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En guise de conclusion
Pierre Monnet
Dans Hypothèses 2007/1 (10) , pages 227 à 242
Éditions Éditions de la Sorbonne
ISSN 1298-6216
ISBN 9782859445782
DOI 10.3917/hyp.061.0227
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figure et la feinte, P. MENGAL et F. PAROT dir., Paris, 1984, p. 213-235 ; repris dans ID,
Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001, p. 241-
262.
5. Sur le mode du « Si je vis, ce n’est plus moi mais le Christ qui vit en moi », Paul,
Épître aux Galates, 2, 20.
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celle de femme, celle de savante, celle de veuve aussi, que l’on retrouve
évoquée dans la communication de Caroline Jeanne sur les stratégies
identitaires des veuves parisiennes à la fin du Moyen Âge. On notera au
passage que ce récit est structuré sur le modèle du songe et du pèlerinage
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allégorique, qui constitue au Moyen Âge, avec le rêve , la voie d’accès royale
à une parole « (auto)biographique » ;
c/ l’acclimatation du concept dans le champ des études historiques à la
faveur du tournant critique pour le définir comme un processus de
construction sociale, d’identification et d’appartenance. Dans ce passage en
revue des champs qui ont permis le transfert et l’adaptation de la notion
(histoire des représentations, microhistoire, identité narrative, construction
des identités sociales par la classification et la catégorie tournée vers l’examen
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des usages ), quelques domaines peuvent encore faire l’objet d’un examen
épistémologique et historiographique, tels que la linguistique (l’école de
Chicago avait aussi posé la question de la langue comme facteur premier ou
non d’identité), la sociologie du droit (identité et personnalité juridique), la
mise par écrit, la politique de l’image, l’histoire culturelle au sens allemand
de Kulturwissenschaft, qui tend à assimiler identité à culture au double sens
réflexif de la culture des contemporains saisis par l’historien et de la culture
de l’historien pris dans l’identité multiple de sa modernité. On n’omettra
pas en effet de signaler que le premier pourvoyeur d’identité est l’historien
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13. O.G. OEXLE, « Les groupes sociaux du Moyen Âge et les débuts de la sociologie
contemporaine », Annales ESC, 3 (mai-juin 1992), p. 751-765 ; ID., Geschicht-
wissenschaft im Zeichen des Historismus, Göttingen, 1996 (trad. fr., L’historisme en débat
de Nietzsche à Kantorowicz, Paris, 2001).
14. Il n’est pas indifférent que le premier chapitre de la première partie de Temps et récit
(L’intrigue et le récit historique) s’ouvre par l’analyse du Livre IX des Confessions de
saint Augustin qui permet à Ricœur de discuter les avantages et les limites de l’identité
narrative comme « première aporie de la temporalité ».
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pas dans leurs sources exprimé comme tel, du moins pour les périodes
antérieures à la modernité contemporaine. En outre, pour cette sorte
particulière d’historien qu’est le médiéviste, la question de l’identité pose un
autre problème dans la mesure où son champ de recherche a longtemps été
caractérisé par la suprématie de l’identité collective et universelle du
christianisme, conférée entre autres par l’Ecclesia, au détriment de l’identité
individuelle.
Cela explique peut-être que l’on ne trouve pas d’entrée au terme
« Identité » dans les instruments de travail communément en usage chez les
médiévistes, tel le Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge dirigé par André
Vauchez, tel le Dictionnaire du Moyen Âge dirigé par Claude Gauvard, Alain
de Libera et Michel Zink, tel le Dictionnaire raisonné du Moyen Âge dirigé
par Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, ou bien encore le Lexikon des
Mittelalters. On ne le trouve pas non plus dans la bible conceptuelle
allemande pour les historiens que constitue la série des Geschichtliche
Grundbegriffe dirigée par Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart
Koselleck.
Cette première remarque sur l’entrée des termes conduit
nécessairement à parler des mots, et donc forcément des sources. Les mots
d’abord. L’Antiquité et le Moyen Âge ont bien connu le terme latin
d’identitas qui dérive de idem(ptitas), « du même ». Le terme au Moyen Âge
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15. H. MARTIN, Mentalités médiévales, II, op. cit., p. 266 ; et aussi D. IOGNA-PRAT,
« Introduction générale. La question de l’individu à l’épreuve du Moyen Âge », dans
L’Individu au Moyen Âge, op. cit., p. 7-29, ici p. 27-28.
16. Voir ce qu’en dit J. BASCHET, « l’ambivalence de la personne chrétienne », dans La
Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2004, p. 423-425.
17. C’est cette même tension qui traverse et relie le salut collectif et le salut individuel
médiatisés par l’Église, sujet qui fera l’objet de la remise en cause radicale opérée par la
Réforme.
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autrement dit l’individualisation) . Mais Paul Ricœur invite l’historien à ne
pas séparer les deux selon une échelle du temps qui verrait l’un succéder à
l’autre pour aboutir à la téléologie de la naissance de l’individu érigée en
signe du passage à la modernité, mais il recommande de considérer que c’est
la tension, l’imbrication entre les deux qui se révèlent intéressantes et
propices au dépassement des coupures chronologiques.
