Vous êtes sur la page 1sur 15

BONJOUR SAGESSE

Jacques-Alain Miller

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2017/1 N° 95 | pages 80 à 93
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040985
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2017-1-page-80.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


Distribution électronique Cairn.info pour L'École de la Cause freudienne.
© L'École de la Cause freudienne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page80

BONJOUR SAGESSE
Jacques-Alain Miller

L
e monde nouveau, le new world, selon Kojève, ce n’est pas tant les États-Unis
d’Amérique que le monde qui commence avec et après Napoléon, le monde dont
Hegel est le philosophe, le monde du savoir absolu *. Dans un article 1 publié dans
Critique, c’est ce que Kojève appelle le vrai monde nouveau.

Le monde nouveau, ses pères et ses héros

Intitulé précisément « Le dernier monde nouveau », cet article, qui a tout du canular,
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


inscrit la toute jeune Françoise Sagan dans le monde du savoir absolu. Kojève voit dans
ses romans la révélation des conséquences du savoir absolu sur le rapport sexuel.
Curieusement, Kojève inscrit, au début de cet article, trois « noms du père », les noms
des pères de ce monde nouveau.
À l’origine, le père, c’est Napoléon, comme l’a identifié Kojève dans sa lecture de la
Phénoménologie de l’esprit – Napoléon à la bataille d’Iéna. Si vous ne voulez pas consulter
la Phénoménologie…, lisez le petit roman de Queneau, Le Dimanche de la vie, dont le
héros, par table tournante, entre en communication avec son ancêtre, qui a justement
participé à la bataille d’Iéna. Donc, Napoléon, père du monde nouveau.
Et trois sous-pères, si je puis dire.
Le premier, un Allemand de génie, celui qui a insinué que le père du monde nouveau
pourrait être le Grand Corse – bien sûr, c’est Hegel.
En troisième place, Kojève écrit Sade.

Cette conférence, dont le texte et la bibliographie avaient été rédigés par Catherine Bonningue, a fait l’objet d’une pre-
mière publication dans la revue Barca !, no 4, mai 1995, p. 173-193.
Version revue par Pascale Fari, non relue par J.-A. Miller et republiée avec son aimable autorisation.
LCD remercie chaleureusement C. Bonningue pour sa coopération.
* Sous le titre « Kojève, la sagesse du siècle », J.-A. Miller a prononcé cette conférence le 27 juin 1994 dans le cadre du
Séminaire de la Bibliothèque de l’ECF qui avait pour thème Lacan et le Savoir du siècle. Lors de la dernière séance du Sémi-
naire La Relation d’objet, Jacques Lacan conseillait à ses élèves une lecture de vacances, à savoir l’étude par Kojève de deux
romans de Françoise Sagan, Bonjour tristesse et Un certain sourire : « Vous pourrez voir ce qu’un philosophe austère,
habitué à ne se situer qu’au niveau de Hegel et de la plus haute politique, peut tirer d’ouvrages d’apparence aussi frivole. »
(Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1994,
p. 414-419).
1. Cf. Kojève A., « Le dernier monde nouveau », Critique, nos 111-112, août-septembre 1956, Paris, Éd. Minuit, p. 702-708.

80
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page81

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

Napoléon

Hegel x Sade

Pourquoi Kojève voit-il en Sade un des sous-pères du monde nouveau ? Pour la raison
suivante – Il y eut en France un marquis, emprisonné par le Tyran, mais libéré par le Peuple,
qui comprit lui aussi que, dans le nouveau monde libre, tout devait se commettre désormais
dans le privé. Sade est le héros du privé. Ce qui compte désormais se passe, non pas dans
la sphère publique, mais dans la sphère privée, notamment les crimes, obligatoirement
conçus d’ailleurs comme des actes (noblement gratuits) de Liberté égalitaire et éternelle, etc.
Aujourd’hui encore, les quelques hommes d’élite qui le lisent et en parlent sérieusement sont
taxés de peu sérieux par la masse de ceux qui le sont très. C’est 1956. À l’époque, quand on
voulait lire Sade, il fallait aller le chercher dans une arrière-boutique de chez Jean-Jacques
Pauvert – j’ai connu ça quelques années plus tard –, on vous l’enveloppait dans un papier
opaque. Ce n’était pas encore dans La Pléiade.
Hegel, ne commentons pas. Sade, admettons qu’il soit là comme l’un des phares du
monde nouveau. Mais entre ces deux personnages, il y en a un autre qui n’est pas si facile
à identifier et qui n’est pas nommé par Kojève.
Voici ce qu’il écrit de ce personnage x – En Angleterre pourtant, un contemporain semble
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


avoir tout aussi bien vu les choses. En tout cas, il s’est très certainement rendu compte du fait
qu’à cause des exploits même de son concurrent franco-italien [Napoléon], l’honneur (que
d’aucuns prétendent vain) de l’héroïsme viril (ne serait-ce que vestimentaire) ne peut désor-
mais s’acquérir qu’en civil (couleur de deuil évidemment). Mais ce génie pacifique mourut en
martyr inconnu de sa découverte sensationnelle (qui eut un retentissement inoubliable dans
le monde proprement dit) sans laisser de traces littéraires, et ses hagiographes ne révélèrent
jamais aux non-initiés le sens et la portée véritables de son douloureux témoignage (dont un
couvent français de femmes abrite encore les reliques matérielles).
Nous reviendrons sur ce personnage numéro deux.

