Vous êtes sur la page 1sur 5

Gissmed, 6 avril 2017 1

Jacques Lacan, Le Transfert, 1960-1961, extrait de la séance du 8 mars 1961, version


Staferla.

Je voudrais vous rappeler là-dessus les vérités premières. Ce n’est pas parce qu’elles
sont premières qu’elles sont toujours exprimées, et si « elles vont sans dire », elles
vont encore mieux en les disant. Pour la question du « contre-transfert », il y a
d’abord l’opinion commune, celle de chacun pour avoir un peu approché le problème,
là où il la situe d’abord, c’est-à-dire l’idée première qu’on s’en fait, je dirai aussi la
première, la plus commune qui en a été donnée mais aussi le plus ancien abord de
cette question.
Il y a toujours eu cette notion du « contre-transfert » présente dans l’analyse - je veux
dire très tôt, au début de l’élaboration de cette notion de transfert - tout ce qui chez
l’analyste représente son inconscient en tant que non analysé, dirons-nous, est nocif
pour sa fonction, pour son opération d’analyste, en tant qu’à partir de là nous avons la
source de réponses non maîtrisées et surtout, dans l’opinion qu’on s’en fait, de
réponses aveugles dont, dans toute la mesure où quelque chose est resté dans
l’ombre, et c’est pour cela qu’on insiste sur la nécessité d’une analyse didactique
complète, poussée fort loin - nous commençons dans des termes vagues pour
commencer - c’est parce que, comme c’est écrit quelque part, il résultera de cette
négligence de tel ou tel coin de l’inconscient de l’analyste de véritables taches
aveugles, d’où « résulterait » - je le mets au conditionnel, c’est un discours
effectivement tenu, que je mets entre guillemets, sous réserves, auquel je ne souscris
pas d’emblée mais qui est admis - éventuellement tel ou tel fait plus ou moins grave,
plus ou moins fâcheux dans la pratique de l’analyse, de non reconnaissance,
d’intervention manquée, d’inopportunité de telle autre intervention, voire même
d’erreur.
Mais d’autre part on ne peut pas manquer de rapprocher de ce propos ceci : qu’il est
dit que c’est à la communication des inconscients qu’en fin de compte il faut se fier
au mieux pour que se produisent chez l’analyste les aperceptions décisives, les
insights les meilleurs.
Ce n’est pas tellement d’une longue expérience, d’une connaissance étendue de ce
qu’il peut rencontrer dans la structure que nous devons attendre la plus grande
pertinence - ce « saut du lion » dont nous parle Freud quelque part et qui ne se fait
qu’une fois dans ses réalisations les meilleures 1. On nous dit que c’est à la
communication des inconscients que ressortit ce qui, dans l’analyse concrète,
existante va au plus loin, au plus profond, au plus grand effet, et qu’il n’est pas
d’analyse à laquelle doive manquer tel ou tel de ces moments.
C’est en somme directement que l’analyste est informé de ce qui se passe dans
l’inconscient de son patient, par une voie de transmission qui reste dans la tradition

1 Cf. Sigmund. Freud : L’analyse finie et l’analyse infinie. « Le proverbe qui dit :
“Le lion ne bondit qu’une fois” doit avoir raison. » GW 16, 1937, p. 62, déjà cité
par Lacan.
Gissmed, 6 avril 2017 2

