est d’abord possible de « se laisser faire » en le désirant. Cette
passivité-là est de l’ordre d’un dessaisissement consenti, d’une position
adoptée par le sujet, qui n’abolit pas le sujet. La jouissance qui traverse le
corps au sein de cette expérience d’un « se laisser faire par l’autre » est
jouissance consentie, accueillie, découverte comme une surprise délicieuse.
Dans ce premier degré du « se laisser faire », il est alors question d’un
« se laisser faire » par un autre qu’on désire. Ce « se laisser faire »-là
n’anéantit pas le sujet puisqu’il s’adosse à un « oui » du sujet, un accord
avec ce qui se produit dans son corps. Il est une possibilité subjective dans
le rapport à l’Autre, dans l’amour surtout. Ce n’est pas une soumission mais
une docilité consentie. Docilité provisoire et éphémère, qui s’accompagne
d’une certaine expérience de jouissance de son corps sous l’effet des gestes
de l’autre. Cela serait le premier degré du « se laisser faire », le degré qui
implique finalement un choix du sujet comme choix d’une forme de
passivité momentanée, offerte à l’autre. Ce choix peut être conscient ou
inconscient. Ce qui compte, c’est qu’il prend racine dans un désir du sujet,
que le sujet s’y reconnaît. C’est une passivité assumée.
Annie Ernaux, dans son récit Passion simple, en témoigne. Pendant
quelques mois, elle a vécu une passion en laissant l’événement de la
rencontre avec un homme étranger bouleverser sa vie, sans rien lui
demander, sans rien attendre d’autre de lui que le fait qu’il soit là. « À partir
du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre
qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi 1. » Se
détachant de toutes ses activités, désinvestissant le monde extérieur, une
femme se laisse faire par la rencontre amoureuse. Une passion qu’elle vit
presque sans parole. Une rencontre des corps. « Je n’étais plus que du temps
passant à travers moi 2. » Attendre cet homme, le retrouver, faire l’amour, le
laisser partir, et attendre encore son retour, la prochaine fois, le
recommencement et la répétition de la rencontre des corps. « Je tombais
dans un demi-sommeil où j’avais la sensation de dormir dans son corps à
lui. Le jour suivant, je vivais dans une torpeur où se reformait indéfiniment
une caresse qu’il avait eue, se répétait un mot qu’il avait prononcé 3. » Se
laisser faire par la passion amoureuse, c’est ainsi épouser cette torpeur du
corps après la rencontre, torpeur qui est ce qui reste après, une étrangeté
aussi du corps lui-même.
Dans son récit, Annie Ernaux rend hommage à ce que cet homme
qu’elle ne reverra sans doute jamais lui a fait découvrir, alors qu’elle a
consenti à accueillir la rencontre, toujours contingente. « J’ai découvert de
quoi on peut être capable, autant dire, de tout. Désirs sublimes ou mortels,
absence de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez
les autres tant que je n’y avais pas moi-même recours. À son insu, il m’a
reliée davantage au monde 4. » L’aventure de cette simple passion est un don
qu’elle a reçu de l’existence. Traversée par cette rencontre, elle fait de
l’écriture le moyen d’accumuler « les signes d’une passion 5 », qui fut aussi
marquée par un certain silence. Car cette passion fut hors monde. Elle ne
partagea rien d’autre avec cet homme que leur rencontre. Elle cacha aussi
ce qu’elle vivait à son entourage. Comme si le temps de l’événement, la
parole elle-même était raptée par la passion amoureuse. C’est finalement
l’histoire d’un ravissement dont témoigne l’écrivain. Se laisser faire par le
hasard de l’amour et du désir, sans rien en attendre d’autre, c’est de cela
qu’il est question dans ce récit qui porte la trace d’une forme de dénuement.
Elle n’était plus rien d’autre que cette femme qui attendait un homme mais
à cette expérience elle a consenti de tout son être.
Ce premier degré du « se laisser faire » s’accorde avec « consentir ». Le
sujet se déprend de lui-même en se laissant totalement traverser par le
bouleversement provoqué par la rencontre amoureuse.

« Se laisser faire », s’inquiéter du désir de l’Autre


Mais ce n’est pas là la seule forme possible du « se laisser faire ». Je
peux aussi me laisser faire tout en percevant cette passivité comme un choix
qui ne va pas sans une angoisse quant à ce que l’autre veut de moi. Je
définirai donc maintenant un deuxième degré du « se laisser faire », qui
serait de l’ordre d’une question formulée à un autre. Je me laisse faire par
l’autre, pour voir ce qu’il veut vraiment, jusqu’où il est capable d’aller, qui
il est au fond. Mais je suis inquiète. Ce deuxième degré du « se laisser
faire » ne s’accompagne pas nécessairement de désir mais s’articule plutôt à
une forme d’angoisse. Je me laisse faire, pour voir, pour savoir, pour faire le
pari de la confiance mais aussi pour montrer à l’autre ce qu’il désire, ce
qu’il assume ou n’assume pas de son propre désir. Comme si les intentions
de l’autre pouvaient d’autant mieux se révéler que je me laisse faire par lui.
On ne saura jamais si Camille aimait vraiment Paul. Ce que l’on sait,
c’est qu’elle lui demande si lui, l’aime, s’il aime son corps et sa façon
d’être. On ne saura jamais pourquoi elle s’est laissée faire en consentant à
monter seule dans la voiture du producteur alors que Paul aurait dû
l’accompagner, ou l’emmener en taxi avec lui, pour faire ce bout de trajet
entre les studios de cinéma et la villa. On ne saura jamais ce qui s’est
exactement passé pendant le trajet jusqu’à la villa.
Godard en fera le récit à travers deux plans profonds qui en passent par
le regard et la chevelure de Camille. D’abord le regard. Son regard à elle
qui est presque un regard d’imploration envers son amoureux. Il y a ce
regard inquiet et insistant de Camille envers Paul, cet appel même, avant de
monter dans la voiture. « Paul ! Viens. » C’est un regard et une demande
sous le regard du producteur lui-même. C’est donc une demande contenue,
qui déjà fracture quelque chose de l’intimité de Camille. C’est sous le
regard du producteur que Paul la laisse.
Paul baisse la tête, fait comme s’il ne comprenait pas l’enjeu, laisse
Camille en suspend, prise entre l’impatience de Prokosch et la lâcheté de
Paul. Son amoureux fait comme si rien ne se passait, comme si elle ne
risquait rien, comme s’il était normal de la laisser monter seule avec l’autre
homme, sans un mot. Le regard de Camille dit à cet instant la détresse et
peut-être la cassure. Il dit « es-tu sûr Paul que tu veux que je me prête à
cela ? ».
Paul n’est plus là pour elle. Paul la laisse à un autre, sans mot dire. Paul
consent à la donner.
Était-elle déjà décoiffée lorsqu’elle est montée dans la voiture du
producteur ? Sa magnifique chevelure blonde, retenue par un bandeau
sombre au-dessus du front, était-elle ainsi emmêlée ? Lorsque Camille
retrouve Paul à la villa, elle ne le regarde plus. Mais Godard nous montre
cette chevelure décoiffée en filmant Camille de dos, dans le jardin de la
villa, Brigitte Bardot, Camille, sa chevelure défaite. Godard filme cela
longuement. Pour nous. Ou est-ce le regard de Paul sur Camille que l’on
voit ? La chevelure, légèrement ébouriffée, laisse planer un doute. Le non-
regard de Camille à l’endroit de Paul, qui, lui, est venu à bicyclette depuis
les studios jusqu’à la villa, sa question – « tu en as mis du temps » –, son
silence à lui suffisent à faire le récit de ce qui s’est produit pour Camille.
Jean-Luc Godard dans son film Le Mépris (1963) nous plonge au cœur
d’une relation de couple qui se défait.
Quels sont le mépris, la discordance, qui circulent entre les êtres, à
contre-sens de la beauté des lieux, à l’envers des plans somptueux de l’île
de Capri, vue sur la villa Malaparte, la mer à l’horizon ? Ennui, lassitude,
silence, non-dit, mépris. Qui méprise qui d’ailleurs ?
Le film s’ouvre sur une séquence magnifique et mythique, où Camille,
jouée par Brigitte Bardot, allongée nue sur un lit aux côtés de Paul, joué par
Michel Piccoli, parle de ce corps que lui voit, son corps à elle pour lui dans
le miroir. Elle lui demande tranquillement, en regardant ses pieds, s’il aime
ses pieds, « oui, il les aime », s’il aime ses cuisses, « oui, il aime aussi ses
cuisses », s’il aime son derrière, « oui, je l’aime », s’il aime sa bouche, « sa
bouche aussi », « oui », dit Paul. Il aime chaque partie de son corps. « Alors
tu m’aimes totalement ? », répond Camille. Oui, il l’aime totalement, des
pieds à la tête.
Ce n’est pas sur le mépris que s’ouvre le film mais sur une méprise.
Paul aime-t-il totalement Camille parce qu’il aime chaque partie de son
corps ? Parce qu’il répond « oui » à chacune de ses questions ? Paul est
peut-être celui qui consent à toujours dire « oui » sans vraiment y être, sans
vraiment y croire. Il répond à Camille mais il semble être ailleurs, peut-être
absorbé par le scénario qu’il doit écrire pour un film tourné par un autre.
Camille l’interroge comme pour savoir où il est, et qui elle est pour lui.
Invité par Jeremy Prokosch, (Jack Pallance), producteur du film de Fritz
Lang, dans sa villa aux alentours de Cinecittà, Paul arrive aux studios avec
Camille et laisse monter Camille seule dans la voiture avec le producteur.
Était-ce prévu ainsi ? Pourquoi Camille se retrouverait-elle seule avec un
autre homme, qui domine Paul par ses moyens financiers, par son pouvoir
décisionnaire, un autre homme qui a la main sur le film ? Doit-il aussi avoir
la main sur sa femme ?
Le regard de Camille sur Paul est une seconde fois filmé par Godard
lorsque la scène se répète à Capri et que Paul la laisse monter seule en
bateau avec l’autre. À ce moment-là, ce regard est aussi le reflet de sa
question, de son angoisse : « Paul ? Viens ! Paul ? Paul ? ». Ce moment
vient contredire et annuler la scène d’ouverture. Paul aime totalement ce
corps, mais il ne tient pas particulièrement à garder Camille pour lui. C’est
ce que Camille découvre, l’espace d’un instant à Rome, avant d’ouvrir la
portière de la voiture décapotable et de s’asseoir là, à portée de main de
l’autre – et une seconde fois à Capri avant de monter sur le bateau.
Dans le regard de Camille, que filme Godard, il y a quelque chose
comme une détresse : un « ne me laisse pas à lui », « ne me donne pas ainsi
au producteur en objet d’échange pour ton scénario ». Mais Paul ne répond
pas et fait mine de ne pas comprendre. Paul consent sous le regard de
Camille, devant elle, à la livrer à l’autre, en faisant comme si rien ne se
passait. De même qu’il consent, sous l’autorité du producteur, à récrire le
scénario d’un autre, celui de Fritz Lang qui tourne son Odysseus.
En ce lieu où Paul ne dit plus rien, le « qui ne dit mot consent » vient
trouver sa place, une autre place que celle que j’évoquais au départ à propos
du traumatisme.
Ici, c’est le « qui ne dit mot consent » d’un homme qui se tait pour dire
« oui, j’accepte que tu montes avec lui ». L’absence d’une parole de Paul dit
son consentement à laisser Camille au producteur. C’est un consentement
qui se situe aux confins de la lâcheté. C’est le « qui ne dit mot consent » du
lâche qui se tait pour cacher son consentement. Paul laisse Camille monter
dans la voiture du producteur comme s’il ne savait pas ce qui allait arriver,
comme s’il ne se passait rien de particulier. Alors qu’il sait. En cet instant,
Camille se « laisse faire ». Elle appelle Paul comme pour lui dire « C’est
vraiment ça que tu veux ? », comme pour le confronter à son non-désir, et
elle se soumet à sa non-réponse. Elle se laisse faire par le silence de Paul.
Le film dont Paul doit écrire le scénario porte le nom d’Odysseus. C’est
une nouvelle version du récit homérique qui contredit l’histoire d’Ulysse et
de Pénélope en remettant en question la fidélité de Pénélope. Et si Pénélope
avait trahi Ulysse ? Et si Ulysse, plutôt que d’être empêché de revenir
auprès de Pénélope, prenait tout son temps pour revenir le plus tard possible
à Ithaque parce qu’il n’a pas envie d’y revenir ? Le scénario inverse ainsi le
récit d’Homère et fait de la femme une traîtresse, d’Ulysse un homme
détaché de sa femme, comme si l’odyssée devenait celle de ce détachement.
Comme si le récit d’Homère au XXe siècle, c’était aussi l’histoire d’un
couple qui se défait.
Si Camille s’est laissé faire par Prokosch, n’est-ce pas parce qu’elle
était d’accord finalement, d’accord avec Paul sur le fait que c’était déjà fini
entre eux ? On ne le saura jamais. Mais le parti pris de Camille, cette
Pénélope qui n’attend plus rien d’Ulysse, est de ne jamais rien lui dire. Son
parti pris, c’est le silence. En ce point où Paul l’a méprisée en la donnant à
un autre comme un pur objet d’échange, sa femme pour son chèque,
Camille méprise Paul. Elle ne lui parle plus. Elle ne lui dit rien. Son silence
est le signe de son mépris. Elle le laisse avec son consentement et sa
lâcheté. Si Camille s’est laissé faire, c’est pour savoir si Paul l’aimait ou
pas. Elle n’a plus besoin de lui demander s’il aime son corps, elle sait
maintenant qu’il ne tient pas à elle en tant que femme.
À la fin du film, Camille ne lui dira qu’une chose, avant de le quitter et
de partir avec Prokosch : « Je te méprise Paul. » Je m’en vais, parce que je
te méprise. Il cherchera à savoir ou plutôt fera semblant de ne pas savoir, de
ne pas comprendre pourquoi. « C’est parce que je t’ai laissée monter dans la
voiture du producteur ? » Camille ne répond pas et Paul sait très bien que
Camille n’a pas besoin de lui répondre. « C’est parce que je te méprise
Paul. » Camille ne lui donnera pas d’autre raison, ne lui fera pas de
reproche. Ils ne se disputeront pas. Paul n’existe plus pour Camille. Là où il
l’a méprisée, elle le méprise d’avoir été cet homme qui avait du mépris pour
leur amour. Là où il a consenti à la donner en pâture à un autre, pour son
scénario qu’il n’arrive pas à écrire, un autre auquel elle s’est finalement
donnée d’elle-même, elle le méprise dans sa lâcheté. Elle méprise son
silence.
Le film se clôt sur ce mot « Silencio » ouvrant la scène sur le grand
large. Fin.
Le « se laisser faire » de Camille apparaît à la fin du film comme un
acte. Elle a retourné le mépris de Paul en choisissant de partir avec le
producteur. On ne saura jamais si elle aime cet homme, le producteur. Mais
on sait qu’elle n’aime plus Paul, qu’elle ne pourra plus jamais l’aimer. La
passivité de Camille au moment où Paul l’a lâchée, depuis cet instant où
toute sa lâcheté s’est dévoilée en silence, a été comme un moyen de faire
surgir une vérité. Camille a fait surgir la passivité de Paul, son non-désir, sa
façon de céder sans en avoir l’air. Paul ne l’aime pas. Le « se laisser faire »
de Camille s’est retourné contre Paul. Elle en a fait une force. Elle le laisse
seul, enfermé dans son silence. Sans elle.
Camille est un personnage féminin paradoxal, qui à la fois se laisse faire
et détient la force d’assumer à la place de Paul la séparation. Elle ne cédera
pas aux questions de Paul. Elle ne lui dira pas la vérité. En se taisant, elle se
récupère. Elle n’entrera pas avec lui dans un débat sur ce qui a eu lieu, sur
la responsabilité de Paul, sa lâcheté, son amour. Elle lui dira juste : « je te
méprise », toi qui m’as fait croire que tu m’aimais totalement alors que tu
m’as instrumentalisée pour ton film, toi qui m’as parlé d’amour alors que je
n’étais pour toi qu’un objet d’échange. Camille a retourné le mépris de Paul
à son endroit en se taisant et en partant avec l’autre, ce que Paul voulait, ce
qu’il a consenti à rendre possible.
J’isole là, avec ce film lumineux et mystérieux à la fois, un sens très
singulier du « se laisser faire » qui fait surgir une vérité. Un « se laisser
faire » qui est un acte et qui montre quelque chose à l’autre, en silence et
également en en passant par une forme de souffrance. Le « se laisser faire »
de Camille est aussi une rencontre avec la souffrance mais l’expérience ne
l’enferme pas dans la passivité. Elle lui permet de faire surgir la vérité de ce
qu’elle est pour Paul.
Ce « se laisser faire »-là est une véritable question adressée à l’Autre :
que veux-tu pour nous ? Qu’es-tu prêt à faire pour que ce qui nous unit ne
soit pas détruit ? Paul n’est pas prêt à laisser filer le scénario et la
perspective d’un chèque du producteur, et sa lâcheté le conduit à faire
comme si ce qui arrivait à son amour, à leur couple, ce détachement, ne
dépendait pas de lui.

« Se laisser faire »,
céder à l’effroi
J’en viens maintenant à un troisième degré du « se laisser faire », qui est
en quelque sorte un palier de plus dans la dimension de la souffrance. J’en
viens au « se laisser faire » dans le traumatisme. Plonger avec le sujet lui-
même dans ce moment qui précède le trauma, c’est faire un arrêt sur image
en cet endroit où le sujet se laisse faire par l’Autre, soit ne parvient plus à
répondre. J’aborde là un autre registre.
Je veux plonger dans ce moment trouble et obscur où le sujet n’est plus
en mesure de consentir ou pas. C’est en ce lieu que le « qui ne dit mot
consent » doit être contredit car le silence prend un autre sens, le sens de ne
plus pouvoir rien dire, le sens d’être coupé du monde de la parole du fait de
l’effraction que produit la situation traumatique dans le corps du sujet, le
sens d’une pétrification. Lorsque c’est arrivé, elle n’avait que 8 ans. Elle n’a
rien pu dire. Elle s’est laissé faire en silence. Emma est une petite fille qui
aime les friandises. Comme il arrive quelquefois, elle sort faire une course.
Elle porte une petite robe, une robe de petite fille de 8 ans.
Elle entre seule dans la boutique de l’épicier, car elle veut s’acheter des
bonbons. Elle sait que l’épicier vend des bonbons. Elle entre alors, toute
seule, avec sa petite robe de petite fille de 8 ans. Et là, se produit ce à quoi
elle ne pouvait aucunement s’attendre. Même pas le temps d’être angoissée.
C’est arrivé et elle n’a rien pu dire. Le marchand l’a regardée et peut-être
même qu’il lui a souri, d’un drôle de sourire de vieil homme alléché par la
petite créature qui vient de rentrer de son plein gré, dans son épicerie.
Pourquoi se priver de plaisir ? Que fait le vieil homme ? Il la trouve sans
doute jolie, et aussi si innocente, de venir là seule, pour s’offrir ses petites
friandises. Il va lui faire goûter autre chose, sans qu’elle n’y comprenne
rien. Soudain, alors que la petite fille se tient là, devant lui, les bonbons
dans la paume de sa main, lui s’approche et « porte la main, à travers
l’étoffe de sa robe, sur ses organes génitaux 6 ». Emma est pétrifiée. Peut-on
dire qu’elle s’est laissé faire ? Elle n’a rien dit, pas bougé, immobilisée par
ce qui se produit là. Pas eu le temps sans doute de partir en courant. Surtout
elle n’a rien compris. Le temps de l’angoisse a été court-circuité. Ce temps,
qui est aussi le signal d’un danger, n’a pas eu lieu. L’angoisse n’a pas été
éprouvée. Elle n’était même pas inquiète avant d’entrer dans la boutique,
puisqu’elle était contente d’y aller justement, pour se procurer ces friandises
qu’elle aimait tant. Est-elle allée chez l’épicier en cachette ? Avait-elle dit à
sa mère, ou à son père, qu’elle s’y rendrait ? Peut-être pas. Peut-être même
qu’elle n’a rien dit à personne et que c’est aussi pour cela qu’elle s’est
retrouvée prise au piège. Elle venait chercher son petit plaisir d’enfant, des
bonbons. Peut-être avait-elle même dérobé une petite pièce dans le porte-
monnaie maternel pour se procurer secrètement les moyens d’acheter les
friandises qu’elle adorait. Toute seule, sans défense, sans protection. Elle se
retrouve sous le joug d’un adulte, qui voit dans la situation l’occasion
d’assouvir une pulsion. Toucher les organes génitaux de la petite fille à
travers sa robe. Elle se laisse faire.
Freud a rencontré Emma alors qu’elle était déjà jeune fille et qu’elle
était « hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une
boutique 7 ». Sans bien savoir pourquoi. C’est ce qui lui reste maintenant
qu’elle a grandi, que son corps s’est transformé, de ce qui a eu lieu un jour,
alors qu’elle n’avait que 8 ans. Mais de ce moment de « laisser faire », elle
ne se souvient pas du tout. C’est l’amnésie. Elle a oublié. Le sujet Emma a
oublié le traumatisme de la petite fille de 8 ans. Ce dont se souvient la jeune
fille qui s’adresse à Freud, c’est d’un autre épisode qui lui est arrivé
lorsqu’elle avait 13 ans. C’est un souvenir qui renvoie, pour elle, à un passé
plus récent et à un moment de sa vie où son corps était déjà pubère. Elle
savait alors qu’elle n’était plus une enfant et qu’on pouvait la regarder avec
du désir. Ce souvenir de ses 13 ans a aussi à voir avec une histoire de
boutique où elle est entrée et où quelque chose d’étrange est arrivé. Elle se
souvient qu’elle avait pénétré dans une boutique à l’âge de 13 ans, pour y
acheter quelque chose, mais elle s’était enfuie en courant. Bizarre. Il ne
s’est pourtant rien passé dans la boutique si ce n’est que les deux vendeurs
l’ont regardée en riant. Y avait-il en elle quelque chose de risible ? Sa
tenue ? Sa robe ? Son corps ? Emma est sortie de la boutique, paniquée.
Elle s’est sentie humiliée. Les deux hommes semblaient se moquer d’elle,
de sa tenue, de sa robe. Cela l’a d’autant plus gênée que l’un d’eux lui est
apparu comme un homme séduisant. Emma a fui. Freud souligne le
caractère énigmatique du symptôme d’Emma : être hantée par l’idée de ne
surtout pas entrer seule dans une boutique et se souvenir de ces deux
vendeurs qui se sont esclaffés en la voyant, à 13 ans. Cela ne suffit pas pour
rendre compte de cette angoisse qui la saisit à chaque fois qu’elle entre
seule dans une boutique, et surtout pour expliquer cette idée fixe. Qu’est-ce
que cette hantise ? En parlant à Freud, Emma va un jour se souvenir de ce
qu’elle avait oublié jusque-là, ce qui est arrivé à son corps d’enfant, quand
elle avait 8 ans. C’est en retrouvant l’autre souvenir, celui qui renvoie à
l’épisode traumatique qui s’est produit lorsqu’elle avait 8 ans, qu’Emma
peut commencer à dénouer son symptôme.
À 13 ans, elle ne s’était pas du tout rappelé que la scène qu’elle venait
de vivre avec les deux vendeurs faisait écho à une autre scène, plus
ancienne, qui l’avait laissée sans voix. Mais de parler à Freud de cette
histoire de boutique, de vêtement, de vendeur, a fait remonter à la surface ce
qu’elle avait oublié. Cela lui a permis de défaire les nœuds du temps. Son
nœud à elle, où le premier événement s’était camouflé dans le second,
comme pour se rappeler à elle tout en se laissant oublier par elle. De quoi se
souvient-elle alors ? Non seulement elle se souvient de la première fois,
celle où l’épicier a porté la main sur ses organes génitaux à travers sa robe,
mais elle se souvient d’autre chose, de tellement étrange. Ce qu’elle peut
dire à Freud, c’est qu’elle était entrée dans la boutique deux fois, et c’est
bien dès la première fois que l’abus s’est produit. Pourquoi est-elle
retournée une seconde fois dans la boutique ?
Freud écrit : « Par la suite, elle se reprocha d’être revenue chez ce
marchand, comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat 8. » Elle
est entrée une seconde fois dans la boutique en sachant. Si la première fois a
pu se produire parce qu’elle ne savait pas, la seconde la confronte au
mystère de ce qu’elle savait. Mais comment lire ce retour sur les lieux du
traumatisme ? Est-ce Freud qui ajoute « comme si elle avait voulu
provoquer un nouvel attentat » ou est-ce elle, Emma, qui se pose la question
du « pourquoi elle y est retournée » ? Ce que l’on sait, c’est qu’elle est
retournée sur les lieux du traumatisme, là où son corps a subi l’effraction
qui l’a laissé muette. Ce que Freud veut démontrer porte d’abord sur la
levée de l’amnésie. Comment un souvenir refoulé peut-il être retrouvé par
l’analyse ? Comment ce qui n’a jamais été dit jusque-là en vient-il à
pouvoir être ainsi enfin révélé, pas seulement à l’autre, mais à elle-même ?
Car c’est toujours d’un silence qu’il s’agit avec le trauma. Le sujet qui n’a
rien pu dire sur le moment ne peut rien dire non plus après. Comme si la
bouche s’était cousue sur l’événement, irréversiblement. C’est donc au
processus de refoulement du premier souvenir que Freud s’intéresse et à ce
mécanisme d’après-coup qui montre la nécessité d’une seconde scène pour
que la première revienne à la surface.
Quelles sont les voies qui ont permis de retrouver le premier temps du
trauma ?
Le second épisode survenu alors qu’elle a 13 ans répète quelque chose
du premier sans être identique. Mais lorsque ce second épisode se produit,
elle ne se souvient de rien. C’est le fait de parler de ce second épisode à
Freud, de se laisser aller à dire ce qui lui traverse l’esprit lorsqu’elle songe à
cette hantise d’entrer dans une boutique seule, qui la conduit par hasard à
retrouver le premier souvenir effacé. Emma retrouve à travers le second
souvenir des échos du premier : la boutique, le fait d’entrer seule, le
vêtement (les rires des vendeurs seraient relatifs à sa tenue), et un effet dans
le corps (l’un des vendeurs lui apparaît séduisant). Ce qui retient l’attention
de Freud, c’est cette dualité temporelle. « Un souvenir refoulé ne s’est
transformé qu’après coup en traumatisme 9. » L’après-coup (Nachträglich)
est ce moment où le traumatisme premier s’avère à travers un second
événement. La scène de ses 13 ans, revenue à la mémoire d’Emma,
constituera après coup la première scène marquée d’abord d’un blanc, en
traumatisme. Ce qui a manqué au premier épisode, c’est le surgissement de
l’angoisse. À la place de l’angoisse et la court-circuitant, il y a eu un effet
d’intrusion dans son corps. L’enfant a ressenti quelque chose qu’elle n’avait
jamais ressenti auparavant, tout en étant privée de parole. Car il y a eu
effraction.
Silence, amnésie, effraction – tels sont les trois traits du traumatisme
sexuel.
L’angoisse est apparue longtemps après, et elle s’est transformée en
symptôme – être hantée par l’idée de ne surtout pas entrer seule dans une
boutique.
Le traumatisme résulte du moment où l’enfant s’est laissé faire. Mais
lorsque c’est arrivé, elle n’était pas là en tant que sujet. C’est son corps qui
a subi quelque chose qu’elle n’a pas compris. C’est ce que je désignerai par
ce troisième degré du « se laisser faire », qui a peu à voir avec les deux
premiers, que j’ai isolés, le « se laisser faire » du consentement, et le « se
laisser faire », de la demande et de l’angoisse.
La question que je voudrais dès lors poser est celle qui me semble
pouvoir apporter un éclairage sur la portée du « se laisser faire » au sens de
ce dernier degré. Pourquoi l’enfant de 8 ans est-elle retournée dans la
boutique, alors qu’elle avait été victime de cet abus ? Comment interpréter
cette répétition ?
Freud souligne qu’Emma se reproche d’y être retournée, comme si elle
avait cherché à ce que cela recommence. C’est là en effet une énigme.
Freud en 1897 ne dispose pas encore de la théorie de la répétition
pulsionnelle. Ce n’est que vingt ans plus tard, dans son article intitulé « Au-
delà du principe de plaisir », qu’il pourra articuler la pulsion et la répétition
et rendre compte de ce retour, de ce qui revient dans le corps, sans le sujet.
Pourquoi Emma y retourne-t-elle alors ? Ce que je soulignerai, c’est
d’un côté le temps premier d’un « se laisser faire », face auquel elle est sans
défense aucune, et le temps second d’un « y retourner » comme premier
effet du trauma. Mais c’est le « pourquoi » de ce retour qu’il faut explorer.
Car c’est là que se tient la différence fondamentale entre « céder » et
« consentir ». Y retourne-t-elle pour se laisser faire à nouveau ? Je ne
l’interpréterai pas ainsi. La petite fille de 8 ans y retourne cette fois-ci en
sachant ce qui peut se produire là-bas, même si elle ne peut rien en dire.
C’est un savoir qui vient de son corps.
Mais peut-être cette impossibilité de dire a-t-elle un lien avec le retour ?
Elle y retourne, en ne sachant pas ce qu’elle a perdu. Or, lorsqu’on a perdu
quelque chose quelque part, sans savoir quoi, que fait-on ? On retourne sur
les lieux pour essayer de savoir ce que l’on a perdu et peut-être pour le
récupérer. Ce qui est certain, c’est qu’il lui est arrivé quelque chose et
qu’elle ne peut revenir en arrière. Ce retour est de l’ordre d’une répétition
des conditions de ce qui a eu lieu comme pour comprendre. Après ce temps
de voir traumatique, elle y retourne pour voir encore ce qu’elle n’a pu
comprendre.
Je ferai l’hypothèse qu’elle y retourne pour récupérer ce qui lui a été
arraché, un émoi dans le corps avant même que ce corps soit pubère. Là où
il n’y a pas eu pour l’enfant de 8 ans de possibilité de se mouvoir, lorsque
l’épicier a approché sa main de son corps, il y a maintenant mouvement
vers le lieu où elle est restée pétrifiée. Ce mouvement peut être lu comme
une commémoration du trauma. Ce qu’elle va retrouver, ce n’est pas
l’épicier qui a touché ses organes sexuels derrière sa robe de petite fille,
c’est la scène qui l’a privée de voix. Cette logique concerne la perte qui a
marqué le corps de l’enfant. Elle y retourne justement parce que le
traumatisme est resté au niveau de l’effraction dans le corps.
Le « se laisser faire » du traumatisme engendre une répétition
pulsionnelle avant même de se constituer en traumatisme pour le sujet.
Lorsque le sujet cède, il est comme prisonnier du trauma qui lui a arraché
son corps. Ce n’est que bien des années plus tard, à 13 ans, qu’Emma
éprouvera l’angoisse qu’elle n’a pu éprouver à 8 ans. C’est la signature du
trauma, cette angoisse après coup.
Ce dernier degré du « se laisser faire », que Freud rencontre à l’origine
de la psychanalyse et qui provoque le traumatisme psychique, est aussi
celui qui produit un blanc dans la mémoire du sujet. Chapitre censuré de
l’histoire, comme Lacan le dira de l’inconscient, le traumatisme n’entre pas
dans le monde de ce qui peut se dire et se transmettre. Il devient pour le
sujet de l’ordre d’un point d’ombilic, un point originaire mystérieux, qui
reste indicible. La passivité du traumatisme ne trouve pas à se symboliser.
« Qui ne dit mot », en ce cas, se trouve voué à y retourner, comme pour
retrouver la parole perdue à l’endroit de l’abus. Qui ne dit mot ne comprend
pas ce qui s’est produit et cherche à retrouver ce corps qui a été éveillé trop
précocement à un émoi qui laissera le sujet plus tard dans l’angoisse.
En deçà de l’angoisse, qu’y a-t-il ? Peut-être le dégoût de son propre
corps qui a été ainsi instrumentalisé par l’autre ? Peut-être la honte de ce
corps ayant suscité la jouissance d’un autre ? Peut-être une indifférence
pour la transformation de ce corps qu’elle a dû reconnaître comme le sien
au moment où il lui était le plus étranger.
VI