L’homme n’existe plus


De quoi s’agit-il explicitement dans le petit article de Kojève et pourquoi Lacan
l’amène-t-il à la fin de son Séminaire IV ? Lacan l’amène précisément à l’extrême pointe
de son analyse du petit Hans, au moment où, dans le dernier chapitre, il explique que
le sujet se maintient dans une certaine position passivée du point de vue sexuel. Quelle
que soit la légalité hétérosexuelle de l’objet auquel il s’attache, à savoir l’objet féminin,
la légitimité de ce choix est plus douteuse.
Lacan oppose ici légalité et légitimité. Le petit Hans est conforme à l’ordre, puisque,
petit garçon, il s’intéresse aux petites filles et qu’il continuera vraisemblablement dans
cette voie tout au long de sa vie. Néanmoins, il ne semble pas occuper cette position
d’une façon qui, aux yeux de Lacan, soit virile – il l’occupe de façon passive. C’est alors

La Cause du désir no 95 81
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page82

La psychanalyse au XXIe siècle

que Lacan, quinquagénaire, s’en prend aux jeunes, pour expliquer que les rapports sexuels
contemporains lui paraissent plutôt du style petit Hans – il fait du petit Hans le para-
digme d’un type de rapport sexuel, dont il dit qu’il n’est pas étranger à notre époque, c’est
le style des années 1945.
Reconnaissons là, dans celui qui parle, quelqu’un qui appartient à la génération des
années folles. La jeunesse de Lacan, ce n’est pas l’après Deuxième Guerre mondiale,
c’est l’après Première Guerre mondiale, avec un Paris parcouru d’une pulsation
érotique très différente, où les discours moralisateurs n’avaient pas le poids qu’ils ont
dans la jeunesse d’après la Libération. Dans le cadre de cette guerre de génération,
Lacan explique ce qu’il entend de la jeune génération 1945. Ces charmants jeunes gens
qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord – qui laissent l’initiative aux
dames – attendent, pour tout dire, qu’on les déculotte. Dans le style tout dire, on peut
difficilement aller plus loin. Après avoir expédié le portrait de la jeunesse 1945, il
passe à la jeunesse 1957 – celle qu’on appellera « la nouvelle vague », inventée par une
amie de Lacan, une autre Françoise – ; pour la situer, Lacan se rapporte aux premiers
romans de Sagan – Bonjour tristesse est paru peu de temps auparavant – et au
commentaire qu’en donne Kojève.
Pour Lacan, c’est le miroir des rapports entre les sexes tels que l’époque les met en
place. Il s’avère ainsi partisan de l’idée qu’il y a évolution dans la pratique des rapports
sexuels, fluctuation de la mode dans les rapports sexuels, dans leur style, au point même
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


qu’il est prêt à noter une évolution entre la génération de 1925 et celle de 1945, et même
celle de 1957. Il s’agit donc d’une évolution extrêmement délicate et nuancée. Comme
nous ne sommes pas loin de la mort de Freud, Lacan indique que de profonds change-
ments dans les rapports entre l’homme et la femme se sont déjà produits depuis l’époque
de Freud.
S’ensuit un petit développement sur Don Juan, qui paraît venir comme un cheveu sur
la soupe, mais qui nous montre quelqu’un qui n’avait pas besoin que les entreprises vien-
nent de l’autre bord, quelqu’un qui ne se faisait pas déculotter par l’autre sexe. Don Juan,
lui, de façon impérieuse et décidée, allait chercher de l’autre côté. Et chercher quoi ? Selon
Lacan, chercher le phallus féminin. Il le cherchait vraiment. Il ne se contentait pas de l’at-
tendre, ni de le contempler. Ne trouvant pas cette femme phallique, il ne cesse de passer de
femme en femme. Et à la fin, il trouve. Il ne trouve pas La femme, il trouve le père.
Reprenons l’étude de Kojève à laquelle Lacan renvoie ses auditeurs. Kojève place
d’emblée son étude dans le cadre majestueux du monde du savoir absolu, où il inscrit et
illumine les premiers romans de Françoise Sagan, dont on sait l’élan qui l’a portée jusqu’à
aujourd’hui. Qu’apprend Sagan à Kojève, philosophe en second du savoir absolu ? Elle
lui apprend la figure contemporaine des rapports sexuels.
Cela tient dans une vérité et une seule – l’époque du savoir absolu est corrélative du
déclin, et même de la disparition, du viril. La leçon que Kojève tire de Sagan, c’est
– l’homme n’existe pas. L’homme, le viril, n’existe pas ou n’existe plus. Il n’y a plus
d’hommes. Nous nous trouvons dans un monde sans hommes.

82
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page83

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

Un certain sourire

Bien sûr, il n’en manque pas, des gars qui roulent des mécaniques, qui affichent leurs
biscotos. Et ce, précisément chez les écrivains qu’il épingle de professionnels de la virilité,
ceux qui viennent démontrer ce qu’est être un homme. À côté de Hegel, x et Sade, Kojève
se moque d’un autre trio, composé de Malraux, Montherlant et Hemingway, qui ont en
effet donné dans les années cinquante (cela s’est prolongé un peu après) une figuration
tout à fait honorable de l’homme viril à l’ère moderne. Le combattant de l’absolu,
Malraux ; la tauromachie de Montherlant, pic pic le taureau ; puis Hemingway, lui aussi
dans les taureaux d’ailleurs, séducteur et guerrier. Kojève le moque, au moment d’une
certaine décadence, trouvant le modèle de la virilité dans la lutte du vieux pêcheur avec
le gros poisson – fi de la femme ! 2
À la fin de l’article, la dernière chose qui reste, c’est un certain sourire – Kojève reprend
ce titre –, le sourire résigné à la disparition du viril dans ce monde. Cela ne vient pas mal,
pour Lacan, dans ce dernier chapitre où il évoque Léonard de Vinci, peintre de Mona
Lisa 3. Ce certain sourire, présent dans l’article de Kojève, c’est – pour parodier le titre de
Sagan – Bonjour sagesse, la sagesse résignée à la disparition du viril.
Passons sur les indices de cette disparition – bien que ce soit assez amusant. Kojève
trouve l’indice spécial de cette disparition du viril dans le fait qu’à la plage, les messieurs
sont dévêtus, et les dames les regardent – Vous vous rendez compte, avant il fallait en mettre
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