assez problématique. Comment devons-nous concevoir cette communication des


inconscients ?
Je ne suis pas là pour - même d’un point de vue éristique 2, voire critique - aiguiser
les antinomies et fabriquer des impasses qui seraient artificielles. Je ne dis pas qu’il y
ait là quelque chose d’impensable, à savoir que ce serait à la fois en tant qu’à la limite
il ne resterait plus rien d’inconscient chez l’analyste, et en même temps en tant qu’il
en conserverait encore une bonne part, qu’il serait, qu’il doive être l’analyste idéal.
Ce serait vraiment faire des oppositions - je le répète - qui ne seraient pas fondées.
Même à pousser les choses à l’extrême on peut entrevoir, concevoir, un inconscient «
réserve » - et il faut bien le concevoir : il n’y a pas d’élucidation exhaustive, chez
quiconque, de l’inconscient, quelque loin que soit poussée une analyse - on peut
concevoir fort bien, cette « réserve d’inconscient » admise, que le sujet que nous
savons averti précisément par l’expérience de l’analyse didactique sache en quelque
sorte en jouer comme d’un instrument, de la caisse du violon dont par ailleurs il
possède les cordes.
Ce n’est tout de même pas un inconscient brut, c’est un inconscient assoupli, un
inconscient plus l’expérience de cet inconscient.
À ces réserves près, il restera quand même que soit légitime que nous sentions la
nécessité d’élucider le point de passage où cette qualification est acquise. Ce qui est
dans son fond affirmé par la doctrine comme étant l’inaccessible à la conscience,
car c’est comme tel que nous devons toujours poser le fondement, la nature de
l’inconscient, ce n’est pas qu’il soit là accessible aux « hommes de bonne volonté » :
il ne l’est pas, il reste dans des conditions strictement limitées, c’est dans des
conditions strictement limitées qu’on peut l’atteindre, par un détour et par ce détour
de l’Autre qui rend nécessaire l’analyse, qui limite, réduit de façon infrangible
les possibilités de l’auto-analyse. Et la définition du point de passage où ce qui est
ainsi défini peut néanmoins être utilisé comme source d’information, inclus dans une
praxis directive, ce n’est pas faire une vaine antinomie que d’en poser la question.
Ce qui nous dit que c’est ainsi que le problème se pose d’une façon valable, je veux
dire qu’il est soluble, c’est qu’il est naturel que les choses se présentent ainsi. En tout
cas, à vous qui avez les clés, il y a quelque chose qui vous en rend tout de suite
l’accès reconnaissable, c’est ceci qui est impliqué dans le discours que vous entendez,
que logiquement - il y a une priorité logique à ceci - c’est d’abord comme inconscient
de l’autre que se fait toute l’expérience de l’inconscient, c’est d’abord chez ses
malades que Freud a rencontré l’inconscient.
Et pour chacun de nous, même si c’est élidé, c’est d’abord comme inconscient de
l’autre que s’ouvre pour nous l’idée qu’un truc pareil puisse exister. Toute découverte
de son propre inconscient se présente comme un stade de cette traduction en cours
d’un inconscient d’abord inconscient de l’autre. De sorte qu’il n’y a pas tellement à
s’étonner qu’on puisse admettre que, même pour l’analyste qui a poussé très loin ce
stade de la traduction, la traduction puisse toujours reprendre au niveau de l’Autre.

2 Relatif à la controverse.
Gissmed, 6 avril 2017 3

Ce qui évidemment ôte beaucoup de sa portée à l’antinomie que j’évoquais tout à


l’heure comme pouvant être faite, en indiquant tout de suite qu’elle ne saurait être
faite que de façon abusive.
Seulement alors, si nous partons de là, il apparaît tout de suite quelque chose. C’est
qu’en somme dans cette relation à l’autre qui va ôter, comme vous le voyez, une
partie, qui va exorciser pour une part, cette crainte que nous pouvons ressentir,
de ne pas sur nous-mêmes assez savoir. Nous y reviendrons, je ne prétends pas vous
inciter à vous tenir quitte de tout souci à cet égard, c’est bien loin de là ma pensée.
Une fois ceci admis, il reste que nous allons rencontrer là le même obstacle
que nous rencontrons avec nous-mêmes dans notre analyse quand il s’agit de
l’inconscient, à savoir quoi : le pouvoir positif de méconnaissance - trait essentiel,
pour ne pas dire historiquement original de mon enseignement - qu’il y a dans les
prestiges du moi ou, au sens le plus large, dans la capture de l’imaginaire.
Ce qu’il importe de noter ici c’est justement que ce domaine, qui dans notre
expérience d’analyse personnelle est tout mêlé au déchiffrage de l’inconscient, ce
domaine, quand il s’agit de notre rapport comme psychanalyste à l’autre, a une
position qu’il faut bien dire différente. En d’autres termes, ici apparaît ce que
j’appellerai « l’idéal stoïcien » qu’on se fait de l’apathie de l’analyste.
Vous le savez, on a d’abord identifié les sentiments, disons en gros négatifs ou
positifs, que l’analyste peut avoir vis-à-vis de son patient, avec les effets chez lui
d’une non complète réduction de la thématique de son propre inconscient. Mais si
ceci est vrai pour lui-même, dans sa relation d’amour propre, dans son rapport au
petit autre en soi-même [(a)], à l’intérieur de soi, j’entends dire ce par quoi il se voit
autre qu’il est, ce qui a été découvert, entrevu, bien avant l’analyse, cette
considération n’épuise pas du tout la question de ce qui se passe légitimement quand
il a affaire à ce petit autre, à l’autre de l’imaginaire, au-dehors.
Mettons les points sur les « i » : la voie de l’apathie stoïcienne, le fait qu’il reste
insensible aux séductions comme aux sévices éventuels de ce petit autre au-dehors en
tant que ce petit autre au-dehors a toujours sur lui quelque pouvoir, petit ou grand, ne
serait-ce que ce pouvoir de l’encombrer par sa présence, est-ce à dire que cela soit à
soi tout seul imputable à quelque insuffisance de la préparation de l’analyste en tant
que tel ? Absolument pas en principe. Acceptez ce stade de ma démarche. Ce n’est
pas dire que j’y aboutis.
Mais je vous propose simplement cette remarque : de la reconnaissance de
l’inconscient, nous n’avons pas lieu de dire, de poser qu’elle mette par elle-même
l’analyste hors de la portée des passions. Ce serait impliquer que c’est toujours et par
essence de l’inconscient que provient l’effet total, global, toute l’efficience d’un objet
sexuel ou de quelque autre objet capable de produire une aversion quelconque,
physique. En quoi ceci serait-il nécessité, je le demande,si ce n’est pour ceux qui font
cette confusion grossière d’identifier l’inconscient comme tel avec la somme des
pulsions vitales ?
C’est ici ce qui différencie radicalement la portée de la doctrine que j’essaie
d’articuler devant vous. Il y a bien entendu entre les deux un rapport. Ce rapport, il
Gissmed, 6 avril 2017 4

