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L’anthropologie de Marx

Yvon Quiniou
Dans Philosophie en cours 2011, pages 29 à 82
Éditions Éditions Kimé
ISBN 9782841745661
© Éditions Kimé | Téléchargé le 11/11/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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L’antHroPoLogie De marx

marx a peu parlé de l’homme en général, voyant, peut-être imprudemment,


dans ce concept, à partir du moment où sa réflexion est parvenue à maturité
et a rompu avec la spéculation1, une abstraction mystificatrice empêchant
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de comprendre scientifiquement la situation socio-historique et économique
faite aux hommes concrets, de même qu’il a peu parlé de l’homme indivi-
duel, même si, dans les deux cas, il faut aussitôt indiquer qu’une préoccu-
pation humaniste et un souci constant de l’épanouissement de l’individu (au
sens normatif de ces expressions) traversent toute son œuvre2. il en a pour-
tant parlé dans ses œuvres de jeunesse, en particulier dans les Manuscrits
de 1844 (même si sa réflexion y est encore prise dans la spéculation) et il
lui arrive ensuite d’en parler à nouveau, dans son œuvre de la maturité, au
cœur de telle ou telle analyse concrète, témoignant ainsi que ce qu’on peut
appeler la question anthropologique ne lui était pas du tout étrangère. s’il
l’a progressivement abandonnée expressément, pour affronter l’immense
matériau empirique de l’histoire et de la société, spécialement de la société
capitaliste, ce n’est donc pas par désintérêt ou parce qu’il en aurait discrédité
absolument le concept – comme si une anthropologie non spéculative était
en soi impossible – mais parce qu’il voyait précisément dans ce détour le
seul moyen de comprendre véritablement « l’homme » et « l’individu »,
étant donnée l’idée qu’il s’en faisait, quitte à nous laisser le soin d’en tirer
les prolongements anthropologiques généraux.
Par ailleurs, il est clair que ce matériau empirique qu’il a inventorié sans
avoir eu le temps d’en épuiser l’étude – par exemple les fonctions et les
formes de l’État, ou encore le droit et les normes qu’il implique –, qu’il l’ait
abordé à l’aide de catégories philosophiques encore spéculatives comme
celle d’une « essence générique » de l’homme aliénée par la propriété privée
et réactualisée dans le communisme (Manuscrits de 1844) ou, au contraire,
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30 L’homme selon Marx

qu’il l’ait analysé avec rigueur dans l’esprit des sciences de la nature et avec
un extrême réalisme empirique (Le Capital)3, a bien affaire en permanence
à de l’humain, à des réalités dans lesquelles l’homme ou de l’homme est
impliqué : lutte de l’homme contre la nature, développement de la puissance
humaine à travers la technique et satisfaction des besoins humains grâce à
la production matérielle, lutte des classes composées d’hommes, conflits
d’intérêts humains, domination, oppression ou exploitation de l’homme par
l’homme, etc., tous ces processus, même s’ils sont matériellement détermi-
nés ou conditionnés (ce n’est pas pareil), ne sont pas des processus méca-
niques ou impersonnels, sauf à se faire la représentation d’un homme
automate qui n’a guère de sens. ils impliquent – je tiens à ce terme – des
motivations, individuelles ou collectives, ils les engagent, même si marx ne
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les présente pas, ne les analyse pas et ne les théorise pas explicitement, ou
rarement, à l’occasion par exemple d’une explication socio-économique ou
d’une polémique avec un adversaire qui recourt à un langage anthropolo-
gique qui ne lui convient pas. C’est ainsi que le vocabulaire de l’intérêt est
fortement présent, sinon omniprésent, dans toute son œuvre et qu’on peut
considérer qu’il sert de médiateur pour comprendre la relation entre les
conditions matérielles de l’action humaine et celle-ci, comme le suggère
justement ricœur4, lui fournissant sa motivation, précisément, c’est-à-dire
sa cause subjective ou sa dynamique interne, et permettant ainsi de consi-
dérer que le matérialisme de marx n’est pas un matérialisme de la seule na-
ture ou de la seule technique et qu’il fait place aussi, même si cela reste
souvent implicite, à la psychologie – ici la psychologie de l’intérêt, dont le
contenu n’est d’ailleurs pas univoque et réductible au seul intérêt écono-
mique5.
on voit donc que, à ces deux niveaux – statut de l’homme en général,
motivations humaines –, rien n’interdit de procéder à « une synthèse des ré-
sultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du déve-
loppement historique des hommes » comme marx nous le propose lui-même
dans L’idéologie allemande, juste après avoir récusé la spéculation dans ce
domaine, à condition d’analyser le sens anthropologique de ce développe-
ment, implicite le plus souvent, et de le formuler dans le langage qui
convient, qui ne saurait être seulement celui de « la science réelle, posi-
tive »6. C’est le statut et surtout la légitimité de la généralité (sinon de l’uni-
versalité) des catégories intellectuelles pour comprendre le réel qui sont
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alors en jeu et, spécialement, le statut et la légitimité des catégories philo-


