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Circonscrire l'identité

En guise de conclusion
Pierre Monnet
Dans Hypothèses 2007/1 (10) , pages 227 à 242
Éditions Éditions de la Sorbonne
ISSN 1298-6216
ISBN 9782859445782
DOI 10.3917/hyp.061.0227
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 28/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 195.83.71.202)

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Circonscrire l’identité
En guise de conclusion
Pierre MONNET ∗

Sur un thème aussi difficile à endiguer pour l’histoire, comme pour


l’ensemble des sciences sociales, que celui d’identité, il paraît entendu que
toute conclusion ne peut être que partielle et provisoire, et qu’elle ne saurait
pas aller au-delà des communications précises présentées dans ce dossier. En
effet, on assiste depuis deux à trois décennies à une inflation et,
conséquemment, à une dilution de l’usage du terme « identité », processus
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qui peut être interprété comme un signe, parmi d’autres, non seulement de
1
la crise de l’histoire mais aussi de la tension entre mémoire et histoire,
c’est-à-dire une figure corollaire du mouvement de compénétration entre
identité, mémoire et patrimoine, « les trois mots-clés de la conscience
2
contemporaine, les trois faces du nouveau continent Culture » . À cela
s’ajoutent les effets induits par la plus ou moins consciente complicité issue
de la construction subreptice du couple notionnel identité/individualité,
aboutissant au rétablissement d’une sorte de continuum identitaire derrière
3
la quête de l’individu , la découverte du moi, la constitution de la personne :
autant de naissances le plus souvent situées à la charnière entre Moyen Âge
4
et Temps modernes . Si l’identité peut exercer une telle force de séduction,

∗ Directeur d’Études à l’École des hautes Études en Sciences Sociales.


1. Voir sur ce point, G. NOIRIEL, Sur la « crise de l’histoire », Paris, 1996.
2. P. NORA, « L’ère de la commémoration », dans Les lieux de mémoire, Paris 1997
(pour l’éd. en 3 vol. brochés), p. 4687-4719, ici p. 4713. Commentaire critique de ce
passage par P. RICŒUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, p. 534-535.
3. Par exemple : R. VAN DÜLMEN, Die Entdeckung des Individuums 1500-1800,
Francfort-sur-le-Main, 1997. ID., Entdeckung des Ich. Die Geschichte der Individua-
lisierung vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Cologne, 2001. A.J. GOUREVITCH, La
Naissance de l’individu dans l’Europe médiévale, Paris, 1997.
4. Relire à cet endroit les remarques critiques et salutaires formulées par J.-C. SCHMITT,
« “La découverte de l’individu” : une fiction historiographique ? », dans La Fabrique, la
228 Pierre MONNET

c’est qu’à l’avantage de la pseudocontinuité s’ajoute une polysémie fort


commode puisque la notion peut aussi bien désigner l’identité personnelle
(le moi) que celle de l’individu comme personne (l’autre) et celle du groupe
ou de toute entité collective dans lequel l’individu se reconnaît ou ne se
reconnaît pas. À défaut de pouvoir leur donner un contenu fixe et d’en
interroger la « vérité », l’historien peut à tout le moins tenter d’observer
l’articulation entre ces trois niveaux, d’en tracer l’expression et le champ
sémantiques, de prendre la mesure du rapport dialectique et, ce faisant,
historique qui caractérise l’emboîtement ou la disjonction de ces trois
niveaux d’identité dans un contexte culturel et dans une logique sociale
donnés. Ces derniers, contexte et logique, invitent plus spécialement le
médiéviste à considérer l’aspect secondaire et anachronique d’un
questionnement reliant identité et individualité au regard de la société à
5
Ecclesia totalisante qu’il observe , c’est-à-dire d’une société où l’accès à la
conscience individuelle se fait par la conversion et la confession (l’individu y
étant installé par la blessure et la faute exhumées par la conscience
pécheresse) ; ce qui ne veut pas dire que ce questionnement soit dénué
d’intérêt pour sa période, en termes d’acculturation chrétienne,
d’ambivalence de la personne, de conception du monde comme parenté. Il
n’en reste pas moins que dans cette société chrétienne, s’il y a sujet, ce
dernier justement ne peut être que chrétien, ce qui pousse l’identité en
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direction d’une mise en conformité assortie d’un contrôle social.
Mais revenons aux exposés rassemblés dans ce numéro et regardons
d’abord, pour entrer dans le concret, l’image retenue par les organisateurs
pour illustrer le programme de la journée : une statuette de Brahma à trois
e
corps, quatre têtes, dix visages visibles et douze bras, du XII siècle c’est-à-dire
du temps de l’empire khmer d’Angkor. Puisque ni le lieu ni la période ne
correspondent à aucune des cinq communications éditées (Rome
e
républicaine, France de la fin du Moyen Âge, Tibet et Sénégal du XX siècle),
c’est que les organisateurs ont sans doute souhaité manifester par ce choix
plusieurs dimensions situées au cœur de l’enquête : l’identité, quelle qu’elle
soit, est corporellement incarnée, elle est pluridimensionnelle et multiple,
elle s’inscrit dans une hiérarchisation divine (Brahma, Vishnu, Çiva), qui
l’aide à s’appréhender et à l’appréhender comme, au même moment en
Occident, la Trinité aide la personne chrétienne à se situer et à se penser.

figure et la feinte, P. MENGAL et F. PAROT dir., Paris, 1984, p. 213-235 ; repris dans ID,
Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001, p. 241-
262.
5. Sur le mode du « Si je vis, ce n’est plus moi mais le Christ qui vit en moi », Paul,
Épître aux Galates, 2, 20.
Circonscrire l’identité 229

