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I.4.

L’affaire Peter Trawny


Richard Wolin, Traduction de l’anglais par Claire Darmon
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2017/2 (N° 207), pages 69 à 96
Éditions Mémorial de la Shoah
ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966168
DOI 10.3917/rhsho.207.0069
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I.4

L'AFFAIRE PETER TRAWNY1

Richard Wolin2

Traduction de l’anglais par Claire Darmon, révisée par l’auteur

Depuis le début des années 1950, une politique éditoriale malhonnête et peu
judicieuse a perverti l’histoire de la publication des ouvrages de Heidegger. Il
est désormais évident qu’une coalition d’éditeurs et d’exécuteurs littéraires
ont entrepris de supprimer systématiquement toute trace des convictions
pronazies et antisémites du philosophe.
Avec la publication en 2014-2015 des quatre premiers volumes de
ce qu’on appelle les Cahiers noirs (volumes 94 à 973), la centralité
idéologique de tels éléments dans la pensée de Heidegger est devenue
incontestable. En conséquence, nous sommes dorénavant bien conscients
de l’importance qu’accordait Heidegger, philosophe de la « temporalité »
et de l’« historicité », au national-socialisme en tant que pivot de sa
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méta-narration de « l’histoire de l’Être ». Fondamentalement, Heidegger
pensait que le national-socialisme était l’Ereignis ou l’Événement qui allait
déterminer si oui ou non le passage du « commencement grec » à ce qu’il
appelle de façon cryptée « un autre commencement » serait couronné de
succès. Comme il l’exprime en 1934 :

1 L’auteur se fonde sur deux ouvrages parus récemment. Le premier est Peter Trawny, Heidegger and the Myth of a
Jewish World Conspiracy, traduit de l’allemand par A. Mitchell, Chicago, University of Chicago Press ; en français,
Heidegger et l’antisémitisme : sur les Cahiers noirs, traduit de l’allemand par Julia Christ et Jean-Claude Monod,
Paris, Seuil, 2014. Le titre en allemand (Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung) correspond
plutôt à « Heidegger et le mythe du complot juif mondial ». Le second est Peter Trawny, Freedom to Fail: Heide-
gger’s Anarchy, traduit par I. Moore et C. Turner, New York, Polity Books, 2015 ; La liberté d’errer avec Heidegger,
traduit par Nicolas Weill, Paris, Indigènes éditions, 2014. L’édition originale en allemand est : Irrnisfuge: Heideg-
gers Anarchie, Berlin, Matthes und Seitz, 2014.
2 Richard Wolin est professeur émérite d'histoire, de science politique et de littérature comparative au CUNY
Graduate Center, New York. Il a été professeur invité à l'université de Paris X-Nanterre et à l'université
de Nantes. Il est, entre autres, l'auteur de La Politique de l'être : la pensée politique de Martin Heidegger
(traduit par Catherine Goulard, Paris, Kimé, 1992), Heidegger’s Children: Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans
Jonas and Herbert Marcuse (Princeton, Princeton University Press, 2001) et The Wind From the East: French
Intellectuals, the Cultural Revolution and the Legacy of the 1960s (Princeton, Princeton University Press,
2010). Il est l'auteur de fréquentes contribution sur des sujets intellectuels et politiques pour The New
Republic, The Nation et Dissent.
3 Martin Heiddeger, Gesamtausgabe, édités par Peter Trawny, vol. 94 : Hinweise und Aufzeichnungen
Überlegungen II-VI : Schwarze Hefte 1931-1938 ; vol. 95 : Hinweise und Aufzeichnungen Überlegungen VII-XI :
Schwarze Hefte 1938-1939 ; vol. 96 : Hinweise und Aufzeichnungen Überlegungen XII-XV : Schwarze Hefte 1939-
1941) ; vol. 97 : Anmerkungen 1-5: Schwarze Hefte 1942-1948, Francfort, Klostermann, 2014-2015.

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Lorsque, aujourd’hui, le Führer parle de rééducation sur la base de


la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas inculquer
n’importe quel slogan. Il s’agit plutôt de réaliser une transformation
totale, la vision d’un monde qui guide la rééducation du Volk tout
entier. Le national-socialisme n’est pas une doctrine arbitraire, mais
la transformation fondamentale de ce qu’est le monde allemand ainsi
que de la totalité du monde européen4.

Ce n’est que dernièrement pourtant qu’il est apparu que, dans le


foisonnement des éditions des textes de Heidegger, ce qui a été proposé
aux lecteurs, c’est une conception éminemment aseptisée de la pensée
du philosophe – une version de sa philosophie qui, dans l’ensemble, serait
dénuée de toute souillure idéologique5.
Ces expurgations ont commencé dans les années 1950 avec la première
publication des cours magistraux donnés avant la guerre par Heidegger. En
1953, la maison d’édition Max Niemeyer Verlag a publié le cours magistral
donné par Heidegger en 1935, intitulé Introduction à la métaphysique, lequel
se conclut par un panégyrique de « la vérité intrinsèque et de la grandeur »
du national-socialisme. Ce fut à ce moment-là que les lecteurs de Heidegger
furent conduits à se confronter à sa pratique consistant à modifier
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substantiellement des textes antérieurs, en s’abstenant de le signaler.
Ainsi, dans un exemple qui a connu par la suite une certaine notoriété,
en préparant son cours magistral pour la publication, Heidegger a voulu
apporter des réserves à son affirmation sur « la vérité intrinsèque et la
grandeur » du national-socialisme en ajoutant entre parenthèses que cette
dernière portait sur la « confrontation entre la technique planétaire et
l’homme moderne ». Heidegger pensait vraisemblablement qu’en corrigeant
ce passage quelque huit années après l’effondrement du nazisme, son parti
pris pour le régime semblerait moins net et moins répréhensible6. Dans ce

4 Voir Heidegger, « Vom Wesen der Wahrheit », Sein und Wahrheit, Gesamtausgabe vol. 36/37, Francfort,
Klostermann, 2001, p. 89.
5 Dans un commentaire publié dans le journal allemand de philosophie Hohe Luft, écrit en réponse aux menaces de
poursuites judiciaires formulées par Vittorio Klostermann, l’éditeur de la Gesamtausgabe (GA), j’ai voulu exposer
les défauts des diverses éditions de Heidegger. Voir mon article « J’accuse: Eine Antwort an Vittorio Klostermann »,
Hohe Luft Magazine, 2 novembre 2015. Pour un débat plus général sur les carences systématiques de la pratique
éditoriale de la Gesamtausgabe, voir Theodore Kiesel, « Heidegger’s Gesamtausgabe: An International Scandal of
Scholarship », Philosophy Today, printemps 1995, p. 3-13.
La notion de « scandale » en matière de pratiques éditoriales de la Gesamtausgabe a refait surface dernièrement
dans l’article du philosophe Rainer Marten, « Grabhalter mit letzter Treuebereitschaft », Die Zeit, 18 mars 2015.
Comme le fait observer Marten, « Depuis des années, les éditeurs de la GA tiennent en otage l’œuvre de
Heidegger. C’est un scandale auquel il faut mettre fin. »
6 Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1953, traduit en français par Gilbert
Kahn sous le titre Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967. Voir l’article de Rainer Marten, « Ein
rassistisches Konzept von Humanität », Badische Zeitung, 17 décembre 1987, p. 19-22. Dans cet article, Marten,

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cas particulier, cependant, tout aussi important est l’effort systématique


qu’il a déployé pour « antidater » sa critique de la technique moderne,
donnant ainsi à penser que de telles préoccupations étaient centrales dans
son œuvre dès les années 1930, alors qu’en réalité, elles ne se sont vraiment
développées qu’après la guerre7.
L’une des raisons pour lesquelles ces pratiques trompeuses se sont révélées
tellement importantes, c’est que, en antidatant sa critique de la technique,
Heidegger a voulu induire en erreur ses lecteurs en se décrivant comme
un critique et non comme un partisan du projet nazi d’hégémonie raciale
paneuropéenne. (Il faut ici souligner que, dans les Cahiers noirs également,
des lecteurs perspicaces ont fait remarquer la pratique courante chez
Heidegger, qui consiste à corriger des passages antérieurs sans le moindre
commentaire.) En conséquence, ce n’est que récemment qu’a été mise en
lumière l’ampleur des efforts déployés par Heidegger pour « reformuler le
passé », selon l’expression de Sidonie Kellerer, professeur de philosophie à
l’université de Cologne.
Cette pratique de « retouche » permanente et non avouée de la part de
Heidegger a mis en question la fiabilité textuelle de la Gesamtausgabe en
général. En même temps, les raisons pour lesquelles, vers la fin de sa vie,
Heidegger a systématiquement résisté à l’idée d’une « édition critique »,
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c’est-à-dire une édition qui aurait précisé l’histoire textuelle de ses
manuscrits, sont devenues évidentes. Car une édition critique aurait révélé
ses efforts déployés après la guerre pour « réaménager » sa critique de la
technique comme si elle datait des années 1930, comme une expression de
sa désillusion à l’endroit du nazisme.
L’entreprise éditoriale destinée à masquer l’enthousiasme de Heidegger
pour le national-socialisme et le fascisme italien s’est poursuivie avec
la publication en 1971 de ses cours magistraux de 1936 sur le Traité de
Schelling sur l’essence de la liberté humaine. Dans ce cas, les exécuteurs
littéraires de Heidegger et son éditeur se sont entendus pour supprimer
l’ode à « Hitler et Mussolini » dans laquelle le philosophe les félicitaient
d’avoir « introduit un contrepoids au nihilisme [européen8] ». Cet aveu de
Heidegger revêt une importance primordiale dans la mesure où il trahit le
fondement intellectuel de son engagement en faveur du nazisme.

qui était à l’époque l’assistant de Heidegger, admet qu’il était présent lorsque le philosophe a rédigé, et ce
faisant falsifié, le manuscrit de la conférence en question.
7 Voir Sidonie Kellerer, « Rewording the Past: the Postwar Publication of a 1935 Lecture by Martin Heidegger »,
Modern Intellectual History, 11/3, 2014, p. 575-602.
8 Heidegger, Schelling: Vom Wesen der menschlichen Freiheit, GA vol. 40, 1988.