« Céder sur »

Les trois degrés du « se laisser faire », que je viens de distinguer – le « se


laisser faire » qui s’accorde avec un choix du sujet (celui de la passion
amoureuse), le « se laisser faire » qui provient d’une question du sujet
(celui de Camille dans Le Mépris) et le « se laisser faire » qui contredit le
désir du sujet (celui d’Emma à 8 ans) –, me permettent d’avancer en
direction du corps. C’est en cet endroit que le « céder » qui n’est pas un
« consentir » nous conduit : là où le corps cède à quelque chose, alors que le
sujet ne dit plus mot. C’est en ce point que je m’avance, là où celui ou celle
« qui ne dit mot » se retrouve paralysé par l’effroi, pétrifié, transformé
littéralement en corps de pierre. Glacé, le corps du sujet traumatisé subit
une effraction qui ne permet plus de prendre la parole.
Qu’est-ce alors que subir en son corps un émoi et un effroi, sans y
consentir ? Le « céder » est une réponse du corps là où il y a une non-
réponse du sujet, une impossibilité pour le sujet de dire quoi que ce soit. Le
« céder » est un lâchage.
Quelque chose se fend, se brise, se fracture et lâche. Le sujet est en
cendres.
Avançons-nous alors dans ce territoire tragique du traumatisme. Nous
avons vu comment le traumatisme sexuel et psychique est au cœur de
l’élaboration de Freud découvrant l’inconscient. Le silence du sujet et le
surgissement d’une répétition étrange qui conduit à retourner sur les lieux
du trauma constituent pour Freud les stigmates du trauma.

« Céder sur son désir »


Quel serait l’apport lacanien à notre aphorisme « céder n’est pas
consentir » ? Lacan a donné une place particulière dans la langue
psychanalytique au verbe « céder ». Cette place est même si particulière que
la formule où le verbe « céder » apparaît chez Lacan est devenue comme un
slogan de la psychanalyse, une signature de l’éthique de la psychanalyse
selon Lacan. Cette formule ne porte pas sur le traumatisme, mais sur le
rapport au désir. Elle apparaît à la fin du Séminaire consacré à « L’éthique
de la psychanalyse ». En 1960, Lacan termine son année d’enseignement en
dévoilant le but de la psychanalyse. Une analyse ne promet pas le bonheur.
Elle ne conduit pas à voir tout en rose. Mais elle permet l’accès au désir.
Lacan affirme alors que « la seule chose dont on puisse être coupable, au
moins dans la perspective psychanalytique, c’est d’avoir cédé sur son
désir 1 ». Il pose ainsi le caractère binaire de la culpabilité et du désir pour
l’articuler de façon inédite, à partir d’un emploi étonnant du verbe
« céder ».
Lacan emploie en effet le verbe « céder » dans un sens inhabituel. Dans
le langage ordinaire, on emploie plutôt en français le verbe « céder » en le
faisant suivre de la préposition « à » : on dit ainsi « céder à », comme par
exemple dans « céder à la tentation ». Or l’étonnant est que Lacan, en disant
« céder sur », donne au verbe « céder » une signification nouvelle, ou en
tout cas, inattendue. Que signifie ici « céder sur son désir » ? Cela veut dire
exactement l’inverse de « céder à son désir ». « Céder sur son désir », ce
n’est pas se laisser tenter par les délices du désir et de la jouissance, c’est
lâcher « sur » son désir, soit l’abandonner, y renoncer, l’oublier et tenter de
l’enterrer. Par là même, Lacan donne aussi une valeur nouvelle au « désir ».
Le désir n’est ni le plaisir, ni la pulsion, même s’il peut rencontrer ces deux
dimensions. Le désir en chacun est ce à quoi il aspire le plus intimement, du
point de vue de son être, de la réalisation de son être. Et ce désir,
paradoxalement, demande d’y mettre du sien.
Lacan veut nous rendre sensible au fait que le désir est précaire, que le
désir est fragile, que le désir peut aisément être écrasé. Il est toujours tentant
d’y renoncer, c’est-à-dire de « céder sur son désir ». C’est donc au sujet lui-
même de faire valoir son désir, de le défendre, de ne pas le lâcher, car il se
présentera toujours de bonnes raisons dans l’existence pour y renoncer, pour
ne lui faire aucune place. Aucune évidence ne préside ainsi au rapport au
désir. Celui qui n’investit pas son désir ne peut espérer le rencontrer.
Autrement dit, personne d’autre que le sujet ne peut à sa place sauver son
désir. Il y a là quelque chose que je ne peux pas laisser faire par d’autre. Et
d’une certaine façon, « se laisser faire » en ce nouveau sens, c’est bien
souvent aussi renoncer à son désir, le trahir, céder sur lui. Se laisser faire en
allant jusqu’à trahir son désir est un degré du « se laisser faire » que l’on
pourrait mettre entre le second (se laisser faire pour laisser l’autre se
dévoiler) et le troisième (se laisser faire sous l’effet du trauma). Ici, il serait
question d’un « se laisser faire » qui est aussi un « laisser l’autre décider de
ce que je veux ». Cette dimension-là du « se laisser faire », qui ouvre à un
« céder sur son désir », est celle qui conduit à méconnaître la valeur de son
désir en privilégiant d’autres nécessités qui semblent plus légitimes du point
de vue d’autrui. C’est au nom de ce que Lacan appelle aussi le service des
biens, soit tout ce qui nous oblige sans que cela vienne répondre à un
quelconque désir de notre part, que l’on méconnaît son désir en le
maltraitant.
Je suis seule à pouvoir faire de mon désir une valeur pour mon
existence. Si j’attends que l’autre le reconnaisse comme légitime pour m’en
soucier, je peux attendre longtemps. Donc je suis aussi responsable si je ne
le fais pas. Je désire, donc je suis. Telle pourrait être la formule du cogito
lacanien. Céder sur son désir, c’est finalement se trahir soi-même. C’est
céder sur son être.
Néanmoins, la conception lacanienne du désir ne relève pas d’une
approche naïve. Le désir, ce n’est pas tout ce dont j’ai envie, tout ce qui me
tente et tout ce qui en appelle à l’éveil de la pulsion. Si c’était le cas, cet
aphorisme de Lacan pourrait être détourné au service d’une morale
sadienne : ne renoncez jamais à la jouissance. Or le désir n’est pas la
jouissance pour Lacan.
Le désir, ce n’est pas non plus ce qui inviterait à braver la dimension de
l’impossible. Ce n’est pas croire que tout est possible et finir par se cogner
la tête contre le mur de l’impossible. Ce n’est donc pas faire du désir le
prétexte à une fuite du monde tel qu’il est. Cette ode au désir, par laquelle
Lacan achève son Éthique de la psychanalyse, n’est pas une invitation à
jouir sans entraves, ni une invitation à vouloir l’impossible. Lacan lorsqu’il
affirme que l’éthique consiste à ne « pas céder sur son désir », ne veut pas
dire par là qu’il faille désirer l’impossible, coûte que coûte. Donc, il ne dit
pas que tout est possible. Car tout n’est pas possible. C’est même en faisant
une place à ce qui n’est pas possible, donc à l’impossible, que le désir peut
trouver à se frayer une voie dans l’existence d’un être, compte tenu des
contingences qui se présentent à lui.

Choisir son désir,


un vouloir inconditionnel
Mais pourquoi alors employer ce verbe « céder sur » ? Il ne s’agit pas
ici de consentement au désir, comme dans le champ de l’amour par
exemple, mais de « ne pas céder sur son désir ». Cette formulation indique
presque un rapport au désir aux antipodes du consentement. Cette
expression introduit dans le désir un rapport à la volonté, à la décision et au
choix qui semble être « plus » qu’un simple consentement. En somme, il est
question de « choisir le désir », une fois qu’on l’entrevoit, comme on choisit
une valeur morale face à d’autres valeurs qui se présentent.
Si Lacan formule l’éthique de la psychanalyse ainsi, comme un « ne pas
céder sur son désir », c’est pour donner à cette éthique une allure quasiment
kantienne, mais à l’envers de la morale de Kant. Comment se présente la
« loi morale » chez Kant ? La sévérité de la loi morale est ce qui conduit à
faire son devoir, quitte à souffrir de ne pas tenir compte de ses sentiments,
de ses intérêts, de ses penchants. Faire son devoir quoi qu’il arrive, quoi
qu’on éprouve. Voilà le climat de la morale kantienne. Un climat de rigueur
et d’inconditionnalité. Ce que Kant considère comme une bonne volonté,
c’est une volonté qui se veut bonne au sens où elle veut la loi morale
comme si c’était son propre bien, alors que c’est le bien de tous, ou plutôt le
bien du point de vue de la raison et de l’universel. Cette bonne volonté est
celle qui est à l’œuvre lorsque je fais mon devoir. Il est question dans
l’éthique de la psychanalyse de faire du désir une valeur inconditionnelle,
une valeur qui soit aussi impérative que peut l’être la loi morale selon Kant.
Il s’agit d’être prêt pour cette valeur à sacrifier ce qui peut y faire obstacle.
Ce que Lacan retient de Kant pour le subvertir, c’est donc cette
dimension impérative de la loi morale, qui est aussi la formule du devoir,
dimension impérative qui ne connaît pas d’exception. Pour Kant, quelles
que soient les circonstances, quel que soit mon état, quelle que soit la
situation historique que je rencontre, je dois me soumettre à la loi morale. Je
dois y consentir comme à une dimension qui me dépasse. Céder, pour
l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs et de La Critique
de la raison pratique, c’est toujours « céder à » ses penchants, « céder à »
ses sentiments, céder aux passions de l’âme, qui sont aussi pour lui des
maladies de l’âme. Concrètement, l’action morale au sens de Kant doit
avoir le même caractère de nécessité que la loi de la nature : toujours tenir
ses promesses, ne jamais mentir, ne pas s’ôter sa propre vie sont des devoirs
moraux qui s’imposent à nous du point de vue de la raison et qui ne tolèrent
pas d’exception. En ce sens, au pays de la morale kantienne, la seule chose
dont on puisse être coupable c’est d’avoir cédé à ses penchants.
Passant du « céder à » au « céder sur », Lacan accomplit un
renversement. Là où Kant situe la loi morale, Lacan situe le désir. Là où
Kant situe les penchants et les sentiments, Lacan situe le Surmoi et la
pulsion. Il est donc bien question de « ne pas céder », non pas « à » mais
« sur ». En psychanalyse, s’impose à chacun un devoir de respecter, non pas
la loi morale qui commande, mais le désir qui dit l’être du sujet. « Ne pas
céder sur son désir », c’est en somme ne pas céder à la pulsion. Là où
l’exigence de jouissance se met en travers du désir – qui est posé par Lacan
comme distinct de la pulsion –, il s’agit de ne pas « céder sur son désir »,
soit de ne pas le minorer, le dévaluer, le sous-estimer, comme si c’était une
valeur négligeable de l’existence. C’est justement parce que le désir
apparaît comme une valeur qui vient s’ajouter à la vie de façon contingente
qu’il ne faut pas le négliger. Car sans le désir, l’existence est douloureuse. Il
ne faut pas le négliger, c’est-à-dire qu’il faut l’écouter. Être attentif à son
désir, c’est avoir le courage de faire une place à son murmure, à son
chuchotement, à son message en pointillé. Le désir ne commande pas, ne
vocifère pas, ne se fait jamais hurlement. Il s’énonce à demi-mot, il se fait
présent en sourdine, discrètement, comme pour dire au sujet concerné : « je
suis là ». « Veux-tu de moi ? » « Veux-tu venir me chercher ? » « Veux-tu
une existence selon ton désir ou veux-tu te conformer à tout le reste, à ce
que veut la société, à ce que valorisent les autres, à ce qui s’obtient
aisément en se soumettant et en s’adaptant aux normes de la vie anonyme et
standardisée, à ce qu’on attend de toi, à ce qui semble être le bien des
autres ? ». Le désir me dit toujours : « Au fond, que veux-tu ? »
Un des signes distinctifs du désir est donc de se situer aux antipodes du
commandement. Ce qui commande et veut se faire obéir en faisant peur, ce
n’est pas le désir, c’est le Surmoi. Lacan introduit la distance la plus grande
entre le Surmoi, allié de la pulsion de mort, et le désir. Il va même jusqu’à
faire de cette mise à distance entre les deux une orientation pour le sujet.
Plus le sujet tient à distance sa propre pulsion de mort, plus il donne une
chance au désir de se frayer une voie dans sa vie.

Ne pas céder à l’emprise du Surmoi


Ne pas céder « sur » son désir, c’est en somme ne pas céder « au »
Surmoi, qui commande toujours de trahir le désir. Le Surmoi est bien cette
instance en moi-même qui me pousse à aller dans le sens de ce qui me fait
souffrir, qui m’enjoint à sacrifier mon désir, et se présente en même temps
comme le Bien, le souverain Bien même. Le Surmoi a ceci de dangereux
qu’il ne se présente pas toujours comme austère et sévère. Il n’est pas
nécessairement répressif. Il peut même se présenter comme une voix
intérieure qui pousse vers une jouissance toujours plus extrême, comme si
c’était là le bien que je devais rechercher. Qu’il me pousse du côté de la
souffrance ou d’une jouissance sans limite, le Surmoi me conduit toujours
au sacrifice du désir. Ce que le Surmoi veut, c’est que je « cède sur » mon
désir.
En somme, le Surmoi, qui veut que je sacrifie mon désir, est une
instance sadique en moi-même, qui me procure une jouissance masochiste,
celle de croire que j’ai fait le bien parce que j’ai souffert de ce que j’ai
accompli contre mon gré. C’est pourquoi Lacan rapproche la cruauté de la
loi morale de Kant – le caractère impératif du devoir moral – de la cruauté
sadienne – celle d’une exigence de jouissance sans limite. C’est dans cette
élimination de tout élément sentimental que Lacan déniche une affinité
secrète entre Kant et Sade. Il aperçoit dans Sade « le pas inaugural d’une
subversion, dont […] Kant est le point tournant 2 ». La morale sadienne est
celle qui fait valoir un « droit de jouir d’autrui » quel que soit son
consentement et même sans son consentement. C’est de forcer le
consentement que le personnage sadien tire sa jouissance.
La morale sadienne a été reformulée par Freud en 1929, dans Malaise
dans la civilisation, comme pulsion de mort par laquelle advient en l’être
humain la tentation à l’égard du prochain « de satisfaire sur lui son
agressivité, d’user de lui sexuellement sans son consentement (ohne seine
Einwilligung), de prendre possession de ses biens, de l’humilier, de lui
causer des souffrances, de le martyriser et de le tuer 3 ». User de l’autre
sexuellement sans son consentement, ce n’est pas seulement rechercher son
plaisir et suivre par là une prétendue morale hédoniste, c’est satisfaire une
pulsion, qui est pulsion de destruction. Celle-ci peut aller jusqu’à jouir de
l’anéantissement de l’autre lorsque plus rien ne vient arrêter la recherche de
satisfaction pulsionnelle. Articulant cette injonction de jouissance sans
limite avec l’énigme que peut représenter un corps de femme, Éric Laurent
interprète ainsi le « féminicide » consistant à tuer une femme parce que
c’est une femme, à la lumière de la morale sadienne. « Le “féminicide”
témoigne que, devant l’énigme du sexe, une exigence de jouissance du
corps d’une femme peut s’absolutiser sans limites 4. » C’est dire que l’usage
sexuel du corps de l’autre sans son consentement vise en particulier le corps
de cette part de l’humanité dont le consentement ne repose pas sur un signe
visible. Se préoccuper du consentement d’une femme, c’est accepter de
déchiffrer alors son désir, c’est-à-dire que cela suppose de lui dire quelque
chose et de pouvoir tenir compte de sa réponse. La morale sadienne invite
au contraire au forçage comme à une loi pour jouir.
Comme Lacan le rappelle, il est question avec Sade d’une « libre
disposition de toutes les femmes indistinctement, et qu’elles y consentent
ou non 5 ». C’est dire que le droit à la jouissance ne rencontre aucune limite,
n’admet aucune barrière, récuse tout point d’arrêt. Et même que la
jouissance sera d’autant plus intense que l’autre en sera victime.
Revenons alors à cette pulsion de mort repérée par Freud et au Surmoi
sadien défini par Lacan, pour appréhender pleinement le sens de la formule
de l’éthique de la psychanalyse : « ne pas céder sur son désir ». Le Surmoi
au sens de Lacan, ce surmoi qui maltraite le désir, est donc une instance en
chacun qui veut jouir, que le sujet y consente ou non. J’aborde par
conséquent ici une autre dimension de la pulsion de mort, qui n’est plus
tentation de détruire l’autre, mais tentation de se détruire. L’intérêt de la
définition lacanienne de la pulsion de mort agie par le surmoi est donc de
situer en quelque sorte le bourreau et la victime au sein d’un même être. Le
sujet se fait son propre bourreau lorsqu’il obéit aux injonctions de son
Surmoi.
C’est en cet endroit que je situerai le consentement du sujet au regard
du Surmoi, comme consentement bafoué. C’est aussi en cet endroit que la
psychanalyse apporte un éclairage inédit à la question du consentement.
Dans L’Éthique de la psychanalyse, il est question avec cette
reformulation sadienne du Surmoi, d’un consentement forcé « par » la
jouissance. Mais ce que Lacan veut souligner, c’est que cette jouissance
peut aussi être la mienne, soit celle qui me conduit à me laisser faire par le
Surmoi qui m’est propre. Que tu y consentes ou pas, le Surmoi veut que tu
jouisses en accomplissant ce qu’il t’ordonne d’accomplir. Le Surmoi
s’octroie le droit de jouir quel que soit le consentement du sujet. Ce Surmoi,
c’est un versant de mon être. Qu’il y consente ou non, il veut jouir, jouir
encore et encore, quitte à emporter le sujet dans la mort.
J’introduirai ainsi un nouveau degré dans le « se laisser faire », le « se
laisser faire » qui implique une jouissance masochiste. À mesure que
j’avance en tentant de déchiffrer cette énigme du consentement, je suis donc
obligée d’ajouter des ramifications à ma première classification. J’ai
d’abord distingué trois degrés du « se laisser faire », le « se laisser faire
comme consentement à la passion », le « se laisser faire comme voie pour
interroger le désir de l’autre », le « se laisser faire, sous l’effet de
l’événement traumatique ». Je m’aperçois qu’entre les deux derniers, je
peux en décliner deux autres qui sont encore des passerelles entre
« consentir » et « céder » : le « se laisser faire par l’autre pour lui plaire et
recueillir son amour au risque de sacrifier mon désir », le « se laisser faire
par le Surmoi » qui invite toujours à privilégier la jouissance sur le désir.
Le « se laisser faire » par le Surmoi est donc une dimension repérable à
partir de la perspective psychanalytique. C’est dire que la soumission à
l’Autre n’est possible que parce que le sujet se laisse faire alors qu’il ne le
désire pas, soit cède sur son désir. Ce désir est comme sacrifié au service
d’une demande d’amour angoissée, d’une impossibilité à se soustraire à
l’emprise de l’Autre. La soumission à l’Autre est redoublée d’une
soumission au Surmoi, qui dit au sujet « Tu dois ». Tu dois faire ce qu’il te
demande. Tu dois le satisfaire. Tu dois essayer encore jusqu’à ce que tu y
arrives. Là prennent alors assises le cauchemar du renoncement au désir et
son cortège d’affect dépressifs : ennui, tristesse, et parfois même dégoût de
la vie.
C’est pourquoi il faut une force inégalée pour répondre à ce Surmoi,
pour éloigner cet impératif de jouissance et sa force malfaisante, qui jamais
ne s’épuise. Le « ne pas céder sur son désir » est en quelque sorte une
réponse psychanalytique à la pulsion de mort en chacun, telle qu’elle
s’incarne dans le Surmoi. « Ne pas céder sur son désir », c’est ne pas se
laisser faire par le Surmoi – dans un sens (celui kantien du sacrifice de son
désir au nom du devoir) ou dans un autre (celui sadien du sacrifice de son
désir au nom de la jouissance effrénée).

Renversement du sens de la culpabilité


Je disais un peu plus haut que le désir ne commande pas. J’ajouterai
aussi : « qui commande ne parle jamais au désir ». « Qui commande » sans
laisser les sujets choisir, « qui ordonne » sans prendre la peine de savoir ce
que l’autre peut et éventuellement veut, ne se préoccupe pas du
consentement mais seulement de l’obéissance, voire de la soumission. Il se
préoccupe que ça marche, et reste indifférent à ce qui du sujet, de son désir,
pourrait se manifester en infraction avec ce qui est ordonné. Le désir
n’éructe pas, il ne vocifère pas, il n’ordonne pas. Doux désir délicat et beau,
tu te fais entendre à qui est capable de tendre l’oreille, au-delà du bruit
parfois assourdissant du Surmoi.
Si ce n’est pas la langue de la morale ni celle du commandement, de
l’obligation et du sacrifice, quelle langue parle dès lors le désir, depuis
l’inconscient ? Est-ce la langue de l’amour ? Pas exactement, ou alors la
langue de l’amour comme chemin vers autre chose. Pour Lacan, le désir se
distingue de l’amour qui peut pousser le sujet à oublier son désir, par
amour, ou pour l’amour, et rejoindre en ce lieu la pulsion. Le désir parle une
langue qui a à voir avec celle de l’amour, mais au sens de l’éros. Le désir ne
pousse pas à la fusion avec l’autre, mais il pousse à la réalisation de son
être. Le désir parle non pas pour endormir le sujet dans un rêve de fusion
amoureuse, mais pour le réveiller à lui-même. Il lui parle vraiment, sur un
ton qui est celui de la reconnaissance de l’être et non pas celui de son
mépris. Il lui parle parfois au cœur de la nuit, à travers les rêves, qui lui
signale que quelque chose tente de se faire reconnaître, qu’un message
appelle un déchiffrement, qu’un désir attend d’être articulé. Le désir,
lorsqu’il est reconnu et assumé, introduit un élan vital qui s’articule à un
sens. Le désir procure un point d’appui au sujet pour définir son être et lui
permet d’apercevoir ce qu’il veut vraiment, ce à quoi il tend pour lui-même.
Le désir aspire ainsi à se faire entendre, tend à se faire reconnaître, se
faufile entre les lignes pour se faire présent, se glisse à travers les rêves et
les surprises de la parole, les actes manqués d’un sujet pour faire savoir
qu’il est là et qu’il est possible de l’attraper, de le réaliser, de le déployer. Le
désir a à voir avec l’histoire secrète du sujet, son enfance et le tracé de son
avenir. Pour Freud, son désir le plus profond, sur lequel il n’a pas cédé, a
été de découvrir comment interpréter les rêves. Les siens tout d’abord qui
s’offraient à lui comme les paroles d’un autre. Pour Lacan, son désir a été
de ne pas laisser la psychanalyse céder aux exigences d’adaptation de
l’individu à une quelconque normalité en se transformant en psychologie.
Pour chacun, la rencontre avec le désir est possible à condition de ne pas
céder à tout ce qui vient y faire obstacle, à condition de ne pas mettre au
compte de l’autre son propre renoncement, à condition de croire à son désir
et de vouloir savoir quelque chose de son destin.
L’éthique de la psychanalyse est donc ce régime de l’existence qui
conduit à nouer sa vie à son désir comme à un nouveau destin, et non pas au
sacrifice de celui-ci, à mettre son travail au service du désir et non au
service de valeurs écrasant le désir. Rien ne peut justifier d’écraser le désir
car le désir ne nuit pas mais fait surgir de la vie. Pourtant, quelquefois, pour
se conformer aux impératifs rencontrés dans la vie en société – faire comme
les autres, ne pas déplaire, se soumettre, se conformer, obéir –, le sujet fait
passer le désir à la trappe. Il faut donc parfois avoir le courage de désobéir
et ne pas redouter de perdre l’amour de l’autre, son intérêt, son regard, pour
faire de son désir un bien suprême. Pour cela, il faut être suffisamment
déterminé afin de ne pas fléchir devant la cruauté du Surmoi qui invitera
toujours et nécessairement le sujet à ne pas tenir compte du désir pour lui
préférer l’idéal inaccessible et la jouissance mortifère.

