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Le Siècle

ALAIN BADIOU

Le Siècle

ÉDITIONS DU SEUIL
27 rue Jacob, Paris vr
L'ORDRE PHILOSOPHIQUE
COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN BADIOU
ET BARBARA CASSIN

ISBN 978-2-02-057930-8

© Éditions du Seuil, janvier 2005

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Dédicace

L'idée même de ces textes n'a pu me venir que de ce que


Natacha Michel, à contre-courant des anathèmes jetés sur les
révolutions et les militants, faisant fi de l'annulation de tout cela
par les « démocrates» d'aujourd'hui, a un jour prononcé la sen-
tence : « Le xx e siècle a eu lieu. »

La matrice de ces treize leçons provient d'un séminaire donné


au Collège international de philosophie, pendant les années uni-
versitaires 1998-1999, 1999-2000 et 2000-2001.
Je remercie donc le Collège, et singulièrement son président
de ces années, Jean-Claude Milner, de m'avoir donné abri pour
l'exposé public de ces considérations.
Je remercie les auditeurs du séminaire, dont l'appui collectif a
seul donné sens à l'entreprise.
Je remercie Isabelle Vodoz, dont les excellentes notes prises
au vol des improvisations, et leur dactylographie, ont servi de
matière première pour ce petit livre.
21 octobre 1998

1. Questions de méthode

QU'EST-CE qu'un siècle? Je pense à la préface que Jean


Genet écrit pour sa pièce Les Nègres*l. Il y pose ironique-
ment la question: Qu'est-ce qu'un nègre? Et il ajoute:
«Et d'abord, de quelle couleur c'est?» J'ai de même
envie de demander: un siècle, cela fait combien d'années?
Cent ans? C'est cette fois la question de Bossuet2 qui
s'impose: «Qu'est -ce que cent ans, qu'est-ce que mille

* Les références des ouvrages cités sont données en bibliographie.


1. Les Nègres, comme presque tous les textes de Genet postérieurs à
ses romans initiaux (donc les textes postérieurs à l'énorme Saint Genet,
comédien et martyr de Sartre), est un document capital sur le siècle, pour
autant qu'il s'agit de phraser le rapport des Occidentaux blancs à ce qu'on
pourrait appeler leur inconscient historique noir. Tout de même que Les
Paravents tentent de faire théâtre, non des anecdotes de la terrifiante
guerre coloniale en Algérie, mais de ce qui s'y déplie quant aux sujets,
unique tentative de ce genre, si l'on excepte, bien entendu, le splendide et
solitaire Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat, qui fait de la
guerre une sorte de poème matérialiste, semblable au poème de Lucrèce.
La tentative littéraire de Genet trouve son aboutissement dans ce qui, à
mes yeux, est son chef-d'œuvre, Un captif amOUrelLt, une prose, cette fois, et
non plus une pièce de théâtre, qui porte à l'éternité un moment crucial de la
guerre des Palestiniens contre Israël, et aussi, avec les Panthères noires, un
moment de la perpétuelle et secrète guerre civile qu'on appelle les États-Unis.
2. Je ne crois pas qu'on lise encore beaucoup Bossuet, et notamment
le Sermon sur la mort, que je cite ici. C'est pourtant il faut rendre cette

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LE SIÈCLE

ans, puisqu'un seul instant les efface? » Demandera-t-on


alors quel est l'instant d'exception qui efface le xx e siècle?
La chute du mur de Berlin ? Le séquençage du génome?
Le lancement de l'euro ?
À supposer mêrne que nous parvenions à construire le
siècle, à le constituer comme objet pour la pensée, s' agira-
t-il d'un objet philosophique, exposé à ce vouloir singulier
qu'est le vouloir spéculatif? Le siècle n'est-il pas d'abord
une unité historique?
Laissons-nous tenter par cette maîtresse du moment,
l'Histoire. L'Histoire, qu'on suppose être le massif support
de toute politique. Je pourrais raisonnablement dire, par
exemple: le siècle commence avec la guerre de 14-18,
guerre qui inclut la révolution d'Octobre 17, et il s'achève
avec l'écroulement de l'URSS et la fin de la guerre froide.
e' est le petit siècle (soixante-quinze ans), fortement unifié.
Le siècle soviétique, en somme. Nous le construisons à
l'aide de paramètres historiques et politiques tout à fait
reconnaissables, tout à fait classiques: la guerre et la
révolution. Guerre et révolution sont ici spécifiées à
« mondial ». Le siècle s'articule autour de deux guerres
mondiales d'un côté, de l'autre autour de l'origine, du
déploiement et de l'écroulement de l'entreprise dite « com-
muniste » comme entreprise planétaire.
D'autres, il est vrai, également obsédés par l'Histoire,
ou par ce qu'ils nomment «la mémoire », comptent le

justice à Philippe Sollers qui en soutient de longue date, et avec obstination,


le propos - une des plus fortes langues de notre histoire. Pour qui en outre
s'intéresse, comme nous supposons que le fait le lecteur du présent opus-
cule, au bilan des siècles, il est important de lire, en Bossuet, le défenseur
le plus conséquent d'une vision providentialiste, et donc rationnelle,
quoique excédant les ressources de notre intellect, de l'histoire humaine.

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QUESTIONS DE MÉTHODE

siècle tout autrement. Et je peux les suivre sans difficulté.


Le siècle est cette fois le lieu d'événements si apocalypti-
ques, si effroyables, que la seule catégorie qui soit appro-
priée à en prononcer l'unité est celle de crime. Crimes du
comrnunisme stalinien et crimes nazis. Au cœur du siècle,
il y a alors, Crirne donnant la mesure des crimes, l' extermi-
nation des juifs d'Europe. Le siècle est un siècle maudit.
Pour le penser, les paramètres majeurs sont les camps
d'extermination, les charnbres à gaz, les massacres, la tor-
ture, le crime d'État organisé. Le nombre intervient comme
qualification intrinsèque, parce que la catégorie de crime,
dès que liée à l'État, désigne le rnassacre de masse. Le
bilan du siècle pose immédiatement la question du dé nom-
brernent des morts 1. Pourquoi cette volonté de dénombre-
ment? C'est que le jugement éthique ne trouve ici son réel
que dans l'excès écrasant du crime, dans le compte par mil-
lions des victimes. Le dénombrement est le point où la
dimension industrielle de la mort croise la nécessité du
jugement. Le dénombrement est le réel qu'on suppose à

1. Que le dénombrement des morts vaille bilan du siècle, c'est ce que


soutiennent depuis plus de vingt ans les « nouveaux philosophes », qui ont
entrepris d'asservir toute pensée des politiques à la sommation « morale»
la plus régressive. On doit considérer la parution récente du Livre noir du
communisme comme une appropriation historienne tout à fait malencon-
treuse de cette régression. Rien de ce qui, sous le mot fourre-tout de
« communisme », est ici abordé quant à des politiques immensément diffé-
rentes dans leurs inspirations et leurs étapes, et qui s'étendent sur soixante-
dix ans d'histoire, n'est le moins du monde intelligible dans ce bilan comp-
table. Les énormes massacres et pertes inutiles en vies humaines qui ont,
de fait, accompagné certaines de ces politiques, restent, si l'on suit les
méthodes de ce livre qui prétend leur être consacré, absolument soustraits
à toute pensée. Or, ce qui n'est pas pensé insiste. Contrairement à ce qui se
dit souvent, l'interdiction d'une répétition vient de la pensée, et non de la
mémoire.

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LE SIÈCLE

l'impératif moral. Le conjointement de ce réel et du crime


d'État porte un nom: ce siècle est le siècle totalitaire.
Notons qu'il est plus petit encore que le siècle « com-
muniste ». Il commence en 1917 avec Lénine (certains,
mais il serait alors trop long, le feraient volontiers com-
mencer en 1793 avec Robespierre'), atteint son zénith en
1937 côté Staline, en 1942-45 côté Hitler, et s'achève pour
l'essentiel en 1976, avec la mort de Mao Zedong. Il dure
donc une soixantaine d'années. Si du moins on ignore
quelques survivants exotiques, comme Fidel Castro, ou
quelques résurgences diaboliques et excentrées, comme
l'islamisme « fanatique ».
Il reste cependant possible, pour qui enjambe froide-
ment ce petit siècle en sa fureur mortifère, ou pour qui le
change en rnérnoire, ou en commémoration contrite, de
penser historiquement notre époque à partir de son résultat.
Finalement, le xx e siècle serait celui du triomphe du capita-
lisme et du marché mondial. La corrélation bienheureuse
du Marché sans restriction et de la Démocratie sans rivages
aurait à la fin, enterrant les pathologies du vouloir
déchaîné, instauré le sens du siècle comme pacification, ou
sagesse de la médiocrité. Le siècle dirait la victoire de
l'économie, à tous les sens du terme: le Capital, comme

1. Dans la foulée du discours sur l'identité « totalitaire» des politiques


d'émancipation, ou des politiques non libérales, certains ont cru bien faire
d'en chercher les racines du côté de la Révolution française, et notamment
de son épisode central jacobin. On a ainsi pu lire, à partir de l'extrême fin
des années 70, quelques niaiseries sur un Robespierre-Staline, voire, en
contre-épreuve, sur le génie libérateur des Vendéens face au « génocide»
provincial que les républicains avaient en vue. C'est en ce sens que le
xxc siècle, si son essence est l'abomination totalitaire, commence, pour
quelques extrémistes de la Restauration, dès le Comité de salut public.

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QUESTIONS DE MÉTHODE

éconornie des passions déraisonnables de la pensée. C'est


le siècle libéral. Ce siècle où le parlementarisme et son
support ouvrent la voie royale des idées rninuscules est le
plus court de tous. Commençant au mieux après les années
70 (dernières années d' exaltation révolutionnaire), il dure
trente ans. Siècle heureux, dit-on. Siècle croupion.

Comment méditer philosophiquement tout cela? Que


prononcer, selon le concept, sur l'entrecroisement du siècle
totalitaire, du siècle soviétique et du siècle libéral ? Choisir
un type d'unité objective ou historique (l'épopée commu-
niste, ou le mal radical, ou la démocratie triomphante ... )
ne peut nous servir immédiatement. Car la question, pour
nous philosophes, n'est pas ce qui s'est passé dans le
siècle, rnais ce qui s' y est pensé. Qu ' est-ce qui est pensé
par les hornrnes de ce siècle qui ne soit pas le simple déve-
loppernent d'une pensée antérieure? Quelles sont les
pensées non transmises? Qu'est-ce qui s'est pensé d'anté-
rieurernent impensé, voire d'impensable?
La méthode sera la suivante: prélever dans la produc-
tion du siècle quelques documents, quelques traces qui
indiquent con1ment le siècle s'est pensé lui-même. Et plus
précisément, comment le siècle a pensé sa pensée, com-
ment il a identifié la singularité pensante de son rapport à
l' historicité de sa pensée.
Pour éclaircir ce point de méthode, permettez-moi de
poser la question aujourd'hui provocante, et même inter-
dite, que voici: Quelle était la pensée des nazis ? Que pen-
saient les nazis? Il y a une façon de reconduire toujours
massivement à ce qu'ont fait les nazis (ils ont entrepris
d'exterrniner les juifs d'Europe dans des chambres à gaz)
qui interdit absolument tout accès à ce que, faisant cela, ils

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LE SIÈCLE

pensaient, ou s'imaginaient qu'ils pensaient. Or, ne pas


penser ce que pensaient les nazis interdit tout aussi bien de
penser ce qu'ils faisaient, et, par voie de conséquence,
interdit toute politique réelle d'interdiction du retour de ce
faire. Tant que la pensée nazie n'est pas pensée, elle
demeure parmi nous, impensée, donc indestructible.
Quand on dit, légèrernent, que ce qu'ont fait les nazis
(l'extermination) est de l'ordre de l'impensable, ou de
l'intraitable, on oublie un point capital, qui est que les
nazis l'ont pensé et traité, avec le plus grand soin, la plus
grande détermination.
Dire que le nazisme n'est pas une pensée, ou plus géné-
ralement que la barbarie ne pense pas, revient en fait à une
procédure sournoise d'innocentement. C'est une des formes
de la « pensée unique» actuelle, qui est en réalité la promo-
tion d'une politique unique. La politique est une pensée, la
barbarie n'est pas une pensée, donc aucune politique n'est
barbare. Ce syllogisme ne vise qu'à dissimuler la barbarie,
pourtant évidente, du capitalo-parlementarisme qui nous
détermine aujourd'hui. Pour sortir de cette dissimulation, il
faut soutenir, dans et par le témoignage du siècle, que le
nazisme lui-même est une politique, est une pensée.
On rne dira alors: vous ne voulez pas voir qu'avant
tout, le nazisme, et le stalinisme par-dessus le marché,
sont des figures du Mal. Je soutiens qu'au contraire, les
identifiant comme pensées, ou comme politiques, c'est
rnoi qui me donne à la fin les moyens de les juger, et vous
qui, hypostasiant le jugement, finissez par en protéger la
répétition.
En fait, l'équation n10rale qui identifie au Mal
l' « impensable» nazi (ou stalinien) est une théologie fai-
ble. Car nous héritons d'une longue histoire, celle de

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QUESTIONS DE MÉTHODE

l'identification théologique du Mal au non-être. Si en effet


le Mal est, s'il y a une positivité ontologique du Mal, il
s'ensuit que Dieu en est le créateur, et donc le responsable.
Pour innocenter Dieu, il faut dénier tout être au Mal. Ceux
qui affirment que le nazisme n'est pas une pensée, ou qu'il
n'est pas (contrairement à leur « démocratie») une poli-
tique, ne veulent qu'innocenter la pensée, ou la politique.
C'est-à-dire calTIoufler l'apparentement secret et profond
entre le réel politique du nazisme et ce qu'ils prétendent
être l'innocence démocratique.
Une des vérités du siècle est que les démocraties alliées
en guerre contre Hitler ne se souciaient à peu près pas de
l'extermination. Stratégiquement, elles étaient en guerre
contre l' expansionnis111e allernand, nullement contre le
régime nazi. Tactiquement (rythme des offensives, lieux
des bornbarden1ents, opérations de cornn1ando, etc.),
aucune de leurs décisions n'avait pour but d'ernpêcher, ou
n1êrne de limiter, l'extermination. Et ce, alors qu'elles
étaient, très tôt, parfaitement au courant l . Et de même

1. Pour ce qui est des informations transmises aux Alliés sur le proces-
sus d'extermination et les chambres à gaz, on peut en particulier se référer
au livre capital de Rudolf Vrba et Alan Bestic Je me suis évadé d'Aus-
clzwitz, traduit de l'anglais par Jenny Plocki et Lily Slyper (Ramsay, 1988).
On complétera cette lecture par l'article de Cécile Winter « Ce qui a
fait que le mot juif est devenu imprononçable ». Cet article, entre autres
choses, commente la façon dont le montage du film Shoah, de Claude Lanz-
mann, fait coupure dans le témoignage de Rudolf Vrba.
Le livre fondamental sur les étapes de l'entreprise génocidaire reste
celui de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe (Fayard, 1988).
Pour une vue d'ensemble des problèmes que pose à la pensée le bilan
de la politique nazie, et aussi le révisionnisme bâti sur la négation de
l'existence des chambres à gaz, on se référera au volume collectif dirigé
par Natacha Michel: Paroles à la bouche du présent. Le négatiollnisme :
histoire Olt politique? (Marseille, AI Dante, 1997).

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LE SIÈCLE

aujourd'hui, nos démocraties, tout à fait humanitaires


quand il s'agit de bombarder la Serbie ou l'Irak, ne se sou-
cient pratiquement pas de l' exterrnination de millions
d'Africains par une rnaladie, le sida, qu'on sait contrôler, et
qu'on contrôle en Europe ou aux États-Unis, mais contre
laquelle, pour des raisons d'économie et de propriété, des
raisons de droit commercial et de priorité des finance-
ments, des raisons impériales, des raisons tout à fait pensa-
bles et pensées, on ne donnera pas les médicaments aux
mourants africains. Seulernent aux Blancs démocrates.
Dans les deux cas, le vrai problème du siècle est le cou-
plage entre les «démocraties» et ce qu'après coup elles
désignent comme leur Autre, la barbarie dont elles sont
innocentes. Et ce qu'il faut défaire est cette procédure dis-
cursive d'innocenternent. Ce n'est qu'ainsi que, sur ce
point, on peut construire quelques vérités.
La logique de ces vérités suppose qu'on détermine leur
sujet, soit l'opération effective qui est à l'œuvre dans le
déni de tel ou tel fragment du réel. Et c'est ce qu'à propos
du siècle nous allons tenter de faire.
Mon idée est que nous nous tenions au plus près des
subjectivités du siècle. Non pas de la subjectivité quelcon-
que, mais de celle qui se rapporte précisérnent au siècle lui-
mênle. Le but est d'essayer de voir si le syntagme
« xx e siècle », au-delà de la simple numération empirique,
possède une pertinence pour la pensée. Nous utilisons une
méthode en intériorité maximale. Il s'agit non pas de juger
le siècle comme une donnée objective, mais de se deman-
der comment il a été subjectivé, de saisir le siècle à partir
de sa convocation immanente, comme catégorie du siècle
lui-même. Les documents privilégiés seront, pour nous, les
textes (ou tableaux, ou séquences ... ) qui en appellent au

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QUESTIONS DE MÉTHODE

sens du siècle pour les acteurs du siècle lui-même. Ou qui


font du mot « siècle », alors que ce siècle est en cours,
voire à peine ouvert, un de leurs maîtres mots.
Ce faisant, nous parviendrons peut-être à remplacer les
jugements par la résolution de quelques problèmes.
L'inflation rnorale contemporaine fait que le siècle est de
toutes parts jugé, et condamné. Je n'ai pas l'intention de le
réhabiliter, seulement de le penser, et donc d'en disposer
l'être-pensable. Ce qui doit susciter l'intérêt n'est pas tout
d'abord la « valeur» du siècle au regard d'un Tribunal des
droits de l' hornme aussi rnédiocre intellectuellement que le
TPI mis en place par les Américains l'est juridiquement et
politiquement. Tentons plutôt d'isoler et de traiter quelques
énigmes.
Pour terminer cette leçon, j'en indique une, de très
grande portée.
Le xx e siècle débute par un envoi exceptionnel. Consi-
dérons comme son prologue les deux grandes décennies
entre 1890 et 1914. Dans tous les ordres de la pensée, ces
années représentent une période d'invention exception-
nelle, une période de créativité polymorphe qu'on ne peut
comparer qu'à la Renaissance florentine ou au siècle de
Périclès. C'est un temps prodigieux de suscitation et de
rupture. Considérez seulernent quelques repères: en 1898,
Mallarmé meurt, juste après avoir publié ce qui est le mani-
feste de l'écriture contemporaine, Un coup de dés jamais ...
En 1905, Einstein invente la relativité restreinte, à moins
que Poincaré ne l'ait précédé, et la théorie quantique de la
lumière. En 1900, Freud publie La Science des rêves,
donnant à la révolution psychanalytique son premier chef-
d'œuvre systématique. À Vienne toujours, pendant ce
temps, en 1908, Schoenberg fonde la possibilité d'une

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LE SIÈCLE

musique non tonale. En 1902, Lénine a créé la politique


moderne, création déposée dans Que faire? C'est tout
aussi bien de ce début de siècle que datent les immenses
romans de James ou de Conrad, et que s'écrit l'essentiel
d'À la recherche du temps perdu de Proust, que mûrit
l'Ulysse de Joyce. Initiée par Frege, avec Russell, Hilbert,
le jeune Wittgenstein et quelques autres, la logique mathé-
matisée et son escorte, la philosophie langagière, se
déploient tant sur le continent qu'au Royaume-Uni. Mais
voici que vers 1912 Picasso et Braque bouleversent la logi-
que picturale. Husserl, dans son acharnement solitaire,
déplie la description phénornénologique. Parallèlement, de
puissants génies comme Poincaré ou Hilbert refondent,
dans la descendance de Riemann, de Dedekind et de
Cantor, le style entier des mathématiques. Juste avant la
guerre de 14, dans le petit Portugal, Fernando Pessoa fixe à
la poésie des tâches herculéennes. Le cinéma lui-même, à
peine inventé, trouve avec Méliès, Griffith, Chaplin ses
premiers génies. On n'en finirait pas d'énumérer les prodi-
ges de cette brève période.
Or, tout de suite après, c'est comme une longue tragédie
dont la guerre de 14-18 va fixer la couleur, celle de l' utili-
sation sans état d'âme du matériau humain. Il y a bien un
esprit des années 30. Il est loin d'être stérile, nous y revien-
drons. Mais il est aussi massif et violent que celui du début
du siècle était inventif et délié. Il Y a énigme quant au sens
de cette succession.
Ou problème. Demandons-nous ceci: les terribles
années 30, ou 40, et encore 50, avec les guerres mondiales,
les guerres coloniales, les constructions politiques opaques,
les massacres de masse, les entreprises gigantesques et pré-
caires, les victoires dont le coût est si élevé qu'on dirait des

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QUESTIONS DE MÉTHODE

défaites, tout cela est-il en rapport, ou en non-rapport, avec


l'envoi en apparence si lurnineux, si créateur, si civilisé,
que constituent les premières années du siècle? Entre ces
deux morceaux du temps, il y a la guerre de 14. Quelle est
dès lors la signification de cette guerre? De quoi est-elle le
résultat, ou le symbole?
Disons qu'on n'a aucune chance de résoudre ce pro-
blème si on ne se souvient pas que la période bénie est
aussi celle de l'apogée des conquêtes coloniales, de
l'emprise européenne sur la terre entière, ou presque. Et
qu'ainsi, ailleurs, loin, mais aussi tout près des âmes, et
dans chaque famille, la servitude et le massacre sont déjà
présents. Dès avant la guerre de 14, il Y a l'Afrique, livrée à
ce que quelques rares térnoins ou artistes diront être une
sauvagerie conquérante et bien-pensante'. Moi-même, je
regarde avec effroi ce dictionnaire Larousse de 1932, trans-
mis par mes parents, où, au registre, traité comme évident
pour tous, de la hiérarchie des races, on dessine le crâne du
nègre entre celui du gorille et celui de l'Européen.
Après deux ou trois siècles de déportation de la viande
humaine aux fins d'esclavage, la conquête achève de faire
de l'Afrique le revers d'horreur de la splendeur euro-
péenne, capitaliste et démocratique. Et cela continue
aujourd'hui. Il y a dans la noire fureur des années 30, dans
l'indifférence à la mort, quelque chose qui vient certes de

1. Parmi les rares témoignages d'artistes français du siècle sur la sau-


vagerie de la colonisation, citons évidemment le Voyage au Congo de
Gide. Mais aussi une toute petite chose, une des Chansons madécasses de
Maurice Ravel, celle qui répète: «Méfiez-vous des Blancs, habitants du
rivage. » Ravel est un homme qui a refusé la Légion d'honneur parce que
le gouvernement français soutenait toutes les manœuvres possibles et ima-
ginables, en Russie, contre la révolution bolchevique.

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LE SIÈCLE

la Grande Guerre et des tranchées, mais qui vient aussi,


comme un retour infernal, des colonies, de la façon dont là-
bas on envisage les différences dans l'humanité.
Admettons que notre siècle soit celui où, comme le di-
sait Malraux, la politique est devenue la tragédie. Qu' est-
ce qui, au début du siècle, dans l'envoi doré de la « Belle
Époque », préparait cette vision des choses? Au fond, à
partir d'un certain moment, le siècle a été hanté par l'idée
de changer l'homme, de créer un homrne nouveau. Il est
vrai que cette idée circule entre les fascismes et les com-
munismes, que les statues sont un peu les mêmes, celle du
prolétaire dressé au seuil du lllonde émancipé, mais aussi
celle de l'Aryen exemplaire, du Siegfried terrassant les
dragons de la décadence. Créer un homme nouveau revient
toujours à exiger que l'homme ancien soit détruit. La
discussion, violente, irréconciliée, porte sur ce qu'est
l'homme ancien. Mais dans tous les cas, le projet est si ra-
dical qu'on ne compte pas, dans sa réalisation, la singula-
rité des vies humaines -, il n'y a là qu'un matériau. Un peu
comme, arrachés à leur harmonie tonale ou figurative, les
sons et les formes étaient, pour les artistes de l'art mo-
derne, des matériaux dont on doit reformuler la destination.
Ou comme les signes formels, destitués de toute idéalisa-
tion objective, projetaient les mathématiques vers un achè-
vement mécanisable. Le projet de l'homme nouveau est en
ce sens un projet de rupture et de fondation qui soutient,
dans l'ordre de l'histoire et de l'État, la même tonalité sub-
jective que les ruptures scientifiques, artistiques, sexuelles
du début du siècle. Il est donc possible de soutenir que le
siècle a été fidèle à son prologue. Férocement fidèle.
Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'aujourd'hui ces catégo-
ries sont mortes, que nul ne se soucie plus de créer politi-

20
QUESTIONS DE MÉTHODE

quement un hornme nouveau, qu'au contraire on demande


de toutes parts la conservation de l' homme ancien, et celle
de tous les animaux en péril par-dessus le marché, voire
celle du vieux maïs; et que justement, c'est aujourd'hui,
avec les n1anipulations génétiques, qu'on s'apprête à chan-
ger réellement l'homme, à modifier l'espèce. Ce qui fait
toute la différence est que la génétique est profondément
apolitique. Je crois même pouvoir dire qu'elle est stupide,
ou du moins qu'elle n'est pas une pensée, tout au plus une
technique. Il est donc cohérent que la condamnation du
projet politique prornéthéen (l'homme nouveau de la
société émancipée) coïncide avec la possibilité technique,
et en dernier ressort financière, de changer la spécificité de
l' hornme. Car ce changement ne correspond à aucun pro-
jet. Nous apprenons par les journaux que c'est possible,
que nous pourrons avoir cinq pattes, ou être immortels. Et
cela arrivera justement parce que ce n'est pas un projet.
Cela arrivera dans l'automatisme des choses.
Nous vivons en somme la revanche de ce qu'il y a de
plus aveugle et de plus objectif dans l'appropriation éco-
nomique de la technique, sur ce qu'il y a de plus subjectif
et de plus volontaire dans la politique. Et même, en un
sens, la revanche du problème scientifique sur le projet
politique. Car c'est ainsi: la science, et c'est sa grandeur,
a des problèmes; elle n'a pas de projet. «Changer
»'
l'homme dans ce qu'il a de plus profond a été un projet

1. Dans la phase initiale de la Révolution culturelle, des dirigeants,


parmi lesquels Lin Biao, ont soutenu le mot d'ordre: «Changer l'homme
dans ce qu'il a de plus profond. » On a vu très tôt que ce changement des
profondeurs humaines exigeait en tout cas, pour des résultats fort aléa-
toires, une dictature de fer et des règlements de comptes de la plus rare
violence. Aussi bien cet accouchement forcé de l'homme nouveau a-t-il été,

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LE SIÈCLE

révolutionnaire, sans doute un mauvais projet, et c'est


devenu un problème scientifique, ou peut-être seulement
technique, en tout cas un problèlne qui a des solutions. On
sait le faire, ou on saura.
Évidemment, on peut demander: que faire du fait qu'on
sait le faire? Mais pour répondre à cette question, il faut un
projet. Un projet politique, grandiose, épique, violent.
Croyez-moi, ce ne sont pas les benoîtes commissions
d'éthique qui vont répondre à la question: « Que faire de
ce fait: la science sait faire un homme nouveau ?» Et
comme il n'y a pas de projet, ou tant qu'il n'y a pas de pro-
jet, l'unique réponse est bien connue. C'est le profit qui
dira quoi faire.
Mais enfin, jusqu'au bout, le siècle aura bien été le
siècle de l'avènement d'une autre humanité, d'un change-
ment radical de ce qu'est l'homme. Et c'est en ce sens qu'il
sera resté fidèle aux extraordinaires ruptures mentales de
ses premières années. Seulement, on sera passé, peu à peu,
de l'ordre du projet à celui des automatismes du profit. Le
projet aura beaucoup tué. L'autonlatisme aussi, et il conti-
nuera, mais sans que personne puisse nommer un responsa-
ble. Convenons, pour en rendre raison, que le siècle a été
l'occasion de vastes crimes. Ajoutons que ce n'est pas fini,
sinon qu'aux criminels nominaux succèdent des criminels
aussi anonymes que le sont les sociétés par actions.

dans une séquence ultérieure, dénoncé comme un excès « gauchiste ». Lin


Biao lui-même, porté au pinacle en 1969, a laissé sa vie dans ce contre-
courant en septembre 1971, probablement liquidé dans les couloirs d'une
réunion des dirigeants. L'épisode reste couvert, en Chine, par le secret
d'État.
18 novembre 1998

2. La Bête

NOTRE méthode étant de partir des voies et façons selon


lesquelles le siècle se rapporte à lui-même, le poème du
poète russe Ossip Mandelstam qui s'appelle Le Siècle est
sans aucun doute un document exemplaire. Et d'autant plus
qu'il est écrit dans les années 20, juste après la guerre de 14
et pendant les premières années du pouvoir bolchevique.
Mandelstam I est aujourd'hui reconnu comme un des
plus grands poètes du siècle. Il n'en va évidemment pas de
même dans les années qui nous occupent. Ce n'est cepen-
dant pas un écrivain obscur. Il a traversé la frénésie for-
melle des écoles poétiques de l'avant-guerre. Il est aussi, à
sa façon, un hornme de la guerre et de la révolution. Ce qui
se passe de violent et d'inouï dans son pays le touche et
suscite sa méditation poétique. Dans les années 30, il sera
certes une sorte de révolté artiste contre le despotisme sta-
linien, sans jamais envisager que son destin puisse être
ailleurs qu'en URSS, ni devenir un véritable opposant poli-
tique. Son jugement est toujours arrimé à la poésie, ou à la

1. Pour les poèmes de Mandelstam des années 20, on se référera au


petit volume Tristia et autres poèmes (Gallimard, 1982), où le choix et la
traduction de poèmes sont faits par François Kérel.

23
LE SIÈCLE

pensée très subtile qui l'entoure. Il est arrêté une première


fois en 1934 après avoir écrit un poèrne sur Staline l , poème

l. Voici le poème sur Staline, dans une traduction (rythmée et rimée)


de François Kérel :
Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays,
Et l'on ne parle plus que dans un chuchotis,
Sijamais l'on rencontre l'ombre d'u/1 bavard
On parle du Kremlin et du fier montagnard.
Il a les doigts épais et gras comme des vers
Et des mots d'un quintal précis comme desfers.
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui -la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint-
Lui seul pointe ['index, lui seul tape du poing.
Il n'est pas inintéressant de comparer ce poème russe des années 30 à
un poème français de 1949, signé Paul Eluard, et dont je donne ici quel-
ques fragments:
Et Staline dissipe aujourd'hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d'amour
La grappe raisonnable tant elle est palfaile
Grâce à lui nous vivons sans connaître d'automne
L'horizon de Staline est toujours renaissant
Nous vivons sans douter et même au fond de l'ombre
Nous produisons la vie et réglons l'avenir
Il n 'y a pas pour nous de jour sans lendemain
D'aurore sans midi de fraîcheur sans chaleu r [ ... J
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes
Penser la subjectivité du siècle quant à la sous-espèce stalinienne du
genre nommé« communisme », c'est en somme penser l'écart de ces deux

24
LA BÊTE

qui est plus une sorte d'avertissement sardonique et amer


qu'un poème de critique politique. Mandelstam, homme
imprudent, homme dont la confiance en la pensée est
naïve, a montré ce poème à une douzaine de personnes, ce
qui est probablement huit ou neuf de trop. Tout le monde le
croit perdu, rnais il est libéré après une intervention person-
nelle du Chef. C'est un de ces effets de théâtre qui, en
direction des artistes, plaisent aux despotes. Staline a télé-
phoné à Pasternak en pleine nuit pour lui dernander si
Mandelstam était vraiment un grand poète de la langue
russe. Devant la réponse affirmative de Pasternak, la très
probable déportation mortelle est commuée en assignation
à résidence. Ce n'est cependant que partie remise. Man-
delstam sera pris dans les grandes purges de l'année 1937
et mourra en extrême Asie, sur le chemin des camps.
Le poème que nous étudions est bien antérieur, il date
de 1923. En 1923, il règne une activité intellectuelle
intense 1. Le devenir de l'URSS est encore en suspens.
Mandelstan1 a la conscience poétique que quelque chose de
fondamental est en jeu dans le devenir chaotique de son

textes, sans s'empresser de dire que Mandelstam avait raison et Eluard tort,
ce qui, à certains égards évidents, ne produit néanmoins aucun effet de
pensée. Il est plus intéressant de considérer sans détour la vérité de
l'énoncé de l'ex-surréaliste Eluard, à savoir que le nom « Staline» dési-
gnait effectivement, pour des millions de prolétaires et d'intellectuels, le
pouvoir de vivre « sans connaître d'automne », et surtout celui de produire
la vie sans avoir à douter.
1. Les Mémoires de la femme de Mandelstam, Nadejda - Contre tout es-
poir, 3 volumes, traduction du russe de Maya Minoustchine (Gallimard,
1975) --, sont un document tout à fait intéressant sur la vie de l'intelligentsia
sous le pouvoir soviétique, et sur les étapes qui mènent de l'activisme des an-
nées 20 aux craintes, aux silences et aux « disparitions» des années 30. On y
apprend par exemple que Jejov, le grand organisateur de la Terreur de 1937,

25
LE SIÈCLE

pays. Il essaie d'éclaircir pour lui-même l'énigme de ce


moment d'incertitude et de bascule, dont il s'inquiète.
Lisons d'abord le poèrne entier. Je le donne dans une tra-
duction nouvelle, due aux efforts de Cécile Win ter et de
moi-même, rnais fortement tributaire des tentatives anté-
rieures d'Henri Abril, de François Kérel et de Tatiana Roy.

Siècle mien, bête mienne, qui saura


Plonger les yeux dans tes prunelles
Et coller de son sang
Les vertèbres des deux époques?
Le sang-bâtisseur àflots
Dégorge des choses terrestres.
Le vertébreur frémit à peine
Au seuil des jours nouveaux.

Tant qu'elle vit la créature


JO Doit s'échiner jusqu'au bout
Il Et la vague joue
12 De l'invisible vertébration.
13 Comme le tendre cartilage d'un enfant
/4 Est le siècle dernier-né de la terre.
15 En sacrifice une fois encore, comme l'agneau,
16 Est offert le sinciput de la vie.

où les gens furent fusillés par dizaines de milliers et déportés par centaines
de milliers, était justement un intellectuel raftïné, bien connu dans le
milieu des poètes et des écrivains. De façon générale, la passion d'être
confronté au «noyau dur» de l'action portait nombre de membres de
l'intelligentsia vers les fonctions policières ou les services secrets. C'est ce
qu'on verra aussi en Angleterre, où le« communisme» des intellectuels de
Cambridge se manifestera principalement par leur aptitude à l'espionnage
et à l'infiltration. On peut tenir ces trajets pour des variantes perverses de
la passion du réel.

26
LA BÊTE

17 Pour arracher le siècle à sa prison,


Iii Pour commencer un monde nouveau,
19 Les genoux des jours noueux
20 Il faut que la flûte les unisse.
21 C'est le siècle sinon qui agite la vague
22 Selon la tristesse humaine,
23 Et dans l'herbe respire la vipère
24 Au rythme d'or du siècle.

25 Une fois encore les bourgeons vont gonfler


26 La pousse verte va jaillir,
27 Mais ta vertèbre est brisée,
21i Mon pauvre et beau siècle!
29 Et avec un sourire insensé
.Iii Tu regardes en arrière, cruel et faible,
31 Comme agile autrefois une bête
32 Les traces de ses propres pas.

1. La figure fondamentale du poème, celle qui en pres-


crit le sens, est la figure de la bête, sur laquelle le texte
commence et s'achève. Le siècle, ce siècle qui est à peine
entamé, mais qui, en Russie, a imposé une coupure bien
plus radicale qu'ailleurs, est une bête. Et le poème va
radiographier la bête, produire l'image du squelette, de
l'ossature. Au début, c'est une bête vivante. À la fin, elle
regarde son sillage. Entre les deux, la question décisive est
celle de la vertébration, de la solidité de l'échine de la bête.
Qu'est -ce que tout cela propose au philosophe?
Ce poème tente de construire une vision organique, et
non mécanique, du siècle. Le devoir de la pensée est de
subjectiver le siècle comme composition vivante. Mais
tout le poème n10ntre que la question de la vie de cette

27
LE SIÈCLE

bête est incertaine. Le poème demande: en quel sens un


siècle peut-il être tenu pour vivant? Qu'est-ce que la vie
du temps? Notre siècle est-il le siècle de la vie ou de la
mort?
Nietzsche en langue allemande, Bergson en langue
française (et porteur, par rapport au fou de Turin, de notre
modération nationale), sont les vrais prophètes de ce
genre de questions. Ils exigent en effet qu'on produise,
de toute chose, une représentation organique unifiée. Il
s'agit de rompre avec les modèles mécaniques, ou ther-
modynamiques, que propose le scientisme du XIX e siècle.
La question ontologique majeure du xxe siècle commen-
çant est: qu'est-ce que la vie? La connaissance doit
devenir l'intuition de la valeur organique des choses.
C'est pourquoi la métaphore de la connaissance du siècle
peut être la typologie d'une bête. Quant à la question nor-
mative, elle se formule ainsi: Qu'est-ce que la vraie vie,
qu'est-ce que vivre vraiment, d'une vie adéquate à
l'intensité organique du vivre? Cette question traverse le
siècle, en rapport avec la question de l'holnme nouveau,
dont le surhomme de Nietzsche est une anticipation. La
pensée de la vie interroge la force du vouloir-vivre.
Qu'est-ce que vivre selon un vouloir-vivre? Et s'il s'agit
du siècle: Qu'est-ce que le siècle comme organisme,
comme bête, comme puissance ossaturée et vivante? Car,
à ce siècle vital, on co-appartient. On vit nécessairement
de la vie qui est la sienne. Comme le dit Mandelstam dès
l'attaque du poème, le siècle comme bête est «bête
mienne ».
Cette identification vitale commande le mouvement du
poème: on va passer du regard sur la bête au regard de la
bête. Du face-à-face avec le siècle au fait que c'est le siècle

28
LA BÊTE

qui regarde en arrière. La pensée poétique du temps, c'est,


voyant les choses avec ses propres yeux, de les voir cepen-
dant avec l' œil du siècle lui-même. Nous touchons ici à
l' historicisrne étonnant de toute la modernité, historicisme
qui s'installe jusque dans le vitalisme du poème. C'est que
Vie et Histoire sont deux nonlS pour la même chose: le
mouvernent qui arrache à la Inort, le devenir de l' affir-
mation.
Qu'est-ce finalement que cette problématique narrative
et ontologique qui a hanté le siècle, et qui est celle de la
vie? À quoi cela s'oppose-t-il ? À l'idée que la philoso-
phie est une sagesse personnelle. Non! dit le siècle, au
moins jusqu'à la Restauration, qui commence vers 1980.
Non, il n'y a pas de sagesse individuelle. La pensée est tou-
jours en rapport, sous les Inots appariés de Vie et d'His-
toire, à beaucoup plus que l'individu. Elle est en rapport
avec une bestialité bien plus puissante que celle du simple
animal humain. Et ce rapport commande une compréhen-
sion organique de ce qui est, compréhension à laquelle il
peut être juste de sacrifier l'individu.
Le siècle est en ce sens celui de l'animal humain,
comme être partiel transcendé par la Vie. Quel animal est
l' homme? Quel est le devenir vital de cet anirnal ? Com-
IIlent peut-il s'accorder plus profondément à la Vie, ou à
l' Histoire? Ces questions expliquent la force, dans le
siècle, des catégories qui excèdent la singularité, la catégo-
rie de classe révolutionnaire, de prolétariat, de Parti com-
muniste. Mais aussi, il faut le reconnaître, l'interminable
pesanteur des questions raciales.
Le poème ne cède pas à ce genre de transcendance.
Mais il noue fermement le siècle à l'image des ressources
vitales d'une bête.

29
LE SIÈCLE

2. « Qui saura plonger les yeux dans tes prunelles ... ? »


La question du face-à-face est la question héroïque du
siècle. Peut-on se tenir droit en face du ternps historique? Il
s'agit de bien plus que d'être dans le temps de l'Histoire.
Regarder fixement le siècle-bête exige une capacité subjec-
tive très supérieure à celle de qui, simplement, marche avec
son époque. L'homme du siècle doit se tenir face à la mas-
sivité de l' Histoire, il doit soutenir le projet prométhéen
d'une comparabilité entre la pensée et l'Histoire. L'idée
hégélienne du XIX e siècle est de se confier au mouvement de
l'Histoire, de «s'abandonner à la vie de l'objet »1. L'idée
du Xx e siècle est de se confronter à l'Histoire, de la maîtriser
politiquement. Car, depuis la guerre de 14-18, plus per-
sonne ne peut faire confiance à l' Histoire au point de
s'abandonner au supposé progrès de son mouvement.
En subjectivité, la figure du rapport au temps est deve-
nue héroïque, même si le marxisme traîne encore, sans en
faire nul usage, l'idée d'un sens de l'Histoire. Entre le cœur
du XIX e et le début du « petit xx e », entre 1850 et 1920, on
passe du progressisrne historique à l' héroïsme politico-
historique, parce qu'on passe, s'agissant du mouvement
historique spontané, de la confiance à la défiance. Le projet
de l'hoIlline nouveau impose l'idée qu'on va contraindre
l'Histoire, qu'on va la forcer. Le xx e siècle est un siècle
volontariste. Disons qu'il est le siècle paradoxal d'un histo-
ricisme volontariste. L'Histoire est une bête énorme et puis-

1. Il importe de lire, ou de relire, la préface de la Phénoménologie de


l'esprit. C'est sans aucun doute un des textes spéculatifs du XIX C siècle
dont la résonance au XX C est la plus forte. On peut même dire que ce texte
était intempestif à sa date, et entièrement pertinent vers 1930.

30
LA BÊTE

sante, elle nous surmonte, et cependant il faut soutenir son


regard de plornb, et la forcer à nous servir.
Le problème du poème, qui est aussi le problème du siè-
cle, tient dans le lien entre le vitalisme et le volontarisme,
entre l'évidence de la puissance bestiale du temps et la
norme héroïque du face-à-face. Comment se nouent dans le
siècle la question de la vie et celle du volontarisme? Ici
aussi, Nietzsche est prophétique avec sa « volonté de puis-
sance ». Nietzsche a décelé la dialectique majeure entre vie
et vouloir. C'est une très grande tension, dont le symbole est
qu'au regard de ce qui s'est passé dans le siècle, les acteurs
majeurs ont toujours soutenu que cela correspondait à une
nécessité vitale, à une contrainte historique, et, en même
temps, que cela ne pouvait être obtenu que par une volonté
tendue et abstraite. Il y a une sorte d'incompatibilité entre
l'ontologie de la vie (à mon sens homogène à l'ontologie de
l'Histoire) et la théorie de la discontinuité volontariste. Mais
cette incompatibilité constitue la subjectivité agissante de la
bête-siècle. Comme si la continuité vitale n'accomplissait ses
propres fins que dans la discontinuité volontariste. Philoso-
phiquement, la question est bien celle du rapport entre vie et
volonté, qui est au cœur de la pensée de Nietzsche. La surhu-
n1anité nietzschéenne est l'affirmation intégrale de tout, le
Midi dionysiaque comme pur déploiement affirmatif de la
vie. Et en n1ême temps, dans une angoisse qui s'accélère à
pattir de 1886-1887, Nietzsche comprend que cette affirma-
tion totale est aussi bien une rupture absolue, qu'il faut, selon
sa propre expression, « casser en deux l' histoire du monde» 1•

1. l'ai commenté assez précisément celte formule dans la brochure des


conférences du Perroquet titrée, justement, Casser en deux ['histoire du
monde?

31
LE SIÈCLE

Ce qu'il faut voir est que l'imposition à la continuité


vitale d'un héroïsme de la discontinuité se résout, politi-
quement, dans la nécessité de la terreur. La question sous-
jacente est le rapport entre vie et terreur. Le siècle a sou-
tenu sans trembler que la vie n'accomplissait son destin (et
son dessein) positif que par la terreur. D'où une sorte de
réversion entre la vie et la mort, comme si la mort n'était
que le médium de la vie. Le poèrne de Mandelstam est
hanté par cette indécidabilité entre la vie et la mort.

3. La grande question posée par le poème à la bête-siècle


est celle de sa vertébration. Quelle est son ossature?
Qu'est-ce qui la fait tenir? Vertèbre, cartilage, sinciput. ..
C'est la question de la consistance du siècle, qui est un
point très sensible dans la métaphorique de Mandelstam, et
qui tient aussi une grande place dans un autre superbe
poème consacré au ternps et au sujet du temps, le poème
titré « Celui qui a trouvé un fer à cheval ». De cette ossa-
ture de la bête, de cette consistance du temps historique,
Mandelstarn dit trois choses apparemment contradictoires :
a) L'ossature est lourde, écrasante, noueuse (v. 3-4, 19).
En filigrane, la radiographie révèle une essentielle pesan-
teur. La bête était agile autrefois (v. 31), elle ne l'est plus.
En 1923, on sort de la boucherie de 14-18, et en Russie de
pire encore, la guerre civile et le communisme de guerre.
L'essence du siècle-bête est la vie, mais une vie qui
dégorge le sang et la mort.
b) À l'inverse: l'ossature est d'une fragilité extrême
(v. 13-14), quelque chose n'est pas encore sédimenté, la
bête est enfantine, naissante.
c) Et enfin: cette vertèbre est déjà cassée (v. 27). Avant
même de comnlencer, le siècle a déjà l'échine brisée.

32
LA BÊTE

Entendons ces énoncés contradictoires comme une des-


cription subjectivée du siècle. Il comrnence dans la pesan-
teur et le sang, il nous écrase déjà de son poids funèbre. Il
est cependant à son orée, et il y a donc en lui de l' indéter-
miné, une promesse naissante et fragile. Mais quelque
chose est en lui rornpu, discontinu, incapable de tenir.
Le poèrne peut dire tout cela en même temps, il n'est
jamais obligé de dialectiser. Car il ne s'agit pas d'un
énoncé objectif, il s'agit d'un montage mental, dont le nom
est «siècle ». De fait, bien au-delà de Mandelstam, ce
siècle a été hanté par sa propre horreur. C'est un siècle qui
se sait sanglant, singulièrement depuis la guerre de 14 qui a
été un traumatisme inimaginable. La guerre de 14 a été
vécue comme autre chose qu'une guerre - l'expression
« boucherie» vient très tôt. «Boucherie» veut dire abat-
tage, consommation pure et simple de la vie des hommes,
par millions. Mais il est tout aussi vrai que le siècle se
pense comme commencement d'un âge nouveau, comme
enfance de l'humanité vraie, comme promesse. Même les
exterminateurs se sont présentés sous le signe de la pro-
nlesse et du comnlencement. Ils ont promis l'âge d'Of, la
paix de mille ans.
C'est que la subjectivité du siècle organise de façon
toute nouvelle le rapport entre fin et commencement. Le
poème de Mandelstanl juxtapose ces deux idées:

Pour arracher le siècle à sa prison,


Pour commencer un monde nouveau

Le siècle est en même temps prison et jour nouveau, un


dinosaure condamné ou une jeune bête naissante.
Reste à lire le sens de la brisure, de l'échine cassée:

33
LE SIÈCLE

Mais ta vertèbre est brisée,


Mon pauvre et beau siècle!

C'est une idée qui a traversé tout le siècle: que sa


chance était déjà passée. Qu'il ne pouvait entreprendre
qu'une pénible réparation de sa propre impuissance. Juste-
ment parce qu'il est vitaliste, le siècle interroge sa vitalité,
et en doute souvent. Justement parce qu'il est volontariste,
le siècle mesure les insuffisances de sa volonté. Il se fixe
des objectifs si grandioses qu'il est aisément persuadé de
ne pas pouvoir les atteindre. Il se demande alors si la vraie
grandeur n'est pas derrière lui. La nostalgie le guette tou-
jours, il a tendance à regarder en arrière. Quand le siècle
croit qu'il a déjà perdu son énergie, il se représente lui-
même comme une promesse non tenue.
Vitalisme (la bête puissante), volontarisme (se tenir en
face d'elle), nostalgie (tout est déjà passé, l'énergie fait
défaut) : ce ne sont pas des contradictions, c'est ce que le
poème décrit, en 1923, comme subjectivité du petit siècle
qui commence. L'ossature noueuse, le cartilage enfantin et
la vertèbre brisée désignent le siècle tour à tour condamné,
exalté, regretté.

4. Mais si l'on regarde en arrière, c'est le XIXe siècle


qu'on voit, et on pose alors une question fatidique, une
question particulièrement centrale dans l'identification du
siècle: son rapport au siècle qui précède. On demande

{qui pourra] coller de son sang


Les vertèbres des deux époques?

34
LA BÊTE

« Coller par le sang» est clair, si l'on pense que ce sont


la guerre et le massacre qui font lisière entre les deux
siècles. Mais quel est le sens véritable de ce rapport? C'est
une question absolument fondamentale du xxe siècle. On
peut dire que le sens du xx e siècle est fixé par la manière
dont en pense son lien au XIX e • Or, il y a d'abord deux liens
possibles, tous deux fort présents dans les énoncés sur le
siècle.
a) La finalité idéale: le xx e accomplit les promesses du
e e e
XIX . Ce que le XIX a pensé, le xx le réalise. Par exemple,
la Révolution, celle que les utopistes et les premiers
marxistes ont rêvée. En termes lacaniens, cela peut se dire
de deux façons: soit le xxe est le réel de ce dont le XIXe a
été l'imaginaire; soit il est le réel de ce dont le XIXe a été le
symbolique (ce dont il a fait doctrine, qu'il a pensé, orga-
nisé).
b) La discontinuité négative: le xx e renonce à tout ce
que le XIX e (âge d'or) promettait. Le xx e est un cauchemar,
la barbarie d'une civilisation effondrée.
Dans le premier cas, le point -clef est qu'on est porté à
accepter une certaine horreur du réel. On a souvent dit que
la barbarie du xx e siècle venait de ce que les acteurs, révo-
lutionnaires ou fascistes, acceptaient l'horreur au nom de la
proillesse, au nom des « lendemains qui chantent ». Je suis
convaincu, tout au rebours, que c'est le réel qui a fasciné
les rnilitants de ce siècle. Il y a en fait une exaltation du réel
jusque dans son horreur. Les acteurs n'étaient certes pas
des benêts manipulés par des illusions. Imaginez ce que
pouvaient être l'endurance, l'expérience, voire le désabuse-
rnent d'un agent de la Ille Internationale ! Pendant la guerre
d'Espagne, quand un délégué communiste russe des Briga-
des internationales est brusquement rappelé à Moscou, il

35
LE SIÈCLE

sait fort bien que c'est pour y être arrêté et exécuté. Il sait,
très tôt, que Staline, qui n'aime pas que les gens expéri-
mentent quoi que ce soit hors de son contrôle, a entrepris
de liquider pratiquenlent tous les anciens d'Espagne. Va-
t-il fuir, se défendre, regimber? Pas du tout. Les délégués
qui sont dans ce cas se soûlent la nuit et rentrent le matin à
Moscou. Va-t-on nous dire que c'est l'effet des illusions,
des promesses et des matins qui chantent? Non, c'est
que pour eux le réel comporte cette dimension-là. Que
l'horreur n'en est jamais qu'un aspect, et que la mort en
fait partie.
Lacan a très bien vu que l'expérience du réel est tou-
jours en partie expérience de l'horreur. La vraie question
n'est nullement celle de l'imaginaire, mais celle de savoir
ce qui, dans ces expérimentations radicales, faisait office
de réel. Certainement pas, en tout cas, la promesse de jours
meilleurs. Au reste, je suis persuadé que les ressorts sub-
jectifs de l'action, du courage, voire de la résignation, sont
toujours au présent. Qui a jamais fait quoi que ce soit au
nom d'un futur indéterminé?

5. L'importance de la strophe 3 vient de ce qu'elle


accorde un rôle décisif au poème, au poète. En substance, il
nous est dit que si l'on veut commencer un monde nou-
veau, il faut que « la flûte» (l , art) unisse les genoux des
jours, unifie le corps du temps.
Nous trouvons là un autre thème obsédant du siècle:
quelle est la fonction de l'art, quelle mesure commune y a-
t-il entre l'art et le siècle? La question, vous le savez,
hante déjà le XIXe• Elle résulte d'une tension entre l'histori-
cisme et l' absoluité esthétique. On a eu pendant toute une
partie du XIX e la fonction du poète-guide, quand l'absolu de

36
LA BÊTE

l'art oriente les peuples dans le temps. Hugo en est l'arché-


type pour la France, Whitman pour les États-Unis. Il y a
une figure d'avant-garde au sens strict, celui qui marche en
avant, figure liée à l'éveil des peuples, au progrès, à la libé-
ration, à la surrection des énergies.
Mais déjà obsolète à la fin du XIXe , l'imagerie du poète-
guide est complèternent ruinée au xx e . Le xx e siècle, dans
la descendance de Mallarmé, fonde une autre figure, celle
du poète comme exception secrète agissante, comme mise
en réserve de la pensée perdue. Le poète est le protecteur,
dans la langue, d'une ouverture oubliée, il est, comme le
dit Heidegger, le «gardien de l'Ouvert »1. Le poète,
ignoré, monte la garde contre l'égarement. Nous sommes
bien toujours dans l'obsession du réel, puisque le poète
garantit que la langue conserve le pouvoir de le nommer.
Telle est son « action restreinte », qui reste une très haute
fonction.
Dans notre strophe 3 on voit clairement que l'art, dans
le siècle, est chargé d'unir. Il ne s'agit pas d'une unité mas-
sive, mais d'une fraternité intime, d'une main qui se joint
avec une autre main, d'un genou qui touche un autre
genou. S'il Y réussit il va nous préserver de trois drames.
a) Celui de la pesanteur et de l'enfermernent. C'est le
principe de liberté du poème, qui peut seul arracher le
siècle à sa prison, laquelle est le siècle lui-même. Le
poème a puissance d'arracher le siècle au siècle.