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Heidegger interprétait l’essence du fascisme, dans ses variantes tant


allemande qu’italienne, comme une réponse ontologico-historique au
dilemme du « nihilisme européen » tel qu’il avait été diagnostiqué par
Nietzsche à la fin des années 1880. Ainsi, le panégyrique des dictateurs
fascistes par Heidegger – des hommes d’« action » qui comptaient sur leur
charisme, mais également des « dirigeants » qui exaltaient ouvertement
l’usage de la force (Gewalt) afin de secouer les masses de la léthargie de la
« quotidienneté » (Alltäglichkeit) – trahit sa compréhension du nazisme qu’il
considère comme une réponse politique salutaire ou un « contrepoids » au
« déclin de l’Occident » tel qu’il a été décrit par Spengler et autres titans de
la Kulturkritik allemande de l’entre-deux-guerres.
Pour toutes ces raisons, l’éloge de Hitler et de Mussolini par Heidegger
est significatif non pas d’un choix politique fortuit, mais de quelque
chose d’essentiel quant à sa doctrine de l’« historicité ». Selon Heidegger,
Hitler et Mussolini furent des modèles d’« authenticité » historique
(Eigentlichkeit). Leurs méthodes de gouvernement rompaient avec
le ronron bourgeois vide et nihiliste du « progrès », en appelant à la
sémantique antilibérale du « danger » et du « risque ». Comme nous en
informe Heidegger en 1934 :
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Qu’en est-il des rotations de l’hélice ? Celle-ci a beau tourner des
journées entières – par là pourtant rien à proprement parler n’advient.
Assurément, quand l’avion transporte le Führer de Munich vers
Venise chez Mussolini, alors advient l’histoire. [Alors] l’appareil lui-
même entre dans l’histoire et sera peut-être plus tard un jour exposé
au musée. Cependant le caractère historial ne dépend pas du nombre
des rotations de l’hélice qui se sont passées dans le temps, mais du
mouvement de l’événement à venir qui va résulter de cette rencontre
entre les deux dirigeants9.

Donc, par leur insertion dans le drame de l’historicité, des objets inanimés
comme une hélice qui, pour recourir au lexique de l’Existenzphilosophie
(philosophie de l’existence) heideggerienne sont simplement « disponibles »
(vorhanden), revêtent alors un authentique (eigentlich) cachet historique.
Ou, comme le déclare allègrement Heidegger : dans des circonstances
favorables, ils auraient même pu finir dans un musée !

9 Heidegger, Logik als Frage nach dem Wesen der Sprache, GA vol. 38, 1998, p. 40 ; c’est nous qui soulignons.
Traduit en français par Frédéric Bernard sous le titre La Logique comme question en quête de la pleine essence
du langage, Paris, Gallimard, 2008, p. 102.

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De « l’agriculture motorisée » à Auschwitz et Treblinka

En 1949, Heidegger donna ses conférences dites de Brême, qui ont été
publiées sous le titre « Regard dans ce qui est ». C’est à cette occasion
qu’il dévoila sa critique de la technique moderne de l’après-guerre. Dans
la version manuscrite, on trouve la déclaration suivante qui fut omise de
la version publiée du texte de Heidegger : « L’agriculture est à présent une
industrie alimentaire motorisée, dans son essence, c’est la même chose
que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps
d’extermination, la même chose que le blocus de nations afin de les réduire
à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène10. »
Lorsque ce passage a fini par être découvert, les analogies de mauvais goût
faites par Heidegger ont été accueillies par des critiques généralisées et par
la réprobation. Sa grossière comparaison de circonstances et d’événements
qui sont, à bien des égards, uniques en leur genre constitue un exemple
classique du « regard nivelant », myope et marqué par l’incompréhension,
que porte Heidegger sur « l’histoire de l’Être » (Seinsgeschichte).
Ainsi, dans l’exemple précédent, Heidegger ne fait aucun effort pour resituer
dans leur contexte les phénomènes considérés, qui font tous référence à
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des circonstances contemporaines. (L’allusion au « blocus de nations et à
leur réduction par la famine », par exemple, est une allusion au blocus de
Berlin instauré par l’Union soviétique en 1948). Pas plus qu’il ne cherche
à évaluer les différences fondamentales qui distinguent ces épisodes les
uns des autres et à y réfléchir. En fin de compte, brouiller la distinction
entre « l’agriculture mécanisée » et l’Endlösung (« Solution finale ») nazie de
la question juive semble outrancièrement erroné : alors que les avantages
imaginables de l’agriculture mécanisée sont immenses, la Solution finale
a été légitimement qualifiée par Hannah Arendt et d’autres, comme le cas
paradigmatique du « mal radical11 ».
Inversement, au mépris de tout bon sens, Heidegger suggère que, considérés
« dans leur essence », c’est-à-dire du point de vue ontologico-historique
de « l’histoire de l’Être », ces événements sont fondamentalement « les

10 Voir Wolfgang Schirmacher, Technik und Gelassenheit : Zeitkritik nach Heidegger, Fribourg, Karl Albert Verlag,
1983, p. 25, 99.
11 Voir Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace, 1958, traduit en français par Pierre Bouretz,
sous le titre Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, Quarto, 2002. « Et s’il est vrai
que, dans les derniers stades du totalitarisme apparaît un mal absolu (absolu, car il ne peut plus être déduit
de motifs humainement compréhensibles), il est également vrai que sans lui nous n’aurions jamais connu la
véritable nature radicale du Mal. » (p. viii-ix de l’édition anglaise, traduction proposée sur un blog hébergé par
le site de Médiapart (https://blogs.mediapart.fr/thierry-t-douville/blog/050713/depuis-lete-1950-hannah-arendt-
nous-parle), car, écrite durant l’été 1950, la préface de la première édition des Origines du totalitarisme n’a pas
été reprise dans la dernière édition complète en français de ce livre.

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mêmes ». Ce que les Allemands ont fait aux Juifs dans les camps de la mort,
ce que les Soviétiques ont infligé aux Berlinois de l’Ouest (le blocus), et ce que
les États-Unis ont déclenché en construisant des armes thermonucléaires,
sont, selon Heidegger, politiquement et moralement équivalents dans la
mesure où, d’après le regard nivelant de la Seinsgeschichte, les événements
en question sont tous des manifestations ou des effets de la « technique »
(Technik) et de la « subjectivité ».
Certes, on peut logiquement comparer les divers degrés de l’excès faustien
ou de la criminalité en question dans chacun des exemples susmentionnés
et en discuter. Cependant, quelle que soit la façon dont la discussion
est menée, et quelles que soient les conclusions qu’on tente de tirer, les
événements mentionnés ne sont en aucun cas « les mêmes ». Placer le
blocus de Berlin de 1948 sur le même plan qu’Auschwitz et Treblinka, c’est
établir une équivalence entre des choses incomparables. Un « génocide » et
des « blocus militaires » – si odieux soient-ils – ne sont guère « équivalents »
comme Heidegger voudrait nous le faire accroire.
Rétrospectivement, l’interprétation de ces événements par Heidegger,
considérés du point de vue éthéré de la Seinsfrage, constitue une
tentative manifeste de relativiser la gravité et l’ampleur des crimes de
guerre de l’Allemagne – de la même façon que, dans les Cahiers noirs, il
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a soutenu que l’occupation de l’Allemagne par les Alliés après la guerre
était un acte criminel dépassant de très loin ce qui avait été perpétré par
les nazis12.
Bien que Heidegger ait affirmé que « penser » (Denken), comme il qualifie
sa propre philosophie, donne forme à un point de vue post-métaphysique
mieux adapté que des paradigmes opposés pour évaluer et comprendre des
événements de ce monde, les exemples précédents suggèrent qu’en réalité
sa perspective contribua à une mystification et à une incompréhension.
Tout compte fait, c’est une forme de régression intellectuelle qui inhibe,
au lieu de la promouvoir, notre aptitude au discernement analytique et à
la perspicacité dans le jugement. Dans le cas en question, nous avons une
illustration exemplaire de la façon dont, après la guerre, Heidegger évoqua
des abstractions telles que le « dispositif » ou l’« arraisonnement13 » (Gestell),
le « fonds disponible » (Bestand) ou « l’abandon de l’Être par l’Être » ou
« l’oubli de l’Être » (Seinsverlassenheit) afin d’évacuer la « question de la
culpabilité allemande » (Schuldfrage).

12 Heidegger, Anmerkungen I-V, GA vol. 97, 2015, p. 99-100.


13 Chez Heidegger, l’essence même de la technique est exprimée par le mot Gestell traduit par dispositif par
François Fédier et par « arraisonnement » par André Préau. (N.d.T.)

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Somme toute, si la perspective « essentialisante » de Heidegger sur


l’omnipotence de la technique moderne produit une telle myopie du
jugement, on ne peut que remettre en question sa capacité à conceptualiser
de façon fondamentale.

Le monde juif et la « criminalité planétaire »

Dernièrement, il est apparu que la Gesamtausgabe de Heidegger avait subi


d’autres exemples de malversation éditoriale qui perpétuent ainsi le schéma
de la manipulation idéologique décrit ci-dessus.
Il y a deux ans, une chercheuse américaine étudiant l’histoire textuelle
des cours magistraux donnés par Heidegger en 1934-1935, dans
Hölderlins Hymne “Germanien” und “der Rhein” a découvert que, dans une
tentative d’épargner au Maître la moindre faille idéologique, l’abréviation
« N. Soz. » – sténographie couramment utilisée pour désigner le national-
socialisme – avait été transcrite abusivement par Naturwissenschaft14.
Les lecteurs de Heidegger n’allaient apprendre qu’il s’agissait d’une
traduction erronée que 34 ans après la publication d’origine dudit cours
magistral.
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La question se pose donc de savoir comment des intellectuels peuvent
appréhender équitablement les actions politiques et morales de Heidegger
à l’époque nazie si, dans tant de pareil cas, la preuve décisive a été
systématiquement cachée, altérée ou supprimée. Quelles autres révélations
sur la manipulation éditoriale et les omissions textuelles risquent de surgir
à l’avenir ?
En 2014, des chercheurs ont appris qu’un autre passage crucial avait été
intentionnellement exclu d’un volume de la Gesamtausgabe. Il s’agit du
grand cours magistral de 1939, Die Geschichte des Seyns (l’histoire de
l’Être), paru en allemand pour la première fois en 1998.
Le passage en question est à la fois choquant et accablant. Il montre
que Heidegger souscrivait à la conception du monde de « l’antisémitisme
éliminationniste » : point de vue qui soutient que la survie du Deutschtum
(germanité) et donc, la réalisation eschatologique d’un « autre
commencement » dépendait de « l’anéantissement » (Vernichtung) du
« judaïsme mondial ». Comme Heidegger l’observe presque d’un ton

14 Voir Adam Soboczynski, « Was heisst “N. Soz.”? », Die Zeit, 13, 26 mars 2015 ; voir également Julia Ireland,
« Naming Physis and the “Inner Truth of National Socialism”: A New Archival Discovery », Research in
Phenomenology, n° 44, 2014, p. 315-346.

