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Négationnisme vs exactitude comptable.

Stratégies de
dissimulation dans l’administration de l’Aktion 14f13
Jean-Marie Winkler
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2013/2 (N° 199), pages 351 à 378
Éditions Mémorial de la Shoah
ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966083
DOI 10.3917/rhsho.199.0351
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XI

Négationnisme vs exactitude comptable.


Stratégies de dissimulation
dans l’administration de l’Aktion 14f13

par Jean-Marie Winkler1

On sait aujourd’hui que les nazis ont tenté de nier jusqu’à l’existence d’un
vaste programme d’assassinats par gaz, mené durant plusieurs années sur
le territoire du Reich à partir des principaux camps de concentration alors
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existants. Toutefois, la stratégie de dissimulation des crimes de masse
se heurtait aux exigences administratives qui réclamaient, au contraire,
un recensement le plus exact possible, jusque dans la comptabilité des
assassinats individuels. L’un des paradoxes inhérents à l’Aktion 14f13 tient
à la complexité des rouages administratifs mis en œuvre, dans le cadre
d’une opération classée « secret d’État» (geheime Reichssache) dont
l’existence n’était pas destinée à devenir publique. D’un côté, l’appareil
administratif de l’Aktion T4 était sollicité, depuis la planification des visites
des commissions médicales dans les camps jusqu’au traitement des
dossiers renvoyés à Berlin. De l’autre, les administrations des divers camps
de concentration tenaient une comptabilité exacte des « départs », puis
des décès, inscrits dans les registres des camps comme mort « naturelle »
sous le code « 14f13 », désignant une action secrète. Enfin, les centres
d’assassinat constituaient des archives individuelles des « patients »
qui avaient été « traités », c’est-à-dire gazés. De surcroît, la logistique
exigeait des échanges de courriers entre les camps de concentration
et les centres d’assassinat, afin de convenir de la date des convois et
du nombre de concentrationnaires. Il était donc nécessaire qu’il existe
des traces administratives nombreuses et détaillées, documentant des
crimes qui, officiellement, n’avaient pas été commis. Les archives de la T4
furent transférées à Hartheim, afin d’être préservées des bombardements
alliés. On sait que ces documents ont été systématiquement détruits à

1 Professeur à la faculté des Lettres de l’université de Rouen, membre de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire
sur les Aires Culturelles (ERIAC, EA 4705).Auteur de l’ouvrage Gazage de concentrationnaires au château de
Hartheim. L’« action 14f13 » en Autriche annexée. Nouvelles recherches sur la comptabilité de la mort,
préface d'Yves Ternon, Paris, éditions Tirésias / Michel Reynaud, collection « Ces Oubliés de l’Histoire », 2010.

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XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

l’automne 1944. Selon plusieurs témoignages2, les fiches en question,


après avoir été retirées des classeurs, ont été transportées dans une
papeterie non loin de Linz, afin d’y être recyclées. Ainsi, l’effacement
des traces par les bourreaux fournissait-il le socle au négationnisme,
une fois la guerre perdue par l’Allemagne nazie. À Hartheim, qui fut le
dernier centre d’assassinat de 14f13 à rester en fonctionnement en 1944,
les vestiges compromettants furent eux aussi effacés entre décembre
1944 et janvier 1945 par un commando de concentrationnaires venus
de Mauthausen. Lorsque les Américains 3 arrivèrent au château de
Hartheim, en mai 1945, ils y trouvèrent une institution pour enfants, dont
la directrice était l’ancienne adjointe du Dr Lonauer. Là encore, la stratégie
de négation des crimes avait été préparée par l’effacement systématique
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des preuves, tandis que la victoire du Reich, soi-disant destiné à durer
mille ans, commençait à sembler définitivement compromise, même
aux yeux des plus fanatiques. Lors des procès d’après-guerre, il était
dès lors facile aux bourreaux de nier des faits dont ils étaient les seuls
témoins vivants. Contrairement à ce qui se passait dans des camps de
concentration, où les rescapés purent témoigner pour les morts, nul ne
survécut à l’Aktion 14f13, si bien que, pour la justice d’après-guerre, la
parole des bourreaux restait souvent le seul moyen de prouver des crimes
que leurs auteurs niaient farouchement.
En la matière, le Dr Georg Renno fit preuve d’un négationnisme systématique
lors du procès qui fut instruit à son encontre, à la toute fin des années 1960.
Si le numéro deux du centre d’assassinat de Hartheim, qui fut aussi expert T4,
concéda avoir participé au programme d’« euthanasie », c’est-à-dire à
l’assassinat des handicapés et des aliénés, il nia avoir gazé des concentra-
tionnaires – sachant sans doute que la contradiction serait difficile à apporter
sur ce point. La stratégie de défense apparaît habile, puisque le Dr Renno
invoquait non les crimes commis, qu’il justifiait en les présentant comme
une « délivrance » pour les patients, mais au contraire l’arrêt officiel du
programme d’assassinat, en août 1941, suite notamment à la protestation

2 Voir les dépositions de Klara Mattmüller, Hildegard Walter et Hellmut Kurth au procès contre le Dr Renno.
Source : Dokumentationsarchiv des Landes Oberösterreich, Linz/Alkoven, fichiers numérisés d’après Hessisches
Hauptstaatsarchiv Wiesbaden. Références 631a821/631a834/631a835/631a836a/631a876a/ 631a876b. Étrangement,
on a pourtant retrouvé plusieurs milliers de dossiers médicaux de victimes de T4. Pour des raisons que l’on ignore,
ces dossiers individuels n’avaient pas été détruits, mais seulement déplacés. Il s’agit des dossiers médicaux qui
accompagnaient les patients lors de leur transfert vers ce qui était censé être un établissement de soins.
3 On doit à la sagacité du Major Charles Dameron le fait que Hartheim fut reconnu par les enquêteurs américains
comme centre d’assassinat par gaz, en dépit des subterfuges utilisés par les nazis. Le « rapport Dameron » a
été publié récemment, en version originale, accompagnée de la traduction allemande. Voir Brigitte Kepplinger
et Irene Leitner (éd.): Dameron Report. Bericht des War Crimes Investigating Teams No 6824 der U.S. Army vom
17.7.1945 über die Tötungsanstalt Hartheim. Hartheim-Studien Bd. 1, Studien Verlag, Innsbruck, 2012.

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des Églises. Renno affirma avoir lui-même reçu l’appel téléphonique4 par
lequel la Chancellerie du Führer à Berlin donna l’ordre de cesser la mise à
mort des handicapés et des aliénés. À l’en croire, il n’aurait donc plus
procédé à aucun assassinat par gaz au château après la mi-août 1941.
Toutefois, Renno ne saurait nier avoir été présent à Hartheim en 1943 et en
1944, d’autant que le directeur du centre d’assassinat, le Dr Lonauer, était
mobilisé au front, sous uniforme SS, de septembre 1943 jusqu’au 20 novembre
1944. Pour quiconque connaît l’ampleur des gazages de concentrationnaires
effectués à Hartheim à l’été 1944, de telles dénégations, proférées avec un
aplomb qui confine au cynisme, ont de quoi surprendre. Pour nier les
évidences, Renno se réfugia derrière des arguties administratives. À l’en
croire, il n’aurait plus tué personne, puisque l’« euthanasie » n’aurait pas
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repris officiellement. N’ayant pas reçu d’ordre de tuer, il n’aurait donc plus
remis les pieds dans les lieux d’assassinat durant les deux années 1943 et
1944. L’assassinat de plusieurs milliers de concentrationnaires à Hartheim,
en 1944, est ainsi nié en bloc par celui qui fut, dans les faits, le directeur du
centre de mise à mort à cette époque. L’argumentaire utilisé est plus retors
qu’il n’y paraît, car il est avéré que l’« euthanasie » ne fut pas poursuivie
officiellement, même si les assassinats des patients se déplacèrent dans les
institutions de soins, avec d’autres méthodes. Étant lui-même un ancien
expert T4, et non des moindres, le Dr Renno savait sans doute, tout comme
son confrère le Dr Mennecke, qui a eu l’imprudence de l’écrire dans les
lettres envoyées à sa femme, que l’Aktion T4 n’avait pas été stoppée, mais
uniquement suspendue. Selon le Dr Mennecke, la centrale berlinoise aurait
fait savoir aux experts T4 que les opérations d’assassinat reprendraient une
fois la guerre terminée. Ce qui explique pourquoi les formulaires continuèrent
à être envoyés à la Tiergartenstrasse par des institutions de soins, même si
les autocars de la Gekrat ne circulaient plus entre les hospices et les centres
de gazages. Sachant pertinemment que l’Aktion 14f13 était classée « secret
d’État », le Dr Renno eut beau jeu d’en nier l’existence. Et force est de
constater que la cour ne pouvait pas prouver que le Dr Renno avait reçu de
Berlin l’ordre5 explicite de gazer des concentrationnaires. Le seul élément
suspect dans ces dénégations est le vocabulaire employé par le prévenu,

4 « En 1941, j’ai pris personnellement l’appel téléphonique annonçant l’arrêt. Lorsque je suis retourné à Hartheim
en 1943, je n’avais reçu d’aucune instance la mission de réaliser de quelconques actions d’euthanasie
[E-Massnahmen]. Donc je n’ai plus mis les pieds dans ces lieux en 1943/1944. Je n’aurais d’ailleurs jamais
réalisé de telles missions, car je n’ai jamais entendu dire que l’arrêt aurait été suspendu ».
5 Les historiens savent aujourd‘hui que les visites des commissions médicales dans les camps étaient précédées
de convocations à Berlin, où les commandants de camps ou leurs adjoints recevaient des ordres verbaux
concernant 14f13. Certains de ces télégrammes officiels ont été conservés.