sophiques abstraites, distinguées des concepts scientifiques concrets mais
ayant pour fonction d’en réfléchir la signification : quelles propositions gé-
nérales peut-on énoncer sur l’homme et l’individu qui ne tombent pas sous
l’accusation de vanité ou de vacuité que marx formule fréquemment à
l’égard de pareilles propositions, comme lorsque, juste après en avoir sug-
géré la possibilité, il affirme que « ces abstractions, prises en soi, détachées
de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur »7 ? C’est ainsi que bien
plus tard, une fois engagé dans son travail de savant et commentant sa mé-
thode d’approche scientifique de la production économique, il est amené à
préciser qu’il n’entend pas parler de la production en général, mais seule-
ment de celle-ci « à un stade déterminé du développement social » – ce qui
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rejoint partiellement sa critique de l’universalité abstraite de la pensée spé-
culative ; mais il affirme aussi que l’idée de « production en général », bien
qu’abstraite, constitue « une abstraction rationnelle » qui nous permet d’en
saisir « les traits communs » aux différentes époques et donc, doit-on ajou-
ter, d’en penser philosophiquement le statut, par-delà ses déterminations
historiques particulières8 ; et l’on pourrait en dire autant de bien d’autres no-
tions (on le verra), comme le travail ou la conscience. on admettra donc
que, si les propositions générales (ou universelles) sur l’homme et l’individu
ont besoin d’être fondées sur l’étude scientifique et historique de ceux-ci –
la spéculation ou la seule réflexion n’ayant par elle-même aucun pouvoir
cognitif, quel qu’en soit l’objet –, elles n’en sont pas moins valides ou légi-
times en elles-mêmes dès lors qu’elles répondent au réquisit de leur justifi-
cation scientifique, sauf à refuser de penser philosophiquement la réalité
dans l’élément, propre à la philosophie, de la généralité (ou de l’universalité)
catégorielle : elles nous disent quelque chose du réel, qui touche à son es-
sence générale. il suffit de préciser que ces « généralités » sont en quelque
sorte formelles et que, dans leur contenu concret, elles sont soumises à la
variation historique – ce qui ne les empêche pas d’être vraies à leur niveau.
C’est ainsi que souligner que la production économique est toujours déter-
minée par l’histoire (moyens techniques, organisation sociale, objets pro-
duits) et qu’elle ne saurait donc être connue a priori par la réflexion dans
ses déterminations concrètes, n’empêche pas d’en dégager les lois générales9
et, surtout, d’en marquer l’importance anthropologique. La prise en compte
anti-spéculative de sa variation historique s’agissant de son contenu, que
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seule la science historique peut déterminer, ne saurait donc invalider en rien


la réflexion philosophique sur la production pensée comme forme univer-
selle de l’existence humaine attestée par l’histoire.
Ceci étant admis, on peut alors dégager les éléments essentiels de cette
anthropologie, à savoir les éléments touchant à l’essence de son objet,
« l’homme en général », qu’ils soient explicites ou implicites.

1. L’homme est un être naturel, avant d’être un être historique

Ce point est souvent oublié par les lectures de marx10, au nom de l’autre
versant, historiciste, de sa conception de l’homme, alors qu’il s’agit là d’une
détermination première dont marx n’a jamais remis en cause la priorité on-
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tologique. elle doit s’entendre en trois sens. D’abord au sens où l’homme
est un produit de la nature – marx le dit très tôt, dans les Manuscrits de
1844, avant même de pouvoir étayer cette affirmation sur la théorie de l’évo-
lution mise au point ultérieurement par Darwin –, elle l’a précédé, il ne la
« crée » pas, il est « posé » par elle « parce qu’à l’origine il est Nature » et
il n’en est donc qu’une forme : il « est immédiatement être de la
nature »11 énonce marx catégoriquement ; et cette unité, voire cette identité
d’essence, est telle que affirmer que sa « vie physique et intellectuelle » en
dépend « ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement
liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature »12, toutes les
différenciations que l’homme va opérer vis-à-vis de cette nature initiale ne
pouvant se faire qu’en elle. C’est ainsi que si la pensée (ou la conscience)
est une détermination spécifique de l’être humain comme rapport à l’être
(et à soi), ce rapport est entièrement intérieur à l’être (naturel), il en est une
modalité, à tel point que l’on peut dire que quand l’homme pense la nature
(matérielle), ce n’est pas une instance étrangère ou un point de fuite absolu
et indéterminé qui la pense, c’est la nature qui se pense elle-même à travers
l’homme. De ce « primat de la nature extérieure » – et donc aussi « inté-
rieure », on va le voir – qui est à la base de tout matérialisme, marx affirmera
vigoureusement qu’il « n’en subsiste pas moins » alors même que, abordant
le terrain du matérialisme historique dans L’idéologie allemande, il met en
avant le rôle décisif de la production dans la transformation historique de
cette même nature comme dans la transformation de la « nature » de
l’homme13. ainsi, parlant dans un passage célèbre, de l’importance de la
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production des moyens d’existence pour distinguer les hommes des ani-
maux, il ajoute – ce qu’on néglige régulièrement – que ce « pas en avant est
la conséquence même de leur organisation corporelle », suggérant que
l’homme fait toujours partie de la nature « en général » même quand il s’en
distingue sous cette forme particulière14.
mais l’homme est aussi un « être naturel vivant » et non inerte, il est
« un être naturel actif »15 qui a été doté par cette même nature de caractéris-
tiques propres, qu’il n’a donc pas inventées ou produites mais qui lui sont
données originairement en tant que caractéristiques générales, alors même
qu’elles ont besoin de l’histoire pour se réaliser, et qui ne s’opposent pas à
son activité historique et à ses effets sur lui puisqu’elles en constituent au
contraire la base ou la source naturelle : l’homme est « pourvu de forces na-
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turelles, de forces vitales » et celles-ci « existent en lui sous la forme de dis-
positions et de capacités, sous la forme d’inclinations »16. on peut certes
être troublé par ce langage naturaliste des dispositions, des capacités et des
inclinations (ou des impulsions) si l’on songe à l’importance du point de
vue historique chez marx par ailleurs ; il n’empêche qu’il est là et qu’il a
une forte signification. si on laisse de côté le fait qu’il ne s’agit que de po-
tentialités qui ont besoin de la vie historique et sociale pour être activées, il
nous dit que si l’homme est capable de produire une culture, ce n’est pas
sous la forme d’un univers purement artificiel soustrait à tout déterminisme
naturel : la capacité originaire d’échapper pour une part à cette nature, hors
de lui et en lui, en la transformant sans cesse par la production culturelle,
n’est pas elle-même produite ou culturelle, elle est naturelle, liée à la consti-
tution de l’homme tel que l’évolution biologique l’a fait. en d’autres termes :
ce n’est pas parce qu’il y a une histoire humaine qu’il y a une nature, même
si celle-ci porte sans cesse sa marque depuis que l’homme y est apparu, c’est
parce qu’il y a d’abord une nature qu’il y a une histoire humaine, dont la
capacité même qu’elle a de modifier la nature trouve sa source ultime ou
première en celle-ci. C’est dans ce contexte, où la nature se prolonge en his-
toire – « la nature en devenir dans l’histoire humaine » dit marx17 –, que
l’on peut comprendre cette étonnante unité des « sciences de la nature » et
de la « science de l’homme » que revendique le troisième des Manuscrits
de 1844, allant même jusqu’à pronostiquer que, dans l’avenir, « il y aura
une seule science »18. il faut comprendre par là, en parlant comme spinoza,
que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », que les sciences de
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la nature, entendues pratiquement comme sciences qui transforment le


