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Richard Wolin2
Depuis le début des années 1950, une politique éditoriale malhonnête et peu
judicieuse a perverti l’histoire de la publication des ouvrages de Heidegger. Il
est désormais évident qu’une coalition d’éditeurs et d’exécuteurs littéraires
ont entrepris de supprimer systématiquement toute trace des convictions
pronazies et antisémites du philosophe.
Avec la publication en 2014-2015 des quatre premiers volumes de
ce qu’on appelle les Cahiers noirs (volumes 94 à 973), la centralité
idéologique de tels éléments dans la pensée de Heidegger est devenue
incontestable. En conséquence, nous sommes dorénavant bien conscients
de l’importance qu’accordait Heidegger, philosophe de la « temporalité »
et de l’« historicité », au national-socialisme en tant que pivot de sa
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1 L’auteur se fonde sur deux ouvrages parus récemment. Le premier est Peter Trawny, Heidegger and the Myth of a
Jewish World Conspiracy, traduit de l’allemand par A. Mitchell, Chicago, University of Chicago Press ; en français,
Heidegger et l’antisémitisme : sur les Cahiers noirs, traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod,
Paris, Seuil, 2014. Le titre en allemand (Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung) correspond
plutôt à « Heidegger et le mythe du complot juif mondial ». Le second est Peter Trawny, Freedom to Fail: Heide-
gger’s Anarchy, traduit par I. Moore et C. Turner, New York, Polity Books, 2015 ; La liberté d’errer avec Heidegger,
traduit par Nicolas Weill, Paris, Indigènes éditions, 2014. L’édition originale en allemand est : Irrnisfuge: Heideg-
gers Anarchie, Berlin, Matthes und Seitz, 2014.
2 Richard Wolin est professeur émérite d'histoire, de science politique et de littérature comparative au CUNY
Graduate Center, New York. Il a été professeur invité à l'université de Paris X-Nanterre et à l'université
de Nantes. Il est, entre autres, l'auteur de La Politique de l'être : la pensée politique de Martin Heidegger
(traduit par Catherine Goulard, Paris, Kimé, 1992), Heidegger’s Children: Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans
Jonas and Herbert Marcuse (Princeton, Princeton University Press, 2001) et The Wind From the East: French
Intellectuals, the Cultural Revolution and the Legacy of the 1960s (Princeton, Princeton University Press,
2010). Il est l'auteur de fréquentes contribution sur des sujets intellectuels et politiques pour The New
Republic, The Nation et Dissent.
3 Martin Heiddeger, Gesamtausgabe, édités par Peter Trawny, vol. 94 : Hinweise und Aufzeichnungen
Überlegungen II-VI : Schwarze Hefte 1931-1938 ; vol. 95 : Hinweise und Aufzeichnungen Überlegungen VII-XI :
Schwarze Hefte 1938-1939 ; vol. 96 : Hinweise und Aufzeichnungen Überlegungen XII-XV : Schwarze Hefte 1939-
1941) ; vol. 97 : Anmerkungen 1-5: Schwarze Hefte 1942-1948, Francfort, Klostermann, 2014-2015.
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4 Voir Heidegger, « Vom Wesen der Wahrheit », Sein und Wahrheit, Gesamtausgabe vol. 36/37, Francfort,
Klostermann, 2001, p. 89.
5 Dans un commentaire publié dans le journal allemand de philosophie Hohe Luft, écrit en réponse aux menaces de
poursuites judiciaires formulées par Vittorio Klostermann, l’éditeur de la Gesamtausgabe (GA), j’ai voulu exposer
les défauts des diverses éditions de Heidegger. Voir mon article « J’accuse: Eine Antwort an Vittorio Klostermann »,
Hohe Luft Magazine, 2 novembre 2015. Pour un débat plus général sur les carences systématiques de la pratique
éditoriale de la Gesamtausgabe, voir Theodore Kiesel, « Heidegger’s Gesamtausgabe: An International Scandal of
Scholarship », Philosophy Today, printemps 1995, p. 3-13.