1. Les textes de Heidegger sur la poésie surabondent. Sans doute les


plus équivoques sont-ils les plus significatifs quant à ce que nous cher-
chons ici: les points extrêmes du siècle. On se reportera donc au recueil
Approche de Holder/in, traductions de Henry Corbin, Michel Deguy, Fran-
çois Fédier et Jean Launay (Gallimard, 1979).

37
LE SIÈCLE

b) Celui de la passivité, de la tristesse humaine. Sans


l'unité prescrite par le poème, on est ballotté par la vague
de la tristesse. Il y a ainsi un principe de joie du poème, un
principe actif.
c) Celui de la traîtrise, de la blessure aux aguets, du
venin. Le siècle est aussi, sous la formule du serpent (tant
travaillée par Valéry!), la tentation du péché absolu, qui
est de s'abandonner sans résistance au réel du temps.
«Rythme d'or» veut dire: être tenté par le siècle lui-
mêrne, par sa cadence, et donc consentir sans médiation à
la violence, à la passion du réel.
Contre tout cela, il n'y a que la flûte de l'art. C'est sans
doute le principe de courage de toute entreprise de pensée:
être de son temps, par une manière inouïe de ne pas en être.
Pour parler comme Nietzsche, avoir le courage d'être
intempestif. Tout vrai poème est une «considération
intempestive ».

1. De l'Ébauche d'un serpent à La Jeune Parque, on peut bien dire


que le serpent est un des animaux de Valéry, comme il est, avec l'aigle, un
des animaux de Zarathoustra. Valéry n'est pas, quant au siècle, un penseur
qui puisse laisser indifférent, loin de là. Le serpent désigne dans son
emblématique la morsure de la connaissance, l'éveil à la conscience lucide
de soi-même. Notons que Valéry, à sa façon, pose la grande question que
nous suivons ici même: comment garantir notre accès au réel? Dans son
poème le plus accompli, Le Cimetière marin, il conclut, tout à fait dans le
style vitaliste du siècle, que le réel est toujours arrachement à la réflexion,
bascule dans l'immédiat et l'instant, épiphanie du corps:
Non non! Debout! Dans l'ère successive
Brisez, mon COlpS, cette forme pensive,
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur de la mer exhalée
Me rend mon âme. Ô puissance salée
Courons à ['onde en rejaillir vivant!

38
LA BÊTE

Au fond, dès 1923, Mandelstam nous dit qu'au regard


des violences du siècle, et sans se retirer, le poème est
installé dans l'attente. Il n'est en effet ni dévoué au
temps, ni promesse d'avenir, ni pure nostalgie. Le poème
se tient dans l'attente comme telle, et il crée une subjecti-
vité de l'attente, de l'attente comme accueil. Il peut dire
que, oui, le printemps va revenir, que « la pousse verte va
jaillir », rnais que nous demeurons, un siècle brisé sur les
genoux, tentant de résister à la vague de la tristesse
humaine.

Ce siècle a été celui d'une poétique de l'attente, d'une


poétique du seuil, Le seuil ne sera pas franchi, mais sa
maintenance aura valu puissance du poème.
Je voudrais terrniner cette leçon en exhibant trois ponc-
tuations très différentes de ce motif: André Breton, Hei-
degger, Yves Bonnefoy.

a) ANDRÉ BRETON, L'Alnour fou (1937)


Dans le siècle, 1937, ce n'est pas rien. C'est une année
métonymique où se dispose quelque chose d'essentiel.
C'est un concentré absolu, donné dans son essence, dans
l'excès de son essence, de la terreur stalinienne. Car c'est
l'année de ce qu'on a appelé « la grande terreur ». Les cho-
ses commencent à tourner mal dans la guerre d'Espagne,
qui est une miniature intérieure du siècle entier puisque
tous les acteurs y sont présents (communistes, fascistes,
ouvriers internationalistes, paysans révoltés, mercenaires,
troupes coloniales, États fascistes, «démocraties », etc.).
C'est l'année où l'Allemagne nazie entre irréversiblement
dans la préparation de la guerre totale. C'est aussi bien le
tournant majeur en Chine. Et en France, il devient clair, en

39
LE SIÈCLE

1937, que le Front populaire a échoué. N'oublions pas que


les députés de 1937 sont ceux qui, deux ans plus tard, vote-
ront les pleins pouvoirs à Pétain.
C'est aussi l'année de ma naissance, après tout.
Que nous raconte André Breton en 1937 ? Une variante
forte de la poétique de l'attente, qui est celle du veilleur.
Donnons le début du chapitre III de L'Amour fou:

[À la pointe de la découverte, de l'instant où, pour les


premiers navigateurs, une nouvelle terre fut en vue à
celui où ils mirent le pied sur la côte, de l'instant où tel
savant put se convaincre qu'il venait d'être témoin d'un
phénomène jusqu'à lui inconnu, à celui où il commença
à mesurer la portée de son observation tout sentiment
de durée aboli dans l'enivrement de la chance - un très
fin pinceau de feu dégage ou parfait comme rien d'autre
le sens de la vie.]
C'est à la recréation de cet état particulier de l'esprit
que le surréalisme a toujours aspiré, dédaignant en der-
nière analyse la proie et l'ombre pour ce qui n'est déjà
plus l'ombre et n'est pas encore la proie: l'ombre et la
proie fondues dans un éclair unique. Il s'agit de ne pas,
derrière soi, laisser s'embroussailler les chemins du
désir. Rien n'en garde moins, dans l'art, dans les scien-
ces, que cette volonté d'applications, de butin, de récolte.
Foin de toute captivité, fût-ce aux ordres de l'utilité uni-
verselle, fût-ce dans les jardins de pierres précieuses de
Montezuma! Aujourd'hui encore je n'attends rien que de
ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la ren-
contre de tout, dont je m'assure qu'elle me maintient en
communication mystérieuse avec les autres êtres dispo-
nibles, comme si nous étions appelés à nous réunir sou-

40
LA BÊTE

dain. J'aimerais que ma vie ne laissât après elle d'autre


murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une
chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de ce
qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magni-
fique.

La figure du guetteur est une des grandes figures artis-


tiques du siècle. Le guetteur est ce pour quoi il n'y a que
l'intensité du guet, et donc celui pour qui l'ombre et la
proie se confondent dans l'éclair unique. La thèse du guet,
ou de l'attente, est qu'on ne peut garder le réel qu'en res-
tant indifférent à ce qui arrive ou n'arrive pas. C'est une
thèse majeure du siècle: l'attente est une vertu cardinale,
parce qu'elle est la seule forme existante d'indifférence
intense.

b) HEIDEGGER
Je donne un extrait de « L'homme habite en poète », in
Essais et conférences (1951), dans la traduction d'André
Préau.

La phrase: « L'homme habite en tant qu'il "bâtit" »


(baut) a nwintenant reçu son sens véritable. L'homme
n' habite pas en tant qu'il se borne à organiser son
séjour sur la terre, sous le ciel, à entourer de soins,
comme paysan (Bauer), les choses qui croissent et en
même temps à construire des édifices. L'homme ne peut
bâtir ainsi que s'il habite (baut) déjà au sens de la prise
de la mesure par le poète. Le vrai habiter (Bauen) a lieu
là où sont des poètes: où sont des hommes qui prennent
la mesure pour ['architectonique, pour la structure de
[' habitation.

41
LE SIÈCLE

Il Y a un mépris poétique pour tout ce qui est installa-


tion, récolte, proie, qui se retrouve dans toute la poétique
du siècle. Il s'agit de tenir l' atten te, la vigilance pure.
Tout est renvoyé à une condition préliminaire, qui est
une prise de mesure, laquelle finit toujours par se donner
dans la figure du guet et du gardiennage. Le poétique
comme tel, c'est de tenir le seuil, dans une réversibilité
entre le franchissement et le non-franchissement. Pouvoir
regarder à la fois en arrière et en avant. Le siècle des poètes
est le siècle-seuil, sans aucun franchissement.
Cela se trouve dans la dernière strophe de Mandelstam.
Il y a bien une novation, cela va fleurir, renaître, mais il y a
aussi cassure, la pierre cassée du seuil, d'où naît le regard
en arrière, l'obsession des traces. En avant, il y a une pro-
messe qui ne peut pas être tenue (ce qui, soit dit en passant,
est la définition de la femme pour Claudel l ), en arrière, il
n'y a que vos propres traces. Le siècle s'est vu poétique-
ment à la fois comme impossibilité de franchissement et
comIne le tracé qui y conduit, entre-deux de la trace et de la
destination.

1. C'est l'héroïne de la pièce de Claudel La Ville qui, au troisième


acte, déclare: « Je suis la promesse qui ne peut être tenue. » II est tout à
fait intéressant de se plonger dans Claudel, et de le comparer à Brecht, qui
l'admirait beaucoup. Claudel aussi, sous le couvert d'une sorte de catholi-
cisme épais, quasi médiéval, accède à la conviction que ce qui dispose du
réel n'est jamais la connaissance savante, ni la moralité ordinaire. Qu'il y
faut une rencontre déracinante et définitive, et un entêtement absolu à sui-
vre les effets de cette rencontre. Lui aussi pense que l'individu n'est jamais
que le signe fragile de forces et de conflits qui, justement parce qu'ils
l'excèdent, lui donnent accès à la grandeur d'une transcendance intime.
Lui aussi considère l'humanisme (à ses yeux une horreur protestante) et le
libéralisme (de même) comme des pauvretés condamnables.

42
LA BÊTE

c) YVES BONNEFOY, « Par où la terre finit », in Ce quifut


sans lumière (1987)

Puisque c'est à la tombée de la nuit que prend son vol


l'oiseau de Minerve, c'est le moment de parler de vous,
chemins qui vous effacez de cette terre victime.
Vous avez été l'évidence, vous n'êtes plus que
l'énigme. Vous inscriviez le temps dans l'éternité, vous
n'êtes que du passé maintenant, par où la terre finit, là,
devant nous, comme un bord abrupt de falaise.

Yves Bonnefoy, vous le voyez, dit à peu près la même


chose que Mandelstam. Le siècle, c'est le transit, la mobilité
du seuil, mais jamais son franchissement. Bonnefoy a
d'ailleurs écrit un autre recueil, qui porte le titre Dans le
leurre du seuil. On est entre un chemin qui s'efface (cf. Hei-
degger, Holzwege, traduit par« Chemins qui ne mènent nulle
part») et une terre qui finit. Le poète médite entre les deux.
À plus d'un demi-siècle de distance, c'est la même
figure, celle du poème installé entre la trace qui s'efface et
le sentiment d'un monde achevé. On ne peut entrer nulle
part. Qu'est-ce qui s'est passé pour que nous ayons ce
transport du seuil ? Le poème est la fine lame entre trace et
achèvement.

Subjectivement, nous dit Mandelstam, nous nous tenons


sur le seuil avec un « sourire insensé ». «Sourire» parce
qu'on est sur le seuil, « insensé» car, le seuil étant infran-
chissable, pourquoi sourire? On va de la vie, de l'espé-
rance (sourire), à l'absence de sens du réel (insensé). Ne
serait-ce pas la maxime subjective du siècle?
6 janvier 1999

3. L' irréconcilié

COMMENT appeler les vingt dernières années du siècle,


sinon la deuxième Restauration? On constate en tout cas
que ces années sont obsédées par le nombre. Une restau-
ration n'étant jamais qu'un moment de l'Histoire qui
déclare impossibles et aborninables les révolutions, et
naturelle autant qu'excellente la supériorité des riches,
on conçoit qu'elle adore le nombre, qui est avant tout le
nombre des écus, des dollars ou des euros. L'étendue de
cette adoration est perceptible dans les immenses
romans de Balzac, le grand artiste de la première Restau-
ration, celle d'après la Révolution française de 1792-
1794.
Mais, plus profondément, toute restauration a horreur de
la pensée et n'aime que les opinions, singulièrement l'opi-
nion dominante, une fois pour toutes concentrée dans
l'impératif de Guizot: « Enrichissez-vous! » Le réel, cor-
rélat obligé de la pensée, est tenu par les idéologues des
restaurations, non sans quelques bons arguments, comme
toujours susceptible d'ouvrir à l'iconoclastie politique, et
donc à la Terreur. Une restauration est d'abord une asser-
tion quant au réel, à savoir qu'il est toujours préférable de
n'avoir avec lui nul rapport.

45
LE SIÈCLE

Si le nombre (sondages, comptes, audimat, budgets, cré-


dits, Bourse à la hausse, tirages, salaire des cadres, stock-
options, etc.) est le fétiche des temps actuels, c'est que là
où le réel vient à défaillir se tient le nombre aveugle.
Qu'il soit aveugle dénote le mauvais nornbre, au sens où
Hegel parle du mauvais infini. La distinction du nombre
comme forme de l'être et du nornbre comme bouche-trou
de la défaillance du réel est si importante à rnes yeux que je
lui ai consacré tout un livre'. Contentons-nous ici d'un
contre-exemple: Mallarmé est un penseur du nombre sous
les espèces du Coup de dés. Mais pour Mallarnlé, le nom-
bre est tout sauf le matériau des opinions. Il est « l'unique
nombre qui ne peut pas être un autre », le rnoment où le
hasard se fige, par l'intermédiaire du coup de dés, en
nécessité. Il y a une articulation indissociable entre le
hasard, qu'un coup de dés n'abolit pas, et la nécessité
numérique. Le nombre est le chiffre du concept. C'est
pourquoi, conclut Mallarmé, « toute pensée émet un coup
de dés ».
Aujourd'hui, le nombre est le nombre du nombrable
indéfini. À l'inverse de celui de Mallarn1é, le nombre de la
Restauration a pour caractéristique de pouvoir être, sans
inconvénient, n'importe quel autre nombre. La variabilité
arbitraire est son essence. C'est le nOlnbre flottant. C'est
qu'à l'arrière-plan de ce nombre, il y a les aléas de la
Bourse.
La trajectoire qui va du nombre de Mallarmé au nombre
du sondage est celle qui change le chiffre du concept en
variation indifférente.

1. Ce livre, écrit il y a une quinzaine d'années, a pour titre Le Nombre


et les nombres (Seuil, 1990).

46
L' IRRÉCONCILlÉ

Pourquoi ce préan1bule ? Pour introduire un préambule,


justement, pratiquement détaché de ce qui va suivre. Moi
aussi, en pleine Restauration, je vais y aller de mes nom-
bres. Je les tire de quelques journaux sérieux', qui eux-
mêmes les tirent de rapports officiels encore plus sérieux.
Vous pouvez les entendre à partir de deux thèmes dont
ces leçons sur le siècle auront porté au moins la ligne prin-
cipale:
a) Le lien obscur, quasi ontologique, qui unit l'Europe
satisfaite et l'Afrique crucifiée. L'Afrique comme noirceur
secrète de la lessive rnorale du Blanc.
b) La question de ce qu'on nomme de nouveau, comme
aux meilleurs moments des dictatures bourgeoises, « l'uto-
pie égalitaire ».
Voici donc, aussi sèchement que possible, mes chiffres
dujour:
1. Il Y a aujourd'hui à peu près 500 000 personnes infec-
tées par le sida en Europe. Avec la trithérapie, la mortalité
est en chute libre. La grande majorité de ces 500 000 per-
sonnes vivra, au prix d'un traitement lourd et chronique.

1. Parmi les journaux français qui tentent de se soustraire au libéra-


lisme consensuel et entendent conserver quelques-unes des forces intellec-
tuelles du siècle, il faut mentionner Le Monde diplomatique, dont la
plupart des chiffres ici mentionnés sont issus. La limite de ce journal est
que, virulent quant aux situations sociales et aux énormités de l'injustice
économique, il reste plutôt respectueux sur les questions proprement poli-
tiques, et n'ose guère s'aventurer du côté de ce qui est finalement l'essen-
tiel : la critique du parlementarisme et du thème « démocratique» qui lui
sert de paravent, critique qui suppose la mise en œuvre pensée d'une tout
autre conception et de la politique, et de la démocratie. Celle, pour tout
dire, que propose l'Organisation politique, dont je m'honore d'être un des
militants.

47
LE SIÈCLE

En Afrique, il y a 22 rnillions de gens infectés par le


sida. Les médicaments sont pratiquement absents. L'écra-
sante majorité mourra, parmi lesquels, dans certains pays,
1 enfant sur 4, ou peut-être sur 3.
La distribution à tous les rnalades africains des médica-
ments nécessaires est absolument possible. Il suffit que
certains pays qui en ont les moyens industriels décident de
fabriquer des génériques et de les livrer aux populations
concernées. Effort financier minime, très inférieur au coût
des expéditions rnilitaires « humanitaires ».
Un gouvernement qui ne décide pas d'agir ainsi décide
d'être co-responsable de la mort de plusieurs dizaines de
millions de gens.
2. Les 3 personnes les plus riches du ITlonde possèdent
une fortune totale supérieure au produit intérieur brut total
des 48 pays les plus pauvres du monde.
3. Supposons qu'on veuille donner à la population
totale du globe un accès chiffrable à la nourriture, soit
2 700 calories par jour, l'accès à l'eau potable et l'accès
aux ressources de santé de base, cela reviendra à peu près
à ce que les habitants de l'Europe et des États-Unis consa-
crent annuellement aux parfums.
4. On prend les 20 % de la population mondiale les plus
pauvres et les 20 % de la population lTIondiale les plus
riches. En 1960, la tranche supérieure avait un revenu
30 fois supérieur à celui de la tranche inférieure. En 1995,
ce revenu est 82 fois supérieur.
5. Dans 70 pays du monde (= 40 % des pays du monde),
le revenu par habitant est inférieur à ce qu'il était il y a
20 ans, en chiffres constants.
Mon ouverture est terrninée.

48
L' IRRÉCONCILIÉ

Je partirai aujourd'hui de la strophe 2 du poème de


Mandelstam qui nous a servi de support la dernière fois. Il
y est question du commencement du siècle comme lieu
d'un sacrifice:

Comme le tendre cartilage d' un el~fant


Est le siècle dernier-né de la terre.
En sacrifice une fois encore, comme l'agneau,
Est offert le sinciput de la vie.

À l'évidence, il y a là une rnétaphore chrétienne, celle


d'un lien entre la nouveauté, l'annonce, la promesse d'un
côté, la mort de l'innocent et le sacrifice de l'autre.
N'oublions pas la persistance, et même le renouveau, de la
pensée chrétienne dans le siècle. L'antéchrist Nietzsche a
suscité son anté-antéchrist. Il y a eu, dans les années 20 et
30, une n10de chrétienne. Et il y a eu, de Claudel à Pasolini
en passant par Mandelstam, de grands poètes chrétiens, ou
en dialectique serrée avec le christianisme. Il y a eu persis-
tance de la philosophie chrétienne, absorption quasi inté-
grale de la phénoménologie par le moralisme chrétien 1• Il Y
a même eu l'ample développement d'une psychanalyse
chrétienne, ce qui indique tout de même que le corps reli-
gieux a la sensibilité du bronze quand il s'agit de digérer
les poisons.
U ne thèse essentielle du christianisme établi, du christia-
nisme devenu puissance d'État, est que le monde nouveau

1. On se reportera sur ce point à l'excellent petit essai de Dominique


Janicaud, Le Tournant théologiqlle de la phénoménologie française
(Combas, Éd. de l'Éclat, 1998).

49
LE SIÈCLE

naît sous le signe du supplice et de la mort de l'innocent. La


nouvelle alliance de Dieu et des hOlIlmes, incarnée par le
Fils, commence par la crucifixion. Comment se relève-t-on
d'un tel début? Comment passer outre la violence absolue
du comlIlencement? C'est depuis toujours un des grands
problèmes de ce christianisme officiel. Mais cela a été, en
sornme, un problème des débuts du xx e siècle, en raison de
la guerre de 14, de la révolution de 17, et aussi, à l' arrière-
plan, des innommables pratiques du colonialisme. La ques-
tion est de savoir comment on accorde les atrocités du
commencement à la promesse d'un homme nouveau. Par
quelle horreur la promesse est -elle hantée? Comment rele-
ver le sacrifice inaugural?
Il Y a toujours eu deux orientations de la pensée face à
ce type de problème.
Première orientation: Puisque cela a commencé ainsi,
alors nous sommes dans le temps de la mort, dans le temps
de la fin. C'est ce qu'ont pensé les tout premiers chré-
tiens: puisque le Christ était nl0rt, la fin du monde était
Ïrnminente. Juste après la guerre de 14-18, l'idée domi-
nante, surtout en France, était qu'une pareille boucherie ne
pouvait ouvrir qu'à la fin des guerres, à la paix définitive.
Cela s'est donné dans le mot d'ordre de « la paix à tout
prix », et dans l'extrêlne puissance du courant pacifiste.
La thèse est que ce qui commence dans le sang déclare
que ce sang est le dernier. « La der des ders », disait-on de
la guerre de 14.
Deuxième orientation: Puisque cela a commencé dans
la violence et la destruction, il faut achever cette violence
et cette destruction par une destruction supérieure, une vio-
lence essentielle. À la mauvaise violence doit succéder la
bonne, qui est légitimée par la première. Il y a fondation

50
L' IRRÉCONCILIÉ

guerrière de la paix, on mettra fin à la guerre mauvaise par


la guerre bonne.
Ces deux voies s'entrelacent et s'affrontent, tout parti-
culièrement entre 1918 et 1939. À quelle dialectique ouvre
un commencernent guerrier? Est -ce à la dialectique
guerre/paix ou à la dialectique bonne guerre/mauvaise
guerre, guerre juste/guerre injuste?
C'est l'histoire du pacifisme en France dans l'entre-
deux-guerres, qui était principalement un courant « de gau-
che », et qui a été paradoxalement, en termes d'opinion, un
des ferments du pétainisme. Car le pétainisme donne politi-
quement forme au goût de la capitulation. Tout plutôt que
la guerre. C'est la voie du « plus jamais ça ».
Le problème est que les nazis soutenaient l'autre orienta-
tion : revenir sur la mauvaise guerre, qu'en outre ils avaient
perdue, par une bonne guerre impériale, nationale et raciale,
une guerre décisive, fondatrice d'un Reich de mille ans. Du
coup, la paix à tout prix, pour les Français, cela veut dire la
paix avec la guerre totale, la paix avec les nazis, et donc
l'inclusion passive dans une guerre « absolue », une guerre
qui revendique le droit à l'extermination. Telle est l'essence
du pétainisme : faire la paix avec la guerre exterminatrice,
et donc en être l'abject complice, d'autant plus abject qu'il
est passif et ne songe qu'à survivre.
Il est caractéristique que de Gaulle, en 1940, ait dû tout
simplement dire que la guerre continuait. Lui et les résis-
tants devaient en somrne ré-ouvrir la guerre, ré-installer la
guerre. Mais ils butaient tout de ITlême sur un paradoxe:
comment le siècle, qui avait commencé par une guerre
atroce, pouvait-il continuer par une guerre pire encore?
Que devenait dans cet enchaînernent la promesse « chris-
tique» de l' hornme nouveau ?

51
LE SIÈCLE

Ce que je dis là sur la guerre est sous-tendu par une sub-


jectivité paradoxale, dont à propos de Mandelstam nous
avons commencé à décrire les ressorts. Le siècle s'est
pensé lui-même sirnultanément comme fin, épuisement,
décadence, et comme commencement absolu. Une partie
du problème du siècle est la conjonction de ces deux
convictions. Disons-le autrement: le siècle s'est conçu lui-
même comme nihilisme, mais également comme affirma-
tion dionysiaque. Selon les moments, il semble agir sous
deux maximes: l'une (aujourd'hui, par exemple) est de
renoncement, de résignation, de moindre mal, de modéra-
tion, de fin de l' humanité comme spiritualité, de critique
des «grands récits» 1. L'autre, qui domine le «petit
siècle », entre 1917 et les années 80, reprend à Nietzsche la
volonté de « casser en deux l'histoire du monde », se pro-
pose un commencement radical et la fondation d'une
humanité réconciliée.
Le rapport des deux visées n'est pas simple. Ce n'est
pas une corrélation dialectique, mais un enchevêtrement.
Le siècle a été hanté par un rapport non dialectique entre
nécessité et volonté. C'est évident chez Nietzsche, qui, en
ce sens, est un prophète du siècle. Il fait un diagnostic de
nihilisme extrêmement détaillé, assigné à la généalogie des
affects négatifs (culpabilité, ressentiment, etc.). Mais dans

1. Jean-François Lyotard a donné forme à une sorte d'adieu mélanco-


lique au siècle (à la « modernité») en déclarant la fin des « grands récits »,
ce qui, dans son esprit, signifiait surtout la fin de la politique marxiste, la
fin du « récit prolétarien ». Il l'a fait avec élégance et profondeur, cher-
chant dans les raffinements de l'art contemporain de quoi relayer, dans le
discontinu et l'intime, la Totalité perdue, et la Grandeur impossible. Il faut
lire Le Différend (Éd. de Minuit, 1984).

52
L'IRRÉCONCILlÉ

le même temps, il y a la certitude volontariste du Grand


Midi, qui ne soutient aucun rapport de résultat, ou de
relève dialectique, avec la domination du nihilisme. Il n'y a
pas de théorie de la négativité qui puisse assurer le passage,
et Deleuze a tout à fait raison de nommer ce rapport qui
n'en est pas un une « synthèse disjonctive» '.
Dans l'ordre de l' Histoire, et de sa soumission volonta-
riste à la politique, cette disjonction fait problème. C'est à
cause d'elle que le siècle est entièrement marqué par une
violence singulière, qui n'est pas seulement une violence
objective, Inais une revendication subjective allant parfois
jusqu'au culte. La violence vient au point de la disjonction.
Elle se substitue à une conjonction manquante, elle est
comlne une liaison dialectique forcée au point de l'anti-
dialectique.
La violence est légitimée par la création de l'homme
nouveau. Bien entendu, ce motif n'a de sens que sur l'hori-
zon de la mort de Dieu. L'homme sans Dieu doit être re-
créé, pour se substituer à l'holnme soumis aux dieux. En ce
sens, l'homme nouveau est ce qui tient ensemble les mor-
ceaux de la synthèse disjonctive, car il est à la fois un des-
tin, le destin de l'homme à l'époque de la Inort des dieux,
et une volonté, celle de surmonter l'homme ancien. S'il est
vrai que le siècle est formidablement idéologique, c'est
qu'il donne figure à la synthèse disjonctive qui constitue et
travaille ses orientations de pensée. La fameuse « fin des

1. Le concept de « synthèse disjonctive» est au cœur de la conception


que se fait Deleuze de la « vitalité» de l'Être, qui est la même chose que
son univocité productive. Il désigne en fait la puissance d'Un qui se mani-
(èste jusque dans les séries les plus divergentes. J'ai tenté de reconstruire
tout cela (et de m'en démarquer rationnellement) dans mon Deleuze, la
clameur de ['être (Hachette, 1997).

53
LE SIÈCLE

idéologies », dont on marque notre modestie, notre piété


humanitaire, n'est que le renoncement à toute nouveauté de
l'homme. Et ce, comme je l'ai dit, au moment où on
s'apprête à le changer entièrement, par manipulations
aveugles et trafics financiers.
Au vrai, ce n'est pas la dimension idéologique du
thème de l'homme nouveau qui est agissante au xx e siè-
cle. Ce qui passionne les sujets, les militants, c'est l' his-
toricité de l'homlne nouveau. Car on est dans le moment
du réel du commencement. Le XIX e siècle a annoncé, rêvé,
promis, le xx e siècle a déclaré que lui, il faisait, ici et
maintenant.
C'est ce que je propose d'appeler la passion du réel,
dont je suis persuadé qu'il en faut faire la clef de toute
compréhension du siècle. Il y a une conviction pathétique
qu'on est convoqué au réel du commencement.
Le réel, chacun des acteurs du siècle le sait, est horri-
ble et enthousiasmant, mortifère et créateur. Ce qui est
certain, c'est qu'il est, comme Nietzsche l'a magnifique-
ment dit, « au-delà du Bien et du Mal ». Toute conviction
de la venue réelle de l'homme nouveau s'installe dans
une forte indifférence au prix payé, dans une légitimation
des moyens les plus violents. Si c'est de l'homme nou-
veau qu'il s'agit, l'homme ancien peut bien n'être qu'un
matériau.
Pour le moralisme tempéré d'aujourd'hui, lequel n'est
que la promotion du crime aseptisé, comme il l'est de la
guerre vertueuse, ou du profit propre, le petit siècle, celui
des politiques révolutionnaires rassemblées sous le nom
équivoque de« communismes », a été barbare parce que sa
passion du réel le situait au-delà du bien et du mal. Par
exemple, dans une franche opposition entre politique et

54
L' IRRÉCONCILIÉ

morale. Mais, de l'intérieur du siècle, le siècle a été vécu


COlnme héroïque et épique.
Quand on lit l'Iliade, on est forcé de constater que c'est
une succession ininterrompue de massacres. Mais dans le
mouvement de la chose comme poèrne, cela se donne non
pas comme barbare, mais comme héroïque et épique. Le
siècle a été une Iliade subjective, même si la barbarie a été
souvent constatée, et dénoncée, mais en général dans
l'autre camp. D'où une certaine indifférence aux signes
objectifs de la cruauté. C'est dans cette même indifférence
qu'on s'installe en lisant l'Iliade, parce que la puissance de
l'action est plus intense que ne l'est la sensiblerie morale.
Des exemples littéraires fameux témoignent de ce rap-
port subjectif esthétisé par le sentiment épique aux épiso-
des les plus barbares du siècle. Pour ce qui concerne la
guerre de 14, on peut se référer à la manière dont, dans Les
Sept Piliers de la sagesse (1921), Lawrence décrit des scè-
nes d'horreur, non seulement dans le camp adverse (les
Turcs massacrant tous les villageois), mais dans son propre
camp, quand le «pas de quartier» monte à ses propres
lèvres, et qu'il n'y aura aucun prisonnier, que tous les bles-
sés seront achevés. Rien de ces actes n'est justifié, bien au
contraire, mais ils font corps avec la coulée épique de la
« guerre arabe ». Sur le versant des révolutions, on citera
L'Espoir (1937) de Malraux, en particulier quand, à propos
de la guerre d'Espagne, il rapporte et commente la pratique
de la torture et des exécutions sommaires, non seulement
du côté des franquistes, mais du côté des républicains. Là
encore, tout est emporté par la grandeur populaire épique
de la résistance. Malraux, dans ses catégories propres,
traite de la synthèse disjonctive du côté de sa partie la plus
opaque, la figure de l' Histoire comme destin. Si les atrocités

55
LE SIÈCLE

ne sont pas ce qui peut donner un sens « moral» à la situa-


tion, c'est que nous sommes, comme dans le fatum que
Nietzsche emprunte aux stoïciens, au-delà de toute consi-
dération de ce genre. Il s'agit, dans les situations intenses,
que chacun puisse rencontrer son destin et y faire face,
comme on devait faire face à la bête-siècle dans le poème
de Mandelstam. Car, dit Malraux, l'Espagne exsangue
prend conscience d'elle-même, en sorte que chaque acteur
du drame co-appartient à cette conscience. Les atrocités ne
sont qu'une part de cette révélation, pour autant que ce qui
révèle l'Histoire comme destin est, presque toujours,
l'expérience de la guerre.
Ceci m'amène à ce qui, après la passion du réel, est sans
doute la principale caractérisation du siècle: il aura été le
siècle de la guerre. Cela ne veut pas dire seulement qu'il
est rempli, jusqu'à aujourd'hui, de guerres féroces, mais
qu'il a été sous le paradigme de la guerre.
Les concepts fondamentaux par lesquels le siècle s'est
pensé, ou a pensé son énergie créatrice, ont été subordon-
nés à la sémantique de la guerre. Notons bien qu'il ne
s'agit pas de la guerre au sens de Hegel, de la guerre
napoléonienne. Pour Hegel, la guerre est un moment
constitutif de la conscience de soi d'un peuple. La guerre
est créatrice de conscience, en particulier nationale. La
guerre du xx e siècle n'est pas celle-là, car l'idée de la
guerre est celle de la guerre décisive, de la dernière
guerre. Pour tout le monde, 14-18 est la mauvaise guerre,
la guerre infâme, qui ne doit pas se reproduire, d'où
l'expression de « der des ders ». Il faut absolument que
14-18 soit la dernière de cette espèce de mauvaise guerre.
Il s'agit désormais de mettre fin au monde qui a engendré
la guerre infâme. Or, ce qui va mettre fin à la guerre, c'est

56
L' IRRÉCONCILIÉ

la guerre, un autre type de guerre. Car la paix, entre 1918


et 1939, est la même chose que la guerre. Personne ne
croit à cette paix-là. Il faut une autre guerre, qui sera vrai-
ment la dernière.
Mao Zedong est une figure typique de cette conviction.
Il a dirigé une guerre pendant plus de vingt ans, de 1925 à
1949. Il a entièrement renouvelé la pensée des rapports
entre guerre et politique. Dans un texte de 1936, Problèmes
stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, il déve-
loppe l'idée que, pour obtenir la « paix perpétuelle », il faut
inventer une nouvelle guerre, il faut opposer à la guerre
ordinaire celle qui oppose les puissants du jour, une guerre
nouvelle, organisée par les prolétaires et les paysans, guerre
qu'il nomme précisément la « guerre révolutionnaire ».
Antérieurement à Mao, et encore dans la pensée de
Lénine, la guerre et la révolution sont des termes contrai-
res, qui composent une situation dialectique complexe.
Comme le montre fortement Sylvain Lazarus l , c'est autour
de la question de la guerre que Lénine sépare la subjecti-
vité politique de la conscience historique, quand il note, au
printemps 1917, que la guerre est une donnée claire, alors
que la politique est obscure. Le thème maoïste de la guerre
révolutionnaire instaure une tout autre distinction, qui
oppose différents types de guerres, elles-mêmes organique-
ment liées à des politiques différentes. À partir de quoi il
revient à la guerre (politiquement juste) de mettre fin aux
guerres (politiquement injustes). Ainsi, dans ce texte de
1936, tiré de Problèmes stratégiques de la guerre révolu-
tionnaire en Chine:

1. On lira sur ce point l'étude «Lénine et le temps» dans le grand


livre de Sylvain Lazarus, Anthropologie du nom (Seuil, 1996).

57
LE SIÈCLE

La guerre, ce monstre qui fait s'entre-tuer les hommes,


finira par être éliminée par le développement de la
société humaine, et le sera même dans un avenir qui n'est
pas lointain. Mais pour supprimer la guerre, il n 'y a
qu'un seul moyen: opposer la guerre à la guerre, oppo-
ser la guerre révolutionnaire à la guerre contre-révolu-
tionnaire [. .. J Lorsque la société humaine en arrivera à
la suppression des classes, à la suppression de l'État, il
n 'y aura plus de guerres - ni contre-révolutionnaires, ni
révolutionnaires, ni injustes, ni justes. Ce sera l'ère de la
paix perpétuelle pour l'humanité. En étudiant les lois de
la guerre révolutionnaire, nous partons de l'aspiration à
supprimer toutes les guerres; c'est en cela que réside la
différence entre nous communistes et les représentants de
toutes les classes exploiteuses.

Et encore, deux ans plus tard, dans Problèmes de la


guerre et de la stratégie:

Nous sommes pour l'abolition des guerres; la guerre,


nous ne la voulons pas. Mais on ne peut abolir la guerre
que par la guerre. Pour qu'il n 'y ait plus de fusils, il faut
prendre le fusil.

Ce rnotif de la fin des guerres par une guerre totale et


ultime soutient toutes les convictions, qui jalonnent le siè-
cle, d'un règlement « définitif» de tel ou tel problèrrle. La
forme noire, la forme atroce et extrémiste de cette convic-
tion est certes la « solution finale» du prétendu « problème
juif» décidée par les nazis à la conférence de Wannsee. On
ne peut entièrement séparer cet extrémisme meurtrier de

58
L' IRRÉCONCILIÉ

l'idée, très généralernent répandue, et dans tous les domai-


nes, d'une solution « absolue» des problèmes.
Une des obsessions du siècle a été d'obtenir du définitif.
On peut voir cette obsession à l' œuvre jusque dans les par-
ties les plus abstraites de la science. Il suffit de penser à
l'entreprise mathématique qui a nom Bourbaki, et qui vise
à construire un monument mathématique intégralement
formalisé, complet, définitif. Dans l'art, on pense parvenir,
en mettant fin à la relativité des imitations et des représen-
tations, à l'art absolu, à l'art qui se montre intégralement
comrne art, à un art qui, prenant son propre processus
comnle objet, est exposition de l'artistique de l'art, fin pro-
diguée, dans l'art, de l'art lui-même, et donc: dernière
œuvre d'art, dans la forme de l'art dés-œuvré.
Dans tous les cas, on constate que cette hantise du défi-
nitif s'obtient cornme au-delà d'une destruction. L'homme
nouveau est destruction du vieil hornme. La paix perpé-
tuelle s'obtient par destruction, dans la guerre totale, des
vieilles guerres. Le monument de la science achevée
détruit, par fornlalisation intégrale, les vieilles intuitions
scientifiques. L'art llloderne ruine l'univers relatif de la
représentation. Il y a un couple fondamental de la destruc-
tion et du définitif. Et de nouveau, c'est un couple non dia-
lectique, c'est une synthèse disjonctive. Car ce n'est pas la
destruction qui produit le définitif, en sorte qu'il Y a deux
tâches bien différentes: détruire l'ancien, créer le nouveau.
La guerre elle-même est une juxtaposition non dialectisa-
ble de la destruction atroce et du bel héroïsme victorieux.
Finalement, le problème du siècle est d'être dans la
conjonction non dialectique du motif de la fin et de celui
du commencement. « Finir» et « commencer» sont deux
termes qui demeurent, dans le siècle, irréconciliés.

59
LE SIÈCLE

Le modèle de l'irréconciliation, c'est la guerre, la guerre


définitive et totale, qui présente trois caractéristiques:
a) Elle met fin à la possibilité de la mauvaise guerre, de la
guerre inutile, ou conservatrice, dont le modèle est 14-18.
b) Elle doit déraciner le nihilisme, parce qu'elle propose
un engagement radical, une cause, un vrai face-à-face avec
l'histoire.
c) Elle va fonder un nouvel ordre historique et plané-
taire.
Cette guerre n'est pas, comme la guerre de 14, une sim-
ple opération de l'État, c'est une implication subjective.
C'est une cause absolue qui génère un nouveau type de
sujet, une guerre qui est création de son combattant. Fina-
lernent, la guerre devient un paradigme subjectif. Le siècle
a été porteur d'une conception combattante de l'existence,
ce qui veut dire que la totalité elle-même, en chacun de
ses fragments réels, doit être représentée comme conflit.
Quelle que soit son échelle, planétaire ou privée, toute
situation réelle est scission, affrontement, guerre.
Au xx e siècle, la loi partagée du monde n'est ni l'Un, ni
le Multiple, c'est le Deux. Ce n'est pas l'Un, car il n'y a
pas d'harmonie, d'hégémonie du simple, de puissance uni-
fiée de Dieu. Ce n'est pas le Multiple, car il ne s'agit pas
d'obtenir un équilibre des puissances, ou une harmonie des
facultés. C'est le Deux, et le monde représenté dans la
modalité du Deux exclut la possibilité aussi bien d'une
soumission unanime que d'un équilibre combinatoire. Il
faut trancher.
La clef subjective du siècle est que tout le monde
pense que le siècle va décider, trancher. La capacité des
hommes à inventer du Deux est, le siècle le montre,
considérable. La guerre est la visibilité résolutive du

60
L' IRRÉCONCILIÉ

Deux contre l'équilibre combinatoire. C'est à ce titre que


la guerre est omniprésente. Cependant, le Deux est anti-
dialectique. Il porte une disjonction non dialectique, sans
synthèse. Nous devons étudier COll1ment ce paradigme est
présent en esthétique, dans le rapport des sexes, dans
l'agressivité technique.
La « bête» de ce siècle, qu'évoquait Mandelstam, n'est
autre que l' ornniprésence de la scission. La passion du siè-
cle, c'est le réel, mais le réel, c'est l'antagonisme. C'est
pourquoi la passion du siècle, qu'il s'agisse des empires,
des révolutions, des arts, des sciences, de la vie privée,
n'est autre que la guerre. «Qu'est-ce que le siècle?»
demande le siècle. Et il répond: « C'est la lutte finale. »
13 janvier 1999

4. Un monde nouveau, oui,


mais quand?

EN UNE PHRASE: le siècle, en proie à la passion du réel,


placé sous le paradigme de la guerre définitive, dispose
subjectivement un vis-à-vis non dialectique de la des-
truction et de la fondation, pour les besoins duquel, pen-
sant et la totalité et le moindre de ses fragments dans la
figure de l'antagonisme, il pose que le chiffre du réel est
le Deux.
Aujourd'hui, nous ferons passer cette phrase, si je puis
dire, à travers un texte de Brecht, pour qu'elle en prenne la
force et la couleur.
Brecht est un personnage emblématique du xxe siècle,
quoi que par ailleurs on pense de lui comme écrivain, dra-
maturge, dialecticien marxiste, compagnon de route du
Parti ou homme à femmes. Il y a à cela un certain nombre
de raisons, et j'en retiendrai quatre: Brecht est allemand,
metteur en scène de théâtre, rallié au communisme, et
contemporain du nazisme.

1. C'est un Allemand qui commence à écrire dans


l'immédiate après-guerre, dans cette étonnante Allema-
gne de Weirnar d'autant plus créatrice qu'elle endure le

63
LE SIÈCLE

traumatisme allemand, lequel - la suite, hélas ! le démon-


trera - est plus profond que la défaite. Brecht est un des
artistes du trouble identitaire de son pays. Il va régler ses
comptes avec l'Allemagne qui est sortie de la guerre de 14
dans une sorte d'hypnose frénétique.
En fait, Brecht fait partie de ces Allemands qui espèrent
désespérément produire une pensée de l'Allemagne entiè-
renIent arrachée au romantisme, entièrement soustraite à la
mythologie wagnérienne (laquelle a rnoins à voir avec le
génial Wagner qu'avec son appropriation par le ressenti-
ment petit-bourgeois: le boutiquier ruiné en culotte de
peau se prenant pour un Siegfried en casque à pointe). Le
démêlé avec le rornantisme, poussé parfois jusqu'au zèle
néo-classique, est un thème majeur du siècle. De ce point
de vue, Brecht se tourne fréquemment vers la France. Un
personnage essentiel du jeune Brecht est Rimbaud. On
trouve dans Baal et dans La Jungle des villes des textes de
Rirnbaud incorporés tels quels. C'est que, pour Brecht, le
rnalheur des Allemands est de se débattre avec l'épaisseur
d'une langue toujours tournée vers les grosses caisses du
sublime. Son idéal est le français du XVIIIe, un français à la
fois rapide et sensuel, celui de Diderot par exemple. Sur ce
point du reste, et sur beaucoup d'autres, Brecht descend
plus directenlent de Nietzsche que de Marx. Nietzsche
aussi veut doter la langue allemande d'une légèreté fran-
çaise, tout de même que, malicieusement, il prétend choisir
Bizet contre Wagner. Tout ce travail pénible de l'Allema-
gne sur elle-même, contre elle-même, est central dans les
désastres du siècle.

2. Le destin de Brecht est principalement théâtral. Il sera


toute sa vie un écrivain et un praticien du théâtre. Il pro-

64
UN MONDE NOUVEAU, OUI, MAIS QUAND?

pose et expérimente des réformes fondamentales de la dra-


maturgie, tant en ce qui concerne l'écriture qu'en ce qui
concerne le jeu et la mise en scène. Or, on peut soutenir (et
c'est un point symptomal important) que le xxe siècle est le
siècle du théâtre comme art. C'est le xx e siècle qui a
inventé la notion de mise en scène. Il transforme en art la
pensée de la représentation elle-même. Copeau, Stanislav-
ski, Meyerhold, Craig, Appia, Jouvet, Brecht, puis Vilar,
Vitez, Wilson, et bien d'autres, ont transfonné en un art
indépendant ce qui n'était que la mise en place de la repré-
sentation. Ils ont fait apparaître un type d'artiste qui ne
relève ni de l'art de l'écrivain, ni de celui de l'interprète,
mais qui crée dans la pensée et dans l'espace une média-
tion entre les deux. Le metteur en scène est une sorte de
penseur de la représentation comme telle, il soutient une
méditation très complexe sur les rapports entre le texte, le
jeu, l'espace, le public.
Pourquoi, dans notre siècle, cette invention de la mise
en scène de théâtre? Brecht, qui est un des grands artistes
du théâtre, un des rares à se tenir à la fois du côté du texte
et du côté du jeu, réfléchit aussi sur la contemporanéité du
théâtre. Il se demande par exemple quelle est la théâtralité
de la politique, quelle est, dans la production de la cons-
cience politique, la place de la représentation, de la mise
en scène. Quelles sont les figures manifestes de la politi-
que? Le débat sur ce point est très vif entre les deux guer-
res, singulièrement à propos du fascisme. On connaît les
fortes formules de Walter BenjaInin: à l'esthétisation
(fasciste) de la politique, il faut opposer la politisation
(révolutionnaire) de l'art. Brecht va plus loin, dans la
mesure où il double la pensée théorique d'une expérimen-
tation effective, d'une invention artistique. Mais il partage

65
LE SIÈCLE

la conviction d'un lien singulier entre théâtralité et poli-


tique.
À quoi est liée cette théâtralité? Probablernent au nou-
veau rôle imparti aux masses dans l'action historique
depuis la révolution russe de 1917. Pensons à la formule de
Trotski 1 pour qui ce qui caractérise notre époque est
«l'irruption des ITlaSSeS sur la scène de l'Histoire ».
L'image de la scène est très frappante. Les catégories de
révolution, de prolétariat, de fascisme renvoient toutes à
des figures d'irruption ITlassive, à de fortes représentations
collectives, à des scènes immortalisées, prise du palais
d'Hiver ou marche sur Rome. Une question est constam-
ment agitée: Quel est le rapport entre le destin individuel
et l'irruption historique des masses ? Mais cette question
peut aussi se dire: qui est acteur de quelle pièce, et sur
quelle scène?
Brecht se demande comrnent représenter, figurer,
déployer théâtralement le rapport entre le destin personnel,
le personnage, et le développement historique impersonnel,
l'irruption massive. Le xxe siècle retrouve la question du
chœur et du protagoniste, son théâtre est plus grec que
rornantique. C'est ce qui commande l'invention et le pro-
grès de la mise en scène. Le théâtre, au xx e siècle, c'est
autre chose que jouer des pièces. À tort ou à raison, on
pense que son enjeu s'est modifié, qu'il s'agit désormais
d'une élucidation historique collective.

1. L' Histoire de la Révolution russe, de Trotski, est un excellent livre,


il n'y a pas à en démordre. Il balance avec clarté le sens épique de
« l'irmption des masses» (la formule est dans ce livre) et l'analyse poli-
tique marxisante.

66
UN MONDE NOUVEAU, OUI, MAIS QUAND?

Aujourd'hui, faute d'une conviction de cet ordre, il se


pourrait bien que la mise en scène soit condamnée, et
qu'on revienne aux façons antérieures: un bon texte, de
bons acteurs, et basta ! Qu'on ne nous ennuie plus avec la
conscience politique ou les Grecs.
Pour Brecht, quelle que soit la pièce, ancienne ou
rnoderne, il s'agit de lui adresser la question du rapport
entre le personnage et le destin historique. Comment repré-
senter le devenir d'un sujet tout en élucidant le jeu des for-
ces qui le constitue, mais qui est aussi l'espace de sa
volonté et de ses choix ? Brecht est certain que le théâtre
doit changer, qu'il doit être autre chose qu'une autocélé-
bration de la bourgeoisie spectatrice.
Aujourd'hui, on pense aussi que le théâtre doit changer:
il doit devenir la célébration du consensus démocratique et
moral, une sorte de chœur morose sur les malheurs du
monde et leur pendant humanitaire. Ni héros, ni conflit typi-
que, ni pensée, rien que de l'émotion corporelle unanime.
Brecht et les artistes de théâtre de sa période, eux, médi-
tent sur ce que c'est que le jeu, le personnage, sur comment
le personnage, qui ne préexiste pas aux circonstances théâ-
trales, est construit dans le jeu, qui est d'abord un jeu de
forces. Nous ne sommes ni dans la psychologie, ni dans
l' herméneutique du sens, ni dans les jeux de langage, ni
dans la parousie du corps. Le théâtre est un appareil à cons-
truire des vérités.

3. Brecht s'est rallié au communisme, même si, comme


du reste beaucoup d'hommes de théâtre Ge pense à la sin-
gulière appartenance communiste d'Antoine Vitez, ou de
Bernard Sobel), il a trouvé les moyens de rendre ce rallie-
ment toujours un peu biaisé, ou diagonal. Ces gens de

67
LE SIÈCLE

théâtre étaient compagnons du Parti à la fois très franche-


ment et pas très franchement. Le théâtre est un bon exer-
cice pour ces acrobaties. Ce qu'il y a de sûr, et de sincère,
c'est que Brecht porte la question de ce que c'est que l'art
sous condition du marxisme ou du communisme: Qu'est-
ce qu'un art didactique, un art au service de la lucidité
populaire, un art prolétarien, etc. ? Brecht est certes un per-
sonnage-pivot de ces discussions, rnais en même temps
c'est un très grand artiste, dont les œuvres sont aujourd'hui
partout jouées, lors mêrne que les discussions sur la dialec-
tique du théâtre et de la politique ont dépéri. Brecht est
sans nul doute le plus universel et le plus incontestable des
artistes qui ont lié explicitement leur existence et leur créa-
tion aux politiques dites communistes.

4. Brecht a rencontré le problème du nazisme en Alle-


magne. Il a été atteint de plein fouet par la question de la
possibilité du nazisme, de la possibilité de son succès. Il a
multiplié autour de cette question les essais et les pièces
de théâtre, comrne Arturo Vi, d'où vient la fameuse (et
douteuse) formule: « Le ventre est encore fécond d'où est
sortie la bête immonde. » Douteuse de ce qu'elle prétend
faire de la singularité nazie la conséquence structurelle
d'un état des choses et des sujets, ce qui n'est pas la voie
la plus prometteuse pour penser réellement cette singula-
rité. Mais enfin, Brecht a tenté, avec les moyens du bord,
et à chaud, une didactique théâtrale finalement raffinée de
la venue au pouvoir d'Hitler. Par voie de conséquence, il a
traversé la Deuxième Guerre mondiale comme exilé. C'est
encore une de ses fortes adhérences au siècle, pour lequel
le personnage de l'exilé est essentiel, comme on le voit
dans la production romanesque, en particulier dans les

68
UN MONDE NOUVEAU, OUI, MAIS QUAND?

romans d'Erich Maria Remarque l . Il existe une subjecti-


vité de l'exil tout à fait particulière. Et singulièrement de
l'exil aux États-Unis, où séjournaient nombre d'intellec-
tuels allemands proscrits par le nazisme. Ces artistes, écri-
vains, musiciens, savants, composaient un petit monde
extrêmement actif, divisé, inceltain. Il faut dire que pour
Brecht, de longue date, l'Amérique était une drôle de
chose, qui le fascinait par sa modernité tapageuse, son
pragmatisme, sa vitalité technicienne. Brecht est aussi un
bon térnoin européen des États-Unis. Et enfin c'est un
homme qui expérirnente en RDA le «socialisme réel »,
sous sa forme la plus volontariste et la plus fermée. Là, il
est devenu une sorte de personnage officiel, non sans divi-
sions, repentirs tortueux, actions masquées. Un épisode
fondamental des dernières années de Brecht (qui est mort
plutôt jeune, en 1956) est l'insurrection ouvrière de 1953,
réprimée à Berlin par l'armée soviétique. Brecht a écrit
une lettre aux autorités communistes de l'État dont une
partie (la seule rendue publique) approuvait la répression,
et dont une autre partie, restée « privée », posait de redou-
tables questions sur l'écrasernent par « l'État des ouvriers
et des paysans» d'une révolte ouvrière. Que Brecht puisse
être l'homme de ces obliquités de circonstance se devine
derrière les remaniements successifs de ce qui est sans
doute son chef-d' œuvre, La Vie de Galilée, dont un des
thèmes est la duplicité du savant face aux autorités (déjà,

1. L'œuvre d'Erich Maria Remarque ponctue différents drames du siè-


cle, de son grand classique sur la guerre de 14 (À ['Ouest rien de nouveau,
traduction d'Alzir Hella et Olivier Bournac, Stock, 1968) aux figures
d'errance, d'action et d'amour désolé de l'entre-deux-guerres (Les Cama-
rades, traduction de Marcel Stora, Gallimard, 1970).