monde par la technique et l’industrie, révèlent les forces réelles de l’homme
et exhibent sa « nature anthropologique véritable »19 qui serait restée en
sommeil et inaperçue sans elles et que, du coup, entendues théoriquement,
les sciences de la nature et la science de l’homme pourront s’unifier : étudier
l’homme ce sera étudier ce que la nature a fait de lui tout autant que ce qu’il
a fait d’elle dans l’histoire, mais grâce à elle. Cependant, cette exclusivité
apparente donnée aux sciences naturelles envisagées dans toute leur exten-
sion future ne doit pas être mal comprise, tirée rétrospectivement, par exem-
ple, du côté de la sociobiologie contemporaine qui résout la société dans
des mécanismes purement biologiques, comme elle ne doit pas être som-
mairement opposée à la formule inverse, tout aussi radicale, de L’idéologie
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allemande affirmant (même si c’est dans un passage biffé dans le manus-
crit) : « nous ne connaissons qu’une seule science, l’histoire »20. Car dans
les deux cas, il y a « histoire », c’est-à-dire changement et non immobilité,
histoire de la nature et histoire humaine, et ces deux histoires ne sont ni sé-
parées ni séparables, puisque « aussi longtemps qu’il existe des hommes »,
elles « se conditionnent réciproquement »21 : il y a, de ce nouveau point de
vue, une historicité de la nature qui tient à ce que l’homme la transforme
sans cesse comme il y a une naturalité de cette histoire puisque celle-ci dé-
pend de la réalité naturelle et qu’elle révèle la nature véritable de l’homme
au sein de cette même histoire.
enfin, il existe cette autre donnée essentielle – essentielle, à nouveau,
au sens strict où elle touche à l’essence de l’homme : l’homme en tant qu’il
est « nature » dépend de la nature extérieure, des objets qui la constituent et
dont il a besoin pour exister, pour reproduire sa vie physique en les consom-
mant – et la faim est là pour le démontrer, pour démontrer que mon « être »
dépend de ce qu’il y a hors de lui, à quoi je suis définitivement enchaîné, ce
qui marque l’irréductible finitude de l’homme. tout cela est bien lié à la na-
turalité de l’homme puisque, comme l’indique magnifiquement marx (re-
prenant une idée de Feuerbach), « un être qui n’a pas sa nature hors de lui
n’est pas un être naturel, il ne participe pas à l’être de la nature » et cela
peut être dit dans le langage de l’objet : « un être qui n’a aucun objet en de-
hors de lui n’est pas un être objectif ». Ce qui entraîne cette conséquence
matérialiste rigoureuse et implacable – implacable au sens où elle dénie
toute réalité à un sujet ou un esprit métaphysique (méta-physique) pur et
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nous contraint de regarder en face l’essence matérielle (ou naturelle) de


toute réalité susceptible d’être expérimentée par l’homme : « un être non-
objectif est un non-être »22. en d’autres termes encore, plus prosaïques : j’ai
faim et je mange, donc je suis, et je suis condamné à souffrir et à disparaître
si je ne mange pas. D’où l’idée subséquente, que l’on retrouvera dans l’ordre
de l’appartenance de l’homme à la société, que l’homme est un être rela-
tionnel, non monadique, contrairement à la vision que la métaphysique spi-
ritualiste de la subjectivité initiée par Descartes (et qu’on peut décliner, au
moins théoriquement, sous d’autres formes, y compris la forme kantienne)
a tendu à nous imposer. Le « je pense, donc je suis », suivi du « et je suis
une chose qui pense », voire d’abord qui « se pense », s’énonce en effet spé-
culativement en l’absence de la moindre altérité, puisque celle-ci a été ré-
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voquée en doute dans sa totalité, au moins provisoirement23 ; ici au contraire,
l’homme est rivé à l’altérité naturelle, qui est alors aussi, quoique extérieure,
une part de lui-même – c’est son « corps non organique »24 –, et c’est à ce
prix qu’il peut lui-même exister pour lui-même comme objet, par l’inter-
médiaire de cet autre, dont il est alors l’objet. Du coup, au-delà de la simple
finitude, déjà signalée, c’est à une dépendance ontologique généralisée que
nous avons affaire, liée au statut sensible de l’être humain – par opposition
à l’auto-dépendance immatérielle, c’est-à-dire à l’autonomie abstraite ou
spirituelle du sujet cartésien ou kantien qui ne dépend que de soi –, dépen-
dance dont la figure, indissolublement positive et négative, et qui n’est pas
seulement métaphorique, est la souffrance associée à la passion : l’homme
dépendant du milieu naturel est affecté par lui, il peut en jouir comme il
peut être troublé par ses accidents divers, et il peut même en souffrir quand
ce dont il a besoin lui fait défaut ; or souffrir à cause de l’autre, c’est bien
être un « être passionné », révéler qu’on en a absolument besoin pour son
plaisir et qu’on lui est lié, du même coup, pour son déplaisir25.