La notion de « scandale » en matière de pratiques éditoriales de la Gesamtausgabe a refait surface dernièrement
dans l’article du philosophe Rainer Marten, « Grabhalter mit letzter Treuebereitschaft », Die Zeit, 18 mars 2015.
Comme le fait observer Marten, « Depuis des années, les éditeurs de la GA tiennent en otage l’œuvre de
Heidegger. C’est un scandale auquel il faut mettre fin. »
6 Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1953, traduit en français par Gilbert
Kahn sous le titre Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967. Voir l’article de Rainer Marten, « Ein
rassistisches Konzept von Humanität », Badische Zeitung, 17 décembre 1987, p. 19-22. Dans cet article, Marten,
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qui était à l’époque l’assistant de Heidegger, admet qu’il était présent lorsque le philosophe a rédigé, et ce
faisant falsifié, le manuscrit de la conférence en question.
7 Voir Sidonie Kellerer, « Rewording the Past: the Postwar Publication of a 1935 Lecture by Martin Heidegger »,
Modern Intellectual History, 11/3, 2014, p. 575-602.
8 Heidegger, Schelling: Vom Wesen der menschlichen Freiheit, GA vol. 40, 1988.
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Donc, par leur insertion dans le drame de l’historicité, des objets inanimés
comme une hélice qui, pour recourir au lexique de l’Existenzphilosophie
(philosophie de l’existence) heideggerienne sont simplement « disponibles »
(vorhanden), revêtent alors un authentique (eigentlich) cachet historique.
Ou, comme le déclare allègrement Heidegger : dans des circonstances
favorables, ils auraient même pu finir dans un musée !
9 Heidegger, Logik als Frage nach dem Wesen der Sprache, GA vol. 38, 1998, p. 40 ; c’est nous qui soulignons.
Traduit en français par Frédéric Bernard sous le titre La Logique comme question en quête de la pleine essence
du langage, Paris, Gallimard, 2008, p. 102.
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En 1949, Heidegger donna ses conférences dites de Brême, qui ont été
publiées sous le titre « Regard dans ce qui est ». C’est à cette occasion
qu’il dévoila sa critique de la technique moderne de l’après-guerre. Dans
la version manuscrite, on trouve la déclaration suivante qui fut omise de
la version publiée du texte de Heidegger : « L’agriculture est à présent une
industrie alimentaire motorisée, dans son essence, c’est la même chose
que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps
d’extermination, la même chose que le blocus de nations afin de les réduire
à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène10. »
Lorsque ce passage a fini par être découvert, les analogies de mauvais goût
faites par Heidegger ont été accueillies par des critiques généralisées et par
la réprobation. Sa grossière comparaison de circonstances et d’événements
qui sont, à bien des égards, uniques en leur genre constitue un exemple
classique du « regard nivelant », myope et marqué par l’incompréhension,
que porte Heidegger sur « l’histoire de l’Être » (Seinsgeschichte).
Ainsi, dans l’exemple précédent, Heidegger ne fait aucun effort pour resituer
dans leur contexte les phénomènes considérés, qui font tous référence à
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10 Voir Wolfgang Schirmacher, Technik und Gelassenheit : Zeitkritik nach Heidegger, Fribourg, Karl Albert Verlag,
1983, p. 25, 99.
11 Voir Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace, 1958, traduit en français par Pierre Bouretz,
sous le titre Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, Quarto, 2002. « Et s’il est vrai
que, dans les derniers stades du totalitarisme apparaît un mal absolu (absolu, car il ne peut plus être déduit
de motifs humainement compréhensibles), il est également vrai que sans lui nous n’aurions jamais connu la
véritable nature radicale du Mal. » (p. viii-ix de l’édition anglaise, traduction proposée sur un blog hébergé par
le site de Médiapart (https://blogs.mediapart.fr/thierry-t-douville/blog/050713/depuis-lete-1950-hannah-arendt-
nous-parle), car, écrite durant l’été 1950, la préface de la première édition des Origines du totalitarisme n’a pas
été reprise dans la dernière édition complète en français de ce livre.