Pour aborder ces différents points, partons d’abord de l’introduction


générale et méthodologique proposée par Robinson Baudry et Jean-Philippe
Juchs et qui semble formuler plusieurs questions clés pour notre propos :
a/ la conceptualisation de la notion d’identité par les sciences sociales,
en premier lieu la sociologie mais aussi la psychologie (en passant peut-être
un peu vite sur l’apport de l’anthropologie qui fut l’une des approches
privilégiées par les médiévistes en dehors des renouvellements récemment
introduits par l’analyse de l’individu dans la philosophie médiévale, le regain
d’intérêt pour la biographie et l’observation des traces écrites et imagées de
6
l’expression de soi) ;
b/ l’influence de l’interactionnisme qui, dans le prolongement des
7
travaux de la « première » école de Chicago , vise à réconcilier et à réarticuler
identité collective et identité individuelle. On peut schématiquement
résumer les trois sens attribués par les études sociologiques à l’identité :
collective, avec le travail de déconstruction réalisé par les anthropologues qui
concluent au métissage permanent de l’identité ; sociale, où la déclinaison de
l’identité est un acte social et statutaire qui renvoie à des codes sociaux et à
des processus de transaction ; enfin, personnelle, avec les distinctions opérées
entre le soi matériel (et incorporé au sens où l’on ne peut pas construire une
histoire de l’identité décharnée), le soi social et le soi connaissant. Sur ce
dernier point, le papier introductif peut encore aller plus loin en insistant
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sur le fait que le savoir se situe au cœur du processus identitaire, autrement
dit sur le fait que l’identité n’est pas séparable des systèmes de savoir d’une
société. Le médiéviste pourra être tenté de prendre Christine de Pizan
8
(1364-1430) en exemple . Dans l’Advision Christine composée en 1405,
jouant sur son propre nom, l’auteur rattache son identité à sa formation
intellectuelle, donc procède à un jeu d’emboîtement de plusieurs identités,

6. H. MARTIN, Mentalités médiévales, II. Représentations collectives du XIe au XVe siècle,


Paris, 2001, p. 265-266 (« L’individu »). L’Individu au Moyen Âge, individuation et
individualisation avant la modernité, B.M. BEDOS-REZAK et D. IOGNA-PRAT dir., Paris,
2005. Unverwechselbarkeit. Persönliche Identität und Identifikation in der vormodernen
Gesellschaft, P. VON MOOS dir., Cologne, 2004 (Norm und Struktur, 23), en particulier
J. -C. SCHMITT, « Conclusions », p. 429-439. Voir aussi P. VON MOOS, « Individu et
société, public et privé », dans ID., Entre histoire et littérature. Communication et culture
au Moyen Âge, Florence, 2005, p. 419-649.
7. G.H. MEAD, Mind, Self and Society, Chicago, 1934 (trad. fr. L’Esprit, le soi et la
société, Paris, 1963).
8. L’Advision Christine, L. DULAC éd. et C. RENO collab., Paris, 2000 (Études
christiniennes). Sur Christine de Pizan et les éditions de ses œuvres, voir le bon article
qui lui est consacré dans le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, 1964,
éd. revue par G. HASENOHR et M. ZINK en 1992, p. 280-287 ; et Dictionnaire du
Moyen Âge, C. GAUVARD, A. DE LIBERA et M. ZINK dir., Paris, 2002, p. 288-289.
D. LECHAT, « Histoire collective et histoire individuelle dans l’Advision Christine »,
dans L’Individu au Moyen Âge, op. cit., p. 211-227.
230 Pierre MONNET

celle de femme, celle de savante, celle de veuve aussi, que l’on retrouve
évoquée dans la communication de Caroline Jeanne sur les stratégies
identitaires des veuves parisiennes à la fin du Moyen Âge. On notera au
passage que ce récit est structuré sur le modèle du songe et du pèlerinage
9
allégorique, qui constitue au Moyen Âge, avec le rêve , la voie d’accès royale
à une parole « (auto)biographique » ;
c/ l’acclimatation du concept dans le champ des études historiques à la
faveur du tournant critique pour le définir comme un processus de
construction sociale, d’identification et d’appartenance. Dans ce passage en
revue des champs qui ont permis le transfert et l’adaptation de la notion
(histoire des représentations, microhistoire, identité narrative, construction
des identités sociales par la classification et la catégorie tournée vers l’examen
10
des usages ), quelques domaines peuvent encore faire l’objet d’un examen
épistémologique et historiographique, tels que la linguistique (l’école de
Chicago avait aussi posé la question de la langue comme facteur premier ou
non d’identité), la sociologie du droit (identité et personnalité juridique), la
mise par écrit, la politique de l’image, l’histoire culturelle au sens allemand
de Kulturwissenschaft, qui tend à assimiler identité à culture au double sens
réflexif de la culture des contemporains saisis par l’historien et de la culture
de l’historien pris dans l’identité multiple de sa modernité. On n’omettra
pas en effet de signaler que le premier pourvoyeur d’identité est l’historien
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lui-même, ne serait-ce que par le fait que son travail redonne une identité
actualisée à quelques noms parmi les milliards d’humains qui resteront à
11
tout jamais les anonymes et oubliés de l’histoire .
Toutefois, malgré tous les efforts de conceptualisation et de
resserrement opérés par les sciences humaines, convenons qu’il demeure peu
de mots aussi galvaudés que celui d’identité(s), peu de mots aussi
malcommodes d’usage, ceci expliquant cela. Une brève consultation des
titres d’ouvrages et de thèses récemment publiés et soutenues suffit à s’en
convaincre. Cette invasion massive concerne bien l’ensemble des sciences
sociales et humaines, et est plutôt récente, comme on l’a souligné
précédemment. On en veut pour preuve que, dans le Dictionnaire critique de
sociologie dirigé par Raymond Boudon et François Bourricaud, l’édition de