2. Mais l’homme, s’il est un être naturel, est un « être naturel humain »,
c’est-à-dire historique, producteur d’histoire, ce qui change beaucoup de
choses.

D’abord, il possède la conscience de soi – il existe « pour soi », ce qui le


définit comme être générique ayant conscience de son humanité, mais sous
la forme d’une détermination à « confirmer » et à « manifester […] dans
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son être et dans son savoir »26 – et, bien entendu, il possède la conscience
du monde, à la différence de l’animal dont L’idéologie allemande dit qu’il
n’est « en rapport » avec rien, au sens d’un rapport pleinement conscient,
alors que chez l’homme, dès le départ, « la conscience remplace l’instinct »
ou, en tout cas, « l’instinct est un instinct conscient »27. mais si cette (double)
dimension consciente est fortement mise en avant, on ne peut pas dire
qu’elle soit prioritaire pour marx dans la mesure où elle est impliquée par
le trait suivant, plus fondamental dans la perspective matérialiste qui est la
sienne, opposée à une tradition spiritualiste qui met la conscience, spécia-
lement la conscience de soi, au cœur de l’essence humaine comme un élé-
ment fixe et substantiel, soustrait à tout conditionnement. Le propre de
l’homme, en effet, est surtout de se produire dans et par l’histoire, laquelle
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constitue son « acte de naissance », au point qu’on peut affirmer, en renver-
sant au moins dans les mots le primat de la nature, mais sans qu’il y ait, on
l’a vu, de contradiction, que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de
l’homme »28. Comment ?
C’est ici qu’intervient la production par l’homme de ses moyens d’exis-
tence, dont il faut bien comprendre le statut et l’importance au regard de
ses conséquences. il faut revenir en détail sur le passage de L’idéologie al-
lemande29 où il met vigoureusement en avant ce trait constitutif de l’huma-
nité de l’homme (même si l’anthropologie contemporaine peut en relativiser
un peu l’importance30). il y insiste d’abord sur le caractère incontestable de
ce qu’il va énoncer, qui n’est pas posé arbitrairement ou dogmatiquement
par la spéculation mais issu d’une analyse reposant sur « des bases réelles
dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination » et dont l’énonciation
est donc vérifiable « par voie purement empirique ». et il rappelle tout le
contexte purement naturel, extérieur et intérieur, qui va rendre possible cette
production, que nous avons commencé par mentionner mais dont l’indica-
tion prend d’autant plus de poids ici qu’il va s’agir de montrer que l’homme
ne s’y enferme pas et le dépasse : présence d’individus vivants, complexion
corporelle de ces individus, conditions naturelles externes multiples, y com-
pris quand elles sont modifiées par l’homme. À l’instant même, donc, où
s’inaugure le matérialisme proprement historique de la production, son en-
racinement dans un matérialisme de la nature est réaffirmé, montrant ainsi
que ce ne sont, en un sens, que les deux faces d’un même matérialisme d’en-
semble et que l’histoire, si elle transforme empiriquement la nature, ne
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rompt pas ontologiquement avec elle. reste que c’est bien la production
économique qui est mise au premier plan quand il s’agit de distinguer
l’homme de l’animal31 –, même si l’analyse signale bien d’autres traits évi-
dents comme la conscience (à nouveau), la religion et « tout ce que l’on
voudra » : les hommes « commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils
commencent à produire leurs moyens d’existence », indique-t-il32. Pourquoi
cette priorité décisive à ce niveau de la réflexion ? Pour une raison simple
mais essentielle, qui tient au caractère non spéculatif, scientifique et surtout
historique (on peut dire aussi dialectique) de la méthode d’approche. marx
ne repère pas une différence en quelque sorte éternelle qui serait inscrite
dans une essence supra-historique de l’homme comme pourrait le faire un
penseur naturaliste s’appuyant par exemple sur l’idée d’un Dieu créateur
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qui aurait donné à l’homme cette différence ; il entend saisir cette différence
telle qu’elle est réellement apparue dans le temps et, en l’occurrence, telle
qu’elle s’est constituée en lui en tant qu’événement historique réel : les
hommes se sont réellement différenciés des animaux en produisant leurs
moyens d’existence et même, pour rester dans la nuance exacte et rigou-
reuse, ils ont commencé à se différencier des animaux en commençant à pro-
duire leurs moyens d’existence, ce qui est une autre manière de récuser
l’affirmation d’une différence naturelle anhistorique, pleinement donnée dès
le départ et restant identique à elle-même à travers le temps, non soumise à
lui. Ce qui nous permet aussi de comprendre tout de suite un autre caractère
de cette différence : conçue comme différenciation, elle ne peut elle-même
que croître à travers l’histoire qu’elle va inaugurer, l’homme, d’origine ani-
male, s’éloignant alors de plus en plus de celle-ci à travers l’histoire de la
production, dans un processus qu’on peut considérer comme illimité. on
peut le dire autrement : la différence homme-animal, si elle est bien naturelle
au sens où nous l’avons vu (elle est conditionnée par la biologie), est tout
autant historique dans la mesure où, émergeant dans le temps de l’évolution
naturelle pour inaugurer une histoire productive, elle va se creuser avec le
développement de celle-ci ; ou encore : la différence histoire (productive)-
nature dans laquelle peut s’exprimer la différence homme-animal est elle-
même une différence historique vouée à se développer, dont on ne saurait
figer à l’avance ni le contenu concret ni le degré ou l’importance. enfin,
autre point décisif, qui marque encore plus la spécificité humaine : cette dif-
férenciation est une auto-différenciation puisque les hommes se différen-
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cient, se distinguent des animaux, et elle porte donc la marque essentielle