Ne pas se trahir soi-même


Lacan introduit donc une dimension ascétique à l’envers de là où on la
situe habituellement dans les morales classiques. La sagesse
psychanalytique est celle qui conduit à se faire l’ascète de son propre désir,
à le cultiver, à le faire fructifier, à l’aider à se déployer.
Où se situe alors la culpabilité ? Que nous permet de découvrir
l’expérience d’une analyse relativement à la culpabilité que l’on croit
éprouver envers l’autre, pour ne pas avoir fait assez, pour ne pas avoir
« consenti » à tous les efforts possibles, pour ne pas avoir été à la hauteur
d’un idéal que l’on s’est forgé, pour avoir dit « non » quelquefois à ce que
l’autre attendait de nous ?
La culpabilité, lorsqu’elle est envisagée depuis le rapport à
l’inconscient, se découvre en un tout autre lieu que la culpabilité consciente.
Elle prend aussi un tout autre sens. Dans la tradition chrétienne, la
culpabilité est la conséquence d’une faute commise. C’est d’avoir commis
un péché que le sujet se sent coupable. La faute envers l’autre conduit au
reproche, voire à l’auto-reproche. Cette faute éprouvée conduit à songer
même parfois que la punition sera méritée, que seule la punition permettra
de se racheter d’avoir mal agi. Il y a donc une séquence classique qui
conduit de la faute à la punition, en passant par la culpabilité. Comme si la
punition était le seul moyen de dissiper la culpabilité.
Ici, Lacan inverse le lieu de la culpabilité en en faisant le signe d’une
faute commise envers soi-même. Ce n’est plus d’une faute envers l’autre
que naît l’expérience de la culpabilité, mais d’une faute à l’endroit de mon
propre désir. C’est d’avoir céder sur mon désir, de l’avoir sacrifié à autre
chose, que je me sens coupable. Je ne peux impunément ignorer mon désir.
Mon indifférence au désir, ma pente à fermer les yeux pour l’oublier, c’est
bien ce qui engendre le sentiment de la faute. Je suis fautif de me nuire à
moi-même en écartant mon désir au profit d’autres bonnes raisons.
L’expérience d’une analyse apprendrait donc à chacun à prendre son
désir au sérieux et à ne pas en faire la dernière roue du carrosse de son
existence, comme s’il était superflu de se soucier, en plus des nécessités de
la vie, du désir pour exister. « Ne pas céder sur son désir », c’est avoir la
force de faire de son désir sa cause intime. C’est apercevoir que le sacrifice
qui doit être fait pour le désir vaut toujours la peine : sacrifice des biens,
sacrifice des intérêts, sacrifice du confort, sacrifice d’une dimension de la
pulsion. Le désir demande en effet de se délester de ce qui lui fait obstacle.
Pour le dire avec Lacan, il y a un prix à payer pour l’accès au désir. Le
désir n’est jamais offert à la jouissance, comme s’il n’y avait qu’à le cueillir
pour en profiter. Il dépend de mon choix profond de le faire exister ou de
l’oublier. Ne pas céder « sur » son désir, c’est parvenir à sacrifier une part
de jouissance, une part d’habitude, une part de passivité, une part
d’attachement pulsionnel, une part de répétition symptomatique, pour
laisser une chance au désir de se réaliser. Le désir ne devient une puissance
en moi que si je le défends comme une nouveauté face aux autres forces qui
peuvent l’écraser. Il n’est jamais acquis, jamais donné une fois pour toutes,
toujours à rejouer, toujours à recommencer. Car par définition, le monde de
l’Autre ne se présente pas a priori comme propice à la réalisation de mon
désir.
Ne pas céder « sur » son désir, c’est donc sauver son être. Mais cela ne
signifie jamais pour Lacan opérer un forçage sur l’Autre. Ne pas céder sur
son désir, c’est prendre garde à sa propre jouissance. C’est à elle qu’il est
question de dire « Prends garde à toi ». Car c’est toujours la pulsion qui
cherchera à se frayer une voie parmi les chemins du désir. Ne pas céder sur
son désir, c’est donc ne pas laisser l’exigence pulsionnelle en soi-même
l’emporter sur l’avènement du désir. S’il faut donc « ne pas céder sur »,
c’est qu’une force autre nous pousse à « céder à ». Cette puissance qui peut
anéantir le désir, c’est la pulsion de mort en chacun, soit cette force
destructrice qui semble ignorer la logique du désir et qui vient répondre à sa
place. Lacan fait donc du Surmoi l’autre nom de la pulsion de mort, le
déguisement moral de la pulsion destructrice. C’est peut-être en cet endroit
que le malentendu sur ce qu’est l’éthique de la psychanalyse se situe. Que
le désir soit aux antipodes du Surmoi ne signifie pas qu’il aille dans la
direction de la pulsion. C’est tout le contraire. Pulsion et Surmoi sont du
même côté. Le désir est seul, de l’autre.
C’est lorsque je « cède » sur mon désir que je me sens coupable, car je
me suis trahie moi-même. J’ai fait comme si mon désir ne comptait pas. La
trahison éthique porte donc sur ce point : « céder sur son désir », ne pas
avoir le courage d’assumer ce qui me fait persévérer dans l’être. C’est là
que Lacan situe le mépris, celui de l’autre et de soi-même 6. Sacrifier son
désir sous la pression de l’autre, c’est mépriser son être, c’est renoncer à
soi. Chacun est donc responsable de ce qu’il fait de son désir, de la place
qu’il lui donne et de la force qu’il lui confère.
Quel est le modèle choisi par Lacan pour incarner cet acte de « ne pas
céder sur son désir » ? Paradoxalement, c’est celui d’une héroïne tragique
qui va à la mort. Antigone est néanmoins considérée par Lacan comme celle
qui ne renonce pas à son désir et fait de ce désir une valeur plus grande que
sa vie même. L’héroïne de Sophocle désobéit à Créon qui lui interdit
d’enterrer son frère, Polynice, traître à la patrie. Mais sa désobéissance se
fait au nom de l’outrage qu’elle subit : elle ne peut consentir à laisser le
corps de son frère sans le recouvrir de poussière afin d’honorer les morts.
Elle ne peut consentir à laisser le cadavre d’un être de sa famille se
décomposer comme celui d’une bête. Elle ne peut consentir à effacer de la
dimension du symbolique la mort de ce frère, né du même père et de la
même mère qu’elle, née de la même tragédie, celle de l’aveuglement de son
père.
Antigone ne consent pas et ne cède pas. Elle incarne en somme cette
affinité entre consentir et céder, mais sur le versant négatif. Ne pas
consentir, c’est ici et avec elle « ne pas céder ». La jeune fille préfère aller à
la mort, être enterrée vivante, plutôt que de renoncer à son désir, celui
d’enterrer un frère frappé par la même malédiction qu’elle, la malédiction
des Labdacides. Victime si terriblement volontaire, comme le dit Lacan.
C’est pour faire comprendre jusqu’où peut aller la puissance du « ne pas
céder sur » que Lacan choisit Antigone pour en faire l’incarnation du désir,
bien que la fille d’Œdipe soit aussi l’incarnation du malheur. Pour elle, il
n’existe pas d’autre bien que celui de son désir, qui est un désir de ne pas
céder, un désir d’honorer le frère mort, un désir de symboliser la perte de ce
frère en lui accordant une sépulture, selon les lois de la famille et de la
tradition.
« Ne pas céder sur son désir » peut aller jusque-là : le désir comme
valeur inconditionnelle ne doit pas être trahi. Si « céder n’est pas
consentir », ici on pourrait dire en revanche que « ne pas céder, c’est bien
ne pas consentir ». Alors que le consentement implique de s’en remettre à
certains égards à l’autre, le non-consentement implique une désobéissance.
Antigone ne se soumettra pas aux lois de la cité, elle n’obéira pas à Créon,
elle ne lâchera pas sa cause. Jamais elle ne se laissera faire, d’aucune
manière.
Plutôt mourir que de « céder sur » son désir.
VII

« Céder à »

N’existe-t-il pas chez Lacan un autre emploi du verbe « céder » qui me


conduirait plus près du « céder n’est pas consentir » dont je suis partie ?
L’aphorisme « céder n’est pas consentir » s’éclaire, je l’ai dit plus haut,
lorsqu’on s’aventure dans cette zone opaque où le corps cède sans que le
sujet consente. Il n’est plus alors question de désir et de culpabilité, mais
d’angoisse et de pulsion. Il ne s’agit plus de lâcheté envers le désir, le sien
avant tout mais d’impossibilité de se soustraire à la pulsion de l’autre. La
dialectique subjective n’est dès lors plus à l’œuvre. C’est justement d’être
court-circuité par l’autre en tant que sujet désirant, que surgit le
traumatisme, via l’abus, le harcèlement, le forçage.
Quelques années plus tard, en 1963, Lacan donne une nouvelle valeur
au verbe « céder » qui me semble apporter un éclairage précieux à l’examen
de cette frontière entre « céder » et « consentir ». Dans son Séminaire sur
L’Angoisse, Lacan articule le verbe « céder » non plus au désir, mais à la
pulsion. En cet endroit, la distinction entre « céder » et « consentir » se
creuse radicalement. Plus rien ne permet de les rapprocher. Lacan
n’emploie plus le « céder sur » qu’il affectionnait en 1960 dans son
Séminaire sur L’Éthique de la psychanalyse, mais le « céder à ». Et là
encore, il donne à ce verbe « céder à » un sens inédit. Il ne s’agit pas d’un
« céder à » la tentation, ou d’un céder au plaisir, ou d’un céder « à l’autre »,
après avoir hésité, reculé, retardé, avoir eu envie de dire « non » puis
« oui », ou encore « oui mais pas tout de suite, mais pas maintenant, mais
pas comme ça ». Non, il est question d’un autre « céder à » qui introduit la
dimension traumatique.
Nous n’avons plus affaire à la culpabilité, mais à l’angoisse. Ce n’est
plus seulement de sujet dont il est question, mais du sujet dans son rapport
au corps, à son corps, comme corps de désir et de pulsion.
À quoi le sujet cède-t-il dans le traumatisme sexuel et psychique au
fond ?

Situation traumatique
Le sujet ne cède pas tant à l’Autre qu’à une situation traumatique dont il
ne peut se défendre. Il cède à ce qui se produit en son corps. Comment
rendre compte de cette situation ? Le danger est là, présent, mais l’angoisse
qui aurait pu le signaler n’a pas eu le temps d’être éprouvée, de s’installer,
que déjà l’effraction a eu lieu. C’était trop tôt et c’est déjà trop tard. Ce à
quoi le sujet cède, c’est aussi bien alors ce qu’il cède de lui-même, ce qui
lui est arraché de sa façon d’être un corps vivant, qui éprouve, qui s’émeut,
qui ressent. Une part de son corps lui est comme arraché sans son
consentement et c’est le monde de l’Autre qui se fracture en même temps.
Comme en un tremblement de terre, le sujet éprouve un séisme qui le fait
chuter et disparaître. Cette intrusion brutale de l’Autre, via le regard, la
voix, une parole qui déchire le voile qui recouvre le monde des liens à
l’autre, en visant l’être et la jouissance, via le corps de l’Autre lui-même qui
impose sa pulsion, qui force l’accès à la jouissance, est la cause
déterminante du traumatisme sexuel et psychique. Forcer l’accès à la
jouissance, signifie que c’est à la fois la jouissance de l’Autre qui s’impose
mais que c’est aussi ma propre jouissance qui est comme arrachée à un
corps que j’ai déjà perdu.
Dans cette « confrontation radicale, traumatique, le sujet cède à la
situation 1 », dit Lacan. Il s’agit donc d’une confrontation non pas seulement
à l’Autre mais à une situation que le sujet ne peut vivre en tant que sujet,
parce qu’il n’en a pas les moyens, psychiques et physiques. La situation
traumatique agit comme un rapt.
Lacan se pose la question de ce que veut dire « à ce moment, cède 2 ». Il
introduit alors une distinction cruciale entre ce qui peut se produire au
niveau du sujet lui-même en tant qu’être de parole et ce qui peut se produire
au niveau du corps du sujet, au niveau de ce corps qu’il a et qui n’est pas
son être, mais qui est en même temps ce qu’il a de plus réel.
La première réponse de Lacan est d’abord d’écarter ce que le « céder »
n’est pas. « Ce n’est pas que le sujet vacille, ni qu’il fléchisse 3. » Vaciller
ou fléchir sont des modalités de l’être pris dans le rapport à l’Autre,
relevant du registre du « choisir » et finalement des modalités du
« consentir ». Vaciller ou fléchir, c’est finir par se déprendre de soi-même
pour dire « oui ». C’est ne plus refuser, ou se refuser à, pour prendre le
risque de vivre avec l’autre une expérience qui engagera mon corps. Mais
lorsqu’il est question de l’angoisse et de la situation sexuelle traumatique,
Lacan souligne bien que ce n’est pas sur ce registre que se joue la chose. Ni
vacillement ni fléchissement, mais « cession ». Qu’est-ce à dire ? Tout
d’abord que ce qui se produit alors n’en passe pas par la parole. Il ne s’agit
pas d’une contradiction, d’une contrainte, d’un refus. Le « non » est un
« non » du corps qui est forcé par l’Autre. Quelque chose du sujet s’est figé
dans la situation. C’est de ce « se laisser faire »-là qu’il s’agit pour la petite
Emma de 8 ans pétrifiée alors que l’épicier, chez qui elle s’est rendue pour
acheter des friandises, passe sa main à travers sa robe sur ses organes
génitaux.
Figement, impossibilité de dire
« Dans une situation dont le figement met devant nos yeux le caractère
primitivement inarticulable, et dont il restera marqué à jamais, ce qui s’est
produit est quelque chose qui donne son sens vrai au cède du sujet – c’est
littéralement une cession 4. » Figement, caractère inarticulable de la
situation traumatique, marque à jamais de l’événement sur le corps,
« cession ».
Nous trouvons là une description qui nous plonge au cœur du
traumatisme sexuel et psychique. « Figement » d’abord, c’est-à-dire que le
sujet est comme pétrifié. Son corps devenu corps de pierre ne lui permet
plus de s’enfuir. Quelque chose du vivant du corps est comme capté,
extorqué, arraché au sujet. Il ne parvient plus à se dégager. Ce qui est à
souligner ici, c’est que ce rapt n’est pas seulement dû à une force physique
contre laquelle je ne peux me défendre – ce qui est aussi à prendre en
compte dans la situation traumatique – mais qu’en deçà, ce rapt est dû à une
déflagration qui touche le corps de telle façon que le sujet est comme séparé
de ce corps. Il ne peut plus le mouvoir. Le sujet est à la fois réduit à son
corps pris au piège de la situation traumatique et contraint à céder quelque
chose de son corps.
Caractère « inarticulable » de la situation traumatique ensuite. Le sujet
ne peut rien dire. Le silence n’est dès lors pas celui d’un « qui ne dit mot
consent », mais celui qui signe l’impossibilité pour le sujet de répondre de
la situation à laquelle il est confronté. Il peut crier, mais il ne peut pas
articuler une parole. Ou sa parole elle-même ne sera qu’un cri. Ce silence
qui se produit une première fois sera alors un stigmate de l’expérience
traumatique qui ne peut se dire. Comme si plus aucun frayage vers la parole
n’allait rendre possible le dire de la situation traumatique. Comme si ce qui
allait se répéter avec l’événement traumatique, c’est aussi ce silence comme
une impossibilité d’en parler. J’ai déjà fait référence à cette temporalité
étrange du traumatisme, avec Freud et le cas d’Emma, mais également avec
le récit témoignage de Vanessa Springora. Trente ans de silence. Ce n’est
pas là une contingence. Là où le sujet n’a rien pu dire une première fois, il
ne pourra rien dire ensuite.
C’est en tout cas ce que je propose depuis la perspective
psychanalytique. C’est dire que ce qui a fait traumatisme sexuel se redouble
étrangement d’un « ne rien pouvoir en dire ». Comme si un interdit d’en
parler venait recouvrir ce qui s’est ouvert, ce qui s’est fendu dans le monde
du sujet confronté à l’Autre. Le caractère inarticulable de la situation
traumatique produit donc un nœud qui maintient inarticulé l’événement. Ce
« ne rien pouvoir en dire » n’est pas déterminé seulement par un contexte
historique ou social. Ce silence est aussi celui qui revient de la situation
traumatique elle-même, qui a court-circuité la parole.
Cet « inarticulé » a plusieurs dimensions. Tout d’abord, le sujet n’en
parle pas par pudeur. Comme si quelque chose d’une honte de lui-même lui
restait de ce qu’il a vécu dans ce forçage. Comme si la jouissance de l’Autre
l’avait aussi éclaboussé et conduit à se sentir sali. La pudeur est un affect
qui a une grande valeur dans l’existence et qui fait que l’on ne souhaite pas
nécessairement dévoiler ce qui a touché notre corps, ce qu’on n’a pas
compris de ce qui s’est produit alors dans notre chair. Nous sentons que le
dire à n’importe qui comporte un nouveau danger comme si la faille
traumatique allait s’ouvrir à nouveau. La pudeur est l’affect qui permet de
traiter en un certain sens le trauma en ne l’exhibant pas, en le voilant, en
n’en faisant pas un usage public, en le maintenant dans la sphère de
l’intimité qui ne se partage pas. Paradoxalement, c’est en effet quelquefois
donner une valeur particulière au traumatisme sexuel que de ne pas le
partager avec n’importe qui, mais de considérer qu’il faudra des conditions
de paroles particulières pour le dire. C’est considérer qu’il n’est pas un
événement commun, mais un événement à part.
Tenter d’articuler un trauma prend en effet toujours les dimensions de
l’aveu. Or avouer, ce n’est pas seulement dire la vérité, c’est tenter de dire
quelque chose de ce qui a été éprouvé sans le consentement du sujet. Là est
le paradoxe. Cet aveu peut alors fragiliser celle ou celui qui ne parvient pas
à faire reconnaître ce qui s’est produit en son corps. Cet aveu ne relève en
quelque sorte plus de la vérité mais de ce que Lacan appelait « le réel ». Il
ne s’agit pas seulement de la réalité de ce qui a eu lieu, mais de l’effraction
dans un corps, qui n’est plus de l’ordre de ce qui peut se faire reconnaître
dans le langage de tous, mais de ce qui nécessite une confiance immense
dans celui à qui on s’adresse pour pouvoir se dire. Une confiance immense
dans son éthique, dans son écoute, dans son aptitude à croire et à ne pas
juger, dans sa capacité à accueillir ce qui est rejeté. Cet inarticulé du
traumatisme renvoie donc à un indicible, qui ne se situe pas au niveau
simplement du non-communicable publiquement, mais au niveau d’un
impossible à dire intime. J’y reviendrai.

Marque ineffaçable, hantise


« Marqué à jamais ». Ce troisième détail relevé par Lacan dans sa
phrase sur ce que signifie « céder à la situation » est crucial. Il nous ramène
à l’origine même de la psychanalyse. En quel sens peut-il exister des
marques ineffaçables ? L’idée de Lacan est qu’à force de parler en analyse,
les mots, qu’il appelle avec Saussure des signifiants, finissent par se raturer
les uns les autres, par effacer les précédents. À force de chercher le mot
juste pour dire le noyau traumatique, le réel de l’événement qui s’est
produit pour le sujet cherche à s’écrire à l’infini. Les paroles justes viennent
alors réparer la faille. Elles permettent à ce qui a été arraché au sujet d’être
cerné. Mais qu’est-ce qui peut faire point d’arrêt à ce récit du trauma ? Par-
delà tous ces mots que l’on peut dire sur sa souffrance, sur son histoire, il y
a aussi quelque chose qui ne s’efface pas, qu’on ne parvient pas à effacer.
Avec la marque traumatique, la méthode de la table rase ne fonctionne pas.
Elle reste intouchée par les paroles et par le temps qui passe. C’est alors, je
le montrerai, à un autre rapport à la parole que l’on peut être introduit, non
plus une parole qui trouve le sens refoulé, mais une parole qui témoigne
elle-même de la façon dont le choc traumatique a eu ses répercussions sur le
rapport à la langue même du sujet.
Peut-on être marqué à jamais par un événement traumatique ? Non
seulement cela peut arriver, mais c’est le propre du traumatisme psychique
et sexuel. C’est même le propre du traumatisme tout court. Un trauma est de
l’ordre d’une effraction qui laisse une trace qui ne peut être effacée.
Indélébile. À quoi cela sert-il alors d’en parler, pourrait-on se demander ?
Ne préférera-t-on pas se taire ? Le traumatisme nous confronte en effet au
fait que la parole en analyse comporte différents versants. Un versant par
lequel elle nous permet de nous souvenir, de retrouver des morceaux
disparus de notre histoire, de notre enfance, bien souvent, versant donc par
lequel elle nous permet de tisser une histoire du sujet qui est faite de
tournants correspondant aux événements traumatiques que nous avons
traversés.
Le premier effet de la psychanalyse est ainsi de l’ordre d’un « tu peux
dire ». « Ici, tu peux parler de cela même qui te semble rejeté ailleurs. »
« Ici on te croit. Ici ta parole ne sera pas soupçonnée d’être un mensonge. »
C’est un versant de l’aphorisme « Victimes, on vous croit », que les
collages féminicides nous font lire sur les murs de nos villes. Mais avec un
changement grammatical de personne. Les victimes ne sont plus au pluriel
et celle ou celui qui apporte une croyance n’est pas un « on » anonyme.
Dans l’expérience de l’analyse, ce qui est rencontré, c’est une oreille qui dit
« je te crois ».
Cette dimension de la croyance est cruciale. Comment rendre une
femme folle si ce n’est en ne la croyant pas ? Georges Cukor l’a
merveilleusement démontré dans son film Hantise (Gaslight, 1944). Les
paroles de Paula, jouée par Ingrid Bergman, sont sans cesse frappées de
suspicion par Gregory, qui manœuvre pour faire douter sa femme de son
propre état psychique. Paula a encore oublié quelque chose, elle a encore
perdu un objet précieux, elle a encore égaré ce qu’il lui a donné. Paula tente
de dire à son époux qu’elle ne comprend pas pourquoi le bijou qu’il lui a
offert, en mémoire de sa mère, a disparu, qu’elle était certaine de l’avoir
laissé dans son sac. Mais il ne la croit pas. Il la regarde d’abord avec un air
de désolation, puis véritablement de condamnation.
Il ne la croit pas pour la bonne raison qu’après avoir assassiné la grande
actrice Alice Alquist, le projet de Gregory est de rendre sa nièce folle afin
d’hériter des bijoux de sa tante. Mais Paula ne le sait pas et Paula se croit
aimée. Elle a cru en cette rencontre un peu trop rapide qui l’a amenée à
renoncer au chant, à la musique. Elle a cédé à Gregory lorsqu’il lui a
manifesté le désir de revenir vivre à Londres, dans cette maison où la tante
de Paula s’est fait mystérieusement assassiner. Elle a cédé à cet homme tout
en sentant que quelque chose venait alors à basculer en elle. Un certain état
de frayeur. Prise au piège de cette maison où une femme a été assassinée,
elle est comme hantée par la disparue. Elle ne sait plus qui elle est. Est-elle
Paula ? Est-elle une femme qui perd la tête ? Est-ce le meurtre de sa tante
qui revient ainsi la hanter et la prive de sa lucidité ? Est-elle tout
simplement en train de devenir folle et de céder à la situation ?
Il n’y a pas de limite aux concessions que Paula peut faire pour
Gregory. Consentir à ne plus se montrer dans la rue, refuser toutes les
invitations, fuir le voisinage, rester enfermée, ne plus voir quiconque, être
confinée dans sa chambre afin de reprendre ses esprits, tenter d’oublier
qu’elle a oublié. Plus Gregory fait porter le doute sur la parole de Paula, sur
ses actes, sur sa mémoire, plus Paula vacille. Elle finit par ne plus se croire
elle-même. Elle finit par céder à la situation en se défaisant de son rapport à
la vérité. Elle finit par croire Gregory et par se sentir en effet au bord de
l’abîme de la folie. Prête à céder à ce qu’il veut lui : l’amener à consentir à
terminer ses jours dans un asile.
Jusqu’au jour où un homme, qui a fréquenté et admiré la tante de Paula,
repère la jeune femme, lors de l’unique sortie que lui concède Gregory.
C’est à l’occasion d’un concert donné par une dame de la haute société
londonienne que cet homme, Brian Cameron, inspecteur de Scotland Yard
(Joseph Cotten), la regarde et croit reconnaître en elle sa tante qu’il a bien
connue. Il la regarde et tente de déchiffrer l’énigme de ce qui se produit
alors sous ses yeux. Le visage de Paula exprime d’abord la joie d’écouter de
la musique aux côtés de son mari, la joie d’être enfin dehors, invitée par
cette dame qui avait fait connaissance avec sa tante.
Puis, soudain, le désarroi semble s’inscrire dans son regard. Son mari
vient de lui chuchoter quelque chose à l’oreille. La panique s’empare d’elle
en même temps qu’elle fouille dans son sac et semble n’y pas retrouver
l’objet cherché. Les sanglots qui secouent son corps perturbent alors le
concert et Gregory, parvenu à ses fins, la fait se lever et quitter le concert.
L’inspecteur de Scotland Yard perçoit qu’il se passe quelque chose entre
Paula et cet homme, qui met en danger sa vie à elle. Il le croit sans savoir.
Paula est sur le point de basculer dans la folie alors que son mari
disparaît tous les soirs dans le grenier et lui fait croire qu’elle est en proie à
des hallucinations (l’intensité du gaz diminue, des bruits de pas résonnent
au grenier). Elle est au bord du « céder à la situation ». Mais, par hasard,
elle retrouve un objet dont Gregory avait nié l’existence, une lettre qu’il
avait cachée dans un livre et qu’elle avait lue. Ce hasard heureux lui permet
dorénavant d’être certaine de ce qu’elle savait. Elle comprend que l’amour
auquel elle a cru n’a jamais existé. Elle est en même temps sauvée de cette
folie. Juste à temps, juste avant qu’elle cède à la situation que Gregory lui
fait vivre, elle retrouve ses assises dans le monde. Elle sait que ce qu’elle
lui a dit était vrai. Rencontrer alors l’inspecteur de Scotland Yard qui, lui, la
« croit » lui permet de se retrouver elle-même. L’histoire de Paula démontre
ainsi toute l’importance de la croyance. Être crue dans ce dont on témoigne,
c’est pouvoir trouver un lieu où le trauma, bien qu’inarticulable, n’est pas
nié, mais logé et reconnu.
La dimension de la croyance lorsqu’un sujet s’aventure à dire quelque
chose de son traumatisme est donc centrale. Le fait qu’on vous croie relève
même d’une éthique qui concerne le rapport à la parole. Le fait qu’on ne
vous croie pas réédite le caractère inarticulable du trauma. Cette rencontre
avec un Autre qui vous croit suppose certaines conditions de parole
particulières, des conditions qui en quelque sorte protègent la parole de tout
jugement, des conditions qui permettent l’avènement d’une vérité, des
conditions qui supposent qu’à une révélation du sujet il peut être répondu
quelque chose de particulier. En somme, parler d’un traumatisme sexuel
peut aussi bien produire un effet de réparation qu’un effet dévastateur selon
la réponse qui y est apportée. Il faut une rencontre avec un être à qui le dire,
dans des conditions qui ne peuvent être celles du discours de tous. Car ce
qui m’est arrivé en cet endroit n’est pas identique à ce qui est arrivé à une
autre ou un autre. Chaque corps s’articule à une façon d’être affecté qui est
propre à un sujet et qui résonne avec son histoire secrète. À la mauvaise
rencontre du traumatisme, il est donc nécessaire de pouvoir répondre, après
coup, par une bonne rencontre avec un autre qui vous croit. Mais qu’est-ce
que croire dans ce qu’un être tente de dire de son traumatisme sexuel et
psychique ? Croire dans la parole d’un être qui tente de dire ce qui lui
arrive, ce n’est pas seulement attester de la réalité objective de ce qui s’est
produit. C’est bien davantage. Croire, comme le disait Lacan, « c’est moins
que savoir, mais c’est peut-être plus 5 ». Car croire, c’est déjà s’engager et
engager celle ou celui qui nous parle dans sa propre parole, dans sa propre
histoire, dans l’aventure de ce déchiffrement de la trace ineffaçable.
Être cru dans sa parole est d’autant plus nécessaire lorsqu’il est question
de dire quelque chose d’un traumatisme sexuel. Le sujet cède encore et à
nouveau quelque chose de lui-même en en parlant. Il ne fait pas que révéler
une vérité cachée. Il ouvre un champ, et ré-ouvre même un champ qui l’a
laissé au bord d’un précipice. Il parle en se confrontant à cet impossible à
dire, qui ne doit pas être redoublé d’une fin de non-recevoir de l’Autre.
C’est là qu’est le risque, ce sentiment de risque absolu que prend celle ou
celui qui tente de dire la trace traumatique, de la lire sans savoir.
En même temps qu’il tente d’articuler l’inarticulable du trauma, le sujet
se rapproche de cet abîme où il a une fois disparu. S’il n’arrive pas à le dire,
n’est-ce pas que cela ne s’est jamais passé ainsi ? N’est-ce pas que le doute
peut alors recouvrir ce qui lui reste de la situation traumatique ? Tout ne
devient-il pas irréel tant ce qui a été rencontré ne parvient pas à entrer dans
le monde du langage ? Les moments de dépersonnalisation qui peuvent
suivre une expérience traumatique témoignent de cette frontière qui a été
franchie, du monde du « consentir » à celui du « céder ».