69
LE SIÈCLE

aux temps de l'exil, dans les années dites du maccar-


thysme l , la police et la justice américaines avaient entendu
Brecht, soupçonné d'activités cOlllmunistes).
Vous voyez que Brecht a de multiples raisons d'être
convoqué comme témoin du siècle, comme document légi-
time dans la méthode imrnanente que je propose, celle d'un
examen de ce que le siècle a signifié pour les gens du siècle.

Le texte de Brecht que j'ai choisi a pour titre: « Le pro-


létariat n'est pas né en gilet blanc. » C'est un texte qui se
rattache directement à l'une de nos hypothèses centrales:
le siècle s'efforçant de penser, sous le paradigme de la
guerre, le nœud énigmatique de la destruction et du
commencement. C'est un texte de 1932, qui figure dans les
Écrits sur la politique et la société (1919-1950) parus à
L'Arche. Comme vous allez le voir, l'enjeu immédiat de
cette page est la culture, les catégories subjectives de la

1. La brièveté et la pauvreté de l'histoire des États-Unis, par ailleurs


l'Empire hégémonique aujourd'hui, font que les quelques épisodes dont la
teneur politique est indiscutable font l'objet d'examens impitoyables et de
puissantes formalisations artistiques. C'est le cas de la guerre de Séces-
sion, bien sûr, et plus généralement de la question du Sud. C'est aussi le
cas de la séquence de persécution dirigée principalement contre les intel-
lectuels et les artistes, à la fin des années 40 et au début des années 50,
sous le couvert de l'anticommunisme. La Commission dite des activités
anti-américaines était présidée par le sénateur McCarthy, et c'est pourquoi
on appelle cette période le « maccarthysme ». L'intensité en est particu-
lière, de ce que chacun était requis d'être le mouchard des autres. Ceux qui
ont pratiqué la délation, pour ne pas être à leur tour suspectés et pour gar-
der leur place, furent nombreux et parfois illustres. Le cas le plus discuté a
sans doute été celui du grand cinéaste Elia Kazan. D'innombrables artistes,
acteurs, scénaristes, metteurs en scène, ont comparu devant la Commis-
sion. Les allusions à cette période truffent littéralement l'art. américain
depuis, et singulièrement le cinéma.

70
UN MONDE NOUVEAU, OUI, MAIS QUAND?

culture. Le constat est que la grande culture bourgeoise est


passée, mais que la nouvelle culture n'est pas encore là.
Brecht se pose une question typique du siècle: Quand le
nouveau va-t-il enfin venir? Le nouveau est-il déjà à
l' œuvre, peut -on discerner son devenir? Ou sommes-nous
pris au mirage de ce qui n'est qu'une forme ancienne du
nouveau, un « nouveau» encore trop ancien, parce qu'il
est captif de la destruction? La question est donc:
« Quand? » Je prélève dans le texte une sorte de litanie
centrale, ponctuée par ce « quand» :

Bref: quand la culture, en plein effondrement, sera


couverte de souillures, presque une constellation
de souillures, un véritable dépotoir d'immondices;
quand les idéologues seront devenus trop abjects pour
s'attaquer aux rapports de propriété, mais trop
abjects aussi pour les défendre, et que les seigneurs
qu'ils auraient bien voulu, mais n'ont pas su servir,
les chasseront;
quand, les mots et les concepts n'ayant quasiment plus
rien à voir avec les choses, les actes et les rapports
qu'ils désignent, on pourra soit changer ceux-ci sans
changer ceux-là, soit changer les mots tout en laissant
choses, actes et rapports inchangés;
quand il faudra, pour pouvoir espérer s'en tirer avec
la vie sauve, être prêt à tuer;
quand l'activité intellectuelle aura été restreinte au point
que le processus d'exploitation lui-même en pâtira;
quand on ne pourra plus laisser aux grands caractères
le temps qu 'il leur faut pour se renier;
quand la trahison aura cessé d'être utile, l'abjection
d'être rentable, la bêtise d'être une recommandation;
quand même l'insatiable soif de sang des curés ne suffira
plus et qu'ils devront être chassés;

71
LE SIÈCLE

quand il n 'y aura plus rien à démasquer, parce que


l'oppression s'avancera sans le masque de la
démocratie, la guerre sans celui du pacifisme,
l'exploitation sans celui du consentement
volontaire des exploités;
quand régnera la plus sanglante censure de toute pensée,
mais qu'elle sera superflue parce qu'il n 'y aura plus
de pensée;
oh, alors la culture pourra être prise en charge par
le prolétariat dans le même état que la production:
en ruines.

Je me contenterai, puisque le texte est parfaitement


clair, de cinq ponctuations.
a) Thématique essentielle: le nouveau ne peut venir que
comme saisie de la ruine. Il n'y aura de nouveauté que dans
l'élément d'une destruction entièrement accomplie. Brecht
ne dit pas que la destruction va par elle-même engendrer le
nouveau. Sa dialectique n'est pas simplement hégélienne.
Il dit qu'elle est le terrain où le nouveau peut se saisir du
monde. Notons que nous ne sommes pas exactement dans
la logique du rapport de forces. Il n'est pas prévisible que
le nouveau puisse l'emporter parce qu'il devient plus fort
que l'ancien. S'agissant de la vieille culture, ce qui est
requis et envisageable, comme espace d'une nouveauté
possible, n'est pas son affaiblissement, mais une pourriture
sur place, une décomposition nourricière.
b) L'adversaire n'est du reste pas véritablement repré-
senté comme une force. Il n'est plus une force. C'est une
sorte d'abjection neutre, un plasma, en aucun cas une pen-
sée. De cette neutralité pourrissante, il ne saurait y avoir de
relève dialectique. Si le paradigme de la guerre est tiré du
côté de la guerre définitive, ou finale, c'est que les protago-

72
UN MONDE NOUVEAU, OUI, MAIS QUAND?

nistes de cette guerre ne sont pas commensurables, ne relè-


vent pas du mêlne type de force. On songe évidemment à
l'opposition nietzschéenne des forces actives et des forces
réactives, de Dionysos et du Crucifié. Indice supplémen-
taire de ce que je soutenais tout à l'heure: Brecht est sou-
vent plus proche de Nietzsche que de Marx.
c) Un point très important pour l'artiste est qu'un des
symptômes de la décomposition est la ruine de la langue.
La capacité des mots à nommer est atteinte, le rapport entre
les mots et les choses est délié. On constate (c'est une
grande vérité d'aujourd'hui) qu'un point central de toute
oppression finissante est cette ruine de la langue, le mépris
pour toute nomination inventive et rigoureuse, le règne de
la langue facile et corrompue, celle du journalisme.
d) Ce que Brecht en vient à dire, et qui est le signe de la
violence du siècle, c'est que la fin n'est vraiment là que
quand on fait face à l'alternative: tuer ou être tué. Le
meurtre est comme une sorte d'icône centrale. Il y a une
métonymie de l' Histoire dans le meurtre. Nous retrouvons
là le stigmate de la passion du réel, stigmate d'autant plus
terrible qu'il survient dans le médium d'une langue deve-
nue incapable de nommer. Le siècle comme pensée de la
fin (de la fin de la vieille culture), c'est la mort sous les
espèces du rneurtre innommable.
Ce qui me frappe est que cette catégorie est bel et bien
devenue une catégorie fondamentale du spectacle contem-
porain. Le personnage le plus représenté finit par être le
seriaI killer. Et le seriaI killer distribue universellement
une mort dépourvue de toute symbolisation, et qui, en ce
sens, échoue à être tragique.
C'est une thèse très forte que celle de la conjonction
entre le rneurtre et la défaillance de la langue. C'est en tout

73
LE SIÈCLE

cas un emblème spectaculaire du siècle finissant. Brecht a


perçu la concomitance de la fuite des mots et de quelque
chose qui touche à la mort, au corps qui, quand la symboli-
sation disparaît, n'est plus qu'un résidu.
e) La question du masque. La fin, dit Brecht, c'est quand
les figures de l'oppression n'ont plus besoin de masque,
parce que la chose mêlne est installée. Il faut ici penser le
rapport entre violence et masque, rapport qui a été aussi
nommé, dans le siècle, par les marxistes jusqu'à Louis
Althusser, la question de l'idéologie. Nous y reviendrons.
Qu'est-ce que «démasquer» une oppression? Quelle
est la fonction exacte du masque? Brecht est un penseur du
théâtre comme capacité à démasquer le réel, précisément
parce que le théâtre est par excellence l'art du masque, du
semblant. Le masque théâtral symbolise la question que
souvent on désigne, bien à tort, comme celle de l' impor-
tance du mensonge dans le siècle; Cette question se dit bien
plutôt: quel rapport y a-t-il entre la passion du réel et la
nécessité du semblant?
10 février 1999

5. Passion du réel et montage


du semblant

QU'EST-CE que la «distanciation» dont Brecht fait


maxime pour le jeu de l'acteur? C'est une mise en évi-
dence, dans le jeu lui-même, de l'écart entre le jeu et le
réel. Mais plus profondément, c'est une technique de
démontage des liens intimes et nécessaires qui unissent le
réel au semblant, liens qui résultent de ce que le semblant
est le vrai principe de situation du réel, ce qui localise et
rend visibles les brutaux effets de la contingence du réel.
Ce fut une des grandeurs du siècle que de s'attacher à
penser le rapport, souvent d'abord obscur, entre violence
réelle et semblant, entre visage et masque, entre nudité et
travestissement. On retrouve ce point dans des registres très
variés, allant de la théorie politique à la pratique artistique.

Commençons par les marxistes, ou marxiens. Ceux du


siècle ont accordé une extraordinaire importance à la notion
d'idéologie, qui désigne la puissance de travestissement de
la fausse conscience au regard d'un réel excentré, non saisi,
non repéré. L'idéologie est une figure discursive à travers
quoi s'effectue la représentation des rapports sociaux, un
montage imaginaire qui cependant re-présente un réel. Il y a

75
LE SIÈCLE

donc bien dans l'idéologie quelque chose de quasi théâtral.


L'idéologie met en scène des figures de la représentation où
la violence primordiale des rapports sociaux (l'exploitation,
l'oppression, le cynisme inégalitaire) est masquée. Comme
au théâtre la distanciation brechtienne, l'idéologie organise
une conscience séparée du réel que pourtant elle exprime.
Pour Brecht, le théâtre est une didactique de cette sépara-
tion, il montre comment la violence du réel n'est efficiente
que dans l'écart entre l'effet réel et sa représentation domi-
nante. Le concept même d'idéologie cristallise la certitude
« scientifique» que les représentations et les discours doi-
vent être lus comme les masques d'un réel qu'ils dénotent et
dissimulent. Il y a là, comme l'a vu Althusser', une disposi-
tion symptomale ; la représentation est symptôme (à lire, à
déchiffrer) d'un réel dont elle est la localisation subjective
comme méconnaissance. La puissance de l'idéologie n'est
que celle du réel, pour autant qu'elle transite dans cette
méconnaissance.
Le mot « symptôme» indique évidemment qu'il y a, sur
cette puissance de la méconnaissance, quelque chose de
commun entre le marxisme du siècle et la psychanalyse.

1. Althusser, qui s'est intéressé très tôt à l'entreprise de Lacan, a direc-


tement connecté le concept marxiste d'idéologie à l'effet imaginaire des
formations inconscientes dans la psychanalyse. Il a finalement fait de l'ins-
tance « sujet », de ce qu'il appelle « l'interpellation en sujet », le ressort de
l'efficace des idéologies et de leurs appareils matériels. On lira l'article
« Idéologies et appareils idéologiques d'État ».
Témoignage personnel: en 1960, j'étais élève à l'École normale supé-
rieure, et je venais de découvrir avec un enthousiasme extrême les textes
publiés de Lacan, quand Althusser, qui était à l'École le responsable des
études de philosophie, m'a chargé de faire à mes condisciples une présenta-
tion synthétique des concepts de cet auteur alors tout à fait ignoré. Ce que je
fis en deux exposés qui, aujourd'hui encore, me guident intérieurement.

76
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

Lacan a rendu ce point particulièrement clair en montrant


que le Moi est une construction imaginaire. Le système réel
des pulsions n'est lisible dans cette construction qu'à tra-
vers le parcours de toutes sortes d'excentrements et de
transformations. Le rnot «inconscient» désigne précisé-
ment l'ensemble des opérations par lesquelles le réel d'un
sujet n'est consciemment accessible que dans la construc-
tion intime et imaginaire du Moi. En ce sens, la psychologie
de la conscience est une idéologie personnelle, ce que
Lacan nomme« le mythe individuel du névrosé ». Il y a une
fonction de méconnaissance, qui fait que l'abrupt du réel
n'opère que dans des fictions, des montages, des masques.
Le siècle déplie le motif de l'efficacité de la méconnais-
sance, alors que le positivisme du XIXe affirmait la puis-
sance de la connaissance. Contre l'optimisme cognitif du
positivisme, le xx e siècle découvre et met en scène l'extra-
ordinaire puissance de l'ignorance, de ce que Lacan
nomme àjuste titre« la passion de l'ignorance ».

Pensée comme mise en œuvre par le semblant de sa pro-


pre distance au réel, la distanciation peut être tenue pour un
axiome de l'art dans le siècle, et singulièrement de l'art
d'« avant-garde ». Il s'agit de faire fiction de la puissance
de la fiction, de tenir pour réelle l'efficacité du semblant.
e' est une des raisons pour lesquelles l'art du xxe siècle est
un art réflexif, un art qui veut montrer son processus, idéa-
liser visiblernent sa matérialité. Montrer l'écart entre le
factice et le réel devient l'enjeu principal de la facticité.
Pour les marxistes, il est clair qu'une classe dominante a
besoin d'une idéologie de la domination, et non pas seule-
ment de la domination. Si l'art est la rencontre d'un réel
par les moyens exhibés du factice, alors l'art est partout,

77
LE SIÈCLE

puisque toute l'expérience humaine est traversée par l'écart


entre la domination et l'idéologie dominante, entre le réel
et son semblant. Partout il y a exercice et expérience de cet
écart. C'est la raison pour laquelle le Xx e siècle propose des
gestes artistiques antérieurement impossibles, ou présente
comrne art ce qui n'était antérieurernent que du déchet. Ces
gestes, ces présentations, attestent l' ornniprésence de l'art,
pour autant que le geste artistique revient à une effraction
du semblant, donnant à voir, à l'état brut, l'écart du réel.
Un grand inventeur sur ce point, et d'autant plus qu'il
est entièrement étranger au rnarxisme, voire tributaire des
pires représentations bourgeoises, familles refermées, adul-
tères et salons, est Pirandello. La thèse essentielle de Piran-
dello est que la réversibilité du réel et du semblant est la
seule voie d'accès artistique au réel. Pirandello présente
l'ensemble de son théâtre sous un titre particulièrement
suggestif: «Masques nus ». Le réel, le nu, c'est ce qui se
donne à même le masque, à même le semblant.
La force de la théâtralisation de cette thèse est qu'elle se
fait dans un contexte subjectif d'une rare violence. Un pas-
sage très caractéristique en est la fin d' Henri IV, à mon avis
une des plus fortes pièces de Pirandello, avec Comn1e tu me
veux, La Volupté de l'honneur et Les Deux Visages de
Mme Morli. Le Henri IV dont il est question est un sou-
verain allemand du XIIIe siècle. Le héros de la pièce est
un homrne d'aujourd'hui qui tout du long déclare être
Henri IV, organise autour de lui une cour de gens qui accep-
tent, pour des raisons variables, d'être les con1plices cons-
cients de cette fable, et qui, à la fin, commet un meurtre. On
peut comprendre ce meurtre dans le registre « historique »,
à partir des traits de caractère et des circonstances existen-
tielles qu'on peut supposer à l'Henri IV « réel ». On peut

78
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

aussi bien le comprendre dans le registre subjectif, à partir


de la vie et des passions du héros de la pièce qui, peut-être,
utilise le masque historique d'Henri IV. Pendant l'essentiel
de l'action, la thèse de la réversibilité, agencée avec une vir-
tuosité stupéfiante, tient à ce que nous ne pouvons pas déci-
der si le héros se prend « réellement» pour Henri IV, ce qui
voudrait dire qu'il est fou (au sens courant du terme), ou si,
pour des raisons complexes qui tiennent au contexte de sa
vie privée, il joue à se prendre pour Henri IV, et donc « fait
semblant» (l'expression est particulièrement à sa place)
d'être fou. Dès que le meurtre est commis, toutefois, les
choses changent. Désormais, sauf à être condamné pour
Ineurtre, le héros est définitivement contraint de faire croire
qu'il est fou, et que c'est parce qu'il se prend pour Henri IV
qu'il a tué. Outre le semblant, vient une nécessité du sem-
blant, qui peut-être est depuis toujours son réel. Pirandello
introduit alors une remarquable didascalie, que je vous cite:
« Henri IV qui est resté en scène les yeux écarquillés, terri-
fié par la force de vie de sa propre fiction, qui en un instant
l'a entraîné jusqu'au crime. » Bien qu'elle fasse état de la
force de vie de la fiction, et donc de ce qui en fait une puis-
sance réelle, cette didascalie n'est pas entièrement décida-
ble. Elle dit seulement qu'une force ne transite que par une
fiction. Mais une fiction est une forme. On dira donc que
toute force n'est localisable, ou effective, que par une forme
qui cependant ne peut décider du sens. C'est pourquoi il
faut soutenir que c'est exactement l'énergie du réel qui se
présente comme masque.

Les formes terrifiantes de cette thèse n'ont pas manqué


dans le siècle, et il faut citer, en tout premier lieu, la mise
en scène par Staline et son groupe des procès de Moscou, à

79
LE SIÈCLE

la fin des années 30. Après tout, avec ces procès, il s'agit
purement et simplernent de tuer des gens, de liquider une
partie importante de l'establishment communiste. Nous
sornrnes dans la pure violence réelle. La «vieille garde
bolchevique », COITlme dit Trotski, qui en est l'emblème, et
qui sera lui-même assassiné, doit être anéantie.
Quelle nécessité y a-t-il à monter des procès où on va
faire raconter à des victimes désignées, et le plus souvent
résignées, des choses tout à fait invraisemblables? Que des
gens comme Zinoviev ou Boukharine ont été toute leur vie
des espions japonais, des créatures d'Hitler, des stipendiés
de la contre-révolution, et ainsi de suite, qui peut le croire,
et quelle est la finalité de ce semblant énorme? On peut
faire des hypothèses rationnelles sur la nécessité, aux yeux
de Staline, de liquider tous ces gens. On peut tenter de
reconstruire la scène politique des grandes purges l . Il est
beaucoup plus difficile d'établir la nécessité des procès, et

1. Compte tenu de la tendance moralisante des historiens français


d'aujourd'hui, voire, comme le montre le livre de François Furet sur le
communisme, la coquetterie qu'ils mettent à n'être plus que des propagan-
distes libéraux, c'est sans doute du côté des Anglais et des Américains
qu'il faut chercher des études intellectuellement convaincantes sur la
période stalinienne en URSS. Toutefois, comme point de départ sur ce
qu'a pu être lafigure du petit père des peuples, on lira avec fruit le recueil
de documents rassemblés et commentés par Lilly Marcou sous le titre Les
Staline vus par les hôtes du Kremlin (Julliard, coll. « Archives », 1979).
Pour ce qui est plus particulièrement du Goulag sibérien, rien ne vaut
les nouvelles de Chalamov rassemblées en français sous le titre Récits de
la Kolyma, dans la traduction de Catherine Fournier (La Découverte/
Fayard, 1986). Ces nouvelles sont sans le moindre doute un des chefs-
d' œuvre du siècle. Elles sont très supérieures aux pesantes constructions
de Soljenitsyne, dont on a vu depuis, sans que ses admirateurs éperdus, les
renégats du maoïsme, s'y attardent, qu'elles allaient à conforter une vision
des choses slavophile et quelque peu antisémite.

80
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

d'autant plus qu'après tout, nombre de hauts responsables,


en particulier militaires, ont été liquidés dans les caves des
services secrets sans la rnoindre prestation publique. Car
ces procès sont de pures fictions théâtrales. Les accusés
eux-mêmes, préparés avec soin, y compris par la torture,
doivent se conformer à un rôle, dont les répliques ont été
discutées et cornme écrites dans les coulisses policières du
régime. Il est très instructif à cet égard de lire le récit du
procès de Boukharine', où se produit un dérapage signifi-
catif, qui, pendant un moment, trouble toute la mise en
scène, comme si le réel du semblant perturbait sa fonction.
Il semble bien que l'absolue violence du réel (ici, le
Parti-État terroriste) soit astreinte à transiter par une repré-
sentation qui n'est pourtant susceptible de convaincre que
ceux (nombreux il est vrai) qui ont à l'avance décidé d'être
convaincus. Mais ceux-là, après tout, les cornmunistes
convaincus, auraient tout aussi bien validé la liquidation
sans phrase des « ennemis du peuple ». Ils n'avaient guère
besoin d'un procès pour donner leur aval. Leur passion du
réel, sernble-t-il, les aurait d'autant plus dispensés de ce
pénible semblant, qu'ils avaient le plus souvent bien du
mal à expliquer aux sceptiques son mécanisme. L'énigme
demeure, qui touche à une des grandes questions du siècle:
Quelle est la fonction du semblant dans la passion du réel,
passion qui dispose la politique au-delà du Bien et du
Mal ?

1. Un excellent petit livre sur cette question est celui de P. Broué, Les
Procès de Moscou (Julliard, 1964), dans la très remarquable (et défunte)
collection « Archives », dont provient du reste aussi le livre de Lilly Mar-
cou mentionné dans la note précédente. Lire tous les volumes parus de
cette collection c'est apprendre de la meilleure façon qui soit de considé-
rables fragments de l'histoire universelle.

81
LE SIÈCLE

Je crois que le point est le suivant (point qui a été perçu


très tôt par Hegel, à propos de la Terreur révolutionnaire 1) :
le réel, tel qu'il est conçu dans son absoluité contingente,
n'est jamais assez réel pour n'être pas suspecté d'être du
semblant. La passion du réel, c'est aussi nécessairement le
soupçon. Rien ne peut attester que le réel est réel, rien que
le système de fiction où il va venir jouer le rôle de réel.
Toutes les catégories subjectives de la politique révolution-
naire, ou absolue, comme «conviction », «loyauté »,
« vertu », «position de classe », «obéissance au Parti »,
« zèle révolutionnaire », etc., sont marquées par la suspi-
cion que le supposé point de réel de la catégorie n'est en
réalité que du semblant. Il faut donc toujours épurer publi-
quement la corrélation entre une catégorie et son référent,
ce qui veut dire épurer des sujets parmi ceux qui se récla-
ment de la catégorie en question, donc épurer le personnel
révolutionnaire lui-même. Et il importe de le faire selon un
cérémonial qui destine à tous l'enseignement des incertitu-

1. Il faut relire le très dense passage de La Phénoménologie de l'esprit


consacré à la Terreur. À titre de simple invite, j'en extrais ce passage (tra-
duction de Jean Hyppolite, parce qu'elle est celle de ma jeunesse, et non
par mésestime de celle, plus âpre et plus contemporaine, de Jean-Pierre
Lefebvre) :
Si la volonté universelle s'en tient à l'action effective du gouverne-
ment comme au crime qu'il commet contre elle, alors le gouvernement,
par contre, n'a rien de déterminé ou d'extérieur par où la faute de la
volonté opposée à lui se manifesterait, car en face de lui, comme la
volonté universelle effective, il Il'y a que la volonté pure ineffective,
l'intention. Être suspect se substitue à être coupable, ou en a la signifi-
cation et l'effet; et la réaction externe contre cette effectivité qui
réside dans l'intérieur simple de l'intention consiste dans la destruc-
tion brutale de ce Soi dans l'élément de l'être auquel on Ile peut rien
enlever d'autre que son être même.

82
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

des du réel. L'épuration est un des grands mots d'ordre du


siècle. Staline l'a dit en clair: «Le parti ne se renforce
qu'en s'épurant. »
Je ne voudrais pas que vous versiez ces considérations
un peu âpres comme autant d'eau au moulin de la molle et
rnoraliste critique contemporaine de la politique absolue,
ou du « totalitarisrne ». Je fais ici l'exégèse d'une singula-
rité, et de sa grandeur propre, quand bien même cette gran-
deur, prise aux rets de sa conception du réel, aurait pour
revers d'extraordinaires violences.
Pour couper court à toute interprétation anti-politique de
ces noirceurs, je veux souligner que l'épuration, par exem-
ple, a été tout aussi bien un mot d'ordre essentiel de l'acti-
vité artistique. On a désiré l'art pur, celui dans lequel le
rôle du semblant n'est que d'indiquer la crudité du réel. On
a voulu, par l'axiomatique et le formalisme, épurer le réel
mathématique de tout l'imaginaire, spatial ou numérique,
des intuitions. Et ainsi de suite. L'idée que la force
s'acquiert par l'épuration de la forme n'est nullement
l'apanage de Staline. Ou de Pirandello. Ce qu'il y a de
commun à toutes ces tentatives, une fois encore, c'est la
passion du réel.

Revenons un instant sur l'anticipation hégélienne. Hegel


tente d'expliquer pourquoi la Révolution française fut terro-
riste. Sa thèse est la suivante: la Révolution présente la
figure subjective de la liberté absolue. Mais la liberté abso-
lue est une liberté qui n'est enchaînée à aucune représenta-
tion objective du Bien. C'est donc une liberté sans critère,
une liberté dont rien n'atteste jamais l'effectivité. On est
toujours fondé à penser que tel ou tel sujet est en train de la
trahir. L'essence de la liberté absolue se donne donc en

83
LE SIÈCLE

définitive, dans l'expérience concrète, comme liberté-


devant-être-trahie. Le nom subjectif de la liberté vraie est
Vertu. Mais il est impossible de mettre en avant un critère
fiable et partagé de la vertu. Tout laisse supposer que ce qui
règne est le contraire de la vertu, dont le nom est « corrup-
tion »1. L'essence de la liberté réelle est finalement la lutte
contre la corruption. Et comIne la corruption est l'état
« naturel» des choses, tout le Illonde est potentiellement la
cible de cette lutte, ce qui veut dire: tout le monde est sus-
pect. La liberté s'effectue donc tout à fait logiquement
comme « loi des suspects» et épuration chronique.
Ce qui nous importe est ceci: on est dans la suspicion
quand on est dans l'absence de tout critère formel permet-
tant de distinguer le réel du semblant. En l'absence d'un tel
critère, la logique qui s'impose est que plus une conviction
subjective se présente comme réelle, plus il faut la suspec-
ter. C'est donc au sommet de l'État révolutionnaire, là où
l'ardeur pour la liberté se déclare incessamment, qu'il yale
plus de traîtres. Le traître, c'est le dirigeant, et c'est, à la
limite, soi-mêIne. Quelle est dans ces conditions la seule
chose sûre? C'est le néant. Seul le rien n'est pas suspect,
puisqu'il ne prétend à aucun réel. L'épuration, note fine-
ment Hegel, a pour logique de faire advenir le rien. La mort
est finalement le seul nom possible de la liberté pure, et le
« bien mourir» la seule chose qu'on ne puisse pas vraiment
suspecter. La maxime, somme toute assez simple, c'est qu'à
proprement parler, et en dépit de ce que le théâtre procède
a contrario, il est impossible de faire semblant de mourir.

1. Sur l'ensemble des questions relatives à la Révolution française, et


dans une perspective anti-dialectique, il faut se reporter à l'étude de Syl-
vain Lazarus: La Catégorie de révolution dans la Révolution française.

84
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

Il en résulte que notre siècle, soulevé par la passion du


réel, a été de toutes sortes de façons, et pas seulement en
politique, le siècle de la destruction.
Mais il faut aussitôt discerner deux orientations. Celle
qui, assumant la destruction comme telle, s'engage dans
l'indéfini de l'épuration. Et celle qui tente de mesurer
l'inéluctable négativité, que j'appellerais « soustractive ».
C'est un débat central dans le siècle: destruction ou sous-
traction. Quelle est la figure active du versant négatif de la
passion du réel? Je suis d'autant plus sensible au conflit de
ces deux orientations que j'ai, à ce propos, une trajectoire
personnelle. Dans Théorie du sujet (1982), une partie
entière s'appelle « Manque et destruction ». Je m'abritais à
l'époque derrière un énoncé de Mallarmé tout à fait pro-
phétique, qui est: « La destruction fut ma Béatrice. » Dans
L'Être et l'événement (1988), je fais sur ce point une auto-
critique explicite, et je montre qu'une pensée soustractive
de la négativité peut surmonter l'impératif aveugle de la
destruction et de l'épuration.
Pour penser le couple destruction/soustraction, le pre-
mier fil conducteur est l'art. Le siècle se vit comme négati-
vité artistique, au sens où un de ses motifs, anticipé au XIX e
par de multiples essais (par exemple le texte de Mallarmé
Crise de vers, ou, de plus loin encore, l'Esthétique de
Hegel), est celui de la fin de l'art, de la fin de la représenta-
tion, du tableau, et finalement de l' œuvre. Derrière ce
motif de la fin, il s'agit évidemment, une fois de plus, de
savoir quel rapport l'art soutient au réel, ou quel est le réel
de l'art.
C'est sur ce point que je voudrais en appeler à
Malevitch. Malevitch est né à Kiev en 1878. Il vient à Paris
en 1911. Il pratique alors déjà une peinture organisée

85
LE SIÈCLE

géométriquement. Puis, vers 1912-1913, il passe à une


autre doctrine, le suprématisme, avec la collaboration de
Maïakovski.
Malevitch assume la Révolution bolchevique. Il rentre à
Moscou en 1917, et il est nommé professeur à l'Université
de Moscou en 1919. En 1918 il peint le très fameux Carré
blanc sur fond blanc, qui se trouve au musée de New York.
Dans les années 20, quand la situation commence à se ten-
dre pour les artistes et les intellectuels, il est déplacé à
Leningrad, et plus ou moins interdit d'exposition. En 1926
il publie, en allemand, un essai dont le titre est décisif: Die
gegenstandlose Welt (<< Le Monde de la non-représenta-
tion »). Il meurt en 1935.
Carré blanc sur fond blanc est, dans l'ordre de la pein-
ture, le comble de l'épuration. On élimine la couleur, on
élimine la forme, on maintient seulement une allusion géo-
métrique, qui supporte une différence minimale, la diffé-
rence abstraite du fond et de la forme, et surtout la
différence nulle du blanc au blanc, la différence du Même,
qu'on peut appeler la différence évanouissante.
On trouve là l'origine d'un protocole de pensée sous-
tractif qui diffère du protocole de la destruction. Il faut se
garder d'interpréter Carré blanc sur fond blanc comme un
symbole de la destruction de la peinture, il s'agit plutôt
d'une assomption soustractive. C'est un geste très proche
de celui de Mallarmé en poésie: la mise en scène de la dif-
férence minimale, mais absolue, la différence entre le lieu
et ce qui a lieu dans le lieu, la différence entre lieu et avoir
lieu. Prise dans la blancheur, cette différence se constitue
dans l'effacement de tout contenu, de toute surrection.
Pourquoi est-ce autre chose que la destruction? Parce
que, au lieu de traiter le réel COlnme identité, on le traite

86
PASSION DU RÉEL ET MONTAGE DU SEMBLANT

d'emblée comme écart. On va régler la question du rapport


réel/semblant non par une épuration qui isolerait le réel,
mais en comprenant que l'écart est lui-même réel. Le carré
blanc est le moment où l'on fiction ne l'écart minimal.
Il y a une passion du réel qui est identitaire: saisir
l'identité réelle, démasquer ses copies, discréditer les faux-
semblants. C'est une passion de l'authentique, et l'authen-
ticité est en effet une catégorie de Heidegger comme de
Sartre. Cette passion ne peut s'accomplir que comme des-
truction. C'est sa force, car, après tout, bien des choses
méritent d'être détruites. Mais c'est aussi sa limite, car
l'épuration est un processus inachevable, une figure du
mauvais infini.
Il y a une autre passion du réel, une passion différen-
tielle et différenciante, qui se voue à construire la diffé-
rence minimale, à en donner l'axiomatique. Carré blanc
sur fond blanc est une proposition en pensée, qui oppose la
différence minimale à la destruction maximale.
Cette opposition dans l'art renvoie à une conviction
quant au commencement. La passion du réel est toujours la
passion du nouveau, mais qu'est -ce que le nouveau ? Et,
comme le demandait Brecht, quand viendra-t-il, à quel
prix?
Pour finir sur cette question du nouveau, je veux vous
citer un poème de Malevitch, écrit juste avant la composi-
tion du Carré blanc. Le voici, dans une traduction d'André
Markowicz:

Essaie de ne jamais te répéter- ni dans l'icône, ni dans le


tableau, ni dans la parole,
si quelque chose dans son acte te rappelle un acte ancien,
alors me dit la voix de la naissance neuve:

87
LE SIÈCLE

Efface, tais-toi, éteins le feu si c'est du feu,


pour que les basques de tes pensées soient plus légères
et qu'elles ne rouillent pas,
pour entendre le souffle d'unjour nouveau dans le désert.
Lave ton ouïe, efface les jours anciens, ce n'est qu'ainsi
que tu seras plus sensible et plus blanc,
car tache sombre ils gisent sur tes habits
dans la sagesse, et dans le souffle de la vague
se tracera pour toi le neuf
Ta pensée trouvera les contours, imprimera le sceau
de ta démarche.

Nous avons assez travaillé ici pour que vous entendiez


ünmédiatement, dans ce poème, deux choses entrelacées.
La première, typique du prophétisme du siècle quant au
réel, est que la pensée doit interrompre la répétition. Il doit
y avoir, et il va y avoir, un acte nouveau, une « naissance
neuve» que le siècle doit inventer. Il s'agit, une fois pour
toutes, de l'impératif: « Efface les jours anciens. »
Le deuxième point est cette ouïe qui doit être lavée pour
trouver les contours. L'attention s'accomplit comme
invention du contour, sceau d'une dérnarche, et non par la
saisie d'une idéalité préexistante.
Finalement, Malevitch nous dit ce qu'est l'acte sous-
tractif: inventer le contenu au lieu même de la différence
minimale, là où il n'y a presque rien. L'acte, c'est un «jour
nouveau dans le désert ».
7 avril 1999

6. U·n se divise en deux

DONc, le siècle n'est d'aucune façon celui des « idéolo-


gies », au sens de l'imaginaire et des utopies. Sa détermi-
nation subjective majeure est la passion du réel, de ce qui
est immédiatement praticable, ici et maintenant. Nous
avons montré que l'importance du semblant n'est qu'une
conséquence de cette passion.
Qu'est-ce que le siècle dit du siècle? En tout cas, qu'il
n'est pas celui de la promesse, mais celui de l'accomplisse-
ment. C'est le siècle de l'acte, de l'effectif, du présent
absolu, et non pas le siècle de l'annonce et de l'avenir. Le
siècle se vit comme le siècle des victoires, après des millé-
naires de tentatives et d'insuccès. Le culte de la tentative
sublime et vaine, et donc l'asservissement idéologique,
sont assignés par les acteurs du xxe siècle au siècle qui pré-
cède, au romantisme malheureux du XIXe • Le xxe dit: c'en
est fini des échecs, voici venu le temps des victoires ! Cette
subjectivité victorieuse survit à toutes les défaites apparen-
tes, parce qu'elle n'est pas empirique, mais constituante.
La victoire est le motif transcendantal qui organise l'échec
lui-même. « Révolution» est un des noms de ce motif. La
révolution d'Octobre 17, puis les révolutions chinoises et
cubaine, ainsi que les victoires des Algériens ou des

89
LE SIÈCLE

Vietnamiens dans les luttes de libération nationale, tout


cela vaut preuve empirique du motif, et fait échec aux
échecs, répare les massacres de juin 1848 ou de la Com-
mune de Paris.
Le moyen de la victoire est la lucidité, théorique et pra-
tique, au regard d'un affrontement décisif, d'une guerre
finale et totale. Que cette guerre soit totale induit que la
victoire est effectivernent victorieuse. Le siècle est à ce
titre, nous l'avons dit, le siècle de la guerre. Mais cet
énoncé entrelace plusieurs idées, qui tournent autour de la
question du Deux, ou de la scission antagonique. Le siècle
a prononcé que sa loi était le Deux, l'antagonisme, et en ce
sens la fin de la guerre froide (impérialisrne américain
contre camp socialiste), qui est l'ultime figure totale du
Deux, est aussi la fin du siècle. Cependant, le Deux se
décline selon trois significations.
1. Il Y a un antagonisme central, deux subjectivités orga-
nisées à l'échelle planétaire dans un combat mortel. Le
siècle en est la scène.
2. Il Y a un antagonisme non moins violent entre deux
façons différentes de considérer et de penser l'anta-
gonisme. C'est l'essence même de l'affrontement entre
communisme et fascisme. Pour les communistes, l'affron-
tement planétaire est en dernière instance celui des classes.
Pour les fascistes radicaux, c'est celui des nations et des
races. Ici, le Deux se divise en deux. Il y a enchevêtrement
d'une thèse antagonique et de thèses antagoniques sur
l'antagonisme. Cette seconde division est essentielle, peut-
être plus que l'autre. Il y avait en définitive plus d'antifas-
cistes que de communistes, et il est caractéristique que la
Deuxième Guerre mondiale se soit faite sur ce clivage
dérivé, et non sur une conception unifiée de l'antagonisme,

90
UN SE DIVISE EN DEUX

laquelle n'a donné qu'une guerre « froide », sauf à la péri-


phérie (guerres de Corée et du Vietnam).
3. Le siècle est convoqué comme siècle de la produc-
tion, par la guerre, d'une unité définitive. L'antagonisme
va être surmonté par la victoire d'un des camps sur l'autre.
On peut donc aussi dire que, en ce sens-là, le siècle du
Deux s'anime du désir radical de l'Un. Ce qui nomme
l'articulation de l'antagonisme et de la violence de l'Un est
la victoire, comme attestation du réel.
Remarquons une fois de plus qu'il ne s'agit pas d'un
schéma dialectique. Rien ne laisse prévoir une synthèse, un
dépassement interne de la contradiction. Tout s'oriente au
contraire vers la suppression d'un des deux termes. Le siè-
cle est une figure de juxtaposition non dialectique du Deux
et de l'Un. La question est ici de savoir quel bilan le siècle
fait de la pensée dialectique. Dans l'issue victorieuse, l'élé-
ment moteur est-il l'antagonisme lui-même, ou le désir de
l'Un?
l'aimerais là-dessus évoquer un épisode à la fois célèbre
en son ternps, et fort oublié aujourd'hui, des révolutions
chinoises. Vers 1965 s'ouvre en Chine ce que la presse
locale, toujours inventive dans la désignation des conflits,
appelle « une grande lutte de classe dans le champ de la
philosophie ». Cette lutte oppose ceux qui pensent que
l'essence de la dialectique est la genèse de l'antagonisme,
et qu'elle se donne dans la formule «un se divise en
deux », et ceux qui estiment que l'essence de la dialectique
est la synthèse des termes contradictoires, et que la formule
juste est par conséquent « deux fusionnent en un ». Scolas-
tique apparente, vérité essentielle. Car il s'agit de l' identifi-
cation de la subjectivité révolutionnaire, de son désir
constituant. Est-ce le désir de la division, de la guerre, ou

91
LE SIÈCLE

bien est-ce le désir de la fusion, de l'unité, de la paix? En


Chine, à l'époque, sont en tout cas déclarés « de gauche»
ceux qui soutiennent la maxime « un se divise en deux », et
droitiers ceux qui prônent « deux fusionnent en un ». Pour-
quoi?
Si la maxime de la synthèse (deux fusionnent en un),
prise comme formule subjective, comme désir de l'Un, est
droitière, c'est qu'aux yeux des révolutionnaires chinois,
elle est tout à fait prématurée. Le sujet de cette rnaxime n'a
pas traversé le Deux jusqu'au bout, ne sait pas encore ce
que c'est que la guerre de classe intégralement victorieuse.
Il s'ensuit que l'Un dont il nourrit le désir n'est même pas
encore pensable, ce qui veut dire que, sous couvert de syn-
thèse, il en appelle à l'Un ancien. Cette interprétation de la
dialectique est donc restauratrice. Ne pas être conservateur,
être un activiste révolutionnaire au présent, c'est obligatoi-
rernent désirer la division. La question de la nouveauté est
immédiatement celle de la scission créatrice dans la singu-
larité de la situation.
La Révolution culturelle oppose en Chine, singulière-
ment pendant les années 1966 et 1967, dans une furie et
une confusion inimaginables, les tenants de l'une ou l'autre
version du schème dialectique. En vérité, il y a ceux qui,
derrière Mao, lequel est à l'époque pratiquement minori-
taire à la direction du Parti, pensent que l'État socialiste ne
doit pas être la fin policée et policière de la politique de
masse, mais au contraire une stin1ulation à son déchaîne-
ment, sous le signe de l'avancée vers le COn11TIUnisme réel.
Et ceux qui, derrière Liu Shaoqi et surtout Deng Xiaoping,
pensent que, la gestion économique étant l'aspect principal
des choses, les mobilisations populaires sont plus néfastes
que nécessaires. La jeunesse scolarisée sera le fer de lance

92
UN SE DIVISE EN DEUX

de la ligne maoïsante. Les cadres du Parti et un grand nom-


bre des cadres intellectuels s'y opposeront plus ou moins
ouvertement. Les paysans resteront dans l'expectative.
Enfin les ouvriers, force décisive, seront si déchirés en
organisations rivales qu'il faudra finalement, à partir de
1967-68, l'État risquant d'être emporté dans la tourmente,
faire intervenir l'armée 1. S'ouvre alors une longue période
d'affrontements bureaucratiques extrêmement complexes
et violents, qui n'excluent pas certaines irruptions populai-
res, et ce jusqu'à la mort de Mao (1976), qui est rapide-
ment suivie d'un coup thermidorien ramenant Deng au
pouvoir.
Cette tornade politique est, quant à ses enjeux, si nou-
velle, et en même temps si obscure, que nombre des
leçons qu'elle comporte sans aucun doute pour l'avenir des
politiques d'émancipation ne sont pas encore tirées, bien
qu'elle ait fourni une décisive inspiration au maoïsme fran-
çais entre 1967 et 1975, maoïsme français qui fut le seul
courant politique novateur et conséquent de l'après-Mai
68. Il est sûr en tout cas que la Révolution culturelle signe
la clôture de toute une séquence, celle dont 1'« objet»
central est le Parti et le concept politique majeur celui de
prolétariat.
Soit dit en passant, il est de mode aujourd'hui, chez les
restaurateurs de la servilité impériale et capitaliste, de

1. Comme s'agissant de la Révolution culturelle tout est oublié, ou


recouvert par le journalisme calomniateur, il faut en revenir à des sources
contemporaines de l'événement, mais aussi impartiales et pondérées. Un
livre qui permet de se faire une idée synthétique de la période initiale (la
seule qui contienne des enseignements universels) de ce que les Chinois
nomment alors la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (en bref, la
GRCP) est celui de Jean Esmein, La Révolution culturelle (Seuil, 1970).

93
LE SIÈCLE

qualifier cet épisode sans précédent de bestiale et sanglante


« lutte pour le pouvoir », Mao, minoritaire au bureau poli-
tique, tentant par tous les moyens de remonter la pente. On
répondra d'abord que qualifier un épisode politique de ce
type de « lutte pour le pouvoir» est enfoncer de façon ridi-
cule une porte largement ouverte. Les militants de la Révo-
lution culturelle n'ont cessé de citer Lénine déclarant
(peut-être n'est-ce pas ce qu'il a fait de rnieux, mais c'est
une autre question) qu'en définitive, «le problème est
celui du pouvoir ». La position menacée de Mao était un
enjeu explicite, et avait été indiquée officiellement par
Mao lui-même. Les « trouvailles» de nos interprètes sino-
logues 1 ne sont que des thèmes immanents et publics de la
quasi-guerre civile en cours en Chine entre 1965 et 1976,
guerre dont la séquence proprement révolutionnaire (au
sens de l'existence d'une pensée politique nouvelle) n'est
que le segment initial (1965-68). Au reste, depuis quand
nos philosophes politiques considèrent-ils comme une hor-
reur qu'un dirigeant menacé cherche à reprendre de
l'influence? N'est-ce pas ce qu'ils cornmentent à longueur
de journée comrne constituant l'essence délectable et
démocratique de la politique parlementaire? On dira

1. L'organisateur principal de la sinologie anti-maoïste, homme de


talent par ailleurs, est Simon Leys, dont en 1971, en pleine popularité intel-
lectuelle de la Révolution culturelle, l'essai, Les Habits neufs du président
Mao (Champ libre), fit figure de bombe iconoclaste. Que Simon Leys soit
honoré comme l'avant-garde courageuse de l'esprit renégat et contre-
révolutionnaire rend certes justice au courage d'opinion qui fut le sien, et
dont ses sectateurs, tous maoïstes repentis, ne firent jamais preuve ni
à l'époque, quand «tout le monde» était maoïste, et eux aussi, ni
aujourd'hui, quand ce même «tout le monde» n'est composé que de
repentis, ce qu'ils s'empressent d'être -, mais ne peut convaincre que ses
livres soient excellents. Que le lecteur s'y reporte, et juge.

94
UN SE DIVISE EN DEUX

ensuite que la signification et l'importance d'une lutte pour


le pouvoir se jugent à ses enjeux. Surtout quand les moyens
de cette lutte sont classiquement révolutionnaires, au sens
qui faisait dire à Mao que la révolution « n'est pas un dîner
de gala» : mobilisation sans précédent de millions de jeu-
nes et d'ouvriers, liberté d'expression et d'organisation
proprement inouïe, manifestations gigantesques, assem-
blées politiques dans tous les lieux d'étude ou de travail,
discussions schématiques et brutales, dénonciations publi-
ques, usage récurrent et anarchique de la violence, y
compris de la violence armée, etc. Or, qui peut aujourd'hui
soutenir que Deng Xiaoping, qualifié par les activistes de
la Révolution culturelle de « deuxième des plus hauts res-
ponsables qui, quoique du Parti, sont engagés dans la voie
capitaliste », n'était pas en effet sur une ligne de dévelop-
peInent et de construction sociale diamétralement opposée
à celle, collectiviste et novatrice, de Mao? N'a-t-on pas
vu, quand après la mort de Mao il s'est emparé du pouvoir
par un coup d'État bureaucratique, qu'il déployait en
Chine, pendant toutes les années 80, et jusqu'à sa mort, une
sorte de néo-capitalisme tout à fait sauvage, tout à fait cor-
rompu, et d'autant plus illégitime qu'il maintient par
ailleurs le despotisme du Parti ? Il y avait donc bien, sur
toutes les questions, et singulièrement les plus importantes
de toutes (rapports entre villes et campagnes, entre travail
intellectuel et travail manuel, entre le Parti et les masses,
etc.) ce que les Chinois appelaient dans leur langue savou-
reuse une « lutte entre les deux classes, les deux voies et
les deux lignes ».
Mais les violences, souvent extrêmes? Les centaines de
milliers de morts? Les persécutions, en particulier contre
les intellectuels? On en dira la même chose que de toutes

95
LE SIÈCLE

les violences qui ont nlarqué dans l' Histoire, jusqu'à


aujourd'hui, les tentatives un peu déployées de politique
libre, de subversion radicale de l'ordre éternel qui soumet
la société à la richesse et aux riches, à la puissance et aux
puissants, à la science et aux savants, au capital et à ses ser-
viteurs, et tient pour rien ce que les gens pensent, pour rien
l'intelligence collective ouvrière, pour rien, au vrai, toute
pensée qui n'est pas homogène à l'ordre où se perpétue
l'ignoble règle du profit. Le thènle de l'émancipation
totale, pratiqué au présent, dans l'enthousiasme du présent
absolu, est toujours situé au-delà du Bien et du Mal, parce
que, dans les circonstances de l'action, le seul Bien connu
est celui dont l'ordre établi fait le nom précieux de sa sub-
sistance. L'extrême violence est dès lors réciprocable à
l'extrême enthousiasme, puisqu'il s'agit en effet de trans-
val uer toutes les valeurs. La passion du réel est sans
morale. La morale, comme l'a vu Nietzsche, n'a guère le
statut que d'une généalogie. C'est un résidu du vieux
Inonde. Et par conséquent, le seuil de tolérance à ce qui, vu
de notre pacifique et vieil aujourd'hui, est le pire, est extrê-
mement élevé, quel que soit le camp auquel on appartient.
C'est évidemment ce qui fait que certains parlent
aujourd'hui de la «barbarie» du siècle. Il est cependant
tout à fait injuste d'isoler cette dimension de la passion du
réel. Même quand il s'agit de la persécution des intellec-
tuels, si désastreux qu'en soient et le spectacle et les effets,
il importe de rappeler que ce qui la rend possible est que ce
ne sont pas les privilèges du savoir qui commandent
l'accès politique au réel. Connne dès la Révolution fran-
çaise le disait Fouquier-Tinville jugeant et condamnant à
mort Lavoisier, créateur de la chimie Inoderne : « La Répu-
blique n'a pas besoin de savants. » Parole barbare s'il en

96
UN SE DIVISE EN DEUX

fut, tout à fait extrémiste et déraisonnable, mais qu'il faut


savoir entendre, au-delà d'elle-même, sous sa forme axio-
matique abrégée: «La République n'a pas besoin. » Ce
n'est pas du besoin, de l'intérêt, ou de son corrélat, le
savoir privilégié, que dérive la capture politique d'un frag-
ment de réel, mais de l'occurrence d'une pensée collecti-
visable, et d'elle seule. Ce qui peut se dire aussi: la
politique, quand elle existe, fonde son propre principe
quant au réel, et n'a donc besoin de rien, que d'elle-même.
Mais peut-être qu'aujourd'hui, toute tentative de sou-
mettre la pensée à l'épreuve du réel, politique ou non, est
tenue pour barbare? La passion du réel, fort refroidie, cède
(provisoirement?) la place à l'acceptation, tantôt jouis-
seuse, tantôt morne, de la réalité.

Il est vrai, et j'en ai, je crois, élucidé le ressort, que la


passion du réel s'accompagne d'une prolifération du sem-
blant, et qu'il faut donc toujours recommencer l'épuration,
la mise à nu du réel.
Ce que je voudrais souligner aujourd'hui, c'est qu'épu-
rer le réel veut dire l'extraire de la réalité qui l'enveloppe
et l'occulte. D'où le goût violent de la surface et de la
transparence. Le siècle tente de réagir contre la profondeur.
Il mène à bien une forte critique du fondement et de l'au-
delà, il promeut l'immédiat et la surface sensible. Il pro-
pose, dans la descendance de Nietzsche, d'abandonner les
« arrière-mondes », et de poser que le réel est identique à
l'apparaître. La pensée, précisément parce que ce qui
l'aninle n'est pas l'idéal mais le réel, doit saisir l'apparaître
comme apparaître, ou le réel comme événement pur de son
apparaître. Pour en venir là, il faut détruire toute épaisseur,
toute prétention substantielle, toute assertion de réalité.