un coup pour voir des messieurs dévêtus. Ils ne se promenaient pas comme ça sur la plage, pour
que les dames les regardent. Quand ils portaient de grosses armures en fer, les dénuder, c’était
toute une affaire, et puis après, quand ils étaient des chevaliers, pour leur enlever leurs bottes,
il fallait tirer dessus sérieusement. Mais maintenant, ils gambadent sur les plages, et des jeunes
filles les zieutent tant qu’elles peuvent. Plus d’armures, plus de viril.
Cette thèse s’accompagne d’une description sarcastique des rapports sexuels à cette
époque, 1957 – À une époque, les hommes prenaient les femmes, à l’occasion sans leur
demander leur avis. Plus tard les femmes se donnaient. Maintenant, nous sommes à l’époque
où elles se laissent faire – ce qui contredit la phrase de Lacan sur les entreprises venant de
l’autre bord.
Sagan permet à Kojève de continuer sa litanie – depuis la bataille d’Iéna, ce n’est plus
comme avant, il n’y a plus de vraies guerres. Il n’y a plus de révolutions qui soient
sérieuses. En définitive, il n’y a plus que des souffrances résiduelles, la médecine techni-
cisée est en marche, la douleur est de plus en plus scandaleuse, sa disparition est en pers-
pective. C’est à peine s’il y a encore la mort, on évacue la peine de mort, puisque nous
ne supportons plus la monstration de la mort. D’où ce certain sourire qui flotte sur un
monde qui n’a plus le sens de l’absolu et où l’on boit du viski – écrit phonétiquement, à
la Queneau –, boisson qui, en 1957, est perçue comme un signe de l’américanisation de
la vie française.

2. Cf. Hemingway E., Le Vieil homme et la Mer, Paris, Gallimard, 1952.


3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, op. cit., p. 419-435.

83
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page84

La psychanalyse au XXIe siècle

Dévirilisation démocratique

L’idée du déclin viril, et même de sa disparition du monde contemporain, a tout son


intérêt. Sans doute n’est-elle pas pensable sans le déclin du père.
E A
x Fx x Fx

Qu’est-ce que la disparition du viril ? C’est ce qui reste de la formule de la sexuation


masculine si l’on oblitère la partie gauche de la formule. Il reste alors simplement le tous,
le tous ensemble, le tous pareils, de la démocratie. Ce qui sans doute explique le sentiment
de la disparition du viril, c’est l’atteinte faite à la fonction paternelle. Derrière la dispa-
rition du viril, il y a le déclin du père, que Lacan signale dès ses Complexes familiaux…,
à la fin de son premier article.
Il évoque – c’est le terme d’alors – le déclin social de l’imago paternelle, qu’il voit condi-
tionné par le progrès social, par la transplantation et la concentration des populations
dans les villes. Ces effets extrêmes sur la structure familiale reviennent sur l’individu.
Dialectique de la famille conjugale, et précisément croissance des exigences matrimoniales,
renvoyant à la vie américaine – c’est-à-dire protestation de l’épouse à l’endroit de
l’homme. C’est une limite apportée à ce qui faisait traditionnellement les aises de la viri-
lité. L’éthique matrimoniale, d’inspiration plus protestante que latine, induit progressi-
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


vement la décadence du viril, lui substituant l’idéal du bon mari. Lacan signale que ce
déclin de l’imago paternelle constitue une crise psychologique, à laquelle on peut d’ailleurs
rapporter l’apparition de la psychanalyse.
En 1938, Lacan diagnostique, après d’autres d’ailleurs, la crise du père, de la fonction
paternelle. Il évoque sa personnalité toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée
ou postiche. On peut difficilement être plus complet. L’article de Kojève sur Sagan vient
compléter la chose en montrant que la crise du père s’est prolongée en crise de l’homme.
Voilà le centre de la thèse de Kojève qui retient l’attention de Lacan au moment où
il situe le petit Hans comme un viril douteux, un homme qui aborde l’objet hétérosexuel
sur le mode d’une certaine obédience, soumission, qui – c’est l’aveu que nous fait Lacan
ici – ne constitue pas selon lui l’idéal de la virilité.
La question est de savoir si, dans ce monde nouveau, la virilité peut avoir d’autres places
que de comédie. La thèse de Kojève, c’est – Nous n’avons plus que des semblants virils. Il y a
une mascarade virile incarnée par le barbu américain avec son fusil, tueur de taureaux, pêcheur
de poissons, séducteur de femmes et grand buveur devant l’éternel. Voilà tout ce que vous pouvez
obtenir d’hommes aujourd’hui, ce semblant viril. La thèse centrale de Kojève, c’est la dévirili-
sation du monde contemporain. C’est Hercule filant aux pieds de la belle. Nous n’avons plus
qu’un reste d’homme, du côté du pour tout x, formule de l’égalité, du droit pour tous, qui
d’ailleurs absorbe aussi bien la féminité dans le monde contemporain.
L’égalité des droits, et précisément l’égalité des droits entre les sexes, qui ne fait encore
que poindre en 1957 – le droit de vote des femmes date seulement de la Libération –,
s’étale aujourd’hui. C’est encore la vie américaine qui nous donne les repères les plus

84
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page85

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

précieux. La revendication de l’égalité des droits y est poussée au point qu’on n’a plus
maintenant à interpréter ; on n’a plus qu’à regarder dans l’émerveillement.
Le président des États-Unis, leader de la première puissance de la planète, est soumis
à une plainte juridique d’une dame, qui lui reproche de l’avoir fait venir dans une
chambre pour lui faire des propositions – elle les a refusées et est partie. Trois ans plus
tard, l’histoire s’étale dans toute la presse, elle est victime, on ne sait si le président ne
devra pas comparaître.
Respectons ce fait. Il a sa grandeur. Nous sommes certainement des kilomètres en
avant par rapport à ce que nous décrit Kojève. La fonction qui dit non est depuis long-
temps évacuée. Cet épisode se produit bien au nom du tous pareils, pas de privilège réga-
lien pour le président, comme tout le monde. Il n’est pas la peine que j’évoque l’exténuation
des privilèges du viril à travers le concept de harcèlement sexuel et la pratique du politi-
cally correct, qui vise à rectifier dans la langue elle-même ce qui reste marqué d’une domi-
nante du mâle, précisément du Wasp.
Vous savez qu’aujourd’hui dans certaines bibles on ne dit plus de Dieu il a voulu
que…, mais on doit alterner de paragraphe en paragraphe tantôt il a voulu, tantôt elle a
voulu. C’est aller assez loin dans le sens de faire sortir de la langue les privilèges du genre
viril. De la même façon, on objecte à l’usage du mot mankind [humanité] dans lequel le
mot man désigne les deux sexes, l’espèce ; une académie féministe, avec de forts soutiens
gays, œuvre pour chasser du vocabulaire américain le mot mankind et le remplacer par
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


une création qui serait suffisamment dévirilisée pour pouvoir désigner à la fois l’homme
et la femme.
Je ne blâme pas, je resitue, dans la ligne que nous indique Kojève, un certain nombre
de phénomènes contemporains, qui ne se sont pas – pas encore ? – manifestés en France
et en Europe. La thèse de Kojève – le viril n’existe plus – peut servir à interpréter des
phénomènes contemporains. On peut aussi bien la faire jouer par rapport à l’énoncé
LA femme n’existe pas proféré plus tard par Lacan.
J’en reviens à mon x.