Cession
L’expérience de dire ce qui s’est produit dans le corps, de dire cette
« cession », nécessite de pouvoir s’appuyer sur un nouveau pacte, celui qui
s’installera entre le sujet qui parle et l’Autre qui le croit. En ce point, celui
qui parle ne dénonce pas. Il ne parle pas pour dénoncer ou accuser. Il
cherche à retrouver ce qu’il a perdu et à le dire, car ce qui compte alors pour
lui, c’est de tenter d’avérer ce qui n’a pu s’avérer d’abord et qui a laissé
cette trace ineffaçable.
« Marqué à jamais », souligne Lacan. C’est dire que cette marque dont
il s’agit de parler non seulement ne s’efface pas, résiste à l’usure du temps,
se maintient comme « un corps étranger 6 » dans la chair, pour le dire avec
Freud et Breuer, mais en plus produit quelque chose comme une répétition.
La première fois qui a marqué au fer rouge la chair du sujet engendre
ensuite une série qui ne signifie pas que le sujet revit exactement la même
chose du point de vue de la réalité des faits, mais que le sujet éprouve en
différents moments stratégiques de son existence, le retour de ce qui n’a pu
s’avérer, comme en un éternel retour du même impossible à dire.
Figement du sujet, caractère inarticulable de la situation traumatique,
marque ineffaçable. Redisons-le avec Lacan : « ce qui s’est produit est
quelque chose qui donne son sens vrai au cède du sujet – c’est littéralement
une cession 7 ». Qu’est-ce alors que cette cession au sens littéral ? Là est le
lieu où la distinction entre « céder » et « consentir » prend un sens inédit.
Entre la cession et le consentement, il y a une différence criante. « Cedere »
apparenté à « cadere » 8, veut dire tomber, choir. La cession que Lacan nous
invite à prendre dans sa littéralité a à voir avec le sens juridique du terme,
celui de transfert de droit. Le sujet qui cède à la situation traumatique
abandonne son propre droit sur son corps. Il n’a plus droit à son corps. Il
choit en tant que sujet abandonné par l’Autre, réduit à son corps. Le sujet
s’est effacé et a cédé devant la puissance supérieure de la situation
traumatique. Aucune arme ne lui permet d’affronter ce qu’il rencontre.
Aucun droit ne vaut plus. Il est en quelque sorte abandonné par son propre
corps qui n’est plus là pour l’assurer de sa vie. Quelque chose de l’« identité
du corps 9 », antérieur à la constitution du sujet, est rapté et perdu.
Quand j’ai perdu mon corps, comment me retrouver ? Comment
retrouver ce nouage qui s’est défait au moment où j’ai cédé à la situation ?
Le cri vient dire ce que le sujet cède, un morceau de lui-même. Expérience
de la détresse. Il ne peut rien faire contre. Aucun autre en cette situation ne
peut plus le protéger. Il a cédé quelque chose et rien ne l’y conjoint plus.
VIII

Langue coupée

Un jour, je fais un rêve qui me surprend et même me secoue


particulièrement. Car je ne vois pas du tout d’où peut venir ce rêve, ni de
quoi il s’agit, et encore moins quel est son message. C’est un rêve qui ne dit
rien, et même qui porte sur l’impossibilité rencontrée de dire. Je suis
pourtant en analyse depuis de nombreuses années et je suis habituée à
porter attention à mes rêves, à associer ensuite, et à en tirer un
enseignement, ou du moins un fil pour continuer à parler. J’aime dire
quelque chose en séance d’analyse et d’ailleurs je trouve toujours quelque
chose à dire. Cette fois-ci, je rapporte le rêve que j’ai fait à l’analyste sans
rien pouvoir en dire. Quel est-il, ce rêve qui me confronte pour la première
fois à l’expérience de l’indicible ?
« Je rêve que je me rends dans le cabinet de l’analyste, comme à mon
habitude. Je m’étends sur le divan. L’analyste se penche vers moi, et au lieu
de m’écouter parler, me demande d’ouvrir la bouche. J’ai la bouche grande
ouverte et il plonge son regard dans ma bouche. Il se saisit d’une pince et
me coupe des bouts de langues. Je me laisse faire, un peu surprise tout de
même par ce qu’il fait. Je me retrouve à la fin du rêve avec les bouts coupés
de ma langue dans la main. Je les tiens dans ma main droite et je sens la
texture étrange de cette chair particulière de la langue. Je me demande si je
vais encore pouvoir continuer à parler et à embrasser avec la langue ainsi
coupée. Je vois que je peux quand même parler. Je jette les bouts de langue
à la poubelle et m’en vais. » Fin du rêve.
Ce rêve qui ne se rapporte pas à mon histoire mais à mon rapport à ce
que je peux dire ou ne pas dire, je l’ai appelé « le rêve de la langue
coupée ». Je ne comprenais rien à ce rêve dont je supposais qu’il
m’indiquait que je me séparais de quelque chose, d’un certain rapport à la
parole. Peut-être de mon amour de la vérité. Je me disais même qu’à
certains égards ce rêve était peut-être l’index de la fin de mon analyse.
Final cut. Je m’en vais ayant jeté des bouts de langue sans nostalgie. Mais
l’analyste me pointa quelque chose qui me surprit : « avoir la langue
coupée, c’est aussi « ne pas pouvoir dire ». Tiens donc ! Pourquoi n’y avais-
je pas du tout songé ? Y aurait-il quelque chose que je ne peux pas dire,
alors que j’ai le sentiment de pouvoir dire ce que j’ai à lui dire, depuis ces
nombreuses années où je viens lui parler et où je suis entendue ? Cette
rencontre avec l’impossibilité de dire inaugura une nouvelle séquence de
mon expérience analytique que je laisse maintenant de côté. J’en retiens la
rencontre avec la langue coupée comme métaphore de la rencontre avec un
silence au cœur même de la parole.
L’histoire du traumatisme sexuel est toujours l’histoire d’un silence.
C’est l’histoire d’une bouche qui ne peut plus s’ouvrir, l’histoire d’une
parole qui s’arrête au bord des lèvres, l’histoire d’une langue coupée. Ne
plus pouvoir dire ce qui s’est produit fait partie des effets de la mauvaise
rencontre. C’est aussi là qu’est, je l’ai dit, le signe qu’il y a eu « cession ».
C’est là le signe que ce qui s’est produit est arrivé sans mon consentement.
Au moment où j’ai fait ce rêve de la langue coupée, je ne connaissais
pas l’histoire de Térée et Philomèle, sur laquelle je vais revenir maintenant.
J’avais pourtant cherché dans les fables, ici et là, car cette histoire de langue
coupée – qui résonnait quelque peu alors pour moi avec le conte
d’Andersen La Petite Sirène – me semblait rejoindre quelque chose de
mythologique. Les sources les plus anciennes du mythe de Philomèle se
trouvent chez Hésiode et chez Homère, puis au Ve siècle avant J.-C. chez
Eschyle et Sophocle. Mais le récit dans son intégralité ne se trouve que dans
des sources latines plus récentes, chez Ovide notamment, dans ses
Métamorphoses 1. C’est à la version d’Ovide que je me réfère donc ici.
« Sa bouche muette ne peut révéler ce qui s’est passé 2. »

Le cri de Philomèle
Ovide, à travers l’histoire du viol de Philomèle, fille du roi Pandion, par
son beau-frère, le Thrace Térée, nous conduit là où le sujet ne peut plus rien
dire. Ce viol, dont Pascal Quignard livre une analyse subtile dans L’Homme
aux trois lettres, est suivi dans le mythe d’Ovide d’un événement qui touche
à la parole confisquée. Térée, après avoir violé Philomèle, lui coupe la
langue. Ce mythe d’Ovide dit l’histoire de ce silence qui suit le traumatisme
sexuel.
« Sa bouche muette ne peut révéler ce qui s’est passé 3. »
Comment Philomèle pourra-t-elle en effet révéler quand même ce qui a
eu lieu ? N’ayant plus de langue, elle est sans voix. Aucun son articulé ne
peut plus sortir de sa bouche. Que s’est-il passé exactement ? C’est « dans
les profondeurs d’une étable cachée à l’ombre d’antiques forêts 4 » que le
Thrace Térée, trahissant en même temps son épouse et le père de celle-ci,
abuse de Philomèle. Il franchit là l’infranchissable en trompant d’un même
geste la parole du père et la confiance de son épouse.
Térée viole la sœur de sa femme.
Sa femme, c’est Procné. Elle lui a fait part de son vœu le plus cher, celui
de revoir sa sœur aimée, Philomèle, restée à Athènes dans la demeure
familiale, dont elle a été séparée à la suite de son mariage avec lui. Térée,
auquel la beauté de Philomèle n’avait pas échappé, se rend à Athènes chez
Pandion, son beau-père, pour accomplir sa mission, ramener auprès de sa
femme sa sœur chérie. Pandion consent à confier sa seconde fille à son
gendre, par amour pour Procné, et afin que les deux sœurs se retrouvent.
Ses mots témoignent à la fois de son angoisse à laisser ainsi la seule fille
qui lui reste s’éloigner de lui pour ce voyage et de sa demande à Térée. « La
voici ; cher gendre, puisque de pieux motifs ont eu raison de mes
résistances, puisqu’elles l’ont voulu toutes les deux, que tu l’as voulu toi-
même, Térée, je te la remets. Au nom de la bonne foi, au nom de nos
affectueux liens de parenté, au nom des dieux, je t’en conjure, en suppliant :
comme un père, prends soin d’elle avec amour, et cette fille qui est la douce
consolation de ma vieillesse soucieuse, aussitôt que possible […] renvoie-là
moi 5. »
Plus qu’une demande, le message de Pandion à son gendre est une
supplique.
Au nom de la bonne foi, Pandion lui remet ce qu’il a de plus cher,
maintenant que Philomèle est la seule enfant qui lui reste. Au nom de la
valeur de la parole, il consent à se séparer de sa fille. « Occupe-toi d’elle
comme un père », lui dit Pandion. Ce sont les lois du mariage, fondée sur la
parole, qui l’amène à faire ce pacte avec Térée : « protège-là par amour
pour moi, ton beau-père, le père de ta femme ». Ce sont les lois de la parole
et du langage, que nul n’est censé ignorer. Ce sont les lois de la promesse.
Mais la bonne foi n’existe plus devant l’exigence pulsionnelle. La
parole ne renferme plus aucun pacte de confiance. Térée veut jouir de ce
corps, celui de la sœur de sa femme. Point de père en lui, mais un abuseur.
En passant à l’acte, il sait qu’il vise aussi en Philomèle son lien de sororité.
Il la force à trahir sa sœur. L’homme n’est pas cet être débonnaire et doux
animé par l’amour du prochain, mais un être qui peut être tenté d’user
sexuellement du corps d’un autre sans son consentement, de le faire souffrir
et même de le tuer, pour reprendre la remarque de Freud. Térée n’est en
effet pas un être animé de l’amour du prochain. Ce n’est pas un être
débonnaire et doux. C’est un tyran. L’exigence de jouissance du corps de la
sublime Philomèle dicte sa conduite. Plus aucune promesse ne vaut. Le
pacte de parole ne fait pas point d’arrêt à ce qui s’impose à Térée. Sans son
consentement, il emporte la jeune femme là où plus personne ne pourra
entendre ses cris.
La jeune fille ne comprend pas tout de suite : où est donc sa sœur ? Où
l’a-t-il conduite ? Quel est ce piège ? « Il l’y enferme, pâle, frémissante, en
proie à toutes les terreurs et, les yeux pleins de larmes, demandant où est sa
sœur ; puis ne cachant plus ses intentions criminelles, il fait violence à cette
vierge, qui est seule, qui vainement, à grands cris, en appelle à son père, à
sa sœur et surtout aux dieux puissants 6. » Dans cette étable, le viol a lieu.
Que Philomèle en appelle à un Autre qui pourrait la sauver fait aussi partie
de sa jouissance à lui.
Personne ne peut entendre les cris de Philomèle. Philomèle peut appeler
encore et encore, personne ne la sauvera des mains de Térée. Il n’y a plus
de dieux pour la sauver. Expérience de l’Hilflösigkeit, aurait pu dire Freud
au XXe siècle. Terrorisée, « tremblant comme une brebis effrayée 7 »,
Philomèle cède à la situation. Émoi, perte de ses moyens, effroyable
solitude face à la pulsion d’un autre : « et moi ? », oubliée de tous, là où
plus personne ne peut entendre ses cris, elle est réduite à n’être plus que ce
corps dont l’autre jouit sans son consentement.

Ne pas taire ce qu’on ne peut pas dire


Mais, une fois le viol accompli, Philomèle retrouve ses esprits.
Philomèle retrouve la parole tout en rejetant ce corps dont Térée a joui en la
forçant, le sien : « elle arracha ses cheveux épars, comme si elle menait un
deuil, et, les bras meurtris des coups qu’elle se portait, tendant les mains 8 »,
elle invective Térée : « Ô barbare, qui commis cette action exécrable !
Ô cruel, dit-elle, ni les recommandations de mon père accompagnées des
larmes que lui arrachait l’amour paternel n’ont donc pu te toucher, ni la
sollicitude de ma sœur, ni ma virginité, ni les droits que donne l’hymen ? Tu
n’as rien respecté 9. »
Philomèle aurait préféré qu’il aille jusqu’à lui prendre la vie, maintenant
que son corps lui a cédé, maintenant qu’il lui a pris ce corps comme s’il
était dans le champ de son droit. Pourtant vivante encore, Philomèle veut
maintenant faire expier Térée. Après l’affect d’effroi, après la crainte et les
tremblements, après la stupeur et la douleur, c’est la colère.
Philomèle ne se taira pas sur ce crime. Elle parlera et hurlera même à
l’univers entier ce que Térée a fait dans l’étable. « C’est moi-même qui
foulant aux pieds toute pudeur dirai ce que tu as fait ; si je suis retenue
captive dans ces forêts, de mes plaintes, j’emplirai les forêts et saurai
émouvoir les rochers mes confidents. Puissent entendre ma voix l’éther et
les dieux, s’il en est, ne fût-ce qu’un, qui l’habite 10. »
Par ses paroles, Philomèle récupère quelque chose de ce qu’elle a perdu.
Elle hurle sa vengeance qui sera de l’ordre d’un dire. Elle franchira la
barrière de la pudeur et dénoncera son crime abominable. Elle ne portera
pas la honte à sa place. Elle rendra public son acte et détruira la renommée
de Térée. Elle fera résonner cette voix et saura émouvoir le cosmos lui-
même, que Térée a sali de son acte cruel. Elle lui fera honte.
Mais les paroles de Philomèle déchaînent alors la colère de Térée, qui
n’en a pas fini avec l’usage sexuel de ce corps.
« Sa langue protestait encore, continuait à invoquer le nom de son père,
faisait effort pour parler ; alors Térée, la saisissant avec des pinces, la coupa
d’un brutal coup d’épée. La racine en palpite au fond de la bouche ; la
langue elle-même, jetée sur le sol, agitée d’un tremblement, murmure ses
plaintes à la terre qu’elle noircit de son sang. […] Et même après ce forfait
– c’est à peine si j’ose le croire – Térée, dit-on, assouvit à plusieurs reprises
sa passion sur le corps mutilé 11. »
Absolutisation de la jouissance du corps d’une femme, jusqu’à le
mutiler, le faire taire, lui ôter le moyen de dire qu’elle est là. La fureur de
Térée ne rencontre plus aucune limite. Ce n’est pas seulement le pacte qu’il
a passé avec son beau-père qui est là trahi, c’est le rapport au corps d’un
autre être humain qui bascule dans le déchaînement pulsionnel sans limite.
C’est le respect que l’on doit au corps vivant qui est aboli. C’est la pulsion
de mort qui se conjoint à la pulsion sexuelle pour faire taire celle qui lui
renvoie par sa parole le sens du crime qu’il commet, les lois qu’il bafoue, la
civilisation même qu’il détruit. Pour en jouir encore, il faut la faire taire.
Car tant qu’elle parle, quelque chose de son être à elle lui échappe encore. Il
faut qu’elle n’ait plus les moyens de susciter sa honte en hurlant sa colère et
son désir de vengeance. Il faut lui couper la langue.
L’image de ce bout de langue noircie de sang et murmurant ses plaintes
à la terre vient dire la disparition de toute possibilité d’adresse à l’autre dans
l’expérience de la cession subjective. Cette image de la langue coupée dit
métaphoriquement le morceau de corps arraché par le traumatisme sexuel.
Ce n’est pas que le sujet vacille ni fléchisse, pour le dire avec Lacan. C’est
en effet qu’il tombe, comme ce bout de langue jeté à terre. Ce qui reste du
cri de Philomèle, ce qui reste de son « non », c’est cette langue arrachée,
palpitante encore de tremblement et ayant perdu son corps. J’ai perdu mon
corps.
« Sa bouche muette ne peut révéler ce qui s’est passé 12. »
Silence forcé de Philomèle. Elle a perdu la possibilité de dire. La
douleur restera-t-elle silencieuse ? Comment dire ce qui est devenu
impossible à dire ?
Ce dont on ne peut plus parler, il ne faut pourtant pas le taire. Philomèle
ne peut continuer d’exister sans dire. Il faut qu’elle invente un moyen de
faire savoir. Il faut qu’elle parvienne à inscrire ce crime dans le champ du
discours. Il faut inventer une autre langue. Peut-être que ce ne sera pas une
langue qui s’entend, mais cela sera au moins une langue qui montre ce qui
ne peut plus être dit.
« Mais grande est l’ingéniosité de la douleur et le malheur inspire la
ruse. Sur un métier à la mode barbare, elle tend adroitement des fils, et dans
la chaîne de couleur blanche, en caractères de pourpre qu’elle y trama, elle
dénonce le crime 13. » Enfermée, réduite au silence, Philomèle trouve à
commémorer son trauma en en tramant le récit avec un fil rouge se
détachant sur fond blanc.
C’est en tissant la scène qu’elle lui fera une place dans le monde de
l’autre. Elle donne à lire sur une broderie une histoire sans parole. L’image
du viol, image brodée de fil rouge, vient à la place du silence. Philomèle
donne à voir, là où elle ne peut plus donner à entendre. Elle montre, aux
yeux de ceux qui sauront regarder en face le crime, ce qui a eu lieu. La
broderie remise à une servante parviendra entre les mains de sa sœur.
Procné mettra alors en œuvre un acte qui renverra à Térée, dans la pire des
vengeances, l’horreur de son crime.
Pascal Quignard tire de ce mythe des Métamorphoses d’Ovide un
enseignement quant à ce que signifie la littérature comme pratique de
l’écriture. « La littérature est la vraie vie qui raconte et rassemble la vie
disloquée, bloquée, désordonnée, violée, gémissante 14. » La littérature, c’est
le chant silencieux de Philomèle qui dès lors doit se deviner sur la toile
qu’elle a tissée, c’est la lecture de ces lettres qui ont été confisquées par le
monde. Vie violée métamorphosée en histoire à déchiffrer, en image à
interpréter, en lettres secrètes à retrouver.
Ce mythe d’Ovide apporte aussi un enseignement sur le traumatisme
sexuel, la parole et le silence. Je reviens sur cette image effroyable et
métaphoriquement tellement précise : une langue coupée. C’est d’une
langue morte qu’il s’agit avec le trauma. C’est d’un silence sur ce qui a eu
lieu dont il est question. C’est d’un « ne pas pouvoir en parler » comme si la
rencontre avec le réel traumatique m’avait coupé la langue.
Comment dire alors dans une langue vivante ce qui précisément a eu
pour effet de me couper la langue, de me priver de voix, de m’empêcher de
dire ? N’est-ce pas la question que me posait mon rêve ? L’inconscient
devance quelquefois le rêveur et lui montre ce qu’il ne peut encore dire lui-
même.
De ce que j’ai cédé, lorsque j’ai « cédé à » la situation, je ne peux rien
dire.
IX

Qui me croira ?

C’est maintenant cet effet de bâillon sur la parole produit par le


traumatisme sexuel que je voudrais approfondir.
À la suite de ce qui s’est produit, j’aimerais quelques fois pouvoir
oublier. Ne plus y songer et effacer l’ineffaçable. Pourquoi en parler
finalement ? À qui ? « J’aimerais tant me passer de la parole 1 », disait ainsi
Confucius. Le silence peut-il être un remède ? Le pari de la psychanalyse
porte sur la parole. Tu peux dire quelque chose de cet indicible. Ne rien
dire, n’est pas effacer l’événement. Ne rien dire, c’est aussi rester hantée
par le trauma.
Mais suis-je certaine que ma parole se tiendra au plus près de cette
chose que je ne peux moi-même voir clairement ? J’éprouve déjà toute
parole comme trahissant le réel de ce qui s’est produit. Ce qui a eu lieu
semble disjoint du monde de la parole précisément. La question du silence
sur le traumatisme subi et de la difficulté de dire a déjà été repérée par
Freud. Le silence d’Emma à 8 ans se réitère à 13 ans. C’est de rompre ce
silence en confiant à Freud son symptôme – ne pas pouvoir entrer seule
dans une boutique – qu’elle pourra retrouver le souvenir le plus récent qui
la conduira ensuite au noyau du trauma. Le premier souvenir, l’événement
traumatique à proprement dit, reste marqué du sceau du silence. Seules les
associations d’idées auxquelles elle consent à partir du second souvenir,
celui de ses 13 ans, la conduisent en cet endroit : la scène sans parole de ses
8 ans, la scène où elle n’a rien compris, rien vu venir, la scène qui a fait
effraction dans son enfance, la scène où son corps est devenu objet de
jouissance d’un autre en qui elle avait pourtant confiance. Car lorsqu’on est
une petite fille de 8 ans, on fait confiance à l’épicier qui vend des friandises.
Les névroses hystériques ont conduit Freud à explorer ce silence qu’il
appelle aussi amnésie. Le sujet a oublié. La marque du traumatisme est en
même temps dans cet oubli. Lacan va jusqu’à faire de cet oubli la définition
même du sujet, « il peut oublier 2 ». C’est aussi là le paradoxe de la marque
ineffaçable du trauma. Elle est toujours agissante, mais le sujet l’a oubliée,
ne parvient pas à s’en souvenir, c’est-à-dire à la dire. C’est de ce sujet-là
qu’il est question avec la cession subjective. L’infranchissable a été franchi,
et le sujet a oublié où il était. L’émoi éprouvé dans le corps lui a fait perdre
ses moyens. Il s’est perdu lui-même. Ce qui est notable, c’est qu’il a oublié
ce qui le concerne au plus près. Il a oublié ce qui lui est arrivé alors qu’il a
cédé à la situation traumatique en se retrouvant bouche cousue.

La bouche cousue de Dora


C’est aussi ce qui est arrivé à Dora. À 14 ans, le mari d’une amie chère
de son père, profite d’un moment où il se retrouve seul avec la jeune fille
pour la serrer contre lui et l’embrasser sur la bouche. « Dora ressentit à ce
moment un dégoût intense, s’arracha violemment à lui et se précipita, en
passant à côté de l’homme, vers l’escalier et, de là, vers la porte de la
maison 3. » Dora garde le secret sur cette scène, comme si elle avait alors à
la fois honte de lui et honte d’elle-même. Mais continuant de fréquenter le
couple des K., très lié avec son père, elle joue aussi un rôle dans l’histoire
clandestine qui se tisse entre la femme de M. K. et son père.
Quelques années plus tard, alors que Dora a 18 ans, M. K. lui fait une
déclaration. Ils se promènent ensemble au bord du lac, à nouveau seuls, tous
les deux, et il rompt le silence : « vous savez que ma femme n’est rien pour
moi, lui dit-il ». Dora n’a rien répondu à 14 ans, cette fois-ci, à 18 ans, elle
le gifle. Aucun mot ne lui vient à nouveau. Mais c’est un « non » qui se
profère depuis cette gifle adressée à celui qui l’avait forcée à 14 ans. Peut-
être la Dora de 18 ans aurait-elle accueilli différemment cette déclaration
d’amour de M. K. si elle n’avait réveillé la scène de ses 14 ans, où il l’a
forcée.
Là encore, c’est d’une temporalité double qu’il s’agit. La réponse
qu’elle n’a pu énoncer lors de la première fois ne peut toujours pas se dire.
La gifle n’est pas une parole, mais un acte qui court-circuite aussi son
angoisse. Ou plutôt l’angoisse éprouvée dans le corps produit la gifle.
Néanmoins, c’est la réponse après coup, quatre ans plus tard, au premier
trauma. C’est la réponse qui n’avait pas eu lieu la première fois.
Pourquoi Dora s’est-elle tue pendant ces quatre années ? Il a fallu la
scène du lac pour qu’elle ose dire quelque chose. C’est-à-dire qu’il a fallu
que M. K. mette lui aussi des mots sur ce qu’il attendait d’elle, sur sa
situation avec sa femme, pour que Dora puisse faire entrer dans le monde
de la parole l’événement. Dora ne sait plus quelle place donner à ce secret
qu’elle avait gardé, le secret de ce que M. K. lui a arraché à 14 ans. Sur cet
événement, elle reste bouche cousue. Elle se décide pourtant alors à
dénoncer M. K. Mais ce n’est pas la scène de ses 14 ans qu’elle peut dire.
C’est seulement la scène de ses 18 ans. Elle révèle la scène du lac à sa mère
et à son père.
A-t-elle bien fait d’en parler ? Cela l’aidera-t-il à mieux savoir ce
qu’elle veut, dans cette situation où elle est prise en étau entre les couples
qui se font et ceux qui se défont ? Quelque chose qu’elle n’avait pas prévu
se produit alors : personne ne la croit. Alors qu’elle avoue à sa mère et à son
père que M. K. lui a fait des avances, elle se voit désavouée par tous.
Que vaut la parole d’une jeune fille de 18 ans, en 1899 à Vienne, face à
la parole d’un homme respectable, marié et père de deux enfants ? Son père,
au lieu de croire dans la parole de sa fille, dans sa vérité à elle, veut vérifier
les dires de sa fille. Il demande des explications à M. K. qui « nie
énergiquement avoir fait la moindre démarche pouvant mériter semblable
interprétation et finit par jeter la suspicion sur la jeune fille 4 ». Considérée
comme une affabulatrice, y compris par Mme K. dont elle était devenue la
confidente, Dora se voit prise au piège de sa propre parole. La vérité qu’elle
a voulu faire connaître se retourne contre elle. Rompant le silence, elle se
retrouve exclue du monde de l’autre, de ce petit monde dans lequel elle
avait trouvé place jusqu’ici : entre son père et sa mère, entre son père et
Mme K., entre Mme K. et M. K., ne sachant plus très bien elle-même ce
qu’elle recherchait parmi eux.
Si personne ne veut la croire, à quoi bon continuer de vivre ? À la suite
de cette libération de sa parole et du désaveu rencontré, Dora laisse une
lettre d’adieu à ses parents leur annonçant son intention de mettre fin à ses
jours. Ses parents tombent sur la lettre qu’elle a laissée dans son secrétaire,
ils s’affolent. Ils comprennent que leur fille a besoin d’aide. Le père,
soucieux d’aider sa fille, l’amène alors à Freud.
Mais le point notable est qu’il parle de sa fille à Freud en remettant en
cause sa parole : « Je considère moi-même que le récit de Dora, au sujet des
propositions malhonnêtes de M. K., est une fiction qui s’est imposée à
elle 5 », dit-il ainsi. Une fiction qui s’est imposée à elle ? Non loin de rendre
sa fille folle, comme Gregory l’a fait avec Paula, le père de Dora a tout de
même l’intuition qu’il faut bien que quelqu’un la croie. Si lui ne le peut pas,
pris qu’il est lui-même dans sa volonté de ne pas rompre avec le couple des
K., afin de poursuivre sa relation amoureuse avec Mme K., peut-être Freud le
peut-il ? En effet, Freud ne sera pas dupe des paroles du père et
s’intéressera au premier chef à ce que Dora essaie de dire de la crise qu’elle
traverse. Dora se présente à Freud marquée d’un symptôme d’aphonie. Elle
a perdu la voix. Comme Philomèle qui s’est fait couper la langue, comme la
petite sirène qui ne peut plus dire qui elle est, Dora n’a plus les moyens de
parler d’elle. Par un étrange maléfice, le traumatisme sexuel et psychique
non seulement violente le sujet mais le condamne à l’impossibilité de dire.
Dora se tait sur sa souffrance. L’événement traumatique au sein duquel elle
a cédé sans consentir trouve finalement à se dire pour la première fois,
quelque part, dans ce cabinet du 19 Berggasse, où Freud l’entend. Jamais
auparavant elle n’avait dit à qui que ce soit ce qui s’était produit lors de la
procession religieuse où elle s’était retrouvée seule dans la boutique avec
M. K., qui en avait profité pour la serrer contre lui et l’embrasser en la
forçant.

