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La psychanalyse comme symptôme social

Le discours de la science dans sa prétention à saisir le réel, par sa tentative de


l’objectiver, vise à forclore le sujet de l’inconscient. La psychanalyse est précisément
apparue comme envers de ce discours, car quelque chose d’un certain rapport à la
substance de l’être humain était en danger 1. Le sujet de la psychanalyse, le sujet de
l’inconscient est précisément ce sujet que le discours de la science tente de forclore. En ce
sens, le discours de la science et le discours de la psychanalyse sont à situer sur une même
bande de Moebius. La psychanalyse comme discours, c’est-à-dire comme lien social, est un
symptôme social, qui fait partie du malaise dans la civilisation. Elle n’est pas apparue
n’importe quand. Combien de temps durera encore ce symptôme ? Lacan appelait à ce que
ce soit le plus longtemps possible, mais pas une minute de plus. On peut se demander si ce
moment de disparition de la psychanalyse n’est pas venu, car le discours du maître est
aujourd’hui moins opérant et le discours managérial, par exemple, tente de le pervertir par
une assomption du discours du capitaliste, où tout tournerait rond.

La réalité est ce qui conjoint, ce qui donne une cohérence, le Réel est ce qui disjoint,
c’est ce qui ne va pas, ce qui se met en travers, ce qui revient toujours à la même place ; le
Réel c’est l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas se dire. Si le parlêtre recherche
désespérément à faire du Un, dans l’amour ou dans sa prétention à réduire positivement le
réel, il y échoue nécessairement. C’est ce qui amène Lacan à formuler qu’il n’y a pas de
rapport sexuel, rien qui ne pourrait s’inscrire comme faisant rapport pour produire du Un.
Quand Lacan avance qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est un autre rapport au monde, à
son espace et à sa géométrie qu’il énonce.
Lacan met ainsi en doute ce que Freud a cru pouvoir avancer sur la révolution copernicienne
en inscrivant la psychanalyse (le Moi n’est pas maître en sa demeure) dans la lignée de
Darwin et Copernic qui portaient atteinte au narcissisme des humains. (42) « La révolution
copernicienne n’est nullement une révolution (selon Lacan). Si le centre d’une sphère est
supposé, dans un discours qui n’est qu’analogique, constituer le point-maître, le fait de
1
Lettres de EFP n° 18 Journées des cartels d’avril 75, p 269.

1
changer ce point-maître, de le faire occuper par la terre ou le soleil, n’a rien en soi qui
subvertisse ce que le signifiant centre conserve de lui-même…ce qui reste au centre, c’est
cette bonne routine qui fait que le signifié garde en fin de compte toujours le même sens. Ce
sens est donné par le sentiment que chacun a de faire partie de son monde, c’est-à-dire de
sa petite famille et de tout ce qui tourne autour. » Même pour les gauchistes, ajoute Lacan.
« Un certain nombre de préjugés vous font assiette et limitent la portée de vos insurrections
au terme le plus court, à celui, très précisément, où cela ne vous apporte nulle gêne et
nommément pas dans une conception du monde qui reste, elle, parfaitement sphérique. »
Malgré les critiques d’un certain ordre établi, les gauchistes donc, par leur idéalisme,
retombent dans un monde centré et circulaire. Le discours analytique amène en revanche à
un décentrement, comme Kepler (plutôt que Copernic) a pu le remarquer : ça tourne en
ellipse et ça met en question la fonction du centre. Ça ne tourne pas, ça tombe. Ce vers quoi
ça tombe chez Kepler est en un point de l’ellipse qui s’appelle le foyer, et dans le point
symétrique, il n’y a rien. Lacan avance ainsi une logique du décentrement et de l’a-
sphéricité, et surtout de l’excentricité elliptique. D’ailleurs, le cercle qui semble si parfait est
nommé par les mathématiciens « ellipse dégénérée », car les deux foyers de l’ellipse y
coïncident alors. Selon Le dictionnaire historique de la langue française, ellipse est un
emprunt (1625) au latin scientifique ellipsis, créé par Kepler à partir du grec elleipsis au sens
métaphorique de « manque » (« omission d’un mot », proprement « manque »), l’ellipse
étant un cercle imparfait.2 L’excentricité de la psychanalyse n’oppose pas au discours de la
science un autre type de lien social dans un affrontement imaginaire et militant. Il s’agit de
rappeler que le réel, ça ne tourne pas rond mais en ellipse, avec du manque, du rien, un trou
comme un des foyers ; ce qui rend le discours psychanalytique insupportable.