Le dandy

Qui est ce contemporain de Napoléon, de Hegel et de Sade, et qui, en Angleterre, a


bien vu que l’honneur et l’héroïsme virils ne peuvent désormais s’acquérir qu’en civil ?
Et dont les restes se trouvent dans un couvent français de femmes ?
Curieusement, le nom du milieu dans cette chaîne de trois, c’est George Brummell.
Son nom reste parmi nous comme celui du parangon de l’élégance, de l’arbitre des
élégances qui a régné en maître à la cour d’Angleterre au début du XIXe siècle. Donc,
Hegel, Brummell, Sade.
Cette conjecture est vérifiée par une interview donnée dix ans plus tard par Kojève à
La Quinzaine littéraire 4, où il indique, cette fois en toutes lettres, que trois hommes ont

4. Cf. Kojève A., « Entretien exclusif avec Alexandre Kojève », La Quinzaine littéraire, no 500, 1988, p. 2-3.

85
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page86

La psychanalyse au XXIe siècle

compris que le monde nouveau était né, Hegel, Sade et Brummell. Oui, Brummell a su
qu’après Napoléon on ne pouvait plus être soldat.
Cette référence m’a conduit à reprendre avec plaisir l’histoire de Brummell et la litté-
rature qui l’entoure – non pas la sienne, puisque, comme le note Kojève, il n’a rien laissé,
mais celle qu’il a suscitée.
De Brummell, Stendhal écrit qu’il a été le roi de la mode en Angleterre de 1796 à
1810 et que c’est l’existence la plus curieuse que le XVIIIe siècle ait produite en Angleterre
et peut-être en Europe 5. Vous voyez que quand Kojève l’élève à cette haute dignité, il n’est
pas loin de ce que les contemporains pouvaient penser et écrire. Barbey d’Aurevilly – qui
a consacré un ouvrage à Brummell, Du dandysme et de George Brummell, qui m’a toujours
enchanté – rappelle le mot de Byron qui disait mieux aimer être Brummell que l’empe-
reur Napoléon 6. La comparaison de Brummell et de Napoléon ne commence donc pas
avec Kojève, mais, bien informé, il la répercute à sa façon.
Ce que l’on a admiré chez Brummell, c’est l’aventure d’un homme seul. Né presque
modestement, on a prétendu qu’il était le fils d’un confiseur mais son père avait été le
secrétaire du premier ministre, un domestique supérieur, comme il le dit. Il n’était pas un
aristocrate. Or, dans cette société dominée par les privilèges de la naissance, pendant une
vingtaine d’années, d’un seul mot, il fait et défait les réputations mondaines. C’est
l’empire de Brummell, selon le mot employé par Barbey d’Aurevilly, qui voit dans l’élé-
vation de Brummell un fait de toute-puissance individuelle. C’est un autocrate de l’opi-
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


nion, dont le jugement, d’un seul mot, élève et fait tomber les réputations. Rien à voir
avec un empire militaire. Il commence par porter l’uniforme, mais très vite, connaissant
le prince de Galles, il jette cet uniforme aux orties, d’une façon assez cavalière, et s’ins-
talle à Londres pour inventer son uniforme à lui, unique ; et tout le monde de se récrier
– Personne n’est habillé comme Brummell ! Son élégance est inimitable.
Il est très difficile de saisir exactement en quoi consistait cette élégance. Contrairement
à ceux qui ont été ses émules, il fuyait le détail voyant. C’était une sorte de degré zéro de
l’élégance. Simplement, le vêtement était mieux coupé sur lui que sur personne, et le
tissu de son habit supérieur, d’un rien, à l’habit du prince de Galles. Byron – qui a régné
sur les imaginations de la première partie du XIXe siècle, qui a fasciné les foules, qui était,
disons, Hemingway, le président Kennedy et Marlon Brando en un seul homme – dit
son admiration pour Brummell. Quant à Barbey d’Aurevilly, il considère que Brummell
a été une des muses (invisible au poète) de Don Juan 7. Il écrit – Ce poème étrange a le ton
essentiellement dandy d’un bout à l’autre 8.
Il existe un certain nombre d’ouvrages sur le dandysme, j’ai pris le plus récent 9 pour
quelques références, il montre comment comparer Brummell et Napoléon est devenu un

5. Cf. Stendhal, « Lord Byron en Italie », Revue de Paris, octobre 1830, in Œuvres complètes, t. II, Genève, Club du
bibliophile, 1972, t. 46, p. 245.
6. Cf. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, Biblio-
thèque de la Pléiade, 1966, p. 667-733, particulièrement p. 677. [NDLR : d’autres éditions sont disponibles sur le net.]
7. Cf. Lord Byron, Don Juan, Paris, Éd. Florent Massot, 1994.
8. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 698-699.
9. Cf. Coblence F., Le Dandysme, obligation d’incertitude, Paris, PUF, 1988.