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mêmes ». Ce que les Allemands ont fait aux Juifs dans les camps de la mort,
ce que les Soviétiques ont infligé aux Berlinois de l’Ouest (le blocus), et ce que
les États-Unis ont déclenché en construisant des armes thermonucléaires,
sont, selon Heidegger, politiquement et moralement équivalents dans la
mesure où, d’après le regard nivelant de la Seinsgeschichte, les événements
en question sont tous des manifestations ou des effets de la « technique »
(Technik) et de la « subjectivité ».
Certes, on peut logiquement comparer les divers degrés de l’excès faustien
ou de la criminalité en question dans chacun des exemples susmentionnés
et en discuter. Cependant, quelle que soit la façon dont la discussion
est menée, et quelles que soient les conclusions qu’on tente de tirer, les
événements mentionnés ne sont en aucun cas « les mêmes ». Placer le
blocus de Berlin de 1948 sur le même plan qu’Auschwitz et Treblinka, c’est
établir une équivalence entre des choses incomparables. Un « génocide » et
des « blocus militaires » – si odieux soient-ils – ne sont guère « équivalents »
comme Heidegger voudrait nous le faire accroire.
Rétrospectivement, l’interprétation de ces événements par Heidegger,
considérés du point de vue éthéré de la Seinsfrage, constitue une
tentative manifeste de relativiser la gravité et l’ampleur des crimes de
guerre de l’Allemagne – de la même façon que, dans les Cahiers noirs, il
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14 Voir Adam Soboczynski, « Was heisst “N. Soz.”? », Die Zeit, 13, 26 mars 2015 ; voir également Julia Ireland,
« Naming Physis and the “Inner Truth of National Socialism”: A New Archival Discovery », Research in
Phenomenology, n° 44, 2014, p. 315-346.
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19 Nachlaß signifie en allemand « héritage » ou, en l’occurrence ici « œuvre posthume ». (N.d.T.)
Par exemple, Peter Gordon, « Prolegomena zu einer jeden künftigen Destruktion der Metaphysik: Heidegger und
die Schwarzen Hefte », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n° 63/5, 2015, p. 860-876.
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20 L’un des aspects professionnellement les plus douteux de la stratégie de Trawny a consisté à distribuer les
épreuves de son essai exclusivement aux partisans français de Heidegger plutôt qu’à un échantillon des parties
concernées afin d’assurer un accueil favorable à Heidegger. Voir le compte-rendu détaillé de la controverse
française et les critiques formulées à l’encontre des motivations secrètes et des intentions cachées de Trawny
par Éric Aeschimann, « “Les Cahiers noirs” : vers une nouvelle affaire Heidegger », Le Nouvel Observateur,
7 décembre 2013. Voir également François Rastier, « Il n’y a pas d’affaire Heidegger », Le Nouvel Observateur,
7 mars 2014 ; et Jürg Altwegg, « Antisemitismus bei Heidegger: Ein Debakel für Frankreichs Philosophie », Neue
Zürcher Zeitung, 13 décembre 2013.
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21 Pour un compte-rendu, voir mon article « French Heidegger Wars » in Richard Wolin (éd.), The Heidegger
Controversy, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1993, p. 272-300.
Voir aussi Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972 ; réédition augmentée, Paris, Hermann,
2004. (N.d.T.)
22 Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de
1933-1935, Paris, Albin Michel, coll. « Idées », avril 2005.
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23 Emmanuel Faye, « Pour l’ouverture des archives Heidegger », Le Monde, 4 janvier 2006.
24 Paul-François Paoli, « Gallimard renonce à publier un livre sur Heidegger », Le Figaro, 29 septembre 2006.
25 Voir, par exemple, mon article « Heideggers Schwarze Hefte: Nationalsozialismus, Weltjudentum, und
Seinsgeschichte », in the Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, été 2015, p. 379-411.
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28 En français dans le texte. (N.d.T.) Voir Hugo Ott, Martin Heidegger: Unterwegs zu seiner Biographie, Francfort,
Fischer Verlag, 1988, traduit en français par Jean-Michel Beloiel sous le titre Martin Heidegger, éléments pour
une biographie, Paris, Payot, 1990.
