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La prolifération des professionnels de la santé n’est pas seulement malsaine parce que les médecins
produisent des lésions organiques ou des troubles fonctionnels: elle l’est surtout parce qu’ils
produisent de la dépendance. Cette dépendance vis-à-vis de l’intervention professionnelle tend à
appauvrir l’environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non
médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires
ont de faire face et de s’adapter. (p. 41)
La durée qui sépare deux sorties consécutives de médicaments dans une même catégorie
thérapeutique s’est raccourcie. Par ailleurs, « les dépenses de médicaments correspondant aux
prescriptions effectives des médecins sont très supérieures, à tout instant, aux dépenses
correspondant aux médicaments les moins coûteux qui permettraient d’obtenir des effets
pharmacodynamiques utiles équivalents». Ce sont là quelques manifestations d’une dynamique
spécifique à l’intérieur de l’entreprise médicale que Jean-Pierre Dupuy et Serge Karsenty ont
décrite comme «l’invasion pharmaceutique ». Dans leur étude, qui n’a pas d’égale pour l’analyse
techniquement solide, réfléchie et radicale, ils montrent que le mal produit par la surconsommation
des médicaments est bien pire que le gaspillage ou la iatrogenèse clinique de type médicamenteux;
la surconsommation est malsaine par l’effet social qu’elle produit et qui se reflète dans les attitudes
du médecin et du malade. Le médecin recherche l’efficacité de l’acte technique même au prix de la
santé du malade et celui-ci se soumet au réglage hétéronome de son organisme, ce qui veut dire
qu’il se transforme en patient. Dans ces conditions d’invasion pharmaceutique, il n’est pas
surprenant que les tranquillisants soient le type d’armes dont l’usage s’amplifie le plus vite. Aux
États-Unis, les produits qui agissent sur le système nerveux central connaissent la croissance la plus
rapide à l’intérieur du marché pharmaceutique [...] La consommation de substances prescrites
produisant accoutumance et dépendance a augmenté de 290% depuis 1962. [...] L’addiction
médicalisée vient largement en tête devant l’addiction festive... (p. 42-43)
Dans toutes les sociétés postnéolithiques, deux modes de production, que j’appellerai mode de
production autonome et mode de production hétéronome, ont toujours concouru à la réalisation des
objectifs sociaux majeurs. Ce n’est qu’à notre époque que ces deux modes de production sont entrés
en conflit d’une façon de plus en plus vive. Quand la plupart des besoins de la plupart des gens sont
satisfaits par un mode de production domestique ou communautaire, l’écart entre les aspirations et
les gratifications tend à être étroit et stable. Apprendre, se déplacer, guérir sont les résultats
d’initiatives grandement décentralisées, d’inputs autonomes produisant des outputs limités par
nature. Dans ces conditions d’existence, l’outillage de la société détermine les besoins que
l’application de ces mêmes outils peut aussi satisfaire. Les gens, par exemple, savent sur quoi ils
peuvent compter quand ils tombent malades. Quelqu’un dans le village ou dans la ville proche
connaît tous les remèdes qui ont donné un résultat dans le passé et, au-delà, c’est le domaine
surnaturel et imprévisible du miracle. Jusque vers la fin du XIXe siècle, même dans les pays
occidentaux, la majorité des familles appliquaient elles-mêmes la plupart des thérapeutiques qui
étaient connues. Apprendre, se déplacer, s’abriter, guérir étaient des activités que chacun
accomplissait seul, avec sa famille ou avec les voisins. Dire que la société préindustrielle favorisait
l’autonomie et l’équité à un degré inconcevable dans la société dominée par l’instrument
hétéronome ne veut pas dire que l’exploitation ou l’inefficacité n’y étaient pas généralisées. Le
rapport de domination de l’homme par l’homme, inscrit dans le système politique de chaque société
préindustrielle, détermine le degré auquel le produit autonome y est exproprié par l’usage de la
force physique, le rituel, le salaire ou l’impôt. Également, bien souvent, le niveau de productivité
globale est abaissé par le manque de développement technique de l’outillage disponible ou par
l’imposition de la technologie d’une culture conquérante inadaptée au milieu et aux traditions de la
population. L’exploitation politique et l’inadaptation écologique des moyens de production ont été
bien étudiées, l’étude de la paralysie de la productivité autonome par l’essor de la consommation de
biens produits de manière hétéronome mérite de l’être tout autant. Les études disponibles se bornent
à constater la substitution de marchandises industrielles aux marchandises artisanales, l’élimination
du rouet par le métier mécanique. La recherche présente est aveugle à l’étranglement de la
production des valeurs d’usage qui, par leur nature, ne peuvent être échangées sur un marché. Sans
doute, le produit industriel peut rendre plus efficace l’action et plus indépendant l’acteur. C’est le
cas des bicyclettes, des livres et des antibiotiques, qui peuvent d’ailleurs être produits plus
efficacement d’une manière industrielle. De même, la production autonome peut être complétée par
des outputs industriels comme les véhicules motorisés qui permettent de dépasser le niveau de
mobilité des bicyclettes, à condition qu’ils ne distordent pas l’espace dans lequel ces dernières
évoluent. Le secteur industriel peut contribuer, et contribue de fait, à l’efficacité atteinte tant par le
mode autonome que par le mode hétéronome de production. Mais ce qui en général n’est pas vu,
c’est que le mode de production autonome est, dans les sociétés industrielles et conformément à leur
logique, entravé, dévalorisé et bloqué par une nouvelle configuration des aspirations, des lois et des
environnements qui favorise exclusivement l’expansion croissante des industries et des professions.
