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Médecine et maladies infectieuses 33 (2003) 564–569

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Revue générale

Les vaccins : implications sociales et politiques


The social and political issues of vaccinations
A.M. Moulin *
CNRS–CEDEJ, P.O. Box 392, Muhammad-Farid, Le Caire, Égypte

Résumé

L’article analyse les enjeux et les déterminants sociaux et politiques des stratégies de vaccination, à partir de quelques exemples empruntés
à l’histoire passée et présente. Ces exemples illustrent la nécessité d’une collaboration entre sciences biomédicales et sciences sociales dans la
lutte contre les maladies, qu’elle prenne la forme d’un contrôle ou d’un essai d’éradication. Le social et le scientifique apparaissent aujourd’hui
comme les 2 facettes d’un même problème : faire pour le politique les choix les plus judicieux, correspondant à la fois aux exigences
scientifiques et aux normes acceptables dans la société civile. Dans tous les cas, la nouvelle politique de vaccination passe par un partage
d’information et de décision entre les différents acteurs impliqués.
© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

Abstract

The implementation of vaccines raises many important issues related to the social and political determinants of the public health strategies
and their impact on societies. The social aspects have in the past being presented globally as resistance of societies to authoritarian choices,
today they are more flexibly labelled as acceptability both by anthropologists and by political thinkers. This article documents the analysis of
these factors through episodes of the past and present history of vaccination, and argues in favour of a close interaction between social and
biomedical sciences, a requisite for the conduct of a scientifically sound, safe and democratic public health policy.
© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.

1. Introduction et de décision où des exigences nouvelles de clarté et de


transparence se font jour.
Les vaccins sont un objet privilégié pour faire apparaître la
trame invisible qui solidarise les sciences biomédicales et les
2. Implications sociales : la résistance des sociétés
sciences sociales, dès lors qu’il s’agit de lutte contre les
maladies, qu’elle prenne la forme d’un contrôle ou d’un essai Un cas exemplaire de résistance est fourni par l’épisode
d’éradication. La politique en est évidemment la forme la connu sous le nom de Rivolta da Vacina, la révolte du vaccin.
plus voyante puisqu’il s’agit de stratégies de santé publique, Une semaine sanglante à Rio de Janeiro, en 1904, mit aux
les implications sociales sont plus discrètes : on les a long- prises le gouvernement brésilien et une véritable insurrection
temps présentées sous la forme négative de « résistances ». (cet article s’inspire en partie d’un article à paraître en brési-
Aujourd’hui le social et le biologique peuvent apparaître lien dans la revue Historia, Ciencia, Saude, Manguinhos, de
comme 2 facettes d’un même problème, à charge pour le la fondation Oswaldo Cruz). La guerre du vaccin, au-delà du
politique de faire les choix les plus judicieux, correspondant refus de la vaccination, exprimait une opposition profonde
à la fois aux exigences scientifiques et aux normes accepta- aux programmes d’hygiénisation de l’espace urbain, qui ne
bles dans la société civile. Dans tous les cas, la nouvelle tenaient pas compte des nécessités du petit commerce infor-
politique de vaccination passe par un partage d’information mel et substituaient un espace dégagé et purifié à la Hauss-
mann au réseau dense des venelles de la capitale.
* Auteur correspondant. La violence des affrontements, suivie d’une répression
Adresse e-mail : moulin@cedej.org.eg (A.M. Moulin). policière impitoyable, a laissé une trace dans la mémoire
© 2003 Publié par Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS.
doi:10.1016/S0399-077X(03)00208-7
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populaire. Elle se manifeste par l’ambivalence à l’égard les soins de petite chirurgie, selon une tradition familière à
d’une des figures consacrées de la science brésilienne. Le l’Occident médiéval. Antoine Barthélemy Clot, officier de
Docteur Oswaldo Cruz est encore représenté dans l’art popu- santé marseillais, recruté en 1825, est chargé, d’abord au
laire, muni d’une énorme seringue, symbole de ce nouveau niveau de l’armée puis sur tout le territoire égyptien, de
croquemitaine. Comme disaient autrefois les mères aux en- mettre en place la vaccine obligatoire, suivant un décret qui
fants français : « si tu n’es pas sage, le docteur va venir pour anticipe sur les mesures analogues en Europe [4,5]. L’admi-
te faire une piqûre ». nistration rivalise de zèle pour établir des statistiques et son
La révolte du vaccin avait succédé à la déclaration de activité dans le domaine constitue un test de modernisation
l’obligation de la vaccine par le conseil de santé. Elle illustre pour l’État égyptien. Non sans susciter des réactions durables
bien les difficultés des choix politiques en matière de vacci- de peur et d’évitement de la part des villageois.
