Il eut fallu un courage politique remarquable pour résister aux sirènes du confinement généralisé, et
suivre la voie de pays qui ont su appliquer des mesures différenciées, étayées sur une réflexion
scientifique dynamique, sans être obnubilés par le goulot d’étranglement pour les soins spécialisés
que constitue le nombre de respirateurs artificiels.
En France, les experts et décideurs politiques n’ont pas pu s’affranchir de cette obnubilation, et pire
encore, n’ont pas su mettre en œuvre une stratégie cohérente. Les autorités politiques et sanitaires
ont toujours été en retard d’une bataille — pour reprendre leur métaphore guerrière et infantilisante
—, qu’il s’agisse de l’approvisionnement en masques et tests de dépistage, de la production de
respirateurs, du confinement des personnes vulnérables, de l’isolement des sujets contacts, de
l’appui sur les médecins généralistes, des mesures thérapeutiques à recommander, des essais à
conduire, etc.
Pourtant, dès la fin janvier l’expérience de la Chine et de l’Asie du Sud-Est avait rendu disponibles
tous les éléments nécessaires à des décisions fondées. Il était clair que n’étaient menacées que les
personnes présentant certains facteurs de risque à impact respiratoire ou immunitaire, ce qui est
souvent le cas chez les personnes âgées ou obèses, mais celles-ci pouvaient être protégées par des
mesures strictes de confinement ciblé et des gestes–barrières, dont le port de masques pour leurs
aidants et soignants.
Deux stratégies étaient possibles : Isoler les cas détectés et leurs contacts, grâce à un dépistage
exhaustif mais ciblé sur ceux-ci, de façon à éliminer le virus sur le territoire (stratégie retenue en
Corée du Sud et à Singapour avec traçage liberticide des portables) ; isoler strictement les personnes
vulnérables, avec les mesures appropriées pour leurs aidants et soignants, et développement d’une
immunité de groupe, lorsqu’un pourcentage suffisant de la population est atteint (estimé souvent à
50%).
Pour une pandémie de type coronavirus, la stratégie (II), bien que difficile à mettre en œuvre, car
nécessitant une logistique lourde pour soutenir matériellement et affectivement les personnes
isolées, est plus sûre sur le long terme. En effet, la stratégie (I) induit un fort risque de rebond à
l’ouverture des frontières, comme le redoute actuellement les pays qui l’ont appliquée.
Le confinement généralisé, ainsi que la région de Wuhan en Chine l’a pratiqué, et comme la France
l’appliquera jusqu’au 11 mai en principe, associe aux limites de la stratégie (I) — en raison des
risques de rebond à la levée du confinement, les « experts » annoncent un retour à la normale pour
l’automne dans notre pays ! — un désastre économique, surtout lorsqu’il s’agit de l’ensemble d’un
pays de la taille de la France. Il fallait à tout prix l’éviter dès lors que l’on savait que les sujets de
moins de quarante-cinq ans, hors facteurs de risque tel l’obésité, ne développaient pas de forme
sévère, même s’il y a toujours des singularités dramatiques, comme pour la grippe.[3] Il était
possible d’en appeler à la responsabilité des médias pour ne pas mettre en exergue ces cas tragiques
mais exceptionnels (comme les chiffres le confirmeront à la fin de l’épidémie), et ne pas les laisser
terroriser la population.
Ligne Maginot
Nos décideurs n’ont su choisir ni la stratégie (II), difficile à assumer politiquement, ni même la
stratégie (I). Les « experts » se sont engoncés dans leurs certitudes franco-françaises issues des
pandémies passées, incapables de s’adapter à l’épidémie nouvelle, et dans le déni du désastre
économique que les mesures qu’il ont fini par recommander allaient entraîner ; les responsables
politiques ont manqué d’intuition, et surtout d’audace, pour s’en affranchir, malgré leurs doutes. La
technostructure que porte la haute administration en France, fixée sur ses lignes Maginot, a été tout
bonnement incapable de faire preuve des ressources nouvelles qu’exigeait la situation. L’écart est
saisissant avec l’Allemagne, qui a choisi la stratégie (I), mais l’a mise en œuvre de façon cohérente
dès la fin janvier, d’où cinq fois moins de décès.