9. J. LE GOFF, « Rêves », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, J. LE GOFF


et J.-C. SCHMITT dir., Paris, 1999, p. 950-968 ; et J.-C. SCHMITT, « Le sujet du rêve »,
dans ID., Le Corps, les rites, op. cit., p. 295-315.
10. C. KLAPISCH-ZUBER, Retour à la cité. Les Magnats de Florence 1340-1440, Paris,
2006.
11. Le Net est peut-être en train d’introduire un bouleversement considérable dans la
mesure où tout le monde peut s’y faire un nom et s’y créer une identité accessible à
tous.
Circonscrire l’identité 231

1982 ne comporte pas d’entrée au terme « Identité » quand la quatrième


édition de 1994 en introduit une. Le Dictionnaire des sciences humaines des
PUF en comporte une et le Handbuch der Kulturwissenschaften publié en
12
2004 sous la direction de Friedrich Jäger place, dès le premier volume ,
l’identité au cœur d’une théorie des sciences de la culture, parmi les six
mots-clés définissant, avec l’expérience, la langue, le comportement, les
valeurs et l’histoire, les contenus fondamentaux d’une Kulturwissenschaft :
l’identité est après l’histoire le terme qui reçoit le plus grand nombre de
pages.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette inflation du terme, comme
l’a qualifié l’introduction. Celles-ci sont d’abord d’ordre conjoncturel : nul
ne peut douter que si l’historien se saisit du thème de l’identité, c’est aussi
parce que le temps dans lequel il vit est gorgé d’une interrogation identitaire
alimentée par ce que l’on appelle à plus ou moins juste titre la crise
identitaire (mais l’exposé de Robinson Baudry a bien montré qu’à Rome
aussi l’on pouvait parler de crispation identitaire), le repli identitaire, la
montée des identités sectorielles, catégorielles, régionales, ethniques,
confessionnelles ou tribales… dans des sociétés marquées par l’affadissement
de l’identité nationale, par la construction, sur le continent européen, d’une
Union située au milieu du gué entre le postnational et le préfédéral, par le
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désenchantement des grandes religions, par la mise à mal des identités
traditionnelles que conféraient les structures familiales, professionnelles,
confessionnelles, par la réarticulation enfin des frontières du genre (identité
masculine, identité féminine, dont il a été heureusement question dans la
contribution de Caroline Jeanne sur les veuves et indirectement aussi à
travers le mariage en gendre parmi les familles nobles tibétaines observées
par Alice Travers)… La mort de l’idéologie du progrès a également à voir
avec une réflexion sur l’identité. La postmodernité violente-t-elle à ce point
l’identité individuelle et collective qu’elle imposerait le concept au cœur des
sciences sociales et humaines ?
Cependant, on peut également avancer des raisons tenant davantage
aux contacts entre les disciplines et à l’évolution des problématiques des
historiens : l’anthropologisation des questionnements, le « retour du sujet »
après le reflux des mentalités collectives et des structures qui avaient en leur
temps proclamé sa mort, le renversement qui consiste à rétablir une
transcendance de l’individu sur la société ou sur son groupe. En plaçant au
centre des réflexions épistémologiques la théorie de l’interactionnisme déjà
mentionnée, l’introduction rétablit bien la tension et donc l’impossible

12. La collection en comporte trois : 1 : Grundlagen und Schlüsselbegriffe, 2 : Paradigmen


und Disziplinen, 3 : Themen und Tendenzen, Stuttgart, 2004.
232 Pierre MONNET

distinction qui existe entre identité collective et identité individuelle. C’est


ici que les historiens ont sans doute encore un grand effort à fournir pour
fonder, sur un mode de pleine historicité, le passage du « moi » conçu
comme ensemble de comportements d’autrui adoptés par soi-même au « je »
conçu comme l’ensemble des réactions de l’organisme aux comportements
d’autrui qui, travaillées par la mémoire, deviennent le moi. On trouve en
effet dans cette construction des notions placées au cœur du travail de
l’historien : le travail de la mémoire située au cœur de l’articulation entre le
moi social et le je individuel (on pense bien naturellement à la mémoire
collective de Maurice Halbwachs) ; la pluralité des moi sociaux ; le rôle de la
conscience de soi. On peut imaginer que la réflexion pourrait à ce stade
mieux faire comprendre comment et avec quelles précautions ou avec quels
blocages les historiens se sont saisis de ces théories sociologiques, ce qui
supposerait de réintroduire ici une histoire de la réception ou de la non-
réception de la sociologie wébérienne et durkheimienne, car ce sont avant
tout l’identité des groupes et l’historicité de cette identité qui sont placées au
cœur de la pensée historique dont l’héritage et la reprise sont la grande
e 13
affaire d’une partie des sciences sociales au XX siècle . À ce stade encore, il
est possible d’aller plus loin en approfondissant les réflexions de Paul Ricœur
dont l’ouvrage, Soi-même comme un autre, publié en 1990, s’appuie
précisément sur toute une théorisation de l’identité par les sciences sociales
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en établissant une tension entre un cogito brisé d’un côté et, de l’autre, le
désir inassouvi de l’unité donnée à une existence ou à un groupe, unité qui
prend la forme de ce que l’auteur appelle l’identité narrative. Qui ne voit pas
que cette dernière est au cœur du récit historique même, interrogation
14
reprise dans Temps et récit ?
Les historiens justement ne sont pas demeurés en reste dans cette
passion de l’identité, mais semblent en même temps embarrassés, conscients
qu’ils sont d’être les héritiers d’une profession à laquelle mission avait été
e
confiée, au moins depuis le XVII siècle, de pourvoir d’une identité historique
les communautés nationales qui les stipendiaient. Cet embarras pour les
historiens est doublé par le fait que le concept d’identité est essentiellement
issu de disciplines voisines de l’histoire, anthropologie, ethnologie,
sociologie, et que les historiens ont donc dû bricoler avec un objet qui n’est