(p.70-71)
Les personnes âgées des États-Unis ne sont qu’un cas extrême de la souffrance engendrée par une
dépossession extrêmement coûteuse, une misère entretenue à grands frais. Ayant appris à considérer
la vieillesse comme une condition inguérissable et intolérable apparentée à une maladie, elles
connaissent des besoins économiques illimités, subissent des thérapeutiques interminables, le plus
souvent inefficaces, fréquemment dégradantes et douloureuses, et très souvent la réclusion dans un
milieu spécial. (p. 81)
C’est un idéal relativement récent que celui de la «mort naturelle», c’est-à-dire d’une mort devant
survenir chez des êtres médicalement «suivis », bien portants et avancés en âge . En cinq siècles, la
mort est passée par cinq stades distincts, et elle se trouve à présent au seuil d’une sixième mutation.
Chaque stade a trouvé son expression iconographique : 1. la « danse des morts » au XIVe siècle ; 2.
la danse conduite par un squelette, ou « danse macabre », à la Renaissance ; 3. le trépas du vieux
débauché dans le confort de sa chambre à coucher sous l’Ancien Régime ; 4. la bataille que livre le
médecin aux spectres de la consomption et de la peste au XIXe siècle ; 5. la médecine, en la
personne du médecin, s’interposant entre le patient et sa mort au milieu du XXe siècle et 6. la mort
sous traitement hospitalier intensif. À chaque stade de son évolution, l’image de la mort naturelle a
suscité un nouveau jeu de ripostes dont le caractère médical n’a cessé de s’accentuer. L’histoire de
la mort naturelle, c’est l’histoire de la médicalisation de la lutte contre la mort. (p. 137)
Extrait de Nelson Alondra, « « Corps et âme ». Le parti des Black Panthers et la lutte contre
la discrimination médicale », Agone, 2016/1 (n° 58)
Le parti des Black Panthers fut fondé par Bobby Seale et Huey P. Newton en octobre 1966 pour
protéger les Noirs pauvres des violences policières et leur offrir divers autres services. Au cours des
années suivantes, alors que les effectifs du parti grossissaient rapidement à Oakland et ailleurs, les
dirigeants du BPP établirent des consignes pour les nouvelles sections et les nouveaux membres, qui
stipulaient, entre autres pratiques et procédures, la création de cliniques médicales locales et
gratuites (les PFMC). Ces cliniques étaient mandatées par les dirigeants du parti, mais n’en
recevaient aucun financement : leur activité dépendait donc de l’inventivité des militants de base et
de leur capacité à mobiliser les ressources locales. Dans les PFMC, les cadres des Panthères
travaillaient avec des bénévoles, dont certains n’avaient aucune expérience en matière de santé et
d’autres étaient au contraire des « experts de confiance » (trusted experts) (parmi lesquels des
infirmières, des médecins, des étudiants en médecine, etc.). Les cliniques offraient ainsi des soins
préventifs de base, des dépistages du saturnisme, de l’hypertension et de plusieurs autres maladies.
Certaines cliniques proposaient même des services d’ambulance, des soins dentaires et une
orientation vers d’autres établissements médicaux pour des traitements approfondis. Dans les
cliniques gratuites, le BPP offrait également une assistance extra-médicale aux patients : les
membres et les bénévoles aidaient les clients de la clinique dans leurs démarches de logement,
d’emploi, d’assistance publique et autres questions similaires. La politique de santé du BPP excédait
ainsi largement les murs des cliniques : par exemple, les militants menaient des actions de
prévention et d’éducation à la santé dans les parcs, des églises et d’autres lieux. Les dirigeants du
parti intervenaient également dans des débats publics sur l’impact des questions raciales sur la santé
et les soins médicaux, par le biais du journal du parti, d’interactions avec les médias de masse et de
procédures législatives.
Extrait d'un entretien avec Pierre Jouannet, ex-membre du Groupe Information Santé (GIS).
Ce groupe, formé autour de Michel Foucault au début des années 70, s’était donné pour tâche
de définir les problèmes de santé de l’époque (santé au travail, accueil à l’hôpital, avortement
libre, etc.) et de donner les moyens à ceux et celles qu’on cantonne au rôle de « patients » de
jouer un rôle actif dans les luttes ayant trait à la santé. Objectif : « démédicaliser la
médecine ».