86
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page87

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

lieu commun au XIXe siècle. Bulwer-Lytton – l’auteur des Derniers Jours de Pompéi –
présente un dandy de son cru, mais inspiré de Brummell – Le contemporain et le rival de
Napoléon, l’autocrate du grand empire de la fashion et des cravates, le puissant génie devant
qui s’était inclinée humblement l’aristocratie, devant lequel les gens de bon ton restèrent ébahis,
qui d’un seul geste dictait des lois à la plus haute noblesse d’Europe 10. Voilà comment on
décrit le pouvoir de Brummell. Un article, en 1836, de la Revue de Paris – Napoléon et
Brummell : ces deux noms ont été souvent comparés avec raison […]. Leur destinée a été le
vol de l’aigle qui plane despotiquement sur les masses. Tous les deux ont eu ce grandiose des
manières, cette auguste domination du maintien, une dignité sublime à porter une pourpre
qui n’était faite que pour eux 11. Citons également la Revue des Deux Mondes – Il y avait,
disait-on à cette époque, trois hommes dans le monde, Napoléon, Byron et Brummell. Il
serait injuste de nier que les deux premiers, Napoléon et Byron, aient exercé une influence sur
leurs contemporains, mais aucun d’eux n’accomplit dans l’ordre politique ou littéraire une
révolution aussi radicale que celle que Brummell effectua dans le domaine de la cravate 12.
Ce point mériterait à lui seul toute une étude. En effet, le seul trait un peu à part de
cette élégance absolue semble être la façon de nouer la cravate, en tissu de mousseline
légère. Après les deux heures passées à sa toilette le matin, Brummell nouait ce tissu avec
un art tel que, dans tous les salons, ahhh ! on s’essayait à nouer comme lui, sans y parvenir.

Faire de l’effet
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


Distinguons avec soin le dandy procédant de Brummell, qui en est le premier exem-
plaire, parmi d’autres formes. Le dandy a par exemple été précédé par le beau. L’exem-
plaire le plus célèbre est le beau Nash, dont le souvenir est préservé dans la ville de Bath
en Angleterre. Je vous en conseille la visite, c’est la ville de Jane Austen. Quelle est la
différence du dandy et du beau ? Le beau fait des ronds de jambes, il veut plaire. Le
dandy, qui procède de Brummell, aime mieux étonner que plaire, étonner quitte à
déplaire, en déplaisant – moyennant quoi, il fascine d’autant plus.
Le thème est lancé – un certain rapport avec la surprise.
Je laisse de côté la comparaison du dandy et du snob. Ils n’ont rien à voir. Le snob
n’est qu’une dégradation du dandy ; le snob s’agglomère, il fait groupe, il imite, tandis
que le dandy – au moins dans son essence – est seul. Je vous emmerde, Duchesse !
D’ailleurs, Brummell passait son temps à être d’une grossièreté notable avec les lumi-
naires de l’aristocratie. Il en a même un peu trop remis avec le prince de Galles devenu
George IV, du style – Quel est ce gros homme qui passe là dans le jardin ? 13 Il en a fait un
peu trop et s’est retrouvé misérable à Calais, puis encore plus misérable à Caen où il a
fini ses jours – il n’avait pas toute sa tête. Il aurait été placé dans l’hospice du Bon Sauveur,
où se trouveraient ses reliques matérielles. Brummell à Calais, le dandy dans la dèche la

10. Lytton B., Pelham ou les Aventures d’un gentleman (1828), t. I, Hachette, 1874, p. 150.
11. Frémy A., « Le roi de la mode », Revue de Paris, octobre 1836, p. 256-257.
12. Frémy A., « Brummell », Revue des Deux Mondes, août 1844, p. 471.
13. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 702.

87
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page88

La psychanalyse au XXIe siècle

plus complète ; sa folie à Caen, quand il fait ouvrir la porte et dit « Bonjour Milord » – il
est crasseux, il n’a plus rien, il continue dans le rêve – c’est poignant.
Il a été très cavalier, révolutionnaire à sa façon, avec l’aristocratie de son temps. On
n’a pas grand-chose de ses mots d’esprit. Quand on les a, ils ne sont presque rien. Le
grand critique anglais de la deuxième moitié du XIXe siècle, William Hazlitt, a consacré
une étude aux mots de Brummell 14. La quintessence du mot d’esprit de Brummell y
apparaît ainsi – Une Duchesse lui demande Monsieur Brummell, mangez-vous des
légumes ? À quoi il répond Madam, I once ate a pea [« J’ai une fois mangé un pois »]. Telle
est la quintessence du mot d’esprit de Brummell. C’est un esprit très spécial dans l’éco-
nomie de l’esprit, tout est dans la correspondance presque mimologique du signifiant et
de la référence, illustrant la frugalité du sujet, mais surtout dans la circonstance, dans l’of-
fense faite à la dame de rang élevé qui prend soin de lui de façon affable.
Comme le dit Barbey d’Aurevilly, le dandysme est surtout une manière d’être 15, ce
n’est pas le culte du vêtement – qui tend tout de même à une certaine perfection. Tout
est étudié de son apparence. C’est pourquoi l’ouvrage de Barbey d’Aurevilly commence
par un éloge de la vanité, où il voit l’essence du lien social. La vanité, c’est la révérence
que l’on a pour l’opinion que les autres vont avoir de votre apparence. Évidemment, cela
ne fait pas des dandys de grands amoureux. On ne connaît pas de maîtresses à Brummell
– ce qui l’occupait tout entier, c’est la figure qu’il taillait dans la société. L’auteur de cet
ouvrage récent sur le dandysme, Madame Coblence, note très justement que, contraire-
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


ment au dicton qui veut qu’il n’y ait pas de héros pour son valet de chambre, Brummell
est le seul héros qui est aussi héros pour son valet de chambre, puisqu’il est grand, sublime,
dans tous les actes de la vie quotidienne – ce qui le met tout à fait à part 16.
Mais pourquoi a-t-on peu de mots de Brummell ? Ce n’est pas tant par la parole qu’il brille,
c’est par l’allure, le regard, et par son art du silence. Barbey d’Aurevilly signale très bien que
beaucoup de la puissance individuelle de Brummell, de son ascendant, tenait à ce silence.
Le silence de Brummell, dit-il, était un moyen de plus de faire effet, la coquetterie taquine des êtres
sûrs de plaire et qui savent par quel bout allumer le désir 17. Le dandy – qui est toujours un mâle,
il n’y a pas de femme dandy – est celui qui sait par quel bout allumer le désir tandis qu’il se
maintient impassible. Je parlais tout à l’heure de la surprise – le dandy met tous ses efforts à
être surprenant pour l’autre – comme le dit Barbey d’Aurevilly, de produire toujours l’imprévu
et de n’être surpris par rien. C’est un être essentiellement blasé, qui, en même temps, empêche
l’autre d’être jamais blasé de lui. Il unilatéralise la surprise du côté de l’autre.
On parle à son propos de faire de l’effet. Oui, le dandy se veut, de part en part, une
cause, une cause qui fait effet. Ainsi décrit-on Brummell quand il eut atteint son statut
développé. Avant, quand il est au bal, il danse, avec l’une, avec l’autre, il lâche une
méchanceté ou une autre, qu’on se colporte – la dame qui a mal attaché son foulard, le