13. O.G. OEXLE, « Les groupes sociaux du Moyen Âge et les débuts de la sociologie
contemporaine », Annales ESC, 3 (mai-juin 1992), p. 751-765 ; ID., Geschicht-
wissenschaft im Zeichen des Historismus, Göttingen, 1996 (trad. fr., L’historisme en débat
de Nietzsche à Kantorowicz, Paris, 2001).
14. Il n’est pas indifférent que le premier chapitre de la première partie de Temps et récit
(L’intrigue et le récit historique) s’ouvre par l’analyse du Livre IX des Confessions de
saint Augustin qui permet à Ricœur de discuter les avantages et les limites de l’identité
narrative comme « première aporie de la temporalité ».
Circonscrire l’identité 233

pas dans leurs sources exprimé comme tel, du moins pour les périodes
antérieures à la modernité contemporaine. En outre, pour cette sorte
particulière d’historien qu’est le médiéviste, la question de l’identité pose un
autre problème dans la mesure où son champ de recherche a longtemps été
caractérisé par la suprématie de l’identité collective et universelle du
christianisme, conférée entre autres par l’Ecclesia, au détriment de l’identité
individuelle.
Cela explique peut-être que l’on ne trouve pas d’entrée au terme
« Identité » dans les instruments de travail communément en usage chez les
médiévistes, tel le Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge dirigé par André
Vauchez, tel le Dictionnaire du Moyen Âge dirigé par Claude Gauvard, Alain
de Libera et Michel Zink, tel le Dictionnaire raisonné du Moyen Âge dirigé
par Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, ou bien encore le Lexikon des
Mittelalters. On ne le trouve pas non plus dans la bible conceptuelle
allemande pour les historiens que constitue la série des Geschichtliche
Grundbegriffe dirigée par Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart
Koselleck.
Cette première remarque sur l’entrée des termes conduit
nécessairement à parler des mots, et donc forcément des sources. Les mots
d’abord. L’Antiquité et le Moyen Âge ont bien connu le terme latin
d’identitas qui dérive de idem(ptitas), « du même ». Le terme au Moyen Âge
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appartient avant tout au vocabulaire de la logique scolastique et désigne une
opération intellectuelle qui vise à déclarer l’égalité et la ressemblance entre
deux objets. La proposition de Thomas d’Aquin est demeurée célèbre qui
considère que Possumus identitatem dicere ubi differentia non invenitur. Dans
le vocabulaire théologique, l’identitas latine et médiévale sert avant tout à
désigner les trois personnes de la Trinité unies en une seule. L’identitas en ce
sens est connotée positivement dans la mesure où elle s’oppose à la diversitas
(celle-là même que nos sociétés valorisent tant), synonyme d’éclatement, de
discorde et de désordre. De même, dans le vocabulaire mathématique, et
donc aussi marchand, l’identitas in mensuris est ce qui exprime l’équivalence
de mesures, donc l’égalité et l’honnêteté, à l’opposé de la fraude et de la
tromperie. Si l’on regarde maintenant du côté de la littérature – que l’on se
gardera bien de considérer comme un type de sources à part mais qu’il
convient d’aborder comme le reflet, tout autant que d’autres sources, de
pratiques sociales, l’imaginaire en plus –, on s’aperçoit que la confusion des
identités, la capture de l’identité (la grenouille qui se fait bœuf, la femme qui
devient moine, le serf qui devient roi…), selon un motif du renversement
proche du carnaval, traduisent une inquiétude qui valorise du coup la bonne
identitas. D’ailleurs, c’est dans les contes animaliers que les échanges
d’identités sont les plus nombreux, comme si la perturbation de l’identitas
ramenait l’homme au rang de l’animal. Le même cheminement et le même
234 Pierre MONNET

renversement opèrent d’ailleurs avec le terme d’individuum qui, en latin,


signifie un atome incassable, ce qui ne peut être divisé, tout comme la
Trinité : si individuation il y a, alors elle ne peut se faire qu’en termes de
rapports entre ces trois éléments au sein d’une même unité (ou alors par
séparation qui signifie excommunication et hérésie, c’est-à-dire la mort
religieuse et sociale tout ensemble). En fait, le terme qui désigne le mieux ce
que nous entendons par individu pourvu d’une identité propre serait la
personne, persona, qui toutefois désigne aussi le personnage de théâtre,
pourvu d’un masque, mais encore « la personne morale, le fondé de pouvoir,
la compétence, la dignité ou le rang, le fonctionnaire ou le dignitaire,
15
l’ecclésiastique investi d’une cure » . Il n’est pas indifférent, à lire le papier
de Caroline Jeanne, que l’on rencontre pour désigner les veuves l’expression
de miserabiles personae quand elles sont identifiées à la catégorie d’individus
vulnérables, solitaires et pauvres, c’est-à-dire précisément à la marge des
identités incluantes des groupes de métier, des confréries, de la maisonnée…
L’identité viduale sert alors à réintégrer la personne en l’investissant d’une
identité qui l’extrait d’un groupe impersonnel propre à troubler d’ailleurs les
autorités et à brouiller les repères. Cet exemple, parmi d’autres, montre
16
combien la persona, au Moyen Âge , se situe au croisement d’un processus
ou plutôt d’une dynamique entre attribution extérieure de sens et d’identité,
et appropriation interne de la qualité, entre imposition sociale et acceptation
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17
individuelle .
Quoi qu’il en soit, si l’identité est dans ce contexte ce qui fait être
même et ce qui ne peut être divisé, le renversement de sens par rapport à
notre conception moderne de l’identité serait majeur : là où l’identitas
médiévale soulignerait la conformité et la ressemblance, l’identité moderne
insisterait plus fondamentalement sur la singularité, sur ce qui ne vous fait
pas ressembler aux autres… Le même trajet est observable pour le terme
subjectus qui, de soumis et d’assujetti, passe à la désignation du sujet
moderne pourvu d’une subjectivité agissante. Pour parler selon les catégories
de Paul Ricœur, le monde prémoderne insisterait sur l’identité comme idem
(la mêmeté articulée à l’idéité) plaçant l’imitation en son cœur, quand le
moderne s’identifierait à l’identité comme ipse (l’ipséité qui fait être soi,