nation, l’intrication du social et du scientifique. D’un côté, Les rapports administratifs sur les réactions locales témoi-
les savants, les hygiénistes, s’appuyaient sur des chiffres de gnent aujourd’hui du sens de l’observation de la population,
morbidité et de mortalité qui faisaient à leurs yeux la honte devant certains cas d’inefficacité du vaccin, dus notamment
du Brésil. En 1908, la grande épidémie de variole a posteriori aux difficultés de la conservation et aux aléas du transfert de
confirma le bien fondé de leurs efforts pour extirper le fléau. bras à bras, tous problèmes loin à l’époque d’être scientifi-
Par ailleurs, une communauté urbaine, brimée par de multi- quement résolus.
ples mesures dont elle percevra surtout la forme contrai- La résistance antivaccinale, considérée souvent comme un
gnante, qui manifestait globalement par sa révolte contre la anachronisme à l’ère du progrès, revêt donc à un examen
vaccination, un refus de la violence qui lui était faite et de son rétrospectif une allure différente [6]. Différentes catégories
expulsion matérielle du centre vital de la cité, symbole de sa d’acteurs se servent du vaccin pour faire avancer leurs en-
marginalisation politique. jeux : le prestige de la corporation médicale, le contrôle
Il a existé de par le monde beaucoup d’épisodes de résis- sanitaire des populations flottantes. La résistance n’est pas
tance analogues. seulement méfiance invétérée à l’égard des autorités, elle est
L’utilisation de la vaccine jennérienne s’est souvent heur- aussi réponse à une procédure médicale qui peut être fautive
tée à la résistance des populations [1]. ou incomplètement validée, inopportunément appliquée et
Dès la conquête d’Alger par la France en 1830, l’armée souvent mal expliquée et commentée.
met en place la vaccination antivariolique [2,3] et la popula-
tion se rebiffe. Cependant ces réactions sont loin de signifier 3. Anthropologie de la vaccination
le refus de toute forme de prévention ou de marquage. Les
« indigènes » pratiquent des tatouages qui permettent l’iden- À côté des analyses sociologiques, l’analyse fine des ges-
tification en cas de guerre ou de razzia. C’est d’ailleurs le tes et des opérations a toute son importance, pour compren-
terme arabe de tatouage (tatı̄m) qui leur permet de désigner la dre les croyances mises en jeu (la vaccination est fondamen-
vaccination. talement un phénomène de science et de croyance, pour les
Le fatalisme qu’on attribue aux populations est tout rela- vaccinateurs comme les vaccinés). Il faut prêter attention aux
tif. Elles connaissent une forme de variolisation, mais celle- détails qui n’en sont pas : aux caractéristiques des vaccins,
ci, à la différence de la vaccination jennérienne, est pour elles leur emballage et leur présentation, individuelle ou propre
liée à l’octroi par la bienveillance divine de varioles sponta- aux campagnes de masse, le mode d’administration, à la
nément bénignes : c’est la « variole de Dieu » (djidri Allahi), cuiller, par l’aiguille et la seringue, le dermojet, etc.