29 Heidegger, Überlegungen XII-XV, GA vol. 96, 2014, p. 108 : « Der weit vorauswesende Augenblick der Entscheidung
zum Wesen der Geschichte – ist den Deutschen zugesprochen. »
30 Pour plus de précisions sur Fischer, voir Hugo Ott, Martin Heidegger: Unterwegs zu seiner Biographie, op. cit.,
p. 155, 282. Comme le montre Ott, ce fut Fischer qui intervint en faveur de Heidegger vers la fin de la guerre afin
d’assurer qu’il soit exempté du Volksturm – ces brigades de la milice populaire allemande mobilisée à la fin de
la guerre, en 1944, et dans lesquelles les vies étaient inconsidérément gaspillées.
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31 Heidegger, Überlegungen II-VI, GA vol. 94, 2014, p. 194. (La traduction de la citation est celle de Sidonie Kellerer,
sur le site http://skildy.blog.lemonde.fr/2015/02/20/petit-contre-dictionnaire-heidegger-principe-barbare-le-
nazisme-est-un/ consulté le 6 juillet 2017 – N.d.T.)
32 Voir Heidegger, Überlegungen XII-XV, GA vol. 95, 2014, p. 96.
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33 Ibid., p. 256.
34 Cette idée ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. (N.d.T.)
35 Hitler, Mein Kampf, traduit en anglais par Ralph Manheim, Boston, Mariner Books, 1971, p. 307 ; traduit en
français par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes sous le titre Mon combat, Paris, Nouvelles éditions
latines, 1934, p. 160.
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Hitler mentionne les Protocoles au cours des années 1940 dans les entretiens
qui furent publiés après la guerre sous le titre Propos de table. À cette
exception près, il n’en est pas fait mention dans les volumineux recueils de
ses discours et de ses textes.
En conséquence, le problème est que les Protocoles ne peuvent supporter
la charge explicative dont Trawny cherche à les créditer dans la formation
de l’antisémitisme de Hitler. Après tout, et cet aspect a été bien étudié,
la conception du monde de Hitler s’est forgée et consolidée au cours des
cinq années de misère de l’époque où il était étudiant aux Beaux-Arts et un
habitué de la Vienne d’avant la Première Guerre mondiale (1908-1913). C’est
alors qu’il s’imprégna des doctrines mystiques du mouvement ariosophe,
qui glorifiait la supériorité aryenne et alimentait les peurs de la prétendue
menace raciale que faisaient peser les Juifs européens. Comme l’a souligné
Ian Kershaw dans sa magistrale biographie de Hitler :
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37 Traduit en français par Nicolas Weill sous le titre La Liberté d’errer avec Heidegger, Paris, Indigènes éditions, 2014.
38 Pour une présentation du Heidegger postmoderne, voir Johannes Fritsche, « From National Socialism to
Postmodernism: Löwith on Heidegger », Constellations, n° 16 (1), 2009, p. 85-105. On trouvera un autre point
de vue sur ce même ouvrage dans la contribution d’Édith Fuchs, « Antisémitisme de la “passion criminelle” à
“l'errance de la pensée” », p. 53-68 de ce numéro.
39 Pour un compte rendu de cette rencontre, voir John Felsteiner, Paul Celan: Poet, Survivor, Jew, New Haven, Yale
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42 J’ai traité de ce thème dans Heidegger’s Children: Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse,
Princeton, Princeton University Press, 2001 (2de édition, 2015). Dans la préface augmentée à la seconde édition,
j’ai inclus une discussion critique des textes de Franz Rosenzweig, Emmanuel Levinas et Leo Strauss sur ce sujet.
43 Hannah Arendt, « What is Existential Philosophy? », in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Schocken,
2005 ; traduit en français par Martin Ziegler et Anne Damour sous le titre Qu’est-ce que la philosophie de
l’existence, Paris, Payot, 2002. « Derrière le point de départ ontologique de Heidegger se dissimule un
fonctionnalisme qui n’est pas sans ressemblance avec le réalisme de Hobbes… Le fonctionnalisme de Heidegger
et le réalisme de Hobbes finissent tous deux par proposer un modèle de l’être humain qui dit que l’homme
fonctionnerait encore mieux au milieu de quelque chose donné d’avance parce qu’il serait alors dépourvu de
spontanéité », p. 178 de la version anglaise (la traduction française ne reprend pas l’intégralité du texte anglais).