15. H. MARTIN, Mentalités médiévales, II, op. cit., p. 266 ; et aussi D. IOGNA-PRAT,
« Introduction générale. La question de l’individu à l’épreuve du Moyen Âge », dans
L’Individu au Moyen Âge, op. cit., p. 7-29, ici p. 27-28.
16. Voir ce qu’en dit J. BASCHET, « l’ambivalence de la personne chrétienne », dans La
Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004, p. 423-425.
17. C’est cette même tension qui traverse et relie le salut collectif et le salut individuel
médiatisés par l’Église, sujet qui fera l’objet de la remise en cause radicale opérée par la
Réforme.
Circonscrire l’identité 235

18
autrement dit l’individualisation) . Mais Paul Ricœur invite l’historien à ne
pas séparer les deux selon une échelle du temps qui verrait l’un succéder à
l’autre pour aboutir à la téléologie de la naissance de l’individu érigée en
signe du passage à la modernité, mais il recommande de considérer que c’est
la tension, l’imbrication entre les deux qui se révèlent intéressantes et
propices au dépassement des coupures chronologiques.
Sans doute convient-il, pour mesurer les évolutions et sentir les
articulations entre imposition et appropriation d’identité, de passer des mots
aux sources. Un premier constat ici s’impose : il n’y a pas de source a priori
privilégiée pour l’historien pour parler de l’identité. Chaque source s’y prête
parce qu’elle est l’émanation d’un rapport social qui comporte
intrinsèquement un processus d’identité ou d’identification. C’est un point
commun à toutes les communications présentées que cette variété des
sources, même si l’on aurait aimé en savoir encore davantage sur la
constitution et la sélection des corpus, sur la question de savoir pourquoi
une source se retrouve là : la conservation du document ne serait-elle pas
une marque éminente d’identité ? On a en tout cas rencontré les plaidoiries
au Parlement de Paris, les noms des veuves, les discours d’orateurs à Rome,
les rôles de l’impôt à Paris, les témoignages oraux et les rapports
gouvernementaux au Tibet, les entretiens pour la société soninkée… Or, à
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lire ces sources, tant narratives qu’administratives, il apparaît clairement
qu’aucune ne peut être exclusivement qualifiée d’individuelle ou bien de
collective à part entière. Autrement dit, ce sont les sources mêmes qui disent
à l’historien combien il serait vain de vouloir séparer les identités
individuelles des identités collectives, non seulement parce qu’elles
s’interpénètrent mais aussi parce que la documentation, en même temps
qu’elle traduit une multiplicité de techniques d’identification maîtrisées et
employées tant par les individus que par les institutions et les groupes, révèle
un rapport social qui lui-même est composite. À cette diversité des sources et
des mots s’associe en outre, chaque papier le montre assez, une grande
variété de traitement : le recours à la sémantique historique pour patricius
par exemple, l’anthroponymie pour les criminels, les veuves ou les nobles
tibétains…
Après les sources et les mots viennent les catégorisations : le mot qui
qualifie ou dénigre l’identité de l’autre ne vient jamais seul, il appartient à
un système de sens et de prédicats complexes qui se déploie dans un registre
tendant constamment à la variation, du sens juridique au sens social, du sens
social au sens symbolique ou culturel : patricius/nobilis/popularis/optimatus à
Rome, horo/komo dans la société soninkée, les quatre classes de familles des

18. P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, p. 11 et suiv.


236 Pierre MONNET

nobles tibétains… Il conviendrait sans doute de réfléchir au degré de


complexité des systèmes de classification et de représentation selon que l’on
a affaire à des échelles complexes ou bien à des couples binaires
veuves/femmes mariées, nobles/chevaliers… Mais ce n’est pas tout, car
l’énonciation de l’identité dans un système référentiel renvoie souvent à un
autre système caché ou supposé : celui des trois ordres par exemple au
Moyen Âge, ou bien, pour les veuves, celui que l’Église a construit à travers
les trois figures de la vierge, de l’épouse et mère et de la veuve, pour mieux
transcrire un discours sur la société dans son ensemble et représenter une
manière de théoriser les relations entre parenté charnelle et parenté
19
spirituelle comme l’a par exemple très bien montré Bernhard Jussen dans
son étude entièrement construite sur une analyse de sémantique historique
tournée vers la mise au jour des structures sociales médiévales dans leur
ensemble.
Évidemment, l’énoncé des catégories sociales ne doit pas échapper à
l’analyse critique par l’historien du filtre documentaire, de l’écriture et de la
mise par écrit, du décalage entre l’événement et son enregistrement. Le cas
des témoignages recueillis par les autorités britanniques au début du
e
XX siècle auprès des lignages nobles tibétains nous confronte ainsi à une
multiplication des filtres qui doit toujours renvoyer à la question de savoir
qui parle et donc à poser le problème de l’illusion identitaire. Si toute
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identité est dicible, elle est également et par ce fait sujette à contrôle, à
manipulation, à falsification : le papier d’identité, dès sa naissance, génère
20
aussitôt son « antidote », le faux papier . Une identité se construit mais aussi
se contrôle : là aussi de l’intérieur et de l’extérieur. La preuve, l’enquête,
l’authentification ont à voir avec cette quête de l’identité et avec une
grammaire des signes et des supports de l’identité.
Il n’existe donc pas de sources plus « identitaires » que d’autres pour
l’historien. Même des sources qui pourraient à première vue se révéler les
plus adaptées à une quête de l’identité, ainsi des sceaux, peuvent à l’analyse
réserver des surprises paradoxales. On peut ici penser aux travaux de Brigitte
Bedos-Rezak sur les sceaux, qui montre par exemple que le sceau urbain,
expression d’une personne collective et plurielle, se révèle, dans sa fonction,
ses usages, ses types, finalement bien plus individualisé et moins stéréotypé
que le sceau des nobles dont la fonction première est de l’assimiler à ses
semblables tandis qu’une cité n’a d’autre passion que de se distinguer d’une