de l’activité humaine, de ce caractère actif de l’homme que nous avons
d’emblée signalé comme un trait de sa « nature ». Paradoxe, donc : voilà
une différence pensée d’abord comme « naturelle » et donc donnée, qui ap-
paraît tout autant comme le résultat d’une activité et qui, initiant la produc-
tion humaine, est elle-même produite par l’homme, au point qu’il faut dire,
au-delà des représentations mécanistes qu’un certain matérialisme (y com-
pris marxiste) voudrait imposer de l’homme, que celui-ci, et malgré tous
les déterminismes qui pèsent sur lui que l’on retrouvera par la suite, est en
un sens responsable de son humanité. Disons, pour éviter tout langage qui
pourrait faire croire à un libre arbitre imaginaire, que l’homme est l’agent
(fini et multidéterminé) de son humanité, qu’il se produit en produisant et
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c’est bien pourquoi l’histoire (productive) est son « acte de naissance », acte
de naissance dont il est parallèlement l’auteur. et c’est cet auto-engendre-
ment de l’homme dans et par la production matérielle que le même texte
peut alors souligner avec précision : d’une part l’homme, en produisant ce
qui lui permet de reproduire sa vie – les animaux, eux, rencontrant leurs
moyens d’existence dans la nature –, produit « indirectement » sa vie ma-
térielle ou physique et, s’il cessait de le faire, il mourrait ; et d’autre part,
cette production, au-delà de son seul rôle à l’égard de la vie physique de
l’homme, détermine l’être de l’homme, ce qu’il est selon les formes histo-
riques de cette production et selon la place qu’il occupe individuellement
au sein de celle-ci. il faut donc y voir « un mode vie déterminé », une forme
précise et pleine de ce que sont les hommes en tant qu’ils sont actifs, au lieu
d’y voir seulement une détermination certes de base, mais secondaire ou
superficielle de ce qu’est l’homme, comme tend à le faire toute anthropo-
logie idéaliste pour autant que, quand elle n’occulte pas ce trait, elle situe
hiérarchiquement la véritable nature de l’homme « au-delà » ou « au-des-
sus », du côté des facultés supérieures de « l’esprit »33. ici, au contraire, on
doit en conclure que la « nature » de l’homme coïncide en profondeur avec
la production envisagée dans son contenu et dans sa forme, et que « ce que
sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur produc-
tion ». Cette dernière affirmation, dont il faudra bien mesurer la portée,
pourrait choquer ceux qui sont enclins à penser l’individu, et spécialement
sa personnalité psychologique, abstraction faite de ces conditions, et à pen-
ser l’homme en général en dehors de la dimension productive. mais elle a
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L’homme selon Marx 39

l’immense mérite de mettre au premier plan la dimension de la pratique en


l’inscrivant dans l’essence de la vie humaine – ce que la 8e des Thèses sur
Feuerbach résume en disant que « toute vie sociale est essentiellement pra-
tique » – et, du coup, de suggérer que, si c’est pour le meilleur comme pour
le pire – puisqu’il y a des formes misérables de la pratique dont souffrent
les hommes ou certains hommes –, quand c’est pour le pire, ce « pire » étant
pratique et non « naturel », on peut y intervenir, on peut le modifier : ce qui
est « produit » peut être « détruit » et « re-produit » sous une autre forme,
meilleure pour les hommes. L’homme n’est donc pas un être substantiel,
dont l’aventure sur terre serait vouée à un déploiement automatique d’une
essence pré-donnée sur laquelle il n’aurait pas de prise ; ce qu’il est, est sous
la dépendance ontologique constante de son activité, qui le produit au quo-
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tidien et qu’il doit en permanence re-produire, quitte à en inventer de nou-
velles formes pour son bien. C’est bien pourquoi il n’y a pas, au sein de la
vie sociale, de « mystères », à savoir de problèmes portant une charge de
malheur incompréhensible et irréductible devant laquelle il faudrait s’incli-
ner comme nous y invitent toutes les religions : comme le dit encore la 8e
Thèse sur Feuerbach, ces « mystères […] trouvent leur solution rationnelle
dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique ». La
pratique (ou la production) est donc bien, hors de toute liberté métaphysique,
un principe de responsabilité ontologique de l’homme à l’égard de lui-
même34. Car si l’homme n’est pas libre au sens où il posséderait un libre ar-
bitre métaphysique, il n’en est pas moins actif et producteur de soi, ce qui
lui donne une autre forme de liberté qui n’a rien de mystérieux et sur la-
quelle il nous faudra revenir35. D’autant que cette activité, si elle est bien
soumise à des conditions, n’est pas directement ou mécaniquement déter-
minée par elles au sens où elle pourrait automatiquement s’en déduire
comme l’effet naturel d’une cause elle-même naturelle, ce qui l’annulerait
dans son essence d’activité. on peut continuer à la dire « déterminée » et
non libre, pour éviter la fuite, séduisante mais irrationnelle, dans l’idée d’in-
détermination, proche de celle de contingence, dont une approche scienti-
fique du réel ne peut que se méfier car elle ne peut guère l’aider dans sa
tâche ; mais, si on la dit déterminée par les conditions dans lesquelles elle
se déploie, elle n’en demeure pas moins une activité qui, parce qu’elle pro-
duit et par ce qu’elle produit, dépasse la détermination de ses conditions,
est en excès par rapport à elles et en quelque sorte s’en libère puisqu’elle
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40 L’homme selon Marx