14. Cf. Hazlitt W., « Brummelliana », The Complete Works of William Hazlitt, Londres, Dent, ed. P.-P. Howe, 1930-
1932, t. 20, p. 152-154.
15. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 673.
16. Cf. Coblence F., Le Dandysme, obligation d’incertitude, op. cit., p. 158-159.
17. Barbey d’Aurevilly J., « Du dandysme et de George Brummell », op. cit., p. 696.

88
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page89

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

monsieur dont le pantalon est mal coupé se retirent honteux. C’est encore le jeune
Brummell. Le grand Brummell, on le décrit restant à la porte du bal, n’entrant pas,
jugeant ; et tout le monde – ahhh ! – attend. Que va-t-il dire ? Il lance un mot puis dispa-
raît, répondant au principe – Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit
d’effet, restez ; si l’effet est produit, allez-vous-en. Brummell a passé son temps à jouer
à l’invité de pierre. Au moment où le monde s’adonne à ses plaisirs, toc-toc-toc !,
Brummell arrive, terreur, rien ne le surprend, au-dessus de tout, il toise l’assistance, fend
le sujet de cette assistance et part.
Si je voulais écrire la position de Brummell, j’écrirais, à notre façon, a  S/ . Car il vient
comme objet cause ; la division est pour l’autre. Au moment où la division cesse d’être
pour l’autre et revient sur lui, il part pour Calais, il tire le rideau. Autrement dit, sa posi-
tion est parente de celle de Sade. Il y a une cruauté divisante de Brummell et, à la fin, c’est
lui qui est évacué comme le déchet de sa propre aventure.
D’une certaine façon, avec son élégance suprême, le dandy se met à part de tous les
autres. Il est comme excentrique, dans la position de celui qui dit non, donnant ainsi le
ton. Dès lors, il n’est pas excessif de voir dans l’aventure de Brummell une tentative
héroïque dans le monde contemporain. Ce n’est plus l’héroïsme militaire, dont la fin a
été consommée par l’aventure napoléonienne, c’est un héroïsme spécial. C’est à ce titre
qu’il retient Baudelaire dans son article sur Constantin Guys. Le dandysme est le dernier
éclat d’héroïsme dans les décadences 18. Il définit, non pas le dernier nouveau monde, mais
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


le dernier héros du monde nouveau. Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui
envahit tout et qui nivelle tout, emporte aussi avec elle le dandy. Cette résistance héroïque
du dandy à la prose du monde moderne, à son désenchantement, a fait célébrer le dandy
dans la première moitié du XIXe siècle comme une forme de sagesse moderne, comme il
y avait, dans l’Antiquité, à résister au malaise dans la civilisation, les dits philosophes.
D’ailleurs, Barbey d’Aurevilly comme Baudelaire essaient de repérer le dandy entre le
cynique, le stoïcien, etc.

Décadence du héros

Avoir distingué le dandy dans le dernier nouveau monde nous permet de comprendre
l’articulation de cet article de Kojève avec celui qui l’a précédé dans Critique.
Avant l’article consacré aux livres de Sagan, Kojève avait consacré un texte à trois
livres de Raymond Queneau, Pierrot mon ami, Loin de Rueil et Le Dimanche de la vie,
sous le titre « Les romans de la sagesse 19 ». Cet article a aussi retenu Lacan, puisqu’il
mentionne dans les Écrits, l’interprétation par Queneau de l’expression de Hegel, le
dimanche de la vie. Là encore, c’est un canular sérieux, qui incarne le savoir absolu sous
les espèces de trois voyous feignants. Kojève le dit, voilà des héros très peu héroïques.

18. Cf. Baudelaire C., « Le peintre de la vie moderne (IX. Le dandy) », in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 709-712.
19. Cf. Kojève A., « Les romans de la sagesse », Critique, no 60, mai 1952, Paris, Éd. Minuit, 1952, p. 387-397.

89
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page90

La psychanalyse au XXIe siècle

Prenons Le Dimanche de la vie. Le héros en est un militaire post-napoléonien, c’est-


à-dire un soldat professionnel antimilitariste, qui traverse ce roman en inutile, sinon en
gigolo de son épouse. Tel que le décrit Kojève, ce roman nous présente le train-train
quotidien de la vie banale d’un voyou désœuvré, qui, de plus, emploie un langage
choquant par sa vulgarité. On a bien du mal à situer ces personnages si l’on n’aperçoit
pas que Valentin Brû, le héros du Dimanche de la vie, est exactement l’antithèse de George
Brummell. Il en remet sur le manque de distinction, le laisser-aller. C’est la dernière fleur
de toute l’évolution de l’héroïsme.
Peut-être faut-il partir de très loin. Le héros est une figure qui commence loin, comme
nous le rappelle Baudelaire dans son Salon de 1846 – Car les héros de L’Iliade ne vont
qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus
singulier, le plus remarquable et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés
de votre sein ! 20
C’est un fait que, pendant tout le XIXe siècle – ce siècle post-napoléonien, ce siècle
hégélien et « stupide », disait l’horrible Léon Daudet –, on n’a pas cessé de pleurer la
disparition de l’héroïque et de le réinventer. Songez à Stendhal inventant une Italie qui,
à la différence de la France et pis encore de l’Amérique, échapperait à la massification
démocratique, une Italie de nulle part dont les héros sont illuminés encore de tous les
prestiges de la Renaissance, voire du Moyen Âge. Il faut voir les maquillages de Stendhal,
qui transpose dans Le Rouge et le Noir cet épisode légendaire de la vie de la reine Margot 21,
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