Le reste du trauma, intraduisible


Rencontrer un Autre qui le croit sur son trauma est donc un événement
dans la vie d’un sujet. Un événement qui peut tout changer. Car, enfin, une
porte s’ouvre où il peut dire sans être jugé sur la conformité de ses dires
avec la réalité, mais en étant accueilli depuis la vérité que sa parole tente
d’articuler, la vérité de ce qui s’est produit pour lui, et pour lui seul. Cette
parole est à distinguer de celle qui peut avoir cours dans un procès. La
finalité n’est pas l’accusation mais la vérité du sujet et le réel du corps. Ce
qui compte, c’est qu’il tente d’articuler quelque chose de ce qui a surgi en
silence et précisément sur un mode d’abord inarticulable.
Mais cette rupture du silence, maintenu jusque-là comme un bâillon sur
la parole du sujet, nécessite de rencontrer une réponse particulière. Sinon,
j’encours le risque que ma parole soit déconsidérée par l’Autre, soit en
raison de l’angoisse qu’elle sera susceptible de susciter en lui, soit en raison
d’une fin de non-recevoir radicale. Remise en cause et considérée comme
exagérée, voire fictive, cette parole se retourne alors contre le sujet. Le
trauma est comme redoublé. Pour que la parole sur cette marque ineffaçable
ait de la valeur, il faut que la vérité de mon dire soit reconnue alors même
que je rencontre une limite dans mon dire, alors même que je ne parviens
pas à dire toute la vérité, alors même que je m’aperçois qu’il y a là quelque
chose d’impossible à dire. C’est là qu’est tout l’enjeu de la parole sur le
traumatisme sexuel et psychique.
Il faut que la valeur de ma parole soit attestée par un autre qui sache en
faire résonner aussi la dimension de silence. C’est dire que, par-delà tout ce
que je peux tenter de dire sur la situation traumatique, il y a aussi tout ce à
quoi mes paroles font écho sans pouvoir le dire. C’est dans cette zone de la
parole, celle où il est autant question de dire que de faire résonner le
silence, que je me situe lorsqu’il est question de dire l’inarticulé du trauma.
Ce qui a eu lieu ne peut pas être entièrement traduit par les mots, mais
néanmoins les mots peuvent faire résonner à travers ce qu’ils disent, ce
qu’ils ne parviennent pas à dire et qui est vraiment réel. Cette région du
« réel » a conduit Lacan à parler de « mi-dire » pour faire résonner
précisément cette impossibilité à « tout dire » du trauma. La rencontre avec
une langue coupée ne signifie pas « inexistence » du trauma mais a
contrario dimension réelle d’un trauma qui a tellement bousculé mon
rapport à la langue que c’est aussi en ce lieu de la parole que j’éprouve les
effets du traumatisme.
C’est donc parce que cette marque, à la fois ineffaçable et illisible, ne
parvient pas à s’avérer d’abord, soit à se faire connaître et reconnaître, pour
le sujet et par lui, qu’elle laisse des traces – échos du trauma, sans être le
trauma lui-même. En somme, il y a d’abord cette marque ineffaçable, puis
ces traces que l’on piste, ces vestiges de la marque indélébile que l’on
rencontre et que l’on tente de lire en parlant de ce qui ne parvient pas à
s’avérer. Parler du traumatisme, c’est alors se confronter à ce nœud
d’intraductibilité. C’est tenter par les mots de « faire trace de ce qui a
défailli à s’avérer d’abord 6 », pour le dire avec Lacan. Car ce qui a eu lieu
d’abord a produit un séisme. Il en reste un trou. Comment dire avec des
mots ce qui ne relève plus des mots mais qui a percuté le corps ?
La psychanalyse en tant qu’expérience de parole confronte alors le sujet
à une autre dimension de la parole, que celle de la reconnaissance de la
vérité du dire. Elle conduit à rencontrer ce qui est aussi impuissance à dire
exactement ce trauma. La parole, en éprouvant son insuffisance, peut
néanmoins s’approcher du nœud du trauma. La thèse de Lacan est donc que
le sujet a été confronté à une telle cession qu’il rencontre à chaque carrefour
de sa parole un évitement de ce réel qui l’a marqué. Le sujet tente de le dire,
mais c’est comme s’il n’y arrivait jamais complètement. Ce n’est pas en
raison d’une défaillance de sa parole que le sujet n’y arrive pas, mais en
raison de la nature même de cette marque ineffaçable qui a fait effraction
dans le monde de la parole. Cette marque est alors commémorée à travers la
répétition et l’impossibilité de la dire vraiment. La marque laissée par le
traumatisme psychique et sexuel parvient petit à petit à se lire dans
l’analyse comme un trou noir qui est là, qui n’a pas de sens si ce n’est qu’il
montre, là où le sens défaille, le caractère ineffaçable de l’événement
traumatique.
C’est ce qui m’est revenu du rêve de la langue coupée, après coup.
Après avoir exploré le territoire de la vérité de mon histoire, c’est en cette
région du réel que, dans mon analyse, j’allais m’aventurer lorsque le rêve
de la langue coupée a eu lieu. C’est ce que ce rêve me montrait, sans
pouvoir le dire. Oui, tu peux continuer à parler, mais ta parole ne pourra
plus s’appuyer sur ton amour de la vérité. Ta parole va devenir une langue
étrangère, comme si tu allais devoir parler une nouvelle langue, dès lors que
celle dont tu étais familière ne peut plus rien t’apprendre de nouveau.
Ce dont on ne peut parler, il ne faut pas le taire.
Ce à quoi j’ai dû céder, il faut tenter de le dire quand même.
Le déchaînement pulsionnel de Térée face à Philomèle dit l’effet
dévastateur de la rencontre avec le réel, pour le sujet. Traumatisme sexuel,
traumatisme de guerre, traumatisme psychique ont des conséquences sur le
corps et sur la parole. La dimension du tragique réside dans cette expérience
de la langue coupée, qui témoigne de l’impossibilité de dire ce qui reste de
l’événement. Mais rencontrer ce point d’indicible implique aussi d’inventer
quelque chose, comme Philomèle avec sa broderie, comme Emma avec sa
hantise de ne plus pouvoir entrer seule dans une boutique, comme Dora
avec son aphonie et son désir de parler à Freud tout de même. Il faut
s’inventer une langue à soi, comme Virginia Woolf pouvait dire un lieu à
soi. S’aventurer dans ce territoire du réel, c’est épeler les lettres d’un nouvel
alphabet, les mots d’une langue inconnue que je parle sans le savoir, pour
dire ce qui m’a touché dans ma chair. C’est de cette langue vivante à
inventer qu’il s’agit dans la psychanalyse, mais aussi dans l’art et en
particulier dans la littérature. Une langue que je peux parler depuis le point
le plus intime de mon être, celui où j’ai rencontré un versant du réel qui m’a
laissée sans voix.
X

Ressusciter le silence,
pouvoir en revenir

« Le silence qui avait régné pendant la guerre et peu après était comme
englouti par un océan de mots. Nous avons l’habitude d’entourer les
grandes catastrophes de mots afin de nous en protéger. Les premiers mots
de ma main furent des appels désespérés pour trouver le silence qui m’avait
entouré pendant la guerre et pour le faire revenir vers moi. Avec le même
sens que celui des aveugles, j’ai compris que dans ce silence était cachée
mon âme et que, si je parvenais à le ressusciter, peut-être la parole
reviendrait 1. »
Comment retrouver la parole lorsqu’il y a eu rencontre traumatique,
lorsque l’expérience de la langue coupée m’a retiré la possibilité de dire ?
Ne faut-il pas revenir à une forme de silence pour faire résonner une parole
nouvelle, étrangère au discours de tous, une parole qui serait véritablement
propre à la cession subjective que j’ai rencontrée ?
Ressusciter le silence par l’écriture, telle est la voie choisie par
l’écrivain Aharon Appelfed pour tenter de retrouver ce qui a eu lieu dans
son corps d’enfant de 10 ans pendant la Seconde Guerre mondiale. Le
traumatisme vient toujours réveiller la détresse de l’enfant qui n’a plus
aucun recours, la déréliction de celui qui appelle et que personne n’entend,
la solitude d’un être à qui plus personne ne répond. Dans son récit Histoire
d’une vie, Appelfeld ressuscite le silence du traumatisme de la guerre qu’il
a vécu alors qu’il n’était qu’un enfant.
Lorsqu’un traumatisme singulier, celui qu’un être rencontre dans
l’intimité de son existence, rencontre un traumatisme historique, un trauma
« collectif », comme c’est le cas avec la Seconde Guerre mondiale
notamment, la question se pose de savoir comment retrouver une parole
singulière concernant ce qui m’est arrivé. Les mots des autres à propos
d’une catastrophe historique, l’océan de mots, pour le dire avec Aharon
Appelfeld, peuvent avoir un effet rétroactif paradoxal : à la fois de
reconnaissance de l’événement dans sa réalité historique et de
méconnaissance de la singularité de l’effet de l’événement sur mon être.
Comme si les mots trop nombreux, les discours trop bruyants, les
interprétations trop massives, finissaient par faire taire autre chose :
l’expérience singulière de chacun. Comme si le « Nous » imposait silence
au « Je ».
C’est en cet endroit que le témoignage en première personne prend une
valeur inédite. Afin de pouvoir trouver comment écrire ce qu’il a traversé
enfant pendant la Seconde Guerre mondiale, seul dans les forêts
ukrainiennes, ayant survécu à la mort de ses parents en camp de
concentration, Appelfeld fait valoir la nécessité de ressusciter le silence.
Comme si à un certain moment, dans l’après coup du traumatisme, la parole
ne pouvait avoir une valeur que si elle s’arrachait au silence. Comme si
faire silence en soi-même permettait aussi de retrouver quelque chose de la
trace traumatique dans son caractère le moins communicable mais le plus
réel. L’océan de mots, lorsqu’il vient des autres, a aussi pour effet de priver
le sujet de ses propres mots. La difficulté pour lui fut, dit-il dans Histoire
d’une vie, « de conserver le “je” sommé d’être ce qu’il ne pouvait et ne
voulait pas être 2 ». « Nous » n’avons jamais vécu la « même » chose, bien
que le traumatisme du nazisme s’inscrive dans l’histoire des peuples qui en
ont subi les effets de destruction. Chaque être a été touché d’une façon qu’il
est le seul à pouvoir rendre réelle, à travers un témoignage, une parole, un
écrit, une œuvre.
C’est donc la question de renouer avec le pays des mots à partir d’un
événement qui a fait effraction dans le monde des mots et de la vie qui est
posée.
Traumatisme sexuel, traumatisme de guerre, le trauma comporte
toujours, en plus de l’effraction corporelle, un choc psychique, qui fait
silence : comment retrouver la parole lorsqu’elle a été réduite au silence ?
« Pendant de longues années, je fus plongé dans un sommeil amnésique.
Ma vie s’écoulait en surface. Je m’étais habitué aux caves enfouies et
humides 3. »
C’est au cœur de ce silence de la cession subjective que j’arrive
maintenant au sein de ce parcours clinique et politique, philosophique et
littéraire aussi, en me laissant guider par cet aphorisme : « céder n’est pas
consentir ». C’est en ce lieu où faire silence est quelquefois nécessaire afin
de pouvoir dire, sans que l’océan des mots, le blabla de nos discours
courants, le flot continu des conversations permanentes, ne viennent
recouvrir la marque ineffaçable du trauma.

Céder à l’effroi de la guerre


Après avoir exploré les effets des traumatismes sexuels, Freud en 1920
en est venu à aborder un autre versant du traumatisme, issu de la
catastrophe de la guerre. On pourrait dire que le traumatisme de guerre est
aux soldats ce que le traumatisme sexuel est aux premières patientes de
Freud souffrant de symptômes hystériques.
L’assertion « céder n’est pas consentir » vaut autant pour le traumatisme
de guerre que pour le traumatisme sexuel. Je pourrai commencer par faire
une différence entre le soldat consentant, celui qui croit en son combat, et le
soldat forcé d’aller se battre alors qu’il n’y croit pas. En effet, il y a bien un
premier temps de forçage qui consiste à envoyer au combat sans leur
consentement des hommes qui ne voient pas le sens de la guerre menée par
leur État. Mais cela ne suffit pas pour rendre compte du traumatisme de
guerre. Celui-ci se redouble de la rencontre avec une situation de barbarie
qui produit la cession subjective. Le soldat peut se forcer à exécuter les
ordres sans y croire. Mais le moment de virage est constitué par l’exposition
à un choc concret qui agit comme une déflagration sur le psychisme. Ce
moment de cession subjective peut aussi se produire sur le soldat
consentant, qui croit à la guerre qu’il mène et pourtant n’était pas prêt à
rencontrer ce que la guerre lui fait vivre de force.
Là aussi, la distinction entre « consentir » et « céder » est cruciale. Que
le soldat revienne du champ de bataille non seulement avec une blessure de
guerre, mais avec un traumatisme psychique, démontre l’effraction produite
par l’événement auquel il n’a pu se préparer. Le traumatisme de guerre rend
visible cette frontière entre le « consentir » et le « céder ». On pourrait dire
que, quel que soit l’engagement subjectif d’un soldat dans la guerre à
laquelle il participe, cet engagement ne vaut jamais préparation. Stanley
Kubrick l’a montré dans son film sur la guerre du Vietnam. Quelle que soit
la préparation des soldats, aussi sévère et violente soit-elle, jamais ils ne
seront protégés de ce qu’ils auront à vivre. Jamais ils ne seront prêts.
Découpé en deux parties, Full Metal Jacket (1987) exhibe cette béance.
Entre la préparation des soldats qui occupe la première partie du film et
l’arrivée sur le terrain au Vietnam (qui occupe la seconde), il n’y a aucun
rapport. Rien ne peut les armer contre ce réel de la guerre. La guerre est
toujours confrontation avec une situation qui va faire effraction dans le
psychisme du sujet. C’est pourquoi, en ce cas, le soldat en consentant – si
c’est le cas – se voit confronté à tout autre chose que ce à quoi il a consenti.
La rencontre avec un traumatisme de guerre met à nu ce qu’est une
cession subjective. Comment rendre compte du cauchemar qui réveille le
soldat en le confrontant à la répétition de l’horreur qu’il a vécue ? Comment
expliquer que ce à quoi le sujet a cédé dans la situation traumatique de
guerre lui revienne à travers ses cauchemars ? Les effets psychiques de la
guerre sur les soldats de retour du champ de bataille ont amené Freud à
revoir sa théorie du rêve comme réalisation de désir. Le monde psychique
du rêveur traumatisé est devenu angoissant et n’a plus rien à voir la
réalisation d’un désir. Le traumatisme a touché jusqu’à la racine du
psychisme, se répercutant sur la fonction même du rêve. Ce n’est plus
seulement l’homme éveillé et conscient qui éprouve les effets de la situation
traumatique, c’est aussi le rêveur dont l’inconscient ne parvient plus à se
réaliser dans un rêve. Le sujet incapable de rêver à nouveau ni même de
dormir – le rêve ne jouant plus sa fonction de gardien du sommeil –, se voit
confronté au retour énigmatique de la scène traumatique au cœur de la nuit.
Ce qu’il n’a pas pu dire, ce à quoi il n’a pas pu répondre, ce à quoi il a dû
céder, lui revient via le cauchemar. Il se réveille alors éprouvant le retour de
l’effroi éprouvé une première fois lorsqu’il a cédé à la situation.
Les signes de la névrose traumatique, note Freud, portent la marque
d’une souffrance subjective intense, plus prononcée que les signes de la
névrose hystérique qu’il a d’abord rencontrée alors qu’il s’aventurait à la
découverte de l’inconscient. Au sujet du traumatisme de guerre, Freud
distingue alors trois affects : l’effroi, la peur et l’angoisse. Depuis
Kierkegaard jusqu’à Sartre en passant par Heidegger, la distinction entre la
peur et l’angoisse est centrale dans la philosophie existentielle. La peur est
peur devant un objet connu, un phénomène qui se produit dans le monde.
En somme, lorsque j’ai peur, je sais de quoi j’ai peur : « le terme de peur
suppose un objet indéfini dont on a peur 4 ». L’observation clinique de Freud
rejoint ici l’existentialisme. La peur a un objet. Mais, sur l’angoisse, Freud
apporte ce que seule la clinique peut permettre de constater. L’angoisse
n’est pas angoisse devant le néant, devant l’existence ou devant la liberté.
L’angoisse au sens de Freud est un affect du corps qui signale un danger.
« Le terme d’angoisse désigne un état caractérisé par l’attente du danger
et la préparation à celui-ci, même s’il est inconnu 5. » Le sens que Freud
donne ici à l’angoisse est celui d’un signal dans le corps d’un danger à
venir. L’angoisse est à cet égard protectrice. Si le sujet n’a pas perçu le
danger, il peut néanmoins s’appuyer sur l’angoisse éprouvée pour se
préparer à un événement qui pourrait le menacer, lui faire courir un risque
vital et pulsionnel. L’angoisse précède donc le danger en l’anticipant dans le
corps.
C’est en quelque sorte une chance pour le sujet d’éprouver l’angoisse
avant de rencontrer la situation qui le met en danger. Le sujet angoissé sent
que quelque chose pourrait lui arriver et il peut déjà s’en protéger bien que
ce quelque chose reste inconnu. On parle donc d’« angoisse » lorsque le
signal du danger se produit dans le corps comme un affect qui présage
d’une suite, sans que le sujet puisse identifier un objet qui l’angoisse. On
parle de « peur » lorsqu’on rencontre une situation liée à un danger localisé
dans le monde extérieur. Lorsque j’ai peur, je peux fuir ce danger extérieur.
Lorsque je suis angoissée, je ne peux pas fuir, car je ne sais pas ce qui va se
produire. Néanmoins, je m’y prépare. Cela fera dire à Lacan que l’angoisse
n’est pas sans objet, c’est-à-dire qu’il y a bien quelque chose qui
m’angoisse, mais que cette chose n’est pas repérable comme un objet du
monde, comme dans le cas de la peur. Elle est là, mais je ne sais pas où.
Peut-être même est-elle en mon corps. Peut-être même s’identifie-t-elle à ce
signal qui fait que j’éprouve quelquefois au-delà de l’angoisse, de
l’affolement ou de la panique.
Mais quels sont les effets d’un danger rencontré « sans » y être
préparé ? Que se produit-il alors en ce corps qui était jusque-là le mien
lorsque la situation traumatique fait irruption alors que rien ne m’a permis
de m’y préparer, pour m’en défendre, m’en protéger, me réfugier ailleurs ?
L’affect que Freud isole est celui de l’effroi. L’expérience de la cession
subjective dans le traumatisme n’est ni de l’ordre de l’angoisse, ni de
l’ordre de la peur, elle est de l’ordre de l’effroi. Et quand l’effroi est là, c’est
déjà trop tard. Freud le définit exactement comme « l’état qui survient
quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être
préparé 6 ». L’effroi va toujours avec cette non-préparation. En ce lieu,
« céder » va pouvoir se frayer une voie, en court-circuitant le temps de
l’angoisse qui n’a pu se produire.
« Je ne crois pas que l’angoisse puisse engendrer une névrose
traumatique ; il y a dans l’angoisse quelque chose qui protège contre l’effroi
et donc aussi contre la névrose d’effroi 7. » Le sujet est surpris par un danger
qui fait effraction sans qu’aucune attente du danger n’ait pu précéder
l’événement. Non seulement rien n’a été dit, mais rien n’a été perçu ni
éprouvé dans le corps. Le sujet est pris au piège, et sa sensibilité aux mots
de l’autre, à la voix, au regard, et aussi aux gestes de l’autre, a été violentée.
Quelque chose s’est fissuré soudain, a fait trembler la terre sous mes
pieds et m’a fait disparaître, comme si j’étais tombée dans un trou sans
fond. C’était trop fort, trop intense, trop bruyant, trop violent. Ce n’était pas
pour moi et pourtant j’étais là, et je me suis retrouvée sans moi, privée de
voix, hurlant ma détresse ou taisant mon effroi.
L’aphorisme « céder n’est pas consentir » peut donc s’éclairer du point
de vue du sujet qui cède à la situation de cette rencontre avec l’effroi. C’est
en somme d’un voyage au bout de l’enfer qu’il est question dans le
traumatisme et d’une compulsion de répétition inexplicable depuis la
logique de la conscience ou de la raison. Le mystère est là. Pourquoi
l’expérience traumatique fait-elle retour dans les cauchemars des soldats
revenus du champ de bataille ? Freud découvre que le psychisme lui-même
peut avoir été percuté par ce qui s’est produit dans le corps, court-circuitant
l’angoisse ; « la vie onirique des névroses traumatiques se caractérise en
ceci qu’elle ramène sans cesse le malade à la situation de son accident,
situation dont il se réveille avec un nouvel effroi 8 ». C’est là qu’est
véritablement l’effet du traumatisme. C’est ce retour. Cet éternel retour que
personne ne peut appeler de ses vœux mais qui pourtant s’impose de lui-
même comme en un cauchemar sans cesse répété.
Le cauchemar du traumatisme, c’est cela : ce qui a été vécu une
première fois semble faire éternellement retour dans la vie psychique.
Comme si ce qui n’avait pas été compris une première fois, ce qui avait
produit une déflagration dans le corps sans qu’aucune préparation n’ait été
possible, ce qui avait surgi sur le mode d’une surprise effroyable, ne cessait
de revenir pour inscrire un message qui ne s’inscrit pas. Car ce qui a eu lieu
n’entre pas dans le monde des mots, mais le fracture.
Le traumatisme de guerre apprend à Freud que non seulement
l’événement traumatique laisse une marque qui ne subit pas l’usure du
temps et qui semble ineffaçable – ce qu’il avait pu observer dans les
traumatismes psychiques et sexuels –, mais qu’il tend à se rejouer sans
cesse dans la vie psychique du sujet. C’est ce qu’il appelle alors la
manifestation d’une compulsion de répétition. On peut aussi appeler cela le
destin d’un sujet, en tant que ce destin est celui qui s’est écrit pour lui
depuis son traumatisme singulier. L’événement traumatique a en somme fait
exploser le cadre de l’espace et du temps. Il n’est plus appréhendable par
les voies classiques de l’expérience sensible. Il a eu lieu, sans pouvoir être
perçu et appréhendé par la sensibilité et la pensée. Il a fait effraction en
faisant trembler la structure même au sein de laquelle la vie psychique tend
à se déployer. Il a troué le monde des mots et assombri le monde.