De plus, dans le séminaire Encore, Lacan indique que l’analyse, si elle se pose d’une
présomption, c’est bien de celle-ci : qu’il puisse se constituer de son expérience un savoir sur
la vérité. « Dans le petit gramme que je vous ai donné du discours analytique, le a s’écrit en

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Le mot désigne en géométrie, puis dans l’usage courant, une courbe plane fermée
déterminée par l’intersection d’un cône droit et d’un plan qui n’est pas perpendiculaire à son
axe (s’il est perpendiculaire, c’est un cercle).
Déjà terme de grammaire en grec, ellipse désigne la figure de rhétorique consistant en
l’omission d’un ou de plusieurs mots dans un énoncé dont le sens reste clair. Par extension,
le mot s’applique à l’art de sous-entendre dans un discours, un raisonnement.

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haut à gauche et se soutient du S2, c’est-à-dire du savoir en tant qu’il est à la place de la
vérité. C’est de là qu’il interpelle le S ce qui doit aboutir à la production du S1, du signifiant
dont puisse se résoudre quoi ? - son rapport à la vérité. » (84)

Quand Lacan parle de la science qui serait la nôtre, il s’agit là de la science comme epistémé,
et non pas de la science moderne galileo-cartésienne, espèce de techno science. Une science
dont Lacan dans la leçon du 20 décembre 77 dans le séminaire « Le moment de conclure »
dit que « cette science-là (galileo-cartésienne) n’est rien d’autre qu’un noyau fantasmatique
par son projet de connaissance intégrale du réel de la nature, comme volonté de maîtrise de
l’univers et qui ne peut être que condamnée à une exploration partiale, partielle. » C’est en
effet une prétention scientiste du discours de la science de connaître et saisir intégralement
le réel de la nature et qui vient par là même écraser le réel.

Pour poursuivre du côté de l’excentricité de la psychanalyse, Lacan indique que le


symbolique est troué, car le langage est manquant, le mot manque à dire la Chose. Le
symbolique se distingue d’être spécialisé comme trou. « Il y a un refoulement qui n’est
jamais annulé, n’est-ce pas. Il est de la nature même du symbolique de comporter ce trou,
n’est-ce pas. Et c’est ce trou que je vise, que je reconnais dans l’Urverdrängung elle-même. »
9 décembre 1975 (57). Ce refoulement primordial, Lacan le situe explicitement au lieu du
symbolique.
Cependant, le 13 avril 1975, Lacan avait indiqué que « le vrai trou est ici. Il est ici où se révèle
qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. » Lacan le situe sans ambiguïté au nouage du Réel et de
l’Imaginaire, là où il avait situé la Jouissance de l’Autre J(A). Le 9 avril 1974 (Les non-dupes
errent) Lacan indiquait que « ce dont témoigne pour nous l’expérience analytique, c’est que
nous avons à faire, je dirais, à des vérités indomptables, à des vérités indomptables dont
nous avons à témoigner, pourtant, comme telles.… Ce sont les seules qui peuvent nous
permettre de définir comment, dans la science, ce qu’il en est du savoir, du savoir
inconscient…peut constituer ce que j’appellerai un bord… Si ce que j’avance pour vous