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neutre : « Il faudrait se demander sur quoi est fondée la prédestination


particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire15 ».
Heidegger formula cette déclaration tandis qu’il payait sa cotisation de
membre du NSDAP. À l’époque, les dirigeants nazis envisageaient déjà la
logistique de la Solution finale. Quelques mois plus tard, dans son discours du
30 janvier 1939 commémorant le sixième anniversaire de la Machtergreifung
(prise de pouvoir) nazie, Hitler se livra à la fatidique prophétie :

Aujourd’hui, une fois de plus, je serai prophète : si la finance juive


internationale en Europe et hors d’Europe devait parvenir encore une
fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat
ne serait pas la bolchevisation du monde, et donc, la victoire de la
juiverie, mais l’anéantissement de la race juive en Europe16 !

Dans le contexte historique de l’époque, la déclaration de Heidegger concernant


la propension intrinsèque du monde juif à la « criminalité planétaire » équivaut
à un appel au génocide17. Après tout, comment pourrait-on autrement se
débarrasser d’une « race » dont les membres sont devenus les principaux
porteurs de la Machenschaft (machination) que Heidegger décrit comme la
destruction par la technique continue de la terre et de ses habitants ? Comme
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il le fait observer dans ses Cahiers noirs : « L’accroissement temporaire de la
puissance de la judéité a son fondement dans le fait que la métaphysique de
l’Occident… a offert le lieu de départ pour la propagation d’une rationalité et
d’une capacité de calcul qui seraient entièrement vides si elles n’avaient pas
réussi à se ménager un abri dans “l’esprit” sans pourtant jamais pouvoir saisir
à partir d’elles-mêmes les domaines de décisions cachés18. »
En fait, l’intellectuel responsable de cette grave expurgation textuelle
n’est autre que l’éditeur des Cahiers noirs, Peter Trawny, ce qui jette

15 Cité in Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, op. cit., p. 79.


16 Cité in Ian Kershaw, Hitler, A Biography, New York, W. W. Norton, 2010, p. 469, traduit en français par Pierre-
Emmanuel Dauzat sous le titre Hitler, Paris, Flammarion, 2014.
17 Voir mon article, « J’accuse: eine Antwort auf Vittorio Klostermann », Hohe Luft: Philosophie Zeitschrift, 2
novembre 2015.
18 Cité in Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, op. cit., p. 51-52. Heidegger, Überlegungen XII-XV, GA vol. 96, 2014,
p. 46. La pleine mesure de la remarque de Hitler se manifeste dans la citation suivante : « J’ai été souvent bon
prophète dans mon existence, et l’on s’est généralement moqué de moi. À l’époque de ma lutte pour le pouvoir,
c’est surtout le peuple juif qui accueillait mes prédictions avec dérision, quand je disais qu’un jour je prendrais
la direction de l’État et, par suite, du gouvernement tout entier, et qu’alors je résoudrais le problème juif, parmi
beaucoup d’autres. Je crois que, depuis, cet éclat de rire strident des Juifs en Allemagne leur est rentré dans la
gorge. Aujourd’hui, je veux de nouveau être prophète. Si les financiers juifs internationaux, en Europe et hors
d’Europe, réussissent encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat ne sera pas
la bolchevisation de la terre, donc une victoire du judaïsme, mais l’anéantissement de la race juive en Europe. »
Voir Hitler, Reden und Proklamationen 1932-1945. Kommentiert von einem deutschen Zeitgenossen, vol. 4, édité
par Max Domarus, Mundelein (Illinois), Bolchazy Carducci, 1988, p. 1663.

76
I.4

inévitablement une ombre épaisse sur sa gestion éditoriale. Paradoxalement,


c’était le même Peter Trawny – aujourd’hui en quête d’expiation – qui, dans
Heidegger et l’antisémitisme. Sur les Cahiers noirs, avait révélé au monde
l’omission du passage en question dans un volume de la Gesamtausgabe
qu’il avait lui-même édité.
Dès lors, comment expliquer qu’environ seize ans après l’acte originel de
suppression textuelle, Trawny ait tardivement changé son fusil d’épaule.
L’« énigme » n’est guère difficile à résoudre.
Étant donné que, ces dernières années, de nombreuses expurgations et
omissions textuelles ont été révélées (presque tous les manuscrits originaux
de Heidegger sont désormais accessibles aux chercheurs dans les archives
littéraires allemandes à Marbach), Trawny a pris conscience qu’il risquait
lui aussi d’être démasqué pour avoir supprimé dans l’édition du texte un
passage crucial prouvant la profondeur et l’étendue de l’antisémitisme de
Heidegger. Pour Trawny, qui dirige le centre des études heideggeriennes
à l’université de Wuppertal, c’eut été indubitablement la fin de sa carrière
universitaire. S’il a publié Heidegger et l’antisémitisme : sur les Cahiers
noirs, c’était principalement à titre de frappe préventive. Somme toute, il
a choisi d’exposer ses propres malversations éditoriales antérieures avant
que d’autres chercheurs aient l’occasion de le faire, ce qui aurait eu pour lui
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des conséquences professionnelles désastreuses.
Ici, l’un des paradoxes est que, depuis la publication de ce texte extrêmement
bref et, de toute évidence, rédigé à la hâte, Trawny a été couvert d’éloges
pour le « courage » qu’il a montré en révélant les passages antisémites
compromettants du Nachlass19 de Heidegger. Inutile de préciser que ces
éloges appuyés de son intégrité professionnelle n’empêchent pas qu’ils
semblent déplacés, car ce qui est en cause, c’est un passage que Trawny
lui-même avait commencé à expurger fallacieusement.
Il semble qu’on puisse conclure sans risque que, aussi bien alors (c’est-à-dire
en 1998) qu’aujourd’hui, Trawny n’a pas agi « courageusement », mais plutôt
lâchement. C’est la lâcheté qui l’a incité à exclure la phrase concernant la
« prédisposition à la criminalité planétaire » des Juifs de l’édition originale
de 1998 de Die Geschichte des Seyns, omission bien sûr inévitablement
transposée dans la traduction en anglais du cours magistral de Heidegger,
parue aux éditions Indiana University Press en 2015. Et c’est également la
lâcheté qui l’a conduit à restaurer le passage quelque seize ans plus tard

19 Nachlaß signifie en allemand « héritage » ou, en l’occurrence ici « œuvre posthume ». (N.d.T.)
Par exemple, Peter Gordon, « Prolegomena zu einer jeden künftigen Destruktion der Metaphysik: Heidegger und
die Schwarzen Hefte », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n° 63/5, 2015, p. 860-876.

77
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

dans Heidegger et l’antisémitisme, lorsqu’il a craint d’être dévoilé par des


chercheurs qui auraient pu prendre la peine de comparer l’édition de la
Gesamtausgabe au manuscrit original des Archives littéraires allemandes.

Une débâcle française

L’histoire de la publication de Heidegger et l’antisémitisme fournit une


autre preuve des carences de jugement de Trawny en matière éditoriale et
intellectuelle.
Quelques mois avant les publications de février-mars 2014 des Cahiers noirs,
Trawny, prévoyant le risque d’une disqualification générale de Heidegger en
tant que philosophe, s’est lancé dans une entreprise peu judicieuse, visant
à limiter les dégâts. Il distribua à l’avance des exemplaires de Heidegger
et l’antisémitisme à un petit groupe de Français heideggeriens, afin de les
préparer à la controverse qui n’allait pas manquer de survenir à propos du
legs du Maître ; mais également, dans l’espoir que ses alliés outre-Rhin
auraient ainsi de l’avance pour trouver une répartie plus efficace.
Comme on pouvait s’y attendre, le stratagème de Trawny manqua son but de
façon spectaculaire. Les passages pronazis et antisémites compromettants
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des Cahiers noirs ayant fait le tour des Français heideggeriens, ils furent
divulgués à des journalistes français. Ainsi, ce qui avait commencé comme
une tentative destinée à limiter les dégâts s’est métamorphosé en un
scandale intellectuel retentissant qui, à un moment donné, a menacé de
reléguer au second plan la publication imminente en allemand des Cahiers
noirs eux-mêmes. De nombreux commentateurs français ont eu le sentiment
que les révélations en question portaient tellement atteinte à la réputation
de Heidegger qu’une césure définitive dans les études heideggeriennes
avait été opérée. Tout simplement, en matière heideggerienne, les choses
ne pouvaient plus continuer comme avant20.
En France, celui qui en fut le plus chagrin fut le principal traducteur et
défenseur de Heidegger, François Fédier. Ce dernier, aujourd’hui âgé de
près de 90 ans, est le conseiller éditorial de Gallimard, qui édite Heidegger

20 L’un des aspects professionnellement les plus douteux de la stratégie de Trawny a consisté à distribuer les
épreuves de son essai exclusivement aux partisans français de Heidegger plutôt qu’à un échantillon des parties
concernées afin d’assurer un accueil favorable à Heidegger. Voir le compte-rendu détaillé de la controverse
française et les critiques formulées à l’encontre des motivations secrètes et des intentions cachées de Trawny
par Éric Aeschimann, « “Les Cahiers noirs” : vers une nouvelle affaire Heidegger », Le Nouvel Observateur,
7 décembre 2013. Voir également François Rastier, « Il n’y a pas d’affaire Heidegger », Le Nouvel Observateur,
7 mars 2014 ; et Jürg Altwegg, « Antisemitismus bei Heidegger: Ein Debakel für Frankreichs Philosophie », Neue
Zürcher Zeitung, 13 décembre 2013.

78
I.4

en français. Depuis près de cinq décennies, Fédier a participé aux grands


débats français, souvent extrêmement agressifs, sur le legs de Heidegger.
Dans les années 1960, il a remis en question les traductions des discours
politiques de Heidegger par le philosophe et germaniste Jean-Pierre
Faye, auteur d’une étude tenue en haute estime, Langages totalitaires21.
Quatre décennies plus tard, Fédier est, de nouveau, partie prenante dans
les « guerres françaises sur Heidegger », débattant avec le fils de Faye,
Emmanuel qui, en 2005, a publié Heidegger : l’introduction du nazisme dans
la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-193522.
En recevant les épreuves de l’étude de Trawny, Fédier, afin de prévenir et
empêcher tout autre critique, a fait une émission à la radio française, en
révélant les passages compromettants de Heidegger que lui avait fournis
Trawny, et formulé son propre commentaire disculpant pour tenter de
minimiser leur importance et leur signification – sans grand effet, cependant.
En fait, la manœuvre quelque peu désespérée de Fédier n’a servi qu’à
exacerber le scandale croissant.
Incontestablement, le moment le plus embarrassant pour Fédier s’est produit au
cours de l’hiver 2014, lorsqu’il en a appelé directement à Vittorio Klostermann,
éditeur de la Gesamtausgabe, pour l’exhorter à annuler la publication des Cahiers
noirs, en dépit du fait que leur parution avait déjà été annoncée publiquement.
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Reconnaissant tacitement la nature éminemment compromettante des passages
pronazis en question, Fédier a soutenu que les Cahiers noirs ne pouvaient
être qualifiés de philosophie, puisque « philosophie » et national-socialisme
– lequel n’est pas une « philosophie », mais une conception du monde – sont a
priori incompatibles. Fédier cherchait ainsi à recourir à une ruse interprétative
communément employée par les défenseurs de Heidegger. Les éléments de
la pensée de Heidegger se trouvant en conflit avec l’image immaculée du legs
du philosophe que ses partisans cherchent à promouvoir sont sommairement
évacués du canon – en dépit du fait que Heidegger lui-même, dans les Cahiers
noirs, ainsi que dans des textes similaires des années 1930, faisait montre de
peu de doutes quant aux affinités durables entre le « Réveil » nazi de 1933 et les
principes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi, à maintes reprises, comme un
phénix qui renaît de ses cendres, Heidegger semble ré-émerger irréprochable et
indemne après chaque scandale.