Le voyage au bout de l’enfer de Nick


Qu’est-il arrivé Nick et pourquoi ne rentre-t-il pas au pays une fois la
guerre du Vietnam terminée ? Nick ne rentrera jamais car il ne peut plus
revenir. Nick a cédé à une situation traumatique qui l’a condamné à une
répétition infernale. Là est son voyage au bout de l’enfer. La scène a eu lieu
alors qu’ils étaient prisonniers dans la jungle, lui et ses camarades et que
leurs geôliers les ont forcés à jouer à la roulette russe. Deux à deux, ils
confrontent chaque prisonnier à ce jeu en pariant sur celui qui appuiera sur
la gâchette au moment où la balle partira. Une balle dans le revolver et deux
hommes qui jouent. Au bout d’un certain nombre de tours, la balle finit par
arriver et par tuer sous les yeux de l’autre, le compagnon auquel il fait face.
Il y en a nécessairement un des deux qui mourra, quand l’autre restera en
vie.
C’est d’abord le tour de Mike (Robert De Niro) forcé de jouer avec
Steve (John Savage). Ils jouent et Steve fait riper la balle qui allait lui
transpercer le crâne. Les geôliers continuent de parier. Mike de retour dans
la cage en bambou a eu le temps de voir et de compter : il lui faudra trois
balles pour les tuer, trois balles avec lesquelles il devra jouer en multipliant
le risque de mourir, pour l’un et l’autre, mais en pariant sur le kairos pour
surprendre les tortionnaires. C’est le tour de Nick (Christopher Walken).
C’est avec lui que Mike doit jouer maintenant. Il lui a fait part de son plan,
et Nick éprouve déjà de l’effroi. Trois balles au lieu d’une. Nick s’accroche
au regard de Mike, s’accroche à sa parole, à sa voix, pour que l’effroi
disparaisse, pour pouvoir jouer comme Mike lui dit de le faire. Nick sent
qu’il ne va pas y arriver, qu’il ne peut pas se confronter à cette situation.
Mike, lui, s’y est préparé. Robert De Niro incarne la position héroïque de
celui qui a franchi la barrière de la mort et qui peut affronter la situation
sans céder à l’effroi.
C’est le nombre de balles qu’il lui faut pour consentir à jouer, trois
balles, voilà ce qu’il demande aux bourreaux. Les geôliers n’y comprennent
rien, mais se concertent et accordent trois balles. Ils rient, Mike aussi rit,
comme s’il était pris d’une folie de la mort, possédé par ce jeu de la vie et
de la mort. Nick consent parce qu’il n’a pas le choix. Il consent aussi parce
qu’il a confiance en Mike, mais son corps dit « non ». Chaque fois qu’il
appuie sur la gâchette pointée sur sa tempe, il force les limites de son corps.
Le caractère inouï de cette scène du film de Michael Cimino, est de plonger
le plus loin qu’il est possible en cet instant où le consentement donne lieu à
la cession subjective.
Jamais on n’a vu au cinéma une scène comme celle où Nick et Mike se
font face, sous les cris de leurs geôliers. Jamais on n’a vu ainsi comme on le
voit dans le regard de Nick ce moment où le sujet cède à la situation. Mike
lui demande de faire exactement ce qu’il dit. De jouer la partie de roulette
russe en pointant son arme contre sa tempe, avec les trois balles dans le
revolver et de ne se concentrer que sur sa voix et son regard. Nick veut
oublier qu’il a peur de mourir, il veut croire dans la parole de Mike, même
s’il est déjà dans l’effroi. Il veut consentir à lui faire confiance. Mais en le
faisant, il franchit la limite du sentiment de la vie. Il se force à se détacher
de son propre sentiment d’être vivant pour suivre ce que dit Mike.
Pour que Mike puisse passer à l’acte en prenant de court les geôliers, il
faut que Nick tire une fois. Il faut qu’il joue le jeu de la mort. Il faut qu’il
prenne le risque, car c’est seulement à cette condition que les geôliers
seront surpris eux aussi, et qu’il pourra les abattre alors qu’ils ne s’y
attendront pas. Que veut dire à ce moment que Nick cède à la situation ?
Cela veut dire littéralement qu’il se force à faire ce qui suscite en lui le pire
effroi. Il se tire une balle dans la tempe, comme s’il consentait à se tuer
pour jouer devant les autres.
Cette scène, peut-être une des scènes les plus époustouflantes du cinéma
de guerre, parvient à rendre visible l’expérience du traumatisme comme
traumatisme psychique. Nick n’arrive pas à tirer sur sa propre tempe. Il
cède sous le coup des gifles que lui infligent les geôliers. Il s’accroche au
regard de Mike. Il n’existe plus que par ce qui le relie à ce regard, celui de
son ami. Se tirer une balle dans la tempe, alors qu’il n’y consentait pas,
c’est pour Nick céder à la situation et finalement se considérer comme déjà
mort.
C’est au tour de Mike de jouer sa vie. Son visage, avant de passer à
l’assaut, se crispe dans un sourire étrange, comme pris par l’ivresse du jeu.
En une fraction de secondes, alors que les geôliers le regardent médusés, il
dévie le tir du revolver sur l’un deux, s’empare de la mitraillette et tue les
deux autres. Mike a réussi.
Nick ne peut plus être séparé de Mike. Nick ne pourra plus se retrouver,
retrouver son corps sans celui de Mike, sans son regard aussi dans lequel il
a tenté de puiser la force de le faire. Séparé de Mike au moment où un
hélicoptère américain viendra les extraire de l’enfer, Nick hurle.
Une fois la guerre terminée, ayant perdu Mike, Nick ne pourra plus
s’arrêter de jouer. Il ne pourra plus revenir. Il restera fixé à la scène
traumatique, la rejouant non seulement en rêve mais en vrai. Sa vie est ce
cauchemar que Freud décrit à partir des névroses de guerre. Sa vie rejoue
l’effroi de la perdre, de son propre chef. Car le trauma de Nick n’est pas
seulement d’avoir dû risquer de mourir, c’est d’avoir dû jouer à se donner
lui-même la mort. Le consentement de Nick, qui était un « oui » à Mike, a
été écrasé par le trauma. Le forçage de son corps a défait son attachement à
la vie. Sans Mike, il ne pourra plus exister.
Nick ne quittera plus jamais Saïgon et ne vivra plus rien d’autre que
cette scène de la roulette russe, jeu auquel il participera dans les bouges de
la ville. Il gagnera de l’argent avec ce jeu, car il n’a plus peur. Quelque
chose du rapport à la peur et à l’angoisse a été franchi à jamais. L’effroi a
été tel qu’il ne peut plus que répéter ce qui l’a finalement déjà fait
disparaître une première fois. Voyage au bout de l’enfer (Deer Hunter,
1978), de Michael Cimino, montre à travers le destin tragique de Nick ce
que signifie la compulsion de répétition et l’enfer auquel elle condamne le
sujet.
Le récit du trauma,
lambeau de discours
Ressusciter le silence, c’est pouvoir en revenir.
C’est en revenir autrement qu’en restant fixé au traumatisme, hanté par
les lieux même où la chose a eu lieu. Il y a finalement deux façons de
revenir, celle qui condamne à revenir en répétant ce qui s’est produit, celle
qui conduit à revenir avec des mots, des paroles, de l’écriture, pour en
revenir soi-même.
En revenir, c’est tenter de retrouver avec sa langue à soi, celle qui est au
plus près du corps, des effets des mots sur le corps, une voix pour donner
lieu à un récit de l’événement traumatique. Parfois, l’écriture peut devenir
le lieu où se dit cet indicible du trauma. Parfois, la solitude, le silence, les
retrouvailles avec une intimité perdue, sont les chemins qui conduisent à
retrouver la parole. Certains, comme l’artiste Christian Boltanski, font
résonner des battements de cœur au sein d’une œuvre d’art, comme pour
faire entendre l’intérieur du corps bien vivant en deçà des mots. D’autres,
comme Philippe Lançon, trouvent un appui dans la beauté des fugues de
Bach joué par la pianiste Zhu Xiao-Mei, pour renouer avec la sonorité du
monde. Comme si le rapport au vide s’imposait pour retrouver le souffle
coupé.
« Je recommençais à lire un peu les journaux, sur Internet, et j’étais
stupéfié, moi le journaliste qui n’aurait pas dû l’être, par cette prodigieuse
capacité du monde contemporain à bavarder de l’explication et du
commentaire à propos de tout et n’importe quoi 9. » Comme Aharon
Appelfeld, Philippe Lançon écrit sur cette nécessité de ressusciter une
forme de silence pour en revenir. Il faut du temps pour que se dénoue la
parole sur le traumatisme. Le récit du trauma s’apparente davantage à « un
lambeau de discours 10 », pour le dire avec Lacan, qu’à un océan de
commentaires. Il est fragment, morceaux épars, bouts de texte troué, qui
tentent de faire exister dans le monde de la parole ce qui en a été exclu.
L’océan de commentaires, l’avalanche d’analyses, les efforts d’explication,
qui sont venus tenter de donner un sens à ce qui avait eu lieu ont en même
temps recouvert quelque chose. Le récit de Philippe Lançon a fait silence
parmi ces discours qui ne tenaient plus au réel du traumatisme, tant ils
injectaient de raisons, d’explications, de sens là où ce qui avait fait irruption
avait troué le monde du sens.
Le Lambeau, paru en 2018, est venu enfin faire récit de l’événement
traumatique de l’année 2015 en France.
Le titre choisi par Philippe Lançon, Le Lambeau, emprunte à la langue
de la chirurgie pour dire au-delà de la chirurgie du corps blessé, la chirurgie
de l’être lui-même. J’emploierai une expression de Lacan pour désigner
l’effet du Lambeau : il a opéré un point de capiton. Il a recousu quelque
chose qui s’était ouvert à vif. La résurrection du silence passe ainsi parfois
par la littérature. Récit, fiction, témoignage, l’écrit permet de faire advenir
une autre langue. La lenteur de l’écriture peut être salvatrice, car le temps
pour dire ne va pas sans ce rapport au silence qui s’est imposé une première
fois et qui a laissé un être privé de langue. La lecture est alors aussi un
moment d’arrachement au bruissement du discours pour se laisser
envelopper par la voix d’un seul.
Là où la parole, le commentaire, les médias, les journaux, n’avaient
cessé depuis le mois de janvier 2015 de parler pour trouver le sens de ce qui
avait eu lieu depuis le 7 janvier et jusqu’à la fin de l’année 2015, Philippe
Lançon a écrit sans chercher à donner du sens. Ce livre a fait taire ce qu’il a
appelé l’abjection de la pensée à vouloir donner immédiatement un sens à
l’événement. En cernant le trauma, l’angoisse qui surgit chaque soir dans la
chambre 106, la folie même « à être prisonnier de l’événement cruel et
impensable 11 », ce récit a bouclé quelque chose du trou qui s’est ouvert
cette année-là en France pour chacun. En ce sens, il a fait point de capiton.
Seul un récit littéraire, seul un effort d’écriture de ce qui reste impossible à
dire, pouvait avoir cet effet. C’est l’effet singulier de la littérature de
pouvoir traiter finalement un événement qui a fait trauma collectif en en
passant par la langue écrite d’un seul.
Le récit de Philippe Lançon apprend quelque chose sur la cession et ses
effets. Il montre qu’il n’est plus question de trouver un sens, de révéler la
vérité, mais juste de suivre le fil du réel. Le lambeau est le récit d’un retour
du monde des morts par l’écriture. L’écriture du réel, c’est cela, un effort
pour revenir. Lançon fait le récit de ce que Freud a appelé l’inassimilable.
Voilà le terme que je n’avais pas encore prononcé. L’inassimilable du
traumatisme s’impose dans l’après-coup de l’événement. Ce qui ne peut
être assimilé, ni par le corps, ni par le monde des mots, reste là, intact,
menaçant, faisant trembler les fondations de l’être.
Comment reprendre la parole alors ? Philippe Lançon invente une
trajectoire : reprendre ce qui a eu lieu avant, retrouver les événements de
l’enfance réveillés par la mauvaise rencontre avec le réel, tourner autour de
ce qui restera à jamais ineffaçable. Il faut se rapprocher du monstre de
l’esprit 12 avec L’Art de la fugue de Bach, sans se faire avaler. Le récit du
réel prend la forme d’un récit du corps, d’un récit des sensations, d’un récit
des vibrations. Je reprendrai les mots d’Appelfeld dans son Histoire d’une
vie pour dire ici ce qu’est ce livre. « Ce n’est pas un livre qui pose des
questions et y répond. Ces pages sont la description d’une lutte 13. »
Peut-être est-ce cela, suivre le fil du réel. Les questions et les réponses
ne peuvent tenir au réel car elles cherchent trop la vérité. Le fil du réel, c’est
un fil qui ne se trouve pas aisément, car il n’est pas celui du sens. Il est celui
de ce qui se produit dans le corps et qui va jusqu’à faire trembler notre
rapport à la langue.
Chez Lançon, suivre le fil du réel, c’est écrire sur l’hôpital comme lieu
à part, l’hôpital refuge, l’hôpital abri, l’hôpital seconde peau qui protège de
la violence du monde. L’hôpital n’est pas seulement un lieu d’enfermement,
mais un monde clos, où il peut renaître à la catastrophe. « Ces chambres
étaient devenues mes ports, mes cabanes 14. » À l’hôpital, le rapport à la
parole est au plus près du corps soigné. Paradoxalement, ce corps
traumatisé trouve à se dire au plus près dans une langue qui serait elle-
même traumatisé par un régime totalitaire. « La novlangue de Big Brother
dans 1984 m’a permis de formaliser, sans le dire, ce que j’éprouvais dans la
première de mes chambres : mon état flottant était celui de “mort-vif”, le
réflexe qui lui convenait celui de “ouinon” 15. »
Et puis il y a celles et ceux qui peuplent l’hôpital : Christian, l’infirmier
de nuit, qu’il appelle « Brother Morphine », Linda l’aide-soignante,
Annette-aux-yeux-clairs, l’infirmière anesthésiste, et puis Chloé, la
chirurgienne. Le lien qui se tisse avec celle qui lui redonne un visage, la
chirurgienne en stomatologie, est hors du commun, ni amour ni amitié, mais
pure confiance. Chloé devient l’Autre à qui il peut s’en remettre. Elle
devient celle que Freud a appelée le Nebenmensch, l’Autre sur qui compter.
Pas d’autres choix que de s’en remettre à ses paroles pour faire revivre le
corps.
« Chloé, ma chirurgienne, pense que je dois quitter l’hôpital pour
renouer avec la vie assez vite maintenant 16. » Le lambeau, terme qu’elle
emploie, pour nommer l’auto-greffe, est aussi le terme qui nomme le récit
sur le réel, récit qui témoigne d’un corps qui ressuscite par la littérature. Il y
a donc ce qui vaut la peine d’être dit, et aussi ce qui vaut la peine d’être
écrit et lu. Car entendre, lire la solution d’un seul, sa réponse au réel,
transmet à chacun une direction, une direction que l’on peut prendre pour
répondre à son tour à ce qui a fait trauma.
L’été où j’ai terminé la lecture du Lambeau, je n’ai pu lire un autre
livre. Il s’était passé quelque chose de si fort qu’aucun autre récit ne pouvait
prendre la suite. Il fallait un temps pour se faire à l’être retrouvé. Un temps
pour laisser la prose de Lançon continuer à vivre, un temps à respecter
avant que d’autres mots, d’autres livres, puissent aussi succéder à celui-là.
Il fallait ressusciter le silence.
XI

Consentement à être autre à soi-même

Après ce voyage au bout de l’enfer du traumatisme de guerre, après cette


résurrection du silence et cette place faite au récit en première personne sur
le trauma, je veux revenir à l’amour et à l’énigme du consentement, mon
point de départ. Je veux à nouveau vous faire respirer, par contraste, l’air du
consentement qui n’est pas celui de la cession subjective.
Pourquoi le consentement, au sens clinique du terme, est-il si précieux ?
Quelle est cette valeur spécifique du consentement en particulier dans la vie
amoureuse et sexuelle ? Donner un sens psychanalytique au consentement
m’amène à tenter d’en interpréter la part d’opacité et de contingence. Il n’y
a pas de consentement totalement éclairé, ai-je pu commencer par constater
au début de cette trajectoire. C’était pour dire qu’en matière de vie sexuelle,
le consentement n’est pas de l’ordre d’un contrat passé avec un autre par
une volonté exprimée et un accord donné de façon libre et éclairée. Dans le
champ de l’amour, une telle définition du consentement comme contrat
conduirait à vider l’expérience amoureuse de sa valeur et de son pouvoir
énigmatique.
Je proposerai maintenant une approche psychanalytique du
consentement à partir de ce que Lacan a pu apporter de nouveau sur la
sexualité féminine. Lacan a donné un sens inédit à la féminité en la pensant
comme expérience subjective et corporelle et non comme déterminisme
anatomique ou norme de genre. Il en a fait une expérience à part, que tous
les êtres, quel que soit leur sexe anatomique, peuvent faire, à condition
qu’ils s’y prêtent, à condition qu’ils y consentent, à condition que cela se
présente aussi dans leur vie à un certain moment.
Le consentement ne va pas sans le kairos, l’occasion que le hasard peut
offrir au sujet d’inscrire une contingence au cœur de sa vie. Lorsqu’on saisit
une occasion favorable, on y va sans réfléchir et sans savoir. On sent que
cela est une question de joyeux hasard qui aurait pu ne jamais arriver et qui
pourtant s’est présenté. Il ne faut pas attendre le tour suivant pour y aller. Le
consentement au hasard d’une rencontre a à voir avec le consentement à la
féminité telle que Lacan l’entend. Si le consentement est dessaisissement, la
féminité aussi, si le consentement est « déprise » de soi, la féminité aussi, si
le consentement est une façon de se jeter dans une aventure dont on ne
connaît pas les tenants et les aboutissants mais qui nous fait nous sentir plus
vivants, la féminité aussi, si le consentement est affaire de choix intime et
de vibration corporelle, la féminité aussi. Je ne parle pas ici de la féminité
comme norme, comme déguisement, comme rôle, mais d’une forme de
jouissance que Lacan a appelée féminine pour lui donner un statut autre que
la jouissance dite masculine.
Le consentement à la féminité est comme un « oui », une l’ouverture à
l’Autre, une surprise du désir, de l’amour et de la jouissance. Pour le dire
avec Virginia Woolf, c’est quelque chose comme une découverte
inattendue, qui touche le corps. C’est par exemple ce qui arrive à Angela,
lorsqu’elle ouvre les yeux sur le monde. Après « des myriades d’années de
bouillonnement obscur enfin la lumière luisait au bout du tunnel ; la vie ; le
monde. Ils s’étendaient à ses pieds – parfaitement bons ; parfaitement
aimables. C’était là sa découverte. […] Elle reposait dans la bonté de ce
monde au bout du tunnel, jusqu’au moment où, mue par le désir de le voir
ou d’aller au-devant de lui, elle rejeta ses couvertures pour se diriger vers la
fenêtre, et là, contemplant le jardin où reposait la brume, toutes fenêtres
ouvertes, une chose bleutée, ardente murmurant au loin, le monde bien sûr,
et l’aube se levant, « Oh », fit-elle, comme si elle souffrait 1. »
Mue par le désir d’aller au-devant du monde, Angela sort du tunnel. La
jouissance féminine telle que Lacan l’entend est de l’ordre de ce « Oh » qui
sort de la bouche d’Angela. L’expérience d’un « se laisser surprendre » par
le désir, comme par une aube se levant.

Consentir à un dédoublement
S’éprouver comme femme, n’a rien à voir avec « se prendre pour La
femme », « chercher à incarner un mythe », « se croire » celle qui est
vraiment une femme et qui est la seule même peut-être à l’être, ou imposer
aux autres ses normes de genre. Lacan a été jusqu’à mettre du côté de la
folie les identifications trop puissantes. Croire trop à son être, c’est déjà
céder à l’infatuation. Si cela vaut pour le paranoïaque qui se croit un peu
trop ce qu’il est, se sentant méconnu de tous, cela vaut aussi pour le sujet
féminin qui se prendrait pour « La » femme. Le manque-à-être touche
chaque sujet et se prendre pour « La femme » serait de l’ordre d’une folie
mettant en péril le lien à l’autre. Mais, en vérité, dans la clinique, ce qui se
révèle, c’est plutôt que lorsqu’une femme croit que « La Femme existe », ce
n’est pas en elle-même qu’elle la situe mais en l’Autre. C’est le statut de
cette Autre qui compte alors. Car tout se passe comme si au lieu de pouvoir
consentir à cette Autre en elle-même, une femme situait en l’Autre sa
propre étrangeté. Effet de dédoublement propre à la féminité.
« Je suis avertie déjà. Je sais quelque chose. Je sais que ce ne sont pas
les vêtements qui font les femmes plus ou moins belles, ni les soins de
beauté, ni le prix des onguents, ni la rareté, le prix des atours. Je sais que le
problème est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement qu’il n’est
pas où les femmes croient 2. » Duras parle ainsi de cet ailleurs où se situe la
question du désir pour une femme, et qui n’est pas là où elle croit. Elle
évoque ce rapport à la mascarade comme relevant davantage d’un
déplacement de la chose dont il s’agit que d’une vérité sur la féminité.
Duras, avec ses mots d’écrivain et aussi de femme qui écrit, dit quelque
chose qui éclaire l’aphorisme « La femme n’existe pas ». Lorsque Lacan dit
dans les années 1970 que « “La” femme n’existe pas », cela peut résonner
comme une sentence qui nous laisse devant une énigme redoublée. Peut-
être ne faut-il pas lire cette phrase comme un axiome sentencieux mais
plutôt comme on lirait un fragment d’Héraclite. « On ne se baigne jamais
deux fois dans le même fleuve », « Tout s’écoule », « La femme n’existe
pas ». Peut-être s’agit-il là de la part de Lacan d’une bouteille lancée à la
mer dans l’océan des discours sur « les » femmes afin de fissurer cette idée
rigide de « La » femme, comme paradigme.
« La femme n’existe pas » n’est pas à recevoir comme une vérité ou un
mensonge de plus sur « les femmes », mais comme une façon de trouer le
monde des mots et d’introduire un autre rapport à l’existence que celui de la
définition de l’être à partir d’une universalité. Ce sur quoi Lacan met
l’accent, c’est sur cet impossible accès au « La » de « La femme », et sur la
nécessité d’en passer par un chemin singulier qui ne fait jamais devenir
« La » femme, mais « une » femme. C’est pour faire de l’expérience de la
féminité un phénomène qui vient faire obstacle à l’universel, qui vient lui
« faire objection 3 » pour le dire avec Jacques-Alain Miller, et qui jamais ne
fait accéder une femme à une identité, mais à une jouissance qui fracture
toute identité.
En quel sens l’expérience de la jouissance féminine fissure-t-elle le
rapport à ce que l’on pensait être ? Pas toute présente en cet endroit où les
autres sont, je peux assumer cette part qui ne se reconnaît dans aucun
« Nous ». Pas toute là, représentée par un ailleurs aussi, une part de ce que
je suis n’entre pas dans le discours et pourtant existe. Être en proie à un
certain moment de sa vie à cette expérience, c’est sentir qu’il y a quelque
chose de l’existence qui échappe à l’universalité imposée, qui ne parvient
pas à se dire et qui me fait éprouver comme un dédoublement. Consentir à
assumer cette part qui n’est pas représentée dans le groupe, dans l’universel
de l’ensemble des êtres qui appartiennent à la même espèce, dans le langage
même, c’est pouvoir en faire autre chose que de la rejeter ou d’en pâtir
comme d’une exclusion de son être. C’est pouvoir assumer la part féminine
de son existence comme une joyeuse marginalité.
J’entendrai cet aphorisme aux relents présocratiques selon lequel « La
femme n’existe pas » à partir de cette expérience de dédoublement, qui fait
que par un côté, un sujet se sent avoir rapport aux autres, à ce qui se dit
dans le monde, et par un autre côté, se sent avoir rapport à quelque chose
qui ne peut se signifier. Vertigo (Sueurs froides, 1958) est le film d’Alfred
Hitchcock qui met en scène un tel dédoublement à travers Madeleine et
Judy, dédoublement entre la blonde et la rousse, la morte et la vivante. Mais
ce dédoublement est traité du point de vue d’un homme, Scottie, fasciné par
celle dont il ne parvient pas à saisir l’identité. Après Hitchcock, Lynch, dans
son film opus Mulholland Drive (2001) 4, revisite ce thème du
dédoublement mais en se situant du côté du sujet féminin lui-même. J’ai
traité dans un premier livre sur Les Amoureuses de l’expérience du désir
montrée à travers le rêve et le cauchemar d’une femme perdue. J’évoquerai
ici à nouveau ce film inoubliable pour ajouter que l’énigme du message de
David Lynch se noue aussi autour de cette expérience de dédoublement.
C’est celle-ci qui retient mon intérêt dans mon enquête sur le ressort caché
du consentement.
Ce film mystérieux montre comment une femme, ici Diane Selwyn,
rejette à l’extérieur d’elle-même ce dédoublement en conférant à une Autre
femme l’éclat d’une féminité qui lui semble inaccessible. La croyance en
l’existence de « La » femme, on l’aperçoit à travers le destin de Diane, c’est
ce qui peut donner un poids à l’Autre femme dans la vie d’un sujet au point
de produire un phénomène de fascination qui laisse le sujet silencieux sur
lui-même. Dans ce film, l’héroïne est prise au piège de sa propre
fascination. L’Autre femme, celle qui semble détenir le secret de la
féminité, est celle en laquelle elle rejette finalement la part exclue d’elle-
même. L’Autre femme s’incarne pour elle en celle qui semble ne jamais
avoir rencontré de question concernant sa féminité, dénuée de toute
angoisse de ce côté-là, étant femme en quelque sorte par nature.
Le rapport à l’Autre femme peut prendre différents degrés d’intensité.
Cela peut aller d’une simple admiration, conduisant à s’intéresser à l’Autre
femme – à son allure, son style, son rapport à la présence et à l’absence, sa
façon d’être ou de ne pas être, de parler en se montrant ou en se cachant – à
la fascination mortifère. Celle-ci fige alors le sujet pétrifié par ce qu’il ne
comprend pas. Dans le film de David Lynch, c’est de cette fascination qu’il
s’agit. Il nous la rend visible au sein du rêve de Diane, qui croit que « La »
femme existe, qu’elle porte le nom de Rita, se dédoublant déjà en
Rita/Camilla Rhodes au sein même de la production onirique de la rêveuse.
Diane se dédouble elle-même en Betty/Rita dans son propre rêve. Elle est à
la fois la brune et la blonde, celle qui sait et celle qui ne sait pas, celle qui se
montre sur les plateaux et celle qui se cache pour que personne ne la
retrouve, celle qui se souvient et celle qui est frappée d’amnésie sur son
identité.
Tout devient alors trouble. Là où il était question de consentir à ce
dédoublement en elle-même, Diane Selwyn a rejeté en l’Autre l’étrangeté
qu’elle a pu éprouver en elle-même. Elle a fait du corps de Camilla le
dépositaire du mystère du désir.
Car c’est de cela qu’il est question, d’un dédoublement entre une part de
soi que l’on peut dire, une part de soi que l’on ne peut pas dire, mais que
l’on éprouve, parfois sans savoir même où cet éprouvé va nous conduire.
Cette part de soi que l’on ne peut pas dire, qui nous confronte à ce qu’on ne
sait pas de soi, on peut chercher à s’en défaire en la rejetant dans l’Autre.
Mais si l’on en croit Lacan, c’est plutôt de parvenir à assumer cette
dimension d’altérité à soi-même qui conduit un sujet à consentir à
l’expérience de la féminité.
Faire l’expérience de la féminité, ce n’est donc pas croire que l’Autre
femme existe. Ce moment de croyance est le signe d’une difficulté
rencontrée dans son existence, d’une question en somme sur soi-même.
Peut-être est-ce même le premier pas vers cette expérience du devenir autre
que l’on est, autre à soi-même. Faire l’expérience de la féminité n’a rien à
voir non plus avec le fait de faire croire aux autres que « La » femme existe
en soi, même pour du semblant, même pour de la comédie, même pour le
théâtre des genres. C’est même tout l’envers. Paraître « La femme », le
vouloir, faire comme si on détenait un savoir sur ce point, sur la sexualité
féminine, sur le désir, sur l’amour, relève d’un rapport à l’image et non pas
à l’être. Il peut même s’agir là d’un rapport ironique à la féminité afin de ne
pas se sentir concernée par cette expérience singulière. C’est une façon de
montrer qu’on n’y croit pas, tout en réduisant la question à celle du rôle et
de la mascarade.