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XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

plusieurs années après la fin de la guerre. Le terme de E-Massnahmen


renvoie très directement aux sigles administratifs nazis, et prouve une
familiarité certaine, voire une adhésion à cette idéologie. Au fil des débats,
le Dr Renno fut conduit à infléchir sa position, car il apparaissait de plus en
plus invraisemblable qu’il ait pu tout ignorer des gazages de
concentrationnaires, alors que le personnel administratif présent au château
affirmait en avoir eu connaissance, tantôt en apercevant l’arrivée des
autocars qui transportaient des détenus émaciés en uniforme rayé, tantôt
en écoutant les propos des brûleurs du crématoire lorsqu’ils avaient trop bu,
ce qui arrivait fréquemment. Il est difficile de dire si la cour a jugé
vraisemblables les affirmations de Renno, tant elles apparaissent cousues
de fil blanc. À l’en croire, il aurait appris l’existence de 14f13 en même temps
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que la fin de T4. Juste après avoir réceptionné le coup de téléphone de
Berlin6, dont il attribue au hasard le fait qu’il lui ait été transmis, Renno aurait
appris de la bouche de Christian Wirth l’arrivée imminente d’un convoi de
concentrationnaires en provenance de Mauthausen. Et, toujours selon ses
dires, il aurait alors renvoyé ces détenus à Mauthausen, refusant par principe
de poursuivre des gazages après la fin officielle de T4. Le négationniste
invétéré se présente ainsi en providentiel sauveur de vies. S’il est certes
vraisemblable de penser que Wirth n’aurait guère apprécié que l’on épargnât
qui que ce soit, celui-ci ne pouvait guère venir contredire le Dr Renno,
puisqu’il était mort, tué dans des conditions obscures en 1944. Les
documents dont on dispose aujourd’hui, et dont la cour pouvait avoir
connaissance à l’époque, grâce au témoignage de Casimir Climent Sarrion et
aux listes originales qu’il avait produites à l’audience7, prouvent qu’il y avait
eu en août 1941 plusieurs convois en provenance de Mauthausen et/ou de
Gusen, avant la fin officielle de l’« euthanasie ». Les convois pour le
« sanatorium de Dachau » (nom de code de Hartheim en 1941-1942) sont
attestés pour les dates des 11, 12, 14, 15, 16, 18, 19, 20 et 21 août. La date de
la fin officielle de T4, le 24 août 1941, est donc postérieure au début de 14f13
à Mauthausen. Si les convois semblent s’interrompre momentanément vers

6 « Je savais que depuis juin 1941, en plus des aliénés, il y avait aussi des détenus de camps de concentration
qui arrivaient à Hartheim. Je ne l’ai appris que plus tard – la première fois lors de l’annonce de l’arrêt. On
m’avait passé la communication en provenance de Berlin ordonnant l’arrêt, sans doute parce que personne
d’autre n’était disponible. Lorsque le chef de bureau m’annonça peu après que l‘on attendait un convoi de
concentrationnaires en provenance de Mauthausen, j’ai fait en sorte que l’on renvoie ce convoi – contrairement
à l’avis du chef de bureau Wirth ». Dans sa déposition, Renno parle de début juin 1941, l’assistante du
Dr Lonauer, Helene Hintersteiner, parlait de juillet 1941. En l’état actuel des sources, les historiens datent le
début de 14f13 à Hartheim au 11 août 1941. Voir Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit.,
p.51 sq. « La Shoah avant la Shoah. Le premier convoi de concentrationnaires pour Hartheim (11 août 1941) ».
7 L’ensemble de ces documents est reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit.,
p.90-117 et p.146-158.

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XI

la fin août, le Dr Renno n’y est sans doute pour rien. En revanche, il est
prouvé que les convois de concentrationnaires vers la chambre à gaz de
Hartheim se sont poursuivis à l’automne et à l’hiver 1941, puis au tout début
de 1942. Confondre T4 et 14f13, puis invoquer la fin officielle de T4 pour nier
l’existence de 14f13, revient à nier la vérité historique des gazages de
concentrationnaires à Hartheim, dans la plus pure logique négationniste. La
mémoire du Dr Renno semble des plus aléatoires, puisqu’il se rappelle sa
conversation avec Wirth, mais qu’il oublie de dire qu’il participait lui-même
aux sélections effectuées à Mauthausen, comme il ressort explicitement de
la déposition de Juan de Diego8, auquel le nom de Renno était familier alors
qu’il travaillait comme détenu chargé de fonction à la Politische Abteilung du
camp. Durant le procès, le détenu polonais Stanislaw Nogaj cita les noms de
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Lonauer (alias Lorent) et Renno, entendus de la bouche même du
commandant du camp. À la demande expresse du tribunal, Nogaj reconnut
le Dr Lonauer parmi plusieurs individus sur une photographie et affirma que
les médecins de Linz venaient au camp au moins deux à trois fois par
semaine. Le détenu polonais Jersik Osukowski cita lui aussi le nom de Renno
(écrit à la française « Renault ») à la suite de la déposition ante mortem de
Ziereis et il décrivit en détail la façon dont se déroulaient les sélections à
Gusen. Face à un Dr Renno qui s’évertue à nier l’évidence, les témoignages
de Hanz Marsalek, Casimir Climent Sarrion9, Juan Herranz de Diego, qui
participèrent activement au traitement administratif de 14f13 en tant que
détenus chargés de fonctions, viennent corroborer les témoignages de Karl
Weber, détenu de droit commun, ou du Polonais Kowalewski sur les
sélections à Gusen ou Mauthausen. L’ancien détenu Kowalewski affirma
avoir été au courant du prétendu « sanatorium de Dachau » et de la venue de
commissions médicales, avec des médecins extérieurs au camp à l’été 1941.
L’ancien SS Eduard Klerner reconnut sa signature sur les actes officiels de

8 « J’ai entendu le nom du Dr Renno de la bouche du Rapportführer. Il citait ce nom comme si c’était une chose
normale. J’ai entendu ce nom en relation avec Hartheim. J’ai signé des listes pour Hartheim. J’ai écrit les listes
de décès à partir des listes de la Politische Abteilung. Sur la fiche individuelle, on inscrivait la mention “libéré”,
suivie de la date de décès. Durant une période, on n’a pas établi de certificats de décès, sur la fiche individuelle
on écrivait seulement “libéré le…”. Ensuite, on a de nouveau écrit des fiches de décès. En 1942, il n’y avait
qu’un faible nombre de convois qui partaient. Le début était en 1941. En 1944, on savait déjà que les gens
étaient gazés. À propos du Dr Renno, on disait de lui qu’il dirigeait Hartheim ».
9 À propos du Dr Renno, Casimir Climent Sarrion cite des sources fiables parmi des compatriotes affectés au
Revier et qui furent témoins des sélections : « J’ai entendu parler du Dr Renno. Il a fait plusieurs visites à
Mauthausen. Il y avait des gens qui venaient au camp, faire les sélections des détenus pour les convois. Nous
ne connaissions pas ces gens. Mais j’ai entendu dire, par des Espagnols qui travaillaient au Revier, que le
Dr Renno aurait présidé la commission médicale. Il aurait été présent à deux reprises. À l’époque, je pensais
qu’il sélectionnait des malades pour les guérir. Ce n’est que lorsque nous avons vu les fiches de la cartothèque
avec les dates de décès qu’il est devenu évident pour nous que les personnes avaient été tuées. Dans les listes
présentées par moi, se trouvent les noms de 500 Espagnols. »

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XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

décès10 qui lui furent présentés par le tribunal, mais affirma que Hartheim
était un secret de polichinelle (« offenes Geheimnis ») au camp. On trouve
aussi les dépositions des chauffeurs des cars de la Reichspost, ainsi que
d’un certain Walter Miltsch qui affirma avoir conduit des cars SS qui suivaient
les cars postaux lorsque le nombre de détenus constituant un convoi
nécessitait un autocar supplémentaire.
Une fois encore, le manipulateur que semble avoir été le Dr Renno éveille la
curiosité de l’historien car, en dépit de ses dénégations, le prévenu semble
très au fait de 14f13, au point de déceler dans son propre témoignage une
amorce de contradiction qui aura échappé à la cour. Celui qui affirme tout
ignorer de la dizaine de convois de concentrationnaires de Mauthausen
et de Gusen gazés à Hartheim entre le 11 et le 21 août 1941, invoque une
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excuse portant précisément sur la période en question. S’il avait été présent
à Hartheim, comment le Dr Renno aurait-il pu ignorer ces faits ? Au détour
d’une phrase, il affirme qu’il avait bénéficié d’une permission en juillet 1941,
mais qu’une grippe intestinale, phénomène aussi invalidant qu’invérifiable
a posteriori, l’aurait empêché de reprendre son service début août. À l’en
croire, il ne serait arrivé à Hartheim qu’autour de la mi-août, ce qui l’aurait
empêché de se rendre compte du début de l’opération 14f13. Si l’on accordait
quelque crédit à ces déclarations, il faudrait en déduire que le Dr Renno serait
retourné à Hartheim très exactement le 22 ou le 23 août, ce qui impliquerait
une grippe intestinale d’une virulence peu commune… La précision de ces
indications, parmi des déclarations évasives d’un prévenu réputé souffrir
d’une altération des facultés mentales, prouverait a contrario que le
Dr Renno connaissait fort bien les dates des convois de 14f13 antérieurs à la
fin officielle de l’« euthanasie ». Le plus vraisemblable, sans que l’on puisse
en fournir la preuve formelle, est qu’il était d’autant mieux informé des faits,
qu’il avait participé activement à ces assassinats par gaz. Les historiens
savent aujourd’hui que le premier convoi de concentrationnaires, gazés à
Hartheim le 11 août 1941, était constitué exclusivement de Juifs sélectionnés
à cet effet pour la chambre à gaz11. Devant la gravité des faits que la cour
aurait pu lui reprocher, on comprend mieux pourquoi le Dr Renno s’évertuait
à se trouver un alibi médical, afin de ne pas être suspecté d’avoir actionné
la vanne de la bonbonne de monoxyde de carbone, lorsque les premiers
gazages de 14f13 préfigurèrent la « Solution finale », que la conférence de
Wannsee allait officialiser quelques mois plus tard.

10 On trouve la signature de Kerner sur les actes de décès aux dates suivantes : 7, 10, 1, 12, 13, 14, 15, 17, 18, 20,
23, 28 juillet, 9 août et 7 septembre 1944.
11 Le document est reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit., p.55-56.

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XI

La stratégie négationniste du Dr Renno s’appuie tacitement sur la


dissimulation comptable des crimes dans les registres du camp. Là encore,
il faut supposer qu’il disposait d’informations très précises. En effet, le
tribunal présenta, à plusieurs reprises, des listes de décès officiellement
survenus en « camp de convalescence » et attribués à Hartheim. Ces décès
s’échelonnent entre avril 1944 et janvier 1945 pour la seconde phase de 14f13,
qui concerne uniquement Hartheim, et non les autres centres de gazage du
Reich. Comme, de septembre 1943 à novembre 1944, le Dr Lonauer était
mobilisé au front, c’est nécessairement le Dr Renno qui aurait supervisé
ou perpétré les assassinats de concentrationnaires. La période incriminée
s’étend du 20 mars 1944 au 11 octobre 1944, dates réelles dont le Dr Renno
pouvait supposer qu’elles étaient inconnues du tribunal, d’autant que
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ces dates réelles12 n’ont été découvertes qu’en 2010. Or Renno affirme
avoir quitté Hartheim en novembre 1944 pour se rendre en famille sur les
berges du lac Attersee, où la T4 possédait une demeure. Cet alibi vérifiable
le disculpe certes d’après les éléments matériels disponibles, à savoir les
actes de décès officiels portant une date fictive échelonnée jusqu’en janvier
1945, mais cette précision l’accuse bel et bien selon les dates réelles des
assassinats, puisque le dernier gazage documenté remonte au 11 octobre
1944. Quoi qu’il ait pu dire, le Dr Renno a fort bien pu superviser l’ensemble de
la seconde phase de gazages de concentrationnaires de Mauthausen et/ou
Gusen à Hartheim, du 21 mars au 11 octobre 1944. Son départ en novembre
1944 l’exonérerait tout au plus de la responsabilité des gazages des « convois
noirs » en provenance de Ravensbrück, pour lequel le Dr Lonauer aurait dû
rendre des comptes, s’il ne s’était suicidé aux derniers jours de la guerre.