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répond à quelque chose, je veux dire que vous m’avez assez entendu, avant, de ce que
j’énonce de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ça que ça veut dire. »
Ces vérités indomptables (il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas de jouissance de l’Autre,
il n’y a pas de rapport sexuel) sont localisés sur une même plage du nœud borroméen, ce
que Lacan nomme le vrai trou. Elles sont imaginairement réelles ou réellement imaginaires.
On pourrait y a jouter qu’il n’y a pas l’objet, L femme n’existe pas, il n’y a pas de
métalangage, etc.
Ce qui fait la spécificité du trou dans le symbolique et du vrai trou est que le premier est le
lieu de l’Urverdrängung pour Lacan3, les vérités indomptables étant à situer quant à elles
dans le vrai trou. Ces deux foyers de ce qui constitue la topologie du sujet le ramènent à la
figure de l’ellipse et de ces deux foyers dont celui où il n’y a rien, mais qui fonde
géométriquement que cela ne tourne pas rond. La psychanalyse rappelle à la manière de
Kepler que cela tourne de façon elliptique. C’est le rappel de cette excentricité de ces vérités
indomptables qui rend la psychanalyse insupportable, mais qui permet un accès à un savoir
insu, qui concerne le réel, impossible à appréhender autrement qu’en le rencontrant jusque
dans la jouissance dans la cure elle-même par le transfert. La psychanalyse, mais aussi l’art,
la littérature vient faire coupure dans ce discours où tout aurait tendance à tourner trop
rond. C’est en effet cette excentricité qui permet de faire entendre que ce monde n’est point
sphérique, ne tourne pas autour d’un centre de vérité. D’où l’importance que cette
excentricité, cette asphéricité persiste à faire coupure dans ce monde autrement totalitaire,
insiste à faire torsion pour rappeler aussi l’envers de ce discours centré du discours de la
science. Est-ce aux psychanalystes de lutter contre ce monde hégémonique quant à sa
prétention à l’univocité pour préserver au contraire un univers divisé, une topologie
moebienne ? Ce serait présomptueux et ce serait entrer dans un affrontement imaginaire en
proposant une autre représentation du monde (weltanschaung). Ce serait vouloir substituer
un monde orthocentré à un autre, organisé autour d’un autre centre. Ce serait répéter le
fourvoiement des gauchistes que dénonçait Lacan. C’est au contraire la division du sujet,
l’impossible du réel auquel l’humain a à faire qui produit la psychanalyse comme symptôme
social de cette prétention scientiste à faire du Un. La psychanalyse ek-siste comme deuxième
foyer de l’ellipse par homomorphie et rappelle que le monde ne tourne pas rond autour d’un
centre, mais en ellipse de façon excentrique.
3
Séminaire XXXIII, Le sinthome, séance du 9 décembre 1975

4
Si la psychanalyse disparaît, ce sera nécessairement une autre forme de symptôme qui se
manifestera. Le réel en revanche sera en effet toujours ce qui se mettra en travers de cette
prétention totalisante des discours positiviste et gestionnaire du moment, en travers de
toute illusion scientiste. La psychanalyse n’est cependant pas moribonde et les
psychanalystes ont sans doute, au-delà de la défense de leur pratique et de leur liberté à
l’exercer, à participer à ce qui concerne toute la société et dont la psychanalyse n’est qu’un
des symptômes, même si celui-ci est paradigmatique de ce qui de la substance de l’être
humain est en danger. C’est l’univocité, l’hégémonie totalitaire de ce qui tournerait rond
autour d’un centre constitué des vérités d’état, scientistes, au nom du souverain bien qui
menacent gravement l’humain. Cette substance de l’être humain dont parle Lacan et qui ne
saurait être réduite à un trouble, objectalisée dans une organisation gestionnaire des
biopouvoirs.

Les guides des bonnes pratiques pour des parcours de soins, voire des « parcours de
vie » pensés par des experts et que l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse vient de
dénoncer sont l’exemple même de cette façon de dire le vrai de façon exclusive et
totalisante. Ces guides univoques et exclusifs ne supportent aucune complexité ni
controverse, aucune pluralité des pratiques et diversité des références.
Des « experts » d’une Haute Autorité de Santé énoncent la doxa, la vérité officielle, parole
de vérité Une et absolue. Puis ils imposent par leurs guides une planification bureaucratique
et des contraintes organisationnelles, budgétaires, voire pénales. 4 Ces Guides d’allure
totalitaire avancent des arguments d’autorité, n’autorisant aucune controverse possible :
une vérité qui fait idéologie, un appareil technocratique pour faire appliquer la doxa et un
contrôle souverain et absolu qui tend à confisquer la totalité du champ de la santé qu’il
domine.

Le discours dominant s’accommode parfaitement bien des théories et des pratiques d’allure
comportementales, expérimentales et scientiste. L’importance d’une vérité univoque validée
4
cf. la tentative de l’amendement Fasquelle du 13 octobre 2016 taxant de « maltraitance »
toute pratique ne correspondant pas aux préconisations de bonnes pratiques des HAS. De
plus, les condamnations pénales existent aussi en Italie depuis quelques années, pour toute
pratique décalée de la doxa.

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par des experts et un discours d’allure scientifique permet à un ordre administratif et
gestionnaire qui a fait ses preuves dans les bureaux des méthodes de l’Organisation
Scientifique du Travail (Taylor et Ford) ou du lean management d’appliquer une idéologie se
prétendant an-idéologique et an-historique mais pragmatique et positiviste.