ses amours avec La Mole – inventant que Mathilde, descendante des La Mole, comme
la reine Margot, emporte la tête coupée de son amant sur ses genoux 22. La référence à un
épisode du XVIe siècle ramené au XIXe, nourrit un héroïsme anachronique. Cette chro-
nique de 1830 est une anachronique.
Songez aussi à Balzac qui, lui, voit des héros partout dans la vie moderne – comme
le dit Baudelaire, même les portières ont du génie chez Balzac. Balzac fait comme si, dans
la vie urbaine contemporaine, les héros étaient encore partout. D’autres le trouvent, ce
héros, dans le dandy – c’est ce qui rapproche Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. N’ou-
blions pas Flaubert qui pleure la fin des héros et porte une malédiction violente sur la
démocratie.
On s’est beaucoup interrogé sur le point de savoir comment Maurice Barrès et
d’autres avaient pu passer de la position de dandy à la position patriotarde de la Première
Guerre mondiale. Si l’on s’aperçoit que ces écrivains n’ont pour seule pensée que de faire
revivre les héros, on comprend très bien le passage du dandysme à la célébration de la
défense nationale. Le fascisme, après la Première Guerre mondiale, a promu à des fins
abjectes le retour de l’héroïque.
Dans le même temps, on trouvait en France une tout autre littérature, celle de Céline,
le Voyage au bout de la nuit, ou La Nausée de Sartre – où sans doute nous avons des

20. Baudelaire Ch., « Salon de 1846 (XVIII. De l’héroïsme de la vie moderne) », in Œuvres complètes, op. cit., p. 496.
21. Cf. Dumas A., La Reine Margot, Paris, Gallimard, 1994, p. 737 & Chéreau P., pour son film La Reine Margot, 1994,
où Margot quitte Paris pour le royaume de Navarre avec la tête de son amant sur les genoux.
22. Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 576.

90
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page91

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

révoltés, mais ne prétendant à rien d’héroïque. Le héros de La Nausée essaie d’écrire la


vie d’un héros historique et n’y arrive pas – la biographie héroïque se défait au regard de
l’existence. Les personnages de Queneau s’inscrivent dans la même veine, si ce n’est qu’ils
ne sont même pas des révoltés.
Queneau sait si bien que nous sommes à l’époque où c’en est fini des héros, que c’est
encore trop dangereux, les révoltés – l’exemple de Céline peut être invoqué comme
preuve à l’appui. Les héros de Queneau sont les plus démocratiques qu’on puisse
imaginer, des non-héros, des anti-dandys du monde du savoir absolu. Ils disent oui. Ce
sont des prolétaires conservateurs. Kojève lui-même disait oui. J’aurais pu apporter ici la
saisissante interview de Raymond Barre 23 racontant ses conversations avec Kojève, et la
grande estime où il tenait le philosophe qui restera haut fonctionnaire de la Communauté
européenne jusqu’à sa mort.
Kojève était certainement un fonctionnaire de la Communauté européenne dans l’es-
prit de Valentin Brû, sauf que lui, bien sûr, travaillait beaucoup, mais dans l’idée qu’à
l’époque du savoir absolu, le vrai courage, c’est de dire oui. Il y a chez lui une méfiance
et même une haine à l’égard de la posture héroïque. La décadence de la posture héroïque,
l’émergence de la position libérale consonnent avec ce que Kojève souligne de la dispa-
rition du viril. Sa référence aux armures prend là tout son sens.

Du chevalier à l’égalité des sexes


© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


Les valeurs héroïques, chevaleresques, on les trouve exprimées, dans notre culture,
au Moyen Âge. On ne cache pas l’affirmation de sa supériorité. Au contraire, la supé-
riorité exige d’être affichée, il s’agit de contraindre l’autre à la reconnaître. Ce qui a
été par Hegel, et par Kojève, théorisé comme la lutte du maître et de l’esclave s’in-
carne, historiquement, dans les valeurs de l’aristocratie – quand il y en avait une, il
y a longtemps.
C’est ce que rappelait récemment le disciple de Kojève, Fukuyama 24, qui a boule-
versé pendant un temps l’intelligentsia américaine avec les thèses mêmes du « Dernier
monde nouveau ». La lutte de pur prestige, d’où surgissent, à partir des deux consciences
de soi, le maître et l’esclave, s’incarne dans le culte aristocratique de la gloire. C’est la
preuve que l’homme peut surmonter l’instinct de conservation – pour rien de matériel,
pour rien de l’ordre du besoin, il risque sa vie. Devant le choix forcé la gloire ou la vie, il
peut choisir la gloire – la gloire au risque de la vie.
Ces valeurs, dans notre littérature, sont présentes dans Corneille. Heinrich Heine
l’écrit très bien dans son étude sur l’âme romantique – Dans Corneille respire encore le
Moyen Âge [l’esprit chevaleresque et l’idéal aristocratique]. En lui et dans la Fronde [la
Fronde, c’est la révolte aristocratique qui a refusé l’ordre Louis quatorzième] râle la voix
de la vieille chevalerie… Mais dans Racine les sentiments du Moyen Âge sont complètement

23. Cf. « Entretien avec Raymond Barre, mars 1989 », Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La Philosophie, l’État, la
Fin de l’Histoire, Paris, Grasset & Fasquelle, 1990, p. 416-423.
24. Cf. Fukuyama F., La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992.