97
LE SIÈCLE

C'est la réalité qui fait obstacle au découvrement du réel


comme surface pure. Là est la lutte contre le seInblant.
Mais comme le semblant-de-réalité adhère au réel, la des-
truction du semblant s'identifie à la destruction pure et
simple. À la fin de son épuration, le réel comme absence
totale de réalité est le rien. On appellera cette voie,
empruntée par d'innombrables tentatives dans le siècle,
tentatives politiques, artistiques, scientifiques, la voie du
nihilisme terroriste. Comme son animation subjective est la
passion du réel, ce n'est pas un consentement au rien, c'est
une création, et il convient d'y reconnaître un nihilisme
actif.
Où en sommes-nous aujourd'hui? La figure du nihi-
lisITle actif est tenue pour complètement obsolète. Toute
activité raisonnable est limitée, limitative, bornée par les
pesanteurs de la réalité. Ce qu'on peut faire de mieux, c'est
d'éviter le mal, et, pour ce faire, la voie la plus courte est
d'éviter tout contact avec le réel. Finalement, on retrouve
le rien, le rien-de-réel, et en ce sens on est toujours dans le
nihilisme. Mais comnle on a supprimé l'élément terroriste
-le désir d'épurer le réel -, le nihilisme est désactivé. Il est
devenu nihilisme passif, ou réactif, c'est-à-dire hostile à
toute action comIne à toute pensée.
L'autre voie que le siècle a esquissée, celle qui tente de
maintenir la passion du réel sans céder aux charmes
paroxystiques de la terreur, je l'ai nonlmée, vous le savez,
la voie soustractive: exhiber comme point réel non pas la
destruction de la réalité mais la différence mininlale. Épu-
rer la réalité, non pour l'anéantir dans sa surface, mais en la
soustrayant à son unité apparente pour y détecter la diffé-
rence minuscule, le terme évanouissant qui en est constitu-
tif. Ce qui a lieu diffère à peine du lieu où ça a lieu. C'est

98
UN SE DIVISE EN DEUX

dans le « à peine» qu'il Y a tout l'affect, dans cette excep-


tion irnmanente.
Dans les deux voies, la question-clef est celle du nou-
veau. Qu'est -ce que le nouveau ? La question obsède le
siècle, parce que, depuis son tout début, le siècle s'est
convoqué comme figure du commencement. Et d'abord
(re) COITlmencement de l'Homme: l'homme nouveau.
Ce syntagme a deux sens opposés.
Pour toute une série de penseurs, singulièrement dans
les parages de la pensée fasciste, et sans en excepter Hei-
degger, «l'homme nouveau» est pour part la restitution
d'un homme ancien, oblitéré, disparu, COrrOITlpu. L'épura-
tion est en réalité le processus, plus ou moins violent, de
retour d'une origine évanouie. Le nouveau est une pro-
duction d'authenticité. Finalement, la tâche du siècle est la
restitution (de l'origine) par la destruction (de l'inauthen-
tique).
Pour une autre série de penseurs, singulièrement dans
les parages du communisme marxisant, l'homme nouveau
est une réelle création, quelque chose qui n'a jamais existé,
parce qu'il surgit de la destruction des antagonismes histo-
riques. Il est au-delà des classes et de l'État.
L'homme nouveau est soit restitué, soit produit.
Dans le premier cas, la définition de l'homme nouveau
s'enracine dans des totalités mythiques comme la race, la
nation, la terre, le sang, le sol. L'homme nouveau est une
collection de prédicats (nordique, aryen, guerrier, etc.).
Dans le second cas, l'homme nouveau se décline au con-
traire contre tous les enveloppements et tous les prédicats,
en particulier contre la famille, la propriété, l'État-nation.
C'est le programme du livre d'Engels L'Origine de la
famille, de la propriété privée et de l'État. Marx soulignait

99
LE SIÈCLE

déjà que la singularité universelle du prolétariat, c'est de ne


porter aucun prédicat, de n'avoir rien, et en particulier de
n'avoir, au sens fort, aucune «patrie». Cette conception
anti-prédicative, négative et universelle de l'homme nou-
veau, traverse le siècle. Un point très important est l'hosti-
lité à la famille, comme noyau primordial de l'égoïsme, de
l'enracinement particulier, de la tradition et de l'origine. Le
cri de Gide: « Familles, je vous hais», participe de l' apolo-
gétique de l'homrne nouveau ainsi conçu.
Il est très frappant de voir que la famille est redevenue,
en cette fin de siècle, une valeur consensuelle et pratique-
ment taboue. Les jeunes adorent la famille, où ils séjour-
nent d'ailleurs de plus en plus vieux. Le parti des Verts
allemands, censé être contestataire (tout est relatif: il est
au gouvernement ... ), envisageait un moment de s'appeler
«parti de la famille». Même les homosexuels, porteurs
dans le siècle, comme on vient de le voir avec Gide, d'une
partie de la contestation, réclament aujourd'hui leur inser-
tion dans le cadre familial, l'héritage, la «citoyenneté ».
C'est dire où nous en sommes. L'homlne nouveau, dans le
présent réel du siècle, c'était d'abord, quand on était
progressiste, échapper à la famille, à la propriété, au des-
potisme étatique. Aujourd'hui, il semble que la « moderni-
sation », comme disent si volontiers nos maîtres, soit d'être
un bon petit père, une bonne petite mère, un bon petit fils,
de devenir un cadre performant, de s'enrichir autant qu'on
peut, et de jouer au citoyen responsable. La devise est
maintenant: « Argent, Famille, Élections. »
C'est que le siècle s'achève sur le thème de la nou-
veauté subjective impossible, et du confort de la répétition.
Cela a un nom catégoriel, qui est l'obsession. Le siècle
s'achève dans l'obsession sécuritaire, sous la maxime un

100
UN SE DIVISE EN DEUX

peu abjecte: c'est déjà pas mal d'être là où vous êtes, il y a


et il y a eu pire ailleurs. Alors que le vif de ces cent ans
s'était placé, depuis Freud, sous le signe de l'hystérie rava-
geuse : qu'avez-vous à nous rnontrer de nouveau? De quoi
êtes-vous le créateur?
C'est pourquoi il n'est pas rnauvais d'entrer aussi dans
le siècle par la psychanalyse.
5 mai 1999

7. Crise de sexe

PARLER de la psychanalyse? Encore? Tout est dit, et l'on


vient trop tard depuis qu'il Y a des psychanalystes et qu'ils
parlent. Aussi bien ma question est beaucoup plus indis-
tincte que celles que la philosophie a coutume d'adresser à
une psychanalyse constamment de mauvaise humeur.
Quand Mallarmé tente de penser le bilan du XIXe siècle,
entendons son bilan poétique, il propose la formule: « On
a touché au Vers. » l'essaie alors de savoir si, au xx e siècle,
on a touché au sexe. Je convoque la psychanalyse sur ce
point, je lui demande si elle témoigne de ce que, dans notre
siècle, on a pensé et transformé la sexualité humaine de
telle sorte que s'ouvre pour nous une autre promesse
d'existence. Je la somme de nous dire ce qui nous est arrivé
quant au sexe.
Je crois que sur ce point on doit partir de Freud. Il y a
quant aux rapports de la pensée et du sexe, quant à ce qu'il
faut bien appeler l'inéluctable sexuation du désir de penser,
une véritable inauguration freudienne, un courage personnel
fondateur de Freud. Nous lui appliquerons notre méthode
immanente. De quoi Freud se sent-il comptable quant à la
sexualité? Pense-t-il qu'il est l'agent d'une rupture dans le
réel du sexe, au-delà même de la transgression de quelques

103
LE SIÈCLE

tabous moraux ou religieux? A-t-il la conviction trem-


blante d'avoir touché au sexe, au sens où, après Hugo, on a
touché au vers ?
Pour instruire la question, je commenterai quatre textes
tirés des Cinq psychanalyses, textes qui se disposent
entre 1905 et 1918.
Le recueil titré Cinq psychanalyses est à mes yeux un
des livres majeurs du siècle. C'est un chef-d' œuvre à.
tous égards: invention, audace, brio littéraire, intelli-
gence confondante. On peut lire ces textes comme des
productions magistrales de l'esprit humain, des créations
dont l'évidence est magnifique, tout à fait indépendam-
ment de l'intérêt qu'on porte par ailleurs à la ratiocina-
tion psychanalytique. Il est du reste particulièrement
remarquable qu'en dépit de milliers de tentatives,
conduites par des gens de grand talent, aucun récit de
cas, aucune transmission d'un processus analytique sin-
gulier, n'ait jamais pu venir ne serait-ce qu'à la cheville
d'une des cinq études de Freud. Nous avons là, pourrait-
on dire, les cas définitifs, qu'il s'agisse de l'hystérie avec
Dora, de l'obsession avec l'homme aux rats, de la phobie
avec le petit Hans, de la paranoïa avec le président
Schreber ou des lisières de la névrose et de la psychose
avec l' homme aux loups. Ces cinq études sont, prélevées
sur le matériau généralement désolant des formations
inconscientes, d'inexplicables «acquisitions pour tou-
jours ». Porter à l'éternité les misérables cuisines du
caractère humain demandait une endurance et un génie
peu communs.
Il est donc vraiment légitime de demander comment,
dans les Cinq psychanalyses, Freud aborde la question
de sa propre audace en ce qui concerne le réel du sexe,

104
CRISE DE SEXE

ou la généalogie mentale de la sexualité, ou encore l' ins-


tauration, dont il est le premier sujet, d'un face-à-face
entre la pensée et le sexe qui non seulement ne prend pas
la forme de l'inquisition morale, mais encore examine la
puissance déterminante des avatars réels du sexe sur la
constitution de la pensée, plutôt que la plus ou moins
grande capacité de la pensée à rnaîtriser l'impulsion
sexuelle.

Commençons par un texte tiré de l ' avant-propos du cas


Dora, lequel est de 1905, comme la première révolution
russe, celle que les bolcheviques qualifieront rétrospective-
ment de « répétition générale» (de la révolution d'Octobre
17). Je cite les textes dans la traduction courante, sans
doute insuffisante aujourd'hui, de Marie Bonaparte et de
Rudolph Lœwenstein. Voici donc les aveux et précautions
défensives de Freud:

Dans cette observation, la seule que m'aient permise


les restrictions exigées par le secret professionnel et par
les circonstances défavorables, se discutent franchement
les rapports sexuels,. les organes et les fonctions sexuels
sont appelés par leur nom, et le lecteur pudique pourra
se convaincre, d'après mon exposé, que je n'ai pas
reculé devant la discussion, avec une jeune fille, de
pareils sujets en un tel langage. Faut-il donc aussi me
justifier de cette accusation? Je revendique tout simple-
ment les droits du gynécologue ou plutôt des droits
beaucoup plus modestes. Ce serait l'indice d'une
étrange et perverse lubricité de supposer que de sembla-
bles conversations fussent un bon moyen d'excitation et
d'assouvissements sexuels.

105
LE SIÈCLE

Ce texte, sur la question qui nous occupe, est vraiment


très dense. Freud y manifeste une conscience aiguë des
modifications qu'il introduit dans la question du sexe et
du sexuel. En même ternps, un souci défensif, de type
« social », sans doute combiné à des résistances incons-
cientes, le conduit à une dénégation inanalysée qui ne lui
aurait certes pas échappé s'il s'agissait d'un autre que lui.
C'est que, nous le savons par toutes sortes de signes, une
des grandeurs de Freud (comme du reste de Cantor, peut-
être la troisième source intellectuelle du xx e siècle, avec
Lénine et, précisément, Freud) est d'avoir dû œuvrer contre
lui-même, et donner au sexuel, en direction de ses effets de
pensée, une extension à laquelle il n'était nullernent pré-
paré, voire pour laquelle il n'avait qu'antipathie spontanée.
Tout de même que touchant à l'infini, et le destituant de
son lien sublime à l' Un, Cantor ébranlait ses propres
convictions théologiques.
Si nous progressons de l'explicite vers l'implicite, ou
des thèses conscientes vers les opérations inconscientes, le
texte de Freud nous dit quatre choses:
1. «Je ne fais que nommer le sexuel tel qu'il est, je
donne leurs noms aux choses du sexe, je parle franche-
ment. » Cette déclaration semble très simple, ou aller de
soi. Elle est en réalité fondamentale, dans les conditions du
temps. L'invention psychanalytique consiste certes à tenir
la pensée en face du sexuel comme tel. Mais l'important
est qu'il ne s'agit pas d'un simple rapport de savoir.
Comme Foucault n'a cessé de le proclamer, la volonté de
« savoir le sexe» n'a jamais fait défaut, liée qu'elle est
depuis toujours aux effets de pouvoir d'un contrôle des
corps, et singulièrement du lien des corps. La singularité de

106
CRISE DE SEXE

Freud, c'est que le face-à-face avec le sexuel n'est pas de


l'ordre du savoir, mais de l'ordre d'une nomination, d'une
intervention, de ce qu'il appelle une « discussion franche »,
qui précisément cherche à disjoindre les effets du sexuel de
toute appréhension purement cognitive, et par conséquent
de toute subordination au pouvoir de la norme. De ce point
de vue, l'attestation d'une «ontologie» du sexuel (le
sexuel tel qu'il est, « organes et fonctions») soutient bien
une émancipation du jugement. Peu à peu, et qu'elle le
veuille ou non, la psychanalyse accompagnera le dépéris-
sement des normes explicites par lesquelles s'organisait le
savoir de la sexualité. C'est qu'à la penser, en face-à-face,
comme l'in-su de toute pensée, elle donnait à la sexualité
un statut, et peut-on dire une noblesse, dont aucune des
normes antérieures ne pouvait s' accomnl0der.
Sur ce point, Freud est conscient de son originalité, de
son courage, et il assume le face-à-face pensée/sexualité
comme une véritable rupture.
2. « Je n'hésite pas à en discuter avec une jeune fille. »
La question de la féminité, de l'autonomie de la sexualité
féminine et de ses effets, est un des principaux bouleverse-
ments que la psychanalyse à la fois provoque, accompa-
gne, et finit par suivre d'un peu loin. Dans le cas de Dora, il
s'agissait du reste plus d'écouter (de prendre au pied de la
lettre) ce qu'une jeune fille avait à dire du sexe que d'en
« discuter» avec elle. Car la psychanalyse naissante, c'est
avant tout la décision d'entendre le dire hystérique, sans en
faire aussitôt une sorcellerie qui relève tantôt de l' anec-
dote, tantôt du bûcher. Et c'est bien à soutenir jusque dans
les arcanes d'un sexuel fondateur le labyrinthe éprouvant
de ce dire que Freud s'emploie, créant ainsi une région
nouvelle de la pensée. Que, s'agissant de cette pensée, il ne

107
LE SIÈCLE

faille pas en protéger les fen1rnes, bien au contraire, est


attesté par le nombre de psychanalystes femmes, et ce dès
l'aube de la discipline. Par quoi commence la longue his-
toire, dans le siècle, d'une rnétamorphose de la sexualité,
principalement entraînée par l'inclusion explicite, dans la
pensée, de sa dimension féminine, puis, un peu plus tard,
de ce que déploie de proprement créateur sa composante
homosexuelle. La psychanalyse n'est certes pas la seule à
avoir œuvré dans ce sens. Mais il suffit de lire le cas Dora,
justement, pour constater qu'en 1905 Freud n'était certes
pas à la traîne.
3. La fonnule par laquelle Freud déclare réclamer un
rôle plus modeste que celui du gynécologue nous fait
entrer dans la stratégie défensive. Le gynécologue, dont ce
n'est pas pour rien que l'État souhaite aujourd'hui sa dis-
parition, est celui qui maintient le motif d'un rapport pure-
ment objectif aux avatars du sexe. Dans l'abri de cette
objectivité, des millions de femmes ont trouvé de quoi
défendre secrètement certaines zones corporelles de leur
subjectivation. C'est à cela que l'économie moderne en a,
selon le raisonnernent imparable que voici: si c'est objec-
tif, la mesure en est le coût, et la spécialité est trop coû-
teuse. Allez voir votre généraliste. Si c'est subjectif, ça
n'existe pas, et en particulier ça ne doit rien coûter. Passez-
vous-en. Ou alors, c'est un luxe. Prenez l'avion pour
consulter à Los Angeles.
Telle est la loi de notre monde, que ce qui est objectif
doit aligner ses coûts sur le marché, et ce qui est subjectif
inexister autrement que comme luxe inabordable.
Quoi qu'il en soit, quand Freud réclame le rôle du gyné-
cologue, il dé-subjective fortement l'intrication de sa pen-
sée et du dire sexualisé de la jeune hystérique. Qu'entend-il

108
CRISE DE SEXE

par ailleurs par les droits « plus modestes» ? Que Dora ne


se déshabille pas? Freud le sait parfaitement: prendre la
sexualité du côté de son efficace dans la constitution d'un
sujet relève d'une nudité (transitoire) dont le déshabillage
médical n'approche pas.
On voit bien, à l'aube des transformations, Freud hésiter
quant à la version publique qu'il va en donner. S'agit-il de
prendre modèle sur l'objectivité médicale, laquelle depuis
toujours enregistre et le corps et le sexe? Ou s'agit-il d'une
subjectivation subversive, touchant au récit sexuel et à ses
effets, dont rien, ni la féminité telle que reçue, ni l' innom-
mable jouissance, ni surtout l'élucidation du désir de pen-
ser, ne pourra sortir indemne? Il n'est que trop clair qu'au
fil de cette hésitation, l'idéal de la science, et son tenant-
lieu le gynécologue, servent à colmater l'angoisse du
nouveau.
4. Aucun désir, nous garantit enfin Freud, ne circule
dans cette affaire, et il serait d'une « perverse lubricité» de
croire le contraire. Le paragraphe s'achève ainsi par une
dénégation qui pourrait servir de cas d'école. Car on sait
(et rien qu'à lire le cas, on le sait de source sûre) que préci-
sément le désir a circulé de façon intense entre la jeune
hystérique et son analyste, au point que Freud s'est littéra-
lement enfui, le « cas Dora» restant de ce fait, et c'est un
de ses charmes littéraires, largement indécidé. De sorte que
Freud a légué à ses disciples comme à lui-même un para-
digme de ce qui sera appelé le contre-transfert, par lequel
un analysant séducteur parvient à prendre barre sur le maî-
tre qui l'analyse.
Ce n'est pas un des moindres apports du siècle que d'avoir
enfin pensé, dans la foulée il est vrai du Banquet de Platon,
l'immense importance des opérations transférentielles et

109
LE SIÈCLE

contre-transférentielles dans tout ce qui concerne tant la


transmission des savoirs que l'agglutinement des groupes
humains autour de quelque fétiche obscur. Comme souvent
le Maître initial, Freud à la fois pratique cette percée pensante
dans les régions où la vérité se soutient d'une barre mise sur
le sexe, et recule quelque peu devant la nomination explicite
de sa pratique. Il n'en aura pas moins touché au trouble dési-
rant auquel s'expose quiconque veut élucider la prise d'une
vérité sur la singularité d' un sujet.

Que nous dit de nouveau sur le sexuel le cas du petit


Hans, texte de 1909? l'en prélève un fragment signifi-
catif:

Mais même le psychanalyste peut avouer le désir


d'une démonstration plus directe, obtenue par des che-
mins plus courts, de ces propositions fondamentales.
Serait-il donc impossible d'observer directement chez
l'enfant, dans toute leur fraîcheur vivante, ces impulsions
sexuelles et ces formations édifiées par le désir, que nous
défouissons chez l'adulte, avec tant de peine, de leurs
propres décombres, et dont nous pensons de plus qu'elles
sont le patrùnoine commun de tous les hommes et ne se
manifestent, chez les névropathes, que renforcées ou défi-
gurées?
C'est dans ce but que, depuis des années, j'incite mes
élèves et mes amis à recueillir des observations sur la vie
sexuelle des enfants, sur laquelle on ferme d'ordinaire
adroitement les yeux ou que l'on nie de propos délibéré.

Il s'agit cette fois de ce qui, en effet, a suscité et suscite


encore (voyez les déclarations parfois proprement in sen-

110
CRISE DE SEXE

sées auxquelles donnent lieu les pratiques pédophiles) les


résistances les plus violentes, soit l'affirmation qu'existe,
scène où se construit le futur d'un sujet, une vigoureuse
sexualité infantile. Cette sexualité, pour Freud, est en outre
si marquée par sa perversité polymorphe que toute idée que
le sexe est normé par la nature apparaît aussitôt comme
inconsistante. Freud a parfaiternent conscience de la capa-
cité de rupture de cette doctrine, et c'est bien pourquoi il
exhorte ses élèves à multiplier les observations directes,
afin de s'armer, dans les controverses, d'un vaste appa-
reillage empirique.
Je le redis, il n'est pas certain que le courage de Freud
soit aujourd'hui devenu inutile.
Le siècle a certes mis à mal une des thèses classiques
sur l'enfance, celle de Descartes par exemple, à savoir que
l'enfant n'était qu'une sorte d'intern1édiaire entre le
chien et l'adulte, intermédiaire qui, pour passer au rang
d'homme, devait être dressé et châtié sans la moindre hési-
tation. Nous en sommes aujourd'hui à la déclaration uni-
verselle des droits de l'enfant, et aux procès intentés,
notamn1ent en Scandinavie, et sur dénonciation des voi-
sins, aux quelques parents qui croient encore possible de
frapper leurs rejetons. Si l'on prend isolément cette muta-
tion, qui ne s'en réjouira? La défense de l'antique collège
anglais et de ses châtiments corporels est certainement hors
de saison. La question est toujours de savoir le prix qu'on
paie, en matière de définition de l'homme, pour toute
extension de ses droits. Car une égalité est réversible. Si
l'enfant a les droits de l'homme, cela peut vouloir dire que
l'enfant est un homme, mais cela peut aussi avoir pour
condition que l'homme accepte de n'être plus qu'un
enfant. Si de même les macaques et les truies ont des droits

1 Il
LE SIÈCLE

inaliénables, cela peut être un indice de pitié raffinée. Cela


peut aussi vouloir dire que nous sornmes tenus de ne pas
nous croire trop différents du singe ou du cochon.
C'est toute l'importance de la question soulevée notam-
ment par Rousseau: «Qu'est -ce que l'enfance? » Freud
répond que l'enfance est la scène de la constitution du sujet
dans et par le désir, dans et par l'exercice du plaisir lié à
des représentations d'objets. L'enfance fixe le cadre sexuel
à l'intérieur duquel toute notre pensée, désormais, doit se
tenir, si sublimées qu'en soient les opérations.
Ce qui encore de nos jours fait la dimension subversive
de cette thèse n'est pas qu'on lui objecte, bien au contraire,
l'animalité de l'enfant et la nécessité de son dressage.
L'obstacle est, a contrario, l'idée que l'enfant est un inno-
cent, un petit ange, le dépôt de toutes nos rêveries faisan-
dées, le petit réceptacle de toute l'eau de rose du monde.
C'est ce qu'on voit dans les appels répétés à la délation, à la
peine de mort et au lynchage immédiat, dès qu'il est ques-
tion d'un rapport sexuel avec un enfant. Dans ces appels
violents, devant quoi l'autorité publique a bien de la peine à
rester impavide, il n'est jamais question, ce qui s'appelle
jamais, de ce que Freud a mis en avant avec son courage
ordinaire: que l'enfance, au plus loin de toute «inno-
cence », est un âge d'or de l'expérimentation sexuelle sous
toutes ses forrnes.
Bien entendu, la loi doit dire qui est enfant et qui ne l'est
pas, à quel âge on dispose librement de son corps, et com-
ment on punit ceux qui transgressent ces dispositions léga-
les. Quant aux meurtres, comme toujours, ils doivent être
réprimés de la façon la plus juste et la plus sévère. Cela dit,
il est non seulement inutile, mais profondément réaction-
naire et nuisible, d'en appeler pour ce faire à des représen-

112
CRISE DE SEXE

tations archaïques de l'enfance, au moralisme mensonger


d'avant Freud, et d'oublier que de puissantes pulsions, une
curiosité sexuelle toujours en éveil, structurent n'importe
quelle enfance. Si bien qu'il est forcément délicat de mesu-
rer le degré de complicité d'un enfant avec ceux qui entre-
prennent de le séduire sexuellement, même si l'on pose, ce
qui est juste, que l'existence de cette complicité ne vaut pas
absolution pour l'adulte qui en profite.
Ajoutons que ceux qui organisent pétitions, délations,
sites Internet et lynchages incontrôlés à propos des pédo-
philes feraient bien d'examiner la structure pathogène, y
compris sexuellement, de la famille. L'écrasante majorité
des meurtres d'enfants sont commis, non par de louches
pédophiles célibataires, mais par les parents, et singulière-
ment par les mères. Et l'écrasante majorité des attouche-
ments sexuels sont incestueux, à l'initiative, cette fois, des
pères ou beaux-pères. Mais sur tout cela, motus et bouche
cousue. Mères meurtrières et pères incestueux, infiniment
plus répandus que les assassins pédophiles, ne figurent que
malaisément dans le tableau idyllique des familles où l'on
veut placer le rapport délicieux des parents citoyens et de
leurs angéliques petits.
Freud, lui, n'a accepté aucune entrave, qu'elles qu'aient
pu être ses propres réticences bourgeoises. Il a expliqué la
pensée humaine à partir de la sexualité infantile, et nous a
donné tous les moyens de comprendre ce qu'il Y a de fac-
tice, de névrosé, de désespérant, dans l'univers familial. Il
a aussi anticipé ce qui est aujourd'hui devenu clair: la res-
source créatrice que constitue l'homosexualité, latente ou
explicite, de tout sujet humain. Considérons par exemple
ce fragment de l'analyse du président Schreber, texte de
1911 :

113
LE SIÈCLE

Nous n'aurons, je pense, plus besoin de nous lever


contre l'hypothèse d'après laquelle un fantasme de désir
de nature féminine (homosexuel passif) aurait été la
cause occasionnelle de la maladie, fantasme ayant pris
pour objet la personne du médecin. Une vive résistance à
ce fantasme s'éleva en Schreber, émanant de l'ensemble
de sa personnalité, et la lutte défensive qui s'ensuivit -
lutte qui eût peut-être pu tout aussi bien revêtir une autre
forme adopta, pour des raisons inconnues de nous, la
forme d'un délire de persécution.

Freud soutient hardiment que l'homosexualité n'est


jamais qu'une des composantes de la sexualité générique.
Que pour un sujet l'objet du désir soit porté par l'autre sexe
n'a rien de naturel ou d'évident. C'est le résultat d'une
construction longue et aléatoire. On remarquera que ce qui
conduit au délire n'est nullement, dans le cas de Schreber,
la pulsion hornosexuelle, mais les conditions du conflit
dans lequel le sujet est entraîné par la répression de cette
pulsion. Le fantaslne de Schreber est un désir « féminin »,
non par sa pure forme passive, mais bien parce qu'il s'agit,
comme le montrent les métarnorphoses finales de ce fan-
tasme, de conquérir la place de la femme du Père (de deve-
nir l'objet sexuel de Dieu). En lui-nlême, ce fantasme ne
fait que témoigner de l'ambivalence universelle des pul-
sions, de leur versatilité quant à l'objet sur quoi elles se
fixent. Sa répression inconsciente n'est elle-même que
l'effet des règles sociales, des schèmes familiaux, de la loi
du père, etc. Elle n'a rien de naturel. Quant à l'issue psy-
chotique, si Freud en déplie avec virtuosité la logique, il
prend bien soin de dire que sa cause est purement et sim-

114
CRISE DE SEXE

plement inconnue. Autrement dit: le lien entre le fantasme


homosexuel et le délire, s'il est intelligible, n'en est pas
moins complètement contingent. Les forces libidinales
en jeu auraient pu s'agencer dans «une autre forme ».
L'homosexualité est donc assumée par Freud comme une
possibilité parmi d'autres, une ressource pour le chemine-
ment de la pulsion. Son universalité résulte de ce qu'il est
impossible d'isoler des figures pures du désir. Toute fixa-
tion d'objet est contaminée par son contraire, tout désir
contient celui d'être « à la place» de l'autre sexe.
Il y a une subversion du rapport entre universalité et res-
source du désir sexuel qui, dans le siècle, va sans doute
bien au-delà de ce que Freud envisageait, mais qu'il a su
annoncer avec la vigueur implacable du logicien des pul-
sions.
Il n'est donc pas étonnant que cet homme inflexible
quant aux exigences de la pensée se soit très vite rendu
compte du péril auquel les résistances de la « normalité»
exposaient son entreprise. C'est ce dont témoigne ce pas-
sage de l'hornme aux loups (1918) :

Dans la phase actuelle du combat qui fait rage


autour de la psychanalyse, la résistance contre ses
découvertes a, comme nous le savons, assumé une forme
nouvelle. On se contentait autrefois de nier la réalité des
faits avancés par la psychanalyse, et le meilleur moyen
pour cela semblait être d'éviter de les examiner. Ce pro-
cédé semble peu à peu avoir été abandonné; on recon-
naît les faits, mais les conséquences qui en découlent, on
les élude au moyen de réinterprétations, ce qui permet
de se défendre contre des nouveautés désagréables avec
tout autant d'efficacité. L'étude des névroses infantiles

1 15
LE SIÈCLE

démontre la totale insuffisance de ces tentatives de réin-


terprétation superficielle ou arbitraire. Elle fait voir le
rôle prépondérant joué dans la formation des névroses
par les forces libidinales que l'on désavoue si volon-
tiers, révèle l'absence de toute aspiration vers des buts
culturels lointains, dont l'enfant ne sait rien encore et
qui, par conséquent, ne peuvent rien signifier pour lui.

Freud analyse dans ce texte une deuxième vague de


résistance à la psychanalyse. Si, dans un premier temps, ce
qui a fait scandale était la confrontation de la pensée à
l'injonction sexuelle, maintenant on s'efforce de « spiritua-
liser» cette injonction, d'en faire un phénomène culturel.
On pense évidemment ici aux archétypes de Jung, par les-
quels l'élément sexuel se trouve d'emblée formalisé dans
la Culture. Freud dénonce cette sublimation culturelle
comme une résistance un peu plus subtile. Il faut absolu-
ment rester dans le face-à-face avec le sexuel, et reconsti-
tuer sans peur ni faux-fuyant la scène où jouent les « forces
libidinales ».
Freud voit donc fort bien, dès 1918, la manœuvre qui
n'a cessé depuis de se poursuivre, et qui consiste à ren-
voyer l'articulation du désir et de son objet à du sens pré-
constitué dans la culture, la mythologie, la religion. Cette
manœuvre consiste toujours à faire revenir du sens en lieu
et place de la vérité, à injecter du «culturel» dans la
libido. C'est la manœuvre herméneutique, et Freud a aussi-
tôt perçu qu'il y avait là une insidieuse négation de sa
découverte, qu'il fallait revenir, en somme, au sexe nu, à sa
radicale absence de sens.
Qu'il s'agisse aussi bien du conlbat contre la religion,
de la forme moderne de ce combat, la forme exigée par

116
CRISE DE SEXE

notre siècle, Freud, ce grand esprit rnatérialiste, le savait


aussi. Ce qui effraie la religion n'est pas l'importance du
sexe, bien au contraire. Les pères de l'Église en connais-
sent un bout sur le sexe, ses perversions, ses effets, et ils
sont les derniers à en sous-estimer l'importance. Non, ce
qui les effraie, c'est que le sexe puisse commander à une
conception de la vérité séparée du sens. Le terrible est que
le sexe soit rebelle à toute donation de sens, alors qu'il Y va
pour la religion de son existence, qu'elle puisse spirituali-
ser, et donc faire signifier, le rapport sexuel.
Freud a engagé le siècle, à propos du sexe, du sens et de
la vérité, dans une grande bataille, que Lacan présentait
comme une grande bataille entre religion et psychanalyse.
L'enjeu du conflit est de savoir si le sexe a du sens, ou,
pour parler comme Lacan, s'il existe quelque chose de rai-
sonnablement lié dans le sexe, quelque chose comme un
« rapport» sexuel ; ou si, au contraire, le destin subjectif
de la sexuation soumet le sujet à une vérité insensée, de ce
que, comme le dit encore Lacan, il n'y a pas de rapport
sexuel.
Pour le dire simplement: la fonction antireligieuse du
face-à-face pensée/sexe sous le signe de la vérité est qu'il
arrache le dire du sexe aux prétentions de la morale.
Cet arrachement signifie une révolution d'une telle
arnpleur qu'on peut douter que le siècle l'ait menée à bien.
Certes, il a extirpé le sexe des figures les plus apparentes
de la moralité. L'a-t-il pour autant dé-moralisé? La morale
peut se cacher sous l'hédonisme. L'impératif « Jouis! »,
aujourd'hui affiché par tous les magazines pour adoles-
centes, maintient et aggrave les structures que synthétisait
l'impératif «Ne jouis pas! ». La révolution freudienne, qui a
escorté dans le siècle le démêlé intime avec la structuration

Il 7
LE SIÈCLE

religieuse du sens, est aujourd'hui en suspens, confrontée


qu'elle est à de nouveaux modes de subjectivation sexuée,
où la forme apparente (hétéro- ou homo-sexuelle, féminine
ou masculine, active ou passive, névrosée ou dépressive, et
ainsi de suite) a moins d'importance que l'angoisse entraÎ-
née par la chose innommable que recouvre toute jouis-
sance, singulièrement toute jouissance obligatoire.
Comme on le sait au moins depuis le Bas-Empire
romain, quand la jouissance est ce dont toute vie veut
s'assurer et qu'elle vient à la place de l'impératif, ce dont
on finit inévitablement par jouir est l'atrocité. Voici venir
le temps de l'obscénité générale, des gladiateurs, des sup-
plices en temps réel, qui fera regretter jusqu'aux tueries
politiques du siècle mort.
C'est sans doute en ce point que le courage de Freud
nous inspire, qui a su exemplairement dresser la pensée, et
cabrer la logique, face à ce qui, ne se soutenant que de
l'innommable, n'en est pas rnoins un ingrédient inévitable
de notre vérité.
D'avoir su en venir au réel du sexe plutôt qu'à son sens
fait de Freud un des très grands héros de ce siècle, un de
ceux qui autorisent à dire qu'elles ne furent pas inutiles à
ce qu'il y a d'universel dans la pensée, ces années si sou-
vent dévouées à l'horrible et vaine indifférence des particu-
larismes.
10 novembre 1999

8. Anabase

COMMENT le siècle a-t-il conçu son propre mouvement, sa


trajectoire? Comme une remontée vers la provenance, une
dure construction de la nouveauté, une expérience exilée
du commencement. Un mot grec rassemble ces significa-
tions, et quelques autres: le mot «anabase ». L'Anabase
est en particulier le titre d'un récit de Xénophon qui
raconte l'histoire d'une troupe d'environ 10000 merce-
naires grecs embauchés par un des carnps dans une que-
relle dynastique en Perse.
Notons ce point: les Grecs étaient appréciés par les
« barbares» non pas tant pour leur civilisation raffinée que
pour leurs qualités militaires. Et quel était le noyau dur de la
force militaire grecque (puis macédonienne, puis romaine),
ce qui a fait sa supériorité sur les énormes conglomérats
guerriers rassemblés par les Perses ou les Égyptiens? La
discipline. Ce n'est pas pour rien que le règlement militaire
précise, dans son premier article, que « la discipline fait la
force principale des armées ». L'hégémonie conquérante de
ce qu'on convient d'appeler l'Occident repose, de manière
fondamentale, sur la discipline, qui est discipline de pensée,
force compacte de la certitude, patriotisme politique finale-
ment concentré dans la cohésion militaire. Et de même,

119
LE SIÈCLE

quand Lénine veut que règne dans le parti prolétaire une


«discipline de fer », c'est qu'il sait que les prolétaires,
démunis de tout, n'ont pas la moindre chance de l'emporter
s'ils ne s'imposent pas à eux-mêmes, comme conséquence
et figure matérielle de leur consistance politique, une inéga-
lable discipline d'organisation.
Toute anabase exige ainsi que la pensée accepte une dis-
cipline. Sans cette discipline, on ne peut «remonter la
pente », ce qui est un sens possible du mot «anabase ».
Xénophon et ses 10 000 cornpagnons vont en faire l' expé-
rience. Car à la bataille de Counaxa, leur employeur perse
est tué, et les mercenaires grecs se retrouvent seuls au cœur
d'un pays inconnu, sans appui local et sans destination pré-
établie. « Anabase » va nommer leur nlouvement vers « chez
eux », mouvement de gens égarés, hors lieu et hors la loi.
Relevons trois points quant à ce qui, d'emblée, caracté-
rise le mouvement nommé « anabase » :
a) Xénophon décrit l'écroulement de l'ordre qui donnait
sens à la présence collective des Grecs au cœur de la Perse.
Après Counaxa, les Grecs se trouvent brutalement dépour-
vus de toute raison d'être là où ils sont. Ils ne sont plus que
des étrangers dans un pays hostile. Il y a, à la racine de
l'anabase, une sorte de principe d'égarement.
b) Les Grecs ne peuvent compter que sur eux-mêmes,
sur leur volonté et leur discipline. Eux qui étaient là pour
un autre, dans une position d'obéissance et de service
rémunéré, se trouvent soudain livrés à leurs seules déci-
sions, et comme forcés d'inventer leur destin.
c) Il est impératif que les Grecs trouvent du nouveau.
Leur marche à travers la Perse, vers la mer, n'emprunte
aucun chemin préalable, ne correspond à aucune orienta-
tion antérieure. Elle ne pourra même pas être un simple

120
ANABASE

retour, puisqu'elle invente le chemin, sans savoir s'il est


réellement celui de retour. L'anabase est donc libre inven-
tion d'une errance qui aura été un retour, un retour qui,
avant l'errance, n'existait pas comme chemin-de-retour.
Une des scènes les plus connues de l'anabase est celle
où les Grecs escaladent une colline, et, apercevant enfin la
mer, s'écrient: 'fraÀaaaa, 'fraÀaaaa! «La mer! La
mer! » C'est que la mer, pour un Grec, est déjà un frag-
ment lisible de patrie. Voir la mer indique que l'errance
inventée trace probablement la courbe d'un retour. Un
retour inédit.
On voit pointer ce qui fait du mot « anabase » le possi-
ble support d'une méditation sur notre siècle. C'est qu'il
laisse indécidées, dans la trajectoire qu'il nomme, les parts
respectives de l'invention disciplinée et de l'errance hasar-
deuse, qu'il fait synthèse disjonctive de la volonté et de
l'égarement. Au demeurant, le mot grec atteste déjà cette
indécidabilité, puisque le verbe avapavELv (<< anabaser »,
en somme) veut dire à la fois « s'embarquer» et «reve-
nir ». Cet appariement sémantique convient sans aucun
doute à un siècle qui ne cesse de se demander s'il est une
fin ou un commencernent.
Et voici qu'en effet, à quarante ans d'écart, encadrant le
noyau dur du siècle, soit les années 30-40, deux poètes
écrivent sous ce même signifiant: «Anabase ». D'abord,
dans les années 20, Alexis Leger, dit Saint-John Perse.
Puis, au début des années 60, Paul Ancell, ou Antschel, dit
Paul Celan. C'est du contraste de ces deux anabases que
nous allons essayer d'extraire la conscience du siècle quant
à son mouvement, la précaire croyance où il fut d'être une
remontée vers un chez-soi proprement humain, l' anabase
d'une haute signification.

121
LE SIÈCLE

Ces deux poètes sont aussi différents qu'il est possible.


Permettez-moi de ponctuer cette différence, car il fait
sens pour le siècle d'avoir poétiquernent accueilli sous la
même «Anabase» des types d'existence aussi violem-
ment contrastés.

Alexis Saint-Leger Leger, dit Saint-John Perse, né en


1887, mort en 1975, est né à la Guadeloupe. C'est un
Antillais blanc, un homme de lignée coloniale, d'une
bonne famille de planteurs établis en Guadeloupe depuis
deux siècles. À ses propres yeux il naît dans un paradis,
le paradis que les colonies ont toujours été pour les
colons, quelle que soit leur bonne volonté progressiste.
Je sympathise, au sens étymologique, avec Saint-John
Perse, quand je songe à ma propre petite enfance au
Maroc, entre mes nourrices opulentes et voilées. Je me
souviens de Fatima, qu'on appelait du reste « Fatma» -
et de fil en aiguille, pour les colons, toute fernme arabe,
vu que les « indigènes» (autre catégorie cruciale de ce
genre de paradis) forment une espèce dont les individus
sont mal discernables, devenait «une fatma ». Et les
images de mon père, pourtant simple professeur de
mathématiques, que je voyais du haut de notre villa blan-
che sous le violet des bougainvilliers, revenant de la
chasse, avec chiens et serviteurs, croulant sous le gibier
abattu. Je ne m'étonne donc pas que pour le poète, cette
enfance soit une enfance éblouie. Il en tiendra le registre
dans son premier recueil, Éloges (1907-1911), dont une
des sections est titrée «Pour fêter une enfance ». Il y
pose une vraie question quant à la mémoire, une question
digne de Proust: « Qu'y avait-il alors, hormis l'enfance,
qu'il n'y a plus? » Nous savons qu'on peut répondre

122
ANABASE

aujourd'hui: l'obscène et plus que succulent nirvâna


colonial.
Alexis Leger quitte les îles en 1899. Il va se présenter au
concours des Affaires étrangères et devient diplomate. Il
fait la guerre de 14 dans les ministères, part en Chine
comme attaché d'ambassade, voyage en Asie centrale,
comme on l'imagine en lisant Anabase, qui est de 1924. À
partir du milieu des années 20, il est l'exemple même du
haut fonctionnaire. Pendant presque vingt ans il ne publie
plus de poèmes. Il sera (poste suprême) secrétaire général
du Quai d'Orsay de 1933 à 1939. En 1940 il s'exile aux
États-Unis, est déchu de la nationalité française par Pétain.
Ses amitiés américaines lui permettent de devenir directeur
de la bibliothèque du Congrès. C'est un Américain d'adop-
tion, éloigné aussi de la France par sa franche antipathie
pour de Gaulle. Il inscrit sa situation dans son poème sans
doute le plus personnel, Exil, puis célèbre l'épopée des
vastes plaines de l'Ouest dans Vents. Il voyage, il écrit à
nouveau, cette fois un cantique à l'amour, Amers. Il reçoit
le prix Nobel.
Saint-John Perse, au fond, occupe à partir des années 50
le poste laissé libre par Valéry, celui de poète officiel de la
République. C'est un homme comblé, enfance paradisia-
que, haute carrière dans l'État, noble exil, amours sereines,
distinctions majeures. Aucune des violences du siècle ne
semble pouvoir l'atteindre. En ce sens, continuant et conso-
lidant la figure claudélienne du poète-diplomate, avec un
côté mandarin chinois U' écris des stances sur l'exil et
l'impermanence des choses humaines, mais je ne laisse
ignorer à personne que je suis sous-secrétaire de l' empe-
reur), Saint-John Perse fixe une figure qui, en plein xxe siè-
cle, perpétue les données du XIX e • Il est vraiment un homme

123
LE SIÈCLE

de la Troisième République, un homme de l'époque de


l'impérialisme tranquille et de l'État bonhomme, un homme
de la société de classe civilisée et replète, endormie sur sa
puissance, et dont le genre littéraire dominant est le discours
de distribution des prix. Il suffit de lire le discours de récep-
tion pour le Nobel de Saint-John Perse pour sentir sa farni-
liar'ité avec cet exercice, et cornme il peut rivaliser avec
Valéry (un maître reconnu des cérémonies lycéennes et aca-
démiques) dans le rnaniement élégant, et finalement, ce qui
n'es t pas facile, satisfaisant pour l'oreille, des généralités
pornpeuses.
Qu'est-ce qu'un homme de ce genre peut bien retenir
du siècle et de sa passion du réel ? Pourquoi faire appel à
lui? Eh bien, parce que justement, du fond de son fauteuil
doré d'une république finissante, Saint-John Perse a par-
faitement perçu, comme on fait d'une rumeur lointaine
dont on ignore ou dont on méprise la cause, que le siècle
avait une dimension épique. Et peut-être même sa hau-
taine distance, son désengagement secret, d'autant plus
radicaux qu'il occupait un poste-clef de l'État, lui ont-ils
permis de mieux saisir que d'autres que cette épopée était
dans son essence une épopée pour rien. La synthèse dis-
jonctive que porte la poésie de Saint-John Perse est celle
de la vacance spirituelle et de l'affirmation épique.
L'image du siècle qu'il promeut, sans jarnais en parler
directement, est conforme à un impératif qui est bien de ce
temps et qui peut se dire: Que ta force soit nihiliste, mais
que ta forme soit l'épopée. Saint-John Perse va louer ce
qu'il y a dans l'exacte mesure où cela est, sans tenter de le
raccorder à aucun sens. Son anabase est le pur mouvement
de l'épopée, mais sur fond d'indifférence. Le poème pense
le lien très profond qui a existé, dans le siècle, entre vio-

124
ANABASE

lence et absence. Lisons, qui illustre ce lien, la sec-


tion VIII d' Anabase :

Lois sur la vente des juments. Lois errantes.


Et nous-mêmes. (Couleur d'hommes.)
Nos compagnons ces hautes trombes en voyage,
clepsydres en marche sur la terre,
et les averses solennelles, d'une substance merveilleuse,
tissées de poudres et d'insectes, qui poursuivaient nos
peuples dans les sables comme l'impôt de capitation.
(À la mesure de nos cœurs fut tant d'absence
consommée! )

Non que l'étape fût stérile: au pas des bêtes sans


alliances (nos chevaux purs aux yeux d'aînés),
beaucoup de choses entreprises sur les ténèbres de
l'esprit - grandes histoires séleucides au sifflement
des frondes et la terre livrée aux explications ...

Autre chose: ces ombres les prévarications du ciel


contre la terre ...
Cavaliers au travers de telles familles humaines, où les
haines paifois chantaient comme des mésanges,
lèverons-nous le fouet sur les mots hongres du
bonheur? - Homme, pèse ton poids calculé
en froment. Un pays-ci n'est point le mien. Que m'a
donné le monde que ce mouvement d'herbes ? ..

Jusqu'au lieu-dit de l'Arbre sec:


et l'éclair famélique m'assigne ces provinces en Ouest.
Mais au-delà sont les plus grands loisirs,
et dans un grand
pays d'herbages sans mémoire, l'année sans liens et sans
anniversaires, assaisonnée d'aurores et de feux.
(Sacrifice au matin d'un cœur de mouton noir.)

125
LE SIÈCLE

Chemins de monde, l'un vous suit. Autorité sur tous les


signes de la terre.
Ô Voyageur dans le vent jaune, goût de l'âme J••• et la
graine, dis-tu, du cocculus indien, possède, qu'on la
broie J des vertus enivrantes.

Un grand principe de violence commandait à nos mœurs.

Avec Paul Celan - Paul Ancell, 1920-1970 -, c'est à


l'inverse le réel le plus cru du siècle qui fait irruption.
Aucune dynastie, aucune aisance officielle, ne vient en
protéger le sujet. Il est né à Cernovic en Roumanie dans la
province de Bucovine. Remarquons qu'il naît à peu près
quand le diplomate Saint -John Perse, âgé de trente-trois
ans, est occupé à écrire Anabase. Il est d'une famille juive.
Son enfance le plonge dans une multiplicité langagière,
allemand, yiddish, roumain. Il étudie la médecine en
France en 1938-1939. En 1940, la Bucovine est annexée par
l'URSS, suite au pacte germano-soviétique. Celan étudie
alors le russe. Il restera toute sa vie un traducteur, et un de
ses recueils est dédié à Mandelstam. En 1941, suite à
l'offensive nazie, les Russes reculent. Il y a création d'un
ghetto, déportation des parents. Le père mourra du typhus
et la mère sera exécutée. Celan est placé dans un camp de
travail forcé pour jeunes en 1942. En 1944, la région est
libérée par les Soviétiques. Celan reprend des études
d'anglais. Entre 1945 et 1947, il traduit en particulier des
nouvelles de Tchekhov du russe en roumain. Il écrit ses
premiers poèmes et adopte son pseudonyme de Celan. En
1948, il part pour Paris où il fera des études d'allemand.
On voit se constituer son image nornadique. Il donne plu-
sieurs lectures de poèmes en Allemagne, lectures auxquel-
les il tiendra toujours beaucoup. En 1958, il est nommé

126
ANABASE

lecteur d'allemand à l'École normale supérieure (avant la


guerre, Samuel Beckett y avait été lecteur d'anglais). Le
cœur de l' œuvre est constitué par les poèmes du début des
années 60. C'est en 1967 que se situe un épisode fameux,
la rencontre avec Heidegger, qui a donné lieu à de multi-
ples interprétations, et aussi à un poème, très énigmatique,
de Celan lui-même'. Trois ans plus tard, Paul Celan se
suicide. Une partie non négligeable de son œuvre est
composée de recueils posthumes.
Si l'on a en vue ce que j'ai appelé le «petit siècle »,
celui qui est antérieur à la Restauration des vingt dernières
années, il est légitime de tenir Celan pour le poète qui clôt
le siècle.
Je n'ai jamais vu que journalisme à sensation dans le
motif, cent fois répété, d'une impuissance radicale de la
philosophie à se mesurer aux crimes du siècle. Elle a porté
cette question, la philosophie, aussi bien, et aussi mal, que
toutes les autres procédures de pensée. Mieux en tout cas
que tous ceux qui lui font cette objection. Je n'ai jamais
pensé non plus qu'il Y ait le moindre sens à dire, comme
Adorno feint d'en faire la supposition, qu'il est devenu
impossible, après Auschwitz, d'écrire un poème. Il n'y a
donc pour moi nul paradoxe à ce que Celan, pour qui Aus-
chwitz est une question particulièrement intense, une sorte
de feu noir, un référent à la fois universel et sombrement
intime, n'ait cessé d'inventer - et, suprême défi, de

1. En ce qui concerne la rencontre de Heidegger et de Celan, et plus


généralement la place qu'il convient de faire à Celan dans les questions de
la philosophie aujourd'hui, on se reportera à l'indispensable livre de Phi-
lippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience (Christian Bourgois,
1986).

127
LE SIÈCLE

contraindre à cette invention la langue allemande, celle des


meurtriers - une poésie capable précisément de prendre la
mesure de ce qui est arrivé aux hommes dans les années
30 et 40. Témoin-poète de ces années, Celan clôt la
période, ouverte par Trakl, Pessoa et Mandelstam, où la
poésie est en charge de nommer le siècle. Après Celan, il y
a encore bien des poèmes l, mais il n'y a plus de poèmes du
siècle. Le siècle, pensé comme nléditation sur lui-même,
est poétiquement achevé.
Le poème Anabase de Celan fait partie du recueil Die
Nienzandsrose, «La Rose de personne », paru en 1963,
quarante ans après le poènle Le Siècle de Mandelstam,
poète aimé entre tous de Celan. Quarante ans aussi après
l'Anabase de Saint-John Perse.
Voici comment Celan phrase son anabase. Je le cite
dans la traduction de Martine Broda:

Écrite étroite entre des murs


Impraticable-vraie,
cette
montée et retour
dans l'avenir clair-cœur.

Là-bas.

1. Il faut toutefois mentionner, qui perturbe cette clôture, le cas


d'Aïgui, le poète tchouvache de langue russe (et tchouvache), dont on peut
soutenir que, apparenté dans les formes au seul Celan, relevant d'une tout
autre expérience, il s'inclut dans ce qui, du siècle, fait bilan en pensée des
pouvoirs de la langue. Antoine Vitez, qui connaissait avant tout le monde
tous les grands poètes de la terre, aimait appeler Aïgui « le Mallarmé de la
Volga ». À titre d'introduction, on lira Aïgui, par Léon Robel, dans la
fameuse collection « Poètes d'aujourd'hui» (Seghers, 1993).

128
ANABASE

Môles
de syllabes, couleur
mer, loin
dans le non-navigué.

Puis:
espalier de bouées,
bouées-chagrin,
avec,
beaux comme secondes, bondissants,
les reflets du souffle -- : sons
de la cloche lumineuse (dum-
dun-, UlZ-
unde suspirat
cor),
répétés, rédimés,
nôtres.

Du visible, de l'audible, le
mot-tente
qui se libère:

Ensemble.

Entre les deux poètes, entre les deux anabases, il n'y a


pas seulement une différence de style. C'est la conception
de ce qui est poétique qui n'est pas la même. Disons
qu'une certaine figure de l'éloquence est ici résiliée.
l'appelle « éloquence» la conviction que la langue dispose
de ressources et de cadences qu'il s'agit d'exploiter. Si le
poème de Celan n'est pas éloquent, c'est qu'il expose une
incertitude quant à la langue elle-même, au point de ne la
présenter que dans sa coupe, dans sa couture, dans sa réfec-
tion risquée, et pratiquement jamais dans la gloire et le par-
tage de sa ressource. Il est vrai que, pour Celan, les

129
LE SIÈCLE

années 40 ont rendu, non pas du tout la poésie impossible,


mais l'éloquence obscène. Il faut donc proposer une poésie
sans éloquence, parce que la vérité du siècle est langagière-
rnent impraticable si on prétend la dire dans les figures et
les ornernentations dont un Saint -1 ohn Perse fait encore
largernent usage.
L'anabase, dit Celan, porte de 1'« impraticable-vrai ».
Voilà encore une forte synthèse disjonctive. Le poème
doit installer le vrai du temps dans l'impraticable de la
langue héritée. C'est dire à quel forçage on est astreint,
alors que Saint-John Perse installe son poème dans une
aisance-vraie que symbolise l'arche rythmique, l'évidence
colorée des images. Le même mot, «anabase », est en
charge de deux orientations presque opposées quant aux
chances et aux devoirs de la poésie. La question inté-
ressante est alors: Pourquoi, cependant, ce même mot?
Que signifie, comme signe poétique du siècle, une ana-
base?
L'écart est un peu celui qui sépare le xx e nu et cruel de
ce qui, dans le xx e , continue le XIX e , continue un rêve impé-
rial dont l'horreur est lointaine et discrète, cependant que
sa force paradisiaque et voyageuse est omniprésente. Parti
pour l'anabase au sens de Saint-John Perse, le siècle a buté
sur une telle noirceur réelle qu'il a dû changer la direction
du rnouvement en même tenlps que la résonance des mots
pour le dire.
C'est donc bien dans l'hétérogénéité initiale entre le
comble de la rhétorique héritière (un peu comme Hugo) et
la poésie la moins autorisée qui soit (un peu comme
Nerval) qu'il nous faut construire l'éventuelle univocité
de l'anabase comme signifiant-clef de la trajectoire du
siècle.

130
ANABASE

Je procéderai par prélèvements thématiques. Dans le


texte de Saint-John Perse d'abord, je propose, en résonance
avec notre pensée du siècle, des notations sur le sujet, sur
l'absence, et sur le bonheur.
1. Tout texte poétique ou narratif pose une question sur
le sujet. Cette question est: Qui parle? C'est à Natacha
Michel que nous devons une entière logique du «qui
parle », par elle investie dans une théorie toute nouvelle de
l'incipit romanesque l . Dans le poème de Perse, nous trou-
vons, en réponse à cette question, une quasi-équivalence
entre un «je» et un « nous ». En vérité, cette équivalence
est établie dès le tout début d'Anabase (rappelons que nous
ne lisons ici que la section VIII), début où nous trouvons,
dans le même mouvement, des énoncés comme «j'augure
bien du sol où j'ai fondé ma loi » et « nos armes au matin
sont belles, et la mer ». Cette équivalence des premières
personnes, inscrite naturellement dans le vocatif du poème,
nous verrons qu'elle a perdu chez Celan toute évidence,
voire toute capacité à être reconstruite. Dans l' Anabase de
Perse, la fraternité, par laquelle le «je» se fait réciprocable
au « nous », est une condition de l'aventure, sa substance
subjective. Dans l'anabase de Celan, ce qu'il importe de
faire advenir, dans un tremblement incertain, est le mot:
«ensemble », qui n'est donc jamais une condition, tou-
jours un résultat difficile.
On nommera raisonnablement « axiome de fraternité»
la conviction que toute entreprise collective suppose
l'identification d'un «je» comme «nous », ou encore

1. La doctrine de Natacha Michel est résumée dans un petit livre


essentiel, titré L'Écrivain pensif (Verdier, 1998).