21 Pour un compte-rendu, voir mon article « French Heidegger Wars » in Richard Wolin (éd.), The Heidegger
Controversy, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1993, p. 272-300.
Voir aussi Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972 ; réédition augmentée, Paris, Hermann,
2004. (N.d.T.)
22 Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de
1933-1935, Paris, Albin Michel, coll. « Idées », avril 2005.

79
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

Parmi les intellectuels français contemporains – héritiers de Victor Hugo,


Émile Zola et Jean-Paul Sartre –, les efforts déployés par Fédier pour
empêcher la publication annoncée à grand renfort de publicité des Cahiers
noirs n’ont reçu qu’un soutien très limité. Son action a été plutôt perçue
comme maladroite et peu digne d’un intellectuel, un acte de désespoir
honteux et peu professionnel.
Qui plus est, à ce stade, il a été également révélé que le Nachlaβ de Heidegger
qui devait encore paraître comportait quantité de textes compromettants.
On pensait en général que les textes en question, au lieu d’être censurés,
devraient être publiés très rapidement afin que des intellectuels compétents
puissent les évaluer, posant ainsi les bases d’un débat public qui puisse se
dérouler en connaissance de cause. C’est dans cet esprit que, plusieurs
années auparavant, un groupe d’intellectuels français avait publié dans
les pages du Monde un appel exhortant les gardiens du legs littéraire de
Heidegger à ouvrir les archives aux chercheurs afin de répondre aux
questions en suspens concernant la complicité du philosophe de Freiburg
avec le nazisme23.
En 2008, Fédier avait souhaité publier aux éditions Gallimard un volume
intitulé Heidegger à plus forte raison : fondamentalement, il s’agissait
d’une attaque cinglante de la diatribe anti-Heidegger lancée en 2005 par
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Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie.
Il fut cependant avéré que l’anthologie de Fédier contenait un article qui
tentait d’aseptiser les conceptions « négationnistes » du traducteur et
partisan français de Heidegger, Jean Beaufret. Étant donné qu’en France, la
négation de la Shoah, ainsi que d’autres formes de discours haineux, sont de
l’ordre du délit pénal, les éditions Gallimard, au dernier moment et au grand
dépit de Fédier, refusèrent de publier le volume, le contraignant à chercher
un autre éditeur24.

Dans Heidegger et l’antisémitisme, Trawny aurait pu se racheter s’il avait


tenté de procéder à une estimation honnête et sans concession des
allégeances nazies de Heidegger ainsi qu’à une discussion franche de la
façon dont les engagements politiques du Maître s’enracinaient dans sa
philosophie – vérité qui, après la publication des Cahiers noirs, est devenue
incontestable25. Comme le déclare Heidegger à la fin des années 1930 :

23 Emmanuel Faye, « Pour l’ouverture des archives Heidegger », Le Monde, 4 janvier 2006.
24 Paul-François Paoli, « Gallimard renonce à publier un livre sur Heidegger », Le Figaro, 29 septembre 2006.
25 Voir, par exemple, mon article « Heideggers Schwarze Hefte: Nationalsozialismus, Weltjudentum, und
Seinsgeschichte », in the Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, été 2015, p. 379-411.

80
I.4

Dans une perspective métaphysique [c’est-à-dire du point de vue de


la Seinsgeschichte (de l’histoire de l’Être)], au cours des années 1930-
[19]34, j’ai interprété le national-socialisme en termes de possibilité de
transition vers un « autre commencement » […]. Je me suis cependant
mépris et j’ai sous-estimé la puissance authentique et le caractère
fondamentalement indispensable de ce « mouvement » […]. Par suite
d’une perspicacité nouvellement acquise concernant ma déception
antérieure à propos de la nature et de la puissance historique
essentielle du national-socialisme, [j’ai compris qu’il est] impératif d’y
souscrire – et de le faire sur des bases philosophiques26.

Or, dans cette contribution plutôt superficielle et hâtivement conçue, Trawny


a choisi d’emprunter une voie très différente.
D’une part, il cherche à circonscrire l’antisémitisme de Heidegger et à l’isoler
du courant général du nazisme en le qualifiant d’« antisémitisme ontologico-
historial ». Comme il le déclare : « À une certaine étape de son cheminement,
le philosophe a admis l’antisémitisme dans sa pensée ; plus précisément,
il a admis un antisémitisme ontologico-historial » (p. 2). Mais poursuivant
ainsi, Trawny cherche à qualifier l’antisémitisme de Heidegger de résolument
original et idiosyncratique, au point qu’il devient presque impossible de le
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prendre au sérieux.
Cependant, depuis un certain temps, les chercheurs spécialistes du
Troisième Reich ont démontré de façon convaincante que l’idéologie nazie
était en fait une tente spacieuse. Il est désormais bien établi qu’elle s’est
modifiée pour s’adapter à l’occasion et a renfermé de multiples tendances
parfois contradictoires. Si l’on en juge d’après ces critères, les positions de
Heidegger exprimées, par exemple, dans les textes politiques qu’il publia au
cours des années 1930 ne sont en aucune façon marginales. Elles s’intègrent
au contraire parfaitement dans le courant général du nazisme27. De plus,
dans la mesure où le contenu et le sens général de son antisémitisme
n’empêchaient nullement Heidegger d’avancer professionnellement sous
la dictature nazie, les affirmations de Trawny semblent particulièrement
douteuses. Le caractère prétendument « relâché » de l’antisémitisme
de Heidegger ne l’a pas non plus empêché d’appliquer la politique nazie
et ses sévères règles antijuives durant son mandat de recteur nazi de
l’université de Fribourg. Comme cela a été prouvé, Heidegger a rempli plutôt

26 Heidegger, Überlegungen VII-XI, vol. GA 95, 2014, p. 408-409.


27 La plupart de ces textes ont été réunis dans Wolin (éd.), The Heidegger Controversy, op. cit. ; voir notamment
p. 29-66.

81
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

consciencieusement ses fonctions. Il n’y avait rien de timoré ni de dilatoire


dans ses engagements nazis. Comme nous le savons, au moins depuis la
publication de la biographie détaillée du philosophe par Hugo Ott, dès lors
qu’il s’est agi d’appliquer la politique nazie, rien n’indique que Heidegger ait
été autre chose qu’un « adepte convaincu », plus royaliste que le roi28.
Bien que Trawny reconnaisse volontiers que Heidegger fut antisémite, il
éprouve des difficultés à distinguer la nature de cet antisémitisme de l’effort
fanatique et inflexible qui aboutit à l’Endlösung (la « Solution finale »). Comme
il le fait observer : « Le prédicat “antisémite” a ceci de particulièrement
redoutable qu’il est souvent appliqué de telle façon qu’il affirme une
complicité idéologique avec la Shoah. Tous les chemins de l’antisémitisme
conduisaient-ils à Auschwitz ? Non. L’étiologie d’un génocide est toujours
problématique, car plurivoque. Les énoncés de Heidegger sur les Juifs ne
peuvent pas être associés à Auschwitz. » (p. 27)
Si la position de Trawny demeure peu convaincante, c’est entre autres
parce que, dans les Cahiers noirs, Heidegger qualifie continuellement le
« monde juif » de premier responsable de la dégradation technologique des
« êtres » (Seiende). Selon Heidegger, la prééminence du monde juif à cet
égard a placé la modernité occidentale sur une voie rapide vers l’Untergang
(le déclin) spenglerien. De plus, cette évolution constitue l’obstacle principal
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à l’accomplissement de la terre promise d’un « autre commencement ».
À tous égards, les conceptions de Heidegger sur le judaïsme et le monde
juif concordent sans cesse avec l’antisémitisme « exterminationiste » qui
caractérise la conception du monde nazie. En résumé : les Juifs doivent périr
afin que l’Allemagne et les Allemands puissent mener à bien leur historique
mission salvatrice pour le monde entier. Ou, comme l’exprime Heidegger
dans les Cahiers noirs : « Le moment de décision concernant l’essence de
l’histoire est réservé aux Allemands29. »
D’une part, Trawny veut bien admettre que Heidegger était pleinement
conscient de la Solution finale. Il avait été tenu au courant à ce sujet par
son ami intime Eugen Fischer, le directeur de sinistre réputation de l’Institut
nazi d’hygiène raciale à Berlin30. Or, ni dans la correspondance de Heidegger,

28 En français dans le texte. (N.d.T.) Voir Hugo Ott, Martin Heidegger: Unterwegs zu seiner Biographie, Francfort,
Fischer Verlag, 1988, traduit en français par Jean-Michel Beloiel sous le titre Martin Heidegger, éléments pour
une biographie, Paris, Payot, 1990.
29 Heidegger, Überlegungen XII-XV, GA vol. 96, 2014, p. 108 : « Der weit vorauswesende Augenblick der Entscheidung
zum Wesen der Geschichte – ist den Deutschen zugesprochen. »
30 Pour plus de précisions sur Fischer, voir Hugo Ott, Martin Heidegger: Unterwegs zu seiner Biographie, op. cit.,
p. 155, 282. Comme le montre Ott, ce fut Fischer qui intervint en faveur de Heidegger vers la fin de la guerre afin
d’assurer qu’il soit exempté du Volksturm – ces brigades de la milice populaire allemande mobilisée à la fin de
la guerre, en 1944, et dans lesquelles les vies étaient inconsidérément gaspillées.

