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Ce que l’interprétation n’est pas

(retour à une référence de Lacan)


écrit par Hervé Castanet

« Il est parfois plus important de soutenir le problème posé que de le résoudre. »


Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient

Distinguons, en guise d’orientation, le singulier et le pluriel : interprétation / interprétation(s). Le


singulier désigne le concept à faire varier en intension et en extension (c’est la leçon de l’épistémologie).
Le pluriel, lui, les usages des interprétations qui opèrent (ou pas) dans une cure (c’est la leçon de la cure
analytique). Le singulier et le pluriel se distinguent par nécessité logique. Aussitôt disjoints, il faut les
réarticuler dans leurs tensions. Ainsi va le champ analytique, comme le rappelle inlassablement Lacan :
pas de concept analytique sans ses conséquences cliniques ; pas de pratique clinique qui ne s’oriente d’un
concept, ou mieux, d’une architecture de concepts. Questionner ce que l’interprétation n’est pas oblige à
revenir à cette tension : erreur sur le concept + impasse analytique.
Il est légitime de dégager la boussole actuelle pour traiter le binôme interprétation / interprétation(s).
Cette boussole implique de s’orienter du réel et de déplier les conséquences qui en découlent (= les effets
analytiques). C’est notre enjeu d’École d’y revenir sans cesse.
Mais une boussole a son histoire, voire son archéologie, pour retrouver un mot de Michel Foucault. Y
revenir ce n’est pas parler d’un temps révolu dont l’évocation ferait sourire. À quoi bon parler d’avant
puisqu’aujourd’hui il en est autrement ? La remarque est juste lorsqu’elle s’applique aux discours des
sciences dures ou expérimentales : ce qui a été découvert n’a plus à l’être et y revenir est perte de temps.
Le CQFD a été produit. Dans la psychanalyse, non. L’expérience du parlêtre ne peut faire l’économie d’un
temps qui n’est pas linéaire et ne peut être découpée bout par bout – l’espace, partes extra partes,
réduisant le temps à sa chronologie segmentable sur commande. La tension temporelle crée un temps
nouveau, celui de la scansion, où la hâte a des effets de sujet qu’aucun regard extérieur ne peut
objectiver. Ce temps est celui de la cure.

Lacan 58
C’est pourquoi, par exemple, nous pouvons relire le Lacan de 1958 non point pour savoir comment en 1958
on analysait et interprétait, mais pour savoir comment aujourd’hui l’enjeu d’alors n’a pas disparu. Si le

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savoir était cumulatif, les cures devraient durer de moins en moins longtemps puisqu’on partirait du réel
d’emblée, imaginaire et symbolique étant déjà traités. Bref, doit-on oublier le Lacan de 1958, comme le
dentiste actuel peut oublier la roulette à pied, ou le cardiologue hospitalier la vieille description par
Laennec du stéthoscope ? On sait la réponse de Lacan qui, dès ses premiers séminaires, rappelait qu’on ne
dépasse pas Platon, Hegel, Marx ou Freud, mais qu’on a pour tâche de les rendre vifs, actifs, vivants.
Pourquoi 1958 ? Parce qu’en juin de cette année, dans son Séminaire Les Formations de l’inconscient,
Lacan insiste sur ce que l’interprétation (= son concept) n’est pas et quelles sont les impasses cliniques de

telles interprétations (= les usages analytiques) [1]. Quand y a-t-il impasse ? Lorsque l’interprétation se
découvre duelle, court-circuitant l’histoire. Une interprétation relève de la psychologie lorsqu’elle se coule
dans une « relation duelle » soit une « interprétation d’ego à ego, ou d’égal à égal, autrement dit, une
interprétation dont le fondement et le mécanisme ne peuvent être distingués en rien de celui de la
[2]
projection ». À rebours, l’interprétation analytique vise une réécriture de l’histoire. C’est dans ce

Séminaire des Formations… que Lacan démontre que « l’erreur de la technique d’analyse [3] » qui avait
cours dans la psychanalyse de ces années-là touche prioritairement l’interprétation : l’imaginaire y est
privilégié par rapport au symbolique. Quel clinicien peut prétendre que ce risque est désormais écarté et
que cette impasse est à tout jamais évitée ? La pratique du contrôle y objecte : l’errance duelle, où
l’analyste projette sur le patient, n’a pas disparu. Retorse, elle fait retour diversement masquée.

Un exemple : l’erreur de Bouvet


La référence aux travaux de Maurice Bouvet, analyste réputé du groupe français de l’IPA, permet à Lacan
de démontrer l’impasse. Revenir à ses critiques est toujours utile au clinicien de 2023 puisqu’on y retrouve
cette tension entre interprétation (au singulier) et interprétation(s) (au pluriel). La possibilité de
l’interprétation est liée à la définition que M. Bouvet donne de « l’objet phallique » et nommément du
« phallus de l’analyste » pris dans le fantasme : « le sujet en tant qu’obsessionnel assure par son

fantasme la possibilité de se maintenir en face de son désir [4] ». L’analyste, selon M. Bouvet, se devant
par l’interprétation de dégager le « phallus fantasmatique », objet a, engagé. Lacan précise les modalités
de l’interprétation, ainsi pensée, dans la cure avec un patient de M. Bouvet, ingénieur chimiste de vingt-
cinq ans : « l’analyste va se faire pressant, insistant, par ses interprétations pour que le sujet consente à

communier, à avaler, à s’incorporer fantasmatiquement cet objet partiel [5] ». La critique de Lacan est
double : tout à la fois, il affirme qu’il s’agit d’une cure – ce n’est pas une pratique hors la psychanalyse –
et d’une « erreur » dans l’analyse – soit une erreur de l’analyste. Cette cure avec M. Bouvet :
1- fait « passer sur le plan de l’identification suggestive, celui de la demande, ce qui est là mis en

cause [6] » ;
2- favorise « une certaine identification imaginaire du sujet en profitant […] de la prise que donne la

position suggestive ouverte à l’analyste sur le fondement du transfert [7]» ;


3- donne, enfin, « une solution fausse, déviée, à côté, à ce qui est en cause […] dans le matériel qu’il [le

patient] apporte effectivement à l’analyste [8]».