Parmi les autres criminels nazis convoqués au tribunal, le cas de Heinz


Bollhorst, ancien Rapportführer à Mauthausen, condamné à perpétuité au
procès de Dachau en 1947, fournit des éléments intéressants concernant
la dissimulation comptable des assassinats. Bollhorst affirma avoir
accompagné plusieurs convois en autocar vers Hartheim, en avril 1944.
Cette date, qui correspond à la réalité des convois et non aux mentions
officielles des actes de décès, accrédite le témoignage d’un homme qui,
déjà condamné à perpétuité, n’avait plus rien à craindre, contrairement
au Dr Renno qui comparaissait libre. La précision de la déposition faite par
l’ancien officier SS13 s’appuie sur la date de l’interrogatoire par le tribunal

12 Voir Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit., p.235-280 : « Liste alphabétique des convois
vers Hartheim en provenance du Sanitätslager. “Liste polonaise” (1944 ou 1945) ».
13 « La déposition devant le tribunal militaire en 1947, selon laquelle les convois ont eu lieu en avril 1944 et l’ordre

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XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

militaire, en 1947, et sur des souvenirs personnels liés à la date de promotion


au grade supérieur. Puisque Bollhorst n’était pas encore Rapportführer à
l’époque, les gazages en question se situaient nécessairement au printemps,
et non à l’été 1944 – ce que confirment des documents récents. L’ancien
officier SS décrit très précisément la dissimulation comptable, qui consistait
à maintenir artificiellement durant plusieurs mois parmi les effectifs du
camp des détenus répertoriés qui, en réalité, avaient été exécutés depuis
longtemps. Si la cour peut avoir estimé que le témoin n’était pas entièrement
crédible, parce qu’il ne reconnaissait pas les listes officielles de décès
qu’on lui présentait, la description qu’il en fournit correspond pourtant aux
feuillets dactylographiés, constitués d’une suite de matricules et du nombre
total des matricules, et qui servaient ensuite à élaborer les fiches officielles
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de décès, après vérification de chaque matricule. En outre, une telle liste
de matricules pouvait rester sur un bureau pendant plusieurs mois, sans
éveiller l’attention. Même s’il n’est pas certain que la cour, à l’époque, ait
pris la juste mesure de la dissimulation administrative, la déposition de
Bollhorst montre comment, en deçà d’un certain niveau de responsabilité,
les assassinats de 14f13 étaient maintenus dans le secret absolu, y compris
pour les SS du camp.
La stratégie négationniste mise en œuvre jusque dans la comptabilité interne
du camp s’avère redoutable. On présenta à Heinz Bollhorst la liste de décès
du 17 novembre 1944, que le témoin identifia à juste titre comme document
servant à l’Arbeitseinsatz à déterminer le nombre de détenus disponibles
pour les Kommandos. Pourtant, même si cette liste peut sembler une
preuve accusant les bourreaux, la dissimulation comptable pratiquée dans
les écritures internes du camp brouille les pistes. Avec les documents dont
on dispose aujourd’hui, et qui étaient inconnus du tribunal, il est possible de
déterminer que la date réelle d’assassinat des détenus dont le nom14 se situe
au début de l’alphabet fut le 11 juillet 1944, soit plus de quatre mois avant la

venait de Bachmaier, peut être exacte. Je suis devenu Rapportführer à l’été ou à l’automne 1944. C’est ensuite
seulement que j’ai appris que les détenus étaient gazés. Toutefois, dans la liste des effectifs [Stärkemeldung], ils
étaient mentionnés comme se trouvant toujours dans le camp de convalescence [Erholungslager] de Hartheim.
Je m’étonnais que personne ne revienne jamais du camp de convalescence. Lorsque j’ai posé la question, on
s’est moqué de moi et on m’a dit qu’ils étaient morts depuis bien longtemps. Je ne sais pas s’il y a eu des
convois qui sont partis plus tard, ni qui a procédé aux sélections parmi les détenus. Je n’ai pas souvenance
des listes de décès qu’on me présente. Tout ce dont je me rappelle, c’est une liste de matricules sans noms ».
14 Parmi les noms figurant sur la liste de décès officielle datée du 17 novembre 1944, la « liste polonaise » permet
d’accréditer une date réelle d’assassinat le 11 juillet 1944 pour les détenus suivants: Awdsiej Piotr (51 605),
Besarab Wasilij (56 384), Bersins Dawids (54 647), Borsuk Nikolaus (21 493), Brodowski Leon (77 169), Brusskow
Aleksiej (41 129) et Borbas Andor (70 483). Il s’agit manifestement de la retranscription du début d’une liste
de convoi, si on remet les noms dans l’ordre alphabétique. Sur les 19 noms de la liste de décès officielle du
17 novembre 1944, 10 désignent des concentrationnaires venus de Gusen, et non de Mauthausen, comme
l’atteste une vérification au crayon à papier dans la dernière colonne. Les noms des détenus en provenance de
Gusen se situent tous vers la fin de l’alphabet.

358
XI

date administrative de décès du 17 novembre 1944. Quant aux détenus dont


le nom se situe en fin d’alphabet, leur date de décès reste indéterminée. On
peut tout juste remarquer qu’il s’agit là d’un groupe de concentrationnaires
venus de Gusen, et non de Mauthausen. Pour quiconque sait décrypter le
savant jeu d’écritures comptables, la liste de décès officiels en « camp de
convalescence » datée du 17 novembre 1944 regroupe arbitrairement la fin
d’un convoi de détenus de Gusen gazés à Hartheim à une date inconnue
(sans doute à l’été 1944) et le début d’un convoi de détenus de Mauthausen
gazés à Hartheim le 11 juillet 1944, dont la liste fractionnée se poursuit
par ordre alphabétique sur les feuillets datés des jours suivants, datés
respectivement du 21 novembre et du 24 novembre 1944. Si le tribunal avait
voulu accuser le Dr Renno de ces assassinats, il lui aurait peut-être demandé
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où il se trouvait les 17, 21 et 24 novembre 1944. Et le Dr Renno aurait eu
beau jeu de dire qu’à ce moment-là, il se trouvait en famille dans la région
pittoresque du Salzkammergut, en convalescence sur les bords d’un lac. En
réalité, les concentrationnaires venus de Mauthausen dont les noms figurent
sur les listes de décès en « camp de convalescence » datés du 17 novembre
1944 ont été gazés le 11 juillet 1944, date autour de laquelle la présence du
Dr Renno à Hartheim est avérée.
En lisant les minutes du procès contre le Dr Renno, on est rétrospectivement
frappé par les informations essentielles, sans doute passées inaperçues à
l’époque. Le degré zéro du négationnisme est constitué par la dissimulation
administrative, omniprésente derrière des néologismes, des sigles ou
des euphémismes. Auteur de la fameuse « statistique de Hartheim »
dénombrant les victimes de l’« euthanasie », Edmund Brandt, ancien
statisticien affecté à la T4, finit par concéder à la cour15 qu’il se doutait du
sens du terme « désinfection », même si personne ne lui en avait donné la
signification exacte. On apprend aussi que c’est une certaine Ilse Linkenbach
qui a tapé elle-même le décret (Führererlass) en octobre 1939 (et non le
1er septembre 1939), autorisant la mise en place de T4 au niveau du Reich
– et que les discussions préalables furent animées. Une autre secrétaire
de la T4, Hermine Wolf, évoque l’existence d’un premier décret inconnu,
antérieur à septembre 1939 autorisant la « grâce de la mort » ou la « mort
miséricordieuse » (Gnadentod) et dont le libellé ne serait pas identique à
celui antidaté au 1er septembre 1939. Ainsi, le fameux décret signé de la main
du Führer sur papier à en-tête personnel ne serait-il pas l’origine première
de l’« euthanasie ». Plus étrangement, l’ancien détenu Hans Marsalek, entre-

15 « Cela ne m’a pas été clairement dit, mais je me doutais que les malades étaient tués ».

359
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

temps devenu historien de Mauthausen, affirme que dans sa confession


ante mortem le commandant du camp, Franz Ziereis, aurait parlé de 4 à
5 millions de morts en relation avec Hartheim, mais que lui, Marsalek, avait
changé les chiffres dans son procès-verbal. Le passage en question de la
confession ante mortem de Ziereis a donné lieu à de multiples interprétations
par les historiens16, d’autant que les versions du texte divergent, selon la
langue dans laquelle sont transcrits ces propos. Le plus vraisemblable est
que Ziereis aurait fait le lien entre T4 et l’« action Reinhardt ». Peut-être les
caves de Hartheim, auxquelles se rapporte ce passage, abritaient-elles une
part importante des archives de la Shoah – ce qui expliquerait l’ordre de
grandeur évoqué par Ziereis, qui dépasse les opérations T4 et 14f13 réunies.
Au procès, on lut aussi la déposition d’un certain Karl Harrer, décédé au
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moment de l’audience, ancien soignant à Niedernhart, qui affirmait en 1964
que des concentrationnaires venus de Dachau17 auraient été hébergés trois
ou quatre jours à l’institution de soins18, avant d’être transférés à Hartheim.
Cette accusation aurait été particulièrement grave pour le prévenu, car
le témoin précisait que le transport final vers la chambre à gaz aurait été
effectué par le personnel de Hartheim, sans surveillance par la SS, ce qui
impliquerait doublement la responsabilité des Drs Lonauer et Renno dans
ces assassinats de concentrationnaires. Le témoin affirme que les faits
auraient eu lieu durant la seconde moitié de 1943, en précisant que cela
correspondrait à son retour à Hartheim. Le Dr Renno a toujours nié qu’il y ait
eu des assassinats de concentrationnaires à Hartheim durant l’année 1943.
À ce jour, les historiens n’en ont pas fourni la preuve incontestable.
En tout état de cause, les dénégations systématiques du Dr Renno lors de
son procès ont empêché la poursuite des investigations sur de nombreux
points qui auraient été vérifiables à l’époque. La conjonction d’une position
négationniste de la part du principal prévenu et des dissimulations
administratives récurrentes au sein de la comptabilité du camp aura interdit
pendant plusieurs décennies que la lumière soit faite sur ces assassinats.
On sait que le Dr Renno fut déclaré inapte à comparaître, en raison d’une
altération supposée de ses facultés mentales19 – et qu’il est mort dans son

16 Les négationnistes utilisent ce point pour mettre en cause les déclarations ante mortem de Ziereis, qui
reconnaît explicitement les gazages à Mauthausen et Hartheim.
17 Les sélections pour 14f13 à Dachau sont attestées et décrites par les dépositions de Hübsch et Zimmermann,
entre autres.
18 « Une fois, alors que je travaillais de nouveau à Niedernhart, dans la seconde moitié de l’année 1943, il y a
même eu des concentrationnaires venus de Dachau hébergés pour trois ou quatre jours. Ensuite, le personnel
de Hartheim est venu les chercher, sans surveillance de la SS ».
19 Dans son ouvrage sur son « cher oncle Georg », la nièce du médecin, Mireille Horsinga-Renno, évoque des
souvenirs d’enfance, lorsque le Dr Renno lui récitait, en français, des fables de La Fontaine qu’il avait apprises
à l’école, ou bien lorsqu’il lui décrivait les sujets qu’il avait traités au baccalauréat. Face à de tels faits, attestés