82
I.4

ni dans les Cahiers noirs, le philosophe ne manifeste la moindre réserve à


propos de cette politique. Pas plus qu’il ne prend ses distances à l’égard du
régime après la guerre.
Au contraire, comme le montrent les Cahiers noirs, la peur constante de
Heidegger était que le nazisme se révélât insuffisamment radical. À un
moment donné, il fait observer : « Le national-socialisme est un principe
barbare. C’est ce qui constitue son essence et sa possible grandeur. Ce n’est
pas lui le danger : le danger est de le rendre anodin en en faisant un sermon
sur le Vrai, le Bien et le Beau31. »
Dans les conditions politiques et idéologiques en question, accuser une
population entière – le « monde juif » – de « criminalité planétaire » équivaut
à un acte d’accusation requérant une peine de mort collective. À l’instar de
« l’antisémitisme rationnel » prôné par Hitler dans Mein Kampf et célébré par
Heinrich Himmler dans son abominable discours de Poznan, il semble ne pas
souffrir la moindre exception.
En dépit des hésitations et équivoques de Trawny, avec la publication de
la Gesamtausgabe vol. 97 (Ammerkungen I-V), nous disposons enfin de la
possibilité de première main de connaître le point de vue de Heidegger sur la
Shoah. Comme on pouvait s’y attendre, il se caractérise par le refoulement
et le démenti : un bloc de mauvaise foi. Heidegger décrit la Shoah comme un
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acte « d’auto-anéantissement juif » (jüdische Selbstvernichtung), ce qui est
simplement sa façon d’affirmer par esprit de contradiction qu’Auschwitz fut
un sort auquel les Juifs eux-mêmes s’étaient exposés.
Son raisonnement ? Invoquant un préjugé antisémite bien répandu à l’époque,
Heidegger soutenait que les Juifs avaient historiquement été les principaux
porteurs de la « raison instrumentale » ou Machenschaft (machination) dont la
prédominance avait mené, inexorablement, au « déracinement de tout étant
hors de l’être32 ». En conséquence, tout comme les victimes du massacre
industrialisé à Auschwitz et dans les autres Todes- ou Vernichtungslager, les
« Juifs du monde » ont tout simplement succombé au sort qu’ils avaient eux-
mêmes suscité.
En demeurant attentif à cette tentative plutôt transparente de « rejeter la
faute sur la victime », on a des chances de tirer une précieuse leçon pour
saisir le caractère trompeur de la critique de la technique par Heidegger,
paradigme pour lequel, paradoxalement, il a souvent été couvert d’éloges.

31 Heidegger, Überlegungen II-VI, GA vol. 94, 2014, p. 194. (La traduction de la citation est celle de Sidonie Kellerer,
sur le site http://skildy.blog.lemonde.fr/2015/02/20/petit-contre-dictionnaire-heidegger-principe-barbare-le-
nazisme-est-un/ consulté le 6 juillet 2017 – N.d.T.)
32 Voir Heidegger, Überlegungen XII-XV, GA vol. 95, 2014, p. 96.

83
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

Selon la charpente de « l’histoire de l’être », la raison de l’échec du national-


socialisme n’aurait rien à voir avec la nature intrinsèque ou l’« essence » du
projet nazi. Si le nazisme a fini par échouer, ce serait parce qu’il a succombé
à des forces et à des tendances qui étaient au-delà de son contrôle, c’est-à-
dire aux infâmes influences « occidentales » et « juives » qui ont soutenu la
manipulation technologique de l’Être dans sa totalité, comme l’a prétendu
Heidegger à plusieurs occasions. Selon ce schéma, tout ce qui a mal tourné
dans le nazisme était de la faute de l’Occident. Ainsi, selon Heidegger, « la vérité
intrinsèque et la grandeur » du national-socialisme sont demeurées sans tache.
Sur de telles bases, Heidegger a insisté à maintes reprises sur le fait que
« l’émergence de l’essence allemande » était la seule chose à faire obstacle
à « l’autodestruction systématique de l’homme moderne33 ». Cependant,
rétrospectivement, on peut affirmer avec certitude que Heidegger avait
tout compris de travers. Ce fut l’idéologie nazie du « germano-centrisme »
qui produisit la destruction sans précédent de la Seconde Guerre mondiale.
Et, après la guerre, ce fut la Verwestlichung (le tournant vers l’Occident) de
l’Allemagne qui exerça un impact réparateur, guérissant la culture politique
allemande de ses déformations antérieures, chauvines et prédatrices.

Heidegger et l’antisémitisme n’est pas seulement un livre hâtivement conçu.


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Son argument central concernant les Protocoles des sages de Sion, faux
tsariste de sinistre réputation, est historiquement inexact.
D’une part, il est indubitable que, à un moment donné, les Protocoles
ont contribué à fournir un cadre unificateur aux courants disparates de
l’antisémitisme européen. En même temps, leur contribution à l’élaboration
de la conception du monde nazie est contestable.
Il est hautement improbable que Hitler ait jamais lu les Protocoles. Dans
Mein Kampf, qu’il écrivit dans la prison de Landsberg en 1924, ils ne sont
mentionnés qu’une seule fois, et seulement incidemment34. Tout en
insistant sur l’authenticité des Protocoles – « ils exposent clairement et
en connaissance de cause ce que beaucoup de Juifs peuvent exécuter
inconsciemment » – immédiatement après, le dirigeant nazi remet les choses
en perspective en observant que ces faux ne font que confirmer, à propos de
l’existence juive, des faits déjà bien connus35.

33 Ibid., p. 256.
34 Cette idée ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. (N.d.T.)
35 Hitler, Mein Kampf, traduit en anglais par Ralph Manheim, Boston, Mariner Books, 1971, p. 307 ; traduit en
français par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes sous le titre Mon combat, Paris, Nouvelles éditions
latines, 1934, p. 160.

84
I.4

Hitler mentionne les Protocoles au cours des années 1940 dans les entretiens
qui furent publiés après la guerre sous le titre Propos de table. À cette
exception près, il n’en est pas fait mention dans les volumineux recueils de
ses discours et de ses textes.
En conséquence, le problème est que les Protocoles ne peuvent supporter
la charge explicative dont Trawny cherche à les créditer dans la formation
de l’antisémitisme de Hitler. Après tout, et cet aspect a été bien étudié,
la conception du monde de Hitler s’est forgée et consolidée au cours des
cinq années de misère de l’époque où il était étudiant aux Beaux-Arts et un
habitué de la Vienne d’avant la Première Guerre mondiale (1908-1913). C’est
alors qu’il s’imprégna des doctrines mystiques du mouvement ariosophe,
qui glorifiait la supériorité aryenne et alimentait les peurs de la prétendue
menace raciale que faisaient peser les Juifs européens. Comme l’a souligné
Ian Kershaw dans sa magistrale biographie de Hitler :

[Vienne] était l’une des villes les plus violemment antijuives en


Europe. C’était une ville où, au début du siècle, les antisémites
radicaux préconisaient de punir les relations sexuelles entre Juifs et
non-juifs au même titre que la sodomie, et de placer les Juifs sous
surveillance à l’époque de [la] Pâque afin d’empêcher le meurtre
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rituel d’un enfant… Le journal explicitement antisémite que lisait
et louait Hitler, le Deutsches Volksblatt, qui se vendait à environ
55 000 exemplaires par jour à l’époque, décrivait les Juifs comme
des agents de décomposition et de corruption, et les associait sans
cesse au scandale sexuel, à la perversion et à la prostitution. La
description par Hitler de sa découverte, via la presse antisémite
de bas étage, des préjugés antijuifs profondément enracinés et
de leur impact sur lui alors qu’il se trouvait à Vienne a un accent
d’authenticité36.

À cet égard, les remarques de Kershaw renforcent l’affirmation de Hitler dans


Mein Kampf à savoir que, parmi les antisémites convaincus, les Protocoles,
plutôt que de fournir une information véritablement nouvelle, ne faisaient
que reprendre des « vérités » bien connues sur les tendances et habitudes
historiques diaboliques des Juifs.

36 Kershaw, Hitler: A Biography, op. cit., p. 42-43.

85
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

Heidegger fut-il un héros tragique ? (Qu’appelle-t-on « erreur » ?)

Après la publication de Heidegger et l’antisémitisme, Trawny rédigea une suite


sous forme de brochure intitulée Irrnisfüge. Le titre d’origine en allemand
fut, semble-t-il, jugé inadapté en anglais. Le traducteur et éditeur imagina un
substitut malheureux et plutôt curieux : Freedom to Fail: Heidegger’s Anarchy37.
Mis en parallèle, les deux essais offrent un spectacle plutôt incongru.
Car, alors que dans Heidegger et l’antisémitisme, Trawny avait pour
intention d’exposer la parenté entre la pensée de Heidegger et les infâmes
Protocoles des sages de Sion, dans Liberté d’errer, il recourt à une tactique
diamétralement opposée : là, il a pour objectif principal d’absoudre Heidegger
de toute responsabilité morale pour avoir soutenu le NSDAP de Hitler tant
sur le plan politique que sur le plan philosophique. (Parmi les acolytes du
« Heidegger postmoderne », les questions morales, sont bel et bien passées :
un encadrement ou une problématique qui appartient au paradigme dépassé
du « sujet »38). Ainsi, dans ce qui ne peut manquer de frapper un observateur
impartial et lui apparaître comme un curieux revirement, de nombreux
critiques de Heidegger admis par Trawny dans Heidegger et l’antisémitisme
sont contrés ou écartés dans Liberté d’errer.
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Le titre allemand de l’essai contient une allusion d’assez mauvais goût à
l’inoubliable poème sur la Shoah de Paul Celan, Todesfüge. En choisissant
le terme de Todesfüge (Fugue de mort) pour titre du poème de 1948 qui
allait consacrer sa réputation de principal poète de langue allemande de
l’après-guerre, Celan avait tenté de rendre une incompatibilité fondamentale
de l’expérience du monde de l’après-Shoah : comment concilier la noblesse
des traditions littéraires et esthétiques de l’Allemagne avec la barbarie de
l’univers des camps de concentration et des camps de la mort nazis. Cette
contradiction hanta Celan jusqu’à la fin de sa vie – il se suicida en 1970.
Un an auparavant, en 1969, une rencontre légendaire entre Heidegger et
Celan eut lieu à Todtnauberg, en Forêt noire, où se trouvait le chalet de
Heidegger. On le sait, Celan commémora leur rencontre tendue dans son
poème Todtnauberg. Une atmosphère de découragement imprègne le
poème de Celan car les paroles de contrition qu’il avait espéré entendre de
ce titan du Denken allemand ne furent jamais prononcées39.