44 Herbert Marcuse, « Heidegger and Politics: An Interview », in Heideggerian Marxism, édité par Richard Wolin
et John Abromeit, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005, p. 169-170 : « Si l’on considère la façon dont
Heidegger considérait l’existence humaine […], on découvre une interprétation extrêmement répressive,
extrêmement oppressive : “bavardage, curiosité, ambiguïté, dévalement, projection, souci, être-vers-la-mort,
anxiété, terreur, ennui”, etc. Voilà qui donne un tableau qui joue parfaitement sur les peurs et les frustrations
des hommes et des femmes dans une société répressive – une existence dénuée de joie : dominée par la mort
et l’anxiété ; de la substance humaine pour la personnalité autoritaire. »
45 Voir, par exemple, le volume Peter Trawny (éd.), Heidegger, die Juden – noch einmal, Francfort, Klostermann
Verlag, 2015. En dépit du fait que le volume était consacré à Heidegger et les thèmes juifs, curieusement, un seul
intellectuel juif fut convié à y participer.
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ou « choisir son héros » (einen Helden zu wälhen), qui figurent tous en bonne
place dans la deuxième partie de Être et Temps ?
Dans une conférence sur « Phénoménologie et anthropologie », Husserl
critiqua Heidegger pour avoir suggéré que « le véritable fondement de la
philosophie » puisse provenir de la Jemeinigkeit (mienneté) : « Une doctrine
eidétique de sa propre existence au monde ». Selon Husserl, en dévaluant
délibérément les préceptes de « l’esprit » et de la « substance pensante »,
Heidegger a placé trop bas la barre de la phénoménologie transcendantale,
fondamentalement en niant la mission épistémologique de la philosophie
première au profit de l’anthropologie. Ce faisant, Heidegger a sacrifié les
objectifs de la phénoménologie eidétique au profit d’une série de notions
empiriques, brutes, indémontrables, appelées les « existentiaux ». Pour
Husserl, le recours de Heidegger à l’Existenzphilosophie équivalait à une
régression épistémique, dans la mesure où il renonçait aux objectifs de la
subjectivité transcendantale au profit du Dasein-en-tant-que-tel ou à une
simple « vie facticielle46 ».
46 De plus, les réactions d’Edmund Husserl, le mentor de Heidegger, après sa lecture attentive de Être et Temps
au cours de l’été 1929, sont elles aussi vraiment dignes d’intérêt. La philosophie de Husserl avait pour objectif
général ou telos de préserver l’autonomie de la raison. Il l’a précisé nettement dans son dernier ouvrage sur La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit en français par Gérard Granel
(Paris, Gallimard, 2004), ainsi que dans la conférence qu’il donna à Vienne en 1935 sur « La crise de l’humanité
européenne ». Pour Husserl, la raison d’être de la philosophie première est de surmonter l’existence pure au
profit de la « certitude » et de la « vérité », et donc, en tant que telle, d’élever la barre. En janvier 1931, Husserl
écrivit au philosophe Dietrich Mahnke : « J’en suis arrivé à la conclusion que la phénoménologie [de Heidegger]
n’a rien à voir avec la mienne et, à considérer sa pseudo-scientificité comme un obstacle au développement
de la philosophie… Je distingue complètement ma phénoménologie de la prétendue phénoménologie de
Heidegger. » Husserl, Briefwechsel vol. III, Dordrecht et Boston, Kluwer, 1994, p. 473. Voir Husserl, Psychological
and Transcendent Phenomenology and the Confrontation with Heidegger (1927-1931), traduit par T. Sheehan et
R. E. Palmer, Dordrecht et Boston, Kluwer, 1997. La conférence de Husserl sur « Philosophie et Anthropologie »
figure dans l’annexe (p. 485-501). Le volume comprend également les notes de Husserl en marge de Être et
Temps, ainsi qu’à l’Introduction à la métaphysique.