360
XI

lit, plus de vingt ans après, sans avoir été inquiété. Lorsque Pierre Serge
Choumoff entreprit ses recherches, au début des années 1970, sur les
assassinats par le gaz, il démontra vite l’existence nécessaire d’un lieu
d’assassinat correspondant au fameux « sanatorium de Dachau » ou au
« camp de convalescence » dont parlent les registres nazis. Mais Choumoff
ne parvint jamais à prouver que ce lieu était Hartheim – même si les
présomptions étaient fortes. Il aura fallu attendre 1999 pour apporter la
preuve irréfutable des gazages de concentrationnaires qui s’y déroulèrent.
En marge des travaux de restauration visant à transformer le château de
Hartheim en Mémorial, de 1999 à 2003, il a été procédé sur le site à des
fouilles archéologiques, afin de mettre au jour les traces des crimes commis.
À cette occasion, on a retrouvé une quarantaine de plaques matricules en
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fer-blanc, telles que les portaient les concentrationnaires de Mauthausen
et des camps annexes. Le conservateur du Mémorial de Hartheim,
Hartmut Reese, avait établi une liste des matricules lisibles, dont il s’avère
après vérification20 qu’ils correspondent à trois convois à destination du
« sanatorium de Dachau » sur lesquels avait travaillé Pierre Serge Choumoff
dans son étude de 1972, d’après les listes originales conservées à Paris dans
le fonds de l’Amicale de Mauthausen. Provenant du convoi du 3 décembre
1941, on a retrouvé à Hartheim les plaques matricules des Polonais Eugen
Rogalski (8 178), Heinrich Lesinski (8 570), Adam Zdobinski (7 372), Stefan
Lasak (5 372), Bruno Zakrzewski (8 948), Josef Pietrzak (4 359), Felix Gorecki
(1 515), Kasimir Burkacki (7 456), Stefan Marosek (8 105), ainsi que des
Espagnols Ramon Camprubi Sellas (11 575), Franz Segovia Toledo (9 697),
Juan Marques Mateos (9 960), Jose Fatsini Fontcuberta (9 897), Ramon
Cogollos Giner (10 388), Juan Maduell Nuto (12 164), Amalio Navarro Bague
(9 491), Marzel Larrea Bertis (11 789), Antonio Valls Manich (9 756), Manuel
Pina Barrera (10 000) et Rafael Aguilar Vera (9 003). Parmi les soixante
détenus qui constituaient le convoi en question, on a donc découvert sur ce
site les traces d’un tiers d’entre eux. Ces concentrationnaires ne sont jamais
arrivés au prétendu « sanatorium de Dachau », ils ont été gazés à Hartheim,
où leurs plaques matricules ont été jetées au fond d’un trou creusé dans le
jardin du château. Logiquement, la présence attestée de celles-ci permet de

par sa propre nièce, le Dr Renno apparaît clairement comme un simulateur, puisqu’il semble avoir disposé
de toutes ses facultés intellectuelles, après avoir été déclaré inapte à comparaître à son procès. Le livre de
Horsinga-Renno, qui connut un certain succès médiatique, comporte de nombreuses erreurs historiques et fait
preuve par endroits d’une complaisance latente, à travers le choix de sources journalistiques contestables.
20 Les documents correspondants sont intégralement reproduits dans Jean-Marie Winkler, Gazage de
concentrationnaires, op.cit., p.104-117. Dans les patronymes espagnols, les listes nazies rajoutent en règle
générale un trait d’union qui n’a pas lieu d’y figurer.

361
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

conclure que le reste du convoi connut le même sort. Parmi les membres
du convoi du 4 décembre 1941, on a retrouvé les plaques des Polonais Josef
Drazek (6 113), Ladislaus Gryska (12 570), Edmund Jendikiewicz (8 461),
Wladimir Korotki (12 605), Johann Toll (8 229), Hieronim Dura (8 364), Josef
Przymusinski (6 943), Sylvester Osesik (4 290), Georg Kucharski (12 610),
Thaddäus Lanoszka (4 044), Michael Epstein (8 371) et Andreas Ciesielski
(1 286), ainsi que celles des Espagnols Francisco Navarro Munera (11 525),
Timoteo Alonso Millan (11 644), Jose Perez Valero (9 569), Esteban Lopez
Barberan (9 378), Joaquin Gonzales Sanchez (9 909) et Luis Puigcorbe
Marcel (9 592). Pour ce dernier, la forme du patronyme a posé problème
puisqu’il apparaissait dans le convoi sous l’identité erronée de Marcel Puig-
Cerve, rectifiée d’après le fichier des Espagnols. De ce transport, également
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constitué de soixante hommes, les traces de près d’un tiers d’entre eux
ont ainsi pu être mises au jour à Hartheim. Les autres plaques retrouvées
concernent des convois du 6 décembre 1941 (Eduard Gussak, matricule
14 508, Allemand du Reich classé AZR et rajouté en dernier, au dos de la
liste, avec le numéro 61, là où les convois étaient composés normalement de
soixante personnes), du 8 décembre 1941 (deux Polonais : Felix Martewicz,
matricule 8 609, et Anton Rybak, matricule 6 996) ainsi que du 30 septembre
1941, dont la liste originale de convoi n’est pas conservée. Pour le convoi
du 4 février 1942, on a retrouvé la plaque matricule du concentrationnaire
espagnol Manuel Salvadores Verdasco (9 666). Plusieurs autres plaques ne
sont pas déchiffrables. Si besoin était, leur découverte à Hartheim prouve que
le Dr Renno, qui prétendait que l’on n’y avait pas gazé de concentrationnaires
après le 24 août 1941, était un menteur. On sait que les membres du
commando des « effaceurs » venus de Mauthausen ont enlevé un « grand
nombre » (eine Menge, dans le texte allemand) de plaques matricules
enterrées à la hâte dans le jardin du château de Hartheim. Visiblement, ils
en avaient laissé quelques-unes, sans doute plus profondément enfouies
dans le sol au fil des années, puisqu’il s’agissait des convois les plus anciens.
Il est désormais établi par des preuves matérielles que le « sanatorium de
Dachau » fut la désignation administrative de la chambre à gaz de Hartheim,
et que les convois de concentrationnaires continuèrent à arriver à Hartheim
en décembre 1941 et en février 1942, contrairement aux dénégations du
Dr Renno et de ses acolytes. Logiquement, la quasi totalité des plaques
matricules concernant la reprise de 14f13 à l’été 1944 à Hartheim aura été
récupérée par les « effaceurs », puisque ces plaques n’avaient alors séjourné
que quelques mois en terre et devaient donc être facilement accessibles.

362
XI

Toutefois, deux des plaques retrouvées en 1999 correspondent à des


détenus de Mauthausen gazés en 1944 à Hartheim, qualifié de « camp de
convalescence » : Bosco Vasic (29 115), Yougoslave, officiellement décédé le
30 septembre 1944, et Feodor Jewtsegniejev (54 998), Russe, officiellement
décédé le 2 octobre 1944. Par comparaison avec les listes officielles de
décès, la date réelle d’assassinat doit se situer autour de juin 1944, sans
que l’on puisse la déterminer avec précision. Là encore, la présence de ces
deux plaques matricules contredit les dénégations du Dr Renno : à l’été
1944, la chambre à gaz de Hartheim aura donc assassiné plusieurs milliers
de concentrationnaires dont les nazis se sont efforcés de faire disparaître
les traces. Les archives nazies montrent que le « camp de convalescence »
fut un lieu de mise à mort en 1944. Les deux plaques retrouvées en 1999
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prouvent que ce lieu d’assassinat fut effectivement la chambre à gaz du
château de Hartheim.
La stratégie de dissimulation des assassinats de masse par les nazis est
bien connue des historiens, à l’exemple des camps d’extermination dont les
vestiges les plus compromettants furent dynamités. Plus prosaïquement,
l’Aktion 14f13 pouvait se réclamer des techniques utilisées par la T4 pour
dissimuler, autant que faire se pouvait, les assassinats des handicapés et
des aliénés. Les rouages administratifs de la T4 avaient mis en place un
système de dissimulation reposant sur un jeu d’écritures finalement assez
simple, mais d’une efficacité redoutable. On connaît ainsi le parcours
administratif d’un patient autrichien, Walter Kessler, prétendument transféré
à l’institution psychiatrique de Linz-Niedernhart le 30 septembre 1940. La
carte prévenant sa famille résidant à Vienne est signée du Dr Lonauer,
également directeur de Hartheim, et elle stipule que toute visite est à
annoncer par écrit huit jours à l’avance. Dans les faits, il est possible que
ce patient ait déjà été gazé à Hartheim lorsque sa famille fut prévenue de
son transfert à l’institution psychiatrique de Linz. Si Walter Kessler séjourna
brièvement à Niedernhart, qui servait d’institution-relai à certains transferts,
il aura été très vraisemblablement gazé à Hartheim avant expiration du délai
fixé pour les visites des proches. Le 11 octobre 1940, la famille reçut un
certificat de décès officiel établi par l’institution de soins de Grafeneck,
en Bade-Wurtemberg, à plusieurs centaines de kilomètres de Linz. Selon
ce document, Walter Kessler aurait été transféré le 3 octobre 1940 à
Grafeneck, où il serait mort des suites d’une tuberculose le 10 octobre
1941. Pour des raisons sanitaires, son corps aurait été incinéré. Ainsi, par
un simple échange de faire-part de décès, les institutions de Hartheim et

363
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

de Grafeneck brouillaient-elles les pistes vis-à-vis des proches des victimes.


Officiellement, Walter Kessler était mort de mort naturelle en Allemagne le
10 octobre 1940, alors qu’il a été très vraisemblablement gazé à Hartheim,
en Autriche annexée, dès le 30 septembre de la même année. Ni la cause,
ni le lieu, ni la date du décès ne correspondaient à l’assassinat réel – ce
qui permettait en outre à la SS de percevoir les indemnités journalières
correspondantes, puisque le patient était censé être encore en vie et
hospitalisé entre le 30 septembre et le 10 octobre. Dans le cadre de la
comptabilité d’un camp de concentration, la finalité des doubles écritures
comptables était différente, même si la dissimulation administrative avait,
là encore, sa raison d’être. Dans son ouvrage de référence sur le camp de
Mauthausen21, l’historien Michel Fabréguet a étudié l’évolution des effectifs
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des détenus au camp central durant l’année 1944. Sur le graphique illustrant
ces analyses statistiques fondées sur les sources nazies officielles, il
apparaît clairement que les courbes des effectifs du camp des malades et
du camp central sont parallèles, à la hausse entre juin et août 1944, puis à
la baisse entre août et décembre 1944, avant de repartir à la hausse après
décembre 1944. La hausse d’après décembre 1944 est plus nette pour le
« camp des malades »22 que pour le reste du camp, ce qui correspond à la
fois aux dégradations des conditions sanitaires et à l’arrivée des convois
d’évacuation en provenance d’Auschwitz et des autres camps. Or, de mars
à juin 1944, tandis que les effectifs du camp central baissent, ceux du camp
des malades augmentent, même légèrement, ce qui serait une justification
à la reprise de 14f13. Le reste du graphique est trompeur car, en réalité, les
gazages massifs de détenus du Revier, attestés à l’été 1944, feraient que,
d’après les chiffres réels (qui resteront inconnus), la courbe des effectifs
du Sanitätslager serait en régression, du moins en hausse moins sensible
que la courbe des effectifs du camp. Ce découplement des deux courbes
fournirait la trace visible d’assassinats massifs. La double comptabilité de
14f13, avec le report des dates de décès et les transcriptions fractionnées
des listes de gazage, a donc permis aux nazis de dissimuler ces actions au
sein de leur propre comptabilité. Lors de ses recherches, Michel Fabréguet
ne disposait pas de la « liste polonaise » ; il se fonde sur les statistiques

21 Michel Fabréguet, Mauthausen. Camp de concentration national-socialiste en Autriche annexée (1938-1945).


Avant-propos de Jean Gavard. Préface de Jacques Bariéty. Paris, Honoré Champion, 2000.
22 Le terme allemand de Revier s’est largement imposé pour désigner les bâtiments servant d’infirmerie au camp.
La dénomination officielle du « camp des malades », un ensemble de baraques situé en contrebas du camp
central, était « camp sanitaire » (« Sanitätslager »). En réalité, il s’agissait plutôt d’un mouroir regroupant les
malades, les inaptes au travail et, plus rarement, ceux qui tentaient de se soustraire aux commandos les plus
éprouvants. Des actions d’assassinats au « camp des malades » sont avérées, par exemple par injection létale.
Cette partie du camp est parfois aussi appelée « camp des Russes », selon sa destination initiale.