37 Traduit en français par Nicolas Weill sous le titre La Liberté d’errer avec Heidegger, Paris, Indigènes éditions, 2014.
38 Pour une présentation du Heidegger postmoderne, voir Johannes Fritsche, « From National Socialism to
Postmodernism: Löwith on Heidegger », Constellations, n° 16 (1), 2009, p. 85-105. On trouvera un autre point
de vue sur ce même ouvrage dans la contribution d’Édith Fuchs, « Antisémitisme  de la “passion criminelle” à
“l'errance de la pensée” », p. 53-68 de ce numéro.
39 Pour un compte rendu de cette rencontre, voir John Felsteiner, Paul Celan: Poet, Survivor, Jew, New Haven, Yale

86
I.4

En anglais, Irrnisfüge – le titre allemand d’origine – pourrait être grossièrement


traduit par « Fugue d’erreur ». En choisissant ce titre, Trawny fait allusion à une
déclaration problématique, d’autodisculpation, prononcée par Heidegger après
la guerre : « Celui qui pense grandement, il lui faut se tromper grandement40. »
Cette affirmation est problématique dans la mesure où elle trahit la réticence
propre au philosophe à affronter ses insignes méfaits et ceux de ses
compatriotes au cours de la période 1939-1945, époque où le Troisième Reich
aspirait à redessiner les frontières de l’Europe en fonction du Rassenprinzip
(le principe de la race). Expression d’une arrogance philosophique, cette
déclaration de Heidegger insinue que le privilège de la « grandeur » excuse
tout. De même, sa déclaration révèle un fatidique manque de connaissance
de soi ; à cet égard, elle est clairement non-socratique.
Le livre de Trawny persiste dans une stratégie interprétative contestable
qu’on peut probablement qualifier de « repentir par association ». Les
adeptes de cette approche suggèrent que, puisque Heidegger s’est trouvé, à
diverses étapes de sa vie, au voisinage de Juifs éminents, une telle proximité
devrait suffire à lui conférer le statut d’honorable philosémite41.
Par exemple, l’allusion nominale au poème de Celan sur la Shoah dans
l’original allemand mise sur cette stratégie, ce qui est factice puisqu’elle
transforme l’une des principales faiblesses de Heidegger – son insensibilité
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à la « question juive », sans parler de son soutien à un régime qui voulait
imaginer et mettre en œuvre ladite Endlösung – en une force ou une qualité
présumée. Alors que le poème Todtnauberg, indépendamment de ses
mérites esthétiques, témoigne des faiblesses morales de Heidegger – le
poète attend un simple mot de contrition qui, cependant, ne survient pas,
tout au long de leur malheureuse rencontre –, les acolytes du philosophe,
à l’instar de Trawny, sont particulièrement favorables à la suppression de la
dimension morale dans leur empressement à canoniser le sage de Fribourg
et à en faire le précurseur de l’étude post-Shoah.
Cependant, ce que l’approche du « repentir par association » néglige
commodément de mentionner, c’est que, dans presque tous les cas,
les penseurs juifs qui ont gravité autour de Heidegger – Hannah Arendt,
Emmanuel Levinas, Karl Löwith, Herbert Marcuse et Leo Strauss, entre
autres – ont formulé des critiques détaillées et perspicaces des carences et

University Press, 2001, p. 244-253.


40 Heidegger, « The Thinker as Poet », in Poetry, Language, Thought, traduit par A. Hofstadter, New York, Harper Row,
1975, p. 9.
La citation est extraite de Questions III, Paris, Gallimard, 1966. (N.d.T.)
41 Voir également l’article de Babette Babich, « Heidegger et ses Juifs », La Règle du Jeu n° 58/59 : Heidegger et « les
Juifs », septembre 2015, p. 627-652.

87
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

faiblesses morales et philosophiques de Heidegger : autant de défauts qui ont


joué un rôle déterminant dans son empressement à adhérer à la Machtpolitik
nationale-socialiste42. Ainsi, après l’effondrement de la République de Weimar,
et avec du recul, les affinités entre la pensée de Heidegger et « l’idéologie
allemande » sont devenues, à leurs yeux, incontestables.
Par exemple, dans « Qu’est-ce que la philosophie de l’Existence ? »,
Hannah Arendt soutient qu’en exaltant des concepts comme « l’être-
jeté » (Geworfenheit), « le bavardage » (Gerede), le « dévalement » ou la
« chute » (Verfallenheit), l’ontologie existentielle de Heidegger glorifiait un
fonctionnalisme hobbesien rigide, diamétralement opposé aux aspirations
kantiennes vers l’autonomie humaine et la spontanéité43. De même, dans
une interview tardive sur « La politique de Heidegger », Marcuse fait
observer que, chargée d’angoisse et dénuée de joie, l’Existenzphilosophie
de Heidegger apportait de l’eau au moulin de la personnalité autoritaire44.
À l’heure qu’il est, de telles critiques ont fait l’objet d’abondants débats et
discussions. Il semble cependant que Trawny se soit efforcé de ne pas les
mentionner afin de ne pas semer la confusion dans l’effet d’« autosatisfaction »,
« galerie des glaces » qui prédomine parmi les fidèles disciples de Heidegger45.
De même, Trawny aurait pu choisir de réfléchir aux observations critiques
formulées à la fin des années 1920 par Edmund Husserl, le mentor de
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Heidegger à propos d’une lecture attentive de Être et Temps. Dans ses notes
en marge, Husserl exprimait un sentiment aigu de déception philosophique
en percevant que Heidegger avait abandonné le projet de phénoménologie
transcendantale aux démons de la Lebensphilosophie. Après tout, comment
pouvait-on justifier des concepts philosophiques comme « l’instant du coup
d’œil » (der Augenblick), « l’appel de la conscience » (der Ruf des Gewissens),

42 J’ai traité de ce thème dans Heidegger’s Children: Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse,
Princeton, Princeton University Press, 2001 (2de édition, 2015). Dans la préface augmentée à la seconde édition,
j’ai inclus une discussion critique des textes de Franz Rosenzweig, Emmanuel Levinas et Leo Strauss sur ce sujet.
43 Hannah Arendt, « What is Existential Philosophy? », in Essays in Understanding, 1930-1954, New York, Schocken,
2005 ; traduit en français par Martin Ziegler et Anne Damour sous le titre Qu’est-ce que la philosophie de
l’existence, Paris, Payot, 2002. « Derrière le point de départ ontologique de Heidegger se dissimule un
fonctionnalisme qui n’est pas sans ressemblance avec le réalisme de Hobbes… Le fonctionnalisme de Heidegger
et le réalisme de Hobbes finissent tous deux par proposer un modèle de l’être humain qui dit que l’homme
fonctionnerait encore mieux au milieu de quelque chose donné d’avance parce qu’il serait alors dépourvu de
spontanéité », p. 178 de la version anglaise (la traduction française ne reprend pas l’intégralité du texte anglais).
44 Herbert Marcuse, « Heidegger and Politics: An Interview », in Heideggerian Marxism, édité par Richard Wolin
et John Abromeit, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005, p. 169-170 : « Si l’on considère la façon dont
Heidegger considérait l’existence humaine […], on découvre une interprétation extrêmement répressive,
extrêmement oppressive : “bavardage, curiosité, ambiguïté, dévalement, projection, souci, être-vers-la-mort,
anxiété, terreur, ennui”, etc. Voilà qui donne un tableau qui joue parfaitement sur les peurs et les frustrations
des hommes et des femmes dans une société répressive – une existence dénuée de joie : dominée par la mort
et l’anxiété ; de la substance humaine pour la personnalité autoritaire. »
45 Voir, par exemple, le volume Peter Trawny (éd.), Heidegger, die Juden – noch einmal, Francfort, Klostermann
Verlag, 2015. En dépit du fait que le volume était consacré à Heidegger et les thèmes juifs, curieusement, un seul
intellectuel juif fut convié à y participer.

88
I.4

ou « choisir son héros » (einen Helden zu wälhen), qui figurent tous en bonne
place dans la deuxième partie de Être et Temps ?
Dans une conférence sur « Phénoménologie et anthropologie », Husserl
critiqua Heidegger pour avoir suggéré que « le véritable fondement de la
philosophie » puisse provenir de la Jemeinigkeit (mienneté) : « Une doctrine
eidétique de sa propre existence au monde ». Selon Husserl, en dévaluant
délibérément les préceptes de « l’esprit » et de la « substance pensante »,
Heidegger a placé trop bas la barre de la phénoménologie transcendantale,
fondamentalement en niant la mission épistémologique de la philosophie
première au profit de l’anthropologie. Ce faisant, Heidegger a sacrifié les
objectifs de la phénoménologie eidétique au profit d’une série de notions
empiriques, brutes, indémontrables, appelées les « existentiaux ». Pour
Husserl, le recours de Heidegger à l’Existenzphilosophie équivalait à une
régression épistémique, dans la mesure où il renonçait aux objectifs de la
subjectivité transcendantale au profit du Dasein-en-tant-que-tel ou à une
simple « vie facticielle46 ».

Parfois, en voulant défendre à tout prix le legs du philosophe de Fribourg,


l’intervention de Trawny fait sombrer encore plus bas l’apologétique de
Heidegger.
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Trawny prétend par exemple que « l’histoire de l’Être » est un clair-obscur
ontologico-historique de la « vérité » et de l’« erreur ». En conséquence,
lorsque des questions de raison pratique sont en jeu, le discernement
humain et la responsabilité jouent un rôle négligeable dans la détermination
des résultats. Sur les traces de Heidegger, Trawny propose plutôt que ce
sont en dernier ressort les « envois de l’être » (Schickungen des Seins) qui
rendent compte des « événements » qui ont lieu dans la sphère sublunaire
des affaires humaines. C’est dans cet esprit que, dans le passage qui suit, il
explique la Irrnisfüge ou le leitmotiv de la « liberté de se tromper » en ce qui

46 De plus, les réactions d’Edmund Husserl, le mentor de Heidegger, après sa lecture attentive de Être et Temps
au cours de l’été 1929, sont elles aussi vraiment dignes d’intérêt. La philosophie de Husserl avait pour objectif
général ou telos de préserver l’autonomie de la raison. Il l’a précisé nettement dans son dernier ouvrage sur La
crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit en français par Gérard Granel
(Paris, Gallimard, 2004), ainsi que dans la conférence qu’il donna à Vienne en 1935 sur « La crise de l’humanité
européenne ». Pour Husserl, la raison d’être de la philosophie première est de surmonter l’existence pure au
profit de la « certitude » et de la « vérité », et donc, en tant que telle, d’élever la barre. En janvier 1931, Husserl
écrivit au philosophe Dietrich Mahnke : « J’en suis arrivé à la conclusion que la phénoménologie [de Heidegger]
n’a rien à voir avec la mienne et, à considérer sa pseudo-scientificité comme un obstacle au développement
de la philosophie… Je distingue complètement ma phénoménologie de la prétendue phénoménologie de
Heidegger. » Husserl, Briefwechsel vol. III, Dordrecht et Boston, Kluwer, 1994, p. 473. Voir Husserl, Psychological
and Transcendent Phenomenology and the Confrontation with Heidegger (1927-1931), traduit par T. Sheehan et
R. E. Palmer, Dordrecht et Boston, Kluwer, 1997. La conférence de Husserl sur « Philosophie et Anthropologie »
figure dans l’annexe (p. 485-501). Le volume comprend également les notes de Husserl en marge de Être et
Temps, ainsi qu’à l’Introduction à la métaphysique.