91
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page92

La psychanalyse au XXIe siècle

éteints 25. Le rejet de l’héroïsme se joue, dans la littérature française, entre Corneille et
Racine, on y assiste déjà à une certaine dévirilisation du héros. L’amour cesse d’être sous
le joug de la générosité pour prendre les couleurs de l’agressivité. Sous la continuité appa-
rente du genre tragique, une véritable révolution des mœurs, une « révolution cultu-
relle », s’accomplit ; à l’aristocratie chevaleresque se substitue la noblesse élégante. Les
vertus héroïques du passé se tempèrent, se dissolvent, dans l’atmosphère de la cour.
La dévirilisation a commencé depuis longtemps – depuis Baldassar Castiglione et son
Livre du Courtisan, ce traité du XVIe siècle italien qui apprend au chevalier non pas simple-
ment à se tenir à cheval et à galoper en cliquetant avec toutes ses ferrailles, mais au
contraire, à descendre, à porter des petits chaussons, à savoir donner la fleur, toucher la
lyre et parler de façon galante. La dévirilisation éclate, selon Kojève, dans Françoise
Sagan, mais elle est déjà présente avec Baldassar Castiglione – bien avant Napoléon
Bonaparte. Mais enfin, je ne suis pas là pour critiquer Kojève.
Dans Molière, l’aristocratie est domestiquée – on le voit dans la réprobation qui touche
le personnage de Don Juan – ; c’est l’entrée des bourgeois, avec leur ridicule, leur singerie,
leur avarice, leur couardise, qui imposent sur le théâtre le règne de l’avoir – en quoi L’Avare
reste le paradigme de ce théâtre. Le règne théâtral de l’avoir ouvre la voie à la comédie de
l’adultère. Il faut bien que ce soient des propriétaires qui montent sur la scène pour que
l’adultère devienne un thème de théâtre occupant avec constance la scène française.
Molière a une position douteuse sur l’égalité des sexes. D’un côté, il soutient toujours
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


la revendication féminine à l’endroit de la puissance paternelle. Le père moliéresque
porte déjà tous les stigmates du déclin de l’imago paternelle signalé par Lacan en 1938,
tandis que les jeunes filles maintiennent la tradition galante, essayant d’expliquer aux
butors comment on parle aux filles. En même temps, dans Les Femmes savantes par
exemple, Molière moque l’obsession de l’égalité sexuelle – on n’ose penser la pièce qu’il
aurait faite de Catharine A. MacKinnon.
Je signale, à la suite de Paul Bénichou dans ses Morales du Grand Siècle 26 – que je
vous recommande –, l’ouvrage de Poulain de la Barre en 1673 sur L’Égalité des deux
sexes. Au XVIIe siècle, un monsieur a professé la nécessité rationnelle, cartésienne, de recon-
naître l’entière égalité des sexes. Nous la voyons maintenant se déployer dans tous ses
effets.
Donc, le chevalier, le courtisan, le dandy.

L’analyste, héros à part ?

Je pourrais passer par l’homme distingué dont Sartre parle si bien dans sa Critique de
la raison dialectique 27, mais je conclurai sur un type que l’on peut peut-être inscrire à la
suite du chevalier, du courtisan, du dandy. C’est ce type que l’on appelle l’analyste.

25. Heine H., Die romantische Schule, Hambourg, 1836, p. 131, cité par P. Bénichou in Morales du grand siècle, Paris,
Gallimard, Folio essais, 1948, p. 208-209.
26. Cf. Bénichou P., Morales du grand siècle, op. cit., p. 271.
27. Cf. Sartre J.-P., Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, notamment p. 717 & sq.

92
cause 95 print_70 13/03/17 10:31 Page93

Jacques-Alain Miller, Bonjour sagesse

L’analyste a quelque chose à voir avec le dandy. On dit que Lacan aurait été un peu
dandy sur les bords. En tout cas, tel que Lacan a créé le type de l’analyste, il a quelque
chose de nec plus ultra. Il est maître de sa parole, maître de son être et de son apparence.
Il est cause.
Sans doute n’est-il pas un sage, puisqu’il maintient la différence entre principe de
réalité et principe de plaisir – différence qui s’évanouit pour le sage –, mais il n’est pas
non plus un révolté. Lacan renvoie la gauche et la droite comme le fool et le knave, à
l’anglaise. S’il n’a rien d’un révolutionnaire, il se targue d’être subversif : autrement dit,
il pense faire trembler les semblants. L’analyste serait ce semblant qui fait trembler les
semblants. En même temps, il ne se refuse pas à la posture héroïque, tout à fait sensible
chez Lacan quand il s’agit de la reconquête du champ freudien. On ne peut pourtant dire
que l’analyste soit héros, sinon par ceci, qu’il rejoint, au terme de chaque cure qu’il auto-
rise et mène à sa conclusion, son statut d’objet a, soit de déchet du destin.
Peut-être est-ce la seule posture héroïque qui soit permise à l’époque du savoir absolu,
car ce n’est pas une posture qui s’appuie sur une identification. Si l’analyste est à part, ce
n’est pas sur le fondement de son identification, même celle de son trait d’exception,
mais sur celui de sa destitution subjective.
Ce n’est pas un hasard si ce statut de l’analyste comme objet a, Lacan a trouvé à l’illus-
trer par un roman français, Le Guerrier appliqué de Jean Paulhan. Il s’agit du guerrier,
figure éminente, classique, du héros – mais ce n’est plus un héros, il n’est plus singula-
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 31/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 188.77.46.168)


rité triomphante affirmant sa supériorité, il n’est plus qu’appliqué, fonctionnaire.

Il serait beau…

Kojève voit dans les trois héros de Queneau des versions possibles du sage moderne 28.
Tandis que le dandy travaille à se mettre à part, le charme des héros si peu héroïques de
Queneau, c’est qu’ils parlent comme tout le monde et se fondent dans la masse. Ils ont
un idéal d’anonymat très prononcé. Le sage kojévien se lève à la fin des temps, quand
l’homme n’a plus à s’affirmer par la négativité. Kojève ne dit pas que plus rien n’arrive.
Il dit simplement – Le programme est maintenant connu. C’est l’extinction du manque,
la résorption des différences, le chemin de l’homogène. Il va encore se passer beaucoup
de choses, et des pas agréables. Mais c’est tout de même la fin de l’Histoire. Qui reste à
part ? Le peuple snob, disait Kojève, les Japonais. Il serait beau d’ajouter – et le peuple
analytique.

28. NDLR : J.-A. Miller a ajouté ces remarques en réponse aux questions de l’auditoire.

93

Vous aimerez peut-être aussi