invente quelque chose de neuf. La production historique, quel que soit le


poids des déterminismes qui la traversent et permettent de la comprendre
scientifiquement, n’est donc pas loin de s’apparenter à une création histo-
rique, en tout cas quand on l’appréhende à l’échelle de la macro-histoire.
enfin, cette production inaugure une histoire qui relaie l’évolution na-
turelle. À la fois elle constitue le « premier acte historique »36 – le premier
acte de l’histoire –, elle est la cause même de l’histoire – ce qui la déclenche
et la rend à la fois possible et nécessaire37 – et elle est littéralement la base
de toute l’histoire qui va suivre, laquelle ne pourra jamais se soustraire à
cette détermination fondatrice : il suffirait que cette base soit fragilisée ou
s’écroule pour que tout le reste de la société, avec sa spécificité (incontes-
table), sa grandeur (évidente) et son autonomie (apparente) soit lui-même
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fragilisé ou s’écroule comme on le voit en temps de catastrophe naturelle,
de crise économique ou de guerre – sans parler du tarissement des ressources
naturelles qui menace à terme la planète et risque de bloquer le fonctionne-
ment de la société, c’est-à-dire sa reproduction, si l’on n’invente pas d’ici-
là de nouvelles ressources productives. marx y insiste d’ailleurs d’emblée
puisqu’il indique : « Cet état de choses ne conditionne pas seulement l’or-
ganisation qui émane de la nature, l’organisation primitive des hommes,
leurs différences de race notamment ; il conditionne également tout leur dé-
veloppement ou non-développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. »38
C’est bien pourquoi, dans de nombreux textes postérieurs où, sur la base
des multiples études empiriques détaillées qu’il aura effectuées, il précisera
sa conception générale de la société et de l’histoire, il ne cessera de marquer,
même si c’est avec des formulations différentes et des nuances complémen-
taires décisives, la priorité causale de la production matérielle, donc de
l’économie, sur tous les autres éléments constitutifs de la société et sur tous
les autres facteurs du développement historique. il suffit ici de se référer à
la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859) –
si injustement décriée en raison de ce qu’on a appelé son « évolutionnisme »
alors qu’il s’agit d’un texte matérialiste fondamental – pour s’en rendre
compte39. Précisant bien qu’il s’agit d’un « résultat » auquel il est parvenu
et qui lui a servi seulement de « fil conducteur » pour la suite de ses études,
donc à la fois d’une thèse élaborée à partir d’une recherche scientifique
(c’est-à-dire le contraire d’une vue idéologique a priori) et d’une hypothèse
de travail pour la suite de sa recherche (donc le contraire d’un dogme non
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L’homme selon Marx 41

soumis à révision dans le détail), il affirme que « le mode de production de


la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intel-
lectuel en général » et que ce sont les transformations de ce mode de pro-
duction qui déterminent les grandes transformations historiques à partir de
lois que le texte précise. et quand engels, bien plus tard, rappelle que bien
d’autres facteurs interviennent qui interagissent avec le facteur économique
dans l’histoire, ce n’est pas pour abandonner ce primat mais interdire de le
transformer en facteur exclusif : il reste déterminant « en dernière instance »,
il n’empêche pas que « nous faisons notre histoire nous-mêmes », mais il
indique que c’est dans des conditions qui nous déterminent à la faire et
« entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont détermi-
nantes »40.
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3. Cette productivité historique de l’homme étant admise, elle le confronte
à une histoire ouverte et progressive ou cumulative.

Le premier besoin auquel répond la production des moyens d’existence chez


l’homme étant satisfait – à savoir la reproduction physique de la vie –, cette
satisfaction produit « de nouveaux besoins » et c’est là, sur le plan spécifi-
quement anthropologique, le « premier fait historique » puisqu’il dépasse
la seule reproduction de la vie naturelle41. or cette production de nouveaux
besoins ne va pas cesser, en liaison avec la production de nouveaux moyens
de production dont la dynamique est elle-même incessante : alors que la na-
ture, même si nous savons désormais qu’elle a un développement historique,
est tout de même marquée, au moins dans une échelle de temps relativement
courte, par des processus répétitifs de divers ordres (succession du jour et
de la nuit comme des saisons, rotation des astres, lois physiques multiples,
invariances nombreuses en biologie comme celle du code génétique, etc.),
la production, elle, est expansive et changeante comme l’histoire des tech-
niques de production et des besoins qu’elle fait naître, ce qui fait que chaque
génération héritant de circonstances naturelles et techniques transformées
va continuer le processus de transformation et ajouter de nouvelles modifi-
cations aux circonstances qu’elle a initialement rencontrées, elle va trans-
former et augmenter les transformations antérieures42. nous sommes donc
bien en présence d’un progrès cumulatif, dont le constat au demeurant n’im-
plique aucun jugement de valeur nécessairement positif, mais qui est propre
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42 L’homme selon Marx