364
XI

officielles du camp, qui redeviennent exactes à partir de début 1945, après


la fin de la transcription administrative de 14f13. Or, une différence de 2 000
à 3 000 morts, pour le seul camp des malades, aurait conduit à une inflexion
significative des courbes pour le Sanitätslager à l’été 1944, ce qui aurait a
contrario permis de documenter statistiquement des actions de gazage qui,
officiellement, n’existaient pas. Michel Fabréguet ajoute, à juste titre, que le
recul des effectifs, aussi bien du camp des malades que du camp central,
à partir d’août 1944, est dû en partie aux assassinats planifiés, dont les
assassinats par gaz. Mais ce recul s’explique, pour une part non négligeable,
par la transcription plus importante des décès en « camp de convalescence »
entre août 1944 et décembre 1944, dates où la courbe des effectifs devient
descendante, et non par les assassinats eux-mêmes. En réalité, la baisse
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des effectifs au Revier de Mauthausen avait commencé bien avant, dès la
fin mars, et les très nombreux convois de juillet et d’août 1944, retranscrits
seulement à partir de novembre, avaient conduit à la diminution sensible
du nombre réel de détenus dans cette partie du camp, dès l’été 1944. Cette
diminution rapide s’étant faite sur un laps de temps réduit, la comptabilité
nazie aurait fourni la preuve des assassinats massifs, si elle avait suivi les
chiffres réels.
On ignore si la dissimulation comptable des assassinats avait été ordonnée
par Berlin, ou si les pratiques administratives de la T4 avaient été tacitement
reprises par les camps de concentration lors de la mise en place de 14f13.
Grâce aux sources dont les historiens disposent aujourd’hui, il est possible
de reconstituer le jeu des écritures comptables. Si, parmi les 45 noms du
convoi du 14 août 1941 à destination du « sanatorium de Dachau »23, on ne
considère que les Espagnols, on s’aperçoit rapidement que leurs décès ont
été retranscrits sous forme de deux blocs alphabétiques. Dans le premier,
de A à B, enregistré le 30 septembre 1941, figurent 11 noms : Alcojar Carjaval
Victor (11 513), Abello Gracia Francisco (11 968), Aguilera Gonzalez Isidoro
(9 828), Alastruzy Sagarra Luis (11 928), Aldea Garcia Joaquin (11 993), Aldea
Jaraba Lamberto (11 925), Alegret Mane Luis (11 916), Andres Diez Emilio
(8 997), Barragan Sancho Luis (9 040), Belles Escrig Jose (11 814) et Busquets
Gelabert Ramon (9 072). La veille, le 29 septembre 1941, le bloc de C à S
comprenait 17 noms : Calatuyud Bas Joquin (12 951), Canaleja Quesada
Manuel (11 913), Canut Pallas Angel (12 965), Castaneda del Pozo Manuel
(11 976), Crespo Lopez Manuel (13 011), Crespo Bordanada Joaquin (11 882),
Cuesta Sanchez Agapito (11 984), Cuesta Sanchez Crecencio (11 985),

23 Le document est reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit., p.90.

365
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

Femenia Marquez Miguel (13 383), Fort Maluenda Jose (13 031), Garcia de
la Cruz Clemente (13 381), Guijarro Ecija Andres (12 949), Hernanz Pazoz
Jose (13 378), Melero Moya Jesus (12 887), Pilar del Meneses Angel (11 986),
Ruiz Pinos Bernardo (13 096) et Sanchez Rivera Eugenio (13 379). Peut-être
était-ce afin de dissimuler le fait que ces morts avaient été enregistrées
par ordre alphabétique que les blocs de noms avaient été retranscrits dans
le désordre, en commençant par le second. Étrangement, la date officielle
de décès de Bondi Ribes Manuel (9 064) est antérieure (25 septembre1941),
mais on ne peut expliquer pourquoi ce nom a été séparé des autres sur la
même liste. On retiendra un fait, rejoignant en cela une constatation déjà
faite en 1972 par Pierre Serge Choumoff : pour les Espagnols figurant sur
le convoi du 14 août 1941 de Gusen vers Hartheim, désigné sous le nom de
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« sanatorium de Dachau », et dont la liste originale a pu être sauvée grâce
à Casimir Climent Sarrion, le registre de décès des Espagnols – tenu par
ce dernier – consigne leur mort sur deux jours consécutifs24. On retrouve
là les mécanismes de dissimulation des assassinats par un jeu d’écritures,
tel qu’il était pratiqué couramment pour 14f13. L’exemple de ce convoi, qui
fut l’un des premiers de cette opération à Gusen, montre que cette double
comptabilité de la mort fut appliquée dès le début, avec ici un décalage d’un
mois et demi seulement, et que déjà des blocs de noms furent retranscrits
par ordre alphabétique. Concernant les Polonais de ce même convoi,
la date administrative d’enregistrement des décès est le 11 septembre
1941, ainsi qu’on le vérifie par les mentions des noms suivants, dans le
registre25 tenu par Stanislaw Nogaj : Josef Blaszczyk (ligne 70), Johann
Blok (ligne 72), Franz Gora (ligne 282), Adam Hojka (ligne 352), Stanislaus
Marciniak (ligne 763) et Kasimir Waszczyszyn (ligne 1 400). Pour le convoi
du lendemain, 15 août 1941, on retrouve la date administrative de décès
du 11 septembre 1941 pour les Polonais : Heinrich Baranski (ligne 38),
Josef Dyrlacz (ligne 205), Bronislaus Jackowitz (ligne 369), Isidor Jurkiewicz
(ligne 412), Johann Konczykowski (ligne 508), Florian Lisowski (ligne 689),
Kasimir Pawlak (ligne 969), Czeslaus Sikorski (ligne 1 165), Stanislaus Sikorski
(ligne 1 168), Stanislaus Szenkielewski (ligne 1 285) et Ludwig Trojanowski
(ligne 1 342). Pour le premier sur la liste, Ladislaus Balicki (ligne 30), la

24 Le registre de Casimir Climent Sarrion est intégralement reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de
concentrationnaires, op. cit., p.146-155. Il s’agit de la version établie par l’intéressé en février 1970 et jointe
aux actes du procès contre le Dr Renno. Le registre est constitué de 449 entrées nominatives, mentionnant le
patronyme, le prénom, la date de naissance, le lieu de naissance, le matricule, la date administrative de décès
et le lieu administratif de décès (Mauthausen ou Gusen).
25 Le registre de Stanislaw Nogaj est intégralement reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de
concentrationnaires, op. cit., p.168-203. Le registre est constitué de 1 540 entrées nominatives.

366
XI

date administrative de décès est le 12 septembre 1941. La liste originale


du convoi en date du 15 août 1941 permet d’autres recoupements, puisque
ce transport de 75 détenus était constitué pour partie de Polonais et pour
partie d’Espagnols. La « liste des morts polonais » de Stanislaw Nogaj
indique comme date administrative de décès les 11 et 12 septembre 1941
concernant les Polonais. Le « registre des Espagnols » de Casimir Climent
Sarrion indique, pour les Espagnols, des dates administratives de décès
situées entre le 25 et le 29 septembre 1941, selon la place du patronyme dans
l’ordre alphabétique. Quant au seul Cubain sur la liste, Manuel Sola Castillo,
il est enregistré comme décédé le 13 septembre 1941, soit un jour après le
dernier Polonais figurant sur cette même liste. Il apparaît donc que, dès la
première phase de 14f13, le jeu de dissimulation comptable assez complexe
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est mis en place, puisque les listes réelles de convois étaient fractionnées
selon les nationalités, puis retranscrites en séparant les déportés par blocs
de noms, selon ces nationalités. Aussi est-il impossible de reconstituer, à
partir des seules dates d’enregistrement, le convoi réel : celui du 15 août
1941 correspond par exemple à la fois aux dates administratives des 11 et
12 septembre pour les Polonais et à la période du 25 au 29 septembre pour
les Espagnols. Casimir Climent Sarrion avait bien mis en évidence que ses
compatriotes mouraient de façon groupée, par ordre alphabétique, mais il
n’avait pas les moyens de comparer l’enregistrement des morts selon leur
nationalité. Un recoupement entre les sources espagnoles et les sources
polonaises montre comment le jeu d’écritures pratiqué par les nazis visait à
brouiller les pistes jusque dans la comptabilité du camp de concentration. À
titre d’exemple, on retrouve la date administrative du 12 décembre 1941 pour
les victimes polonaises du convoi suivant, en date du 16 août 1941. Pour les
Espagnols cette même liste, c’est la date du 24 septembre qui est indiquée,
ce qui montre clairement une double logique de transcription dans ce qui
semble une triple comptabilité. Ajoutons à cela la transcription séparée des
ressortissants du Reich, selon un rythme accéléré en raison des formalités
d’état-civil. Au minimum, une quadruple comptabilité était nécessaire pour
essayer de dissimuler dans les registres du camp la réalité de crimes classés
secret d’État.