Pierre Jouannet revient longuement dans ce texte sur le moment fondateur que fut Mai 68, et sur
l’engagement consécutif d’étudiants en médecine, de médecins, d’infirmières ou de malades dans
leur domaine de spécialité : la santé. Il raconte aussi la pratique de l’avortement clandestin, et la
lutte conjointe du MLAC, du MLF et du GIS pour la légalisation de l’avortement « libre et gratuit »,
que des milliers de femmes pratiquent alors chaque année, à cher prix et dans des conditions
difficiles. Il explique enfin comment ces années de luttes ont été déterminantes dans sa vie
professionnelle en biologie de la reproduction, entre inséminations artificielles, SIDA et
transsexuels.
« L’histoire que je vais vous raconter n’est que mon point de vue, elle est donc subjective. La
création de mouvements comme le Groupe Information sur les prisons (GIP) ou le Groupe
Information Santé (GIS) s’est inscrite dans le contexte qui a suivi 68. C’était un moment de prises
de conscience, de débats, d’engagements des uns et des autres. […] Pendant les événements de 68,
j’étais en stage l’hôpital Corentin Celton à Issy les Moulineaux. Et quand ça a démarré, tout de suite
s’est créé un comité du personnel de l’hôpital. Il regroupait des infirmières, des aides-soignants, des
gens des services, des administratifs et quelques jeunes médecins comme moi. Nous nous sommes
réunis pour discuter des problèmes de l’hôpital et des actions à entreprendre. A l’époque, à Issy-les-
Moulineaux et aux alentours, il y avait beaucoup de grosses usines, assez anciennes. Aux urgences
on voyait des types arriver de chez Renault avec des mains complètement écrasées par les presses
quand il y avait des accidents. Et donc quand le mouvement de grève a commencé, des rencontres
ont été organisées entre le comité de l’hôpital auquel je participais et les comités d’usine comme la
SEV ou une blanchisserie industrielle. Nous étions invités dans les usines occupées pour échanger,
parler de questions relatives à la santé, discuter de leurs conditions de travail qui étaient très dures.
[…] Je n’imaginais pas m’installer comme médecin généraliste et j’étais tenté par la recherche. En
1966, j’avais participé à la création d’une permanence de planning familial dans un dispensaire de
la MNEF en liaison avec le MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial). C’était la
première fois que ce type d’activité était développé en milieu étudiant. Nous étions confrontés aux
difficultés rencontrées par les étudiantes qui souhaitaient vivre une sexualité libre et épanouie. En
1966, la contraception était encore illégale en France. Informer sur la pilule ou la prescrire était
interdit depuis la loi de 1920 qui prohibait aussi l’avortement. Les situations auxquelles nous étions
confrontés étaient parfois complexes. Nous essayions de trouver des solutions par une approche
menée en commun par des médecins, des psychologues, des conseillères conjugales, etc. et qui
réunissait autant de femmes que d’hommes, ce qui était assez original à l’époque. Je pense que cette
expérience a influencé mon choix de m’intéresser par la suite aux questions de reproduction. Donc
en 1968, c’est vers ce champ que je me suis tourné et j’ai eu la surprise de constater qu’il était
presque totalement ignoré par la médecine, que ce soit du point de vue des soins, de l’enseignement
ou de la recherche. […] C’est à la même époque que le GIS s’est créé. Avec quelques autres
étudiants et jeunes médecins qui avaient connu des parcours similaires avant et pendant 68, nous
nous sommes dit : « S’il doit y avoir une révolution en France, ça ne peut pas se faire sans le
prolétariat (on avait appris Lénine, c’est ce qu’on croyait à l’époque). Mais arrêtons de jouer aux
révolutionnaires prolétariens que nous ne sommes pas. Nous sommes d’origine bourgeoise mais
nous pouvons peut être être utiles là où nous sommes compétents, dans le domaine de la santé, pour
faire avancer les choses ». Le Groupe Information Santé était né. […] Je passe sur les détails, mais
dans la réflexion que nous avons menée au GIS nous nous sommes très vite dit que notre but n’était
pas de « faire des avortements pour faire des avortements ». Nous voulions montrer que
l’avortement pouvait être un acte médical simple et sans danger et nous voulions agir pour changer
la loi. On avait mis au point une stratégie : premièrement nous allions dire publiquement que nous
faisions des avortements, d’où l’idée du manifeste qui était signé par 331 médecins quand il a été
publié dans le Nouvel Obs le 3 février 1973. Deuxièmement, nous avons décidé que le manifeste ne
serait publié que lorsqu’on aurait fait au moins 100 avortements, et que l’on fournirait alors un
document, rapportant la procédure utilisée et les résultats de notre expérience. Pour cela nous avons
établi un dossier contenant toutes les informations nécessaires : âge de la grossesse, antécédents
médicaux, incidents et complications rencontrés, etc.