à l’homme et explique son éloignement de plus en plus important du règne


animal. mais tout autant, nous sommes en présence d’une histoire ouverte
quant à son avenir et donc, en un sens indéterminée : non, nous l’avons vu,
au sens où elle serait soustraite au(x) déterminisme(s) et qu’elle reposerait
sur une inventivité libre, ni seulement à celui où la complexité de ce déter-
minisme interdirait la prévision, ce qui reviendrait à n’admettre qu’une in-
détermination relative à notre ignorance des déterminismes réels, mais en
un sens plus profond qu’une notation importante de michel vadée nous fait
comprendre dans sa lecture d’un marx penseur du possible et pas seulement
de la nécessité43. en effet, si le développement des techniques de production
(comme de la technique en général) dépend bien, par définition, des décou-
vertes scientifiques dont elles sont l’application pratique, leur développe-
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ment futur dépend de connaissances dont nous ne disposons pas encore et
qui sont donc en elles-mêmes, et là aussi par définition, non seulement im-
prévues mais imprévisibles puisque inconnues : nous ne savons pas quels
sont les aspects de la nature qui peuvent nous fournir de nouvelles sources
de production et donc, pour nous, à l’instant présent et absolument du point
de vue de cet instant, le futur de la production humaine, conditionné par le
futur de la science qui reste à conquérir, est indéterminé : non parce qu’il
serait lui-même indéterminé ontologiquement, mais parce que ses détermi-
nations (au double sens de caractéristiques et de conditions déterminantes)
nous sont inconnues. Ce futur, indissolublement intellectuel et technique,
est donc lui aussi à inventer ou à produire, ce qui nous renvoie une nouvelle
fois à la dimension essentielle de la pratique dans laquelle rien n’est donné
une fois pour toutes44.
ajoutons un point important quant à la continuation de cette histoire, et
qui marque à nouveau la différence de l’homme et de l’animal. au-delà des
seuls biens économiques, cette histoire est celle d’objets techniques et d’ob-
jets culturels dans lesquels l’humanité se réalise, c’est-à-dire s’objective,
manifestant son essence sous la forme d’un « monde » artificiel, extérieur
à l’individu, y compris biologique (les espèces végétales modifiées ou la
nature transformée par l’agriculture, par exemple), et doté de signification
pour l’homme, inséparable donc de la conscience qu’il en a et de l’usage
qu’il en fait : hors de ceux-ci, l’univers humain reste lettre morte, malgré
son objectivité matérielle, un peu comme un tableau qui, lorsqu’il n’est pas
regardé, n’est plus qu’un agrégat de formes et de couleurs dépourvu de si-
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L’homme selon Marx 43

gnification esthétique et qui n’existe pas en tant que tableau45. Du coup,


chaque génération, avant même de songer à l’enrichir et à le reproduire
d’une manière élargie, doit le re-produire (quand c’est le cas) et, surtout,
se l’approprier, c’est-à-dire en intérioriser la signification subjective et
l’usage, qui ne lui sont pas donnés à la naissance sous la forme d’un patri-
moine génétique prêt à fonctionner comme l’instinct chez l’animal. C’est
l’apprentissage et plus largement l’éducation qui sont à la base de ce pro-
cessus par lequel l’homme s’hominise, en faisant sien ce qui a été produit
par d’autres et qui lui est transmis de l’extérieur. C’est dire que la continua-
tion, simple et a fortiori élargie, de la production humaine prise dans toute
son ampleur, n’est pas assurée par un mécanisme naturel : elle doit être elle-
même constamment produite et reproduite historiquement à travers la suc-
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cession des générations. signe de fragilité, ce point marque l’importance
que les hommes doivent accorder à toutes les structures éducatives (famille,
école, éducation populaire, etc.) par lesquelles l’homme s’hominise et l’his-
toire se continue : la mort possible de la culture hante, si l’on veut, l’exis-
tence même de la culture du fait de son essence artificielle et de la nécessité
de sa transmission. mais tout autant, ce point nous explique à nouveau l’ou-
verture indéfinie de la culture, par opposition au caractère répétitif, pour
l’essentiel, de la vie animale. Dans le règne animal chaque génération re-
produit, à court terme et abstraction faite de la dimension de l’évolution, la
vie de la génération précédente, parce que ce qu’elle est et peut faire lui est
donné par la nature. Chez l’homme, au contraire, il se trouve que l’appren-
tissage doit précéder le savoir ou le savoir-faire parce que rien de tout cela
ne lui est fourni tel quel à la naissance. or, il est avéré que le temps de l’ap-
prentissage d’un savoir ou d’un savoir-faire quelconque est bien plus rapide
que le temps qui a été nécessaire à son acquisition, en l’occurrence à sa pro-
duction. L’homme peut très vite s’équivaloir aux savoirs ou aux savoir-faire
obtenus dans le passé et, du coup il peut, à partir d’eux, les dépasser, les
enrichir, en produire d’autres, plus nombreux ou plus efficaces : c’est là le
principe du progrès (cumulatif) de l’histoire ou de la culture, mais qui n’a
rien d’inévitable puisque, pour la même raison, l’homme peut perdre ce
qu’il a acquis ou décider, tout simplement, de cesser de produire « toujours
plus », au moins dans certains domaines. mais ce serait bien la conséquence
d’un choix, d’un choix de vie, et non d’une incapacité naturelle à progres-
ser.
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44 L’homme selon Marx