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47 Trawny, Irrnisfuge: Heideggers Anarchie, op. cit., p. 23, 30 ; c’est nous qui soulignons. Comment concilier l’option
de Heidegger pour le Troisième Reich – qui était, après tout, une dictature politique – avec l’allégation contenue
dans le sous-titre de Trawny que la philosophie de Heidegger s’interprète au mieux comme « anarchique » ?
Cette question demeure une énigme. Une philosophie qui subordonne continuellement les « événements » à la
« destinée de l’être » (Seinsgeschick) ne peut légitimement être considérée comme « anarchique ».
Le titre de Trawny implique, entre autres, que ceux qui critiquent Heidegger inconsidérément le privent d’une
certaine façon de sa « liberté ». Ce qui est en jeu, c’est l’exemple classique de « l’inversion de la Shoah » :
Heidegger, qui s’était rangé aux côtés des bourreaux, est considéré comme un champion de la « liberté ».
Inversement, ceux qui osent le critiquer sont les bourreaux.
48 Ulrich Greiner, « Darf gross irren, wer gross dichtet? », Die Zeit, n° 24, 2006.
49 « Ici je me tiens, je ne puis autrement. » (N.d.T.)
50 « C’est l’autorité, non la vérité qui fait la loi ». (N.d.T.)
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51 Voir Daniel Morat, Von der Tat zur Gelassenheit: konservatives Denken bei Martin Heidegger, Ernst Jünger and
Georg Friedrich Jünger, 1920-1960, Göttingen, Wallstein Verlag, 2007.
52 « Building, Dwelling, Thinking? », in Martin Heidegger, Poetry, Language, Thought, traduit en anglais et édité par
Albert Hofstatder, New York, Harper Row, 1971.
53 Anders, « On the Pseudo-Concreteness of Heidegger’s Philosophy », Philosophy and Phenomenological
Research n° 8 (3), 1948, p. 337-371. Voir Adorno, The Jargon of Authenticity, traduit par K. Tarnowski, Evanston,
Northwestern University Press, 1973; traduit de l’allemand en français par Éliane Escoubas sous le titre Jargon
de l’authenticité, Paris, Payot, 1989.
54 Trawny, Irrnisfuge, op. cit., p. 23.
55 En français dans l’original.
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56 Voir Heidegger, Überlegungen II-V (Die schwarzen Hefte), Gesamtausgabe 94, Francfort, Klostermann, 2014, p. 194 :
« Der Nationalsozialismus ist ein barbarisches Prinzip. Das ist sein Wesentliches und seine mögliche Größe. Die
Gefahr ist nicht er selbst - sondern dass er verharmlost wird in eine Predigt des Wahren, Guten und Schönen. »
57 Voir Elzabieta Ettinger, Hannah Arendt/Martin Heidegger, New Haven, Yale University Press, 1995, p. 27.
58 Karl Löwith, « My Last Meeting with Heidegger in Rome, 1936 », in the Heidegger Controversy: A Critical Reader,
p. 142.
59 Herbert Marcuse, Lettre à Heidegger du 28 août 1947,in Marcuse, Heideggerian Marxism, op. cit., p. 162.
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62 Jonas, « Heidegger and Theology », in The Phenomenon of Life: Towards a Philosophical Biology, New York, Delta
Publishing, 1966, p. 247. Traduit en français par Danielle Lories sous le titre « Heidegger et la théologie », dans Le
Phénomène de la vie, vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 249.
63 Trawny, Freedom to Fail, op. cit., p. 46.
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64 « Brief über den Humanismus », Martin Heidegger, Holzwege, Francfort, Klostermann, 1977, p. 359 ; traduit en
français par Roger Munier sous le titre Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1970. « L’un et l’autre, l’indemne
et la fureur ne peuvent toutefois déployer leur essence dans l’Être en tant que l’Être lui-même est le lieu du
combat. » (p. 121 en français).
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65 Werner Marx, Heidegger and the Tradition, traduit en anglais par Theodore Kisiel et Murray Greene, Evanston,
Northwestern University Press, 1971, p. 251.
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