s’agit même d’élucider pourquoi il peut se faire, pourquoi ce sont les tendances de
l’instinct de vie qui sont ainsi offertes, mais pas n’importe lesquelles, spécialement
parmi celles que Freud a toujours, et tenacement, cernées comme les tendances
sexuelles. Il y a une raison à ce que celles là sont spécialement privilégiées, captivées,
captées par le ressort de la chaîne signifiante en tant que c’est elle qui constitue le
sujet de l’inconscient.
Mais ceci dit, pourquoi - à ce stade de notre interrogation il faut poser la question -
pourquoi un analyste, sous prétexte qu’il est bien analysé, serait insensible au fait que
tel ou tel provoque en lui les réactions d’une pensée hostile, qu’il voie en cette
présence - il faut la supporter bien sûr pour que quelque chose de cet ordre se
produise - comme une présence qui n’est évidemment pas en tant que présence d’un
malade, mais présence d’un être qui tient de la place. Et plus, justement, nous le
supposerons imposant, plein, normal, plus légitimement il pourra se produire en sa
présence toutes les espèces possibles de réactions. Et de même, sur le plan intrasexuel
par exemple, pourquoi en soi le mouvement de l’amour ou de la haine serait-il exclu,
disqualifierait–il l’analyste dans sa fonction ?
À ce stade, à cette façon de poser la question il n’y a aucune autre réponse que celle-
ci : en effet pourquoi pas ! Je dirai même mieux, mieux il sera analysé, plus il sera
possible qu’il soit franchement amoureux ou franchement en état d’aversion,
de répulsion sur les modes les plus élémentaires des rapports des corps entre eux, par
rapport à son partenaire. Si nous considérons tout de même que ce que je dis là va un
peu fort, en ce sens que ça nous gêne, que ça ne s’arrange pas, tout de même qu’il
doit bien y avoir quelque chose de fondé dans cette exigence de l’apathie analytique,
c’est qu’il doit bien falloir qu’elle s’enracine ailleurs.
Mais alors, il faut le dire, et nous sommes, nous, en mesure de le dire. Si je pouvais
vous le dire tout de suite et si facilement, je veux dire si je pouvais tout de suite vous
le faire entendre avec le chemin déjà parcouru, bien sûr je vous le dirais. C’est
justement parce que j’ai un chemin encore à vous faire parcourir que je ne peux pas le
formuler d’une façon complètement stricte.
Mais d’ores et déjà il y a quelque chose qui peut en être dit, jusqu’à un certain point,
qui pourrait nous satisfaire
- la seule chose que je vous demande, c’est justement de ne pas en être trop satisfaits
avant d’en donner la formule et la formule précise - c’est que si l’analyste réalise,
comme l’image populaire, ou aussi bien comme l’image déontologique qu’on s’en
fait, cette apathie, c’est justement dans la mesure où il est possédé d’un désir plus
fort que ceux dont il peut s’agir, à savoir : d’en venir au fait avec son patient, de le
prendre dans ses bras, ou de le passer par la fenêtre - cela arrive - j’augurerais même
mal de quelqu’un qui n’aurait jamais senti cela, j’ose le dire.
Mais enfin il est un fait qu’à cette pointe près de la possibilité de la chose, cela ne
doit pas arriver d’une façon ambiante.
Cela ne doit pas arriver, non pas dans la mesure négative d’une espèce de décharge
imaginaire totale de l’analyste, dont nous n’avons pas à poursuivre plus loin
l’hypothèse, quoique cette hypothèse serait intéressante, mais en raison de quelque
Gissmed, 6 avril 2017 5

chose qui est ce dans quoi je pose la question ici cette année, que l’analyste dit : « je
suis possédé d’un désir plus fort ». Il est fondé en tant qu’analyste, en tant que s’est
produite pour tout dire une mutation dans l’économie de son désir.

Vous aimerez peut-être aussi