89
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

concerne la philosophie heideggerienne : « Quant à la vérité de l’être, non


seulement l’erreur (Irre) est inévitable, mais elle est inhérente à la possibilité
essentielle de la vérité elle-même. […] La fidélité à la pensée (Denken) est
fidélité à l’erreur47. »
Comme l’a judicieusement fait remarquer le philosophe Ulrich Greiner :
« Cette déclaration [à savoir « Celui qui pense grandement, il lui faut se
tromper grandement »], loin de manifester un quelconque remords, révèle une
arrogance absolue48. » Les conséquences sans précédent de cette confiance
excessive dans les notions de « sort » (Schicksal) et de « destin » (Geschick)
– des « existentiaux » extrêmement présents dans la deuxième partie de
Être et Temps – en tant que concepts explicatifs ne sont guère difficiles à
comprendre ou à discerner. Lorsqu’on se fonde sur de tels « existentiaux »,
il devient pratiquement impossible de réaliser l’« éthique de responsabilité »
(Verantwortungsethik) adoptée par Max Weber dans « La politique comme
vocation », citant ainsi le « Hier stehe ich, ich kann nicht anders » de Luther49.
Ou, comme le faisait remarquer Hannah Arendt dans « Qu’est-ce que la
philosophie de l’Existence ? » : quand tout a été dit, l’aversion de Heidegger
pour « l’autonomie de la raison » kantienne fétichise la dépendance humaine.
À cet égard, elle apparaît comme le corollaire ontologique de la maxime de
Hobbes dans le Leviathan, « Auctoritas non veritas facet legem50 ».
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Hannah Arendt avait raison d’identifier le « fatalisme ontologique » de
Heidegger comme l’une des faiblesses majeures de sa philosophie. En
conséquence, ce qui rend Liberté d’errer si frustrant et si décevant, c’est
précisément cet aspect de la pensée de Heidegger que Trawny adopte et
porte aux nues.
Cependant, il ne faut pas être grand clerc pour deviner l’intention sous-
jacente des efforts déployés par Trawny. Si, comme le suggère Heidegger à
de nombreuses occasions, les « envois de l’être », plutôt que la clairvoyance
de la raison humaine, sont déterminants, les questions de responsabilité
morale et politique deviennent négligeables. C’était précisément la stratégie

47 Trawny, Irrnisfuge: Heideggers Anarchie, op. cit., p. 23, 30 ; c’est nous qui soulignons. Comment concilier l’option
de Heidegger pour le Troisième Reich – qui était, après tout, une dictature politique – avec l’allégation contenue
dans le sous-titre de Trawny que la philosophie de Heidegger s’interprète au mieux comme « anarchique » ?
Cette question demeure une énigme. Une philosophie qui subordonne continuellement les « événements » à la
« destinée de l’être » (Seinsgeschick) ne peut légitimement être considérée comme « anarchique ».
Le titre de Trawny implique, entre autres, que ceux qui critiquent Heidegger inconsidérément le privent d’une
certaine façon de sa « liberté ». Ce qui est en jeu, c’est l’exemple classique de « l’inversion de la Shoah » :
Heidegger, qui s’était rangé aux côtés des bourreaux, est considéré comme un champion de la « liberté ».
Inversement, ceux qui osent le critiquer sont les bourreaux.
48 Ulrich Greiner, « Darf gross irren, wer gross dichtet? », Die Zeit, n° 24, 2006.
49 « Ici je me tiens, je ne puis autrement. » (N.d.T.)
50 « C’est l’autorité, non la vérité qui fait la loi ». (N.d.T.)

90
I.4

d’autodisculpation adoptée par Heidegger après la guerre alors que sa


philosophie achevait le « Tournant », passage de l’Entschlossenheit à la
Gelassenheit : de la « résolution » au « laisser-être51 » (ou égalité d’âme).
Dans « Qu’appelle-t-on penser ? », Heidegger lui-même déclare que l’histoire
se comprend mieux en tant qu’« errance » (Irrnis52). Or, comme le soutient
Trawny dans Liberté d’errer, se faisant l’écho du Maître : « Dans la vérité
de l’Être, l’errance n’est pas seulement inévitable ; elle fait partie d’une
possibilité essentielle d’accéder à la vérité elle-même. » Trawny singe ainsi
les efforts investis par Heidegger pour conférer à son « erreur » politique
plutôt grossière une aura de pseudo-profondeur métaphysique en tant que
Irrnis ou « errance ». La tendance de Heidegger à exalter ontologiquement
le terre-à-terre témoigne d’une capacité à l’automystification – habitude que
Günter Anders critique dans « Du caractère pseudo-concret de la philosophie
de Heidegger » et que Theodor Adorno a habilement exposé dans Le jargon
de l’authenticité53.
En appelant à l’« errance » comme à un type de justification ontologico-
historique, Trawny va jusqu’à affirmer que, au lieu d’être critiqué ou censuré
pour son erreur politique, Heidegger aurait dû être loué en tant que « héros
tragique ». En fait, poursuivant ce qui pourrait être décrit comme une fuite en
avant interprétative, il continue à chanter les louanges de Heidegger comme
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un Œdipe moderne. « Heidegger et Œdipe » : selon Trawny, c’est un cas de
« vies parallèles. » Comme il l’observe dans ce qu’on peut seulement qualifier
d’extraordinaire exemple de myopie en matière de jugement : « Si Œdipe
n’avait pas erré […], ses actions n’auraient pas été tragiques54. » Œdipe à
Thèbes, Heidegger à Nuremberg : même combat55.

Trawny est tellement entiché des pseudo-profondeurs de la pensée


heideggerienne que les différences fondamentales entre les deux
personnages, Œdipe et Heidegger, lui échappent. Alors que les transgressions
d’Œdipe relevaient de l’élaboration littéraire, celles de Heidegger, au contraire,
ne furent que trop réelles. Plus précisément : ce qui était en cause dans le
cas de Heidegger, c’était l’engagement du philosophe en faveur d’un régime

51 Voir Daniel Morat, Von der Tat zur Gelassenheit: konservatives Denken bei Martin Heidegger, Ernst Jünger and
Georg Friedrich Jünger, 1920-1960, Göttingen, Wallstein Verlag, 2007.
52 « Building, Dwelling, Thinking? », in Martin Heidegger, Poetry, Language, Thought, traduit en anglais et édité par
Albert Hofstatder, New York, Harper Row, 1971.
53 Anders, « On the Pseudo-Concreteness of Heidegger’s Philosophy », Philosophy and Phenomenological
Research n° 8 (3), 1948, p. 337-371. Voir Adorno, The Jargon of Authenticity, traduit par K. Tarnowski, Evanston,
Northwestern University Press, 1973; traduit de l’allemand en français par Éliane Escoubas sous le titre Jargon
de l’authenticité, Paris, Payot, 1989.
54 Trawny, Irrnisfuge, op. cit., p. 23.
55 En français dans l’original.

91
I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

par nature génocidaire, et pour lequel les « crimes contre l’humanité »


étaient devenus un fait quotidien entériné par l’État. (Historiquement parlant,
on aurait du mal à découvrir dans l’histoire des parallèles avec la violence
des Einsatzgruppen lâchés par les nazis sur les terres d’Europe orientale.)
Cependant, comme je l’ai déjà fait remarquer, la crainte majeure de
Heidegger, telle qu’il l’exprime dans les Cahiers noirs, était que la criminalité
nationale-socialiste n’aille pas assez loin, qu’une telle violence s’affadisse
sous l’effet d’une direction sublimée d’idéaux philosophiques supérieurs56.
En hasardant cette comparaison boiteuse, Trawny part de l’hypothèse-clé
que l’arbitraire du sort s’est dressé pour rabaisser Heidegger, tout comme
dans le cas d’Œdipe. Mais le parallèle perd rapidement de sa pertinence dans
la mesure où l’adhésion de Heidegger au nazisme, loin d’être une « erreur »
ou un coup du sort, fut de sa part un acte intentionnel. En conséquence, si
ce fut un acte du « destin », ce fut un destin que Heidegger avait lui-même
choisi sciemment.
Tout compte fait, la suggestion que nous vénérons Heidegger comme un
héros tragique est le fait d’une grossière apologétique. En tant que telle, elle
déshonore la tragédie ainsi que « l’héroïsme », manifestation d’excellence.
Heidegger était dépourvu de la noblesse de caractère nécessaire pour pouvoir
être qualifié de tragique. Comme le remarqua un jour Hannah Arendt dans
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une lettre adressée à Karl Jaspers : Heidegger « ment notoirement toujours et
partout, et chaque fois qu’il le peut57 ». En tant qu’acteur politique, il fut à la
fois maladroit et mesquin. Comme le suggère Karl Löwith, Heidegger « n’a pas
su remarquer le radicalisme destructeur de l’ensemble du mouvement [nazi]
ni le caractère petit-bourgeois de toutes ses institutions fondées sur la “force
par la joie” [Kraft durch Freude], parce qu’il était lui-même un petit-bourgeois
radical58 ». Pour le qualifier de « tragique », il faut tomber de très haut. Pourtant,
le caractère de Heidegger n’a jamais atteint un niveau aussi élevé. En réalité, il
y avait très peu de choses qui pouvaient être considérées comme « tragiques »
dans sa participation empressée à un régime qui a « assassiné des millions de
Juifs – simplement parce qu’ils étaient juifs –, qui a institué quotidiennement
la terreur et qui a transformé tout ce qui relève des idées d’esprit, de liberté
et de vérité en son contraire le plus sanglant59. » Miteux, oui. Tragique, guère.

56 Voir Heidegger, Überlegungen II-V (Die schwarzen Hefte), Gesamtausgabe 94, Francfort, Klostermann, 2014, p. 194 :
« Der Nationalsozialismus ist ein barbarisches Prinzip. Das ist sein Wesentliches und seine mögliche Größe. Die
Gefahr ist nicht er selbst - sondern dass er verharmlost wird in eine Predigt des Wahren, Guten und Schönen. »
57 Voir Elzabieta Ettinger, Hannah Arendt/Martin Heidegger, New Haven, Yale University Press, 1995, p. 27.
58 Karl Löwith, « My Last Meeting with Heidegger in Rome, 1936 », in the Heidegger Controversy: A Critical Reader,
p. 142.
59 Herbert Marcuse, Lettre à Heidegger du 28 août 1947,in Marcuse, Heideggerian Marxism, op. cit., p. 162.