131
LE SIÈCLE

l'intériorisation, dans l'action, d'un « nous» comn1e subs-


tance exaltante du «je ». Dans Anabase, Perse crée une
fraternité voyageuse, il peut faire valoir l'identité poétique
d'un «nous-mêmes (Couleur d'hon1ffies)>> et d'un
« l'éclair farnélique rn'assigne ces provinces en Ouest ». Il
peut circuler librement entre l'exclamation « À la mesure
de nos cœurs fut tant d'absence consommée ! » et l' interro-
gation «Que m'a donné le monde que ce mouvement
d'herbes? ». «Fraternité» désigne l'équivalence en sujet
du singulier et du pluriel. Et il est sûr que le siècle, avant de
s'échouer sur l'individualisme concurrentiel, a désiré plus
que tout la fraternité.
Ce que Saint-John Perse met en scène dans la fiction
poétique est que l' axiorne de fraternité ne vaut que pour
une réelle aventure, pour une équipée historique qui crée
son sujet, précisément comme sujet fraternel, comme adve-
nue d'une pluralisation du «je» et d'une singularisation
du « nous ». C'est pourquoi Anabase raconte une chevau-
chée conquérante sur des hauts plateaux de légende.
Mais du coup, la fraternité devient une notion plus
complexe. Quel est le protocole de délimitation du
« nous » ? La chevauchée dans cette Mongolie imaginaire
doit évidemment traverser l'adversité, inventer son
ennemi. Le «je» ne s'élargit en « nous» qu'aux abords
de la guerre, et c'est pourquoi le voyage ne peut suffire.
L'éloge du « voyageur dans le vent jaune» ne prend sens
que dans la formule qui clôt notre texte: «Un grand
principe de violence commandait à nos mœurs. » La vio-
lence est l'horizon requis de l'errance. Pour que celle-ci
compose l'équivalent de «grandes histoires séleucides »,
il faut en venir au «sifflernent des frondes ». Mieux
encore: le principe de connaissance et de litige (<< la terre

132
ANA BASE

livrée aux explications ») ne vaut qu'accompagné de


l'éloge de l' hostilité (<< les haines parfois chantaient
comme des mésanges»). Tout de même que les « chemins
du monde» et les « pays d'herbages sans mémoire », indi-
ces de la plus totale liberté, ne vont qu'avec une sorte de
despotisme grandiose (<< autorité sur tous les signes de la
terre »). Que l'atrocité elle-même ne soit qu'une des
ressources du voyage, un épisode obligé de l'anabase,
nombre d' irnages du poènle, ailleurs, y insistent, par
exemple: «Et la lessive part, comme un prêtre mis en
pièces ».
Fraternité comme équivalence du «je» et du « nous »,
violence inhérente au voyage, errance réciprocable au
commandement: tels sont les motifs du siècle qu'agence
l'anabase.
2. Tout cela se double d'une interrogation sur la finalité,
d'un doute sur le sens, pour tout dire d'une sorte de nihi-
lisme qui tente d'être serein. Qu'il y ait dans ces aventures
une conscience vacante, c'est ce qui est explicite: «À la
mesure de nos cœurs fut tant d'absence consommée! » La
destination de l'anabase n'est qu'une sorte de fiction néga-
tive. On vise un lieu où les signes de l'espace et ceux du
temps sont abolis, d'un côté un «grand pays d'herbages
sans mémoire», de l'autre une année « sans liens et sans
an ni versaires ».
C'est ce nihilisme qui fait communiquer la poésie solen-
nelle de Perse et la conscience que le siècle a de lui-même
comme pur mouvement violent, dont l'issue est incertaine.
Le sujet se représente comme une errance, et représente
cette errance comme valant pour elle-même. Que, comme
le dit Perse, l'errance nomadique soit principe du cœur de
l' homme dans son absence même est une bonne métaphore

133
LE SIÈCLE

géographique et voyageuse d'une époque qui se fait gloire


d'être sans sécurité.
Il faut comprendre pourquoi, au cœur du siècle, la répé-
tition des déceptions n'entame aucunernent la puissance de
réquisition du mouvement. Et nous avons du mal à le
comprendre, parce qu'aujourd'hui tout le monde souscrit
une assurance coûteuse contre toute déception, même celle
de quelques gouttes de pluie dans le temps des vacances
d'été. C'est que les militants du siècle, qu'ils soient de la
politique ou de l'art, ou de la science, ou de quelque pas-
sion que ce soit, pensent que l' hOITlme s'accomplit, non
comme plénitude, ou résultat, mais COlnme absence à soi-
même, dans l'arrachement à ce qu'il est, et que c'est cet
arrachernent qui est au principe de toute grandeur aventu-
rière. Si Perse est du siècle, c'est qu'il poétise le lien entre
l'obligation de la grandeur et la vacuité de l'errance.
Le xx e n'est pas un siècle programmatique comme l'a
été le XIX e • Ce n'est pas un siècle de la promesse. On y
accepte d'avance qu'une promesse ne soit pas tenue, qu'un
programme ne soit nullement exécuté, parce que seul le
mOUVeITlent est source de grandeur. Saint-John Perse
trouve les nobles figures de cette remise du cœur de
l'hoITlme à la valeur victorieuse du déni de ce qui est, il ins-
titue la valeur poétique de l'absence à soi, indépendam-
ment de toute destination. Il s'agit de conquérir la dé-
liaison, la fin des liens, l'absence à soi du délié.
C'est dans cette direction que le siècle a été plus profon-
dément marxiste qu'il ne l'imaginait, d'un Marx apparenté
à Nietzsche, le Marx qui annonce dans le Manifeste la fin
de toutes les vieilles coutumes, c'est-à-dire la fin des vieux
liens d'allégeance et de stabilité. La redoutable force du
Capital, c'est qu'il dissout les contrats les plus sacrés, les

134
ANABASE

alliances les plus immémoriales, dans « les eaux glacées du


calcul égoïste ». Le Capital prononce la fin d'une civilisa-
tion fondée sur le lien. Et il est vrai que le xx e cherche, au-
delà de la force seulement négative du Capital, un ordre
sans lien, une puissance collective déliée, pour restituer
l'hunlanité à sa véritable puissance créatrice. D'où les maî-
tres mots, qui sont ceux de Perse: violence, absence,
errance.
Par de savantes expressions pri vati ves, le poète capture
ce vœu nihiliste, mais créateur, d'un ordre purement voya-
geur, d'une fraternité sans destination, d'un mouvement
pur. Ainsi les « bêtes sans alliances », ou les « prévarica-
tions du ciel contre la terre ». Les seuls compagnons de
l' homme de la grandeur sont «les hautes trombes en
voyage ». Tout ce désir est récapitulé dans l' oxymore
admirable des « lois errantes ».
3. Et enfin, particulièrement obscure aujourd'hui, vient
l'assertion de la supériorité de la grandeur nomade sur le
bonheur, poussée jusqu'à un doute sur la valeur même du
bonheur. L'expression «les mots hongres du bonheur»
(rappelons qp' un hongreur est un spécialiste de la castra-
tion des chevaux) semble indiquer que, pour l'homme de
l'anabase, et jusque dans la langue, l'obsession du bonheur
est une mutilation. Et c'est pourquoi, contre les mots du
bonheur, le poète demande qu'on « lève le fouet ». Pour
nous, hédonistes fatigués de cette fin de siècle d'où toute
grandeur veut s'absenter, c'est là un propos provocateur.
Le nihilisme actif, violent, voire terroriste, du siècle, qui
se fait entendre jusque dans la haute poésie de notre
ambassadeur, est plus proche de Kant que ne l'est le dou-
blet contemporain de la satisfaction et de la charité. Car il
pose que le désir de bonheur est ce qui interdit la grandeur.

135
LE SIÈCLE

Et qu'en somme, pour entreprendre l'aventure nomade tis-


sée «d'aurores et de feux », pour éclaircir un peu «les
ténèbres de l'esprit », il faut savoir se contenter d'un
«mouvement d'herbes» et méditer sur l'absence. Peut-
être consentira-t-on, le soir, à saisir l'ivresse illégitime que
procure « la graine du cocculus indien ».

Où en somrnes-nous de l' anabase quarante ans plus


tard ? Que nous dit, après le nazisme et la guerre, Paul
Celan?
À la question : Qui parle ?, le poème répond : Personne.
Il n'y a qu'une voix, une parole anonyme captée par le
poème. Presque au même moment, Beckett, dans Compa-
gnie, commence par: « Une voix, dans le noir. » Perse fai-
sait s'équivaloir le «je» et le « nous », mais dans le poème
de Celan, comme dans la prose de Beckett, il n'y a plus ni
«je» ni « nous », il y a une voix qui tente de tracer une
voie. Dans les lignes brèves, presque silencieuses, du
poème, au plus loin de l'ample verset de Perse, cette voix
qui est le tracé d'une voie va nous murmurer ce que c'est
que l'anabase, la « montée et retour », traduction tout à fait
exacte du verbe ava~avELv. Elle le fait au tout début du
poème par trois connexions fragiles et presque impro-
bables: «écrite étroite », «impraticable-vraie », «dans
l'avenir clair-cœur ».
Ce qui est ainsi murmuré est la possibilité d'un chemin,
le chemin d'une éclaircie sensible (<< clair-cœur»). Pour
Saint-John Perse, le chemin est l'ouvert de l'espace, c'est,
comme il le dit au début d'Anabase, « à nos chevaux livrés
la terre sans amandes ». Il n'y a pas de problème du che-
min. Celan au contraire se demande: Y a-t-il un chemin?
Et il répond que sans doute oui, il y a un chemin, « étroit

136
ANA BASE

entre des murs », mais que, si vrai soit-il, et pour autant


que vrai, il est impraticable.
Nous sommes sur l'autre versant du siècle. Le nihilisme
épique, dans sa figure nazie, n'a créé qu'un abattoir. Il est
désormais impossible d'être naturellement dans l'élément
épique, comme si de rien n'était. Or, s'il n'yen a pas
d'interprétation épique immédiate, qu ' est-ce que l'ana-
base? Comment pratiquer la « montée et retour» ?
Celan fait sur ce point jouer la dimension maritime, le
« La mer ! La mer ! » des Grecs. L' anabase commence par
un appel maritime. Dans certains ports existent des balises
qui émettent des sons quand la mer descend. Les sons de
ces balises, les « sons de la cloche lumineuse », les sons
tristes des « bouées-chagrin », composent un moment por-
tuaire d'appel, de signal. C'est, pour l'anabase, le moment
du péril et de la beauté.
La signification de cette image est que l'anabase
requiert l'autre, la voix de l'autre. Assumant l'appel, son
énigme, Celan rompt avec le thème de l'errance vide et
autosuffisante. Il faut que quelque chose soit rencontré.
Les images maritimes fonctionnent comme indices de
l'altérité. Disons qu'au thème de la fraternité est substitué
celui de l'altérité. Là où valait la violence fraternelle, vient
la différence minimale du souffle de l'autre, l'appel de la
bouée, le «dum- dun- un- », qui évoque un motet de
Mozart (<< unde suspirat cor») comme pour prouver que la
pauvreté infime de l'appel est porteuse de la plus haute
signification.
Tout est construit pour en venir, dans et par les sons
«répétés, rédimés » d'un appel, à ce « nôtres » qui n'est
plus le « nous» de l'épopée. Comment faire nôtre l'alté-
rité, telle est la question de Celan. Une différence se fait

137
LE SIÈCLE

entendre, et le problème est de la faire nôtre. C'est pour


autant qu'on y parvient qu'il y a anabase. Il n'y a pas inté-
riorisation, ni appropriation. Il n'y a pas substantialisation
du « nous» comme «je ». Il y a un pur appel, une diffé-
rence infime, qu'il faut faire nôtre simplement parce que
nous l'avons rencontrée.
La difficulté - présente il est vrai dans toute anabase -
est que rien ne préexiste à cette tentative, que rien ne la
prépare. Nous ne sommes ni près de nous-rnêmes, ni sur un
chemin déjà exploré. Nous sommes - admirable nomina-
tion de l'anabase, et de tout le siècle - « loin dans le non-
navigué ». Et c'est justement là, au point de l'inconnu et de
l'égaré, qu'il faut entreprendre la « montée et retour », là
que se joue que nous puissions, un jour, nous tourner vers
« l'avenir clair-cœur ». C'est là que l'anabase s'invente.
Ce qui est alors créé par son rnouvement n'est pas un
nous-sujet, c'est le «mot-tente / qui se libère: / Ensem-
ble ». Un mot-tente est un mot qui donne abri. On peut se
tenir dans l'abri d'être ensemble, mais il n'y a pas de
fusion fraternelle: le « nous» de Celan n'est pas un «je ».
L'anabase est l'advenir comme ensemble, par devenir-
nôtre d'un appel infime, d'un« nous» qui n'est pas un «je ».
Le siècle est ainsi le témoin d'une profonde mutation de
la question du « nous ». Il y avait le « nous» de la frater-
nité, celle que Sartre, dans la Critique de la raison dialecti-
que, publiée, notons-le, dans les années où Celan écrit
Anabase, qualifie de fraternité-terreur. C'est un «nous»
qui a le «je» pour idéal, et il n'y a pas d'autre altérité que
celle de l'adversaire. Le monde est livré à ce «nous»
errant et victorieux. Cette figure est agissante, rhétorique-
ment somptueuse, dans l'aventurier nomade de Saint-John
Perse. Ce « nous-je» vaut pour lui-même, il n'a pas besoin

138
ANABASE

d'être destiné. Chez Celan, le «nous» n'est pas sous


l'idéal du «je », parce que la différence, comme appel
infime, y est incluse. Le « nous » est aléatoirement suspendu
à une anabase qui remonte, hors de toute voie préexistante,
vers cet « ensemble» qui détient encore l'altérité.
Ce que le siècle nous lègue à partir de la fin des années
70, c'est la question: Qu'est-ce qu'un « nous» qui n'est
pas sous l'idéal d'un «je », un « nous» qui ne prétend pas
être un sujet? Le problème est de ne pas conclure à la fin
de tout collectif vivant, à la disparition pure et simple du
« nous ». Nous refusons de dire, avec les acteurs de la Res-
tauration : il n'y a que des individus en concurrence pour le
bonheur, et toute fraternité active est suspecte.
Celan, lui, maintient la notion d'ensemble. «Ensem-
ble », notons-le, était le principal et étrange mot d'ordre des
manifestations de décembre 1995. Il n'yen avait même
aucun autre, en tout cas qui soit une invention, qui ait puis-
sance de nommer l'anabase des manifestants. Et ce n'était
pas un vain mot, quand on a vu dans de petites villes tran-
quilles, comme Roanne, par exemple, plus de la moitié de la
population totale venir manifester, à plusieurs reprises, pour
seulement dire «Tous ensemble, tous ensemble, ouais ».
C'est que tout ce qui aujourd'hui n'est pas encore corrompu
se demande d'où peut surgir un « nous» qui ne serait pas
sous l'idéal du «je» fusionnel et quasiment militaire qui a
dominé l'aventure du siècle, un « nous» qui véhicule libre-
ment sa propre disparité immanente sans pour autant se dis-
soudre. Que veut dire « nous» en temps de paix et non en
temps de guerre ? Comment passer du « nous » fraternel de
l'épopée au « nous» disparate de l'ensemble, sans jamais
céder sur l'exigence qu'il y ait un « nous» ? J'existe, moi
aussi, dans cette question.
12 janvier 2000

9. Sept variations

N GUS endurons aujourd'hui la domination d'un indivi-


dualisme artificiel. Aux millions de manifestants de
décembre 1995 qui se réclamaient, comme Paul Celan, du
mot-tente «Ensemble! », la propagande oppose 1'« évi-
dence » de l'individu à la recherche concurrentielle de la
réussite et du bonheur. Même dans l'ordre littéraire, la pro-
duction conjointe des biographies et des autobiographies
sature le marché. Ne sont considérés comme dignes d'inté-
rêt que ce que les Chinois, qui adorent les listes, auraient
appelé « les trois rapports » : rapport à l'argent, rapport à la
réussite économique et sociale, rapport au sexe. Le reste
n'est qu'abstraction archaïque, et probablement totalitaire.
Ce qui est « moderne » est la généralisation, comme idéaux
du Moi, des trois rapports en question. Voilà non ce qui est,
mais ce qu'avec une sorte d'acharnement vindicatif on
cherche à nous imposer comme devoir-être.
Au moins pouvons-nous être conscients que cette propa-
gande, loin de revenir, cornme elle le prétend, à une nature
des choses et des sujets démocratiquement inscrite dans les
media, est un forçage qui se fait par inversion, extraordinai-
rement brutale, de tout ce que le siècle a désiré et inventé. Le
courant de pensée qui identifie en effet l'époque qui

141
LE SIÈCLE

s'achève, et quelles qu'en aient été les variantes, souvent


violemment adverses, a soutenu que toute subjectivation
authentique est collective, que toute intellectualité vivante
est construction d'un « nous ». C'est que, pour ce courant, un
sujet est nécessairement un sujet mesurable à une historicité,
ou qui fait retentir, dans sa cornposition, la puissance d'un
événement. C'est une des formes de ce que j'ai appelé la
passion du réel: la certitude que, provenant d'un événement,
la volonté subjective peut réaliser dans le 1110nde des possi-
bilités inouïes; qu'au plus loin d'être une fiction impuis-
sante, le vouloir touche intimement au réel.
On veut au contraire nous imposer aujourd'hui la
conviction que le vouloir, dominé par un principe de réalité
écrasant dont le concentré est l' éconon1ie, doit se montrer
extraordinairement circonspect, sauf à exposer le monde à
de graves désastres. Il y a une «nature des choses» à
laquelle il est requis de ne pas faire violence. Au fond, la
philosophie spontanée de la propagande « modernisatrice»
est aristotélicienne: que la nature des choses déploie ses
fins propres. Il n' y pas à faire, mais à laisser faire. On ima-
gine l'écart avec la conscience de tous ceux qui chantaient,
sous les drapeaux rouges, « le monde va changer de base ».
Si vous pensez que le monde peut et doit changer abso-
lument, qu'il n'y a ni nature des choses à respecter, ni
sujets préformés à maintenir, vous admettez que l'individu
puisse être sacrifiable. Ce qui veut dire qu'il n'est doté par
lui-même d'aucune nature qui mérite qu'on travaille à sa
permanence.
C'est en partant de ce motif de la non-naturalité du sujet
hurnain, et pour tout dire de l'inexistence de « l'homme »,
et donc de la vacuité des « droits de l'homme », que je vou-
drais aujourd'hui proposer quelques variations.

142
SEPT VARIATIONS

Variation 1, philosophique

SOUS des formes très diverses, les philosophes, entre les


années 30 et les années 60, ont travaillé l'idée que le réel
d'un individu, sa constitution comme sujet, est entièrelnent
modifiable. Évidemment, c'était une sorte d'accompagne-
ment philosophique du thème de l'homme nouveau. Par
exemple, un des premiers textes de Sartre, La Transcen-
dance de l'Ego, déplie l'intuition d'une conscience consti-
tuante ouverte, dont les concrétions comme «Moi» ou
comme «Ego », donc comme individu identifiable, ne sont
que des extériorités transitoires. L'être immanent de la
conscience n'est pas saisi dans la transcendance, ou l'objec-
tivité identifiable, du Moi. Plus tard, Sartre tirera les consé-
quences ontologiques rigoureuses de cette intuition en
posant que l'être de la conscience est néant, ce qui veut dire
liberté absolue, rendant ainsi impossible toute idée d'une
« nature» subjective. Dans la psychanalyse, et singulière-
ment dans sa refonte par Lacan, le Moi est une instance
imaginaire, et le sujet comme tel ne peut non plus être une
nature, ou un être, car il est (c'est ce que veut dire « incons-
cient ») excentré par rapport à sa propre détermination 1. Le
point d'excentrement, Lacan le nomme l'Autre, en sorte
que tout sujet est comme l'Altération de soi. Ou, comme
l'avait anticipé Rimbaud, « Je est un autre ». Là encore, il
est impossible de penser l'individu comme nature objective.

1. Sur ce qui s'induit, quant au concept de sujet, d'être déterminé par


une logique dont il n'est pas le centre, mais bien plutôt l'effet latéral, deux
articles de Jacques-Alain Miller restent canoniques. Le premier s'appelle
« La suture », et le second « Matrice ».

143
LE SIÈCLE

Pour autant que le siècle innove en matière de théorie du


sujet, il pense ce dernier comme écart à soi-même, comme
transcendance intérieure. Dans ma propre doctrine, le sujet
est dans la dépendance d'un événement et ne se constitue
que comme capacité de vérité, en sorte que sa « matière»
étant une procédure de vérité, ou procédure générique, le
sujet n'est naturalisable d'aucune façon. Dans le lexique de
Sartre, on dira qu'il n'a pas d'essence (c'est le sens de la
fameuse formule « L'existence précède l'essence»). Dans
le lexique de Lacan, on dira qu'un sujet ne s'identifie qu'au
point du manque, comme vide, ou manque-à-être.
Si le sujet se constitue comme manque-à-être, la ques-
tion de son réel reste ouverte, puisque ce réel n'est ni une
essence, ni une nature. Il est alors possible de soutenir qu'un
sujet n'est pas, mais advient, sous certaines conditions, là,
dirait Lacan, où « ça manque ». L'irnpératif de Nietzsche
« Deviens qui tu es » trouve ici un écho à sa mesure. S'il
faut devenir sujet, c'est qu'on ne l'est pas. Le « qui tu es »,
comme sujet, n'est rien que la décision de le devenir.
Vous voyez alors se dessiner le lien entre la thèse qu'un
sujet est de l'ordre, non de ce qui est, mais de ce qui arrive,
de l'ordre de l'événement, et l'idée qu'on peut sacrifier
l'individu à une cause historique qui le dépasse. Ce lien,
c'est que, de toutes façons, l'être du sujet étant le manque-
à-être, ce n'est qu'à se dissiper dans un projet qui le
dépasse qu'un individu peut espérer s'attribuer quelque
réel subjectif. Dès lors le « nous », construit dans ce projet,
est seul vraiment réel, subjectivement réel pour l'individu
qui le supporte. L'individu, à vrai dire, n'est rien. Ce qui
est sujet est l'homme nouveau, qui vient au point du man-
que-à-soi. L'individu est donc, dans son essence même, le
rien qui doit être dissipé dans un nous-sujet.

144
SEPT VARIATIONS

L'envers affirmatif de cette évidence sacrificielle de


l'individu est que le «nous» qu'une vérité construit, et
dont le support, autant que l'enjeu, est l'homme nouveau,
est, lui, immortel. Il est immortel de ce qu'il existe, non
selon une nature périssable, mais selon une occurrence
éternelle, éternelle comme le coup de dés de Mallarmé.

Variation 2, idéologique

Comment le siècle a-t-il réorganisé les trois grands signi-


fiants de la Révolution française: liberté, égalité, fraternité ?
La thèse aujourd'hui dominante, sous le nom imposé de
« démocratie », est que la seule chose qui compte est la
liberté. Liberté, du reste, si affectée par le mépris où sont
tenus les deux autres vocables (l'égalité est utopique et anti-
naturelle, la fraternité mène au despotisme du «nous»)
qu'elle devient purement juridique, ou régulatrice: « liberté»
de faire tous les mêmes choses, sous les mêmes règles.
La liberté ainsi conçue a été constamment vilipendée
pendant le petit (au sens de bref) xxe siècle, celui qui va de
1917 à 1980. On l'appelait la « liberté formelle », et on lui
opposait la « liberté réelle », notez la pertinence de l' adjec-
tif. «Liberté formelle» veut dire: liberté qui n'est pas
articulée à un projet global égalitaire, ni pratiquée subjecti-
veInent comme fraternité.
Pendant le siècle, l'égalité est le but stratégique. Politi-
quement sous le nom de communisme, scientifiquement
sous le nom d'axiomatique, artistiquement sous l'impé-
ratif de la fusion de l'art et de la vie, sexuellement comme
« amour fou ». La liberté, comme puissance illimitée du
négatif, est présupposée, mais non thématisée. Quant à la
fraternité, elle est tout simplement le réel lui-même,

145
LE SIÈCLE

l'unique attestation subjective de la nouveauté des expé-


riences, puisque l'égalité demeure prograInmatique, et la
liberté instrumentale.
J'y insiste: la fraternité est la manifestation réelle du
nouveau monde, et par conséquent de l'homme nouveau.
Ce qui est expérimenté, dans le Parti, dans l'action, dans le
groupe artistique subversif, dans le couple égalitaire, c'est
la violence réelle de la fraternité. Et quel est son contenu,
sinon l'acceptation de la prévalence du « nous » infini sur
la finitude de l'individu? C'est ce que nomme le mot
« camarade », presque tombé en désuétude. Est mon cama-
rade celui qui, comme moi, n'est sujet que d'appartenir à
un processus de vérité qui l'autorise à dire« nous ».
C'est pourquoi je maintiens qu'il n'est nullement, dans
tout cela, question d'utopie ou d'illusion. Le dispositif
d'émergence du sujet est tout simplement complet. Dans les
termes de Lacan, l'égalité est l'imaginaire (puisqu'elle ne
saurait advenir comme figure objective, bien qu'elle soit
la raison ultime de tout), la liberté est le symbolique
(puisqu'elle est l'instrument présupposé, le négatif fécond),
et la fraternité est le réel (soit ce qui parfois se rencontre, ici
et maintenant).

Variation 3, critique

Le risque de toujours articuler la constitution du sujet


sur une transcendance collective, et donc universalisable,
est de transférer au collectif les propriétés «naturelles »,
ou au moins objectives, que les libéraux supposent être
l'apanage de l'individu humain. Le siècle n'a guère fait
l'économie de cette déviation. Les fascismes n'ont pas
manqué de remplacer l'universalité subjective des procé-

146
SEPT V AR lA TIONS

dures de vérité (invention politique, création artistique,


etc.), qu'ils haïssaient, par la détermination de grands col-
lectifs référentiels : la nation, la race, l'Occident. On peut
appeler « stalinisme» la substitution, prononcée à partir de
la puissance de l'État soviétique, de telles entités (Classe
ouvrière, Parti, Camp socialiste ... ) aux processus politi-
ques réels dont Lénine s'était fait le penseur, et que Mao à
son tour tentera d'identifier.
Notons au passage, pour ne pas consoner avec la gros-
sière identification, sous le nom de «totalitarisme », du
nazisme et du prétendu communisrne (en fait, de l'État
stalinien), que jusque dans la genèse des entités référen-
tielles, ces deux dispositions politiques restent entièrement
opposées. Car c'est précisément contre les processus poli-
tiques d'émancipation liés au mot « prolétaire », processus
qui leur apparaissent à juste titre comme déliés, inassigna-
bles, cosmopolites, anti-étatiques, que, de façon tout à fait
explicite, les fascismes prônent la soumission à des totali-
tés référentielles nationales et/ou raciales, et à leurs suppo-
sés représentants. Alors que les substantialisations de
l'État stalinien sont des réifications de processus politi-
ques réels, réifications dont la provenance est l' impossibi-
lité où le léninisme s'est trouvé d'intégrer à son dispositif
mental la Inainmise sur l'État. Alors que l'État a toujours
été l'alpha et l'oméga de la vision fasciste de la politique,
État étayé sur la supposition d'existence de grands collec-
tifs fermés, il n'a jamais été, dans l'histoire du léninisme,
puis du maoïsme, que l'obstacle opposé par la brutale fini-
tude des opérations de pouvoir à la mobilité infinie de la
politique.
On peut phraser plus philosophiquement ainsi l'opposi-
tion absolue de ces politiques dans le siècle. Les fascismes

147
LE SIÈCLE

tentent d'opposer à l'infini de l'émancipation la sanglante


butée d'une finitude prédicable, les propriétés énumérables
d'une supposée substance (1'Aryen, le Juif, l'Allemand ... ).
Les « cornmunisrnes » expérimentent l' antinornie (pointée
par Marx avec son génie coutunlÏer) entre la finitude de
l'État et l'infini immanent à toute vérité, y compris et
surtout politique. Les entités référentielles mythiques
accompagnent la victoire des fascismes, et signent imman-
quablement la défaite des « cornmunismes ».
Il est cependant vrai que, soit qu'on les idéalise, et
qu'on en fasse dès le début le soutien subjectif d'une poli-
tique de conquête, soit qu'elles ne soient que les noms
pompeux d'une stagnation politique, il y a bien production
d'entités rnacroscopiques imaginaires, de noms hyperboli-
ques. Ces grandes entités ne sont pas le «nous-sujet»
dont nous parlions précédemment. Elles ne s' originent
pas d'une occurrence ou d'un événernent, ce sont des
collectifs inertes. Elles sont considérées par ceux qui s'y
dévouent comme nécessaires pour toute subjectivation,
comme une matière objective dont le nous-sujet est la
réflexion, ou le déploiement pratique. Je proposerais
volontiers de les nommer le corps passif de la subjecti-
vation.
Pourquoi, nlêrne dans l'épreuve du contrôle de l'État, ne
pas se contenter du « nous» réel, du «nous» qui enve-
loppe le «je» dans le devenir effectif d'une invention de
pensée ? Pourquoi la détermination de la singularité agis-
sante a-t-elle dû si souvent se représenter comme cons-
cience ou expérience d'entités objectives, d'hypostases
mythiques? Pourquoi doter l'action d'un corps passif?
Nous aurons en tout cas l'occasion de voir que cette objec-
tivation redoutable intervient dans le problème de la nomi-

148
SEPT VARIATIONS

nation des processus, dans la théorie des noms 1. On peut se


demander si les grandes totalités macroscopiques ne sont
pas convoquées, dans le cas de leur appartenance « com-
muniste », comme des noms (politique prolétarienne, art
bourgeois, camp socialiste, camp impérialiste, État des
ouvriers et des paysans ... ) dont toute la valeur est d'uni-
versaliser à bon compte un processus au moment même de
sa stérilité ou de sa fixation étatique. Le nom est ce qui fait
valoir la singularité au-delà d'elle-rnême. Le maniement
des noms par le siècle est lui aussi captif du Deux, de la
synthèse non dialectique. D'un côté, il importe de n'aimer
que des singularités agissantes (c'est la fraternité) ; d'un
autre côté, il faut historiser ces singularités, même dans les
moments où l'invention fait défaut, les moments où,
comme le disait Saint-Just, « la révolution est glacée» ; il
faut rendre évidente leur universalité, par des noms que
portent des objectivités repérables.
Le problème est finalement le suivant: Pourquoi a-t-on
besoin, dans le siècle, de grands collectifs (objectifs) pour
donner des noms? Pourquoi les processus politiques
d'émancipation prennent-ils toujours le nom d'entités
sociales objectives supposées, comme le prolétariat, le peu-
ple ou la nation ?
Je pense qu'on peut démontrer qu'il s'agit là du tribut
payé à la science, et par conséquent de ce qui subsiste,
en plein xxe volontariste, du scientisme du XI xe siècle.
L'objectivité est en effet une norme scientifique cruciale.

1. Sur les noms et leurs avatars dans la pensée du siècle, indispen-


sable est l'essai de J.-c. Milner, dont le titre indique déjà la pertinence
quant à la question qui nous occupe ici : Les Noms indistincts (Seuil,
1983).

149
LE SIÈCLE

La légitimité des noms adéquats au nous-sujet a été cher-


chée du côté de sciences plus ou moins assurées, comme le
«matérialisme historique ». Même le nazisme est une
mythologie raciale qui se présente comme scientifique. Il a
cru pouvoir s'appuyer, dans ses visées d'asservissernent et
d'extermination, sur le jargon anthropologique racialiste
qui accompagne, depuis le XVIIIe siècle, l'expansion impé-
riale de l'Europe. Qu'il s'agisse là de laborieuses et crimi-
nelles fictions est l'évidence même. La «science» des
races est purement imaginaire. On reconnaîtra qu'il a aussi
existé une science marxiste in1aginaire, même si ce n'était
pas elle qui déterminait les subjectivités révolutionnaires
du siècle. Ce marxisme sans corrélat réel prétendait être,
tout simplement, et c'est ce qui faisait sa force, une frater-
nité scientifiquernent légitime.

Variation 4, temporelle

Le siècle a proposé sa propre vision de ce que c'est que


le temps historique. Il a eu des affrontements politiques
une vision généalogique d'une grande amplitude, suivant
en cela le Marx qui écrivait que toute l'histoire des hom-
mes était celle de la lutte des classes. Les historiens acadé-
miques eux-mêmes ont pratiqué la longue durée, et tenu
l'échelle d'une vie humaine pour une quantité dérisoire au
regard des flux de significations 1. Si bien que cette histoire
n'était nullement « humaniste ».

1. L'école des Annales, dont l'esprit initial vient de Marc Bloch, a


promu une théorie du « temps long» dont le manifeste est le grand livre de
Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II (Armand Colin, ] 949). Qu'on ait pu considérer que l'entreprise

150
SEPT VARIATIONS

Il est très frappant de voir qu'aujourd'hui nous n'avons


pratiquement plus aucune pensée du temps. À peu près
pour tout le monde, après-demain est abstrait et avant-hier
est incompréhensible. Nous sommes entrés dans une
période a-temporelle, instantanée, ce qui montre à quel
point, loin d'être une expérience individuelle partagée, le
temps est une construction, et même, peut-on soutenir, une
construction politique. Essayons un instant de repenser, par
exemple, aux « plans quinquennaux» qui structuraient le
développement industriel de l'URSS stalinienne. Si le plan
peut être exalté jusque dans des œuvres d'art, comme le
film La Ligne générale d'Eisenstein, c'est qu'au-delà de sa
signification économique (du reste douteuse, comme on
sait), la planification désigne la volonté de soumettre le
devenir à la volonté politique des hommes. Les cinq années
du plan quinquennal sont bien autre chose qu'un nombre,
elles sont une matière temporelle où s'inscrit, jour après
jour, le vouloir collectif. C'est bien une allégorie, dans et
par le temps, de la puissance du « nous ». Tout le siècle, de
diverses façons, s'est voulu un siècle constructiviste, ce qui
implique la mise en scène d'une construction volontaire du
temps.
Il y a eu le temps immémorial de la paysannerie, qui
était un temps immobile ou cyclique, un temps du labeur et
du sacrifice, à peine compensé par le rythme des fêtes.
Aujourd'hui nous subissons le couple de la frénésie et du
repos total. D'un côté, la propagande dit que tout change à

de Furet soit la continuation de cette école est au moins aussi surprenant


que de tenir l'œuvre de Habermas, tout entière sous le signe du juridisme,
pour la continuation de l'école de Francfort, et donc de la dialectique néga-
tive d'Adorno.

151
LE SIÈCLE

chaque minute, que nous n'avons pas le temps, qu'il faut se


moderniser à toute allure, qu'on va manquer le train (le
train d'Internet et de la nouvelle éconornie, le train du por-
table-pour-tous, le train des actionnaires innornbrables, le
train des stock-options, le train des fonds de retraite, et j'en
passe). D'un autre côté, ce tintarnarre dissimule mal une
sorte d'imrnobilité passive, d'indifférence, de perpétuation
de ce qu'il y a. Le temps est alors un temps sur lequel la
volonté, individuelle ou collective, n'a aucune prise. Il est
un mixte inaccessible d'agitation et de stérilité, il est le
paradoxe d'une fébrilité stagnante.
L'idée forte du siècle, même si, comme souvent au
moment d'une invention, elle a été maniée avec lourdeur et
dogmatisrne, doit continuer à nous inspirer, au moins
contre la temporalité «rnodernisante» qui annule toute
subjectivation. Cette idée est que si on veut parvenir au
réel du temps, il faut le construire, et que cette construction
ne dépend en définitive que du soin apporté à se faire
l'agent des procédures de vérité. Nous louerons le siècle
d'avoir porté la proposition épique d'une construction inté-
grale du temps.

Variation 5, formelle

Quelles ont été, dans le siècle, les formes dominantes de


la matérialité collective? On peut avancer, je crois, que le
siècle a été le siècle de la lllanifestation. Qu'est -ce qu'une
« rnanif » ? C'est le nom d'un corps collectif qui utilise
l'espace public (la rue, la place) pour donner le spectacle
de sa propre puissance. La manifestation est le sujet collec-
tif, le sujet-nous, doté d'un corps. Une manifestation est
une fraternité visible. Le rassemblement des corps en une

152
SEPT VARIATIONS

seule forme matérielle mouvante a pour fonction de dire:


« nous» sommes là, et «ils» (les puissants, les autres,
ceux qui n'entrent pas dans la composition du «nous»)
doivent avoir peur et considérer notre existence.
La manifestation, dans le siècle, ne se comprend que sur
l'horizon subjectif d'un «Nous pourrions tout changer ».
Elle légitime dans le visible l'énoncé de L'Internationale:
«Nous ne sommes rien, soyons tout. » La manifestation
esquisse cette totalité à laquelle la collection de ces
« riens» que sont les individus isolés aspire.
Le siècle a été celui des manifestations, et ces manifes-
tations ont été durablement hantées par la figure insurrec-
tionnelle de la politique. L'insurrection est la fête ultime du
corps dont s'est doté le « nous », l'action dernière de la fra-
ternité. Oui, la conception que le siècle s'est faite de la fête,
étant sous le paradigme de la manifestation et de l' insur-
rection, portait qu'elle devait en tout cas, la fête, inter-
rompre brutalement le régime ordinaire des choses.
Aujourd'hui la fête est exemplairement ce qui, consensuel
et sans danger pour quiconque, nous détourne de tout souci
politique. On voit des experts gouvernementaux, la mine
soucieuse, rapporter que le peuple demande des « signes
festifs forts ». On voit des journaux sérieux comparer les
fêtes de la victoire de la France dans la Coupe du monde de
foot aux manifestations de la libération de Paris en 1945.
Pourquoi pas à la prise de la Bastille, ou à la Longue Mar-
che? Disons qu'aujourd'hui la fête nomme quelque chose
comme une contre-manifestation.
Le philosophe doit ici rappeler que « manifestation» est
un mot hégélien, un mot de la dialectique, qui désigne la
« sortie de soi» d'une réalité quelconque. Une thèse fonda-
rnentale de Hegel est qu'il est de l'essence de l'être de se

153
LE SIÈCLE

manifester l . L'essence de l'essence est d'apparaître. Sur ce


point le siècle, par ailleurs si profondément anti-dialecti-
que, a été dialectique. Pour une fraternité quelle qu'elle
soit, donc pour un nous-sujet en voie de constitution, mani-
fester, c'est se manifester. L'être du «nous» se montre,
mais aussi s'épuise, dans la manifestation. Il y a une
grande confiance dialectique dans cette rnonstration. C'est
que le « nous» n'est à la fin rien d'autre que l'ensemble de
ses manifestations. En ce sens, le réel du « nous », qui est
le réel tout court, est accessible à chacun dans et par la
manifestation. À la question: Qu'y a-t-il de réel ?, le siècle
répond: Manifester. Ce qui ne manifeste pas n'est pas.

Variation 6, critique derechef

Une des grandes faiblesses en pensée du siècle, en tout


cas une zone d'incertitude, est qu'il s'est fait une concep-
tion représentative de la légitimité. En politique par exem-
ple, il a largement soutenu et pratiqué un des énoncés
tardifs de Lénine, énoncé que son auteur présentait comme
« l'a.b.c. du marxisme », mais qui n'en est pas moins dou-
teux: «Les masses sont divisées en classes, les classes
sont représentées par des partis, et les partis sont dirigés
par des chefs. » Partis et chefs tirent leur légitimité d'une
opération représentative.
La mise à l'épreuve de cette conception de la légitimité
dans la passion du réel rencontre cet obstacle que le réel ne
se représente pas, il se présente. Le siècle n'a cessé, dans
ses différentes inventions (le parti politique révolution-

1. On trouve une forte exégèse du motif hégélien dans le considérable


livre de Michel Henry: L'Essence de la manifestation (PUF, 1963).

154
SEPT VARIATIONS

naire, le Manifeste d'une école artistique, la didactique


intégrale d'une science, etc.), de buter sur l'inadéquation
entre réel et représentation. Le réel se rencontre, se mani-
feste, se construit, mais ne se représente pas. Là est la
pierre d'achoppement. Si toute légitimité est représenta-
tive, la légitimité n'est qu'une fiction au regard du réel
dont elle se réclame.
Une manifestation, une insurrection, plus largement une
séquence politique, tout comme une création artistique
prise dans la violence de son geste, ne sont aucunement
représentables. La fraternité n'est pas représentable.
Comme je l'ai déjà suggéré, la convocation indue de
grands ensembles macroscopiques inertes (classe-en-soi,
race, nation ... ), et de ce fait même supposés « objectifs »,
s'immisce dans la subjectivation du biais de la légitimité
représentative. Car seule l'inertie est représentable. On
passe alors du modèle réel de l'événement et de la manifes-
tation au modèle idéal de la science.
La représentation et la légitimation factice à partir de
totalités inertes viennent boucher les trous de ce qui se
présente réellement, et qui est toujours discontinu. Phi-
losophiquenlent, le fond du problème est que le réel est
discontinu. Comme le dit Lacan de façon imagée, ce qu'il
Y a ce sont des « grains de réel ». Dans mon lexique : il
n'y a que de multiples procédures de vérité, de multiples
séquences créatrices, et rien qui dispose entre elles une
continuité. La fraternité elle-même est une passion dis-
continue. N'existent vraiment que des « moments» de fra-
ternité. Les protocoles de légitimation représentative tentent
de rendre continu ce qui ne l'est pas, de donner à des
séquences disparates un nom unique, en fait tiré, comme

155
LE SIÈCLE

« grand dirigeant prolétarien », ou « grand fondateur de la


modernité artistique », d'objectivités fictives.
C'est sans doute un versant obscur du récit épique, où le
siècle s'est complu, qu' il lui faille aussi de faux héros.

Variation 7, anti-dialectique

J'ai insisté sur la singularité de la théorie du Deux qui


anirne l'intellectualité du siècle dans tous les domaines 1•
C'est un Deux anti-dialectique, sans synthèse. Or nous
avons, dans toute manifestation de la fraternité, un Deux
essentiel: celui du «nous» et du «ce-qui-n'est-pas-
nous ». Le siècle fait s'affronter deux manières de conce-
voir le «ce-qui-n'est-pas-nous ». Ou bien on y voit une
amorphie multiforme, une réalité inorganisée. Ou bien on y
voit un autre « nous », un sujet extérieur et donc antagoni-
que. Le conflit entre ces deux conceptions est fondamental,
et dispose la dialectique de l'anti-dialectique. Si, en effet,
le « nous» se rapporte extérieurement à de l'informe, sa
tâche est une tâche de formalisation de cet informe. Toute
fraternité est alors le moment subjectif d'une «mise en
forme» de son extériorité informe. On dira par exemple
qu'il faut rallier au Parti les indifférents, que la gauche doit
unifier le centre pour isoler la droite, ou qu'une avant-
garde artistique doit trouver les formes d'une adresse sensi-
ble à tous. Mais alors, le siècle se voit comme un siècle for-

1. C'est une discussion, que j'ai en particulier avec Christian Jambet,


que de savoir si l'anti-dialectique du siècle est bien une théorie du Deux,
ou si elle n'est pas plutôt une théorie de l'Un, mais de l'Un paradoxal, tel
que l'ont thématisé certains néo-platoniciens, puis les penseurs iraniens de
l'islam chiite. On se reportera sur ce point au livre de Jambet: La Grande
Résurrection d'Alamût (Verdier, 1990).

156
SEPT VARIATIONS

maliste, au sens où tout sujet-nous est une production de


formes. Ce qui finalement veut dire que l'accès au réel se
fait par la forme, comme l'ont de toute évidence pensé, jus-
tement, le Lénine de Que faire ? (le Parti est la forme du
réel politique), les « formalistes» russes après la Révolu-
tion, tout comme les mathématiciens de l'école Bourbaki,
ou, comme nous l'avons montré, Brecht et Pirandello. Si,
au contraire, le «ce-qui-n'est-pas-nous» est obligatoire-
rnent toujours déjà formalisé, comme subjectivité antago-
nique, la tâche première de toute fraternité est le combat,
dont l'enjeu est la destruction de l'autre. On dira alors que
quiconque n'est pas avec le Parti est contre lui, que la gau-
che doit terroriser le centre pour écraser la droite, ou
qu'une avant-garde artistique doit chercher la dissidence et
l'isolement, pour ne pas être « aliénée» dans la société du
spectacle.
Au cœur du siècle, pour des raisons qui tiennent à l'anti-
dialectique de toute dualité primordiale, se joue la contra-
diction proprement dialectique entre formalisation et des-
truction. C'est à cette contradiction dérivée que Mao, dans
un texte tout à fait novateur l , a donné sa forme, en distin-
guant les «contradictions antagoniques », lesquelles sont

1. Les deux grands essais de Mao sur la dialectique sont De la contra-


diction et De la juste résolution des contradictions au sein du peuple. Le pre-
mier de ces textes (écrit en 1937) a fait l'admiration de Brecht, qui le cite
dans son Journal de travail (traduction de Philippe Ivernel) dès le début des
années 50. Il a été subtilement utilisé par Althusser au milieu des années 60
dans l'article fondamental «Contradiction et surdétermination ». l'ai moi-
même commenté l'un et l'autre texte dans mon opuscule du milieu des
années 70, Théorie de la contradiction. La disparition totale de ces textes de
toutes les librairies sans exception est un signe des temps, quand on les ver-
rait volontiers inscrits dans quelque programme d'agrégation.

157
LE SIÈCLE

en fait sans synthèse, ou anti-dialectiques, et les « contra-


dictions au sein du peuple », lesquelles portent sur la
manière de traiter les premières, et, finalement, sur le choix
entre formalisation et destruction. La directive essentielle
de Mao est de ne jamais traiter les « contradictions au sein
du peuple» de manière antagonique. Donc: de régler le
conflit entre formalisation et destruction par la formali-
sation.
C'est peut-être une des leçons les plus profondes, mais
aussi les plus difficiles, que le siècle nous lègue.
26 janvier 2000

10. Cruautés

J"E COMMENCE abruptement par deux citations. Voici la


première, extraite d'un vaste poème, certainement l'un
des plus grands poèmes du siècle, sans doute écrit en
1915 :

Il Y a une symphonie de sensations incompatibles et ana-


logues,
Une orchestration dans mon sang du tumulte des crimes,
Du tintamarre spasmodique des orgies de sang
des mers,
Furibondement, comme une tempête de chaleur dans
l'esprit,
Un nuage de poussière chaude qui embrume ma lucidité
Et ne laisse voir et rêver tout cela qu'à travers la peau et
les veines!
Les pirates, la piraterie, les bateaux, l'heure,
Cette heure maritime où les proies sont assaillies,
Où la terreur des captifs gtisse vers lalotie - cette heure-
là,
Dans son tout de crimes, d'horreurs, de bateaux, de gens,
de mer, de ciel, de nuages,
De brise, de latitude, de longitude, de vacarme,
Je voudrais qu'elle soit dans son Tout mon corps en son
Tout, souffrant,

159
LE SIÈCLE

Qu'elle soit mon corps et mon sang et qu'elle compose


mon être en rouge,
Qu'elle fleurisse conune une blessure qui démange la
chair irréelle de mon âme!

Ah ! Être tout dans les crimes! Être tous les éléments qui
constituent
Les assauts des navires, les massacres et les viols!
Être tout ce qui s'est passé sur le lieu des pillages!
Être tout ce qui a vécu ou péri à l'emplacement des tragé-
dies de sang !
Être le pirate-résumé de toute la piraterie à son apogée,
Et la victime-synthèse, mais en chair et en os, de tous les
pirates du monde!

Et voici la seconde, tirée d'une pièce de théâtre, écrite


quinze ans plus tard:

LES TROIS AGITATEURS:


Nous décidons:
Alors il doit disparaître, et complètement.
Car nous ne pouvons ni l'emmener ni le laisser.
Aussi devons-nous le fusiller et le jeter dans la fosse à
chaux car
La chaux le brûlera.
LE CHŒUR DE CONTRÔLE:
N'avez-vous pas trouvé d'autre issue?
LES QUATRE AGITATEURS:
En si peu de temps nous n'avons pas trouvé d'autre issue.
Comme l'animal aide l'animal,
Nous souhaitions nous aussi l'aider, lui
Qui avait lutté avec nous, pour notre cause.
Pensant cinq minutes, sous les yeux des poursuivants,
Nous avons cherché
Un meilleur moyen.

160
CRUAUTÉS

Vous aussi cherchez maintenant


Un meilleur moyen.
(Un silence.)
Donc, nous décidons: maintenant
De notre corps retranchons notre propre pied.
Il est horrible de tuer.
Pourtant nous tuons non seulement les autres mais aussi
les nôtres, quand il le faut.
Car seule la violence peut changer
Ce monde meurtrier, comme
Le savent tous les vivants.
Il ne nous est pas encore permis, disions-nous,
De ne pas tuer.
C'est uniquement par la volonté inflexible de changer le
monde que nous avons motivé
Cette décision.
LE CHŒUR DE CONTRÔLE:
Continuez votre récit, notre sympathie
Vous est acquise.
Il n'était pas facile de faire ce qu'il fallait.
Ce n'est pas vous qui l'avez condamné, mais
La réalité.

Qu'y a-t-il de commun entre ces deux textes? Évidem-


ment, ni les auteurs, ni le style, ni même la posture subjec-
tive ou la figure d'engagement. Ce qu'il y a de commun est
que le réel, par l'un comme par l'autre, est tenu pour insé-
parable de la cruauté, d'une sorte de fascination pour ce qui
a la forme du crime le plus abominable.
Le premier texte est un court fragment de l'Ode mari-
time, poème signé d'un « hétéronyme » du poète portugais
Fernando Pessoa, soit Alvaro de Campos. Le second est
extrait de la scène 6 de La Décision, une des pièces dites

161
LE SIÈCLE

« didactiques» de Bertolt Brecht. Pessoa est ici donné dans


la traduction d'Armand Guibert revue par Judith Balso,
Brecht dans celle d'Édouard Pfrimmer.
Bien que Pessoa soit l'aîné, on peut dire qu'historique-
ment les deux hommes ne sont guère éloignés, sinon que le
Portugais écrit dès avant la guerre de 14, et que, mort pré-
maturément, en 1935, il ne connaîtra pas la Deuxième
Guerre mondiale. L'un comme l'autre sont cependant en
pleine création dans les années 20 et 30.
Leur écart procède d'ailleurs que du temps, il tient au
rapport, dans l'Europe de ces années, entre ce qui est cen-
tral et ce qui est latéral. Brecht, que j'ai situé dans la leçon
titrée « Un monde nouveau, oui, mais quand? », tient tous
les fils du drame européen: l'Allemagne, les deux guerres,
le nazisrne, le communisme, l'exil, le rapport aux États-
Unis, le « socialisme réel », etc. Pessoa choisit avec orgueil
de s'identifier au seul Portugal, donc à la marge de
l'Europe, dans un petit pays engourdi sous des Républi-
ques impotentes, puis sous la dictature de Salazar, dont
l'autoritarisme gris, porteur de rien, sinon la conservation
des choses et une thésaurisation policière avare, s'oppose
tout à fait au fascisme flamboyant. C'est là que Pessoa,
devenant à lui seul la grandeur qui fait défaut, écrit la poé-
sie sans doute la plus intense et la plus variée du siècle.
Mais il est symptomatique qu'à ma connaissance Pessoa et
Brecht se soient entièrement ignorés.
Outre la séparation par les lieux de l' Histoire, on ne peut
non plus rapprocher les destins personnels.
Né en Afrique du Sud, et anglophone virtuose, Pessoa,
revenu tout jeune homme à Lisbonne, ne quittera plus cette
ville. Sa vie est une synthèse entre l'invisibilité relative de
l'employé de commerce et l'activisme du poète d'avant-

162
CRUAUTÉS

garde. Pessoa se sait être, comme l'est, pour son malheur


provisoire, le Portugal, à l'abri de l'Histoire. Cependant, il
la traverse obliquement (c'est un des sens d'un grand
poème titré Pluie oblique), et pour ce faire, il doit s'abriter
de toute vision unilatérale des choses, et construire, solitai-
rement, un monde mental d'une extrême complexité. Pes-
soa, en somme, remplace l'intensité politico-historique, qui
s'est éteinte dans son pays depuis la grande époque des
découvertes, par la complexité des constructions de la pen-
sée. Un élément crucial de cette opération est le « devenir-
plusieurs» auquel il a donné le nom d'« hétéronymie ».
L'œuvre poétique se propose en effet sous quatre noms,
et est, véritablement, l'ensemble intotalisable de quatre
œuvres tout à fait différentes par leur style, leur portée, leur
métaphysique, etc. Ces hétéronymes sont Alberto Caeiro,
Alvaro de Campos, «Pessoa en personne », et Ricardo
Reis l . C'est comme si un homme avait pris sur lui d'écrire
toutes les virtualités de la poésie portugaise dans le siècle.
Poésie digne de la situation historique planétaire de
laquelle le Portugal historique s'était retiré. Pessoa est
celui qui lutte contre la sclérose temporelle par l'invention
d'une complexité poétique sans précédent.
Brecht, lui, a immédiatement affaire à la complexité des
situations, et n'a pas besoin d'en créer l'espace poétique.