Les vérités d’état simplistes (par exemple le TSLA, TDAH, autisme sont des troubles neuro-
développementaux avec une forte présomption d’étiologie biologique, génétique ou
environnementale) sont posées comme des vérités d’évangile. L’appareil administratif,
contrôle, finance et fait appliquer la doxa par des organismes d’état qui permettent aux
gestionnaires d’appliquer ce contrôle des populations et des pratiques, ce que Foucault
nomme biopouvoir.
C’est un discours homogène, hégémonique au nom d’une évidence scientiste et d’une
validation permanente par des évaluations orientées qui sont des moyens de contrôle et de
formatage de la pensée et des pratiques. L’excentricité de la psychanalyse ou tout ce qui
s’écarte de ces normes est à proscrire, à poursuivre et à éliminer car opposé à une vision
univoque pour le souverain bien. La logique prédominante est celle de la communication et
du signe (un signe exprimant une seule chose pour quelqu’un), et surtout pas celle du
signifiant, qui représente un sujet pour un autre signifiant dans une chaîne signifiante avec
des effets de sujet et s’inscrivant dans le champ de la parole et du langage. Il s’agit de
considérer un in-dividu, non divisé contrairement au sujet de l’inconscient qui échappe
nécessairement et ne saurait se laisser appréhender une fois pour toute. Le sujet est ainsi
identifié à un trouble ce qui permet à l’exercice de ce biopouvoir de contrôler d’autant plus
aisément les masses, les catégories de population identifiées ou essentialisées.

Bien sûr, la psychanalyse qui est l’envers de ce discours et qui en tord la logique pour en
révéler son envers a été attaquée. Aujourd’hui, les mentions à la psychanalyse sont de plus
absentes des textes, des références et des commissions d’attribution des postes, des
budgets et des habilitations. La psychanalyse disparaît alors aux yeux des agents de ces
administrations. Elle n’existe plus. Les psychanalystes faisant référence à des pratiques
interdites ou/et non consensuelles ne sont donc même pas à considérer, si ce n’est comme
des charlatans aux pratiques dangereuses pour le bien souverain dont l’État est garant.

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La véritable question n’est pourtant peut-être pas tant la défense de la psychanalyse, que le
péril que représente un certain ordre de discours instaurant un lien social où tout tournerait
rond au dépend de l’humain traité comme un objet, au nom d’une vérité d’État servie par un
appareil bureaucratique managérial et gestionnaire. Ne sommes-nous pas à un moment
politique, moment historique qui ne se révèlera sans doute que dans l’après-coup, dans
l’avènement du discours capitaliste (qui ne saurait se réduire au capitalisme). Les attaques
contre la psychanalyse ne sont que l’exemple même de ce qui est radicalement remis en
question de l’humain. C’est la dimension subjective qui est menacée partout, au nom de
cette objectalisation positiviste généralisée et qui est à l’œuvre à l’école, à l’hôpital, dans les
maisons de retraite, les entreprises, les CMPP, l’art, la culture … La psychanalyse n’en est
qu’un symptôme social, considéré comme un trouble à l’ordre public à faire disparaître dans
la catégorie des psychothérapies.

Si à la fin du XIX siècle, le discours de la science a permis à un ordre bureaucratique


de s’appuyer sur un certain type de rationalité qui mettait en danger quelque chose de la
substance de l’être humain, ne serions-nous pas en train de vivre un moment historique tout
aussi important ? Quelque chose ne serait-il pas radicalement en train de changer ? Les
manifestations en seraient l’atteinte à la liberté d’exercice, les recommandations d’État dont
certaines pourraient être opposables, c’est-à-dire donner lieu à des poursuites en justice ou
auprès des ordres professionnels comme c’est le cas en Italie, l’évaluation et les contrôles,
les pressions financières… afin que les professionnels, mais aussi chaque citoyen, se
comportent selon ce qui est ordonné de façon hégémonique, standardisée et totalisante. Un
totalitarisme dans la démocratie au nom de la science et du souverain bien n’est-il pas à un
craindre, comme une nouvelle dystopie, c’est-à-dire une fiction d’un monde utopique
sombre, comme celui que dépeint George Orwell dans 1984 ?

Radjou Soundaramourty

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