19. Der Name der Witwe. Erkundungen zur Semantik der mittelalterlichen Bußkultur,
Göttingen, 2000 (Veröffentlichungen des MPIG, 158).
20. Voir sur ce point le beau livre de Valentin Grœbner sur la naissance du passeport, et
des papiers d’identité, et donc la naissance concomitante des faux papiers : Der Schein
der Person. Steckbrief, Ausweis und Kontrolle im Mittelalter, Munich, 2004.
Circonscrire l’identité 237

21
autre . C’est bien la preuve que l’identité n’est pas dans les objets, mais
qu’elle est à la fois le facteur et l’expression d’un rapport dynamique entre
assimilation et distinction (dynamique qui peut aussi signifier un conflit
entre appartenance et séparation pour un individu au sein du groupe).
Sceau, blason, signature, nom, tout ce qui au Moyen Âge semble a priori
comme le plus approprié à signaler la naissance d’une identité propre,
individuelle, se révèle un marqueur non d’identification mais social, le
porteur d’un discours sur l’appartenance qui donne moins accès à l’identité
qu’à un processus identitaire, lequel révèle et reflète des représentations
sociales. Il y a bien distinction, mais elle ne passe pas nécessairement par
l’individuation… Cette apparente contradiction peut s’expliquer si l’on
considère le fait suivant.
Il y a en vérité dans l’identité, qu’elle soit collective ou individuelle,
deux dimensions et deux processus qui ne s’opposent pas mais sont liés par
des relations dont la complexité constitue, semble-t-il, le véritable enjeu
d’une enquête historique sur l’identité.
– Il y a d’un côté l’imposition sociale de l’identité, celle que
reconnaissent et qu’attribuent les autres à un individu ou à un groupe. On y
trouve alors des interactions des individus et des groupes entre eux et d’autre
part face aux pouvoirs et aux institutions (État, Église…). Peut-être
gagnerait-on en compréhension si l’on prenait garde dans chaque exposé à la
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mise en lumière de ce double niveau d’interaction horizontale et verticale.
– Et puis il y a de l’autre l’appropriation par le sujet ou par la
collectivité d’une identité sous la forme de création, d’importation et
d’exportation de signes, de signaux, de codes. C’est la combinaison de ces
derniers, érigés en marqueurs, qui peut aider à dire le social.
La première conclusion à tirer de cette opération de
désubstantialisation de l’identité, qui renonce au schéma d’attribution
circulaire entre le signe et l’identité, et qui insiste sur les processus
d’attribution plus que sur les contenus fixes, réside dans la constatation selon
laquelle, d’un point de vue historique, il n’est guère imaginable de séparer
identité collective et identité individuelle, l’une renvoyant à l’autre, comme
l’étude des villes, des universités, des lignages, des principautés, des
confréries, etc. peut assez le montrer au Moyen Âge. La leçon
durkheimienne doit porter, selon laquelle, avant la modernité,
individualisation et socialisation ne sont pas deux processus contradictoires
mais réciproques. La seconde conséquence est la suivante : hier comme
aujourd’hui, les identités sont plurielles et un seul individu, ou même un

21. « Du sujet à l’objet. La formulation identitaire et ses enjeux culturels », dans


Unverwechselbarkeit, op. cit., p. 63-84 ; et EAD. « Signes d’identité et principes d’altérité
au XIIe siècle. L’individu c’est l’autre », dans L’Individu au Moyen Âge, op. cit., p. 43-57.
238 Pierre MONNET

seul groupe, ne peut se résumer à une seule identité car dans chaque
situation le rapport social change. Il change (au Moyen Âge) face au
22
seigneur, face au roi, face au juge, comme Claude Gauvard l’a bien montré ,
face à une femme, face à Dieu… Le pluriel accolé aux identités signifie que
l’on perçoit ces identités dans le contraste, la différence et donc aussi dans le
conflit, c’est-à-dire la violence : on la voit au Parlement de Paris, mais aussi
dans la société soninkée en crise depuis la fin de la décolonisation. Pluralité
des identités veut aussi dire hiérarchie, codification et bricolage des identités.
C’est le cœur de la communication de Robinson Baudry sur la pluralité des
appartenances, sur le remploi par un groupe tel que les patriciens de la
23
notion de nobilitas pour en constituer une forme supérieure . La question
que l’on peut se poser plus spécialement ici concerne la place de l’écriture de
l’histoire dans cette opération : quel rôle a joué l’historiographie romaine
pour exprimer, critiquer, promouvoir ce processus ? Quant à la question des
identités plurielles, on la retrouve également au centre des réflexions
proposées par Caroline Jeanne : une veuve peut être aussi femme, épouse et
mère, couvrant le champ du vaste système de représentation mis en place par
l’Église qui se présente elle-même comme épouse du Christ et veuve de ce
Christ mort sur la Croix… Identité plurielle toujours : c’est la double
appartenance des héritiers tibétains adoptés.
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À relire les cinq exposés rassemblés dans le présent recueil, on pourra
constater à l’issue d’un bref exercice d’analyse lexicale qu’une expression
commune revient systématiquement dans chaque contribution, celle
d’« appartenance multiple » qui finalement ne semble pas la plus mauvaise
expression pour désigner de manière consensuelle ce qu’est l’identité.
Plurielles, ces identités sont également inscrites dans le temps et ont
donc partie liée à la mémoire (une dimension peut-être pas suffisamment
thématisée), de même qu’elles s’inscrivent dans l’espace : le lieu, comme le
non-lieu, est une dimension capitale de l’identité. Les maisons des veuves
parisiennes, les maisons des gendres tibétains, les quartiers des villages
soninkés le prouvent assez. L’enracinement spatial de l’identité appelle le
thème du déracinement, de l’exil, de la fuite, du bannissement comme
exposition volontaire ou involontaire à la perte d’identité. C’est aussi la