92
I.4

Dans La liberté d’errer, Trawny fait également un éloge chaleureux de Heidegger


pour avoir accepté de « prendre des risques ». Cependant, louer de façon
abstraite la prise de risque, indépendamment des fins spécifiques auxquelles
visent ces risques, constitue purement et simplement du « décisionnisme ».
Le décisionnisme exige qu’on s’abstraie des fins spécifiques de l’action. Il
propose plutôt, au lieu de juger de la conduite par des critères abstraits
ou la règle d’or, que ce qui compte par-dessus tout, c’est la force de
volonté avec laquelle on décide. Étant donné la désillusion généralisée de
la génération du Front à l’égard des idéaux élevés, au cours des années
1920, le décisionnisme parvint à opérer d’importantes percées au sein des
intellectuels et journalistes « révolutionnaires conservateurs60 ».
En complément de son ode à Heidegger le « preneur de risques », Trawny
ajoute une autre couche de mystification en le glorifiant en tant que
« philosophe de la liberté anarchique ». Comme le fait observer Trawny :
« La liberté de pensée anarchique réclame, en tant que questionnement
anarchique, la “liberté d’errer”. Risquer cette liberté, c’est se libérer de la
science et se libérer pour l’histoire. La pensée anarchique entreprend un
voyage d’errance [Irrfahrt] […]. L’absence d’erreur caractérise la routine
technique » dans laquelle « la pensée cesse61 ».
Dans le passage précédent, Trawny, fondamentalement, divise l’histoire de
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la philosophie en deux. Selon ce schéma, les approches qui s’abstiennent
de prendre les risques (rétrospectivement plutôt catastrophiques) pris
par Heidegger au cours des années 1930 sont consignées aux enfers de
la « routine technique ». Trawny soutient que le « voyage-errance » de
Heidegger (Irrnisfahrt) – euphémisme désignant les allégeances nazies du
philosophe – a éloigné de la « science » (mal !) et rapproche de la terre
promise de l’« histoire » (bien !). Cependant, au vu des exécrables choix
historiques faits par Heidegger au cours des années 1930, il n’y a guère
matière à réjouissance. Au lieu d’une analyse sobre, Trawny nous propose
un enjolivement idéologique des faiblesses de Heidegger. Dès le début, La
liberté d’errer renonce aux aspirations au savoir sérieux pour tomber dans
le culte du héros.
En outre, avec quelle justification peut-on qualifier d’« anarchique », comme
le suggère le sous-titre de Trawny, ou de n’importe quel terme allant dans le

60 Dans l’Allemagne de Weimar, la « révolution conservatrice » désigne un vaste mouvement de rejet du


progressisme et des Lumières. (N.d.T.)
Voir Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, Munich, Nymphenbürger
Verlagshandlung, 1962.
61 Voir Trawny, Irrnisfüge, op. cit., p. 27 ; j’ai légèrement modifié la traduction en anglais pour la rendre plus
conforme à l’original en allemand ; en français, p. 51.

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I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

sens de « liberté », une philosophie comme celle de Heidegger qui s’emploie


à glorifier les modalités de la dépendance humaine ? On l’a vu, l’un des
objectifs centraux du Dasein-Analyse de Heidegger dans Être et Temps est
de subordonner les aspirations traditionnelles à une autonomie morale à une
série d’inévitables fardeaux ontologico-historiques circonscrits. En dépit des
assurances contraires de Trawny, dans l’ontologie existentielle de Heidegger
les aspirations à la liberté humaine sont systématiquement réprimées dans
la mesure où l’individualité et l’Être-avec (Mitsein) sont invariablement
subordonnés aux impératifs fatidiques de la Seinsgeschichte. Un autre élève
de Heidegger, Hans Jonas, ne s’est pas laissé duper par la prétention et la
confusion de cette dimension de l’œuvre de Heidegger lorsqu’il a décrit ainsi
la doctrine du philosophe : « histoire de l’Être » en tant que « [un appel de
l’être d’accord] chargé de destin en tous les sens : ni alors ni à présent la
pensée de Heidegger n’a fourni de norme selon laquelle décider comment
répondre à de tels appels62 ».

Afin de susciter davantage de sympathie pour Heidegger – mais également


pour l’absoudre de toute responsabilité personnelle pour ses actes –, Trawny
tente de le décrire comme une « victime sacrificielle » de « l’historicité »
(Geschichtlichtkeit), comme le jouet malheureux de forces historiques au-delà
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de son contrôle. Comme il l’affirme : « Qui sont ceux qui périssent [untergehen] ?
Ce sont ceux qui reconnaissent dans la chorégraphie de l’être tragique que
le déclin [Untergang] doit survenir. Ceux qui périssent [untergehen] prêtent
l’oreille au rythme poétique de l’Être, ils sont […] mûrs pour le sacrifice63. »
Ce qui est ici impliqué, c’est que la noblesse de Heidegger provient de ce qu’il
a succombé au processus historique mondial de « déclin » tel que l’a décrit
Spengler et d’autres « critiques de la civilisation ». Ce qui rend « tragique »
le sort de Heidegger, en fin de compte, c’est qu’il est tombé, victime d’une
« destinée » (Geschick) qu’il est impossible à de simples mortels de maîtriser
et à laquelle ils ne peuvent résister.
Pour ces motifs, Trawny voudrait nous faire accroire que le cas de Heidegger
est « au-delà du bien et du mal ». En dernière analyse, il est inadmissible de le
juger en fonction des normes appliquées aux simples mortels. Les critiques qui
veulent lui faire porter la responsabilité de ses actes seraient pris au piège du
paradigme supposé obsolète de la « métaphysique de la subjectivité ».

62 Jonas, « Heidegger and Theology », in The Phenomenon of Life: Towards a Philosophical Biology, New York, Delta
Publishing, 1966, p. 247. Traduit en français par Danielle Lories sous le titre « Heidegger et la théologie », dans Le
Phénomène de la vie, vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck Université, 2001, p. 249.
63 Trawny, Freedom to Fail, op. cit., p. 46.

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I.4

À l’appui de sa thèse, Trawny invoque la doctrine de Heidegger sur la « destinée


de l’être » (Seinsgeschick). D’après ce concept, le salut et le feu de l’enfer sont
les éléments d’une lutte ontologique primordiale (polemos) qui détermine la
condition humaine. Ou, comme le précise Heidegger : « Beide, das Heil und
das Grimmige, können jedoch im Sein nur wesen, insofern das Sein selber
das Strittige ist64. » Ainsi, du point de vue de l’histoire de l’Être, ni Heidegger ni
ses compatriotes allemands n’ont besoin d’assumer de responsabilité. Dans la
perspective de la Seinsgeschichte, ils sont eux aussi des « victimes ».
Cependant, comme l’a suggéré Werner Marx, les vices inhérents à l’adoption
par Heidegger de l’« errance » (Irrnis) traitent directement de la question de
son adhésion au nazisme. Voici l’observation de Werner Marx : si, dans une
perspective ontologico-historique, la « vérité » et l’« erreur » s’entremêlent
inéluctablement, on ne sait pas du tout pourquoi il faudrait préférer la
« vérité » à l’« erreur ». Ainsi, au cours des années 1930, Heidegger en arriva à
percevoir la préférence pour la « vérité » plutôt que pour l’« erreur » comme
un préjugé métaphysique de longue date : un parti pris qui allait de pair avec
la fatale préoccupation platonicienne de la « vérité » en tant que « rectitude »
(orthotos).
En définitive, le rejet radical par Heidegger des conceptions (occidentales)
de vérité, moralité et justice héritées de l’Occident n’a-t-il pas joué un rôle
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significatif dans son attirance pour le monstre nazi, rôle de solvant politique
radical qui mettrait heureusement fin au « déclin de l’Occident » ? Le mépris
éprouvé par Heidegger pour « la Tradition » n’a-t-il pas brouillé sa capacité
de jugement politique ? À cet égard, la doctrine d’« errance » de Heidegger,
au lieu de fournir la base de sa disculpation, nous aide à mieux comprendre
les fondements philosophiques sous-jacents à son fatal choix politique.
Le danger, c’est que, si la « vérité » et l’« erreur » sont, comme l’affirme
Heidegger, ontologiquement covalentes, l’acceptation de l’« erreur » se
réduit au prix que nous devons payer pour se soumettre à la « destinée de
l’Être » en tant qu’« errance ». Comme l’explique Werner Marx :

Que la « révolution nazie » en tant que « transformation totale de


notre Dasein allemand » ne puisse se dérouler que dans la violence, et
qu’elle soit imprégnée de mal, ainsi que d’erreur et d’imposture, pour
Heidegger, cela pouvait simplement résulter d’une « occurrence de la

64 « Brief über den Humanismus », Martin Heidegger, Holzwege, Francfort, Klostermann, 1977, p. 359 ; traduit en
français par Roger Munier sous le titre Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1970. « L’un et l’autre, l’indemne
et la fureur ne peuvent toutefois déployer leur essence dans l’Être en tant que l’Être lui-même est le lieu du
combat. » (p. 121 en français).

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I . 4 / L'AFFAIRE PETER TRAWNY

vérité ». Et cela aurait pu être seulement pour lui une conséquence de


la coordination du mal et du bien dans l’éclaircie [Lichtung] de l’Être,
en sorte que les fondateurs de l’État ont suivi les directions du mal
sans que son être soit capable de les tenir pour coupables sur la base
de « considérations morales ».
Ces remarquent abordent le perturbant… problème de la relation [de
Heidegger] et du nazisme, et l’impact des discours, écrits et actes
qui s’y rapportent ; elles jettent le doute sur le point de vue souvent
entendu selon lequel il a « erré » au sujet de la violence et du mal
de la Révolution nazie. Au contraire, il doit a priori l’avoir évaluée
correctement, puisqu’il la considérait comme une « occurrence de la
vérité65 ».

Ce qu’on ne peut s’empêcher de trouver particulièrement macabre, c’est que


dans la mesure où Heidegger identifiait « la Juiverie mondiale » comme les
coupables menant le processus historique planétaire de la « machination » – la
réduction technique de tout étant à une « mise à disposition permanente » –
dans cette perspective, Heidegger et les Allemands furent, en fin de compte,
victimes des Juifs. Cependant, brouiller de cette manière ce qui sépare
bourreaux et victimes, c’est procéder à une « inversion de la Shoah » dans
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la mesure où c’est insinuer que les Juifs furent les « exécutants » et les
« Allemands » leurs victimes. Comme l’a montré l’expérience de l’histoire,
dans presque tous les cas, « l’inversion de la Shoah » est le premier pas sur
la voie du négationnisme.

65 Werner Marx, Heidegger and the Tradition, traduit en anglais par Theodore Kisiel et Murray Greene, Evanston,
Northwestern University Press, 1971, p. 251.

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