Des documents découverts en 2010 concernent les assassinats de la


seconde phase de 14f13 à l’été 1944. Parmi eux se trouve une « liste
polonaise »� mentionnant des dates réelles d’assassinats. Ces documents ont
permis de se rapprocher de la réalité historique, au moins pour les détenus

367
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

ayant transité par le Revier de Mauthausen. La « liste polonaise » fournit la


composition, partielle ou totale, des convois en 1944 aux mois de mars
(21 mars 1944), mai (17, 18, 24, 26 et 31 mai 1944), juin (2, 5 et 28 juin 1944),
juillet (3, 7, 11, 12, 14 et 17 juillet 1944), août (8, 10, 14, 16 et 21 août 1944),
puis octobre (11 octobre 1944). Les dates précises des convois de la fin mars
1944 et d’avril 1944 ne sont pas indiquées ; seuls figurent les noms des
victimes, regroupés par initiales, et retranscrits selon l’ordre chronologique
des convois. À la date du 31 mai 1944, on trouve plusieurs déportés dont la
date officielle de décès dans les archives nazies est le 29 juin 1944, soit
presque quatre mois plus tard. Si l’on prend la fiche annotée « verstorben im
Erholungslager » en date du 27 septembre 1944, on retrouve en effet
ensemble les noms de plusieurs déportés pour lesquels la « liste polonaise »
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indique le 31 mai 1944 : Greco Angelo (42 107) ; Fratini Vasco (57 138) ; Cheli
Guiseppe (57 043) ; Ciapetti Primo (57 053) ; Cingolani Quirino (42 039) ; Cantini
Fiorenzo (57 011) ; Cialdella Antonio (42 034) ; Castellani Amedeo (57 025) ;
Anelli Arnaldo (41 991) ; Corak Mato (38 422) ; Desvaux René (27 108) ; Agez
René (61 857) ; Beignet Sylvain (39 935) ; Hontscharuk Grigorij (47 612) ;
Bojtschuk [Boitschnik] Michail (52 645) ; Gontscharow Wiktor (56 190). Les
feuillets mentionnant les patronymes à partir de la lettre S jusqu’à la fin de
l’alphabet n’ont pas été conservés. En outre, le matricule 49 541, Pasiorek
Pete, figure dans la « liste polonaise » à la date du 16 mai 1944, donc dans le
convoi qui a immédiatement précédé celui du 31 mai 1944. Quant au reste du
convoi du 31 mai 1944, tel que permet de le reconstituer cette même liste, on
constate que les déportés qui suivent dans l’ordre alphabétique, à partir de la
lettre M, sont enregistrés comme décédés en « camp de convalescence » le
lendemain, soit le 28 septembre 1944. On retrouve en effet à cette date :
Malcuso Vicenzo (42 132) ; Molino Antonio (57 281) ; Morelli Giunio (57 286) ;
Perez Martinez Salvador (4 173) ; Pranka Juozas (58 479) ; Palelulka Iwan
(56 097) ; Piellucci Giovanni (42 167). En outre, en admettant que la composition
des convois indiqués par la « liste polonaise » corresponde aux départs
effectifs vers la chambre à gaz, il apparaît que les noms des concentrationnaires
sont enregistrés progressivement, sur plusieurs jours consécutifs, en fonction
de l’ordre alphabétique. Le fait que les fiches « verstorben im Erholungslager »
soient toutes construites sur le même modèle, avec un ordre fixe des
nationalités et un quota de décédés par nationalité, permet d’expliquer
pourquoi certains déportés sont enregistrés plus rapidement ou plus
tardivement que d’autres. On peut ainsi supposer que, pour les Allemands du
Reich, placés en tête de liste, l’enregistrement devait se faire plus vite, parce

368
XI

que les services d’état-civil devaient être tenus informés par le camp. En
revanche, pour les prisonniers de guerre soviétiques, qui faisaient l’objet d’un
registre séparé, il n’y avait aucune contrainte administrative particulière.
D’autant plus que le nombre important des détenus soviétiques gazés à
Hartheim augmentait mathématiquement la liste d’attente dès lors qu’il ne
pouvait être procédé qu’à quatre ou cinq inscriptions de décès de « SU KgF »
par fiche, vraisemblablement pour ne pas donner l’impression qu’il s’agissait
d’une exécution. Non seulement la transcription fragmentée des listes de
convois réels sur les fiches « verstorben im Erholungslager » suggère un
nombre moindre de déportés pour chaque gazage, mais cette répartition
administrative sur plusieurs jours consécutifs donne encore l’impression
trompeuse d’une grande régularité dans les assassinats par gaz. Il est vrai que
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cette logique de décès réguliers et en nombre limité s’inscrivait dans la
logique – fictive – d’une « maison de convalescence ». Si l’on reprend la
continuité administrative, jour après jour, suggérée par les fiches officielles de
décès, la conclusion logique voudrait que, si l’on remonte au jour précédent
une fois que l’on a trouvé le début d’une liste de convoi réel, on devrait
retrouver en fait le convoi précédent, tel que la « liste polonaise » permet de
le reconstituer. Par exemple, si le convoi du 31 mai 1944 est enregistré entre
le 27 et le 28 septembre 1944, et s’il n’y a pas eu de convoi de Gusen intercalé,
la liste du 26 septembre 1944 devrait correspondre au convoi précédent. La
« liste polonaise » indique en l’occurrence la date du 26 mai 1944, soit cinq
jours auparavant, et la fiche « verstorben im Erholungslager » datée du
26 septembre 1944 comporte bien la quasi totalité des noms de ce convoi du
26 mai 1944. On y trouve : Adamczak Ignac (45 680) ; Balongeville Maurice
(61 897) ; Baron Paul (53 613) ; Batier Léon (27 132) ; Budko Wasil (40 497) ;
Delhomme Louis (59 830) ; Ferluga Viktor (61 300) ; Hinold Wiktor (65 492) ;
Materic Trifum (30 617) ; Moretti Luigi (37 776) ; Moncilovic Danilo (25 833) ;
Moreau Arthur (60 331) ; Pazars Janis (55 431) ; Pedrucci Alfredo (42 161) ;
Prochalski Marian (46 774) ; Puech Fernand (63 011). Ce dernier précède
immédiatement, dans la liste alphabétique, Pacierek Pete (49 541), qui figure
au jour suivant, le 27 septembre 1944. Une étude comparée de deux convois
successifs, en date du 26 et du 31 mai 1944 aura donc permis d’établir que la
« liste polonaise » indique une composition des convois corroborée par les
fiches nazies, même si la date officielle du décès y est décalée de quatre mois
dans ce cas précis. En outre, les décès du 26 mai 1944, puis ceux du 31 mai
1944, y sont retranscrits par petits groupes, répartis sans interruption
chronologique sur trois jours consécutifs, du 26 au 28 septembre 1944.

369
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

L’irrégularité dans les départs des convois durant l’été 1944 est ainsi lissée
dans la comptabilité du camp, qui donne une impression de régularité et de
continuité dans des « décès » – alors qu’il s’agit d’actions massives de gazage
sur une période réduite. Dans la « liste polonaise », les dates des premiers
convois vers Hartheim au printemps 1944 ne sont pas mentionnées
explicitement, à une exception près. À la lettre C, on trouve la date du 21 mars
1944 après Czechowski Ludwik (24 957), soit le deuxième convoi, si le premier
est parti le 20 mars, date mentionnée au début de la liste. Sa date administrative
de décès est le 26 septembre1944, et l’on peut retrouver son nom sur la fiche
officielle correspondante. D’autres décès de détenus aux patronymes voisins
sont inscrits à la date du 27 juin 1944, certains apparaissant seulement vers
le début du mois de juillet 1944. Mais le fait que les premiers convois ne
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soient pas datés avec précision sur la « liste polonaise » interdit de pousser
les investigations plus loin. En revanche, le convoi du 11 octobre 1944, le
dernier à être mentionné dans le registre, peut être partiellement reconstitué
à l’aide des feuillets conservés. Étrangement, la dernière fiche « verstorben im
Erholungslager » existe en deux versions, une liste dactylographiée avec
vérifications en couleur et rajouts en marge des professions, en date du
8 janvier 1945, et l’autre comportant les matricules dactylographiés et les
noms au crayon, avec vérification en couleur, en date du 9 janvier 1945. Ces
deux listes sont identiques26 et documentent le dernier convoi du Sanitätslager
enregistré à destination de la chambre à gaz de Hartheim. Sur la liste nazie
datée du 8/9 janvier 1945, on retrouve plusieurs membres du convoi réel du
11 octobre 1944 : Malindretos Dimitrios (64 969) ; Malecowicz [Majlechowicz]
Kalman (87 861) ; Makada Makar (77 033) ; Olejnikow Wladimir (40 009) ;
Osokin Piotr (80 798) ; Marczak Wawrzyniec (23 421) ; Matczak Czeslaw
(81 527), auxquels il faut ajouter Natruschwilli Wasilij (83 923), que la « liste
polonaise » indique à la date du 11 août 1944, ce qui, succédant immédiatement
au 21 août 1944 est à l’évidence une faute de frappe. Il faut lire, là aussi :
11 octobre 1944. Le fait qu’il s’agisse d’une seconde moitié de liste
alphabétique, de K à W, ne permet pas de procéder à l’intégralité des
vérifications, puisque la « liste polonaise », incomplète, s’arrête à la lettre P. En
toute logique, le début de la liste alphabétique du convoi réel du 11 octobre
1944 devrait donc se trouver sur la fiche précédente de décès en « camp de
convalescence ». Curieusement, il n’existe pas de fiche entre le 6 et le
8 janvier 1945. Cette entorse à la régularité, que l’on constate également à
d’autres dates, peut s’expliquer ici par le fait que le 7 janvier 1945 était un

26 Ces documents sont reproduits dans Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit., p. 72 et p. 140.

370
XI

dimanche. Aussi étrange que cela paraisse, les activités du camp de


Mauthausen et, visiblement aussi celles des services administratifs,
s’arrêtaient ce jour-là. On remarque aussi que les écritures comptables ont
respecté la trêve du Nouvel An, pour reprendre le 2 janvier, date à laquelle le
commando de maçons de Mauthausen retourne à Hartheim pour finir
d’effacer les traces matérielles. On est donc obligé d’admettre que la liste
précédant immédiatement celle du 8 janvier 1945 est bien celle du 6 janvier.
Effectivement, on trouve enregistré à la date du 6 janvier le début de la liste
alphabétique du convoi parti le 11 octobre 1944, d’après la « liste polonaise » :
Antykalo Iwan (97 126) ; Artemejew Michail (83 552) ; Bews Nikolaj (52 128) ;
Botsch[a]row Fedor ; Chaminade Jean (62 112) ; Djordjevic Vijica (34 260) ;
Depo Waclaw (26 016) ; Drobyschew Aleksander (53 484) ; Dsiolakis Georgios
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(64 839) ; Dutschenko Michail (71 505) ; Guriw Muhamit (66 064) ; Hesselbarth
Willi (23 704) ; Hirschfeld Samuel (69 983) et Holowtschenko Wasyl (37 339).
Quant à Baumanns Wilhelm (106 070), Allemand du Reich qui apparaît
également sur la « liste polonaise » à la date du 11 octobre 1944, il est
enregistré comme décédé le 6 décembre 1944, ce qui indique, une fois
encore, que les contraintes administratives liées à l’état-civil allemand
accéléraient l’enregistrement de certains décès. Mais, dans ce cas, il existe
quand même un délai de deux mois entre la date de décès officielle et la date
réelle d’assassinat. Pour les autres détenus de cette liste, ce délai comporte
près de trois mois.