Une jouissance « à elle »


Consentir à cette région de soi-même, marquée d’une opacité et qui peut
se réveiller telle une part méconnue de ce que l’on ne savait pas de nous,
lorsqu’il y a une rencontre du désir ou de l’amour, n’est pas de l’ordre d’un
jeu de rôle. En quel sens l’expérience de la féminité a-t-elle un lien, plus
que contingent, nécessaire même, avec le consentement ? C’est que
l’expérience de la féminité en tant qu’aventure subjective repose sur un
« consentir » justement. Cette expérience ne repose pas sur un programme
biologique, ni ne se réduit à une assignation sociale. Elle repose sur un
« cum sentire » et c’est pour cela que l’aphorisme « céder n’est pas
consentir », outre sa dimension politique, a aussi une portée clinique et
éthique.
J’essaie là, au terme de cette enquête dans les tréfonds de la frontière
entre « consentir » et « céder », de cerner l’enjeu du consentement « au »
féminin. Mais je dois m’arracher moi-même à une forme de silence sur la
chose pour tenter de la dire. Je ne sais si je parviendrais à l’éclairer, mais du
moins tenterai-je de l’évoquer en faisant résonner quelque chose de ce que
m’a appris la psychanalyse, mais aussi la rencontre avec certaines
expériences et enfin la lecture de certains récits. Cette expérience de la
féminité n’est pas là seulement un « cum sentire » de l’ordre d’une
communion avec un autre, d’un « se sentir ne faire qu’un avec l’autre »,
comme en un parfait accord. Je crois que cette expérience est plutôt
réveillée par le corps, la voix, le regard d’un autre, mais qu’elle est
fondamentalement un « cum sentire » de l’ordre d’un certain « être-avec »
son corps, une expérience de jouissance qui n’est pas nécessairement
dicible, mais qui est pour autant bien réelle.
Qu’est-ce donc que cette jouissance féminine qui elle aussi me
couperait à certains égards la langue, mais sur un autre mode que celui du
traumatisme ? Certaines l’éprouvent dans leur vie sexuelle, d’autres dans
l’expérience de l’accouchement et de la maternité, d’autres encore dans leur
dévouement à une cause qui leur fait éprouver une forme d’extase, d’autres
enfin à travers l’écriture ou la création. Cet éprouvé qui est à la fois réel et
indicible arrive quelquefois, mais sans que le sujet qui en fait l’expérience
puisse toujours reconnaître ce qui lui arrive. Comme s’il se passait quelque
chose qui coupait la langue au sujet, tant l’événement de jouissance est
intense. Ce n’est pas parce qu’une femme parle beaucoup par ailleurs
qu’elle parvient à parler de cela, de cette expérience qu’elle vit et qu’en
même temps elle tait, sans le savoir. C’est pourquoi celles qui parviennent à
en dire quelque chose à travers un récit, une œuvre, une invention,
contribuent à nous éclairer de façon précieuse sur ce qui ne peut que
s’évoquer et se mi-dire, pour emprunter à Lacan son néologisme. C’est
pourquoi là aussi il est parfois nécessaire d’en passer par le silence.
Celles qui parviennent à en transmettre quelque chose ne nous éclairent
pas sur le mode de l’Autre femme qui nous ferait croire qu’elle, elle sait.
Elles ne nous éclairent pas en se drapant derrière un savoir. Non, elles nous
éclairent en nous parlant de ce qu’elles ne savent pas. Elles nous montrent
le chemin, en ne se taisant pas, sur ce qu’elles ne peuvent pas dire. Celles-là
contribuent avec audace et courage à faire exister cette zone de la féminité
comme expérience brisant les normes sociales. Elles ne parlent pas de ce
qu’elles savent, mais de ce qui les confronte au non-savoir. Elles disent ce
qui les a traversées et ce « dire » relève davantage du témoignage que de la
théorie ou du savoir. En ce qui me concerne, c’est ce qui me touche.
Ce que Lacan appelle « féminité » n’est donc pas un attribut que l’on
« a » ou pas, comme quelque chose que l’on posséderait, un bien, une
richesse, une chance, que d’autres ne posséderaient pas. Ce qu’il appelle
« féminité », ou plus précisément « jouissance à elle 5 », a à voir avec une
rencontre au niveau du corps propre, provoquée par l’autre : une forme de
jouissance, qui fait éprouver en son corps comme un « plus de vie », et en
son être comme un dédoublement. Se sentir à la fois « là » » et « pas là »,
présente et absente, autre à soi-même. Le lieu depuis lequel je me sens
absente à moi-même n’est pas un lieu où je disparais pour autant, comme
dans le traumatisme – mais un lieu où j’éprouve ce qui se produit en mon
existence comme hors du monde symbolique, exclu par la nature des mots,
mais présent quand même en un autre lieu. Comme si au-delà du monde du
langage qui serait quelque chose comme la terre ferme, il y avait un océan
de jouissance. Le littoral, ce lieu qui nous conduit au bord de l’eau, est aussi
une figure de la façon dont on peut approcher de cette jouissance, sans pour
autant s’y noyer.
Il n’y a pas d’« être femme », comme s’il pouvait s’agir d’un état
auquel on accéderait à la suite d’un certain parcours initiatique et une fois
pour toutes, une béatitude, mais seulement des moments singuliers, des
bouts d’expériences de cette part de jouissance, des instants même portés
par des rencontres, des paroles, des affects, qui font éprouver cette chose
qui est au-delà du désir et qui l’emporte avec lui. Ce que Lacan appelle
« féminité » n’a donc rien d’une identité, mais relève plutôt d’un
événement, d’une aventure, d’un va-et-vient, d’un battement entre présence
et absence, qui confronte à un doux vertige. C’est d’une forme de
dédoublement qu’il s’agit, où je sens qu’à la fois j’ai une part de moi qui
s’inscrit dans le monde de l’autre, un pied sur la terre ferme, et une autre
part qui échappe à ce que je peux dire de moi « à » l’autre, une part qui se
laisse emporter par les mouvements de l’eau.
Que faire de cette part de soi qui me rend autre à moi-même, à laquelle
je tiens et que je vis en même temps comme ce qui est exclu du tout, et ce
qui peut m’en exclure aussi ? Que faire de cette impossibilité que je
rencontre de me reconnaître tout entière dans un savoir, dans une théorie,
dans un discours ? La rejeter, la nier, l’oublier, ou prendre le risque de la
vivre, de l’explorer, d’en faire l’expérience. C’est à partir de ce phénomène
de l’exclusion de la jouissance supplémentaire du monde des mots de tous
que j’essaie de cerner quelque chose de la voie proposée par Lacan pour
éclairer le consentement au féminin. C’est une forme de jouissance qui
n’est pas causée par un organe du corps en particulier, mais qui touche
l’être en son entier, ou plutôt le corps vivant en tant que corps parlant et qui
est toujours passée sous silence par le « nous ».
C’est en cette zone de l’existence que le « se laisser faire »
s’accompagne à la fois d’une jouissance et d’une confiance en l’autre. C’est
ce « se laisser faire »-là que j’ai évoqué déjà en m’appuyant sur la passion
simple d’Annie Ernaux. C’est un « se laisser faire » qui se fraye une voie un
jour, une première fois et qui laisse une marque.
Le consentement, un déplacement
« Il fait sombre dans le studio, elle ne demande pas qu’il ouvre les
persiennes. Elle est sans sentiment défini, sans haine, sans répugnance non
plus, alors est-ce sans doute là déjà du désir. Elle en est ignorante. Elle a
consenti à venir dès qu’il le lui a demandé la veille au soir 6. »
Quand j’ai lu L’Amant de Marguerite Duras, je n’avais pas encore
15 ans. Alors que ce roman a connu un succès qui a pu le faire passer pour
une histoire d’amour pour jeune fille rêveuse, comparativement à la
complexité poétique du Ravissement de Lol V. Stein par exemple, je
soutiendrai après coup une idée tout autre. Marguerite Duras est parvenue
dans ce roman à aborder une zone de l’expérience de la jouissance féminine
qui ne se réduit pas aux utopies amoureuses dont les contes de fées sont
porteurs. Si Le Ravissement de Lol V. Stein est le récit d’un traumatisme,
d’un rapt de l’être, d’un corps qui s’effondre le jour où sous ses yeux le
partenaire amoureux s’en va avec une autre, d’une souffrance sans sujet 7, le
récit d’une femme qui n’est plus dans son corps et qui se tait, L’Amant est le
récit du consentement à la jouissance féminine d’une jeune fille qui
découvre la sexualité entre les bras d’un homme qui lui voue une adoration.
C’est à peine une histoire d’amour. Plutôt une histoire de l’éveil du
désir. L’homme de Cholen à la limousine noire lui crie son amour, mais la
jeune fille ne se situe pas en ce lieu de l’amour avec lui. Elle ne dit pas
qu’elle l’aime, car elle ne sait pas si elle peut aimer quelqu’un vraiment.
Elle sait qu’elle l’a suivi, qu’elle a consenti à le suivre pour se déprendre
d’elle-même entre ses bras à lui.
Duras parvient à écrire ce dédoublement de l’être en injectant une
double dimension temporelle dans son récit qui fait d’elle une femme mûre,
écrivant en première personne, revenant sur cette rencontre avec la
sexualité, à 15 ans, chez une jeune fille qui apparaît à la troisième personne.
Mais elle écrit aussi ce dédoublement en faisant revivre le « je » de la jeune
fille de quinze ans et demi, et en introduisant le « elle », pour parler de cette
étrangère qu’elle était à elle-même alors au sein même de ses 15 ans.
Une jouissance à « elle ».
Entre ce « elle » et ce « je », Duras explore cette béance qui est aussi
celle de la jouissance féminine, qui fait qu’une femme éprouve une
jouissance qui n’est pas la sienne, mais plutôt « à elle ». Le « Je » devient
alors via l’expérience de jouissance un « elle », une autre à elle-même.
L’étrangeté de ce récit est qu’il est à peine une histoire d’amour, disais-je. Il
est avant tout une rencontre de désir. La jeune fille ne peut dire qu’elle aime
vraiment son amant chinois qu’elle retrouve tous les après-midi à Saigon.
« Elle est là où il faut qu’elle soit, déplacée là. Elle éprouve une légère peur.
Il semblerait en effet que cela doive correspondre non seulement à ce
qu’elle attend, mais à ce qui devait arriver, précisément dans son cas à
elle 8. »
Son consentement l’a déplacée en un lieu, cette chambre où ils se
retrouvent dans la moiteur de la journée, qui est aussi le lieu où elle échappe
dorénavant, à tout jamais, à ceux à qui elle croyait appartenir jusque-là : sa
mère et ses deux frères. « Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su,
elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours.
Désormais ils ne doivent plus savoir ce qu’il adviendra d’elle 9. » En même
temps qu’elle devient autre à elle-même, « une » femme dans les bras de cet
homme fou de passion pour son corps, elle se sépare de ce « tout » qu’elle
formait avec sa famille, le tout de la mère avec ses enfants. « Elle éprouve
une légère peur. Il semblerait en effet que cela doive correspondre non
seulement à ce qu’elle attend, mais à ce qui devrait arriver précisément dans
son cas à elle. Elle est très attentive à l’extérieur des choses, à la lumière, au
vacarme de la ville dans laquelle la chambre est immergée. Lui, il tremble.
Il la regarde tout d’abord comme s’il attendait qu’elle parle, mais elle ne
parle pas. Alors il ne bouge pas non plus, il ne la déshabille pas, il lui dit
qu’il l’aime comme un fou, il le dit tout bas 10. »
Une première fois. Entre silence, chuchotement et consentement.
Dénuement.
« Oui. »
XII

Folles concessions

Éprouver ce désir, qui est désir de l’autre et désir d’être désirée aussi, ce
n’est pas se soumettre ou s’aliéner, mais prendre le risque de consentir à cet
émoi qui me rend étrangère à moi-même. C’est là qu’est l’ambiguïté, la
proximité et en même temps la frontière entre le « consentir » et le
« céder ». Dans la perspective de Lacan, l’expérience de la féminité est de
l’ordre d’une rencontre avec une jouissance qui traverse le corps et à
laquelle on consent. L’expérience du « céder », celle du traumatisme, est de
l’ordre de la rencontre avec une jouissance imposée par l’autre, qui
provoque aussi un séisme dans le corps du sujet, mais un séisme auquel le
corps ne consent pas. Voilà la différence.
Voilà le point auquel tout ce parcours me conduit. Oui, il y a une
proximité dangereuse entre le « consentir » et le « céder », car dans ces
deux formes d’expérience, désignées par l’infinitif des verbes, il y a
rencontre avec la jouissance et avec le « se laisser faire ». L’énigme porte
donc dorénavant, au terme de ce parcours, sur le « pourquoi se laisse-t-on
faire ? », même lorsque le corps dit « non » ? Là est le nœud.
Dans le consentement, la jouissance est l’événement engendré de façon
inattendue par un « oui ». Dans la cession subjective, la jouissance arrachée
au corps est l’événement traumatique produit sur fond de « non » du corps
lui-même.
C’est peut-être d’en être passé par l’examen du traumatisme de guerre
qui permet de creuser l’écart entre les deux phénomènes de corps. À la
jouissance consentie, je me suis en quelque sorte préparée. Je peux être
angoissée après avoir dit « oui », car je me suis dépris de moi-même pour
tenter quelque chose de nouveau. Mais il y a un « oui » qui fraye la voie à
une expérience de vie. À la jouissance non consentie, celle de l’autre et
celle qu’il m’impose aussi en mon corps, je ne me suis jamais préparée. Je
suis alors séparée de moi-même, dans la honte ou le silence, dans l’effroi.
La rencontre avec l’altérité en moi est comme renversée en rencontre avec
un forçage de l’autre.

Déprise et emprise
Je le disais en ouvrant cet essai, la grâce du livre de Vanessa Springora,
Le Consentement, est de se situer au niveau de ce que signifie, pour une très
jeune fille qui rêve de devenir une femme, la rencontre avec le désir de
l’Autre. À lire Le Consentement, on saisit ce que veut dire consentir à
quelque chose qui dépasse ce à quoi nous croyions avoir consenti. On saisit
que consentir au désir de l’Autre ne va pas sans angoisse. Consentir à la
féminité est toujours un franchissement pour une jeune femme. La première
rencontre, celle au cours de laquelle une jeune fille perd sa virginité, laisse
sur son corps des stigmates ineffaçables.
L’histoire de Vanessa Springora aurait pu avoir des accents durassiens.
La toute jeune fille avait consenti à avoir un premier amant, plus âgé
qu’elle, attendant de lui de se laisser emporter ailleurs, loin de sa mère, à la
rencontre de la femme qu’elle avait envie de devenir. Mais l’analogie
s’arrête là. Car si elle se croit aimée un temps, bien que déboussolée par la
tournure que prend cet amour en termes de relations sexuelles, elle ouvre
les yeux dans un second temps et aperçoit qu’elle n’a jamais été l’objet de
son amour, que tout était orchestré, calculé pour qu’il puisse en faire l’objet
de jouissance.
V. dit qu’en vertu du désir qu’elle éprouvait, elle ne s’est jamais
identifiée à une victime. Là où elle a cru que le désir de l’Autre voulait
l’éveil de son désir à elle, elle a été abusée. C’est parce que le devenir
femme en passe par ce consentement à être désirée que l’abus est une
trahison du consentement lui-même.
L’effet traumatique ne vient pas seulement d’avoir été initiée trop
précocement à des pratiques sexuelles qui n’étaient pas de son âge, et cela
par un homme de 50 ans alors qu’elle n’en avait que 14. Mais c’est le fait
d’avoir désiré cet homme et d’avoir cru être aimée de lui qui fait trauma.
C’est en ce point de vulnérabilité qu’agit le poison de la mauvaise
rencontre. Car ce à quoi elle consent alors en vertu du désir éprouvé et de
l’amour auquel elle croit, c’est au forçage. Il y a donc eu duperie. Elle a cru
consentir à être un objet de désir et d’amour. En réalité, elle est devenue un
pur objet de jouissance pour l’autre.
Le franchissement de la frontière entre « consentir » et « céder » se situe
en cet endroit où la déprise de soi laisse une place à l’emprise de l’autre.
Car pour qu’il y ait emprise, il faut d’abord qu’il y ait eu déprise. Ce récit
en première personne est celui d’un cas où le consentement a ouvert la voie
au traumatisme.
La mauvaise rencontre est venue répondre à un flottement existentiel,
celui d’une collégienne prise entre une mère adorée un peu égarée, avec qui
elle semble ne faire qu’un, et un père indifférent à son existence. C’est au
moment où elle attend un homme, comme on attend un père, que surgit
celui qui fera d’elle sa proie. Le père qu’elle rencontre n’est ni celui de
l’amour ni celui du désir, mais celui de la jouissance, celui, qui abusant de
la fascination qu’il exerce sur elle en tant qu’écrivain, assouvit ses propres
pulsions. Après la mauvaise rencontre, – crise d’angoisse, épisode
anorexique, moment de dépersonnalisation viendront signer le séisme qu’a
été pour elle cette première histoire qui n’était pas de l’amour.
« Depuis combien de temps avais-je perdu trace de moi-même 1 ? »
Perdre la trace de soi-même, voilà une expérience proprement féminine, qui
peut condamner une femme à l’inexistence. Car la mauvaise rencontre est
aussi venue rejouer le trauma après coup, celui de la nuit où encore enfant,
elle entend une scène violente entre sa mère et un amant. Ce « retourne-
toi », adressé par un amant à sa mère, lui reviendra de cet homme auquel
elle ne pourra se soustraire à 14 ans comme on ne peut se soustraire à un
impératif de jouissance féroce.
Ce livre d’une femme qui s’en est sortie grâce à la psychanalyse, grâce
à une proviseur de lycée qui a su faire une place d’exception à son drame
subjectif, grâce à un homme en qui elle a pu avoir confiance, nous montre
que l’affaire du désir et de la jouissance peut conduire là où la frontière
entre « consentir » et « céder » se brouille. C’est justement en ce point de
brouillage que la distinction devient urgente.
Il y a bien une proximité dangereuse entre ces deux expériences. C’est
de ce nœud fait de consentement et de cession qu’il s’agit dans ce récit
intime. Comme si quelquefois, dans la vie d’un sujet, le consentement, avec
son caractère vertigineux, énigmatique, opaque, pouvait être le chemin le
plus direct vers la cession. Ce n’est pas alors que « consentir » devient
« céder » et « céder » « consentir ». C’est qu’un pacte a été trahi.

Se croire aimée, s’égarer


Vanessa Springora le dit ainsi. À 14 ans, elle était « consentante ». Elle
était amoureuse et se croyait aimée 2. C’est là que la notion de consentement
démontre sa valeur et sa fonction dans le rapport à l’expérience de la
jouissance féminine. L’amour est pour le sujet féminin une condition de la
jouissance. Au nom de cet amour, le consentement conduit aux plus grandes
concessions. Se croire aimée, c’est dès lors éprouver un nouveau rapport à
son corps depuis cet amour de l’autre. L’énigme serait là, du côté de cette
intrication côté femme entre « consentement à se faire objet sexuel » et
« expérience de se croire aimée ».
C’est sur ce point que porte la trahison dans le cas du « consentement »
de Vanessa Springora. Son consentement, dessaisissement en faveur d’un
« se croire aimée », là où elle est le jouet de la stratégie perverse de l’autre,
se voit instrumentalisé par un homme passé expert en relation avec les
moins de 15 ans. En cet endroit, la déprise cède la place à l’emprise.
Lorsqu’une femme s’égare sur ce point de « se croire aimée », elle
laisse la place à une exigence surmoïque, « tout faire » pour être aimée
totalement. Le consentement au désir ouvre sur un illimité de l’amour. La
folie vient de l’absence de limites aux concessions qu’une femme peut
faire 3, y compris une jeune fille, au nom d’un « se croire aimée » par un
homme : se séparer des siens, consentir à se faire l’objet d’une sexualité où
elle ne trouve pas de satisfaction, aller jusqu’à envisager un voyage à
Manille avec lui tout en sachant qu’il y pratique le tourisme sexuel, savoir
qu’il a écrit sur la pédophilie et en même temps fermer les yeux, ne pas oser
lui « soumettre un désir 4 » qui briserait la routine d’une mécanique sexuelle
qu’il lui impose.
Un jour, c’est comme un réveil : « je m’éveille à une nouvelle réalité »,
vient la révolte, sa fin de non-recevoir à lui qui la considère comme une
hystérique, une folle. Puis à 15 ans et demi, seule, sortie de cette emprise,
elle décrit le moment de dépersonnalisation qu’elle rencontre : « la
sensation atroce comme un arrachement au règne des vivants mais au
ralenti 5 ». Ce à quoi elle a cédé n’a aucun rapport avec ce à quoi elle a
consenti. En effet, « consentir » peut conduire à « céder », sans même
s’apercevoir que la frontière a été franchie.
Au cœur de la frontière entre « céder » et « consentir », il y a donc le
traumatisme sexuel et psychique. Si la psychanalyse a pu quelquefois servir
à brouiller les cartes, c’est en vertu d’une méconnaissance de la découverte
de Freud et des développements de Lacan dans le contexte d’une
revendication de jouissance, qui méconnaît la pulsion et ses effets sur
l’autre. Le problème du traumatisme sexuel tel que la psychanalyse
l’aborde, et cela depuis la naissance de la psychanalyse avec Freud, n’est
pas seulement celui du consentement, de l’ambiguïté du « oui et du non »,
mais celui du « céder ». Je l’ai montré avec le cas Emma. Ce n’est pas parce
que Freud a donné une extension nouvelle à la sexualité en parlant de
sexualité infantile qu’il a mésestimé le traumatisme sexuel et encore moins
pensé que la vie sexuelle d’un enfant avait un quelconque rapport avec celle
d’un adulte 6. L’affrontement à la situation traumatique ne relève d’aucun
comportement repérable mais d’une cession subjective, soit d’une
disparition dont la dimension réelle ne peut être saisie qu’après coup, avec
le temps qui permet au sujet de revenir de là où il avait disparu.

Mésusage de la psychanalyse au service


de la pulsion
L’usage que certains ont fait de la psychanalyse dans les années 1970
et 1980 au service d’une confusion entre le désir et la pulsion a pu ouvrir la
voie à la disparition de la frontière entre « céder » et « consentir ». Par la
suite, au cœur de la libération sexuelle, un flou a été entretenu au nom
d’une prétendue éthique du « désir » se réclamant de Lacan, et confondant
la jouissance sans entraves et le désir. Un des apports majeurs de Lacan à la
question du traumatisme sexuel est d’avoir posé une distinction radicale
entre « désir » et « pulsion ». Je me souviens à ce titre d’une remarque de
Jacques-Alain Miller en 2011 au moment de l’affaire Strauss-Kahn, alors
que les commentaires pleuvaient sur la séduction, la galanterie, le troussage
de domestique, le consentement supposé de la femme de ménage du Sofitel
de New York. « Ce n’est pas la même chose d’être un homme de désir ou
un homme de pulsion. La pulsion, c’est la pulsion de l’un, et ça n’est pas du
tout accordé nécessairement avec le désir de l’autre et même l’autre, à ce
niveau, on peut dire que son inexistence est saillante 7. » Oui, pour une
femme par exemple, ce n’est pas la même chose de rencontrer un homme
de désir ou un homme de pulsion. Ce n’est pas parce que la pulsion se noue
au désir que pour autant le désir doit être réduit à la pulsion et confondu
avec elle. Le désir au sens de la psychanalyse n’est pas le désir sadien. La
pulsion conduit à ne plus tenir compte du consentement de l’autre, ou à
instrumentaliser ce consentement, comme on peut le faire avec des mineurs.
Cela n’a rien à voir avec le désir qui est toujours désir de l’autre, c’est-à-
dire pris dans le rapport à l’Autre.
« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir 8 »,
affirme ainsi Lacan en 1960. Sans amour, il n’est en effet pas nécessaire
pour la jouissance de condescendre au désir ; tout se passe pour le mieux du
point de vue pulsionnel, en court-circuitant le registre du désir, et en
cherchant à jouir du corps de l’autre – quel que soit par ailleurs le
consentement de celui-ci. La pulsion est sans autre et là, en effet, « tout est
permis ». C’est en cela qu’elle peut aussi anéantir celui qui se retrouve en
position de pur objet de jouissance. Ce n’est jamais au nom du désir que
tout est permis, mais toujours au nom de la pulsion qui peut revêtir les
habits de la liberté. Détaché du rapport au désir, la pulsion devient
destructive, pulsion de mort, disait Freud. La pulsion de l’un détruit alors la
subjectivité de l’autre en la violant.
Dans l’expérience d’une analyse, le désir émerge en s’arrachant à la
pulsion de mort inhérente au symptôme. Le désir s’en détache, s’en extrait,
depuis un choix du sujet. L’expérience de l’analyse conduit à extraire le
désir afin qu’il ne soit pas écrasé par la pulsion. La psychanalyse est de
l’ordre d’une ascèse du désir 9. Elle a à voir avec « la réalisation subjective
d’un vide 10 » qui fait une place au manque et n’a rien à voir avec une
invitation à jouir sans limites. En somme, la psychanalyse n’invite pas à
jouir sans entraves, mais à se fier à son désir pour se méfier de sa pulsion.
Ce mésusage de la psychanalyse, qu’on pourrait appeler même une
instrumentalisation de la psychanalyse au service de la perversion, peut
aussi s’apercevoir à travers la position de certains intellectuels (rappelée par
Vanessa Springora) en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles
entre mineurs et adultes. En 1977, la pétition « À propos d’un procès » est
signée par Barthes, Deleuze, Beauvoir, Sartre, Glucksmann, Aragon…
C’était bien alors d’un forçage du consentement qu’il s’agissait soit d’une
présomption de consentement chez des enfants en faveur de l’appétit sexuel
des adultes – usage du consentement au service de la pulsion. La même
année, Vanessa Springora le souligne, l’« appel pour la révision du code
pénal à propos des relations mineurs-adultes », est signé par quatre-vingts
personnes, dont celles déjà citées, auxquelles s’ajoutent les noms de Dolto,
d’Althusser ou de Derrida 11. Affirmer la différence de nature entre « céder »
et « consentir », c’est donc aussi faire valoir l’égarement de celles et ceux
qui ont pu considérer que des relations sexuelles initiées par des adultes
envers des enfants ou des adolescents valaient consentement au nom du
Souverain Bien que serait le « désir », confondu avec la jouissance.
À cet égard, on peut s’étonner que dix ans plus tôt, en plein 1968, alors
qu’un professeur de lettres de Marseille qui avait eu une histoire d’amour
avec un de ses élèves mineurs et s’était retrouvée emprisonnée, jusqu’à être
démise de ses fonctions, aucun intellectuel n’ait songé à faire une
quelconque pétition pour soutenir Gabrielle Russier. Elle finit par se donner
la mort 12. Comme si lorsqu’il s’agissait d’une femme amoureuse, un peu
perdue et emportée par sa passion, et non plus d’éducation sexuelle de
mineur et de sexualité maîtrisée, l’indifférence l’emportait sur la révolte. La
libre jouissance de tous les corps est évidemment une utopie qui n’a rien à
envier à la morale sadienne, dont Lacan rappelle très bien dans le Séminaire
sur l’Éthique qu’il s’agit pour Sade de faire valoir un droit à la jouissance
« sans » le consentement de l’autre. Vanessa Springora parle de « dérive »
et d’« aveuglement 13 » des signataires, dont elle rappelle qu’ils s’excuseront
plus tard. Je parlerai aussi d’« égarement », au sens où la jouissance nous
égare : elle nous conduit là où la satisfaction se rencontre de façon
répétitive. Pour Lacan, l’éthique de la psychanalyse, c’est justement ce qui
nous conduit à ne pas nous laisser égarer par l’exigence de satisfaction
pulsionnelle. Ascèse du désir.
À la lecture de Vanessa Springora, j’ai saisi enfin en quel sens le « se
croire aimée » d’une femme peut ouvrir la voie à l’absence de limite aux
concessions que chacune peut faire pour un homme, « de son corps, de son
âme, de ses biens 14 ». Là est le virage. Entre le « consentir » et le « céder »,
se situe le champ des concessions, celles que je peux faire depuis la
croyance que je suis aimée et en même temps l’angoisse que peut-être un
jour, si je ne donne pas tout, je ne le serai plus. Concéder, c’est alors
renoncer au désir pour faire de la jouissance supposée de l’Autre le signe
hypothétique de l’amour, déjà perdu.
Cet amour, qui conduit à un franchissement de cette frontière entre
consentir et céder, n’est pas à la voix active, mais à la voix passive. C’est là
que gît aussi l’ambiguïté, entre cette voix passive, de la jouissance du « se
croire aimée » et les concessions qu’une femme peut faire au nom de cette
croyance.
XIII

Au-delà de la révolte,
consentir à dire

Au-delà du « non » de la révolte, j’aperçois au terme de ce parcours que


les ressorts du consentement ne sont pas sans lien avec l’angoisse. Avec le
consentement, c’est le territoire du désir et de la jouissance qui est en jeu.
Le terme freudien de Surmoi me semble pouvoir faire saisir ce qu’il en
est de cette étrange logique du consentement qui peut conduire à franchir
une frontière sans retour en arrière possible. Car ce n’est pas seulement
l’Autre qui me force, c’est aussi l’Autre en moi, que Freud a baptisé le
Surmoi, cette voix intérieure et silencieuse qui me soumet à une exigence
que je ne choisis pas. Le Surmoi est cette voix autoritaire qui fait taire et
impose de se rendre complice de la pulsion, celle d’autrui et la mienne. Le
Surmoi est ce qui fait obstacle à ma révolte en m’imposant une forme de
silence, là où mon désir est maltraité, déconsidéré, quelquefois traumatisé.
Mais le franchissement de la frontière entre ce que je désire et ce que je
m’impose m’est indiqué quelque part en mon corps. J’éprouve de l’angoisse
et aussi de la peur à l’idée de perdre ce que je croyais gagner en consentant.
Qu’ai-je peur de perdre en refusant de consentir à ce que pourtant je ne
désire pas ?
Consentir « au nom de »
La question que je poserai au terme de cet essai qui m’a fait plonger
dans les profondeurs du consentement est celle-ci : au nom de quoi se
laisse-t-on faire ? Comme je l’ai montré, c’est en ce lieu de l’expérience du
« se laisser faire » par l’autre, qui peut me faire parcourir différents paliers,
depuis le « se laisser faire » consenti jusqu’au « se laisser faire » du forçage
et de l’emprise, que semble se situer le nœud de l’affaire. Qu’un enfant se
laisse faire par un adulte abuseur ne résulte d’aucun consentement sexuel,
mais toujours d’une confiance en l’autre et quelquefois d’une terreur aussi à
l’idée de se soustraire à ce qu’il aperçoit déjà comme une effraction. Ou si
cela résulte d’un quelconque consentement, cela serait d’un consentement à
l’amour et au lien à l’autre, comme pacte au fondement même de
l’existence. C’est ce consentement premier qui se voit alors trahi par
l’abuseur.
Alors que je suis à la fin de ce parcours, la parution du livre de Camille
Kouchner La Familia Grande 1 me reconduit aux racines de l’expérience
énigmatique du consentement, en ce lieu du « se laisser faire ». Chaque
témoignage par le biais de l’écriture vient ouvrir de nouvelles possibilités
de dire. Ici, il est question pour Camille Kouchner de témoigner trente ans
après d’un « se laisser faire », alors qu’elle n’avait pas le choix, mais qui lui
revient par « une immense culpabilité d’exister 2 » ? La sœur est celle qui a
été rendue complice par son beau-père de l’abus qu’il commettait sur son
frère jumeau. « J’avais 14 ans et j’ai laissé faire. J’avais 14 ans et en
laissant faire, c’est comme si j’avais fait moi-même. J’avais 14 ans, je
savais et je n’ai rien dit 3. »
L’abus peut commencer subrepticement simplement depuis ce qui est
entendu, ce qui est su, et qui vient s’immiscer au cœur de la vie intime d’un
être, ici d’une adolescente de 14 ans. « Il entrait dans ma chambre et par sa
tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout
doucement, sans violence, en moi, enracinait le silence 4. » L’abus, c’est ici
l’emprise qui fait taire le sujet sans même qu’il ne s’en aperçoive. Mais
faire confiance lorsqu’on a 14 ans est une condition sans laquelle il n’est
pas possible de trouver un lieu où être. Avoir foi dans les paroles d’un être à
qui on s’en remet, c’est croire aussi dans le monde. Comment exister
sinon ? Le propre du pervers est non seulement de jouir du corps d’un autre
sans son consentement, mais de violer aussi son psychisme en lui faisant
croire qu’au fond, il consent à ce qui le détruit, il consent à cette abjection
qu’il lui impose. Ici, alors que le frère jumeau devient victime d’inceste, la
sœur se voit aussi victime d’un autre abus, celui qui semble s’exercer sans
violence et qui vient lui coudre la bouche. « Ma culpabilité est celle du
consentement. Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de
ne pas avoir compris que l’inceste était interdit 5. »
Doit-on penser que l’adolescente qui se tait – comme le lui demande
son frère lui disant « si tu parles, je meurs 6 » – consent ? Est-ce parce
qu’elle obéit à ce que l’autre lui demande, qu’elle consent ? Les
circonstances dans lesquelles se produisent l’inceste ont déjà condamné
l’adolescente à la peur. Sa grand-mère vient de se suicider. Les fondations
du monde de l’adolescente vacillent. Sa mère sombre dans la dépression et
n’est plus là pour elle. C’est alors ce moment de détresse familiale qui est
choisi par le beau-père adoré de Camille pour passer à l’acte.
L’adolescente de 14 ans s’est donc tue, médusée, sous l’emprise de cet
homme venu se loger à la place du père qui lui manque. Elle s’est tue en
proie à la peur qu’un autre drame surgisse, qu’un suicide se répète dans la
famille, celui de sa mère gravement fragilisée par la perte violente de sa
propre mère. Ce livre nous apprend qu’un sujet ne dispose pas toujours des
moyens de dire « non ». La culpabilité de ne pas avoir su dire « non », la
culpabilité d’avoir dit « oui » à ce qu’elle n’a pas compris en se taisant, est
désormais ce qui la hante, l’hydre qui l’empoisonne, comme elle la nomme.
Elle ne savait pas que l’inceste était interdit. Mais n’était-ce pas à ce beau-
père qui lui tenait lieu de père d’incarner cet interdit ?
Cette plongée aux racines du consentement nous montre qu’à l’origine
de toute culpabilité et de tout traumatisme sexuel et psychique, il y a une
expérience du « se laisser faire » qui revient au sujet comme une énigme.
Au nom de quoi finalement s’est-elle laissé faire ? Au nom de ce que son
beau-père avait lui-même baptisé la familia grande. Il y a toujours un « au
nom de » qui fait consentir et fermer les yeux. Il y a toujours un « au nom
de » qui pousse à se laisser faire. Il y a toujours un « au nom de » qui invite
à la démission de soi-même pour défendre l’indivisibilité de la famille,
l’indivision d’un amour imaginaire, l’indivision d’une communauté.