1. En ce qui concerne la fonction théorique des hétéronymes dans la


poésie de Pessoa, et en particulier la disposition de pensée que cette « tech-
nique» autorise quant aux rapports entre poésie et métaphysique, il faut se
reporter à l'unique « spécialiste» véritable de ces questions, Judith Balso.
En attendant la parution de son livre synthétique Pessoa, le passeur méta-
physique, on pourra lire par exemple, dans le volume du colloque de
Cerisy sur Pessoa (Christian Bourgois, 2000), l'article « L'hétéronymie :
une ontologie politique sans métaphysique ».

163
LE SIÈCLE

Son problème est plutôt de trouver des repères puissants,


simples et organiques, dans une situation complexe et qui
se voit elle-mêrne comme telle. C'est pour cela qu'il
deviendra un très grand homme de théâtre, le théâtre étant
par excellence l'art de la simplification, de la puissance
stylisée. Brecht se demande quelle poétique théâtrale nou-
velle aura le pouvoir direct d'éduquer le public quant au
trouble devenir de l'époque.
On peut dire finalernent que l'écart majeur entre Pessoa
et Brecht est que l'un lutte contre la simplification par une
poétique de la complexité, et que l'autre cherche à tracer
dans la complexité les voies d'une sÜllplification poétique
agissante.
Il n'en est que plus frappant de les voir converger dans
la représentation, à nos yeux presque complaisante, de
l'extrême violence, de la plus radicale cruauté. C'est sur ce
point qu'ils sont l'un et l'autre de ce siècle. Car le thème de
la cruauté est un thème important du xx e siècle littéraire.
Certes, on peut aussitôt rapporter cette insistance de la
cruauté dans les arts à l' on1niprésence de la cruauté des
États. Ce serait un peu court. Ce qu'il s'agit de considérer
est la cruauté à la fois comme matière et con1me source de
la production littéraire. La cruauté a moins été dans le siè-
cle une question morale qu'elle n'a été (encore une dette à
l'égard de Nietzsche) une question esthétique. Que l'on
pense à Artaud et à sa revendication d'un « théâtre de la
cruauté », que l'on pense aux réflexions de Bataille sur le
sacrifice, ou aussi bien, cornIlle nous l'avons déjà vu, à la
dureté plutôt sereine, face aux pires violences, des aventu-
riers-écrivains comme Lawrence ou Malraux.
Chez Pessoa, la cruauté est prise dans la métaphore des
pirates. À l'arrière-plan, il s'agit de la cruauté coloniale,

164
CRUAUTÉS

dont les Portugais ont été les initiateurs. Pour Brecht, sous
le nom de « les agitateurs », il s'agit du Parti communiste,
de ce que le Parti exige, de ce dont il est capable en fait de
cruauté, et de justification rationnelle de la cruauté. Car ce
que les agitateurs décident, c'est de liquider le «jeune
camarade» qui n'est pas d'accord, qui veut se séparer du
Parti, mais qui en sait trop pour qu'on le laisse aux mains
de l'ennemi.
Dans les deux cas, il y a établissement textuel d'un lieu
de cruauté. On est dans le moment où l'individu est en
quelque rnanière transcendé par quelque chose de plus
vaste que lui, la Piraterie comme emblème du lieu mari-
time dévorant, ou le Parti comme figure de l' Histoire.
Moment où la subjectivité personnelle éclate, se dissout,
ou se constitue autrement. La cruauté est au fond le
moment où doit être décidée la dissolution intégrale du
«je ». Il faut la cruauté, disent Alvaro de Campos et
Brecht, pour que le «nous» et l'idée ne fassent qu'un,
pour que rien ne vienne restreindre l'auto-affirmation du
« nous ». L'idée ne peut prendre corps que dans un
« nous », mais le «je» n'accède à sa dissolution qu'au ris-
que assumé, voire désiré, du supplice.
Dans les deux cas, il y a acceptation de la cruauté comme
figure du réel. Pour les deux écrivains, le rapport au réel
n'est jamais donné comme harmonie, il est contradiction,
brusquerie, coupure. Comme l'écrit Brecht, « seule la vio-
lence peut changer ce monde meurtrier ». Et comme l'écrit
Campos, ce qu'il faut intérioriser est le pur multiple, « dans
son tout de crimes, d'horreurs, de bateaux, de gens, de mer,
de ciel, de nuages, de brise, de latitude, de vacarme ». Le
réel finit toujours par s'offrir comme épreuve du corps.
C'est une idée terrible mais ancienne que le seul corps réel

165
LE SIÈCLE

est le corps supplicié, déchiqueté par le réel. C'est cela qui


rôde dans l'image des pirates, comnle dans la sinistre vision
du corps du «jeune camarade» jeté dans le four à chaux. La
vocation de la poésie et du théâtre n'est-elle pas de dire ce
qui ne se dit pas, et que la politique pratique sans vraiment
l'avouer? Ce qui atteste qu'un corps a été exposé au réel,
c'est la blessure. Au fond, l'acceptation de la cruauté par les
militants d'une vérité vient de ce que le nous-sujet est repré-
senté comrne un corps insensible puisque éternel. La sensi-
bilité à la violence n'est que la composante individuelle
d'un « nous» imrnortel.
La véritable dialectique se situe donc entre cruauté et im-
passibilité, impassibilité de la vérité. Le xxe siècle soutient
que l'idée inlpassible, universelle, transcendante est incarnée
dans un corps historique qui, lui, est composé de corps non
impassibles, de corps souffrants. Comrne processus, une vé-
rité est un corps à la fois souffrant (par ce qui le compose) et
impassible (par son être d' idée). La cruauté, dès lors, n'est
pas un problème, elle est un moment, celui de la jonction pa-
radoxale entre corps souffrant et corps impassible.
Métaphoriquement, comme l'a vu Mandelstam, il est
vrai qu'il Y a dans le siècle quelque chose de christique.
Car le siècle pose la question: Qu'est-ce qu'une incarna-
tion ? IlIa pose sous la forme: Qu'est-ce que l'absolu dans
l'Histoire? L'emblème du Dieu incarné était le corps sup-
plicié du Christ. Il y a dans le siècle un long martyrologe,
qui est l'exposition du corps supplicié de l'idée.
Philosophiquement, c'est un platonisme à l'envers. Pour
Platon, le problème est de dégager l'Idée du sensible. Dans
le siècle, la question est de donner à l'Idée sa puissance
sensible. C'est une anti-dialectique descendante au lieu
d'une dialectique ascendante.

166
CRUAUTÉS

Tout se joue en définitive sur le «je» et le « nous ». Il


faut la composition d'un sujet mortel et souffrant et d'un
sujet immortel et impassible, tout cela restant inséparé. Le
problème est alors de savoir à quelles épreuves l'absolu de
l'Idée soumet un corps originairement non impassible.
Il n'y a de cruauté véritable que de l'Idée. C'est bien ce
qui, dans la cruauté, fascine nos artistes. Nous savons
aujourd'hui que quand l'Idée est morte, le bourreau meurt
aussi. Reste à savoir si du vœu légitime que meure le bour-
reau doit s'inférer l'impératif: « Vis sans Idée. »

Je ne répondrai pas pour l'instant à cette question. Reve-


nons plutôt au point central, celui de l'articulation du sujet
comIne corps individué et du sujet comme production ano-
nyme de l'Idée. Pour cela, je vais redonner la parole à
l'Ode maritime de Pessoa et à La Décision de Brecht, non
sans quelques mises au point préalables.
L'Ode maritime est un immense poème à l'architecture
très ferme, mais très complexe. Il va de la solitude à la soli-
tude, en sorte que son dernier mot n'est pas le « nous ». La
cruauté collective, disposée dans l'image des pirates, est un
passage, certes long, presque ressassant, mais tout de
même un passage, une sorte de rêverie hallucinée.
On peut distinguer sept moments dans le poème.
1. Solitude de la profération : à Lisbonne, un «je» indé-
terrniné, mais qui s'enchaîne au poème, regarde sous le
soleil l'estuaire du Tage, le port, le quai. Une grue tourne
dans le ciel.
2. Moment platonicien. La solitude sort d'elle-même en
faisant advenir une idée pure des choses. Elle promeut
comme essence de sa vision le «grand Quai », le Quai
essentiel.

167
LE SIÈCLE

3. Ce moment est défait par la mise en scène d'un multi-


ple absolument furieux. Ce multiple crée un appel collectif
vers le « nous », il brise la solitude. Je donne un extrait de
cette césure (citation A) :

[A]
Je veux m'en aller avec vous, je veux m'en aller avec
vous,
En même temps avec vous tous
Partout où vous avez été!
Je veux affronter vos dangers face àface,
Sentir sur mon visage les vents qui ont ridé les vôtres,
Cracher de mes lèvres le sel des mers qu'ont baisées les
vôtres,
Avoir les bras dans votre besogne, partager vos
tourments,
Arriver comme vous, enfin, à des ports extraordinaires!
[. .. }
M'en aller avec vous, m'arracher -- oh ! fous-moi le
camp! -
Mon habit de civilisé, ma douceur d'action,
Ma crainte innée des prisons,
Ma vie pacifique,
Ma vie assise, statique, réglée et corrigée.

4. Vient, comme effet de l'appel qui précède, l'éclate-


ment total du «je» dans la multiplicité-pirate, une sorte de
dilatation extatique du sujet personnel dans un «nous»
absolument cruel. De là mon deuxième extrait (citation B) :

[B]
Ah ! Les pirates, les pirates!
La passion de l'illégal uni auféroce !
La passion des choses absolument cruelles et abominables,

168
CRUAUTÉS

Qui ronge comme un rut abstrait nos corps rabougris


Nos neifs féminins et délicats
Et met de grandes fièvres folles dans nos regards vides!
[ ... ]
Prendre toujours glorieusement la part de soumission
Dans les événements sanglants et dans les sensualités
écartelées!

5. Soudain, une interruption. Comme si l'élan de disso-


lution parvenait à une limite de la puissance irnaginative
en matière de cruauté et de soumission. Suite à quoi le
« nous» se défait, et il y a comme une régression mélanco-
lique vers le «je ».
6. Cependant, un autre type de multiplicité dilate encore
la force créatrice du sujet. Cette multiplicité n'est pas
dynamique, extatique et cruelle, comme celle des pirates.
Elle est commerciale et raisonnable, affairée, diligente.
Alvaro de Campos la dira « bourgeoise ». Il s'agit en vérité
du moment humaniste du poème. C'est de ce sixième
temps que provient Ina citation C :

[Cl
Les voyages, les voyageurs il en est de tant
d'espèces!
Tant de nationalités dans le monde! Tant de professions!
Tant de gens!
Tant de destins divers qui se peuvent donner à la vie,
La vie, au bout du compte, au fond toujours, toujours la
même!
Tant de visages singuliers! Tous les visages sont
singuliers
Et rien ne donne autant le sens du religieux que de
beaucoup regarder les gens.

169
LE SIÈCLE

La frate rnité n'est finalement pas une idée


révolutionnaire.
C'est chose qu'on apprend de la vie extérieure, où ilfaut
tout tolérer
Et l'on en vient à trouver plaisant ce qu'on doit tolérer,
Et l'onfinit par quasiment pleurer de tendresse sur ce
qu'on toléra.
Ah, tout cela est beau, tout cela est humain et va de pair
A vec les sentiments humains, si sociables et bourgeois,
Si complexement simples, si métaphysiquement tristes!
La vie fluctuante, diverse, finit par nous éduquer dans
l'humain.
Pauvres gens! Pauvres gens que tous les gens!

7. Incapable de s'incorporer à l' humanisme, de plier sa


parole à la tolérance universelle traitée comme un choix et
une tendresse, le poète se retire au plus près de la figure
initiale, celle d'une solitude que mesure, très haut sur le
port, le mouvement circulaire d'une grue.

La Décision est une pièce dite « didactique» écrite en


1930. De quoi est-elle l'enseignement, l'éclaircissement?
Du Parti, du Parti communiste, conçu comrne subjectivité
politique, chargé des tâches de la révolution, et surtout
paradigme organisé de l'articulation du «je» et du
« nous ». Si politiquement engagée que soit cette pièce, il
est clair que Brecht parle du Parti en tant qu'artiste. Ce qui
l'intéresse n'est pas la conjoncture ou la tactique. Brecht
veut manifester sur la scène l'essence du Parti, sa fonction
générique dans la période post-léniniste.
Le titre de la pièce est très précis. Il indique que le thème
central est le parti pris comme machine à décider. Que veut
dire que le Parti décide ? Quels sont les motifs et les procé-

170
CRUAUTÉS

dures d'une décision prise au nom du Parti? Qu'est-ce que


le Parti peut exiger de ses militants, au nom de sa capacité
transcendante de décision? Brecht, et c'est un choix artisti-
que, un choix de l'expérience des limites, théâtralise une
décision aboIninable. La pièce raconte l'histoire d'agita-
teurs communistes russes envoyés en Chine. La scène,
figure abstraite de l'Internationale communiste, est donc la
terre entière, tout de même que pour Pessoa les pirates nom-
ment une violence cosmique. Là où sont les agitateurs, la
situation est terrible pour les gens, et risque d'empirer. Mais
la logique politique commande de ne pas agir tout de suite.
Un jeune camarade pense qu'en dépit de cette logique, il
faut agir immédiatement, au nom de la souffrance des gens,
dont il ne supporte pas qu'elle dure sans que les responsa-
bles politiques fassent quoi que ce soit. Les autres militants
essaient en vain de le rallier à la rationalité politique, contre
la sensibilité immédiate. Comme il résiste, et qu'il met ainsi
en danger le groupe tout entier, agissant cornrne sujet-nous,
ou cornme Parti, ses caInarades vont décider de l'exécuter
et de jeter son corps dans un four à chaux.

Tout est fait par Brecht pour que le spectateur sympa-


thise avec le jeune camarade, voire s'identifie à lui. C'est
qu'il tient le propos d'un sujet individuel ordinaire. À la
sensibilité légitime de ce sujet, on va opposer, dans le
registre distancié de la raison pure politique, une logique
stratégique, qui est le discours du « nous ».
Je retiens comIne citation, tirée de la scène 6, un frag-
ment du débat entre les activistes communistes du Parti.

LE JEUNE CAMARADE:
Mais le Parti, c'est qui ?

171
LE SIÈCLE

Reste-t-il dans un bureau, avec des téléphones?


Sont-elles secrètes ses pensées, inconnues ses
résolutions ?
C'est qui, le Parti ?
LES TROIS AGITATEURS:
Le Parti, c'est nous.
Toi, moi, vous - nous tous.
Dans ton veston il est au chaud, camarade, et il pense
dans ta tête.
Oùj'habite, il est chez lui; où l'on t'attaque, il combat.
Montre-nous le chemin que nous devons prendre, et nous
Le prendrons cOinme toi; mais
Ne le prends pas sans nous, le bon chemin.
Sans nous il est
Le plus mauvais de tous.
Ne te sépare pas de nous!
Nous pouvons nous tromper et tu peux avoir raison, donc
Ne te sépare pas de nous!
Le chemin direct vaut mieux que le détour, nul ne le
conteste:
Mais si quelqu'un le connaît
Et ne sait pas le montrer, à quoi sa science nous sert-elle?
Partage-la avec nous!
Ne te sépare pas de nous!
LE JEUNE CAMARADE:
J'ai raison, donc je ne peux pas céder. Je vois de mes
deux yeux que la misère ne peut attendre.
LE CHŒUR DE CONTRÔLE:
Éloge du Parti.
Car l'homme seul a deux yeux,
Le Parti en a mille.
Le Parti connaît les sept États,
L' homme seul connaît une ville.
L 'homme seul a son heure,
Mais le Parti en a beaucoup.

172
CRUAUTÉS

L' homme seul peut être anéanti,


Mais le Parti ne peut être anéanti
Car il est l'avant-garde des masses
Et conduit leur combat
A vec les méthodes des classiques, puisées
Dans la connaissance de la réalité.

Formellement, toute la scène est bâtie sur les pronoms


(toi, je, nous ... ). Ce point est si frappant qu'il a attiré
l'attention de l'immense linguiste et critique qu'était
Jakobson, et qu'il a consacré au jeu des pronoms dans La
Décision un très remarquable article l . Nous y trouvons
confirmation de ce que, dès lors qu'il s'agit de l'action
créatrice, le réel ne se donne que dans la subsomption d'un
« je » par un « nous ». Formule particulièrement concise de
Brecht: « Le Parti, c'est nous. »
Mais le leitmotiv du passage cité est l'injonction: « Ne
te sépare pas de nous.» L'exigence du «nous», dont
« Parti» est la forme concrète, se présente comme une exi-
gence d'inséparation. Brecht ne soutient pas qu'il faille
obtenir la pure et simple dissolution du «je» dans le

1. L'article de Roman Jakobson a pour titre «La structure grammati-


cale du poème de Bertolt Brecht Wir sind sie» (traduit de l'allemand par
J.-P. Colin). Le passage choral de la pièce La Décision concernant l'iden-
tité du Parti a en effet aussi circulé comme poème séparé.
Ajoutons ceci. Il y a une trentaine d'années, sous l'étendard hégémoni-
que du formalisme langagier, les œuvres de Jakobson et de Benveniste
étaient largement connues. Il serait temps qu'elles le soient à nouveau, car,
au-delà de ce qui leur ouvrit une vaste carrière, et qu'on nomme bien à tort
« structuralisme », ces œuvres sont, dans le siècle, des œuvres capitales de la
pensée. l'en dirais autant de celles (anthropologiques) de Mauss et de Dumé-
zil, de celle (de pensée des sciences) de. Koyré, ou de celles (d'histoire) de
Marc Bloch ou de Moses Finley. Pour ne citer que quelques grands morts.

173
LE SIÈCLE

« nous ». Bien au contraire, puisque « nous pouvons nous


tromper et tu peux avoir raison ». La maxime, finalernent
assez subtile, est que le «je» se maintienne dans le nous
sous une forme inséparée. Le maintien de cette in sépara-
tion est tout l'enjeu du débat. Concrètement, cela veut dire
que le «jeune camarade» peut et doit combattre au sein du
Parti pour sa conviction (qu'il faut agir tout de suite), mais
qu'il ne peut maintenir cet avis comme décision séparée
contre l'avis des autres. Quand le jeune camarade dit:
« J'ai raison, donc je ne peux pas céder », il méconnaît la
construction du réel au point d'articulation inséparée du
«je» et du « nous », il méconnaît le Parti comme forme de
capture de ce réel. Il devrait dire: «J'ai raison, mais ma
raison n'est réelle qu'à céder, fût-ce provisoirement, au
"nous" qui seul lui confère une existence politique. » Ou
encore: inférer de «j'ai raison» un «je ne cède pas» qui
est dans la forme de la séparation d'avec le «nous»
revient à substituer la morale à la politique, et donc à liqui-
der tout le réel de la situation. L'essence du « nous» n'est
pas l'accord, ou la fusion, c'est le maintien de l' inséparé.

Le « nous» d'Alvaro de Campos est très différent, car


c'est le « nous» extatique de la violence. Sa construction
se fait dans la prolifération cruelle d'une sorte de dilatation
et d'exténuation de l'individu. Le «je» est dans la volupté
d'une soumission absolue (<< prendre toujours glorieuse-
ment la part de soumission dans les événements sanglants
et dans les sensualités écartelées ! »), soumission maso-
chiste qui va bien au-delà de la servitude volontaire. Car
cette soumission absolue se règle sur un principe de plaisir
et non sur le seul consenternent. La dissipation du «je»
joue l'énergie contre l'inertie. Il s'agit d'abord d'« arracher

174
CRUAUTÉS

[... ] l'habit de civilisé », de rompre avec la vie « assise,


statique, réglée et corrigée », de partir «partout où vous
[les pirates] avez été ». Et cet arrachement autorise qu'on
disparaisse comme sujet personnel et qu'on s'engloutisse
dans le « nous» féroce qu'anime « la passion des choses
absolurnent cruelles et abominables ».
Finalement, Alvaro de Campos et Brecht témoignent
pour l'existence de deux figures majeures du rapport «je/
nous» dans le siècle.
1. Une figure dissolutive, qui prône la disparition extati-
que du «je» dans un « nous» violent et organique. C'est
une sorte de naturalisation cosmique du «je» dans le
« nous» de la cruauté orgiaque. L'élément sexuel est sou-
vent présent dans cette figure, comme peuvent l'être la dro-
gue, ou l'alcool, ou l'idiotie 1. Ou aussi le poème, la
musique et la danse.
2. Une figure de l'inséparé, qui est plus dialectique.
Le «je» entre dans une connexion inséparable avec le
« nous », mais il y subsiste, y compris comme problème
interne. L'élément politique est ici paradigmatique, très

1. La sexualité comme vecteur d'une dissolution du Moi « privé» et


policé dans les forces cosmiques est un thème majeur de l'œuvre romanes-
que de D.H. Lawrence. On peut, si l'on veut, relire L'Amant de Lady Chat-
terley (traduction de F. Roger-Comaze), mais mieux encore, fixant la
logique fusionnelle dans des emblèmes métaphysiques et légendaires, Plu-
med Serpent (Quetzalcoatl).
L'exemple le plus accompli du rôle de l'alcool dans la subversion des
limites usuelles du «je» est sans doute Au-dessous du volcan, de Malcolm
Lowry (traduction de Stephen Spriel, avec la collaboration de Clarisse
Francillon et de l'auteur).
Quant à l'idiotie comme dilatation «élémentaire» du Moi, elle est
magnifiée par le personnage de Benjy dans Le Bruit et la fureur, de Faulk-
ner (traduction de M.-E. Coindreau).

175
LE SIÈCLE

proche de l'élélnent militaire, et aussi du romanesque et du


cinéma quand ces arts acceptent leur provenance épique.
Un examen plus fin des textes doit nous permettre de
repérer, quant à la formalisation du réel, les maximes
respectives de la fusion extatique et de l'articulation insé-
parée.

1. CITATION A de l'Ode maritùne


Le mot fondamental de toute cette attaque est «avec »,
signifiant de l'absorption du «je» dans un « nous» noma-
dique. Avec cette obsession du départ et du voyage, ce
« aller partout où vous allez », nous retrouvons le motif de
l'anabase, quand l'opérateur de construction du sujet nou-
veau est la « montée et retour », la figure de la traversée
des océans ou des déserts.
Alvaro de Campos indique avec lucidité la condition de
ce nomadisme collectif: l'arrachement à la familiarité, à
l'installation. Il y a là une notation profonde, et que je crois
exacte: pour que l'individu devienne sujet, il faut qu'il
surmonte la peur, la « crainte innée des prisons », certes,
mais plus encore la peur de perdre toute identité, d'être
dépossédé des routines du lieu et du temps, de la vie
« réglée et corrigée ».
Ce motif hante le siècle, qui est très souvent, dans son ac-
tion et ses œuvres, un appel au courage. Ce qui immobilise
l'individu, ce qui en fait l'impuissance, c'est la peur. Non
pas tant la peur de la répression et de la douleur, que la peur
de ne plus être le peu qu'on est, de ne plus avoir le peu qu'on
a. Le premier geste qui conduit à l'incorporation collective
et à la transcendance créatrice est de cesser d'avoir peur.
Nous aimons que notre vie soit réglée pour échapper à
l'insécurité. Et la gardienne subjective de la règle est la

176
CRUAUTÉS

peur. Or cette peur est ce qui fait que nous sommes incapa-
bles de vouloir le réel de l'Idée. Il en résulte que c'est une
question fondamentale que de savoir comment ne pas être
un lâche. Il y va en effet de la puissance de la pensée. Cette
question est traitée dans d'innombrables œuvres, entre
1920 et 1960, romanesques, et plus encore filmiques. C'est
peut -être la grande contribution de l'Amérique à la théma-
tique du siècle que d'avoir installé au cœur de son cinéma
la question de la généalogie du courage et de la lutte
intÎlne contre la lâcheté. C'est ce qui fait du western, où il
n'est guère question que de cette lutte, un genre solide,
moderne, et qui a autorisé un nombre exceptionnel de
chefs-d' œuvre.
Ce souci quant au lien entre courage et Idée a sans doute
aujourd'hui perdu beaucoup de sa vigueur. Fondamentale-
ment, pour le siècle achevé, être lâche c'est rester où l'on
est. Il n'y a pas d'autre contenu à la lâcheté ordinaire que le
conservatisme sécuritaire. C'est exactement ce que dit
Al varo de Campos: l'obstacle au devenir extatique du
« nous» furieux est la vie « pacifique », ou « assise ». Or,
c'est bien cette vie qu'on glorifie de nos jours. Rien ne
mérite qu'on s'arrache à la lâcheté ordinaire, et surtout pas
l'Idée, ou le « nous », dont on aura vite déclaré qu'il ne
s'agit que de « phantasmes totalitaires ». Alors, occupons-
nous de nos affaires, et amusons-nous. Comme disait Vol-
taire, un des plus considérables penseurs de la médiocrité
humanitaire, venirneux ennemi de Rousseau, l' homme du
courage: « Il faut cultiver notre jardin. »

2. CITATION B de l'Ode maritime


Ce passage combine deux thèmes apparemment
contradictoires, la transgression (<< passion de l'illégal »,

177
LE SIÈCLE

«événements sanglants », «grandes fièvres» ... ) et la


soumission (<< la part de soumission », les «nerfs
féminins et délicats », les « regards vides» ... ). Tout cela
va donner dans le poème une longue rhapsodie maso-
chiste, poussée jusqu'à l'inlagination d'un corps déchi-
queté, dispersé, réel en rnorceaux des «sensualités
écartelées ».
On ne peut conlprendre cette alliance (encore une corré-
lation anti-dialectique) entre la férocité la plus extrême et
la soumission absolue que si l'on interroge la fonction de la
passivité, chez Alvaro de Campos et bien au-delà. La pas-
sivité, en effet, n'est rien d'autre que la dissolution du
«je », le renoncement à toute identité subjective. Au fond,
pour cesser d'être lâche, il faut consentir entièrement à ce
qui devient. L'idée cruciale est celle-ci: l'envers de la
lâcheté n'est pas la volonté, nIais l'abandon à ce qui
arrive. Ce qui arrache à la règle ordinaire, à la « vie assise,
statique, réglée », c'est une sorte particulière d'abandon
inconditionné à l'événement. Pour Campos: l'abandon au
départ-pirate nomadique.
l'ai moi-même expérimenté une fois pour toutes cette
corrélation entre transgression et soumission. C'était en
Mai 68, et dans les années qui ont suivi. l'ai ressenti que
le déracinement de ma vie antérieure, celle d'un petit
fonctionnaire provincial, marié et père de famille, n'ayant
d'autre vision du Salut que d'écrire des livres; le départ
vers une vie soumise, ardemment soumise, aux obligations
militantes dans des lieux antérieurement inconnus, foyers,
usines, marchés de banlieue; l'affrontement avec les poli-
ces, les arrestations et les procès; que tout cela provenait,
non d'une lucide décision, mais d'une forme spéciale de
passivité, d'un abandon total à ce qui arrivait.

178
CRUAUTÉS

Passivité ne veut pas dire résignation. Il s'agit d'une


passivité quasirnent ontologique, celle qui change votre
être par entraînement et dépendance d'un ailleurs absolu. Il
est frappant que Campos dispose cette passivité, créatrice
autant que dissolvante, sous des emblèmes féminins. l'ai
en effet constaté que les femmes s'accordaient plus profon-
dément que les hornmes à ce déracinement abandonné, tout
de n1ême qu'inversement elles sont plus sèches et plus obs-
tinées dans la crainte et le conservatisrne. Le féminin, c'est
ce qui, quand il cesse d'être l'organisation domestique de
la sécurité et de la peur, va le plus loin dans la résiliation de
toute lâcheté. Pour cette raison, j'aurai ici une pensée pour
Ulrike Meinhof, révolutionnaire allemande de la Fraction
armée rouge, suicidée dans sa geôle. Et une aussi pour
Nathalie Ménigon, révolutionnaire française du groupe
Action directe, qui pourrit actuellement dans nos prisons
nationales. Ces femmes ont eu, en tout cas, « la passion de
l'illégal uni au féroce ».

3. CITATION C de l'Ode maritime


Campos explique pourquoi, d'après lui, cette figure de
l'abandon doit échouer. Le «raisonnement », si l'on peut
dire, est le suivant: celui qui s'abandonne absolument, qui
se disperse extatiquement dans la cruauté de la vie univer-
selle, quitte la lâcheté ordinaire. En ce sens, toute grandeur
est abandon, toute Idée puissante revient à se tenir dans la
main d'un destin. Mais dans la durée, la passivité use sa
force créatrice. La passivité ne peut que devenir accepta-
tion, tolérance. Or, la tolérance est le contraire de l'aban-
don. Loin de construire une grandeur, elle est la donnée de
base de l'humanisrne bourgeois. Là où se tenait le devenir-
autre du sujet, s'installe la pleurnicherie humaniste, quand

179
LE SIÈCLE

« on finit par quasiment pleurer de tendresse sur ce qu'on


toléra ». Là où il y avait la violence-pirate du «nous »,
reviennent « les sentiments humains, si sociables et bour-
geois ».
C'est que le multiple déchaîné dans lequel le «je» trou-
vait l'extase de sa dissipation peut aussi bien, lorsque
l'énergie des commencements est dilapidée, devenir une
éducation tolérante aux différences. Il arrive alors que « la
vie fluctuante, diverse, finit par nous éduquer dans
l'humain ». Cette dialectique découragée est celle d'une
autre passivité, la résignation, la tolérance, celle qui fait
dire « pauvres gens que tous les gens ».
Cette mélancolie terminale est typique de la pensée poé-
tisante. Campos, finalement, pense qu'il n'y a de grand que
le départ, que l'élan illégal et nlultiforme qui brise la
lâcheté ordinaire. Mais dans le dévouernent au multiple -
le passage du «je» au « nous» -, tout s'use en acceptation
et en tolérance. De sorte que, par la médiation de la sou-
mission orgiaque et cruelle, nous passons en fin de compte
d'une lâcheté première (la peur, la vie pacifique, assise) à
une lâcheté seconde (l'humanisme religieux, bourgeois et
tolérant, qui finalement voit partout l'homme, et donc con-
clut qu'il n'y a que « la vie, au bout du compte, au fond
toujours, toujours la même! »).
Particulièrement saisissante est l'allusion de Carrlpos à
la fraternité, dans laquelle j'ai proposé de voir la subjecti-
vation exemplaire de la puissance du «nous ». Quand le
poète déclare que « la fraternité n'est finalement pas une
idée révolutionnaire », il nous incite à distinguer la frater-
nité proprement dite, qui est arrachement à la vie légitime,
abandon à la puissance événementielle du « nous» ; et une
fraternité dérivée et corrompue, qui n'est que de l'huma-

180
CRUAUTÉS

nisme pieux, dont la formule est la tolérance pour tout,


l'acceptation des différences, les «sentiments humains»
dont il est particulièrement juste de dire qu'ils sont « méta-
physiquement tristes », puisqu'ils portent renonciation à
toute passion du réel.
Pour le pessimisme poétique de Campos, c'est cette
seconde version de la fraternité qui impose sa loi, et nous
ramène, sauf à tolérer d'être encore un lâche, à la plus
complète solitude. C'est qu'une vision extatique et fusion-
nelle de l'accès à l'Idée, donc du rapport «je »/« nous»
qui dans le siècle en est la clef, ne fonde aucun temps, et se
dissipe dans son commencement. Toute insistance est déjà
un deuil.
Pour Campos, l'Idée est un acte, elle n'est jamais la
construction d'un temps.

4. LA CITATION DE BRECHT

Le problème politique du Parti, tout comme la question


fondamentale de l'art, sont justement, pour Brecht, de ne
pas se contenter des prestiges de l'acte et de l'instant, mais
de créer un temps, de donner forme à une figure du rapport
«je »/«nous » qui ait une durée. Le Parti est la forme maté-
rielle de la durée politique, et la théâtralité épique non aris-
totélicienne la forme de la nouvelle durée théâtrale. La
pièce La Décision noue ces deux formes.
La conception léniniste du Parti se tire du bilan des
insurrections ouvrières du XIXe siècle, et singulièrement de
la Commune de Paris. Ces insurrections sont toujours écra-
sées. Extatiques, elles le sont à leur manière, mais, précisé-
ment, elles finissent dans de sanglantes répressions. Aucune
victoire n'est possible qui soit seulement une improvisa-
tion dans l'instant. On va donc se donner une discipline du

181
LE SIÈCLE

temps, et c'est la principale fonction formelle du Parti. Les


Partis communistes de la ur Internationale ont été, après la
révolution d'Octobre 17, la généralisation d'une expé-
rience, celle du Parti léniniste. La force de cette généralisa-
tion était l'idée que, pour la première fois, les gens d'en
bas, les prolétaires, allaient disposer de leur propre temps.
Ils allaient cesser d'être dans l'émeute spasrnodique, dans
la cruauté-pirate à la Campos. On allait leur créer un corps
discipliné, car, sans discipline, pas de construction du
temps. Mais cette discipline n'est rien d'autre que l'accep-
tation par d'innombrables «je» de leur connexion au
« nous ».
Le Parti communiste encore révolutionnaire (et c'est de
celui-là que parle, ou rêve, Brecht en 1930) est une cristalli-
sation des «je », une concrétion subjective. Il n'a rien à voir
avec ce qu'il deviendra, le Parti-État impotent et sinistre,
bureaucratie mi-terroriste, mi-démagogue. C'est parce qu'il
est ce concentré de pensée et de volonté pure qu'il propose,
cornme le dit Brecht, une forme singulière d'inséparation
du «je» et du « nous ». Le Parti désigne une manière parti-
culière de construire, uniquement avec des «je », un
« nous» maître du temps. Le Parti, comme le disent les agi-
tateurs, est « nous, toi, moi, vous », il « pense dans ta tête »,
il est le « nous» en tant que chacun.
On comprend alors que son impératif soit: « Ne te sépare
pas de nous. » À la différence de l'extase passive de l'Ode
maritime, l'articulation politique du «je» et du «nous»
n'est pas une fusion. Il est donc possible de se séparer, mais
le Parti n'existe qu'autant qu'on ne le fait pas. Le Parti, c'est
l'inséparé. Le Parti, c'est chacun-pas-sans-nous. C'est le lieu
du partage, au sens où aucune connaissance n'est utile si on
ne dit pas: « Partage-la avec nous. »

182
CRUAUTÉS

Au fond, que le Parti soit l'inséparé veut dire qu'il n'est


que partage, sans qu'on sache d'avance ce qui est partagé.
L'essence de la question est la fraternité. « Nous », c'est le
partage. Si un « nous », comme le Parti, n'est fait que de
«je », il y a une circularité constitutive, qui est que l'insé-
paré est la loi du « nous », rnais que ce n'est qu'autant que
le « nous » instaure sa loi qu'il Y a inséparation. La disci-
pline est le nom de cette circularité, le nom des effets pos-
sibles de l'injonction: « Ne te sépare pas de nous. »
Ou encore: dans tous les registres de l' œuvre et de la
pensée, un impératif du siècle aura été: « Pas sans nous. »
Un prédicat très important du Parti, qui soutient, nous
l'avons déjà dit, la puissance n1atérielle de l'Idée comme
incarnation dans le collectif, est qu'il est indestructible:
« L'homme seul peut être anéanti, mais le Parti ne peut être
anéanti. »
Le siècle, entre 1917 et 1980, s'est proposé de créer de
l'indestructible. Pourquoi cette aspiration? Parce que
l'indestructibilité, la non-finitude, est le stigmate du réel.
Pour créer de l'indestructible, il faut beaucoup détruire.
C'est ce que tout particulièrement savent les sculpteurs, qui
détruisent la pierre pour que par ses vides elle éternise une
Idée. Le réel, c'est l'impossible-à-détruire, ce qui toujours,
et pour toujours, résiste. On ne fait œuvre que si on a le
sentiment de se mesurer à cette résistance.
Siècle des résistances et des épopées, destructeur sans
rernords, le siècle aura voulu s'égaler dans ses œuvres au
réel dont il avait la passion.
rI' mars 2000

Il. Avant-gardes

JE RESTE fidèle à la méthode immanente fixée au tout


début de ce cycle, je demande: Qu'est-ce que le siècle lui-
même, du point de vue des œuvres d'art qu'il s'est montré
capable de produire, a déclaré à propos des singularités
artistiques? C'est aussi une manière de soumettre à vérifi-
cation, dans un des grands types de procédure générique,
l'hypothèse qui anime ces leçons, et qui fait de la passion
du réel la pierre de touche des subjectivités du siècle. Y a-
t-il ou non dans le siècle une volonté de forcer l'art à
extraire, de la mine de la réalité, et par les moyens de l' arti-
fice volontaire, un minerai réel dur comme le diamant?
Voit-on se déployer une critique du semblant, de la repré-
sentation, de la mimésis, du « naturel» ? Au-delà même de
ces vérifications, déjà largement entreprises, constatons
qu'un fort courant de pensée a déclaré qu'il valait mieux
sacrifier l'art que de céder sur le réel. On peut nommer
avant-gardes artistiques du xx e siècle les différents avatars
de ce courant, tous ornés de vocables abstrus, comme
dadaïsme, acméisme, suprématisme, futurisme, sensation-
nisme, surréalisnle, situationnisme... Nous avions déjà
entrevu, avec le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch,
que le siècle est volontiers iconoclaste. Il n'hésite pas à

185
LE SIÈCLE

sacrifier l'image pour que le réel advienne enfin dans le


geste artistique. Mais sans doute, à propos de la destruction
de l'image, faut-il aussitôt ajouter qu'il y a toujours l'autre
tendance, celle de la soustraction, qui cherche l'image
nlinimale, le simple trait imageant, l'image disparaissante.
L'antinomie de la destruction et de la soustraction anime
tout le processus de destitution de la ressemblance et de
l'image. Il y a notamment un art de la raréfaction, de
l'obtention des effets les plus subtils et les plus durables,
non par une posture agressive à l'égard des forrnes héri-
tées, mais par des agencements qui disposent ces formes au
bord du vide, dans un réseau de coupures et de disparitions.
L'exemple peut-être le plus accompli de cette façon de
faire est la musique de Webern 1•
Reste qu'il nous incombe d'identifier dans l'art du
siècle les formes sacrificielles et iconoclastes de la passion

1. L'œuvre musicale d'Anton Webern brille, diamantaire, au cœur du


siècle. Elle en est le concentré le plus admirable, de ce qu'elle a mené très
loin la réquisition de l'approche soustractive du réel. Élémentaire bien
qu'infiniment complexe, suspendue bien que fertile en surprises, presque
inaudible bien que prodigieusement variée dans ses effets sonores, elle
propose au silence des ornements aussi sublimes qu'impalpables. Sans
doute indique-t-elle cependant qu'à trop écarter la destruction, on s'éloi-
gne sans doute de toute politique, mais au profit d'une sorte de mysticisme
sans descendance. Le paradoxe de Webern est en effet d'avoir, à partir des
années 50, servi de référence universelle à un programme, le programme
sériel, dont en effet les structures de son œuvre semblent légitimer le pro-
pos, mais dont l'effet sensible de son œuvre, l'espèce de prière mystérieuse
qui l'anime, est tout à fait éloigné.
Webern a été tué accidentellement par un soldat américain lors de la
libération de Vienne. Archimède, lui aussi génie (mathématique) sans des-
cendance immédiate, avait été tué non moins accidentellement, un peu plus
de deux millénaires auparavant, par un soldat romain lors de la conquête
de Syracuse.

186
AVANT-GARDES

du réel, tout en expérimentant la corrélation, cas par cas,


entre destruction et soustraction.
Une entrée dans cette identification consiste à examiner
les significations du mot «avant-garde ». Tout l'art du
xx e siècle a peu ou prou revendiqué une fonction d'avant-
garde, et aujourd'hui voici que ce terme est obsolète, voire
péjoratif. Nous avons donc affaire à un symptôme majeur.

Toute avant-garde déclare une rupture formelle avec les


schèmes at1istiques antérieurs. Elle se présente comme por-
teuse d'un pouvoir de destruction du consensus formel qui,
à un moment donné, définit ce qui mérite le nom d'art. Or,
ce qui est frappant est que, tout le long du siècle, l'enjeu de
cette rupture reste invariant. Il s'agit toujours d'aller plus
loin dans l'éradication de la ressemblance, du représentatif,
du narratif ou du naturel. Disons qu'une logique anti-réa-
liste ramène la force de l'art soit du côté du geste expressif
et de la subjectivité pure, soit du côté de l'abstraction et des
idéalités géométriques. Bien entendu, c'est le devenir de la
peinture qui est ici le grand modèle, mais on trouve des
équivalents en musique, dans l'écriture (centrer la création
littéraire sur la seule puissance de la langue), et même au
cinéma ou dans les arts chorégraphiques. La polémique la
plus profonde des avant-gardes, allant jusqu'à la promotion
de tout ce qui est antérieurement tenu pour laid, se fait con-
tre l'axiome classique qui pose l'existence de formes plus
naturelles, plus appropriées, plus plaisantes que d'autres.
Une avant-garde entend rompre avec toute idée qu'il existe
des lois formelles du Beau, tirées de l'accord entre nos
récepteurs sensoriels et l'expression intellectuelle. Il s'agit
d'en finir avec les rejetons de l'esthétique de Kant, qui font
du beau le signe d'une harmonie de nos facultés, elle-même

187
LE SIÈCLE

synthétisée dans un jugement réfléchissant. Une avant-


garde, si même elle promeut certains dispositifs formels
plutôt que d'autres, soutient in fine que tout agencement
sensible peut produire un effet d'art, si on sait en partager la
règle. Il n'y a pas de norme naturelle, il n'y a que des cohé-
rences volontaires, qui tirent parti du hasard des occurren-
ces sensibles.
Le résultat est que la rupture déclarée atteint, non seule-
ment un état conjoncturel de la production artistique, mais
les grands dispositifs forrnels devenus lentement hégémo-
niques dans l'histoire artistique de l'Europe: la tonalité en
musique, la figuration en peinture, l' humanisrne en sculp-
ture, l'intelligibilité syntaxique immédiate en poésie, etc.
Du coup, les avant -gardes ne sont pas seulement des
« écoles» esthétiques, elles deviennent des phénomènes de
société, des références d'opinion, contre lesquels de
violentes polémiques se déchaînent, bien au-delà de la
référence aux œuvres ou de la connaissance des écrits théo-
riques. C'est qu'une avant-garde affirme, souvent dans les
termes les plus violents, rejeter le consensus sur ce qui
accrédite ou non un jugernent de goût, et se n1et en excep-
tion des règles ordinaires de la circulation des «objets»
artistiques.
Pour tenir bon dans les tempêtes d'opinion qu'elles
déclenchent, les avant-gardes sont toujours organisées.
«Avant-garde» veut dire groupe, même s'il est réduit à
quelques personnes, et groupe qui fait connaître son exis-
tence et sa dissidence, qui publie, qui agit, et qui est animé
par de fortes personnalités peu enclines à partager leur
pouvoir. Ainsi, exemplairement, pour s'en tenir à la
France, du surréalisme sous la houlette d'André Breton et
de son descendant situationniste sous celle de Guy Debord.

188
AVANT-GARDES

Cette dimension organisée, et souvent vigoureusement


sectaire, tisse déjà un lien, au moins allégorique, entre les
avant-gardes artistiques et la politique (où, du reste, les
Partis communistes se présentent aussi comme avant-gar-
des des masses populaires). Il y a une agressivité des avant-
gardes, un élélnent provocateur, un goût de l'intervention
publique et du scandale. L'organisation quasi militaire, par
Théophile Gautier, de la bataille d' Hernani, aura été une
assez bonne anticipation des pratiques d'avant-garde au
xxe siècle. L'art, pour les avant-gardes, est beaucoup plus
que la production solitaire d' œuvres géniales. Il y va de
l'existence collective, il y va de la vie. L'art ne se conçoit
pas sans un violent militantisme esthétique.
C'est que les avant-gardes, et c'est leur façon de porter
la toute neuve passion du réel, ne conçoivent l'art qu'au
présent, et veulent forcer la reconnaissance de ce présent.
L'invention est une valeur intrinsèque, la nouveauté est par
elle-même délectable. L'ancien et la répétition sont haïssa-
bles, de là que la rupture absolue est salutaire, elle qui
contraint aux conséquences du seul présent. C'est l'inter-
prétation dominante, par les avant-gardes, de l'énoncé de
Rimbaud: « Il faut être absolument moderne. » L'art n'est
pas essentiellement une production d'éternité, la création
d'une œuvre dont le futur sera le juge. L'avant-garde est
soucieuse qu'il y ait un présent pur de l'art. Il n'y a pas à
attendre. Il n'y a pas de postérité, il y a un combat artisti-
que contre la sclérose et la mort, ici et maintenant, et il faut
remporter la victoire. Et comme le présent est constam-
ment sous la menace du passé, qu'il est fragile, il faut
l'imposer par l'intervention provocatrice du groupe, qui
assure le salut de l'éphémère et de l'instant contre l'établi
et l'institué.

189
LE SIÈCLE

Cette question du tenlps de l'art est ancienne. Quand


Hegel, dans ses leçons sur l'esthétique, déclare que l'art est
désormais une chose du passé, il veut seulement dire, non
qu'il n'existe plus d'activité artistique, mais que la
suprême valeur de la pensée n'est plus détenue par l'art,
comrne elle le fut du temps des Grecs. L'art n'est plus la
forme historique privilégiée de la présentation de l'Idée
absolue. Il en résulte évidemment que les œuvres du passé
sont insurpassables, puisqu'elles sont adéquates à un
nloment de l'effectivité de l'Esprit, ce à quoi aucune œuvre
au présent, si pleine de talent et même de génie qu'elle soit,
ne peut plus prétendre.
On reconnaît là une conception proprement classique de
l'art, et même, à l'intérieur du classicisme, celle qui oppose
les Anciens aux Modernes. Preuve supplémentaire, s'il en
était besoin, que l'esthétique de Hegel n'est nullement
romantique, peut-être même pas moderne. Déjà les plus
grands artistes français du XVIIe siècle sont convaincus que le
grand art a déjà eu lieu, que l'Antiquité gréco-latine a produit
des modèles inégalables. À y regarder de plus près, le vrai
support de ce classicisnle est l'essentialisme. Il existe une
essence du Beau, distribuée par des règles dans les différents
genres artistiques. L'art accompli est celui qui est à la hauteur
de sa propre essence, ou qui donne le plus haut exemple de ce
dont ce genre d'art est capable. Seulement, ce dont il est
capable, cela a déjà été rnesuré et expérimenté. Donner
l'exemple est toujours le re-donner. Dire que l'art doit être ce
qu'il est (effectuer son essence), c'est aussi bien dire qu'il
doit devenir ce qu'il a déjà eu la chance d'être. Il n'y a finale-
ment aucune distinction entre l'avenir de l'art et son passé.
Les avant-gardes, en cela plus romantiques que classi-
ques, soutiennent généralenlent que l'art est la plus haute

190
AVANT-GARDES

destination d'un sujet, et que sa puissance n'a pas eu lieu,


qu'elle a été, justement par la réaction classique, constam-
ment entravée. L'art est alors, contrairement à ce que dit
Hegel, une chose du présent, et il l' est de façon essentielle.
Que le temps de l'art soit le présent est beaucoup plus
important pour les avant -gardes que la rupture avec le
passé, qui n'est qu'une conséquence, et n'interdit nulle-
ment, comme on le voit avec le surréalisrne, la détermina-
tion dans le passé d'une généalogie des intensités du présent
(Sade, certains romantiques allemands, Lautréamont. .. ).
Un groupe d'avant-garde est ce qui décide un présent,
car le présent de l'art n'a pas été décidé par le passé,
comme le croient les classiques, il a bien plutôt été empê-
ché. On n'est ni un héritier, ni un imitateur, on est celui qui
déclare violemment le présent de l'art.
La question ontologique de l'art au xxe siècle est celle
du présent. Et je crois que ce point est lié à la conviction,
que nous avons souvent rencontrée, que le siècle est un
commencement. Le classicisme peut aussi bien se définir
comme la certitude qu'en matière d'art, cela a commencé
depuis longtemps. L'avant-garde dit: Nous commençons.
Mais la question véritable du commencement est celle de
son présent. Comment sent-on, comment expérimente-t-on
qu'on commence? La réponse la plus courante des avant-
gardes à cette question, c'est que seule ['intensité vitale de
la création artistique permet de reconnaître le commence-
ment. L'art, au xx e siècle, c'est l'attestation du commence-
ment comme présence intense de l'art, comme son présent
pur, comme présentification imnlédiate de sa ressource.
Tendanciellement, ['art du xx se centre sur ['acte plutôt
que sur ['œuvre, parce que l'acte, étant puissance intense
du commencement, ne se pense qu'au présent.

191
LE SIÈCLE

La difficulté bien connue est de savoir quelle doctrine


du temps, de la durée, enveloppe celle du conlmencement
comme norme. Vient rôder la thèse d'un commencement
perpétuel, qui est une des chinlères du siècle, et une chi-
mère suicidaire, que nombre d'artistes ont payée de leur
vie. Mais il y a d'autres problèmes, en particulier celui-
ci : Si le comrnencement est un impératif, conlment se
distingue-t-il d'un recommencement? Comment faire de
la vie de l'art une sorte de matin éternel sans restaurer la
répétition ?
Ces questions produisent, comme nous l'avons expéri-
menté dans le poème frénétique de Campos, une fatale
usure du commencement. La conséquence la plus médio-
cre, ou la plus comnlerciale, de cette usure, est la nécessité
d'inventer presque constamment une autre doctrine radi-
cale du commencement, de changer de paradigme formel,
de substituer une avant-garde à une autre, l'acméisme au
suprématisme, ou le sensationnisme au futurisme. Cette
forme basse a pris dans les années 60 et 70, spécialement
aux États-Unis, l'allure d'une succession accélérée de
« mutations» formelles, en sorte que la vie des arts plasti-
ques se calquait sur celle de la mode vestirnentaire. La
forrne haute, qui tente de conserver l'intensité présente de
l'acte artistique, est de concevoir l'œuvre d'art elle-même
comme combustion presque instantanée de la puissance de
son commencement. L'idée directrice est que commence-
ment et fin en viennent à coïncider dans l'intensité d'un
acte unique. Comme le disait déj à Mallarmé, « le drame a
lieu tout de suite, le temps d'en rnontrer la défaite, qui se
déroule fulguramment ». Ces « défaites », qui sont la vic-
toire du présent pur, singularisent par exemple des pièces
de Webern qui frôlent en quelques secondes un silence qui

192
AVANT-GARDES

les absorbe, ou certaines constructions plastiques qui ne


sont là que pour être effacées, ou certains poèmes mangés
par le blanc de la page.
Comme dans ce cas les œuvres sont incertaines, presque
évanouies avant de naître, ou concentrées dans le geste de
l'artiste plus que dans son résultat (ainsi de 1'« action-pain-
ting » sous ses différentes formes), il faut en conserver le
propos dans la théorie, dans le commentaire, dans la décla-
ration. Il faut garder par l'écriture laformule de ce peu-de-
réel extorqué par la fugacité des formes.
De là que proclanlations et manifestes sont des activités
essentielles, tout le long du siècle, des avant-gardes. On a
parfois dit que c'était la preuve de leur stérilité artistique.
Vous voyez que je m'inscris en faux contre ces mépris
rétrospectifs. Le Manifeste témoigne au contraire d'une
violente tension visant à asservir au réel tous les pouvoirs
de la fonne et du semblant.