qui permet de protéger les enfants. Elle s’oppose à la « va- Si le principe de l’immunisation est très général et appli-
riole du gouvernement », djidri beylik (la vaccine jenné- cable dans ses grandes lignes à de multiples dérivés biologi-
rienne), qui symbolise les impôts, la corvée, la conscription : ques (non nécessairement dérivés d’agents pathogènes ; ce-
tracasseries émanant d’un gouvernement étranger et chrétien pendant l’usage s’est répandu de limiter le terme à la sphère
de surcroît. Il s’agit donc d’une rivalité entre deux moyens de des maladies infectieuses, mais cet usage peut être remis en
prévention et non d’une opposition de principe à toute forme question avec l’usage de vaccins anticonceptionnels ou anti-
de prophylaxie de la maladie. cancéreux), l’administration d’un vaccin est loin de revêtir
L’Égypte offre un autre cas intéressant. L’Égypte fut en un visage unique. Or, telle culture privilégie les injections,
effet un des premiers pays à accueillir la vaccine par l’inter- telle autre lui est formellement rétive. Au cours de la révolte
médiaire de son chef le pacha Mohammed Ali. Le pacha contre le vaccin de Rio de Janeiro, l’inoculation du vaccin
voyait là une innovation susceptible de lui fournir l’instru- antivariolique a été symbolisée par la lancette qui servait à
ment de sa politique ambitieuse et de ses projets militaires, le l’inoculer. Elle a été caricaturée comme une arme de guerre,
moyen de disposer d’une armée qui ne soit pas décimée par notamment dans des dessins brésiliens où la lancette se
les maladies contagieuses. Dès 1819, il essaie d’importer du transforme en lance enfoncée dans la gorge d’un infortuné
vaccin, en s’appuyant sur un rescapé de l’expédition de citoyen, foulé aux pieds par les hygiénistes déchaînés [7].
Bonaparte en Égypte, Dussap. Devant le petit nombre de L’un des deux vaccins aujourd’hui disponibles pour la
médecins occidentaux à sa disposition, il a l’idée de s’ap- poliomyélite, le vaccin Sabin, se donne per os, c’est « le
puyer sur le réseau des barbiers qui dans les villages assurent vaccin à la cuiller ». Présenté ici comme inoffensif (pris
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comme un bonbon par l’enfant), ailleurs il est dévalorisé Une partie des pouvoirs du médecin est ainsi déléguée au
comme insignifiant. Le vaccin Salk, lui, s’injecte. Le choix malade après une période d’apprentissage et d’épreuve. Ce
entre les deux, orienté par leurs caractéristiques biologiques dernier peut vérifier lui-même sa tension, et même se pres-
(vaccin oral atténué contre vaccin parentéral inactivé) se crire des tests biologiques.
discute en fonction de leurs avantages et inconvénients res- Le passage de la résistance à l’acceptabilité est sympto-
pectifs : ceux d’un vaccin vivant et d’un vaccin « tué ». matique d’un rééquilibrage de la relation des sujets à la
Le choix entre tel ou tel mode d’administration résulte science médicale. Ce changement n’implique pas seulement
souvent d’un compromis entre impératifs scientifiques et la volonté de prêter attention à la veille spontanée du public
sociaux. Une transaction qui peut amener à administrer côte à vis-à-vis des incidents et accidents des vaccins et même de
côte dans un même pays 2 vaccins différents. En Inde, le l’enrôler. Il suppose une réflexion rétrospective sur l’expéri-
vaccin p.o. est préféré dans les milieux pauvres en raison de mentation humaine qui a fondé la biomédecine au cours des
sa facilité d’emploi et de l’asepsie moindre qu’il exige. Le temps. Dans cette expérimentation, tout comme le médecin,
vaccin parentéral est retenu par les praticiens de ville opérant le sujet prend et donne [11]. Le médecin acquiert de l’expé-
dans des milieux aisés, parce que plus sûr. Pourtant le vaccin rience par ses erreurs et même ses fautes. Le malade se prête
oral qui introduit dans l’intestin de l’enfant vacciné des à cet apprentissage. Les implications de cet échange, en
souches vivantes atténuées, risque davantage de provoquer termes d’éthique et de responsabilités, sont loin d’être encore
des cas de maladie dans le voisinage, en raison de l’hygiène pleinement tirées. Malgré le code de Nuremberg, la déclara-
défectueuse dans le milieu. Les tensions entre communautés tion d’Helsinki et la promulgation de nombreuses recom-
peuvent également conduire à des défiances profondes quand mandations en matière de bio-éthique, les droits des sujets
le médecin et le malade appartiennent à des religions diffé- d’essais cliniques et des communautés auxquelles ils appar-
rentes, hindoues et musulmanes par exemple dans certaines tiennent sont encore loin d’être clairement et opérationnelle-
régions de l’Inde. ment définis.