Incapable de protéger efficacement et avec humanité les EHPAD ou les soignants, de rassurer la
grande majorité de la population qui ne risque rien, de prendre les simples mesures de bon sens qui
s’imposaient (par exemple, masques, fût-ce de fortune, dans les espaces clos), la technostructure
sanitaire, quel que soit le dévouement souvent remarquable des personnels sous ses ordres, a fait ce
qu’elle fait en temps ordinaire : hospitalo-centrisme, injonctions uniformes à l’ensemble des
structures sanitaires et médico-sociales, messages aussi autoritaires qu’abscons adressés aux
« médecins de ville », montage de sites web de soutien hors sol, exigences kafkaïennes de remontée
d’« indicateurs », recommandations hors de la réalité concrète des souffrances des patients…
On annonce des commissions d’enquête à la fin de l’épidémie, et tel ou tel ministre servira peut-être
de fusible, quelques mesurettes seront prises, mais il est probable que les causes profondes se
maintiendront. En fait, depuis trente ans, le secteur de la santé subit une maladie pire que toute
infection virale, à savoir la « peste grise » que constitue l’emprise d’agences administratives
chaque jour un peu plus totalitaires dans leur modes de fonctionnement, accompagnées de tout un
cortège d’organismes d’évaluation prétendument indépendants.
Hélas, une visite aujourd’hui du site de l’HAS (https://www.has-sante.fr) est édifiante. La page
d’accueil est toujours organisée autour des maîtres-mots du jargon technocratique en vogue :
« évaluation » « accréditation », « indicateurs », « certification », etc. On retrouve bien dans une
rubrique « Actualités » un dossier sur le COVID-19, mais il ne s’agit guère que de fiches énonçant
des truismes du type « être attentif à la vulnérabilité » dans tel ou tel type de pathologie chronique.
Aucune vision d’ensemble de l’épidémie n’est proposée, aucune stratégie de prévention n’est
analysée, aucun problème concret urgent n’est traité, qu’il s’agisse du dépistage des sujets contacts,
du port des masques dans telle ou telle situation, des essais de médicaments, des mises en garde
contre les pratiques dangereuses de type auto-médications ou inhalations… Bien entendu, aucun
soignant ne perd son temps à lire ces fiches établies à grand renfort de méthodologies coûteuses.
Mais soyons tranquille, on nous le garantit, la « continuité essentielle des missions » est assurée et
les « commissions réglementées » fonctionnent !
En fait, il n’y avait rien à attendre de l’HAS en période de crise. Sa doctrine repose sur la
« médecine fondée sur les données éprouvées » (evidence-based medicine), qui ne reconnaît que les
études randomisées contrôlées comme preuves sérieuses, ce qui nécessite des années d’études sur
de larges populations. Certes, ce n’est pas l’evidence–based medicine en elle-même qui est nuisible
— ses fondateurs souhaitaient remettre en cause tout argument d’autorité —, mais la façon dont des
« autorités » s’en emparent pour régir tous les aspects des soins sous couvert d’une telle caution
pseudo-scientifique, par exemple pour imposer des fermetures d’unités de soins aux effets sanitaires
et sociaux désastreux.
Au-delà du cas d’école que constitue l’HAS, les agences administratives de la santé sont depuis
vingt ans un incubateur permanent de cette peste grise qui ronge la substance vitale de la médecine,
détruisant la liberté essentielle à son exercice auprès de personnes toujours éminemment
singulières, comme Hippocrate y insistait déjà [4]. Tous les soignants ressentent quotidiennement
ses effets néfastes, étant soumis à un flux continu d’injonctions sur la qualité des soins émises par
des cadres administratifs ignorant tout de la réalité des malades, et sommés de consacrer un temps
littéralement « fou » à des procédures ubuesques et chronophages, au coût faramineux, allant de
l’accréditation des établissements au développement professionnel continu (aujourd’hui une belle
usine à gaz aux programmes de « rééducation » puérils que les praticiens font semblant de suivre
pour qu’on leur fiche la paix).
Le paradigme de l’evidence-based à la sauce HAS a montré une efficacité lamentable depuis vingt
ans : la crise du COVID-19 ne fait que confirmer l’evidence de ses faiblesses, et selon leurs propres
critères d’évaluation, toutes ces agences devraient mettre en œuvre leur autolyse. Mais le mal est
profond, et il y a fort à parier qu’au final cette crise servira de prétexte pout renforcer encore leur
pouvoir. A vrai dire, le même mal ravage l’Université et la recherche, placées désormais sous la
coupe du New Public Management à la française. En fait, tous les secteurs de la société sont atteints
par ce totalitarisme mou et visqueux, aussi insupportable aux esprits libres que toxique pour une vie
digne d’être vécue.
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[1] Ouest-France/Reuters, 14 avril 2020.
[2] Le Figaro-Economie, 25 mars 2020.
[3] Au 10 avril, il n’y a eu 1 décès en France chez les moins de 20 ans (pour lequel il a été rapporté
des inhalations), 6 décès entre 20 et 30 ans, 35 entre 30 et 40 ans, 99 entre 40 et 50 ans (données
Insee). Surpoids ou obésité serait présente dans 80% des cas sévères chez les moins de 50 ans.
[4] Hippocrate. L’Ancienne médecine (trad. J. Jouanna). Paris : Les Belles Lettres, 1990.