En dépit des avancées scientifiques, force est de constater que le


négationnisme pratiqué par les nazis en matière de dissimulation comptable
des assassinats de 14f13 représente un obstacle de taille. Actuellement, les
historiens27 résument ainsi la seconde phase de 14f13 à Hartheim : « À compter
du 11 avril 1944, l’ordre fut donné de remettre en pratique l’“euthanasie”
des détenus. Ce n’étaient plus les médecins de la commission qui devaient
faire la sélection, mais les médecins de chaque camp. La deuxième phase du
“traitement spécial 14f13”, exécutée dans l’établissement de mise à mort de
Hartheim, près de Linz, dura jusqu’à la démolition des installations de gazage
– après le passage d’un dernier convoi, le 11 décembre 1944 – par une corvée
de détenus de Mauthausen et de son annexe, Gusen. Les lieux furent alors
rétablis dans leur état primitif. » Au vu des nouvelles sources, il convient de
corriger la date de début des gazages, qui remonteraient au 20 mars 1944,
selon les indications de la « liste polonaise », par ailleurs très fiable. Si l’on

27 Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’État, Paris, Seuil, 1984, p. 69.

371
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

situe bien à avril 1944 l’achat de nouvelles bonbonnes de monoxyde de


carbone par Hartheim, rien ne prouve en revanche que cet achat fut effectué
en prévision de la reprise des assassinats. De même, il faudrait situer au
11 octobre 1944 le gazage des détenus de Mauthausen, dont on admettait
communément qu’ils avaient dû être gazés juste avant la destruction des
installations, le 12 décembre 1944. Si on a procédé à des gazages à Hartheim
entre le 12 octobre et le 11 décembre 1944, la logique comptable voudrait
que les victimes de ces assassinats par gaz n’aient pas été immatriculées à
Mauthausen. Là encore, l’absence de traces concernant des « convois noirs »
d’un côté et la présence de transcriptions postdatées de l’autre avaient
conduit les historiens à admettre par défaut que Hartheim avait gazé des
concentrationnaires de Mauthausen jusqu’au 11 décembre 1944. Or il apparaît
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aujourd’hui vraisemblable que de début septembre 1944 au 11 décembre
1944 inclus, les installations de mise à mort de Hartheim n’ont pas gazé de
concentrationnaires venus de Mauthausen, à l’exception d’un unique convoi,
le 11 octobre. On comprend que les bourreaux nazis se soient bien gardés de
signaler ce fait à l’époque des procès – puisqu’il ouvrait la possibilité théorique
à d’autres assassinats par gaz, non documentés à ce jour. Les chercheurs
s’interrogent aussi sur la liquidation de civils réquisitionnés à l’Est, appelés
Ostarbeiter, dont la présence devenait compromettante face à l’inexorable
avancée de l’Armée rouge. À ce jour, il n’existe aucun bilan fiable de telles
liquidations, dont certains indices laissent penser aux chercheurs qu’elles
ont dû exister, par exemple des convois suspects de malades étrangers
mentionnant comme destination « Retour au pays » (Rückkehr in die Heimat),
alors que les patronymes sont manifestement d’origines diverses. Hartheim
aurait fort bien pu « désinfecter » ces personnes courant septembre 1944,
puisqu’il n’y avait aucun convoi de concentrationnaires documenté pour
cette période. De même, les historiens posaient en hypothèse que Hartheim
n’avait guère les capacités nécessaires à « traiter » les « convois noirs » partis
de Ravensbrück, ceux-ci s’additionnant aux convois de Mauthausen et de
Gusen. Si les informations de la « liste polonaise » sont fiables, Hartheim,
vers le mois de novembre 1944, possédait bien les capacités nécessaires. Et
les vêtements de femmes retrouvés début décembre par le commando des
« effaceurs » auraient alors appartenu aux détenues de Ravensbrück, dont on
sait grâce aux témoignages des rescapées qu’elles ne portaient plus à l’époque
l’uniforme rayé. Faire croire à travers les écritures comptables que Hartheim
avait été en activité continue, au service de Mauthausen, jusqu’en décembre
1944 au moins, permettait de nier d’autres crimes potentiellement commis

372
XI

au château, dont nul ne pouvait supposer qu’ils avaient eu lieu – selon une
forme de négationnisme d’autant plus efficace que les historiens n’avaient
aucune raison de rechercher l’existence de crimes supposés matériellement
impossibles. Lors de son procès, le Dr Renno insista lourdement sur le fait
que les installations à Hartheim étaient fragiles, notamment le crématoire,
et qu’il y aurait eu régulièrement des périodes d’arrêt, ce qui semble
avéré. Mais jamais un arrêt complet de plus de trois mois à la fin 1944 n’a
été évoqué. S’il avait eu lieu, la cour aurait sans doute recherché la trace
d’autres crimes commis à Hartheim durant cette période suspecte précédant
la destruction des installations de gazage. Ce que l’accusé aurait cherché
à éviter, conformément à sa stratégie de dénégation généralisée. Peut-être
était-il d’autant plus sûr de son fait, face aux listes de décès de novembre
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1944 que lui présentait le tribunal, qu’il savait pertinemment que les juges
cherchaient au mauvais endroit – plus exactement à la mauvaise date – et
qu’ils n’avaient aucune connaissance de la réalité des gazages de novembre
1944 à Hartheim. Encore fallait-il que l’on arrive un jour à en fournir la preuve
irréfutable, en dépit des silences et des mensonges des bourreaux qui
emportèrent finalement leurs lourds secrets dans leur tombe28.

Le paradoxe veut que les dissimulations administratives, fussent-elles


complexes, fournissent inévitablement la preuve des crimes qu’elles sont
censées nier. C’est le cas de la fameuse « statistique de Hartheim », qui
énumère le nombre de « désinfections », mois par mois, centre d’assassinat
par centre d’assassinat, tableaux et graphiques à l’appui. Si la T4 n’avait pas
fait réaliser, après la fin officielle de l’« euthanasie », un bilan complet par l’un
de ses statisticiens, les historiens ignoreraient aujourd’hui le nombre exact des
victimes, puisque les dossiers individuels ont été détruits. Pour nier la réalité
de ces crimes, il aurait fallu détruire également la « statistique de Hartheim »,
ou du moins appliquer au document un mode de cryptage moins transparent
que la mention de « désinfections » qui ne trompait plus grand monde en
1941. D’ailleurs, ce document comporte en soi de multiples contradictions :
si les handicapés ont simplement été « désinfectés », comment expliquer
que l’on calcule ensuite les quantités de nourriture économisées par ces
« désinfections », à raison d’une espérance de vie de 10 ans ? En outre, de
tels tableaux récapitulatifs n’auraient jamais pu être présentés à l’opinion

28 Le Dr Renno demanda à être incinéré, ce qui rend impossible toute recherche ADN, par exemple sur des
documents compromettants qu’il aurait signés sous un nom d’emprunt, comme cela était l’usage à la T4. En
1995, un médecin pouvait fort bien être sensibilisé aux possibilités nouvelles s’offrant à la recherche ADN,
même si, à l’époque, les techniques d’identification n’en étaient qu’à leurs débuts.

373
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

publique allemande, puisqu’officiellement, l’Aktion T4 n’avait jamais existé. Le


plus efficace, dans une perspective négationniste, aurait été de ne pas établir
de statistiques – ce qui semblait contraire à la précision administrative dont
les nazis étaient férus. Pour 14f13, les risques de diffusion de l’information
étaient encore accrus, car les convois faisaient l’objet d’écritures multiples
dans les divers registres, parfois tenus en parallèle par plusieurs bureaux
au camp. Le degré zéro de la stratégie de dissimulation consistait certes à
indiquer une fausse destination (« sanatorium de Dachau ») sur les listes de
départs. Mais dans la mesure où la précision des registres du camp exigeait
que l’on indiquât ensuite un lieu de décès pour les détenus prétendument
partis à Dachau, le subterfuge était démasqué par l’enregistrement même
du décès dans un lieu – certes fictif – administrativement dépendant de
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Mauthausen, et non de Dachau. C’est ainsi que Pierre Serge Choumoff établit
la nécessaire existence d’un lieu d’assassinat dépendant de Mauthausen,
après avoir retrouvé un certificat de décès mentionnant Mauthausen comme
lieu de décès d’un détenu inscrit sur une liste de convoi vers le « sanatorium
de Dachau ». Comme il fallait que les listes des convois réels soient établies
afin de permettre le départ des autocars, la simple existence de ces
listes mettait en péril les multiples dissimulations comptables ultérieures
censées dissimuler le gazage de convois entiers derrière des séries de
morts « naturelles » fractionnées par ordre alphabétique et prétendument
postérieures à la date de départ – puisque la coïncidence de la date de
départ et de la date de mort aurait été le signe manifeste d’une exécution.
Force est de constater que les nazis ont sous-estimé le rôle ultérieur que
pourraient jouer les détenus chargés de fonctions : ayant eux-mêmes
signé des listes de décès attribués à Hartheim, Hans Marsalek et Juan de
Diego ont révélé les rouages de la dissimulation administrative à laquelle ils
avaient tous deux contribué. Travaillant à la Politische Abteilung, antenne
de la Gestapo au camp, Casimir Climent Sarrion eut la présence d’esprit de
subtiliser les listes originales des convois vers le « sanatorium de Dachau »,
documentant ainsi la réalité de 14f13 lors des procès d’après-guerre. Quant
au Dr Zoltan Klar, médecin au block des Juifs du Revier de Mauthausen, il
eut le courage insensé de subtiliser une liste nazie originale29 de départ en

29 Ce document est reproduit dans Jean-Marie Winkler, Gazage de concentrationnaires, op. cit., p.319. Il s’agit
d’une liste dactylographiée datée du 10 août 1944 et comportant les noms et matricules de 10 déportés
transférés dans un « camp de rétablissement » (Genesungslager). La « liste polonaise » parle également d’un
Genesungslager, nom de code dont l’initiale renvoyait manifestement à des gazages. Les détenus figurant sur
cette liste de transport à la date réelle du 10 août 1944 sont enregistrés comme décédés entre le 7 décembre
et le 13 décembre 1944, selon un ordre alphabétique. La « liste polonaise » confirme la date réelle d’assassinat
pour les 6 noms figurant sur les feuillets conservés.

374
XI

« camp de convalescence » mentionnant la date réelle de sortie du Revier. La


concordance de ces dates avec celles mentionnées par la « liste polonaise »
avait permis d’accréditer la véracité de cette source inédite, par ailleurs
non attestée. Si les nazis avaient détruit l’ensemble des listes réelles des
convois une fois le départ effectué, ou bien s’ils avaient liquidé l’ensemble
des témoins potentiels parmi les détenus chargés de fonctions ou membres
du commando des « effaceurs », la stratégie négationniste des bourreaux
aurait pu fonctionner.