22. Voir la reprise de ses articles fondamentaux consacrés aux juges dans le recueil
intitulé Violence et ordre public au Moyen Âge, II. Juges et jugements, Paris, 2005 p. 92-
192 (Les médiévistes français, 5).
23. Une situation qui fait écho à ce que l’on peut retrouver au cours du Moyen Âge, en
termes d’attribution de la supériorité et de la domination sociales : Nobilitas. Funktion
und Repräsentation des Adels in Alteuropa, O.G.OEXLE et W. PARAVICINI dir.,
Göttingen, 1997 (Veröffentlichungen des MPIG, 133) ; et voir aussi J. MORSEL,
L’Aristocratie médiévale, Ve-XVe siècle, Paris, 2004.
Circonscrire l’identité 239

question de l’étranger (Cicéron est ainsi qualifié de peregrinus, certes en un


sens juridique, mais non sans quelque connotation sociale !), problème qui,
avec le conflit violent, est un des lieux anthropologiques qui mettent au jour
les identités.
Enfin les identités, individuelles comme collectives, renvoient à une
matérialité de cet individu et de ce groupe, matérialité d’abord manifestée
par l’enveloppe charnelle, c’est-à-dire par le corps dont on voit bien dans les
sources qu’il peut d’ailleurs désigner autant la personne que le groupe.
Vêtements et insignes vestimentaires, mais aussi déformations ou agressions
du corps (la cicatrice mais aussi le viol), flétrissures, reliques… tout indique
que l’identité ne peut se passer d’une traduction gestuelle, corporelle et donc
forcément rituelle. Identité incorporée, c’est bien ce que signale le mot qui
désigne en tibétain la noblesse : « corps excellent », comme l’a indiqué Alice
Travers. Il est également remarquable que les transgressions de mariage
endogamique dans la société soninkée s’expriment par les termes de
« piétinement des os » ou bien que, toujours dans ce même contexte, le
mouvement protestataire des jeunes esclaves de 1948 se soit intitulé « bras
gauche » pour signifier symboliquement aux nobles qu’ils ne leur serviraient
plus de bras droit.
L’enjeu véritable pour l’historien est dès lors non seulement de
construire ses méthodes en fonction de catégories et de processus qu’il doit
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distinguer et définir, comme on vient de tenter de le faire, mais aussi et
peut-être surtout, à la différence des sociologues ou des ethnologues par
exemple, de saisir l’historicité de ces mêmes processus et des signes et
supports qui les manifestent. Triple historicité en effet : historicité des
processus, des signes et des termes. Au Moyen Âge par exemple, la première
identité englobante, celle du christianisme, est fondée sur la parole des
24
Psaumes, Ipse fecit nos et non ipsi nos . Il s’agit donc de l’identité du chrétien
dans sa double dimension d’individu baptisé (la conversion fait l’identité,
25
ainsi que l’a exemplairement démontré Jean-Claude Schmitt) et de
membre d’une communauté universelle et fraternelle. De la sorte, les
supports documentaires de l’identité relèvent davantage de la memoria :
nécrologes, obituaires ou listes collectives de toute nature par exemple, par
opposition à une modernité qui confie au passeport et à la carte d’identité
individuelle la mission première d’identifier et de nommer l’individu (en
lien avec la fidélité de l’image par l’usage de la photographie, ce qui du coup
renvoie au statut du portrait et au changement de sa fonction lorsqu’il se
met à être « fidèle » à son modèle). Mais il est d’autres signes d’identité qui
ont totalement disparu dans nos sociétés occidentales : blason, sceau,