Aujourd’hui, bien que le concept d’acceptabilité soit dé-
sormais politiquement correct, mettant en valeur le versant
4. De la résistance à l’acceptabilité
positif de la résistance, la plupart des colloques sur les vac-
Une conséquence de cette analyse anthropologique mo- cins font encore souvent l’impasse sur le sujet et font peu de
derne a été l’abandon du terme de résistance dans l’évalua- place aux associations ou aux spécialistes des sciences socia-
tion des campagnes d’immunisation, et la substitution de les. C’est que la résistance est bien souvent encore vécue
celui d’acceptabilité. Au lieu de considérer la résistance comme une réaction secondaire qui complique la tâche des
comme un phénomène purement négatif, l’idée a prévalu firmes pharmaceutiques et des agences étatiques ou interna-
d’analyser les représentations et les pratiques des commu- tionales, un obstacle à contourner plus qu’à comprendre,
nautés, en admettant qu’elles peuvent être bien fondées, et témoignant d’une certaine hésitation à écouter les « leçons de
reflètent des expériences dignes d’attention. L’opinion publi- l’histoire ». Des pressions s’exercent dans le champ médico-
que manifeste une incontestable capacité d’analyse vis-à-vis social, venant en particulier des firmes pharmaceutiques qui,
des incidents et des effets secondaires suivant la vaccination. peu nombreuses dans le champ des vaccins à tendance mono-
Démontrant un certain changement de mentalités et de polistique, constituent de puissants lobbys.
méthodes en médecine, le terme d’acceptabilité ou même S’interroger sur les implications sociales et politiques des
d’acceptance a diffusé rapidement, rimant avec gouvernance vaccins, c’est donner à l’histoire des vaccins et pas seulement
et observance pour symboliser la modernité [8]. Ce nouveau de la vaccination, tous ses sens, entre autres celui d’une
terme renvoie à la confrontation des visions médicales et manipulation du corps, d’un rituel de préservation ou d’inté-
culturelles (représentations du corps et du médicament). Il gration des dangers. Elle amène à percevoir comment les
crédite officiellement le simple sujet d’une capacité d’obser- pouvoirs publics ont saisi l’occasion d’instaurer un certain
vation qui lui permet parfois d’anticiper sur les conclusions ordre des corps, fondé, comme le disait Michel Foucault, sur
médicales. Les associations de malades peuvent détecter des la gouvernementalité de la vie et sur le « souci de soi »
détails qui échappent aux scientifiques travaillant dans le [12,13].
domaine et peuvent suggérer des recherches originales [9].
Le domaine médical connaît aujourd’hui un changement 5. Implications politiques des vaccins
de mentalités dont les raisons sont complexes (la quête de la
maîtrise des coûts y est pour quelque chose !). Dans les Les vaccins constituent un moyen privilégié d’entrer dans
années 1930, devant l’afflux des consultants dans sa clinique les politiques de santé publique et de saisir leurs modalités.
de Londres, Freeman osait encourager les patients à entre- Ils ont été au cours de l’histoire favorisés par les états pour
prendre, planifier et effectuer eux-mêmes leur désensibilisa- améliorer globalement l’état de santé des populations. Les
tion spécifique (inoculations de l’allergène en quantités gouvernants ont choisi selon les cas de les recommander ou
croissantes) [10]. L’individu est aujourd’hui encouragé à de les imposer, et l’on peut décrire l’histoire de la vaccination
gérer lui-même sa maladie. Le mouvement a été initié avec jennérienne comme la succession des dates parfois relative-
les maladies chroniques : diabète, dialyse, transplantation. ment fictives, où l’obligation a été décrétée.
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Cette obligation par la suite a pu être rapportée, comme ne tante. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donc
correspondant plus aux normes acceptables pour la société préconisé la vaccination des femmes enceintes pour assurer
civile. Il y a là un peu d’hypocrisie, puisque les épidémiolo- la protection des nouveaux-nés vis-à-vis des infections, en
gistes savent qu’un taux de refus est tolérable et compatible cas de coupure du cordon avec un instrument non stérilisé.
avec la protection de la population, pourvu qu’il ne dépasse Au Cameroun, la vaccination antitétanique a été décidée
pas un certain seuil. C’est ici qu’évidemment, le problème de pour les jeunes femmes et filles en âge de procréer, de 14 à 42
l’obligation risque de se reposer. ans. Au nord-est du pays, la campagne a débuté de façon
Absence d’obligation n’a jamais voulu dire absence de assez abrupte dans les écoles et les dispensaires, sans vérita-
pression. Lors de l’entrée dans la première guerre mondiale, ble préparation de la population.