On ne saura sans doute jamais si ces incohérences entre la stratégie de


dissimulation d’une part et l’exactitude comptable d’autre part furent
provoquées par les instances berlinoises, du fait de la concurrence de
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plusieurs services, ou bien s’il s’agissait d’initiatives locales d’hiérarques
trop zélés. Dans ce qui semble être un rapport interne sur le fonctionnement
du centre d’assassinat de Bernburg, écrit peu avant le début de l’action
14f13, le Dr Irmfried Eberl indique avoir mis en œuvre plusieurs stratégies
administratives30 destinées à dissimuler l’existence du centre au sein des
rouages de la T4. Entre autres, les demandes de transferts de patients
étaient effectuées en son nom propre, comme praticien médical, avec pour
adresse une boîte postale à Bernburg. Parmi les listes des convois, quatre
étaient envoyées en son nom propre aux instances administratives et aux
diverses institutions de soins. Seule la Gekrat, qui dépendait directement de
la T4, recevait une liste de convoi libellée au nom de l’institution de soins de
Bernburg. S’il fallait régler des litiges concernant les patients, les courriers
portaient le seul nom du médecin, et non celui de l’institution de soins. Ainsi
apprend-on au détour d’une note de fonctionnement interne comment le
directeur du centre d’assassinat de Bernburg s’efforçait d’effacer toute trace
administrative de l’implication de son établissement dans les assassinats
des handicapés et des aliénés. Il s’agit là d’une initiative personnelle, qu’il
aura fallu imposer aux différentes parties concernées, mais dont le Dr Eberl,

30 « Afin de préserver le camouflage vis-à-vis de l’extérieur, j’ai procédé comme suit : je demandais
l’acheminement des patients sous mon nom, avec ma propre boîte postale (Dr. med. Irmfried Eberl, Bernburg/
Saale, boîte postale 252). Pour demander l’acheminement d’un convoi, on procédait ainsi: sous mon nom, une
liste de convoi était envoyée à l’instance gouvernementale compétente, trois exemplaires étaient envoyés
sous mon nom au directeur de l’institution concernée et un exemplaire au nom de Heil- und Pflegeanstalt
Bernburg à la Gekrat (Gemeinnützige Krankentransport GmbH). S’il s’avérait après l’arrivée du convoi que les
affaires d’un patient étaient manquantes, la requête n’était pas effectuée au nom de la Heil- und Pflegeanstalt
Bernburg, mais en mon nom. Cette façon de faire était plutôt inhabituelle, mais comme déjà dit plus haut je
l’avais choisie afin que la Heil- und Pflegeanstalt Bernburg n’apparaisse en aucun cas au sein des institutions.
C’est pourquoi il est préconisé de s’en tenir à cette façon de faire. Comme mon nom est connu partout dans
les instances concernées et que j’ai eu beaucoup de mal à ce que les institutions s’habituent à ce procédé, il
est donc préconisé de conserver ce nom et de signer les écrits correspondants “par ordre” ».

375
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

futur commandant de camp d’extermination, loue la discrétion, mise au


service de la dissimulation (le terme allemand de Tarnung renvoie à des
manœuvres de camouflage). Cette même note interne, qui mentionne fort
imprudemment le nom de toutes les personnes initiées, décrit un montage
financier alambiqué31 destiné, là encore, à faire disparaître toute trace du
centre d’assassinat jusque dans les correspondances financières. En effet, les
demandes en matériel n’étaient pas faites directement par le centre auprès
des instances compétentes à Berlin. Les demandes de Bernburg transitaient
par l’instance locale du parti ; le responsable de celle-ci les présentait comme
si elles émanaient du parti. Ensuite, les bons d’approvisionnement étaient
transmis par le parti au centre d’assassinat, qui s’en servait pour se procurer
le matériel nécessaire, sans jamais en avoir fait la demande administrative.
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Un système d’ententes préalables entre personnes s’appuyait sur un accord
écrit de la Chancellerie du Führer, qui autorisait le responsable local du parti à
monter cette tromperie en écritures publiques, sans doute afin de maintenir
secrète l’Aktion T4, dépendant directement de cette même Chancellerie.
Dans ce cas précis, le négationnisme, c’est-à-dire l’effacement des traces
administratives liées à l’assassinat des handicapés et des aliénés, se faisait
en parfaite entente avec les rouages locaux du parti, les services financiers
du Reich et les plus hautes instances politiques berlinoises. Une explication
possible de cette démarche occulte tient au fait que le centre d’assassinat
de Bernburg coexistait avec le centre de soins, toujours en activité, ce qui
conduisait le directeur du centre d’assassinat à limiter les contacts avec
l’autre aile du bâtiment, où les confrères s’étaient engagés par écrit à ne rien
trahir de ce qui leur avait été révélé, sans toutefois avoir le droit de pénétrer
dans le complexe mis à disposition de la T4. Si le Dr Eberl a fait preuve d’une
certaine ingéniosité dans le montage politico-financier destiné à effacer les
traces administratives, il aura commis l’erreur de le consigner par écrit en
détail, au lieu d’en informer de vive voix son successeur ou son remplaçant.
Celui qui sera plus tard démis de ses fonctions de commandant de camp
d’extermination, pour incompétence notoire, au profit d’un certain Franz
Stangl, commit plusieurs imprudences supplémentaires à la dernière page

31 « Notre intendance demande tout ce dont nous avons besoin auprès du Kreisleiter ou de ses subordonnés
(dont le camarade Düring). Le Kreisleiter transmet cette demande au Wirtschaftsamt compétent, en la
présentant comme une demande émanant de la Kreisleitung du parti, puis les bons correspondants etc.
sont envoyés par le Wirtschaftsamt au Kreisleiter, qui nous les fait parvenir. En sachant que le chef du
Wirtschaftsamt, le bourgmestre Ackermann, a été informé du fait que ces choses étaient destinées à notre
usage. Ce procédé a été mis en place afin que le Wirtschaftsamt soit couvert en cas de contrôle, sans que notre
institution n’apparaisse au grand jour. Afin d’assurer la couverture du Kreisleiter, celui-ci a reçu une lettre de
la Chancellerie du Führer lui assurant qu’il était couvert dans cette affaire. Par principe, j’ai toujours préconisé
d’entretenir aussi peu de contacts que possible avec les autres institutions, et aussi d’éviter toute source
potentielle de conflit. »

376
XI

de son rapport de fonctionnement. L’objet du feuillet est le « traitement »


imminent de concentrationnaires à Bernburg, et la façon administrative32 de
procéder. Après avoir précisé que la logistique des convois incomberait à la
SS, puisque les autocars de la Gekrat seraient utilisés sur le front de l’Est, le
Dr Eberl stipulait que le dossier de chaque concentrationnaire, contenant la
photocopie des papiers remis, se trouverait au centre d’assassinat, tandis que
les noms des concentrationnaires « traités » – c’est-à-dire gazés – seraient
tous inscrits dans le registre de Bernburg, comme y avaient été portés les
noms des patients de l’Aktion T4. En dépit de sa méfiance habituelle en
matières d’écritures, le Dr Eberl refusait ainsi de constituer une comptabilité
séparée recensant les concentrationnaires. La seule différence administrative
avec les patients concernait l’absence de formulaire d’examen préalable
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dans le dossier – ce qui indique au passage que les procédures de 14f13
s’émancipaient des procédures très médicalisées de l’Aktion T4. Dans ce
cas précis, le souci d’exactitude comptable ou les habitudes administratives
appliquées à la lettre venaient contrecarrer la volonté de dissimulation des
crimes commis. En cas de besoin, il aurait été facile de faire disparaître une
comptabilité séparée regroupant les concentrationnaires. Si ces derniers
apparaissent aux côtés des autres patients dans le registre et les fichiers
de l’établissement, il sera certes possible de les y retrouver à tout moment,
comme le souligne Eberl. Mais dans une approche de type négationniste,
soucieuse de nier jusqu’à l’existence des crimes commis, c’est précisément
ce qui pose problème. L’insistance avec laquelle le Dr Eberl s’oppose à la tenue
d’une comptabilité séparée des concentrationnaires, au nom de l’égalité des
patients (!), semble répondre à des directives réitérées venues de Berlin, que
le directeur de Bernburg refuse tout bonnement d’appliquer. On apprend ainsi
que les bureaux berlinois en charge de 14f13 auraient demandé à plusieurs
reprises, peut-être par des consignes verbales ou téléphoniques, que les
concentrationnaires gazés ne fassent l’objet d’aucun enregistrement dans

32 « Selon les indications fournies à ce jour, l’institut de Bernburg doit très prochainement traiter des ressortissants
de KL. Dans ce cas, il faut prendre contact avec les chefs des différents camps de concentration afin de se
concerter quant à la façon d’organiser l’acheminement des ressortissants de KL. En général, nous avons pour
principe que les ressortissants de KL sont acheminés chez nous par la SS, puisqu’il est à prévoir que les
autocars seront affectés à l’action spéciale à l’Est et qu’il n’est pas possible d’envoyer nos propres autocars
les prendre. Pour ce qui est du traitement administratif, j’ai rendu absolument obligatoire le fait que chacun
des ressortissants de KL soit mentionné dans le registre des malades et qu’il soit constitué un dossier le
concernant, lequel contient la photocopie, puisqu’un échange de lettres n’est pas à envisager. De même, les
noms de ces ressortissants de KL doivent apparaître dans le fichier général, afin qu’on puisse les retrouver
à tout moment. Le procédé consistant à établir des dossiers séparés concernant les KL ainsi qu’un fichier
des ressortissants des KL est à proscrire, car ceux-ci doivent être traités exactement comme tous les autres
patients. Sauf que pour eux, tout au plus, il n’y a ni expertise, ni échanges de courriers correspondants ; sinon,
le traitement n’est pas différent. L’avis émis à plusieurs reprises par la centrale berlinoise, selon lequel on ne
devrait pas même inscrire ces ressortissants de KL dans le registre des malades, est à rejeter avec la plus
grande vigueur. »

377
XI . Négationnisme vs exactitude comptable. Stratégies de dissimulation

les centres d’assassinat. Ainsi l’Aktion secrète 14f13 était-elle initialement


destinée à ne laisser aucune trace, jusque dans les rouages administratifs
de la T4. L’intransigeance d’un obscur directeur de centre de gazage, bien
décidé à ne pas déroger aux procédures en vigueur dans son établissement,
aura conduit à donner une existence administrative à des crimes que, pour
Berlin, nul ne devait être en mesure de retrouver. Le paragraphe final de la
note interne rédigée par le Dr Eberl va encore plus loin et livre aux historiens
une information33 importante relative au secret d’État qui accompagnait les
actions d’extermination. Eberl, alors en fonction à Brandenbourg, affirme
avoir contrevenu de son propre chef aux directives berlinoises demandant
expressément qu’il ne fût procédé à aucun enregistrement administratif de
l’assassinat des patients juifs regroupés dans le cadre de l’« euthanasie » en
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juillet 1940. Comme pour le cas des concentrationnaires de l’Aktion 14f13, la
centrale berlinoise souhaitait donc qu’il n’existât nulle trace de l’assassinat
systématique des patients juifs durant l’Aktion T4, masquant ainsi l’existence
de crimes qui en préfigurent d’autres…

33 « Je renvoie quant à moi à l’expérience que j’ai des convois de juifs durant l’année 1940, où la centrale
berlinoise ne souhaitait pas que l’on procède au traitement, à l’origine, mais où j’ai ordonné de mon propre
chef qu’il soit procédé à ce traitement, à Brandenburg à l’époque, certain que cette façon de les traiter allait
s’avérer plus tard être la chose à faire ». Dans le contexte, ce passage se réfère au traitement administratif des
victimes.

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