Qu'est-ce qu'un Manifeste? La question m'intéresse


d'autant plus que j'ai moi-même écrit, en 1989, un Mani-
feste pour la philosophie. La tradition moderne du mani-
feste est fixée dès 1848 par le Manifeste du Parti
communiste de Marx. Il semble bien qu'un manifeste soit
une annonce, un programme. «Les prolétaires n'ont à y
perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à y gagner »,
conclut Marx. Ce « monde à gagner» est une option sur
l'avenir. Ce qui est programmatique n'est pas, semble-t-il,
de l'ordre de l'urgence présente du réel. Il s'agit d'une
finalité, des conditions de ce qui un jour viendra, d'une
promesse. Comment comprendre que l'impératif de l'acte
et du présent se soit inscrit dans tant de proclamations et de
manifestes? Quelle est encore cette dialectique du présent

193
LE SIÈCLE

et de l'avenir, de l'intervention immédiate et de l' annon-


ciation?
C'est sans doute le moment de dire un mot d'André
Breton, dont je tirerai tout à l'heure le texte du jour. Qui
plus que lui, dans le siècle, a enchaîné les prornesses de
l'art nouveau à la forme politique du Manifeste? Premier
et second Manifeste du surréalisme sont évidemment là
pour en témoigner. Mais, de façon plus insistante, c'est
tout le style de Breton qui est tourné vers l'orage du futur,
la certitude poétique d'une venue: «La beauté sera
convulsive ou ne sera pas. » Où donc réside cette beauté,
dont on voit bien que l'attribut (<< convulsive») est celui
d'un réel violenté, mais qui, hors présent, reste suspendue à
l'alternative « être ou ne pas être », tout comnle Marx pou-
vait convoquer l' Histoire humaine au dilemme angoissant
« socialisme ou barbarie» ? Le génie de Breton se concen-
tre souvent dans ces formules, où l'image donne la charge
de l'urgence, mais où, en même temps, n'est pas attestée
que la chose même soit déjà là. Dans le texte que je vais
lire, on trouve: « Elle [la rébellion] est l'étincelle qui cher-
che la poudrière.» L'étincelle est bien consuITlation du
présent, mais où donc est cette « poudrière» recherchée?
C'est, localisé par l'écriture, le rnême problème que celui,
global, de la fonction des Manifestes. Où se situe le point
d'équilibre entre la pression du réel, qui est volonté abso-
lue du présent, dissipation de l'énergie dans un seul acte, et
ce que le programme, l'annonce, la déclaration d'intention
supposent d'attente et d'appui pris dans l'indiscernable
futur?
Mon hypothèse est que, au moins pour ceux qui dans le
siècle sont en proie à la passion du présent, le Manifeste
n'est jamais qu'une rhétorique qui sert d'abri à autre chose

194
AVANT-GARDES

que ce qu'elle nomme et annonce. L'activité artistique


réelle reste toujours excentrée par rapport aux programmes
qui déclarent avec insolence sa nouveauté, tout comme ce
qu'il Y ad' inventif dans la pensée de Heidegger reste
étranger à l'annonce pathétique, et qui fait grand effet,
d'un « retournement salvateur », ou de la venue poétique et
pensante d'un Dieu.
Le problème est encore une fois celui du temps. Le
Manifeste est la reconstruction, dans un futur indéterminé,
de ce qui, étant de l'ordre de l'acte, de la fulguration aussi-
tôt évanouie, ne se laisse pas nommer au présent. Recons-
truction de ce à quoi, pris qu'il est dans la singularité
disparais sante de son être, ne convient aucun nom.
De Wittgenstein à Lacan court dans le siècle l'énoncé:
« Il n'y a pas de métalangage. » Ce qui veut dire que le lan-
gage est toujours noué au réel de telle sorte qu'aucune thé-
matisation langagière seconde de ce nœud n'est possible.
Le langage dit, et ce « dit» ne peut être re-dit dans aucun
dire approprié. Une lecture instruite des Manifestes et pro-
clamations des avant-gardes doit toujours se faire à partir de
l'axiome: Il n'y a pas de métalangage approprié à la pro-
duction artistique. Pour autant qu'une déclaration concerne
cette production, elle ne peut en capturer le présent, et c'est
donc tout naturellement qu'elle lui invente un futur.
Cette invention rhétorique d'un avenir de ce qui est en
train d'exister sous les espèces de l'acte est, notons-le, une
chose utile, voire nécessaire, en politique et en art tout
comrne en amour, où le « Je t'aime pour toujours» est le
Manifeste, évidemment sur-réaliste, d'un acte incertain.
Quand Lacan dit: « Il n'y a pas de rapport sexuel », il veut
tout aussi bien dire qu'il n'y a pas de rnétalangage du sexe.
Or, c'est un théorème que là où il n'y a pas de métalangage

195
LE SIÈCLE

doit venir une rhétorique projective. Cette rhétorique


donne abri dans la langue à ce qui a lieu, sans toutefois le
nommer ou le saisir. Le «je t'aime pour toujours» est une
figure de rhétorique tout à fait utile pour la protection des
puissances actives du lien sexuel, bien qu'elle n'ait, avec
ces puissances, nul rapport.
C'est une mauvaise critique d'un prograrnme esthétique
que de constater qu'aucune de ses prornesses n'a été tenue.
Certes, les beautés incontestables de l'art poétique de Bre-
ton n'ont rien de « convulsif ». On y reconnaît plutôt la res-
tauration d'une langue française oubliée, à la fois charnue,
imagée, et très solidement architecturée par une syntaxe
oratoire. Mais un programrne n'est ni un contrat ni une
prolIlesse. C'est une rhétorique qui ne soutient à ce qui a
réellernent lieu qu'un rapport d'enveloppement et de pro-
tection.
Les avant-gardes ont simultanément activé au présent
les ruptures formelles et produit, sous forme de rnanifestes
et de déclarations, l'enveloppe rhétorique de cette activa-
tion. Elles ont produit l'enveloppement du présent réel
dans un futur fictif. Et elles ont appelé « expérience artisti-
que nouvelle» cette double production.
On ne s'étonnera donc pas de la corrélation entre des
œuvres évanouissantes et des programrnes fracassants.
L'action réelle existe, toujours précaire et presque indis-
tincte, en sorte qu'elle doit être indiquée, soulignée, par de
fortes proclamations, un peu comme le Monsieur Loyal du
cirque amplifie l'annonce et fait battre le tambour pour
qu'une pirouette de la trapéziste, très difficile et nouvelle,
mais très fugace, ne reste pas ignorée du public.
En définitive, tout cela vise bien à dévouer les énergies
au présent, même si la subjectivation de ce présent

196
AVANT-GARDES

s'englue parfois dans la rhétorique de l'espérance. Ne rallie


les gens aux politiques d'émancipation, ou à l'art contem-
porain, que le constat d'une fabrication du présent. Même
le futurisrne, en dépit de son nom, était une fabrication du
présent.
Ce qui caractérise notre aujourd'hui, qui ne mérite
guère d'être appelé, pour reprendre une expression de
Mallarmé, un «bel aujourd'hui », est l'absence de tout
présent, au sens du présent réel. Les années qui suivent
1980 ressemblent à ce que Mallarmé, justement, dit des
années qui suivent 1880 : « Un présent fait défaut. » Les
périodes contre-révolutionnaires se ressemblant bien plus
que ne se ressernblent les révolutions, il ne faut pas
s'étonner qu'après le « gauchisme» des années 60, on en
revienne aux idées réactives d'après la Commune de
Paris. C'est que l'intervalle entre un événement de
l'émancipation et un autre nous laisse fallacieusement
captifs de l'idée que rien ne commence ni ne va commen-
cer, même si nous sommes pris dans une infernale agita-
tion immobile. Nous sommes donc revenus, sans en avoir
les moyens, au classicisme: tout a déjà depuis toujours
cornmencé, et il est vain de s'imaginer qu'on fonde à par-
tir de rien, qu'on va créer un art nouveau, ou un homme
nouveau.
C'est bien ce qui autorise à dire que le siècle est fini,
puisqu'on peut définir l'art du xxe siècle, et ce que les
avant-gardes en ont formalisé, comme la tentative radicale
d'un art non classique.
Quelques fondements subjectivés de ce non-classi-
cisme, quelques éléments de son programme, et nombre
d'exemples de sa rhétorique protectrice, sont contenus
dans le texte d'André Breton sur lequel je vais conclure.

197
LE SIÈCLE

C'est là, à cette minute poignante où le poids des


souffrances endurées semble devoir tout engloutir, que
l'excès même de l'épreuve entraîne un changement de
signe qui tend à faire passer l'indisponible humain du
côté du disponible et à affecter ce dernier d'une gran-
deur qu'il n'eût pu se connaître sans cela [. .. ]. Il faut
être allé au fond de la douleur humaine, en avoir décou-
vert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du
même don sans limites de soi-même ce qui vaut la peine
de vivre. La seule disgrâce définitive qui pourrait être
encourue devant une telle douleur, parce qu'elle ren-
drait impossible cette conversion de signe, serait de lui
opposer la résignation. Sous quelque angle que devant
moi tu aies fait état des réactions auxquelles t'exposa le
plus grand malheur que tu aies pu concevoir, je t'ai tou-
jours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion. Il
n' est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui
qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de
l'irréparable, que la rébellion ne sert de rien. La rébel-
lion porte sa justification en elle-même, tout à fait indé-
pendamment des chances qu'elle a de modifier ou non
l'état de fait qui la détermine. Elle est l'étincelle dans le
vent, mais l'étincelle qui cherche la poudrière. Je vénère
le feu sombre qui passe dans tes yeux chaque fois que tu
reprends conscience du tort insurpassable qui t'a été
fait et qui s'exalte et s'assombrit encore au souvenir des
misérables prêtres essayant de t'approcher à cette occa-
sion. Je sais aussi que c'est le même feu qui fait pour
moi si haut les flammes claires, qui les enlace en chùnè-
res vivantes sous mes yeux. Et je sais que l'amour qui ne
compte plus à ce point que sur lui-même ne se reprend
pas et que mon amour pour toi renaît des cerzdres du

198
AVANT-GARDES

soleil. Aussi, chaque fois qu'une association d'idées


traÎtreusement te ramène en ce point où, pour toi, toute
espérance un jour s'est reniée et, du plus haut que tu te
tiennes alors, menace, en flèche cherchant l'aile, de te
précipiter à nouveau dans le gouffre, éprouvant moi-
même la vanité de toute parole de consolation et tenant
toute tentative de diversion pour indigne, me suis-je
convaincu que seule une formule magique, ici, pourrait
être opérante, mais quelle formule saurait condenser en
elle et te rendre instantanément toute la force de vivre,
de vivre avec toute l'intensité possible, quand je sais
qu'elle t'était revenue si lentement? Celle à laquelle je
décide de m'en tenir, la seule par laquelle je juge accep-
table de te rappeler à moi lorsqu'il t'arrive de te pen-
cher tout à coup vers l'autre versant, tient dans ces mots
dont, lorsque tll recommences à détourner la tête, je
veux seulement frôler ton oreille: Osiris est un dieu
noir.

Ce beau texte, d'une rhétorique amoureuse emportée et


sombre, contient nombre de maximes dignes d'envelopper
les actes réels d'une avant-garde, peu importe son nom. Il
est tiré d'Arcane 17, peut-être la moins connue des proses
de Breton, moins en tout cas que Nadja ou que L'Amour
fou. C'est un texte relativement tardif de Breton, un des
textes mûris, mais aussi vaguement désenchantés, de la
guerre et de l'après-guerre (Arcane 17 paraît en 1944).
N'y aurait-il dans ce livre que l'axiome qui pose l'auto-
suffisance de la rébellion et l'indifférence à la pragmati-
que des résultats, qu'il mériterait aujourd'hui d'être lu et
relu.
Quatre remarques, pour soutenir la lecture.

199
LE SIÈCLE

1. « L'excès même de l'épreuve entraîne un changement


de signe»
Le problème posé dès le début de cet extrait est celui
des conditions d'un excès affirmatif. Comment produire un
excès qui aille dans le sens de l'intensité de la vie, un « don
sans limites », une «grandeur », des «flarnmes claires»
enlacées en «chimères vivantes»? Nous connaissons
désormais la nature de ce problème. Il s'agit de savoir
cornment la vie réelle peut venir de son feu assurer la
combustion créatrice de la pensée.
Sur ce point, Breton soutient un propos d'apparence dia-
lectique et de filiation romantique: la seule ressource réside
dans cet excès négatif qu'est la douleur. Une disposition
créatrice, qu'elle soit vitale ou artistique, doit être la conver-
sion d'un excès négatif en excès affirmatif, d'une douleur
insondable en rébellion infinie. Elle opère ce que Breton
nomme un «changement de signe », puis une «conversion
de signe ». Il s'agit bien d'un renversement. Non pas toute-
fois sous l'effet d'une progression dialectique dont le moteur
serait la contradiction, mais comn1e une opération alchimi-
que (on sait la résonance de ce motif chez tous les surréalis-
tes) commute les signes du plomb en ceux de l'or.
Ce qu'il faut noter, c'est que Breton ne retient pas qu'on
puisse directement produire un excès créateur par négation
de la vie ordinaire. Non, il faut qu'il y ait un excès déjà là,
qui est justement «excès même de l'épreuve ». Il n'y a pas
d'alchimie qui puisse changer le signe des états ordinaires,
qui puisse, partant d'un signe neutre, produire un excès
enchanteur, une rébellion créatrice. On ne peut que passer
d'un excès subi, infligé, d'un terrible signe négatif, d'un
signe noir (comme le dieu Osiris), à la possibilité conquise

200
AVANT-GARDES

de saluer « ce qui vaut la peine de vivre ». Ce passage est


une opération à la fois volontaire et miraculeuse qui
inverse le signe de l'excès, et que Breton nomme « rébel-
lion ».
La leçon capitale de tout ce développement est que c'est
une vertu créatrice de savoir endurer les plus terribles dou-
leurs, et qu'il n'y aurait rien qui vaille la peine si nous
n'étions pas exposés à l'excès. Où nous retrouvons la sorte
particulière de stoïcisme qu'induit le désir d'extorquer à la
vie tout ce qu'elle détient d'intensité. Et aussi l'éloge para-
doxal de la passivité créatrice, que nous avons déjà rencon-
tré en particulier dans le poème de Pessoa. Car accepter la
leçon de ce qu'il Y a de pire est une condition de l'intensité
vitale. Il faut, par une acceptation rebelle, «être allé au
fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étran-
ges capacités» pour pouvoir restituer « toute la force de
vivre, de vivre avec toute l'intensité possible ». Toute affir-
mation doit être conquise, ou reconquise, à partir d'une
exposition consentie au signe négatif de l'excès, et la passi-
vité risquée d'une exposition au pire est la ressource la plus
profonde de la vie affirmative. Car la création ne peut être
qu'un changernent de signe de l'excès, non le survenir de
l'excès lui-même. Elle est bien en ce sens, repoussant la
limaille de l'esprit du pôle négatif vers le pôle positif, et
selon une autre image chère à Breton, une opération
magnétique. Opération qui, faisant passer « l'indisponible
hun1ain du côté du disponible », confronte le sujet à son
impossible propre, et donc à sa capacité proprement réelle.

2. « La rébellion porte sa justification en elle-lnême »


Quand on expérimente le négatif, « le poids des souf-
frances endurées », se propose l'antinomie fondamentale

201
LE SIÈCLE

entre résignation et rébellion. Dans l'excès négatif, tout le


problème est de savoir pour laquelle de ces deux orienta-
tions la vie en nous va choisir. C'est ici que la magie
magnétique et la volonté sont indiscernables. «Rébel-
lion» veut dire que, dans l' extrêrne expérirnenté de
l'excès négatif, se maintient la certitude qu'on en peut
changer le signe. La résignation, en revanche, est pure et
simple acceptation du caractère inévitable et insurmonta-
ble de la douleur. La résignation soutient que ne sont
adaptées à la douleur que des paroles consolatrices. Or
Breton tient ces paroles pour de piètres «tentatives de
diversion », de ce qu'en elles rien n'indique la possibilité
survivante de l'intensité vitale.
Vient alors le très beau passage qui affirme la
complète suffisance à la vie de la rébellion, qui n'a nul
besoin de se mesurer à ses résultats. La rébellion est étin-
celle vitale (le présent pur, donc) «tout à fait indépen-
damment des chances qu'elle a de modifier ou non l'état
de fait qui la détermine ». La rébellion est une figure sub-
jective. Elle n'est pas le moteur d'un changement de la
situation, elle est le pari qu'on peut changer le signe de
l'excès.
C'est là qu'entre en scène le personnage de la résigna-
tion, que Breton nomme le misérable prêtre. Sa ruse va à
ne pas soutenir directement que la rébellion est mauvaise.
Le « prêtre» use d'une voix insidieuse qui est aujourd'hui
celle qui partout murmure ou vocifère, la voix des politi-
ciens, des essayistes et des journalistes. Cette voix
dernande jour après jour qu'on veuille bien mesurer la
rébellion à ses résultats, et la comparer, sous ce seul critère,
à la résignation. Elle établit alors, avec un triomphe
rnodeste, que pour des résultats objectifs comparables, ou

202
AVANT-GARDES

même souvent inférieurs, la rébellion est extrêmement coû-


teuse en vies, en douleurs, en drames. C'est à cette omni-
présente voix « réaliste» que superbernent Breton déclare
qu'elle ne fait que phraser « le plus éhonté mensonge », vu
que la rébellion n'entretient nul rapport avec la pragma-
tique des résultats.
Une des puissantes formes de la passion du réel, de
l'action pensée ici et maintenant, de la valeur intrinsèque
de la révolte (l'axiome de Mao, « on a raison de se révol-
ter»), aura été, jusqu'à ces dernières années, le refus
hautain de comparaître devant le tribunal truqué des
résultats économiques, sociaux, «humains» et autres.
Au fond du plaidoyer réaliste du prêtre, il n'y a que le
désir réactif de contraindre les sujets à choisir le plat de
lentilles qu'on vous sert en contrepartie de votre rési-
gnation.
Si le siècle a été nietzschéen, c'est aussi qu'il a vu dans
le prêtre bien plus qu'un fonctionnaire des religions éta-
blies. Est prêtre quiconque cesse de tenir la rébellion pour
une valeur inconditionnée, prêtre quiconque mesure toute
chose à ses résultats «objectifs ». En cette fin de siècle,
hélas ! le prêtre est partout.

3. « Mon amour pour toi renaît des cendres du soleil »


Le siècle a été un grand siècle de la promotion de
l'amour cornme figure de vérité, ce qui est tout différent
de la conception fataliste et fusionnelle du romantisme
telle qu'elle est immortalisée dans le Tristan et Isolde de
Wagner. La psychanalyse n'a pas été pour rien dans cette
transformation, non plus que les vagues successives de la
lutte pour les droits des femmes. L'enjeu capital est de
penser l'amour, non comme destin, mais comme rencontre

203
LE SIÈCLE

et pensée l , devenir égalitaire dissymétrique, invention de


soi.
Le surréalisme a été une étape de cette reconstruction de
l'amour comme scène de vérité, de l'amour comme procé-
dure pour une vérité de la différence2 • Une étape seule-
ment, car le surréalisme reste encore prisonnier de
mythologies sexuelles qui tournent autour d'une férninité
mystérieuse et fatale, celle qui se promène, dans les rues de
la métropole, nue sous un manteau de fourrure. Il en résulte
une vision très unilatéralement masculine, dont l'éloge
hyperbolique de la Femme est le classique revers. Dans le
texte cité lui-même, quand on « vénère le feu sombre qui
passe dans tes yeux », quelque chose d'une idolâtrie plus
esthétique qu'amoureuse se laisse entendre. Mais tout de
même, le surréalisme, et singulièrement Breton, ont plus
qu'accompagné le mouvernent par quoi les femmes mon-
taient sur la scène de l'amour comme les masses étaient
montées sur la scène de l'Histoire: pour y devenir sujet
d'une vérité. Quand Breton écrit que «l'amour qui ne

1. Parmi les philosophes contemporains, un de ceux qui méditent le


plus adéquatement sur l'amour dans son lien moins au sexe qu'à la chair
est sans aucun doute Jean-Luc Nancy. C'est au demeurant sur bien
d'autres questions qu'il se demande, avec acuité, mais aussi avec la sorte
de pondération équanime qui fait son style, olt nous en sommes en cette fin
de siècle. Proposons donc de lire, sans plus attendre, le recueil Vne pensée
finie (Galilée, 1990).
2. Tout un versant de l'œuvre de Jacques Derrida tourne, non pas seu-
lement autour du sens destinaI à donner à la différence (on connaît bien ses
apports cruciaux des années 60 sur ce point, lire ou relire L'Écriture et la
différence, Seuil, 1979), mais, de façon toujours plus insistante - au point
de faire soupçonner quelque virtualité «religieuse» dans le labyrinthe
actuel de sa pensée -, de la dis-connexion entre la différence et l'altérité
(de l'Autre), point où Emmanuel Levinas est forcément l'interlocuteur, et
la sexuation une matrice inépuisable.

204
AVANT-GARDES

compte plus à ce point que sur lui-même ne se reprend


pas », il dit quelque chose d'essentiel. L'amour ne peut
plus être fusion mystique, conjonction astrale, proposition
à l' hornme d'un Éternel féminin, même pour l'emmener
«en haut» 1. Il est une aventure duelle du corps et de
l'esprit, expérience et pensée de ce que c'est que le Deux,
monde réfracté et transfiguré dans le contraste. De ce
monde, il n' y pas de reprise.
Au fond, en liant l'amour à l'anti-dialectique de l'excès,
Breton l'inclut dans les ressources pensantes de la vie, dans
le pari de l'intensité. Dès lors, comme notre texte en témoi-
gne, c'est sans doute plutôt aujourd'hui à une femme qu'il
revient d'être l'héroïne incontestable et complète d'un tel
pari.

4. « Seule une formule magique, ici, pourrait être opé-


rante»
J'ai dit que la puissance de l'acte, le réel du présent pur,
interdisaient la nomination et légitimaient l'enveloppement
« à distance» dans des proclamations et des manifestes.

1. C'est en bilan d'un certain XVIIIe siècle (en y incluant Napoléon),


qui vit l'invention sexuelle de la Femme, que le vieux Goethe conclut ainsi
le Second Faust (plaisante traduction archaïque - 1875 ! - de Henri
Blaze) :
Le temporel et le périssable
Ne sont que symboles.
Ce qui fait défaut est ici parvenu.
L'inexplicable
Est accompli,
L' irracoll table.
L'éternel féminin
Nous attire au ciel.

205
LE SIÈCLE

Toutefois, il faut aussi faire état des tentatives des avant-


gardes et de leurs artistes pour ajuster directement à l'acte
créateur un concentré nominal de sa puissance. C'est ce
que depuis Rimbaud on peut nornmer la « formule », au
sens où ce dernier écrit: «l'ai trouvé le lieu et la for-
mule. » Au sens aussi, évidemment, de la « formule magi-
que », celle qui a pouvoir d'ouvrir tous les lieux secrets
(<< Sésarne, ouvre-toi! »).
Pour la femme dévastée, que la rébellion consécutive au
malheur absolu expose à se « précipiter à nouveau dans le
gouffre », l'amour inspire à Breton une formule, la seule
digne, la seule qui ne soit pas une consolation, c'est-à-dire
une invite à la résignation, la formule: « Osiris est un dieu
noir. » Cette fonnule concentre l'idée que toute métamor-
phose, toute renaissance, toute divinisation seconde a pour
condition de tenir ferme dans les plus terribles assombris-
sements de la vie. Dans la formule, se conjoignent la dona-
tion première de l'excès sous sa forme négative, les forces
instantanées de la création rebelle, et la haute langue des
Manifestes.
Car c'est cela, la formule: le point supposé de conjonc-
tion entre l'acte au présent et l'avenir qu'enveloppe le pro-
gramme. En politique, tout le monde sait que la formule,
c'est le mot d'ordre, quand il s'empare de la situation,
quand il est repris par des milliers de gens en marche.
Quand la formule est trouvée, on ne peut plus distinguer
entre le corps matériel et l'esprit d'invention dont il est
habité, on est comme Rimbaud, encore lui, à la fin d'Une
saison en enfer: «Je connaîtrai la vérité dans une âme et
un corps.» Pour Breton, la formule donne son nom au
changement de signe, au passage rebelle de la douleur à
l'intensité affinnative de la vie. Une bonne partie des

206
AVANT-GARDES

entreprises du siècle, tant politiques qu'artistiques, se sont


dévouées à trouver la formule, point infime d'accrochage
au réel de ce qui en annonce la nouveauté, éclat dans la lan-
gue par quoi un mot, un seul, est la même chose qu'un
corps.
Au comble de sa concentration, l'art du siècle - mais
aussi, selon leurs ressources propres, toutes les procédures
de vérité - vise à conjoindre le présent, l'intensité réelle de
la vie, et le nom de ce présent donné dans la fonnule, qui
est toujours aussi l'invention d'une forme. Alors la douleur
du monde se change en joie.
Produire une intensité inconnue, sur fond de douleur,
par l'intersection toujours improbable d'une fonnule et
d'un instant: tel est le désir du siècle. De là qu'en dépit de
sa cruauté multiforme, il parvint à être, par ses artistes, ses
savants, ses rnilitants et ses amants, l'Action elle-même.
28 mars 2000

12. L'infini

1. Analogies du matin

Comment penser, quand nous en son1mes aujourd'hui


si loin, le lien intime, pendant tout le siècle, entre l'art et
la politique? Ce lien n'est pas uniquement, ni même
principalement, celui qui asservit l'art à la politique,
voire à des politiques officielles, et finalement à des
censures d'État. Il ne s'agit pas toujours, et même il ne
s'agit le plus souvent que de façon détournée et
secondaire, des diatribes de Jdanov contre l'art bour-
geois décadent (au vrai, la totalité de l'art contempo-
rain), ou même des causeries de Mao, à Yenan, sur l'art
et la littérature. La thèse la plus significative, soutenue
principalement en Occident, et principalement par les
courants les plus novateurs et les plus activistes, est celle
d'une valeur et d'une force de frappe politiques de l'art
lui-même. Les avant-gardes sont courarnment allées
jusqu'à dire qu'il Y avait plus de politique dans les muta-
tions formelles de l'art que dans la politique « propre-
ment dite ». C'était encore la conviction du groupe Tel
Quel dans les années 60. Certains écrits de Jacques

209
LE SIÈCLE

Rancière I en sont aujourd'hui même un écho sophis-


tiqué. Qu'est-ce qui, dans les opérations créatrices du
siècle, a rendu possible ce genre d'affirmation?
Une première remarque, tout à fait descriptive, peut
enchaîner cette leçon à la précédente. Il est certain que,
parmi les scansions importantes du siècle, il faut compter
l'apparition de groupes qui se conçoivent explicitement
comme poético-politiques. Ces groupes affirment qu'il Y a,
en eux, identité entre une école de création artistique et une
organisation qui détient et pratique les conditions intellec-
tuelles d'une rupture politique. Dans « poético-politique »,
on comprendra « poétique» de façon large, comme dési-
gnant une sorte d'esthétique subjective de l'énlancipation.
Les surréalistes, les situationnistes, en fin de course le
groupe de la revue Tel Quel, exernplifient, respectivement
dans les années 20 et 30, dans les années 50, puis dans les
années 60 et 70, cette vocation à indiscerner l'art et la poli-
tique.
De ce que toute politique se résout dans des actions col-
lectives discutées et décidées dans des réunions, s'ensuit
que les initiatives poético-politiques ne peuvent être seule-
ment des œuvres d'artistes séparés, elles doivent aussi
résulter de réunions, de décisions collectives. Dans le
monde des artistes comme dans celui des petits groupes
politiques, pour ne rien dire des écoles de psychanalyse,

1. On citera, dans cette ligne de pensée (laquelle, chez Rancière, dou-


ble et nuance la ligne archéologique-ouvrière, mais reste entée dans le
c
XIX siècle), tout d'abord l'édition du très remarquable séminaire qu'il a
dirigé, et qui portait, comme le fait le livre qui en rassemble les exposés, le
titre signitïcatif de La Politique des poètes (Albin Michel, 1992). Mais
aussi, tourné cette fois principalement vers la prose, le petit livre La Parole
muette (Hachette, 1998).

210
L'INFINI

cet aspect des choses ne va pas sans une grande fureur scis-
sionniste, d'incessantes diatribes contre tel ou tel et des
protocoles d' excl usion.
Il serait tout à fait intéressant d'étudier la question insti-
tutionnelle de l'exclusion, comme pratique fondamentale
de tous les groupes un peu inventifs dans le siècle, qu'ils
soient de vastes puissances étatiques, comme nombre de
partis communistes, ou qu'ils soient de tout petits regrou-
pen1ents esthétiques, comme les situationnistes. Il semble
que la conviction, somme toute grave, que l'on va toucher
au réel, entraîne une fébrilité subjective extrême, dont une
des manifestations est la désignation permanente d'héréti-
ques et de suspects. Cette épuration chronique n'a pas été
le monopole des staliniens, loin de là. Des personnalités
aussi diverses que Freud, André Breton, Trotski, Guy
Debord, Lacan ont conduit de durs procès en déviation,
stigmatisé, exclu ou dissout de nombreux hérétiques.
L'exclusion est certainement liée à la difficulté qu'il y a
à déterminer les critères de l'action légitiIne, quand sa
pierre de touche est la subversion réelle. Tout pousse alors
à cette identification négative dont j'ai déjà parlé:
l'essence du Un est dans le Deux, on n'est sûr de sa propre
unité que dans l'épreuve de la division. D'où la mise en
scène solennelle des scissions et des exclusions. Une des
grandes maximes du Parti communiste français dans sa
haute époque stalinienne - la seule, à vrai dire, où ce parti
médiocre a au moins signifié quelque chose - était qu'on
ne quittait pas le Parti, qu'on en était exclu. Vous ne pou-
vez librement en être quitte du réel si vous y avez touché.
C'est lui qui vous juge indigne de lui. Autre façon de dire,
comme nous avons vu que le faisait Brecht: « Ne te sépare
pas de nous. »

2 Il
LE SIÈCLE

À vrai dire, s'interroger sur la fréquence des exclusions


et scissions dans les groupes poético-politiques revient à
mettre l'accent sur le filOt « politique ». De quoi en défini-
tive, dans le siècle, ce filOt est-il le nom, pour qu'on puisse
transférer aux impératifs de l'art la traditionnelle violence
des conflits de pouvoir? Il Y a une histoire du mot « politi-
que », et nous devons postuler que sa signification a été
réinventée par le siècle. Quand on assigne à l'art une voca-
tion politique, que veut dire « politique» ? Dès les années
20, le mot se dilate au point de désigner, de façon vague,
toute rupture radicale, toute échappée hors du consensus.
« Politique» est le nom commun pour une rupture collecti-
vement reconnaissable. En ce sens, on peut imaginer pour-
quoi il y a d'innombrables groupes «politiques », tant
artistiques que psychanalytiques, théâtraux ou civiques,
poétiques ou musicaux; pourquoi on en vient à soutenir,
comme après Mai 68, que « tout est politique », notamment
la sexualité. «Politique» nomme le désir du cornmence-
ment, le désir que quelque fragrnent du réel soit enfin
exhibé sans peur ni loi, par le seul effet de l'invention
humaine, l'invention artistique par exemple, ou l'invention
érotique, ou celle des sciences. La connexion art/politique
est incompréhensible si on ne donne pas au mot « politi-
que» ce sens dilaté et subjectivé.
Cependant, si transformé qu'il soit, le mot « politique»
renvoie toujours en dernière instance à la politique profes-
sionnelle, à celle qui touche au pouvoir, à l'État, et d'autant
plus que les mots «rébellion », «révolution », «avant-
garde» sont en partage entre l'art comme politique et l'art
politique (c'est Lénine qui a dit que l'insurrection était un
art). Le péril est alors de transformer la vocation politique
de l'art, qui est sa vocation au commencement réel, en

212
L'INFINI

asservissement opportuniste au Parti ou à l'État. C'est


qu'on a deux processus enchevêtrés: un processus interne
à l'art, qui touche à la rupture, à la passion du réel comme
matin de l'Être telle qu'elle s'invente dans l'activation des
formes ; et un processus externe, qui concerne la position
de l'art et des artistes par rapport à des politiques effectives
et organisées, en particulier les politiques révolutionnaires,
qui elles aussi parlent de la rupture et du matin, mais le font
au nOlll d'un infini collectif qui le plus souvent se donne
comme transcendant à toutes les ruptures particulières. La
question est alors inévitable du degré d'autonomie des
révolutions artistiques, et donc des avant-gardes artisti-
ques, par rapport à la Révolution politique, et donc par rap-
port au Parti qui est le dirigeant de cette révolution, ou au
moins le garant de sa possibilité. Pour ceux qui acceptent
raisonnablement l'inclusion des unes dans l'autre, il y a des
moments où la liberté absolue revendiquée par l'art
s'inverse en soumission absolue aux directives du Parti.
Cette énigme dialectique n'est qu'une des synthèses dis-
jonctives où s'effectue, dans le siècle, la passion du réel.
Ce n'est pas une contradiction formelle. Entre le Louis
Aragon surréaliste qui diffuse sous le manteau la rêverie
pornographique Le Con d'Irène, celui qui plus tard dit de
l'icône féminine:

Tes yeux sont si profonds qu'en m 'y penchant pour voir


J'ai vu tous les soleils y venir s 'y mirer
Tes yeux sont si profonds que j'en perds la mémoire

et le même Louis Aragon qui, à propos du socialiste Léon


Blum, déclare: «Feu sur l'ours savant de la social-démo-
cratie ! » ; qui veille à l'orthodoxie littéraire en conformité

213
LE SIÈCLE

avec les directives de Jdanov; ou écrit un étrange poème


sur le retour en France de Maurice Thorez, secrétaire géné-
ral du PCF, après un long séjour dans un hôpital soviéti-
que, poèrne aussi obséquieux que lyrique: « Et le wattnlan
arrête sa machine, il revient, il revient. .. »; entre ces
« deux» Aragon, il n'y a pas à postuler de schizophrénie,
en dépit de ce que lui-mêrne a sur le tard cherché à faire
croire. Il yale paradoxe réel de mornents d' indiscernabi-
lité entre la création et l'obéissance, et cet autre paradoxe,
peut-être une variante du premier, de la subsomption de
l'esprit de révolte et d'invention par la nécessité de dissou-
dre le «je» dans un «nous» parfois lllal assuré de la
liberté collective dont il est censé être l'organisateur. Il y a
aussi, beaucoup plus ordinaire, la confusion entre le goût
acide de la révolte et la saveur, un peu plus grasse, du pou-
voir sur autrui.
Ce qui a cheminé par la médiation de ces paradoxes,
voire de ces confusions, est qu'on ne pouvait à la fin, sans
en manquer les séquences singulières, nommer «politi-
que» toute promesse d'un matin de la pensée. La revanche
du réel sur une prise trop unifiée de sa fragrnentation a été
que ni l'art d'avant-garde ni la politique révolutionnaire
n'étaient les bénéficiaires de leur fusion proclamée. Nous
savons aujourd'hui que ce sont deux procédures de vérité
distinctes, deux confrontations hétérogènes de l'invention
pensante des formes et de l'indistinction du réel. Nous ne
le savons cependant que d'avoir re-pensé le destin des
avant-gardes, et d'en avoir, pour toujours, salué la splen-
dide et violente ambition.
Aussi bien, au moment même des groupes poético-poli-
tiques, l'essence véritable de la « fusion» était de servir de
vecteur à une question plus ancienne, et propre aux vérités

214
L'INFINI

d'art, la question de l'objectivité artistique, la question de


ce que produisent les arts.

2. Infini ronlantique, infini contemporain

Les artistes contemporains ont tous été entraînés, à un


mon1ent ou à un autre, dans une interrogation sur la notion
même d' œuvre. Pour la raison que nous avons dite: le pri-
mat de l'acte, seul à la mesure du présent réel. On a très tôt
critiqué, par exemple, la finitude et l'immobilité du
tableau, son exposition inactive, son objectivité commer-
ciale. Il est aujourd'hui souvent remplacé par des « instal-
lations» éphémères. Tout comme en politique l'idée de
produire une communauté idéale a été délaissée, en sorte
que Blanchot ou Jean-Luc Nancy méditent sur la commu-
nauté « désœuvrée », et Giorgio Agamben sur la commu-
nauté « qui vient », en art on a posé que ce qui comptait
était l'acte, voire le geste, et non le produit. Ce qui après
tout converge avec la critique du fétichisme du résultat,
que j'ai n10i-même instruite. Sous sa forme la plus radi-
cale, l'orientation vers un désœuvrement de l'art pose que
l'art même, cornme activité séparée, doit disparaître, qu'il
doit se réaliser comme vie. Cet hyper-hégélianisme pro-
pose de surmonter l'art dans une esthétisation du quotidien.
Sous la condition que ce devenir-art de la vie soit imma-
nent, subjectivé de façon intense, et jamais proposé comme
spectacle, il constituait une des orientations fondamentales
du situationnisme. Les films de Guy Debord, et singulière-
ment le très attachant In girum ùnus nocte et consumimur
igni, tentent d'être à la fois des actes, y compris destruc-
teurs, et les manifestes de ces actes; d'énoncer la fin du
cinéma comme production de spectacles et de réaliser cette

215
LE SIÈCLE

fin dans des filrns qui soient des non-films (en réalité, ce ne
sont, ce qui est déjà considérable, que de belles méditations
nostalgiques. Mais c'est une autre histoire).
Cette discussion torturée et qui n'aboutit jamais vrai-
ment sur l'inutilité des œuvres et la mise en scène des actes
est à mon avis, en art comme ailleurs, un des avatars d'une
tâche que le siècle s'est fixée et qu'il n'a pas pu rnener à
son terme. Cette tâche consiste à trouver les moyens d'une
rupture décisive avec le romantisme.
Quel est le tourment du siècle? C'est qu'il entreprend
d'en finir avec le romantisme de l'Idéal, de se tenir dans
l'abrupt de l'effectivement-réel, mais qu'il le fait avec des
moyens subjectifs (l'enthousiasme sombre, le nihilisme
exalté, le culte de la guerre ... ) qui sont encore et toujours
romantiques.
Cela aide à comprendre les incertitudes du siècle, et
aussi sa férocité. Tout le monde dit: «Il faut cesser de
rêver, de chanter l'Idéal. À l'action! Sus au réel! La fin
justifie les moyens! », mais le rapport exact, dans cette
subjectivité tendue, entre la finitude des désirs et l'infini
des situations, reste marqué par une exagération romanti-
que. Dans l'anti-romantisme du siècle, on discerne, à rai-
son de la persistance de l'élément romantique, quelque
chose d'enragé, un acharnement de l'action contre elle-
même et de tous contre tous, qui va durer jusqu'à ce que
s'établisse, par fatigue et saturation, la prétendue paix
endolorie d'aujourd'hui.
Mais enfin, qu'est -ce que le romantisme? Deux choses,
finement articulées dans les œuvres et les proclamations.
a) L'art est la descente de l'infini de l'Idéal dans la fini-
tude de l'œuvre. L'artiste, soulevé par le génie, est le
médiateur sacrificiel de cette descente. Transposition du

216
L'INFINI

schème chrétien de l'incarnation: le génie prête les formes


dont il est le rnaître à l'Esprit, afin que le peuple puisse
reconnaître sa propre infinité spirituelle dans la finitude de
l' œuvre. Comme en définitive c'est l'œuvre qui atteste
l'incarnation de l'infini, le romantisme ne peut faire l' éco-
nomie de sa sacralisation.
b) L'artiste élève la subjectivité au sublime en avérant
qu'elle a le pouvoir d'être médiatrice entre l'Idéal et la réa-
lité. De même que l'œuvre est sacrée, de même l'artiste est
sublime. Nous appelons ici «romantisme» une religion
esthétique, ou encore ce que Jean Borreil appelait l'avène-
ment de l'artiste-roi 1.
En finir avec le romantisme dans l'art revient donc à
désacraliser l' œuvre (ce qui ira jusqu'à sa répudiation au
profit du « ready made» de Duchamp, ou à celui des ins-
tallations provisoires) et à destituer l'artiste (ce qui ira
jusqu'à prôner la dispersion de l'acte artistique dans la vie
ordinaire). En ce sens, le xx e siècle est sans doute le pre-
Inier à se fixer comme objectif un art athée, un art réelle-
ment matérialiste, et c'est bien ce qui fait de Brecht, peut-
être l'artiste le plus brutalement conscient de cet enjeu, un
de ses acteurs privilégiés. Pourquoi cependant les artistes,
les philosophes, les essayistes restent-ils si souvent dans
l'élément de ce qu'ils con1battent? Pourquoi font-ils
encore un si grand usage du pathos romantique? Pourquoi
la prose de Breton, et celle de Debord, pour ne rien dire de
celle de Malraux dans ses écrits sur l'art, ou de celle de

1. Disparu trop tôt, Jean Borreil avait établi son originalité dans la
prospection des grands archétypes issus, à la jointure des effets de société
et des créations littéraires, de ce qu'on pourrait appeler le discours des arts.
Son livre synthétique porte le titre de L'Artiste-roi.

217
LE SIÈCLE

Heidegger confiant aux poètes la garde de l'Être, ou de


celle de René Char, ce poète talentueux qui parfois se
prend pour Héraclite, pourquoi donc toutes ces rhétoriques
sont-elles si proches, au fond, de celle de Hugo, y compris
l'intrigante mise en scène d'une posture sublime du pen-
seur-artiste rnéditant sur l' Histoire?
C'est qu'il s'agit de l'infini et que cette question, quant
à son nœud à celle du réel, est loin d'être parvenue dans le
siècle à une clarification capable d'autoriser une sortie
sereine du rornantisme. Disons que les leçons fondamenta-
les de Cantor, prophète isolé et tremblant d'une conception
intégralement laïcisée de l'infini, sont encore loin, même
aujourd'hui, d'avoir pénétré dans le discours dominant de
la modernité artistique.
Comment l'art peut-il assumer la finitude obligée de ses
moyens tout en incorporant à sa pensée l'infinité de
l'Être? Le romantisme propose de dire que l'art est préci-
sément la venue de cette infinité dans le corps fini de
l'œuvre. Mais il ne peut le faire qu'au prix d'une sorte de
christianisme généralisé. Si l'on veut rornpre avec cette
religiosité latente, il importe de trouver une autre articula-
tion du fini et de l'infini. C'est ce dont le siècle n'a pas été
véritablement capable de façon collective et programmati-
que, oscillant dès lors entre la maintenance d'une subjecti-
vité romantique qui détiendrait en elle l'infini, au moins
comme programme d'émancipation, et le sacrifice intégral
de l'infini, qui est en réalité liquidation de l'art comme
pensée. Le tourment de l'art contemporain à propos de
l'infini l'établit entre un forçage prograrnrnatique où
revient le pathos romantique et une iconoclastie nihiliste.
Aucun artiste véritable, cependant, n'est réductible aux
impasses collectives, même quand il en partage publique-

218
L'INFINI

ment les énoncés. Son œuvre trace une voie intermédiaire


entre romantisrne et nihilisme, et à chaque fois réinvente,
même s'il est rare qu'elle soit explicite, une idée originale
de l'infini-réel. Cette idée revient à faire comme si l'infini
n'était rien d'autre que le fini lui-mêrrle, dès lors qu'on le
pense, non dans sa finitude objective, mais dans l'acte dont
il résulte. Il n'y a pas d'infini séparé, ou idéal. Il y a une
forme finie qui, prise dans l'animation de son acte, est
l'infini dont l'art est capable. L'infini n'est pas capturé
dans la forme, il transite par la forme. La forme finie peut
équivaloir à une ouverture infinie, si elle est un événement,
si elle est ce qui advient.
L'art du xxe siècle, non dans les déclarations des avant-
gardes, mais dans son processus effectif, est marqué par
une constante inquiétude formelle, une totale impossibilité
de ruaintenir une doctrine des agencements locaux, ou
mêlue des macro-structures. Pourquoi ? Parce que la forme
est transit de l'être, outrepassement immanent de sa propre
finitude, et non simple virtualité abstraite pour une des-
cente de l'Idéal, sous la poussée duquel elle n'aurait qu'à
« bouger» les dispositifs établis. Il ne peut plus y avoir,
justement, de dispositif établi. Il y a seulement la multipli-
cité des formalisations.
Les commentateurs, rnajoritairement partisans de
l'actuelle Restauration - laquelle est aussi évidemment
une réaction artistique, dont l'alpha et l'on1éga est la sinis-
tre manie antiquaire des interprétations «baroques» de
toute musique - soutiennent souvent que « l'art contempo-
rain » (bizarre expression, quand on sait qu'il s'agit parfois
d' œuvres, celle de Schoenberg, de Duchamp ou de Male-
vitch, qui ont à peu près un siècle) a été « dogmatique »,
voire «terroriste ». Ils peuvent bien appeler Terreur la

219
LE SIÈCLE

passion du réel, j 'y consens, mais quand ils dénoncent


l'obstination dans des a priori formels, c'est une ânerie
spectaculaire. Le siècle est au contraire marqué par une
variabilité sans précédent des impératifs de construction et
d'ornementation, parce que ce qui le requiert n'est pas le
lent mouvement historique de l'équilibre des formes, mais
l'urgence de telle ou telle formalisation expérimentale.
L'art que stigmatisent les restaurateurs veut à la fois rui-
ner l'incarnation, la figure chrétienne de la finitude de
l'œuvre, et la maintenir comme support d'une ouverture de
la forme où l'infini advient comme désincarnation. La vision
la plus radicale est évidemment de substituer à l'objectivité
de l' œuvre des précarités événernentielles, des agencements
formels faits pour être désinstallés, voire des « happenings»
coextensifs à leur durée. Il y a aussi le recours à l' improvisa-
tion sous toutes ses formes, parce qu'elle illimite la forme,
interdit de la prévoir ou même d'en fixer des repères stables.
C'est du reste pourquoi le jazz, cette étonnante école
d'improvisation, est réellement un art du siècle.
Installations, événements, happenings, inlprovisations :
tout oriente la recherche vers une sorte de théâtralité géné-
ralisée, puisque le théâtre a toujours assumé qu'il était un
art précaire, un art artisanal, lié à d'innombrables contin-
gences publiques 1. Que l'infini puisse résulter, la forme

1. L'exploration de tout ce que le siècle doit au théâtre, et des liens


innombrables, parfois infiniment subtils, qui rattachent cet art aux diffé-
rentes formations intellectuelles du siècle, est exemplairement conduite
dans les livres et articles de François Regnault. Commencez donc par Le
Spectateur (BebalNanterre Amandiersffhéâtre national de Chaillot, 1986).
Puis, pour vérifier que les axiomes de Regnault permettent de créer une
nouvelle pensée de l'histoire du théâtre, lisez La Doctrine inouïe: dix
leçons sur le théâtre classique français (Hatier, 1996).

220
L'INFINI

étant partiellement mais rigoureusement décidée, d'un


hasard scénique: tel est l'idéal du siècle. Telle est sa direc-
tive pour s'extraire, difficilement, du romantisme. C'est
l'idéal d'uneformalisation nzatérialiste. L'infini y procède
directement du fini.
Le philosophe remarque que sur ce point, comme en ce
qui concerne le motif de la « fin de l'ait », le siècle est en
discussion avec Hegel. Cette fois, cependant, dans une
proximité inconsciente plus que selon une référence obsé-
dante mais conflictuelle.
Pour prendre la mesure de cette proximité, il faut lire,
dans La Logique, à la section « La quantité », le dévelop-
pement titré « Infinité quantitative ». Je m'y rapporte dans
la traduction de P.-J. Labarrière et Gwendoline Jarczyk. La
définition synthétique que propose Hegel (je parle ici sa
langue) est que l'infinité [du quantum] advient quand
l'acte de s'outrepasser est repris en lui-même. Hegel ajoute
qu'à ce moment-là, l'infini excède la sphère du quantitatif
et devient qualitatif, devient une « qualité pure du fini lui-
même». En somme : l'infini est bien, comme je soutenais
que l'art contemporain en proposait le concept réel, une
détermination qualitative du fini. Mais à quelles condi-
tions ? C'est là que l'analyse hégélienne nous est utile.
Hegel part du constat que le fini, pris dans sa réalité
concrète, est toujours, comme toute catégorie concrète, un
devenir, un mouvement. Ce qui assigne ce mouvement à la
finitude est qu'il est répétitif. Est fini ce qui ne sort de soi
que pour y demeurer. C'est ce que Hegel nomme « l'outre-
passer» (das Hinausgehen). Le fini est ce qui s'outrepasse
en soi-lnême, soit ce qui, sortant de soi pour produire de
l'Autre, reste dans l'élément du Même. Au lieu d'une alté-
ration de soi, il n'y a qu'une itération.

221
LE SIÈCLE

Je trouve très profonde l'idée selon laquelle l'essence


du fini n'est pas la borne, la limite, qui sont des intuitions
spatiales vagues, rnais la répétition. C'est bien à la « com-
pulsion de répétition» que Freud, puis Lacan, assigneront
la finitude du désir humain, dont l'objet revient toujours à
la même place.
Hegel poursuit alors en posant que l' outrepassernent
comme série répétitive, comme piétinement de la sortie de
soi dans le Même, est le « mauvais infini» (das Schlechte-
Unendliche), celui qui par exemple fait qu'après un nom-
bre il y a un autre nombre, et ainsi de suite « à l'infini ». Le
mauvais infini représente la stérilité répétitive de l' outre-
passement. En ce sens, il n'est rien d'autre que le fini lui-
même, dans sa déterrnination négative (la répétition).
C'est en ce point que l'analyse de Hegel va opérer un
tournant. Jusqu'à présent, nous avons considéré l'outre-
passer, qui est l'être concret du fini, seulement dans son
résultat: la stérilité répétitive, l'itération, l'insistance du
Même. Cependant, constate Hegel anticipant les artistes
d'aujourd'hui, nous pouvons tenter de saisir et de penser
l' outrepassement, non plus dans son résultat qui n'est
qu'un « mauvais infini », mais dans son acte. Il faut ici dis-
tinguer, et tenter de séparer, l'acte et le résultat, l'essence
créatrice de l'outrepasser et l'échec de la création. Ou,
dirait-on aujourd'hui, le geste et l'œuvre. Ce n'est pas
parce qu'un acte est stérile que nous sommes dispensés de
le penser comme tel. Hegel découvre alors que quelque
chose est réellement infini dans le «mauvais infini », à
savoir l'acte de s'outrepasser, pour autant qu'on parvient à
le détacher de la répétition. Le détacher de la répétition, et
donc du résultat, se dit, dans la langue de Hegel, le
« reprendre en soi-mêrne ». Contre la tyrannie du résultat

222
L'INFINI

objectif, la « reprise en soi-même» de l'acte d' outrepasse-


ment permet de penser le fond «subjectif» du fini, soit
l'infini réel immanent à son mouvement. On atteint alors
l'infini COInme création pure par le ressaisissement de ce
qui fait valoir « en soi », et non dans la répétition subsé-
quente, l'obstination de l'outrepasser. C'est cette capacité
créatrice immanente, cette puissance indestructible de
« franchisseInent » des bornes, qui est l'infini comme qua-
lité du fini.
Notons que l'art au xxe siècle s'interroge également sur
les formes nouvelles de la répétition. Dans un texte devenu
trop fameux, Walter Benjamin ponctue (à partir de la pho-
tographie, du cinéma, des techniques de la sérigraphie,
etc.) que le siècle ouvre à la série artistique, à la puissance
de la «reproductibilité technique ». Par le soulignement
artistique de l'objet sériel (la bicyclette de Duchamp, ou
déjà les collages de toutes sortes du cubisme), il s'agit bien
de circonscrire, de mettre en scène, l'acte répétitif en
dehors de la valeur brute de la répétition. Ces gestes artisti-
ques sont des monstrations de la « reprise en soi-même»
hégélienne. Nombre de projets artistiques du siècle visent à
ce que devienne sensible dans une répétition la puissance
d'acte de la répétition elle-même. C'est exactement ce que
Hegel nomme l'infini qualitatif, qui est la visibilité de la
puissance du fini.
Idéalement, l' œuvre d'art du xxe siècle n'est en effet
que la visibilité de son acte. C'est en ce sens qu'elle sur-
monte le pathos romantique de la descente de l'infini dans
le corps fini de l'œuvre. Car elle n'a rien à montrer d'infini
que sa propre finitude agissante. Si 1'« œuvre» d'art est
sous cette norme, on comprend bien qu'elle ne soit pas
exactement une œuvre, encore moins un objet sacré. Si un

223
LE SIÈCLE

« artiste» ne fait que rendre visible l'acte pur immanent à


une répétition quelconque, il est clair qu'il n'est pas exac-
telnent un artiste, un médiateur sublime entre l'Idéal et le
sensible. Ainsi se trouve accompli le programlne anti-
romantique d'une désacralisation de l'œuvre et d'une désu-
blimation de l'artiste.
Le problème fondamental qui surgit alors est celui de la
trace, ou de la visibilité du visible. Si nous n'avons de res-
source infinie que dans la pure qualité active, quelle est la
trace de cette qualité, suffisante pour qu'elle puisse se
séparer visiblement de la répétition? Y a-t-il des traces de
l'acte? Comment isoler l'acte de son résultat sans recourir
à la forme toujours sacrée de l' œuvre?
Ponctuons le problème par une analogie: Peut-on
noter rigoureusement une chorégraphie? La danse est,
depuis les Ballets russes et Isadora Duncan, un art capital,
précisément parce qu'elle n'est qu'acte. Paradigme de
l'art évanouissant, la danse ne fait pas œuvre au sens cou-
rant. Mais quelle en est la trace, où donc fait-elle pensée
circonscrite de sa singularité? N'y aurait-il de trace que
de la répétition, et jamais de son acte? Alors l'art serait
ce qu'il y a d'irrépétable dans une répétition. Il n'aurait
d'autre destin que de mettre en forme cet irrépétable.
Avons-nous résolu le problème? Pas sûr. Car si l' irrépé-
table accepte une forme, n'est-ce pas parce que son résul-
tat est une répétition? Et ne faut-il pas conclure que l'art
traite seulement l'irrépétable comlne s'il était l'instance
formelle de la répétition? Il faudrait ici confronter deux
sens du mot « forme ». Le premier, traditionnel (ou aris-
totélicien), est du côté de la mise en forme d'une matière,
de l'apparence organique de l' œuvre, de son évidence
comme totalité. Le second, qui est le propre du siècle,

224
L'INFINI

voit la forme comme ce que l'acte artistique autorise de


pensée nouvelle. La forme est alors une Idée donnée dans
son indice matériel, une singularité qui n'est activable
que par l'emprise réelle d'un acte. Elle est, au sens cette
fois platonicien, l'eidos de l'acte artistique, et il faut la
comprendre du côté de la formalisation. Car la formalisa-
tion est au fond la grande puissance unificatrice des tenta-
tives du siècle, depuis les mathématiques (les logiques
formelles) jusqu'à la politique (le Parti comme forme a
priori de toute action collective) en passant par l'art, qu'il
soit de prose (Joyce et l'odyssée des formes), de peinture
(Picasso, inventeur, face à n'importe quelle occurrence
du visible, d'une formalisation adéquate) ou de musique
(la construction formelle polyvalente du Woyzeck d'Alban
Berg). Mais dans «formalisation », le mot « forme» ne
s'oppose pas à « matière », ou à « contenu », il se couple
au réel de l'acte.
Ces questions, extrêmement difficiles, ont agité le siè-
cle. Je fais l'hypothèse que c'est à raison d'une concep-
tion post-romantique de l'infini, qualitative mais aussi
évanouissante, que l'art dans le siècle s'est inscrit, para-
digmatiquement, entre la danse et le cinéma. Le cinéma
propose une reproductibilité technique intégrale et indif-
férente à son public. Il se réalise comme « itérœuvre »,
impureté toujours disponible. La danse est le contraire:
pur instant toujours effacé. Entre danse et cinéma gît la
question de ce qu'est un art non religieux. Un art où
l'infini ne se tire de rien d'autre que des effets d'acte,
des effets réels, de ce qui ne s'expose d'abord que
comme vacuité répétitive. Un art de la formalisation, et
non de l'œuvre. Un art très éloigné du commerce des
humains.