le Royaume-Uni qui avait rapporté la vaccination obligatoire
La limitation de la vaccination aux seules femmes en âge
contre la variole après les émeutes de la deuxième moitié du
reproductif a suscité d’emblée doutes et interrogations. La
XIXe siècle, s’en est tenue à son évangile libéral : absence de
vaccination d’habitude s’adresse indifféremment aux 2 sexes
conscription et... de vaccination obligatoire. Les Anglais ont
et elle n’est pas connectée à l’activité sexuelle et reproduc-
refusé d’imposer le vaccin antityphoïdique, sur lequel les
tive.
médecins militaires avaient pourtant beaucoup travaillé [14].
Selon le maréchal Kitchener, le patriotisme du soldat britan- Le nord-est du Cameroun traversait une période d’instabi-
nique et sa fierté de faire ce « qu’il voulait de son corps » lité politique et de défiance vis-à-vis des mots d’ordre du
(sic), auraient suffi à obtenir des taux très élevés de vaccina- pouvoir central. La campagne a donc été rapidement inter-
tion dès l’entrée en guerre [15], avec les mêmes résultats sur prétée comme une manœuvre destinée à contrôler la fertilité
le déclin de la typhoïde que les voisins français pratiquant le de la population. L’annonce de fausses couches a suscité une
régime de l’obligation. véritable panique, les jeunes filles craignant d’avoir été sté-
Il ne suffit pas de rapporter l’obligation d’un vaccin pour rilisées à leur insu. Dans le climat tendu, l’assassinat d’un
que la pression sociale disparaisse. En Angleterre, la suspi- prêtre qui avait pris l’initiative de poser des questions au
cion d’une relation causale entre vaccin antirougeoleux (élé- pouvoir a mis le feu aux poudres. Les filles (et les enfants) ont
ment du vaccin combiné MMR) et autisme infantile a amené déserté les écoles, des cortèges de manifestants ont affronté
à découvrir qu’il est très difficile pour des familles d’obtenir les forces de l’ordre, l’est du pays a littéralement été en état
des vaccins monovalents s’ils le souhaitent pour leurs en- de siège. Le nombre des avortements ou des grossesses
fants. Les firmes pharmaceutiques privilégient en effet la précoces a marqué une flèche...
vente de vaccins à valences multiples. Par ailleurs, les méde- On peut imaginer le retentissement défavorable et durable
cins de famille tendraient à forcer la main aux hésitants parce sur la politique générale de vaccination. Une mesure obliga-
qu’ils ont intérêt à effectuer le plus grand nombre possible de toire et préventive doit disposer d’un fort argumentaire si elle
vaccinations. Un système de rétribution a en effet été intro- veut éviter l’impression d’arbitraire. La vaccination a été
duit par le gouvernement britannique pour intéresser directe- inlassablement présentée comme la solution globale au pro-
ment les praticiens à la bonne marche des programmes vac- blème des épidémies et des maladies infectieuses, mais
cinaux. Cette mesure peut être rapprochée des récompenses qu’un seul vaccin soit reconnu comme inefficace ou dange-
et des médailles qui étaient distribuées aux médecins vacci- reux ou même seulement soupçonné et tout l’édifice vacille.
nateurs, au XIXe siècle, pour stimuler leur zèle [16]. Un Des rumeurs analogues ont circulé au Gabon et en
intéressement défendable mais qui risque d’altérer aux yeux Ouganda. Aux Philipppines, même scénario, cette fois étayé
des clients la qualité et l’impartialité des informations four- de la constatation d’une action hormonale d’un excipient
nies par les praticiens sur l’opportunité et la valeur indivi- utilisé. Chaque fois, est évoqué le complot des puissances
duelle d’une vaccination, par définition « altruiste » [17]. occidentales qui, menacées par la fécondité du tiers-monde,
auraient trouvé ce moyen de mettre un terme à la menace
démographique des déshérités et l’ « impatience des pau-
6. La rumeur et le vaccin
vres », pour reprendre le titre de l’ouvrage récent de l’écono-
En dépit des nombreux travaux indiquant l’urgence d’ex- miste Gérard Winter.