24 Psaume, 99, 3.
25 La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction, Paris, 2003.
240 Pierre MONNET

inscription,… Bref, il revient à l’historien de brosser le tableau des


apparitions, des transformations (le nu qui pendant longtemps confond les
corps dans l’impossible individuation de leur pâleur devient ensuite le signe
éminent de l’unicité d’un corps à nul autre pareil) et des disparitions de ces
signes et de ces supports dans la double optique d’une histoire culturelle et
sociale qui tienne compte des caractéristiques fondamentales d’une société :
par exemple, l’identité individuelle et collective ne peut pas se décliner de la
même manière dans une société qui place sur le même plan la parenté
26
charnelle et la parenté spirituelle, comme l’est la société médiévale . Elle ne
peut pas non plus avoir la même signification selon que, comme c’est le cas
au Moyen Âge, la société sanctionne l’individu par une exclusion et une
excommunication qui signifie en même temps la perte radicale de son
identité. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la société soninkée
étudiée par Cheikhna Wagué connaît aussi ce mécanisme de l’exclusion
pour transgression de l’ordre social, certes sous un autre mode, mais qui
révèle le fonctionnement d’ensemble des hiérarchies sociales, d’autant plus
lisibles qu’elles sont en train de disparaître.
Ces quelques remarques de synthèse, bien provisoire, ont jusqu’à
présent essentiellement porté sur l’identité, ou plutôt sur l’intérêt que
peuvent présenter pour l’historien, dans un contexte donné, les processus
d’attribution et d’appropriation sociales et culturelles de l’identité. Ce
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faisant, le commentaire a moins insisté sur un autre trait commun à
plusieurs communications, c’est-à-dire la question des élites qui a resurgi
tant à l’évocation des patriciens romains qu’à celle des héritiers tibétains ou
des nobles de la société soninkée. Pourtant, bien des enjeux peuvent se
nouer autour du couple notionnel formé par l’identité et les élites. Nombre
de ces enjeux touchent, comme il se doit, au pouvoir et aux normes, c’est-à-
dire à la domination. L’identité sert-elle à dominer, sert-elle à s’élever dans la
société (cette question de l’ascension n’ayant été posée franchement que
dans le cas des Soninkés) ? Cette question, rappelons-le, avait déjà été posée
par Max Weber, non pas en termes de domination du point de vue
terminologique mais en termes de charisme, c’est-à-dire en termes de
rencontre entre la domination sociale et politique et l’idéologie, y compris
religieuse. On peut songer, dans cet ordre d’idées, aux notions de virtus et

26. Voir les remarques de Jérôme Baschet sur le « monde comme parenté », dans La
Civilisation féodale, op. cit., p. 456-459. On retiendra qu’un des thèmes communs à
toutes les présentes communications sur l’identité est bien la parenté, c’est-à-dire le lien
entre identité et structures de la parenté dans toutes ses composantes et acceptions
(mariage, alliance, veuvage, adoption, parenté spirituelle, lignage). Ajoutons que le
contrôle de la parenté est un puissant moyen de contrôle de l’identité : c’est le cas de
l’Église au Moyen Âge, mais aussi des horo nobles de la société soninkée qui officient
aux mariages et aux baptêmes.
Circonscrire l’identité 241

d’honos évoquées dans la communication de Robinson Baudry, mais aussi au


déshonneur du noble soninké obnubilé par le yagu qui signifie à la fois la
honte et la crainte de la honte… De tels développements ne sont pas sans
rappeler par ailleurs ce que Claude Gauvard dit de l’honneur dans la société
27
médiévale : venger son honneur, c’est aussi restaurer son identité . Observe-
t-on une concentration particulière et un usage spécifique de l’identité
collective et individuelle chez les élites, ou bien faut-il faire intervenir, là
aussi, le prisme déformant des sources tant il est vrai que l’historien est
tributaire des traces d’identité laissées, pour partie à dessein, par ceux qui
savaient le mieux la manier ? Pourtant, les petites gens, le petit peuple
manient avec autant de force et de savoir les signes de leur identité.
Le sens de cette ébauche de conclusion a consisté avant tout à
souligner tout l’intérêt qui réside dans le déplacement d’une réflexion sur
l’identité depuis l’objet ou le sujet en direction du processus de construction
sociale qu’elle révèle et en même temps contribue à énoncer (les deux). Pour
le médiéviste, cette interrogation consiste en fait à regarder comment se
constituent les groupes sociaux dans une société qui les voit tellement
« pulluler » par le pacte et la conjuration volontaire (métiers, communes,
universités, confréries…) que l’on peut à bon droit la qualifier de « groupe
28
de groupes » au sens oexlien du terme , ce qui signifie que l’individu en
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s’agrégeant à un groupe « (re)trouve » moins les siens, ses semblables, qu’il
ne les fabrique. À la base de cette opération se trouve un acte (et un
discours) fondateur : le serment, qui est sans doute au Moyen Âge l’élément
clé de l’identité collective et individuelle, et que l’on retrouve aussi bien dans
la communitas monastique que dans la fidelitas vassalique ou la conjuration
urbaine ou corporative. On prendra soin de noter d’ailleurs que chaque
opération de serment, chaque acte de fondation et de confirmation d’une
identité par ce fait s’accompagnent d’une circulation et d’un échange de
biens. Au serment et au groupe s’ajoutent des règlements qui transforment
ce dernier en institution. Serment, objectivation matérielle,
institutionnalisation et discours rattachés à ces trois processus (pax,
concordia, fraternitas, caritas, autant de mots créateurs de normes et
d’identités individuelles et collectives) finissent par former la culture du
groupe, ce qu’ailleurs on appelle l’identité. Ne conviendrait-il pas dès lors de

27. Parmi de nombreux articles, on reviendra à l’opus fondateur qu’est « De grace


especial ». Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, 1991, en
particulier les chapitres 16 et 17 de la quatrième partie, « L’honneur blessé », « La
vengeance », p. 705-785.
28. Das Individuum und die Seinen. Individualität in der okzidentalen und in der
russischen Kultur in Mittelalter und früher Neuzeit, Y. BESSMERTNY et O.G. OEXLE dir.,
Göttingen, 2000 (Veröffentlichungen des MPIG, 163).
242 Pierre MONNET

remplacer l’identité par le terme de « culture », qui permet alors de mieux


penser ensemble le groupe et l’individu (c’est le moderne qui rétroprojette
sur le Moyen Âge le schéma du groupe contre l’individu), de qualifier la
nature et la force des liens sociaux qui permettent justement à l’individu
d’affirmer son identité, et enfin, pour la société médiévale du moins, de
ménager sa juste place à une christianitas définie comme une religion des
groupes volontaires et donc, à ce titre, comme un éminent réceptacle des
identités plurielles ?
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