225
LE SIÈCLE

3. L'univocité

Infini dans son acte, l'art n'est nullernent destiné à la


satisfaction des animaux hurnains dans leur vie ordinaire
étale. Il vise bien plutôt à forcer une pensée à déclarer,
pour ce qui la concerne, l'état d'exception. L'infini qualita-
tif est ce qui, rendant raison de l'acte, excède toujours tous
les résultats, toutes les répétitions objectives, tous les états
subjectifs «normaux ». L'art n'est pas expression de
l'humanité ordinaire et de ce qui en elle s'obstine à survi-
vre, ou, dirait Spinoza, «persévère dans l'être ». L'art
atteste ce qu'il y a d'inhumain dans l'humain. Sa destina-
tion, et c'est pourquoi les déclarations et rnanifestes sont si
graves, si lourds, n'est rien de moins que de contraindre
l'humanité à quelque excès sur elle-même. En ce sens, l'art
du siècle, tout comme ses politiques, ou ses formalismes
scientifiques, est nettement anti-hun1aniste.
C'est bien ce qu'aujourd'hui on lui reproche. On veut
un art humaniste, un art de la déploration quant à ce dont
l'homme est capable contre l'homme, un art des droits de
l' homme. Et il est bien vrai que du Carré blanc sur fond
blanc de Malevitch à En attendant Godot de Beckett, des
silences de Webern aux cruautés lyriques de Guyotat, l'art
fondamental du siècle se soucie de l'homme comme d'une
guigne. Tout simplement parce qu'il considère que
l'homme tel qu'il est ordinairement n'est pas grand-chose,
et qu'il n'y a pas à faire à son sujet tant de foin, ce qui est
bien vrai. L'art du siècle est un art de la surhumanité.
l'accorde que, du coup, c'est un art sombre. Je ne dis pas
triste, défait, névrosé, non: sombre. Un art dans lequel la
joie même est sombre. Breton a raison, Osiris est un dieu

226
L'INFINI

noir. Même quand il est frénétique et dionysiaque, cet art


est sombre, parce qu'il ne se dévoue à rien qui soit en nous,
les animaux humains préoccupés de leur survie, immédiat
et reposant. Même s'il propose le culte d'un dieu solaire et
affirmatif, les moyens de cette proposition restent sombres.
Le « soleil noir» de Nerval est la meilleure image antici-
pée de l'art du siècle, peut -être du siècle tout entier. Ce
n'est pas la lumière paisible qui baigne un monde naissant.
C'est un soleil pour le Phénix, dont on ne peut oublier les
cendres dont il se relève. Là encore, Breton: l'art, comme
l'amour, comme la politique, comme la science dans son
ambition la plus haute, renaissent « des cendres du soleil ».
Oui. Le siècle: soleil cendreux.
La surhumanité impose l'abolition de toute particularité.
Or, nous n'avons, comme les animaux que nous sommes,
de plaisir simple que dans la particularité. De là que ce par
quoi le siècle restera dans la mémoire des hommes n'a rien
à voir avec leur satisfaction. Ce que désire le siècle, dans
l'édification du socialisme comme dans l'art minimal, dans
l'axiomatique formelle comme dans les incendies de
l'amour fou, c'est une universalité sans reste, sans adhé-
rence à quelque particularité que ce soit. Comme le Bau-
haus en architecture: un bâtiment que rien ne particularise,
car il est ramené à une fonctionnalité translucide, univer-
sellement reconnaissable, et oublieuse de toute particula-
rité stylistique. On voit bien que le mot d'ordre est ici celui
de la formalisation, au ras du réel, et que c'est précisément
cela qui produit aussitôt l'austère effet d'une indifférence
au jugement des hommes.
Le surhumain est ce qui, dispensé des particularités, se
soustrait à toute interprétation. Si l'œuvre doit être inter-
prétée, peut être interprétée, c'est qu'il y a en elle trop de

227
LE SIÈCLE

particularité subsistante, qu'elle n'a pas atteint la transpa-


rence pure de l'acte, qu'elle n'a pas mis à nu son réel.
Qu'elle n'est pas encore univoque. L'humanité est équi-
voque, la surhumanité est univoque. Mais toute univocité
résulte d'une formalisation dont l'acte est le réel locali-
sable.
Le siècle aura été - et j'espère quant à rnoi que c'est ce
qui en demeurera au-delà de l'actuelle Restauration,
d'autant plus mensongère et équivoque qu'elle se prétend
humaniste et conviviale - le siècle de l'univocité. Deleuze
affirme avec force l'univocité de l'être, et en effet notre
temps aura voulu, par des œuvres où se dépose une univer-
salité sans reste, ri valiser inhumainement avec l'être 1• Il
aura exploré sans faiblesse, et dans tous les domaines, les
voies de la formalisation.
Je soutiens que la pensée de l'être en tant qu'être n'est
rien d'autre que la mathématique. Il n'est du coup pas éton-
nant, à mes yeux, que la matrice des projets grandioses du
xxe ait été la tentative des rnathématiciens du siècle, entre
Hilbert et Grothendieck: «casser en deux », pour parler
cornme Nietzsche, l'histoire des mathématiques, afin d'ins-
taurer une formalisation intégrale, une théorie générale des

1. J'emploie à dessein le mot « être », puisque je me situe sans hésita-


tion dans la tradition ontologique « occidentale ». On ne doit pas ignorer
que cette décision est comme telle transvaluée dans les propositions de
François Laruelle. Pour lui, l'accès au réel est barré par la décision philo-
sophique d'ériger l'être en concept central. Ce qui garantit cet accès, sous
le nom (en ce point d'ailleurs inattendu) de « science », est ce que Laruelle
nomme « la vision en Un ». Une telle approche, qui suspend la décision
philosophique, sera nommée non-philosophie. Pour les détails, qui comme
toujours sont ce qui compte, lire Philosophie et non-philosophie (Liège-
Bruxelles, Pierre Mardaga, 1989).

228
L'INFINI

univers de la pensée pure. Produire ainsi la certitude que


tout problème correctement formulé peut être à coup sûr
résolu. Réduire la rnathénlatique à son acte: la puissance
d'univocité du formalisme, la force nue de la lettre et de
ses codes. Le grand traité de Bourbaki est la contribution
française à ce projet mental cyclopéen. Il faut tout ramener
à une axiomatique unifiée, indexer au formalisme la
démonstration de sa propre cohérence, produire une fois
pour toutes la « chose rnathématique », ne pas l'abandon-
ner à sa peineuse et contingente histoire. Il faut offrir à tous
une universalité mathématique anonyme et intégrale. La
formalisation de l'acte mathérnatique, qui est le dire du réel
mathématique, et non une forme a posteriori plaquée sur
une matière insaisissable.
Le monurnental Traité de Bourbaki est l'équivalent en
nlathématiques de ce qu'était en poésie le projet malI ar-
méen du Livre. Avec cette différence que le Traité, si
même inachevé, existe, et comme le voulait Mallarmé,
« en maints tomes », contrairement au Livre. Preuve sup-
plémentaire de ce que, comme nous le soutenons depuis le
début, le xx e a toujours fait ce que le XI xe se contentait
d'annoncer.
Tout de même qu'est devenu un lieu commun le pré-
tendu « échec» de Mallarmé, on aime dire aujourd'hui, où
mêrne en mathénlatique la « modestie concrète» est à la
mode, et où surtout les mathématiciens désirent trop sou-
vent devenir analystes financiers, que le projet bourbakiste
a échoué. Ce n'est vrai que si on le réduit à un de ses
aspects, le plus daté et le moins réellement novateur: le
désir de fermeture logique (de «complétude », disent les
logiciens). Il est vrai que Godel a montré qu'il était impos-
sible qu'un formalisme mathématique disposant des

229
LE SIÈCLE

ressources de l'arithrnétique élémentaire (ce qui est bien le


minirnum ... ) contienne une démonstration de sa propre
consistance. Mais la passion du réel dans le projet de Bour-
baki n'est que très secondairernent liée à la propriété de
complétude, laquelle remonterait plutôt aux ambitions sys-
tématiques de la métaphysique classique. Ce qui importe
est que la présentation formelle de la mathématique enve-
loppe une radicalité fondatrice quant à la nature de son
acte. Et ce point reste à files yeux une exigence de la
pensée, aussi bien pour les mathématiciens que pour les
philosophes.
Certains ont interprété le résultat technique de Godel
dans le sens suivant: toute disposition formalisante de la
pensée laisse un reste, et par conséquent le rêve du siècle
d'un accès univoque au réel doit être abandonné. Le résidu
intraité, et intraitable, faute d'être formalisé, sera inélucta-
blement interprété. Il faut reprendre les vieux chemins
bigarrés et équivoques de l'herméneutique.
Il est très frappant que telle ne soit pas la leçon que
Godel, le plus grand génie quant à l'examen de l'essence des
mathématiques depuis Cantor, tire de ses propres démonstra-
tions l . Il y voit une leçon d'infinité, et la rançon d'ignorance
dont se double tout savoir extorqué au réel: participer d'une
vérité est toujours aussi mesurer qu'il en existe d'autres,
auxquelles nous ne participons pas encore. C'est bien ce qui

1. Ce n'est sûrement pas une mauvaise chose de conclure ce léger tou-


cher du siècle par la lecture de l'mticle capital de Godel : « What is Cantor's
Continuum Hypothesis ?» Je le redis: ce n'est pas parce que les méditations
« structuralistes» ont saturé ces auteurs qu'on peut aujourd' hui s'imaginer
faire de la philosophie sans avoir lu les textes canoniques de Cantor, de Frege
et de Gode!. Et aussi les très grands textes philosophiques sous condition des
mathématiques que sont les essais de Cavaillès, de Lautman et de Desanti.

230
L'INFINI

sépare la formalisation, comIne pensée et projet, d'un simple


usage pragmatique des formes. Il faut, sans jamais se décou-
rager, inventer d'autres axiomes, d'autres logiques, d'autres
manières de formaliser. L'essence de la pensée réside tou-
jours dans la puissance des fonnes.
Sans doute aujourd'hui est-il souhaitable que nous
derneurions g6déliens, si du moins nous voulons sauver en
nous l'inhumanité des vérités contre 1'« hurnanité» ani-
male des particularismes, des besoins, des profits et des
survivances aveugles.
Quels sont nos axiomes? Et à quelles conséquences
faut-il en venir, qui soient implacablement tirées de ces
axiomes? Indifférents à l'opinion des restaurateurs, nous
sommes requis de répondre à ces questions. Et c'est bien ce
dont nul ne nous détournera.
Le siècle achevé, nous avons à refaire le pari qui fut le
sien, celui de l'univocité du réel contre l'équivoque du
semblant. Déclarer à nouveau, et cette fois, peut-être, qui
sait? gagner, cette guerre dans la pensée qui fut celle du
siècle, mais qui aussi bien opposait déjà Platon à Aristote:
la guerre de la formalisation contre l'interprétation.
C'est qu'il y a, de cette guerre, bien d'autres nOITIS moins
ésotériques: l'Idée contre la réalité. La liberté contre la
nature. L'événement contre l'état des choses. La vérité con-
tre les opinions. L'intensité de la vie contre l'insignifiance
de la survie. L'égalité contre l'équité. Le soulèvement contre
l'acceptation. L'éternité contre l' Histoire. La science contre
la technique. L'art contre la culture. La politique contre la
gestion des affaires. L'amour contre la famille.
Oui, toutes ces guerres à gagner, comme le prononce le
Tchouvache, «parmi les soubresauts du souffle du non-
dit ».
Postface

13. Disparitions conjointes


de l'Homme et de Dieu

DE NOS JOURS, soit en l'an 4 du XXl e siècle, il n'est ques-


tion que des droits de l'homlne et du retour du religieux.
Certains nostalgiques des oppositions brutales qui enchan-
tèrent et dévastèrent le xxe siècle avancent même que notre
univers s'organise autour de la lutte mortelle entre un
Occident tenant des droits de l'homme (ou des libertés, ou
de la démocratie, ou de l'émancipation des femmes ... ) et
des «fondamentalistes» religieux, généralement islami-
ques et barbus, partisans du retour barbare aux traditions
venues du Moyen Âge (femmes enfermées, croyances obli-
gatoires, châtiments corporels ... ).
À ce jeu, on voit même, en France, certains intellectuels
véritablement anxieux de promouvoir - dans un champ
conflictuel désormais plombé par la guerre de l' Homme
(ou du Droit) contre un Dieu (terroriste) - un signifiant
maître de rechange. Renégats du gauchisme des années 70,
ce sont pourtant eux qui sont inconsolables de ce que
« Révolution» ait cessé d'être le nom de tout événement
authentique; de ce que l'antagonisme des politiques ne
nous livre plus la clef de l'Histoire du n10nde ; de ce qu'ait
sombré l'absoluité du Parti, des Masses et de la Classe. Les

233
LE SIÈCLE

voici donc, pauvres intellectuels sans vraie ressource, en


symétrie des faux prophètes barbus et de leur Dieu plus ou
moins pétrolier, occupés à faire de l'extermination des
Juifs par les nazis l'Événement unique et sacré du xx e siè-
cle ; de l'antisémitisme, le contenu destinaI de l' histoire de
l'Europe; du mot «Juif» la désignation victimaire d'un
absolu de rechange; et du mot « Arabe », à peine caché
derrière « islamiste », la désignation du barbare.
De ces axiomes résulte que la politique coloniale de
l'État d'Israël est un avant-poste de la civilisation démo-
cratique, et l'armée américaine l'ultime garant de tout
monde acceptable.
Ma position, au regard de ce pathétique « grand récit»
du combat final de la démocratie humaniste contre la reli-
gion barbare, est d'une étonnante simplicité: le Dieu des
monothéismes est mort depuis longtelnps, sans doute au
moins deux cents ans, et l' homme de l' humanisme n'a pas
survécu au xx e siècle!. Ni les complications infinies des
politiques d'État au Moyen-Orient, ni les états d'âme spon-
gieux des «démocrates» de nos pays n'ont la moindre
chance de les ressusciter.
La guerre des civilisations, le conflit des démocraties et
du terrorisme, la lutte à mort entre les droits de l'homme et
les droits du fanatisme religieux, la promotion des signi-

1. Je renvoie, en ce qui concerne Dieu, au premier chapitre de mon


Court traité d'ontologie transitoire (Seuil, 1998), titré «Dieu est
mort ». Ce titre, les traducteurs allemands en ont fait celui du livre
entier, Gatt ist toto En ce qui concerne la mort de l'Homme, je propose
cette fois mon Éthique. Essai sur la conscience du Mal (Hachette, 1993,
Nous, 2003). J'y désarticule le propos des droits de l'homme. En
somme, adaptée d'un mot d'ordre anarchiste, la maxime pourrait être:
«Ni dieu ni homme. »

234
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

fiants raciaux, historiques, coloniaux ou victimaires, comme


« arabe », «juif », «occidental », «slave », tout cela n'est
qu'un théâtre d'ombres idéologiques derrière lequel se joue
la seule pièce véritable: la douloureuse, dispersée, confuse
et lente substitution, aux communismes défunts, d'une autre
voie rationnelle de l'émancipation politique des larges
Illasses humaines aujourd'hui livrées au chaos.
Et qu'on sache bien que je ne fais pas plus cas de « fran-
çais », ou d'« européen ». J'ai proposé ailleurs de ces caté-
gories nationales la pure et simple dissipation 1.
À partir de quoi il est intéressant de relire une page du
e
xx siècle dont je fus personnellement le témoin: les ulti-
mes soubresauts de l'ancien concept de l'homme, dans sa
corrélation au retrait définitif du divin.
Prenons les choses d'un peu loin.
On sait que Dostoïevski, avec quelques autres, a posé la
question dramatique: Qu'advient-il de l'homme si Dieu
est mort? Peut-il réellement exister un homme «sans
Dieu» ?
Pour situer la force de cette question, il faut se souvenir
de la disposition antérieure des liens entre «hornnle » et
« Dieu », telle que la nlétaphysique moderne en a machiné
le concept. À partir du moment où se dégage pour son pro-
pre compte la thématique de l'homme comme sujet (à par-
tir du motif post-cartésien de la conscience de soi), quel est
le devenir philosophique du rapport entre la question de
l'hoIllIlle et la question de Dieu?

1. Dans CirCollstallces 2, je propose la fusion de l'Allemagne et de la


France, aux fins d'engendrement d'une puissance nouvelle qui annulerait
ses composantes initiales, et se subordonnerait la lente et chaotique cons-
truction européenne.

235
LE SIÈCLE

Procédons à la vitesse d'une machine historique à


vapeur.
Pour Descartes, Dieu est requis comme garantie de la
vérité. D'où que la certitude de la science trouve en Lui sa
justification. On dira donc à bon droit, dans la langue de
Lacan, que le Dieu de Descartes est le Dieu du sujet de la
science: ce qui fait nœud de l'homme et de Dieu n'est rien
d'autre que la vérité telle que, sous les espèces de la certi-
tude, elle se propose à un sujet.
La deuxième ponctuation, c'est Kant. Il y a un dépla-
cement majeur: le nouage de l' homme à Dieu n'est plus
un opérateur du sujet de la science, sujet renommé par
Kant «sujet transcendantal ». La vraie relation entre
l 'homme et Dieu relève de la raison pratique. C'est un
lien institué - comme le voulait Rousseau - par la cons-
cience morale. On peut parler, pour paraphraser Kant lui-
même, d'une religion dans les limites de la simple raison
pratique. L'homme n'a nul accès purernent théorique au
suprasensible. Le Bien, et non le Vrai, ouvre l'hornme à
Dieu.
Ce qui est très proche du Dieu américain d'aujourd'hui,
lequel est suffisamment vague pour n'avoir d'autres attri-
buts monnayables que de cautionner l'humanisme conqué-
rant des «droits de l'homme» et de la «démocratie ».
Dieu dont toute la fonction nationale est de bénir les mi li -
taires humanistes employés à bombarder et envahir les
contrées barbares. En dehors de quoi il n'y a que sa fonc-
tion privée : bénir les bons pères de famille.
Avec .Hegel, nouveau déplacement. Ce qu'il appelle
Dieu est le devenir absolu de l'esprit, ou l'Idée absolue,
«l'absolu comme sujet », ou encore l'Universel concret.
Plus précisément, le devenir absolu de l'esprit subjectif,

236
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

qui est notre propre devenir, accomplit le déploiement de


Dieu. On peut dire que Hegel propose un nouage imma-
nent : Dieu est le processus de l'homme supposé achevé.
Cette vision eschatologique est particulièrernent étran-
gère au début chaotique de notre XXl e siècle. Toute figure
de l'absolu lui est suspecte - au nom de la finitude, qui est
l'essence ontologique de la « dérnocratie » -, encore bien
plus celle qui absolutiserait de façon immanente tel ou tel
devenir d'une avant-garde humaine.
C'est pourtant en ce seul sens (<< Dieu» réduit à n'être
qu'un vieux nom pour les vérités auxquelles nous sommes
capables de nous incorporer) que, comme le fut tout le
xx e siècle qui compte, je reste hégélien.
Enfin, le positivisme, qui radicalise l'immanence de Dieu
à l'homme telle que l'esquisse Hegel. Pour Auguste Comte
en effet, Dieu est l'humanité elle-même, morts et vivants
confondus, humanité qu'il renomme le «grand Être ». Le
positivisme propose une religion de l'humanité, qui est le
résultat du processus d'immanentisation scientifique du Vrai.
On voit tout du long cheminer, par le Vrai, le Bien,
l' Histoire de l' irnmanence, le point pour nous le plus
important: une indécidabilité nominale circule entre
« homme» et «Dieu ». Avons-nous une divinisation de
l' homme, une sorte de christianisme à l'envers? Ou, plus
près du motif de l'incarnation, une humanisation du divin?
Les deux, mis en état de réversibilité. Une analogie divine
est maintenue, mais dans une figure désormais intrinsèque-
ment inséparable de l'homme. Disons que l'essence de
l' humanisme métaphysique classique est la construction
d'un prédicat indécidable entre humain et divin.
L'intervention désespérée de Nietzsche n'a pas d'autre
enjeu que de défaire ce prédicat, de décider au point même

237
LE SIÈCLE

de l'indécidable. Le Dieu doit mourir, et l'Homme être sur-


monté.
Ce n'est qu'en apparence que Nietzsche se dresse contre
la religion, et singulièrelnent contre le christianisme. Car il
ne vaticine sur Dieu et sur les prêtres qu'autant qu'ils cons-
tituent une figure de l' (im)puissance humaine. L'énoncé
fameux «Dieu est mort» est évidemment un énoncé sur
l'homme, dans un moment où, après Descartes, Kant,
Hegel, Comte, Dieu est en situation de nouage indécidable
avec l'homme. «Dieu est mort », cela veut dire que
l'homme est mort aussi. L'homme, le dernier homme,
l'homme mort, est ce qui doit être surmonté au profit du
surhomme.
Qu'est-ce que le surhomme? Tout simplement l'homme
sans Dieu. L'homme tel que pensable hors de tout rapport
au divin. Le surhomme décide l'indécidabilité, fracturant
ainsi le prédicat humaniste.
Le problème est que le surhomme n'est pas encore là. Il
doit seulement venir. Et comlne le surhomme n'est rien
que l'homme proprement dit, l'homme dénoué de Dieu, on
doit dire que, prophétisant tout le xxe siècle, Nietzsche fait
de l'homlne un programme. «Je suis à moi-même mon
propre précurseur », déclare Zarathoustra. Le surhomme
est le dénouement à venir de l'Histoire de l'homme.
Le xxe siècle commence ainsi - nous l'avons répété de
bien des façons - sous le thème de l' homme comme pro-
gramme, et non plus comme donné.
Notons qu'un certain XXle siècle, sous le signe des droits
de l'homme comme droits du vivant naturel, de la finitude,
de la résignation à ce qu'il Y a, tente de revenir à l' homme
comme donné. Je l'ai déjà dit: il le fait au moment où la
science autorise (enfin !) qu'on change l'homme jusque

238
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

dans sa substructure d'espèce animale. C'est dire que ce


« retour» a d'ores et déjà échoué. Et que notre question
demeure, plus que jamais: Qu'est-ce que peut bien nous
promettre le programrne d'un homrne sans Dieu?
Or, nous avons expérimenté, durant les glorieuses
années 60 du siècle dont je parle, que sur cette question il y
a deux hypothèses en conflit.
La donnée textuelle pourrait être ici, quant à la première
hypothèse, le texte de Sartre «Questions de méthode »,
publié en 1959 dans Les Telnps modernes, avant de devenir
l'introduction de Critique de la raison dialectique. Et
quant à la seconde, le fameux passage du livre de Foucault,
Les Mots et les choses (1966), consacré à la mort de
l'homme.
La première grande hypothèse est que l'homme sans
Dieu doit venir à la place du Dieu mort. Il ne s'agit pas
d'un processus de divinisation immanente. Il s'agit de
l'occupation d'une place vide.
Comprenons bien que sans doute l'occupation effective
de cette place est impossible. À la fin de L'Être et le néant,
Sartre dit en substance que la passion de l'homme inverse
la passion du Christ: l'homme se perd pour sauver Dieu.
Seulement, ajoute-t-il, l'idée de Dieu est contradictoire, en
sorte que l'homme se perd en vain. D'où la fameuse
formule qui conclut le livre: «L'homme est une passion
inutile. »
Plus tard, Sartre comprendra que ce romantisme nihi-
liste reste décoratif. Si le projet de l'homme est de se faire
advenir à la place de l'absolu, l'essence de l'homme est
ce projet même, en sorte que sa « réalisation» n'est pas la
mesure de son déploiement. Il y a des pratiques histo-
riques homogènes à ce projet, d'autres qui ne le sont pas.

239
LE SIÈCLE

Il Y a donc une lecture hurnaniste possible de ce que nous


avons à faire ou à ne pas faire, rnême si la figure supposée
achevée de l'homme-dieu est ontologiquement inconsis-
tante.
Ce motif de l'occupation impossible, mais nécessaire (ou
réelle), de la place laissée vide par les dieux, je crois qu'on
peut l'appeler un humanisme radical. L'homme est à lui-
même son propre absolu, ou, plus exactement, il est le deve-
nir sans fin de cet absolu qu'il est. On peut presque dire que
Sartre porte à l'absolu, ou transforme en métaphysique, la
dimension programmatique des politiques révolutionnaires,
singulièrement dans leur version communiste. L'homme est
ce que l'homme doit inventer. Tel est le contenu de ce qui
se donne moins comme une morale personnelle que comme
une hypothèse d'émancipation. L'homme a pour unique
devoir de se faire advenir comme unique absolu.
Bien entendu, cette hypothèse est en interaction avec
tout un pan du marxisme. Elle renoue avec des intuitions
primordiales du Marx des Manuscrits de 1844. L'humanité
générique porte en elle (sous le non1 de « prolétariat») de
quoi faire advenir sa propre essence, au-delà des aliéna-
tions qui la déploient dans l' Histoire concrète. C'est pour-
quoi Sartre va poser à la fois que le contenu du savoir
positif est l'aliénation de l'homme, et l'enjeu réel de ce
savoir le mouvement par lequel on « existe », l'aliénation
en tant que programme de désaliénation. On dira simulta-
nément que «le Savoir marxiste porte sur l'homme
aliéné» (puisque la servitude est le milieu historique actuel
où la liberté existe, faisant ainsi de l'homme libre un sim-
ple programme), et que l'enjeu - qui n'est plus de l'ordre
du Savoir - est que « le questionneur comprenne comment
le questionné - c'est-à-dire lui-même - existe son aliéna-

240
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

tion, comment il la dépasse et s'aliène dans ce dépassement


même ».
L' homme comme programme, c'est cela: la compré-
hension existentielle du dépassement de l'aliénation de
l'homme, en vue d'une émancipation dont les étapes sont
toujours des formes nouvelles d'aliénation. Ou encore: la
dialectisation du savoir (objectif) de la servitude par la
compréhension (subjective) de sa condition, qui est la
liberté: «[La] liberté pratique ne se saisit que comme
condition permanente et concrète de la servitude, c'est-à-
dire à travers cette servitude et par elle comme ce qui la
rend possible, comme son fondement. »
Le mot «fondement» récapitule la métaphysique de
l'humanisme radical: l'homnle est l'être qui est à lui-
même son propre programme et qui, du même mouvement,
fonde la possibilité d'une connaissance programmatique de
soi: « Le fondement de l'anthropologie c'est l'homme lui-
même, non comme objet du Savoir pratique mais comme
organisme pratique produisant le Savoir comme moment
de sa praxis. »
Occuper la place du Dieu mort, c'est devenir, de ce
qu'on est, le seulfond.
La deuxième grande hypothèse, nietzschéenne dans son
contenu principal, est que l' absentement de Dieu est un des
noms de l'absentement de l'homme. La joyeuse catastrophe
qui affecte la figure divine (les dieux, répète Nietzsche, sont
morts de rire) est en même temps le gai savoir d'une catas-
trophe humaine, trop humaine: la dissipation, la décomposi-
tion de la figure de l'homme. La fin de l'humanisme.
Comme l'écrit Foucault: «De nos jours on ne peut plus
penser que dans le vide de l'homme disparu.» Et tout
comme Nietzsche, Foucault entend ne plus opposer à ceux

241
LE SIÈCLE

«qui veulent encore parler de l'homme, de son règne ou de


sa libération» que ce qu'il appelle « un rire philosophique-
c'est-à-dire, pour une certaine part, silencieux ».
L'hypothèse couverte par ce rire, ou par ce silence, est
en vérité celle de l'advenue historique d'un anti-huma-
nisme radical.
Nous pouvons donc dire: un certain xx e siècle philoso-
phique se laisse identifier, en son milieu, vers les années
50 et 60, par l'affrontement entre humanisme radical et
anti-humanisme radical.
Comme le veut la pensée dialectique des contradictions,
il y a une unité des deux orientations en conflit. Car l'une
comme l'autre traitent la question: Qu'en est-il de
l'homme sans Dieu? Et l'une comme l'autre sont pro-
grammatiques. Sartre veut fonder sur l'immédiateté de la
praxis une anthropologie nouvelle. Foucault déclare que la
disparition de la figure de l'homme est «le dépli d'un
espace où il est enfin à nouveau possible de penser ».
L'humanisme radical et l'anti-humanisme radical s'accor-
dent sur le thème de l'homme sans Dieu cornme ouverture,
possibilité, programme de pensée. C'est pourquoi les deux
orientations vont se croiser dans de nombreuses situations,
en particulier dans tous les épisodes révolutionnaires.
En un certain sens, les politiques du siècle, ou plus
généralement les politiques révolutionnaires, créent des
situations subjectivement indécidables entre humanisme
radical et anti-humanisme radical. Comme l'a excellem-
ment vu Merleau-Ponty - mais pour tirer de l'indécidable
des conclusions indécises -, l'intitulé général pourrait bien
être d'allure conjonctive: «humanisme et terreur ». Alors
que le XXle siècle s'ouvre sur une morale disjonctive:

242
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

« humanisme ou terreur ». Guerre (humaniste) contre le ter-


rorisme.
Cette dirnension conjonctive, ce «et» qu'on repérait
déjà dans la pensée de Robespierre ou de Saint-Just (Ter-
reur et Vertu), conjonction qui autorise, après quarante ans,
qu'on écrive sans paradoxe « Sartre et Foucault », n'inter-
dit pas, mais exige, pour être à la mesure de ce qui vient, de
fornlaliser le conflit des orientations radicales. Conflit qui
est aussi, en1piriquernent, la bascule, dans le siècle, des
années 50 aux années 60 et 70. Avant que les années 80
ramènent à la surface, comme un poisson mort, une dis-
jonction explicitement dépourvue non seulement de toute
radicalité, mais de tout espoir universalisable.
Qu'est-ce que la philosophie pour l'humanisme radical?
Sartre le dit fortement: c'est une anthropologie. Il y a un
devenir anthropologique de la philosophie. Ce devenir est
évidemment suspendu à la création de l'homme par
l'homme. La philosophie est finalement une anthropologie
provisoire qui attend l' effectuation historique, ou par
séquences, de ce programme qu'est l'absoluité de l'homme.
Dans le cadre de l'anti-humanisme radical, on répugne
d'entrée de jeu au mot « philosophie ». Pourquoi? Parce
que, nous dit Foucault, « l'Anthropologie constitue peut-
être la disposition fondamentale qui a commandé et con-
duit la pensée philosophique depuis Kant jusqu'à nous ».
Mais pour un nietzschéen, qui dit «anthropologie» dit
aussi bien «théologie », voire «religion ». Du coup, la
philosophie, longuement fonnée comme anthropologie, est
suspecte. On va donc - cette fois avec Heidegger - préférer
à «philosophie» le rnot «pensée ». Au fond, la «pen-
sée », dans la vision anti-humaniste radicale (de fait antici-
pée par Heidegger dès les années 20), désigne ce qui

243
LE SIÈCLE

remplace la philosophie quand on abandonne l'anthropolo-


gie, avec laquelle la philosophie est par trop compromise.
Il s'agit, selon Foucault, qui conserve cependant le style
programmatique, de « penser sans penser aussitôt que c'est
l'homme qui pense ». De penser« dans le vide de l'homme
disparu », et donc de commencer à penser.
Il y a ainsi, à la lisière des années 50 et 60, et sous l'uni-
que mot d'ordre de la mort de Dieu, deux définitions des
tâches de la philosophie:
a) une anthropologie générale accompagnant un proces-
sus concret d'émancipation (Sartre) ;
b) une pensée qui laisse venir un cornrnencement inhu-
main (Foucault).
Sartre est quelqu'un qui vient trop tard. Il propose de
réactiver l'humanisme radical, qui faisait déjà le fond du
volontarisme terroriste de Staline, lequel, redisons-le, avait
écrit: «L'homme, le capital le plus précieux. » Mais en
outre, dans un stYle très hégélien (ou «jeune marxiste»),
Sartre imagine son anthropologie humaniste, non seule-
ment comme un savoir compréhensif qui accompagne la
praxis révolutionnaire, rnais aussi comrne le devenir
concret de la pensée, comme l'incorporation historique de
l'intellect philosophique: «La réintégration de l'homme,
comme existence concrète, au sein d'une anthropologie,
comme son soutien constant, apparaît nécessairement
comme une étape du "devenir-monde" de la philosophie. »
En définitive, tout se passe comme si Sartre proposait à
l'URSS et au Parti communiste un supplément d'âme, au
moment où, comme figures paradigmatiques de l' émanci-
pation, cet État et ce Parti ne sont déjà plus que des cada-
vres politiques.

244
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

Sartre dessine la figure pathétique et formidable du


compagnon de route sans route.
Si, à la fin des années 60, le programme anti-humaniste
radical va l'emporter (et, à mon sens, demeure ce dont il
faut partir), c'est qu'il véhicule les idées appariées du vide
et du commencement. Or, ces idées vont s'avérer utiles
pour les révoltés de 68, puis du début des années 70. On
pense alors communément que quelque chose est proche,
va arriver. Et que ce « quelque chose» mérite qu'on s'y
dévoue, justement parce qu'il n'est pas une énième mou-
ture de l'humanisme, justement parce qu'il est une figure
du comrnencernent inhumain.
On le voit, cette question de l'humanisme finit par dési-
gner un partage quant à l'Histoire. L'humanisme radical
rnaintient la thématique hégélienne d'une historialité du Vrai.
Ce que le mot prograrnmatique «homme» désigne est un
certain travail historique de l' homme. Le deuxième tome de
la Critique de la raison dialectique devait du reste être consa-
cré à l'Histoire, depuis l'Égypte jusqu'à Staline. «I-Iomme »
est la notion, d'essence normative, qui permet l'intelligence
du travail monumental de l'histoire de l'émancipation.
Sous le signe de l'anti-hun1anisme, Foucault propose
une vision de l'Histoire par séquences discontinues, par
singularités historiques, qu'il appelle des épistémè.
« Homlne » doit alors s'entendre comme n'étant qu'un des
mots utilisés par le discours philosophique moderne. Du
coup, l' Histoire comme continuité du sens, ou devenir de
l 'Homrne, est une catégorie aussi obsolète que celle du dis-
cours qui la porte (la philosophie comme anthropologie).
Ce à quoi il faut absolument et uniquement être attentif est
la question de savoir si quelque chose commence, et dans
quels réseaux discursifs se tient ce commencement.

245
LE SIÈCLE

L'histoire est-elle un monument ou une succession de


commencements? Dans le siècle, «homme» supporte
cette alternative.
Le programme de l' homme sans Dieu a ainsi disposé
deux propositions différentes. Ou bien c'est le créateur his-
torique de sa propre essence absolue. Ou bien c'est l'homme
du commencernent inhumain, qui installe sa pensée dans ce
qui vient et demeure dans la discontinuité de cette venue.
Aujourd'hui il y a abandon simultané des deux proposi-
tions. On ne nous offre plus que la restauration de l' hurna-
nisme classique, rnais sans la vitalité du Dieu, présent ou
absent, qui en soutenait l'exercice.
L'humanisme classique sans Dieu, sans projet, sans
devenir de l'Absolu, est une représentation de l'homme qui
le réduit à son corps animal. Je soutiens que si nous sortons
du siècle par résiliation simultanée des deux programmes
de pensée qu'étaient l'humanisme radical et l'anti-huma-
nisme radical, nous endurerons nécessairement une figure
qui fait de l' homme, tout simplement, une espèce.
Sartre déjà disait que si l'hornme n'a pas pour projet le
communisme, l'égalité intégrale, alors il n'est qu'une
espèce animale guère plus intéressante que les fourmis ou
les cochons.
Nous y sommes. Après Sartre et Foucault, un mauvais
Darwin. Avec une touche « éthique», car de quoi s' inquié-
ter, à propos d'une espèce, sinon de sa survie? Écologie et
bio-éthique pourvoiront à notre devenir «correct» de
cochons ou de fourmis.
Souvenons-nous toutefois qu'une espèce est, par excel-
lence, ce qui se domestique.
Si même je dois scandaliser, je dois dire ma conviction
que cette domestication, sous-jacente à l'humanisme sans

246
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

programme qu'on nous inflige, est déjà à l' œuvre dans la


prorllotion, cornme spectacle et comme norme, du corps
victimaire.
D'où provient en effet qu'aujourd'hui il ne soit si lour-
dernent question de l'homme que sous la forme du suppli-
cié, du massacré, de l'affamé, du génocidé ? Sinon de ce
que l'hornrne n'est plus que la donnée animale d'un corps,
dont l'attestation la plus spectaculaire, la seule qui soit
vendable (et nous sommes dans le grand marché), on le sait
depuis les jeux du cirque, est la souffrance?
Disons que ce que les « démocraties» contemporaines
entendent imposer à la planète est un humanisme animal.
L'homme n'y existe que comme digne de pitié. L'homme
est un animal pitoyable.
Cette idéologie dominante du XXI e siècle commençant
veut absolument détruire le point commun à Sartre et à
Foucault. Nommérnent, que l'homme, s'il n'est pas le pro-
gramme infini de sa propre absoluité, ne mérite que de dis-
paraître. Sartre et Foucault pensent ceci: ou bien l'homme
est l'avenir de l'hornme (Sartre), ou bien il est son passé
(Foucault). Il ne saurait être son présent sans se réduire aux
contours de la bête qu'il détient, ou qui est son infrastruc-
ture. Les réactionnaires d'aujourd'hui, par exemple ceux
qui ont écrit le libelle Pourquoi nous ne somnœs pas nietz-
schéens 1, déclarent au contraire: l'homme est le seul pré-
sent de l' homrne.

1. Le livre collectif naguère publié sous ce titre rassemblait nombre de


jeunes (ou moins jeunes) nabots désireux d'étrangler en public - comme
avaient tenté de le faire, dans le pensum nommé La Pensée 68 (Gallimard,
1985), le futur bonze Renaut et le futur ministre Ferry - les grandes figures
intellectuelles des années 60 du XX C siècle.

247
LE SIÈCLE

On conviendra cependant que, si tel était le cas, au vu de


ce qu'est notre présent, l' homme ne vaudrait pas un clou.
Dans la rétroaction de l' humanisrne anirnal, on voit
mieux les traits communs de l' hurnanisme radical et de
l'anti-humanisme radical.
Ces traits comrnuns sont au nombre de trois:

1. Sartre et Foucault dessinent, à partir de l'homme ou


de son vide, une figure ouverte. Dans les deux cas, l'enjeu
est celui d'un projet total. Pour Sartre, l'anthropologie élar-
git la philosophie aux dimensions du monde. Pour Fou-
cault, se tenir dans l'absence de l' hornme, c'est surrnonter
l'obstacle qui «s'oppose obstinément à une pensée pro-
chaine ». Pour Foucault comme pour Sartre, la question-
clef est l'ouverture d'un possible inédit, possible de la pen-
sée pour l'un, de l'humanisation de l'être pour l'autre.
L'« homme », devenir ou vacuité, n'est rien d'autre qu'un
des noms de cette possibilité, de cette ouverture.

2. Sartre et Foucault manifestent une vive hostilité aux


catégories substantialistes. Sartre polémique contre toute
séparation substantielle de la liberté pratique et de ses alié-
nations. Il est irnpossible de « supposer que la liberté du
projet se retrouve dans sa réalité plénière sous les aliéna-
tions de notre société ». Inséparable de ce qui le tient en
dehors de sa propre absoluité, l' homme est un trajet de
désaliénation, ou un projet, jarnais une identité séparable.
Foucault, lui, moque cruellement ceux qui « posent encore
des questions sur ce qu'est l'homme en son essence ».
L'homme de l'humanisme anirnal est en revanche une
catégorie substantialiste, ou naturelle, à laquelle nous accé-
dons par empathie dans le spectacle des souffrances. Même

248
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

un talent aussi vif que celui de Guy Lardreau 1 a cru devoir


donner dans cette métaphysique oppressive de la pitié.
Mais la pitié, quand elle n'est pas l'instance subjectivée de
la propagande pour les interventions «humanitaires »,
n'est que confirmation du naturalisme, de l'animalité pro-
fonde à quoi on réduit l'homrne dans l'humanisme contem-
pOl·ain.
Notre époque est bien celle, du moins du côté des petits
bourgeois «occidentaux », de l'écologie, de l'environne-
ment, de l'hostilité à la chasse, qu'il s'agisse des moi-
neaux, des baleines ou des hommes. Il faut vivre dans notre
« village planétaire », laisser faire la nature, affirmer par-
tout des droits naturels. Car les choses ont une nature qu'il
faut respecter. Il importe de découvrir et de consolider les
équilibres naturels. L'économie de n1arché, par exemple,
est naturelle, on doit trouver son équilibre, entre quelques
riches n1alheureusement inévitables et des pauvres malheu-
reusement innombrables, tout conune il convient de res-
pecter l'équilibre entre les hérissons et les escargots.
Nous vivons dans un dispositif aristotélicien: il y a la
nature, et à côté le droit, qui s'efforce tant bien que mal de
corriger les excès éventuels de la nature. Ce qu'on redoute,
ce qu'on veut forclore, c'est ce qui n'est ni naturel ni
arnendable par le droit seul. En somnle, ce qui est mons-
trueux. Et de fait, Aristote rencontrait, sous les espèces du
monstre, de délicats problèmes philosophiques.

1. Dans La Véracité (Verdier, 1993), Lardreau tente désespérément de


fonder une morale sensitive (ou matérialiste) sur le sentiment induit par la
souffrance de l'autre. Il est encore, à ce stade, un « nouveau philosophe »,
voire un idéologue des ingérences humanitaires. Cependant, nous pouvons
dire qu'il ne l'est pas vraiment.

249
LE SIÈCLE

Foucault et Sartre nourrissent à l'égard de ce natura-


lisme néo-aristotélicien une véritable haine. L'un et l'autre,
en réalité, et comme il convient, partent du monstre, de
l'exception, de ce qui n'a aucune nature acceptable. Et de
là, de là seulement, ils envisagent l'humanité générique
comme ce qui se tient au-delà de tout droit.

3. Sartre et Foucault proposent un concept central, qui


soutient leur définition soit de l'hornme, soit de la pensée,
comme commencement, projet, ouverture. Pour Sartre,
l'existence (ou la praxis) est un opérateur de ce type. Pour
Foucault, c'est le penser, ou la pensée. Pour l'un, l'exis-
tence est ce qu'il s'agit de comprendre dans l'aliénation
elle-même, et elle reste irréductible aux savoirs. Pour
l'autre, le penser est autre chose que la simple exécution
des formations discursives d'une épistémè. Convenons (en
platoniciens) d'appeler ces opérateurs des Idées. On pourra
alors dire que l'irnpératif fondamental de l'humanisme ani-
mal est: « Vis sans Idée. »
Par les grandes voix de Sartre et de Foucault, le siècle a
demandé: L'homme qui vient, qui doit venir, sous les
espèces d'une existence ou d'une pensée, est -ce une figure
supra-humaine ou une figure inhumaine? Va-t-on dialecti-
ser la figure de l'homme, la surmonter? Ou va-t-on s'éta-
blir ailleurs? Un «ailleurs» que Deleuze déclarait
« interstellaire ».
L'humanisme animal, à la fin du siècle, prétend abolir la
discussion elle-même. Son grand argunlent, dont nous
avons maintes fois croisé l'obstination, est que le vouloir
politique du sur-humain (ou de l' homme de type nouveau,
ou de l'émancipation radicale) n'a engendré que de l'in-
humain.

250
DISPARITIONS DE L'HOMME ET DE DIEU

Mais c'est qu'il fallait partir de l'inhurnain : des vérités


auxquelles il peut advenir que nous participions. Et de là
seulernent envisager le surhumain.
De ces vérités inhumaines, Foucault avait raison de dire
(comme avaient raison Althusser et son « anti-humanisme
théorique », ou Lacan et sa déshumanisation radicale du
Vrai) qu'elles nous contraignent à «forrnaliser sans
anthropologiser ».
Parlons donc de la tâche philosophique, à l'orée d'un
nouveau siècle, et contre l' humanisme animal qui nous
assiège, con1me d'un in-humanisme formalisé.
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Dédicace ............................................................................. 7
1. Questions de méthode ......... ,. ........ ............. ......... ... ....... 9
2. La Bête ............................................................. '" .... ...... 23
3. L'irréconcilié ................................................................ 45
4. Un monde nouveau, oui, mais quand? ......................... 63
5. Passion du réel et montage du semblant ....................... 75
6. Un se divise en deux ..................................................... 89
7. Crise de sexe ................................................................. 103
8. Anabase ........................................................................ 119
9. Sept variations ..... ............ ................ ............................. 141
10. Cruautés ................. .......... ................. ........ ......... ........... 159
Il. Avant-gardes................................................................. 185
12. L'infini .......................................................................... 209
13. Disparitions conjointes de l'Homme et de Dieu ........... 233
Du même auteur

PHILOSOPHIE

Le Concept de modèle
Maspero, 1969

Théorie du sujet
Seuil, «L'Ordre philosophique », 1982

Peut-on penser la politique?


Seuil, 1985

L'Être et l'Événement
Seuil, «L'Ordre philosophique », 1988

Manifeste pour la philosophie


Seuil, «L'Ordre philosophique », 1989

Le Nombre et les Nombres


Seuil, «Des travaux », 1990

Conditions
Seuil, «L'Ordre philosophique », 1992

L'Éthique
Hatier, 1993

Deleuze
Hachette, 1997

Saint-Paul. La fondation de l'universalisme


PUF, 1997

Abrégé de métapolitique
Seuil, «L'Ordre philosophique », 1998
Court Traité d'ontologie transitoire
Seuil, «L'Ordre philosophique », 1998

Petit Manuel d'inesthétique


Seuil, «L'Ordre philosophique », 1998

D'un désastre obscur


Sur la fin de la vérité d'état
Ed. de l'Aube, 1998

Saint Paul
La Fondation de l'universalisme
PUF, 2002

L'Éthique
Nous, 2003

L'Être et l'Événement
Volume 2: Logiques des mondes
Seuil, «L'Ordre philosophique », 2006

Second manifeste pour la philosophie


Fayard, 2009

L'Antiphilosophie de Wittgenstein
Nous, 2009

Circonstances, vol. 5
L'Hypothèse communiste
Nouvelles éditions Lignes, 2009

ESSAIS CRITIQUES

Rhapsodie pour le théâtre


Imprimerie Nationale, 1990

Beckett, l'increvable désir


Hachette, 1995,2006
LITTÉRATURE ET THÉÂTRE

Almagestes
prose
Seuil, 1964

Portulans
roman
Seuil, 1967

L'Écharpe rouge
roman opéra
Maspero,1979

Ahmed le subtil
farce
Actes Sud, 1994

Ahmed philosophe
suivi de Ahmed se fâche
théâtre
Actes Sud, 1995

Les Citrouilles
comédie
Actes Sud, 1996

Calme bloc ici bas


roman
POL,1997

ESSAIS POLITIQUES

Théorie de la contradiction
Maspero, 1975
De l'idéologie
en collaboration avec F. Balmès
Maspero, 1976

Le Noyau rationnel
de la dialectique hégélienne
en collaboration avec L. Mossot et J. Bellassen
Maspero, 1977

D'un désastre obscur


Éditions de l'Aube, 1991, 1998
COli/position: Nord COli/pO li Villeneuve-d'Ascq
AU IEVI: l)'Ii\II'IWvIEI{ SUR PRESSE NlIi\I(:RIQUE
DANS LI:S ATELIEHS DE l.'I,V!PHli\IFHIE NOUVEl.LE FIRi\!IN DIDOT
AU i\lESNIL-SUIH.'ESTHI'E
N° D'Ii\II'IŒSSION : 96153 - N° [)'Î'DITION : 57930-5
DI,I'O'! !.l:t'Al.: JANVIEH 200S.
l,VI l'IU,\1 1: EN FRANCE
DANS LA COLLECTION
« L'ORDRE PHILOSOPHIQUE»

Amnistier l'apartheid.
Travaux de la Commission Vérité et Réconciliation,
sous la direction de Desmond Tutu.
(édition établie par Philippe-Joseph Salazar)

MERCÉDÈS ALLENDESALAZAR, Thérèse d'Avila,


l'image auféminin.

GIORGO AGAMBEN, Homo sacer:


J. Le Pouvoir souverain et la Vie nue;
Etat d'exception: Homo sacer II, 1.
Le Règne et la Gloire: Homo sacer II, 2.

HANNAH ARENDT, Qu'est-ce que la politique?


(textes rassemblés et commentés par Ursula Ludz).
Journal de pensée (1950-1973)

JOHN LANGSHAW AUSTIN, Quand dire, c'estfaire.

ALAIN BA DIOU, Abrégé de métapolitique;


Court Traité d'ontologie transitoire;
Petit Manuel d'inesthétique;
Théorie du sujet;
L'Être et l'Événement;
Manifeste pour la philosophie;
Conditions.
Logiques des mondes. L'Être et l'Événement, 2

ANTOINE BERMAN, La Traduction


et la Lettre ou L'Auberge du lointain.

JUDITH BALSO, Pessoa, le passeur métaphysique


JEAN BOLLACK, La Grèce de personne:
les mots sous le mythe.

BERNARD CARNOlS, La Cohérence


de la doctrine kantienne de la liberté.

STANLEY CAVELL, La Voix de la raison (Wittgenstein,


le scepticisme, la moralité et la tragédie).

NOAM CHOMSKY, La Linguistique cartésienne;


Structures syntaxiques;
Aspects de la théorie syntaxique;
Questions de sémantique.

COLLECTIF, Annuaire philosophique ]987-]988;


Annuaire philosophique] 988-] 989 ;
Annuaire philosophique] 989-] 990 ;
Que peut faire la philosophie de son histoire?
(recherches réunies
sous la direction de Gianni Vattimo) ;
La Sécularisation de la pensée
(recherches réunies
sous la direction de Gianni Vattimo).

GILLES DELEUZE, Francis Bacon,


Logique de la sensation.

JEAN-ToUSSAINT DESANTI, Les Idéalités mathématiques;


La Philosophie silencieuse;
La Peau des mots, Réflexions sur la question éthique:
Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni.

NICOLE DEWANDRE, Critique de la raison administrative.

ROBERTO ESPOSITO, Catégories de l'impolitique

FRANÇOISE FONTENEAU, L'Éthique du silence.


GOTTLOB FREGE, Les Fondements de l'arithmétique;
Écrits logiques et philosophiques.

HANS-GEORG GADAMER, Vérité et Méthode;


Les grandes lignes d'une herméneutique
philosophique (édition intégrale).

JEAN-JOSEPH Goux, Les Iconoclastes.

JEAN GRANIER, Le Problème de la vérité


dans la philosophie de Nietzsche;
Le Discours du monde.

MICHEL GUÉRIN, Le Génie du philosophe.

MARTIN HEIDEGGER, Ma Chère Petite Âme,


lettres de Martin Heidegger
cl safemme Elfriede (1915-1970)

THIERRY HOQUET, Darwin contre Darwin,


comment lire L'Origine des espèces?

WILHEM VON HUMBOLDT, Introduction


cl l'œuvre sur le Kavi.

CHRISTIAN JAMBET, La Logique des Orientaux


(Henri Corbin et la science des formes).

FRANÇOIS JULLIEN, Un sage est sans idée;


La Grande Image n'a pas de forme
ou du non-objet par la peinture.
Si parler va sans dire
Du logos et d'autres ressources
Chemin faisant
Connaître la Chine, relancer la philosophie
PETER FREDERICK STRAWSON, Les Individus;
Études de logique et de linguistique.

GIANNI VATTIMO, La Fin de la modernité.

ÉRIC VOEGELIN, La Nouvelle science du politique.

FRANÇOIS WAHL, Introduction au discours du tableau.

MARLENE ZARADER, La Dette impensée


(Heidegger et l'héritage hébraïque).

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