Au travers de ces usages de l’interprétation, M. Bouvet construit toute une théorie de l’objet partiel, de
l’introjection, etc.

Un rêve et son reste : un bidet

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M. Bouvet rapporte un rêve de son patient. Le voici : « “Je vous accompagne à votre domicile particulier
– dans votre chambre il y a un grand lit – je m’y couche – je suis extrêmement gêné – il y a un bidet dans
un coin de la chambre – je suis heureux quoique mal à l’aise”. Le malade n’eut pas beaucoup de difficultés
[9]
à admettre la signification passive de ce rêve ». M. Bouvet ajoute : « Le malade résista assez

longtemps à cette interprétation [10] » qu’il était un « homosexuel passif ». Ce qui saute aux yeux,
s’impose à celui qui lit ce cas et fait le cœur de cette interprétation, pourquoi Lacan le récuse-t-il ? On
peut comprendre que les moyens utilisés par l’analyste sont des forçages, mais l’homosexualité passive
semble ne pas faire de doute. N’est-ce pas même l’expression qu’emploierait aujourd’hui un analyste face
à un patient qui présenterait mutatis mutandis la même problématique inconsciente ? La preuve de cette
affirmation qui a les traits de l’évidence fait défaut, insiste Lacan. Bref, la position de ce patient n’est pas
démontrée ! Un élément du récit du rêve doit être sollicité. En position tierce, dans un coin, « quelque
chose qui est pleinement articulé et auquel personne ne semble faire attention, alors que ce n’est pourtant

pas là pour rien [11] » : le bidet. Ce dernier présentifie le phallus, mais ne le montre pas : personne ne se
sert du bidet. N’est-il pas pénis en creux ? « Il est le signifiant de ce qui est frappé par l’action du
[12] [13]
signifiant, de ce qui est sujet à la castration ». Le bidet est « problématique ».

L’« efficace solution »


Quelle issue pour que l’interprétation puisse trouver sa portée ? Il faut « résoudre l’impasse imaginaire

engendrée par la fonction que l’image du phallus vient à prendre au niveau du plan signifiant [14] ».
L’erreur de M. Bouvet dans ses interprétations et donc dans la conduite de la cure est que, selon lui, cette
dernière « est tout entière conçue comme le fait que l’analyste donne fantasmatiquement le phallus,

consent à un désir de possession phallique [15] ». Autrement dit, l’homosexualité passive est loin de tout
expliquer de la névrose obsessionnelle. L’Autre s’y trouve réduit à l’autre imaginaire : il y a ravalement du
désir à la demande adressée à l’analyste.
Ce moment de l’enseignement de Lacan (= le symbolique prime sur l’imaginaire : S/I) n’a rien perdu de sa
pertinence. Sans son élaboration, s’orienter à partir du réel (R/S) n’aurait pu être construit. Y faire retour,
c’est réactualiser cette croisée des chemins dont parle Lacan, en deux temps :
1- une certaine technique est défavorable à une issue correcte ;

2- une autre technique aboutit à la « solution correcte, [à] l’efficace solution [16] ».
Chaque analyste a à retrouver, pour lui-même, cette croisée des chemins où entre S et I se joue aussi la
possibilité d’une interprétation. Plusieurs tours seront encore nécessaires pour que la solution ne se fasse
plus sous la seule égide du Père du Nom.
Interroger ce que l’interprétation analytique n’est pas permet d’ouvrir à une invention qu’une définition
assertorique ne permettrait pas forcément de découvrir. Le mot de Lacan mis en exergue a tout son poids
dans cette invention : soutenir le problème posé plutôt que le résoudre ! C’est à ne pas l’oublier que le
clinicien, et a fortiori le psychanalyse, saura faire de cette phrase de Lacan dans « Variantes de la cure-
[17]
type », « Ce que le psychanalyste doit savoir : ignorer ce qu’il sait », une… boussole toujours vive
pour son quotidien.

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[1]
Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris,
Seuil, 1998, p. 423-438.
[2]
Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris,
Seuil, 1975, p. 42.
[3]
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 435.
[4]
Ibid.
[5]
Ibid., p. 436.
[6]
Ibid.
[7]
Ibid.
[8]
Ibid.
[9]
Bouvet M., « Importance de l’aspect homosexuel du transfert dans le traitement de quatre cas de
Névrose obsessionnelle masculine », Revue française de psychanalyse, vol. 12, n° 3, 1948, p. 435.
[10]
Ibid.
[11]
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 437.
[12]
Ibid.
[13]
Ibid.
[14]
Ibid., p. 453.
[15]
Ibid., p. 454.
[16]
Ibid., p. 438.
[17]
Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 349.

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