pliquer aux communautés les choix en matière de santé, des Colosse aux pieds d’argile, l’institution de la vaccination
rumeurs manifestent que l’incompréhension et l’appréhen- est ébranlée chaque fois qu’un vaccin est mis en cause ou
sion persistent, dans les pays du sud comme dans les pays du révèle ses défauts. Même une mesure raisonnable et raison-
nord. Sur le continent africain, une récente affaire de rumeur née comme l’abandon de la vaccination antivariolique, pilier
et de vaccin souligne comment l’improvisation d’une historique de l’édifice, pourtant dûment justifiée par l’éradi-
campagne vaccinale peut aboutir à des effets catastro- cation officielle de la maladie, a décontenancé plus d’un
phiques [18]. public. Le retour à cette même vaccination, dans des condi-
Le tétanos a considérablement reculé chez les hommes au tions d’improvisation, lié aux événements du 11 septembre et
cours des guerres, en raison de la vaccination obligatoire à la panique à l’égard du bioterrorisme, suscite le désarroi et
chez les conscrits. En revanche, dans nombre de pays d’Afri- la perplexité. S’était-on trompé lorsqu’on a sonné l’abandon
que, le tétanos néonatal entraîne encore une mortalité impor- d’une vaccination plus que biséculaire ?
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Le BCG a certainement été un des vaccins les plus contro- différentes tentatives d’immunisation. Allons plus loin,
versés. Des accidents historiques comme le drame de Lübeck l’examen attentif de ses péripéties historiques et géographi-
en 1929, ont durablement infléchi les décisions dans beau- ques suggère que le choix de la vaccination ou d’un ensemble
coup de pays [19–21]. Efficace pour prévenir la méningite de procédures pour immuniser volontairement tout ou partie
tuberculeuse chez les enfants, le vaccin l’est moins en ce qui de la population, est une hypothèse, comme telle contin-
concerne la tuberculose pulmonaire des adultes. Les tests à la gente, à évaluer devant l’histoire.
tuberculine ne font pas la différence entre immunité vacci- Nous sommes donc entrés dans une période de transition
nale et immunité postinfectieuse. En France, pays du fonda- et de turbulences. Davantage conscients de l’importance du
teur du BCG, le Docteur Calmette, il a été question à plu- facteur économique, perplexes sur les effets à long et court
sieurs reprises d’abandonner l’obligation et de réserver le terme de vaccins multiples et combinés sur le système immu-
BCG aux « populations à risque » : étrangers fraîchement nitaire des individus et des populations, devant l’afflux de
immigrés, chômeurs, minorités, familles monoparentales, nouveaux vaccins pour lutter contre les fléaux anciens (diar-
etc. Mais comment opérer ce tri social à l’école en fonction rhées des enfants) et modernes (sida, hépatites), nous décou-
du dossier, portant atteinte à l’obligation vaccinale univer- vrons ou redécouvrons que les vaccins ne sont qu’un des
selle et aux symboles d’égalité–fraternité qu’elle véhicule ? modes possibles de la gestion du corps et du temps et qu’ils
On rejoint ainsi les réflexions sur le dommage effectué à la engagent notre liberté et le destin du groupe.
transfusion comme symbole de solidarité au moment de L’attentat du 11 septembre, au-delà de l’interrogation tra-
l’affaire du sang contaminé [22,23]. Pour des raisons plus gique sur l’incapacité de nos sociétés à établir l’ordre et la
politiques qu’épidémiologiques, le BCG fait toujours partie paix, ordem e progresso, a été l’occasion de réfléchir sur la
du programme d’immunisation en France. réversibilité de l’histoire.
L’éradication de la variole avait été un succès sans précé-
dent, inlassablement revendiqué comme un modèle par une
7. Histoire de la vaccination : un tournant
organisation internationale aux buts généreux, désireuse de
postmoderne ?
faire prévaloir le droit universel à la santé, affirmé en 1948.