Désobéir
Mais c’est aussi « au nom de » que le sujet peut un jour se réveiller et
enfin désobéir à la soumission qu’il s’est imposée. Si c’est « au nom de » la
familia grande et de l’amour pour sa mère, un amour qu’on pourrait
qualifier avec Christine Angot, d’amour impossible 7, que Camille
Kouchner a consenti au silence, c’est peut-être aussi « au nom de » ce que
signifie depuis pour elle être une sœur, « au nom de » ce que signifie aussi
d’être devenue mère elle-même et de s’inquiéter de sa transmission, que
Camille Kouchner parvient à désobéir.
À la façon d’Antigone, qui ne cèdera pas et ira jusqu’au bout de ce que
signifie pour elle de s’assumer enfin depuis sa place à elle, Camille
Kouchner écrit, trente ans après, sur ce qu’il y avait derrière la familia
grande. Ce livre constitue un acte de courage et pose la question de la
désobéissance, dans un contexte où pourtant la liberté et l’« interdit
d’interdire » étaient les maîtres mots du monde de son auteur. C’est aussi la
force de ce récit que de nous montrer ce qui peut se nicher derrière la
revendication de la liberté, un déchaînement de jouissance qui fait taire
finalement le sujet qui désire autre chose.
La peur est au rendez-vous lorsqu’il s’agit de déchirer le voile de ce qui
semble tenir lieu de monde. La peur est ce qui fait que le sujet préfère
fermer les yeux sur ce qui fait que le monde est quelquefois immonde,
comme le disait Lacan. Le prix à payer pour l’accès à son propre « Je » est
alors un autre consentement, un consentement à prendre le risque de perdre
finalement un monde dans lequel on a cru. Enfin, trente ans plus tard,
Camille Kouchner parvient à se libérer de ce silence et à « empoisonner
l’hydre en achevant ce livre 8 ».
L’instrumentalisation du consentement rencontrée dans les idéologies
totalitaires serait au politique ce qu’est l’instrumentalisation du
consentement dans la vie sexuelle. Car finalement, c’est bien d’un pacte de
confiance qu’il est question, aussi bien dans le consentement intime que
dans le consentement politique et ce pacte met en jeu le rapport à la parole.
C’est aussi d’un brouillage des frontières en moi-même entre ce que je peux
accepter, ce que je peux donner, ce que je peux même sacrifier pour l’autre
et ce qui va me détruire, qu’il s’agit dans cette proximité dangereuse entre
céder et consentir.
Jusqu’où le consentement peut-il me conduire ? Dois-je aller jusqu’à
renoncer à mon propre désir ? Là est peut-être le signe qu’il se passe
quelque chose à quoi je peux dorénavant dire « non ». Se révolter, c’est dire
« non » et en même temps affirmer quelque chose, disait Camus. La révolte,
le « non », s’apparente alors à un réveil. Le « non » est un franchissement
qui est en même temps déjà un « oui ».
Se révolter, lorsque le consentement a conduit au traumatisme, c’est se
retrouver.
C’est affirmer : « Je suis là à nouveau », je n’ai pas disparu. C’est se
défaire de l’emprise, se défaire de la honte, se défaire de la peur de se
perdre une seconde fois en parlant. Cela suppose quelquefois d’être prêt à
affronter la perte d’un monde, celui de la famille, celui de l’amour, au nom
d’une valeur plus grande, qui n’est relative à aucune autre, et qui est la
possibilité de dire « je ».
La révolte, pour accoucher d’une possibilité de loger quelque part ce qui
a eu lieu, peut prendre la forme d’un « non » collectif. Mais elle gagne aussi
à se singulariser. Elle ouvre sur ce qui ne peut se dire qu’en première
personne et à un Autre en particulier. Car au fond, ce qui m’est arrivé, cela
m’est arrivé à moi. En l’écrivant, en l’adressant à celui qui saura entendre,
en tentant de le dire, je donne aussi une valeur à la marque traumatique, à ce
qui a fait empreinte en moi, sans laisser personne d’autre parler à ma place.
Je lui donne une valeur telle que je ne le dévoilerai pas à n’importe qui,
dans n’importe quelles conditions. L’écriture peut être ce lieu à soi qui
permet de rejoindre le monde de l’autre sans passer sous silence ce qui a
fait effraction dans le mien.
Je suis là. À nouveau. Je peux dire. En un lieu qui devient pour moi le
lieu de l’émergence de ma parole.
Camus voyait dans la révolte un mouvement authentique dont la portée
était d’autant plus grande que cette révolte restait fidèle à ce premier élan.
Derrière le « non », il y a aussi une affirmation de son être, et un « oui ».
C’est peut-être en ce point que le « Nous » doit céder la place à un « Je »
qui parvient à s’affronter à l’histoire intime, dans ce qu’elle a de dicible et
d’indicible. C’est en ce point que la langue aussi, avec ce qu’elle contient
de pouvoir et de faille, parvient à situer le traumatisme.
Alors que j’écrivais ce livre me plongeant dans les sous-sols du
consentement, j’ai découvert qu’autour du consentement, il y avait dans le
champ du droit comme un vide juridique. La présomption de non-
consentement, quel que soit l’âge de l’individu, n’existe pas dans le droit
français. Reconnaître un non-consentement, selon un âge déterminé, serait
du point de vue du droit actuel porter atteinte à la présomption d’innocence.
Le non-consentement devrait donc se prouver. Seule la preuve de la
contrainte et du recours à la force peut établir le non-consentement 9. Le
paradoxe est qu’à chercher à prouver le non-consentement d’un enfant ou
d’un adolescent qui a cédé à une situation d’emprise, on redouble le
traumatisme. À nouveau, on instrumentalise son consentement en le
supposant en faveur de ce qui a fait trauma.
Le point où j’en suis arrivée montre que c’est méconnaître la distinction
entre céder et consentir que de s’en tenir à rechercher une preuve de non-
consentement pour faire valoir la réalité d’un abus. Car ce qu’est l’abus,
c’est toujours une trahison du consentement. La question plus intime, et qui
n’est plus du ressort du juridique, est « au nom de quoi ? » le sujet a-t-il pu
se laisser faire ?
Ce qui revient au sujet comme de la culpabilité, c’est le point où
l’emprise a pu s’exercer depuis une croyance dans le fait d’être aimé,
depuis une croyance dans l’indivision familiale, engendrant un « se forcer »
soi-même comme étrange réponse au forçage de l’Autre.
C’est peut-être aussi en cet endroit que ce qui s’est produit ne peut se
réparer exclusivement dans le cadre de la justice seule bien que la
législation en cet endroit témoigne d’une méconnaissance des causes et des
conséquences psychiques de l’abus. Car obtenir le statut de « victime » ne
suffit pas à revenir d’un traumatisme. Quant à se le voir dénier, c’est être
une seconde fois confronté au trauma, par la non-reconnaissance de ce qui
est alors appelé un préjudice. S’aventurer à dire alors quelque chose du
point où mon consentement a permis une cession, c’est aussi prendre un
risque, celui de creuser la faille du traumatisme. Camille Kouchner
témoigne aussi de ce risque, celui pris de parler, de révéler et de voir,
plusieurs années avant l’écriture de ce livre, se retourner contre soi les siens
qui préfèrent continuer de fermer les yeux.
C’est pourquoi, quelquefois, il est nécessaire aussi de redonner une
valeur à une parole qui croyait ne plus en avoir. C’est ce que fait la
psychanalyse. Se détacher de ce « au nom de quoi » on s’est condamné au
silence, c’est traverser le brouhaha des discours pour retrouver une parole
renouant avec le fil du réel. C’est pourquoi le destinataire que je choisirai et
les mots que je parviendrais à faire résonner alors, pour la première fois,
seront de nouvelles amarres de l’être.

Consentir à dire, c’est alors franchir l’effroi.


Consentir à dire, c’est pouvoir revenir en ne fuyant plus devant
l’angoisse.
Consentir à dire, c’est lire ces traces mystérieuses qui restent pour
l’éternité en attente d’être épelées, comme des lettres qui auraient perdu
leur lieu d’origine, qui n’appartiendraient plus à aucun texte, à aucune
phrase, à aucun alphabet, lettres seules marquant le corps et sa façon d’être
vivant, stigmates de l’irréversible.
Renouer avec le consentement, c’est dire « oui » à nouveau.
Annexe

Du point de vue juridique, le consentement, considéré comme un accord


libre et éclairé, est présumé acquis quand il n’y a pas de violence
contrainte. C’est l’absence de consentement qui doit faire l’objet d’une
preuve. Il n’y a pas d’âge du consentement. Il a été question en 2017 de
fixer un âge du consentement et d’instituer une présomption de non-
consentement et qu’elle soit irréfragable, afin que la notion de viol ne soit
plus définie par le recours à la force mais par l’absence de consentement.
Mais cela portait atteinte à la présomption d’innocence en inversant la
charge de la preuve. Sur cette question, je me réfère à la conférence de
Maître Annabelle Marie, avocate pénaliste au barreau de Grasse dans le
cadre de la journée sur « Les traumatismes sexuels », Association de la
cause freudienne en Estérel Côte d’Azur à Nice, le 10 octobre 2020, dont
voici un extrait, publié avec son aimable autorisation.

« Il est urgent d’agir et de fixer un âge de consentement et de non-


consentement. Au Canada, un enfant de moins de 12 ans ne peut pas
consentir à des activités sexuelles. Entre 12 et 14 ans, il peut y consentir si
et seulement si la personne avec qui il les pratique n’a pas plus de deux ans
de plus que lui. Entre 14 et 16 ans, l’enfant peut consentir à des relations
sexuelles si son partenaire a moins de cinq ans de différence d’être avec lui.
En dehors de ces limites, le consentement donné n’est pas valide. En
France, la situation est bien différente. L’expression « majorité sexuelle »
n’a aucune réalité juridique. Dans la majorité des crimes et des délits de
nature sexuelle, il existe une circonstance aggravante tenant à l’âge de la
victime, en l’occurrence lorsque l’enfant est âgé de moins de 15 ans mais
d’âge de consentement il n’y en a point. Le Conseil constitutionnel
rappelait d’ailleurs en février 2015 que la loi française « ne fixant pas d’âge
de discernement, il appartient aux juridictions d’apprécier si le mineur était
en état de consentir à la relation sexuelle en cause ». Le 25 novembre 2017,
le président de la République prend position et se déclare en faveur d’un
âge minimum de consentement fixé à 15 ans « par souci de cohérence et de
protection des mineurs ». Dans le cadre du projet de loi contre les violences
sexistes et sexuelles, notamment sur les mineurs, Marlène Schiappa,
secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, et
Nicole Belloubet, ministre de la Justice, ont proposé de fixer un âge de non-
consentement sexuel, seuil en dessous duquel un enfant est
automatiquement considéré comme non consentant à un acte sexuel. […]
Malheureusement en 2018, le Conseil d’État a estimé qu’un âge minimum
pourrait « porter atteinte à la présomption d’innocence » et donc être jugé
inconstitutionnel ce qui a conduit le gouvernement à abandonner cette
mesure. […] Différents projets et propositions de lois ont donc depuis été
déposés afin […] que l’état de sidération psychique dans lequel a pu se
retrouver une victime puisse s’analyser comme contrainte morale, que soit
instaurée une présomption de non-consentement pour les mineurs de moins
de 15 ans afin que la charge de la preuve soit inversée (cela signifie que ce
ne serait plus au mineur de moins de 15 ans de prouver qu’il n’était pas
consentant mais au majeur de prouver qu’il l’était) ».
Bibliographie

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de l’Olivier, 2004, « Points », 2019.
Albert CAMUS, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, « Folio
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Christine ANGOT, Un amour impossible, Paris, Flammarion, 2015.
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Sigmund FREUD, Josef BREUER, Études sur l’hystérie, trad. A. Berman,
Paris, Puf, 1956.
Gantz T., Mythes de la Grèce archaïque, trad. D. Auger et B. Leclercq-
Neveu, Paris, Belin, 2004.
Hugo GROTIUS, Le Droit de la guerre et de la paix, Paris, Puf, 1999.
Frédéric GROS, Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017.
Emmanuel KANT, Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad.
V. Delbos, Delagrave, 1986.
Camille KOUCHNER, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.
LA BOÉTIE, Discours sur la servitude volontaire, Paris, GF-Flammarion,
2016.
Jacques LACAN, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse,
établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1986.
—, Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, établi par J.-A. Miller, Seuil,
« Champ freudien », 2004.
—, Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », inédit.
—, Le Séminaire, livre XX, Encore, établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil,
« Champ freudien », 1975.
—, « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, Paris, Seuil,
« Champ freudien », 1995.
« La psychanalyse et son enseignement », in Écrits, Paris, Seuil,
« Champ freudien », 1995.
—, « Kant avec Sade », in Écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien »,
1995.
—, « Radiophonie », in Autres écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien »,
2001.
—, Télévision, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1974.
Philippe LANÇON, Le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018.
Éric LAURENT, « Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le
non-rapport sexuel », La Cause du désir, 2020, vol. 1, no 104.
Simon LIBERATI, Eva, Paris, Stock, 2015, Le livre de poche, 2016.
Jacques-Alain MILLER, « L’Un tout seul », inédit, cours délivré dans le
cadre du Département de psychanalyse de Paris 8 en 2011.
George ORWELL, 1984, Paris, Gallimard, trad. A. Audiberti, 1950,
« Folio », 1972.
OVIDE, Les Métamorphoses, trad. J. Chamonard, Paris, GF-Flammarion,
1966.
Marcel PROUST, La prisonnière, À la recherche du temps perdu, tome V,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988.
—, Albertine disparue, À la recherche du temps perdu, tome VI, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989.
Pascal QUIGNARD, L’Homme aux trois lettres, Paris, Grasset, 2020.
François REGNAULT, « Laissez-les grandir ! », La Cause du désir, 2020,
vol. 2, no 105.
Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le
Robert, 2000.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Paris, GF-Flammarion,
1966.
Vanessa SPRINGORA, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.
Virginia WOOLF, « Un collège de jeunes filles vu de l’extérieur », Rêves
de femmes, trad. M. Rivoire, Paris, Gallimard, « Folio », 2018.
Filmographie

Hantise [Gaslight] de George Cukor, 1944.


Sueurs froides [Vertigo] d’Alfred Hitchcock, 1958.
Le Mépris de Jean-Luc Godard, 1963.
Voyage au bout de l’enfer [Deer Hunter] de Michael Cimino, 1978.
Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, 1987.
Mulholland Drive de David Lynch, 2001.
Remerciements

Merci à la première qui a cru à ce livre immédiatement, mon éditrice


Monique Labrune, toujours alerte et à l’écoute du désir, le mien.
Merci à Noémie Stephan pour sa relecture attentive et investie, et à
Camille Auzéby pour son soutien et son enthousiasme.
Merci à Laurent Dupont, président de l’École de la cause freudienne,
pour l’accueil qu’il a fait à mon texte « Céder n’est pas consentir »
(« Boussole clinique » du 14 juillet 2020 dans le cadre de la préparation des
50e Journées de l’ECF sur les « Attentats sexuels »).
Merci à David Halfon, organisateur de la journée de l’Association de la
Cause freudienne Esterel Côte d’Azur sur « Les traumatismes sexuels »
(Nice, 10 octobre 2020) qui m’a invitée à parler sur cette question délicate
et à échanger avec les membres de l’ACF.
Merci à Bruno Durand de m’avoir fait découvrir le mythe de Térée et
Philomèle.
Merci à celui qui m’a entendue, et qui m’a répondu, durant la gestation
de cet essai, m’amenant à déplier ce qui était venu se condenser en moi,
Xavier.
Merci au joyeux trio Hector, Éléonore et Fleur pour leur curiosité et
pour leur engagement déjà sensible dans le débat d’idées.
DU MÊME AUTEUR

Je. Une traversée des identités, Puf, 2018.


L’Être et le Genre. Homme/Femme après Lacan, Puf, 2015, rééd. « Quadrige », 2018.
In treatment. Lost in Therapy, Puf, 2013.
Sartre avec Lacan, corrélation antinomique, liaisons dangereuses, Paris, Navarin Éditeur, « Le
champ freudien », 2012.
Les Amoureuses, voyage au bout de la féminité, Paris, Seuil, 2009.
TABLE DES MATIÈRES
I - Le « Nous » de la révolte, le « Je » du consentement
Conséquences psychiques du mouvement #metoo

Effets paradoxaux de la libération sexuelle

Du « Nous » politique au « Nous » du pacte amoureux

II - Énigme du consentement

Obscur consentement

Le risque du consentement

Ambiguïté du consentement au féminin

III - Entre « céder » et « consentir », une frontière


Enjeu éthique d'une distinction

Une frontière au niveau du corps

« Qui ne dit mot consent ? »

IV - Le consentement, intime et politique


Contre le droit du plus fort, le consentement du sujet

Destitution du pouvoir des pères

Consentement politique forcé

V - En deçà de consentir, « se laisser faire »

« Se laisser faire », consentir à se dessaisir de soi

« Se laisser faire », s'inquiéter du désir de l'Autre

« Se laisser faire », céder à l'effroi

VI - « Céder sur »
« Céder sur son désir »

Choisir son désir, un vouloir inconditionnel

Ne pas céder à l'emprise du Surmoi

Renversement du sens de la culpabilité

Ne pas se trahir soi-même

VII - « Céder à »

Situation traumatique

Figement, impossibilité de dire

Marque ineffaçable, hantise

Cession

VIII - Langue coupée

Le cri de Philomèle

Ne pas taire ce qu'on ne peut pas dire

IX - Qui me croira ?

La bouche cousue de Dora

Le reste du trauma, intraduisible

X - Ressusciter le silence, pouvoir en revenir


Céder à l'effroi de la guerre
Le voyage au bout de l'enfer de Nick

Le récit du trauma, lambeau de discours

XI - Consentement à être autre à soi-même


Consentir à un dédoublement

Une jouissance « à elle »


Le consentement, un déplacement

XII - Folles concessions


Déprise et emprise

Se croire aimée, s'égarer


Mésusage de la psychanalyse au service de la pulsion

XIII - Au-delà de la révolte, consentir à dire

Consentir « au nom de »
Désobéir

Annexe

Bibliographie

Filmographie

Remerciements

Du même auteur
www.puf.com
1. Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.
2. Camille Kouchner, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.
3. Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1951, p. 27.
4. Geneviève Fraisse, Du consentement, Paris, Seuil, 2017, p. 135.
5. Voir sur ce point le témoignage de Sarah Abitbol, Un si long silence (Paris, Plon, 2020).
6. Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit.
7. Simon Liberati, Eva, Paris, Le Livre de poche, 2016, p. 165.
8. François Regnault, « Laissez-les grandir ! », La Cause du désir, 2020, vol. 2, no 105, p. 9.
9. Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit., p. 163.
10. Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 38.
1. Marcel Proust, Albertine disparue, in À la recherche du temps perdu, t. VI, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 56.
2. Geneviève Fraisse, Du consentement, op. cit., p. 24.
3. Geneviève Fraisse, Du consentement, op. cit., p. 127.
1. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 18.
2. Frédéric Gros, Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017.
1. Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, Paris, Puf, 1999, livre I, p. 38.
2. Frédéric Gros, Désobéir, op. cit., p. 146.
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 45.
4. Ibid., p. 56.
5. Ibid., p. 148.
6. Ibid., p. 42.
7. Ibid., p. 54.
8. Frédéric Gros, Désobéir, op. cit., p. 157.
9. Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 221.
10. George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1972, p. 371.
11. Ibid., p. 391.
12. Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 308.
13. Id.
1. Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 13.
2. Ibid., p. 20.
3. Ibid., p. 21.
4. Ibid., p. 76.
5. Ibid., p. 31.
6. Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 364.
7. Id.
8. Ibid., p. 365.
9. Ibid., p. 366.
1. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, livre VII, Paris, Seuil, « Champ
freudien », 1986, p. 368.
2. Jacques Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1995, p. 765.
3. Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, trad. B. Lortholary, Paris, Seuil, « Points
essais », 2010, p. 119.
4. Éric Laurent, « Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le non-rapport sexuel »,
La Cause du désir, 2020, vol. 1, no 104, p. 111.
5. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, loc. cit., p. 96.
6. Ibid., p. 370.
1. Jacques Lacan, L’Angoisse, Le Séminaire, livre X, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2004,
p. 361.
2. Id.
3. Id.
4. Ibid., p. 362.
5. Jacques Lacan, « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, Paris, Seuil, « Champ
freudien », 1995, p. 164.
6. Sigmund Freud, Josef Breuer, Études sur l’hystérie, trad. A. Berman, Paris, Puf, 1956, p. 4.
7. Jacques Lacan, L’Angoisse, loc. cit., p. 362.
8. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, p. 410.
9. Jacques Lacan, L’Angoisse, loc. cit., p. 363.
1. Je renvoie ici à l’ouvrage de Timothy Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, trad. D. Auger et
B. Leclercq-Neveu, Paris, Belin, 2004, p. 219-422.
2. Ovide, Les Métamorphoses, trad. J. Chamonard, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 171.
3. Id.
4. Ibid., p. 170.
5. Ibid., p. 169.
6. Ibid, p. 170.
7. Id.
8. Id.
9. Id.
10. Id.
11. Ibid., p. 171.
12. Id.
13. Id.
14. Pascal Quignard, L’Homme aux trois lettres, Paris, Grasset, 2020, p. 41.
1. Confucius, Entretiens, Paris, Seuil, 2014, p. 153.
2. Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 264.
3. Sigmund Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », in Cinq psychanalyses, Paris,
Puf, 1954, p. 18.
4. Ibid., p. 16.
5. Id.
6. Jacques Lacan, « Radiophonie », loc. cit., p. 428.
1. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, trad. V. Zenatti, Paris, « Points », 2005, p. 116.
2. Ibid., p. 128.
3. Ibid., p. 10.
4. Id.
5. Sigmund Freud « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1981, p. 50.
6. Id.
7. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », loc. cit., p. 50.
8. Ibid., p. 50.
9. Philippe Lançon, Le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018, p. 274.
10. Jacques Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », in Écrits, op. cit., p. 446.
11. Ibid., p. 209.
12. Philippe Lançon, « Les monstres de Bormazo », Ornicar, 2020, no 53, p. 50.
13. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, op. cit., p. 10.
14. Ibid., p. 138.
15. Ibid., p. 135.
16. Ibid., p. 393.
1. Virginia Woolf, « Un collège de jeunes filles vu de l’extérieur », Rêves de femmes, trad.
fr. Michèle Rivoire, Paris, Gallimard, « Folio », 2018, p. 30.
2. Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984, p. 27.
3. Jacques-Alain Miller, « L’Un tout seul », département de psychanalyse de Paris 8, cours du
25 mai 2011, inédit.
4. Voir Clotilde Leguil, Les Amoureuses, voyage au bout de la féminité, Paris, Seuil, 2009.
5. Jacques Lacan, Encore, Le Séminaire, livre XX, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1975,
p. 69.
6. Marguerite Duras, L’Amant, op. cit., p. 47.
7. Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, « Folio », date, p. 23.
8. Marguerite Duras, L’Amant, op. cit., p. 47.
9. Ibid., p. 46.
10. Ibid., p. 47.
1. Ibid., p. 173.
2. Ibid., p. 56.
3. Voir Jacques Lacan, Télévision, Paris, Seuil, « Champ freudien », 1974, p. 63.
4. Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit., p. 128.
5. Ibid., p. 175.
6. Voir Serge Tisseron, « Le désir peut exister, mais cela ne change rien à ce qui est permis et
défendu », Le Monde, 22 janvier 2020.
7. Jacques-Alain Miller, « L’Un tout seul », déjà cité.
8. Jacques Lacan, L’Angoisse, loc. cit., p. 209.
9. Voir sur ce point la fin du Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, leçon XXIV.
10. Jacques Lacan, « L’objet de la psychanalyse », Le Séminaire, livre XIII, séance du
15 décembre 1965, inédit.
11. Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit., p. 63.
12. Voir « L’affaire Gabrielle Russier, un amour hors la loi », Le Monde, série d’été par Pascale
Robert-Diard et Joseph Beauregard, juillet-août 2020.
13. Vanessa Springora, Le Consentement, op. cit., p. 60.
14. Jacques Lacan, Télévision, op. cit., p. 64.
1. Camille Kouchner, La Familia Grande, op. cit.
2. Ibid., p. 122.
3. Ibid., p. 204.
4. Ibid., p. 107.
5. Ibid., p. 126.
6. Ibid., p. 105.
7. Christine Angot, Un amour impossible, Paris, Flammarion, 2015.
8. Ibid., p. 204.
9. Voir en Annexe.

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