Sans doute convient-il, pour mesurer les évolutions et sentir les
articulations entre imposition et appropriation d’identité, de passer des mots
aux sources. Un premier constat ici s’impose : il n’y a pas de source a priori
privilégiée pour l’historien pour parler de l’identité. Chaque source s’y prête
parce qu’elle est l’émanation d’un rapport social qui comporte
intrinsèquement un processus d’identité ou d’identification. C’est un point
commun à toutes les communications présentées que cette variété des
sources, même si l’on aurait aimé en savoir encore davantage sur la
constitution et la sélection des corpus, sur la question de savoir pourquoi
une source se retrouve là : la conservation du document ne serait-elle pas
une marque éminente d’identité ? On a en tout cas rencontré les plaidoiries
au Parlement de Paris, les noms des veuves, les discours d’orateurs à Rome,
les rôles de l’impôt à Paris, les témoignages oraux et les rapports
gouvernementaux au Tibet, les entretiens pour la société soninkée… Or, à
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19. Der Name der Witwe. Erkundungen zur Semantik der mittelalterlichen Bußkultur,
Göttingen, 2000 (Veröffentlichungen des MPIG, 158).
20. Voir sur ce point le beau livre de Valentin Grœbner sur la naissance du passeport, et
des papiers d’identité, et donc la naissance concomitante des faux papiers : Der Schein
der Person. Steckbrief, Ausweis und Kontrolle im Mittelalter, Munich, 2004.
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autre . C’est bien la preuve que l’identité n’est pas dans les objets, mais
qu’elle est à la fois le facteur et l’expression d’un rapport dynamique entre
assimilation et distinction (dynamique qui peut aussi signifier un conflit
entre appartenance et séparation pour un individu au sein du groupe).
Sceau, blason, signature, nom, tout ce qui au Moyen Âge semble a priori
comme le plus approprié à signaler la naissance d’une identité propre,
individuelle, se révèle un marqueur non d’identification mais social, le
porteur d’un discours sur l’appartenance qui donne moins accès à l’identité
qu’à un processus identitaire, lequel révèle et reflète des représentations
sociales. Il y a bien distinction, mais elle ne passe pas nécessairement par
l’individuation… Cette apparente contradiction peut s’expliquer si l’on
considère le fait suivant.
Il y a en vérité dans l’identité, qu’elle soit collective ou individuelle,
deux dimensions et deux processus qui ne s’opposent pas mais sont liés par
des relations dont la complexité constitue, semble-t-il, le véritable enjeu
d’une enquête historique sur l’identité.
– Il y a d’un côté l’imposition sociale de l’identité, celle que
reconnaissent et qu’attribuent les autres à un individu ou à un groupe. On y
trouve alors des interactions des individus et des groupes entre eux et d’autre
part face aux pouvoirs et aux institutions (État, Église…). Peut-être
gagnerait-on en compréhension si l’on prenait garde dans chaque exposé à la
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seul groupe, ne peut se résumer à une seule identité car dans chaque
situation le rapport social change. Il change (au Moyen Âge) face au
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seigneur, face au roi, face au juge, comme Claude Gauvard l’a bien montré ,
face à une femme, face à Dieu… Le pluriel accolé aux identités signifie que
l’on perçoit ces identités dans le contraste, la différence et donc aussi dans le
conflit, c’est-à-dire la violence : on la voit au Parlement de Paris, mais aussi
dans la société soninkée en crise depuis la fin de la décolonisation. Pluralité
des identités veut aussi dire hiérarchie, codification et bricolage des identités.
C’est le cœur de la communication de Robinson Baudry sur la pluralité des
appartenances, sur le remploi par un groupe tel que les patriciens de la
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notion de nobilitas pour en constituer une forme supérieure . La question
que l’on peut se poser plus spécialement ici concerne la place de l’écriture de
l’histoire dans cette opération : quel rôle a joué l’historiographie romaine
pour exprimer, critiquer, promouvoir ce processus ? Quant à la question des
identités plurielles, on la retrouve également au centre des réflexions
proposées par Caroline Jeanne : une veuve peut être aussi femme, épouse et
mère, couvrant le champ du vaste système de représentation mis en place par
l’Église qui se présente elle-même comme épouse du Christ et veuve de ce
Christ mort sur la Croix… Identité plurielle toujours : c’est la double
appartenance des héritiers tibétains adoptés.
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22. Voir la reprise de ses articles fondamentaux consacrés aux juges dans le recueil
intitulé Violence et ordre public au Moyen Âge, II. Juges et jugements, Paris, 2005 p. 92-
192 (Les médiévistes français, 5).
23. Une situation qui fait écho à ce que l’on peut retrouver au cours du Moyen Âge, en
termes d’attribution de la supériorité et de la domination sociales : Nobilitas. Funktion
und Repräsentation des Adels in Alteuropa, O.G.OEXLE et W. PARAVICINI dir.,
Göttingen, 1997 (Veröffentlichungen des MPIG, 133) ; et voir aussi J. MORSEL,
L’Aristocratie médiévale, Ve-XVe siècle, Paris, 2004.
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24 Psaume, 99, 3.
25 La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction, Paris, 2003.
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26. Voir les remarques de Jérôme Baschet sur le « monde comme parenté », dans La
Civilisation féodale, op. cit., p. 456-459. On retiendra qu’un des thèmes communs à
toutes les présentes communications sur l’identité est bien la parenté, c’est-à-dire le lien
entre identité et structures de la parenté dans toutes ses composantes et acceptions
(mariage, alliance, veuvage, adoption, parenté spirituelle, lignage). Ajoutons que le
contrôle de la parenté est un puissant moyen de contrôle de l’identité : c’est le cas de
l’Église au Moyen Âge, mais aussi des horo nobles de la société soninkée qui officient
aux mariages et aux baptêmes.
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