Avec l’analyse sociale et politique des résistances, une Voici que l’éradication de la variole n’apparaît plus aussi
meilleure évaluation de l’histoire de la vaccination peut com- absolue ni définitive. Au-delà de la crainte de la malice
mencer et un bilan plus équilibré de ses conséquences. humaine et de ses capacités à enterrer des virus comme
D’abord en rappelant qu’il s’agit d’abord des vaccins : quels trésors de guerre, des questions oubliées se font jour. Le
vaccins, pour qui et quand ? La trajectoire dans le passé est vaccin antivariolique était bien venu à bout de la maladie,
loin d’avoir été univoque : de nouveaux produits ont été mais il s’agissait d’un vieux vaccin ne répondant pas aux
introduits, les voies d’administration se sont diversifiées. Des normes de sécurité collective adoptées aujourd’hui. L’éradi-
vaccins ont vu le jour et disparu, à plusieurs reprises le cation de la maladie l’avait d’ailleurs dérobée pour toujours
principe de l’obligation a été posé, battu en brèche ou révisé. aux recherches de l’immunologie contemporaine. Sans par-
La vaccination est ainsi restituée à une histoire plus incer- ler du séquençage de l’ADN, auquel avaient droit, elles, des
taine de sa direction, qui n’est plus celle d’une vaccination bactéries restées dans le siècle, comme Mycobacterium tu-
intangible, presque anhistorique, un projet renversant le berculosis et dont le virus varioleux se voyait privé à tout
cours de notre dépendance des épidémies, mais celle des jamais.
vaccins. Cette histoire doit constamment être mise à jour par Or voici qu’un « objet de musée » redevenait un enjeu de
les biologistes conversant avec les sciences humaines. laboratoire. Le gouvernement américain cherchait fiévreuse-
En ce qui concerne l’impact démographique de la vacci- ment une compagnie capable de relever le défi et de produire
nation, l’histoire de l’éradication de la variole, où le vaccin a en un temps record un vaccin moderne pour couvrir toute la
joué un rôle incontestablement majeur, a fourni un modèle, population en cas de besoin.
un golden standard , un étalon à l’aune duquel on a tendu à La vaccination représente un « fait social total », riche
mesurer l’effet de tous les programmes vaccinaux. Un coup d’implications sociales et politiques [24]. Inversement, les
d’œil sur les courbes des maladies suffit cependant pour voir derniers soubresauts de la planète ont influencé l’histoire
que la question de l’impact des vaccinations doit être discu- vaccinale.
tée et résolue au cas par cas et même pays par pays. S’il paraît Les évènements du 11 septembre ont déclenché une nou-
évident, par exemple, que la vaccination contre la diphtérie velle volte-face. Non seulement ils ont suscité l’option de
ou le tétanos a significativement infléchi ces courbes, l’ap- biopreparedness [25], mais ils ont fait réenvisager l’ennemi
préciation de l’impact du BCG ou du vaccin contre la grippe microbien sous la figure du terrorisme, baptisé bioterrorisme.
appelle une réponse plus composite. Les experts ont recensé les ennemis mortels de l’homme : la
Cependant, même si l’histoire doit d’abord être une his- bactérie du botulisme, dont la toxine est un poison violent,
toire des vaccins, il apparaît difficile d’éluder l’attrait politi- celle du charbon, qui peut être relarguée dans l’atmosphère,
que, éthique et esthétique exercé par l’idéologie de la « vac- l’agent de la peste... et de la variole. Comme le dit une
cination universelle » pour tous les âges, les sexes, les publicité pour un congrès sur les vaccins, les événements ont
ethnies, les populations et de la continuité historique entre les ouvert the window of opportunity. Dans cette brèche, les
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industries pharmaceutiques se sont engouffrées, assurant les [9] Rabeharisoa V, Callon M. L’implication des malades dans les activités
états de leur soutien charitable et lançant la recherche sur de de recherche soutenues par l’Association française contre les myopa-
thies. Sciences sociales et santé 1998;16:41–64.
nouvelles méthodes de détection des agents pathogènes et de [10] Jackson M. John Freeman and the origins of clinical allergy in Britain
séquences infectieuses dans l’environnement, faisant flèche 1900– 1950, history of allergy. In: Studies in history and philosophy
de tous les appoints de l’immunologie en réponse aux straté- of sciences (à paraître).
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achievements of codification since 1947. Aldershot UK: Ashgate;
de réfléchir pour leur compte propre et en association avec les 1998. p. 24–39.
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et politiques des vaccinations. Dans le but, après concertation l’Académie des sciences 1999;322:983–7.
entre tous les partenaires intéressés, de mobiliser des ressour- [13] Moulin AM. Premiers vaccins, premières réticences. Pour la Science
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