4. Les autres caractéristiques impliquées par la production matérielle

Bien entendu, la production engage d’autres caractéristiques comme la


conscience, la pensée ou le langage, que toute anthropologie ne peut qu’in-
diquer mais à condition de souligner leurs formes et leurs conditions de pos-
sibilité réelles, c’est-à-dire matérielles – ce que fait marx. C’est ainsi que,
analysant la spécificité du travail humain par rapport à l’activité instinctive
de l’animal – l’abeille en l’occurrence – dans laquelle il repère une part de
productivité (la ruche, ici), il indique fortement l’implication de la pensée
en lui dès lors qu’il s’est dépouillé de son « mode instinctif » initial :
l’homme, s’il construit une ruche, « a construit la cellule dans sa tête avant
de la construire dans la ruche », « le résultat du travail préexiste idéalement
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dans l’imagination du travailleur » et, point important, la subordination de
l’activité à cette dimension d’idéalité, qui exige aussi la présence de la vo-
lonté consciente de son but productif, est permanente, marquant à quel point
le travail manuel est aussi une action intellectuelle46. Cette dimension intel-
lectuelle du travail s’accroît considérablement quand l’industrie apparaît, et
encore plus avec les formes modernes de production que marx a largement
anticipées, en particulier dans les Grundrisse, en montrant en particulier
comment la connaissance scientifique devient « une force productive im-
médiate »47.
Cependant, l’originalité de marx, en liaison avec le primat de la produc-
tion économique, est de lier tous ces autres traits à la socialité de la vie hu-
maine, par où l’on retrouve, mais sous une forme nouvelle, l’essence
relationnelle de l’homme. au-delà de la nécessité de la procréation, forme
ou « moment » de la reproduction de la vie, qui implique initialement la re-
lation familiale – mais sans qu’il faille voir dans la famille une entité su-
prahistorique, non soumise à des déterminations et à des changements
empiriques comme l’observe justement marx48 –, il y a surtout, en liaison
précisément avec le processus de production, la dimension de la division du
travail que L’idéologie allemande a le mérite d’éclairer fortement dans le
principe, ce qui fait que les œuvres ultérieures, en particulier Le Capital, ne
feront que la déployer et la détailler empiriquement, sans rien ajouter au
principe lui-même. il s’agit bien là d’une détermination relationnelle, non
au sens d’une simple intersubjectivité abstraite telle qu’on pouvait la trouver
chez Feuerbach, malgré la conception matérialiste qu’il avait d’un homme
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L’homme selon Marx 45

concret « en chair et en os »49, ou telle qu’on peut la trouver dans la phéno-


ménologie contemporaine50, mais au sens d’une interrelation inscrite objec-
tivement dans le processus de production, avec tout son poids de réalité
matérielle, socio-historique. De même que la relation à la nature n’était pas
la simple relation à un « objet de conscience » mais une relation active à
une ressource productive que l’homme exploitait pour vivre, ici la relation
à l’autre est donc d’emblée un rapport social (réciproque) réalisé immédia-
tement dans le travail, au sein duquel l’autre homme est un partenaire ou
un collaborateur. Ce rapport social est rigoureusement dépendant de la na-
ture ou de l’état de développement des forces productives, au point que
marx peut dire que « l’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré
de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au
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degré de développement qu’a atteint la division du travail »51 ; et ce phéno-
mène, avec ses multiples subdivisions et à condition de lui ajouter le mode
d’exploitation du travail qui les conditionne tout autant qu’il est conditionné
par elles, explique la structuration socio-économique des nations (ville/cam-
pagne, industrie/commerce, classes sociales), puis, par extension, celle du
monde entier (nations dominantes, colonialisme, etc.).
il y a donc clairement ici une double contrainte anthropologique à la-
quelle l’homme est soumis, et on ne voit pas comment il pourrait y échapper
à considérer les choses non dans leur aspect concret soumis au changement
historique, mais, à nouveau, dans leur généralité : l’homme doit (au sens
d’une nécessité de fait) travailler et ce travail est nécessairement divisé – et
dans les deux cas nous sommes bien dans une dimension indépassable de
socialité. C’est pourquoi marx insiste tellement, dans un texte plus tardif
qui résume l’esprit de sa pensée52, sur une idée empruntée à aristote mais
qu’il renouvelle, à savoir que l’homme est un « animal politique » ou « so-
cial », ou encore « sociable ». L’idée d’une production opérée par un « in-
dividu isolé » n’a aucun sens pour lui, elle fait partie de ces robinsonades
présentes chez certains économistes partant d’une pareille abstraction pour
construire leurs théories (comme smith et ricardo) ou chez un penseur
comme rousseau lorsqu’il pense la société à partir d’un contrat fondateur
passé entre des individus considérés ici aussi comme des monades. marx y
dénonce une erreur fondamentale en même temps que paradoxale53. D’une
part ces pensées se représentent un individu naturel et anté-historique, doté
donc d’une nature humaine indépendante de la société, autonome ontologi-
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46 L’homme selon Marx

quement, ayant existé avant l’histoire et capable par ses facultés originelles
d’entrer en société et de « faire société », de tisser des liens extrinsèques
avec les autres – ce qui rejoint, on peut d’emblée l’indiquer, les théories de
l’individualisme méthodologique contemporain, comme celle d’un Hayek –,
alors que tout le passé humain, étudié scientifiquement, nous montre des
individus dépendant constamment les uns des autres. L’homme ne peut donc
pas plus exister seul qu’il ne peut acquérir le langage et parler en dehors de
la présence d’autrui et, comme le dit marx superbement, l’homme « ne peut
s’isoler (ou exister en tant qu’individu – Y. Q.) que dans la société », donc
par elle : l’existence solitaire (ou singulière) elle-même est un produit so-
cial54. D’autre part, le paradoxe est que cette représentation théoriquement
« individualiste » et naturaliste d’un homme existant hors de l’histoire col-
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lective est elle-même le produit de l’histoire, en l’occurrence de l’histoire
contemporaine pour autant que, par son développement capitaliste, elle a
conféré à l’homme une forme partielle mais réelle d’autonomie qu’il ne
connaissait pas dans le passé et qui lui donne l’illusion de son indépendance
ontologique55. Cette croyance n’est donc qu’un reflet idéologique de la so-
ciété (actuelle) et elle apparaît paradoxalement comme la marque supplé-
mentaire de sa dépendance vis-à-vis d’elle : il en est dépendant en cela même
qu’il s’en pense indépendant.
il reste que s’agissant du travail et de sa division on ne peut guère aller
plus loin dans le cadre d’une anthropologie générale. Des déterminations
supplémentaires comme le triptyque consommation/distribution/échange
qu’on peut ajouter à la production et qui relève bien de sa dimension sociale
(toute société suppose un échange des objets produits dans le cadre de la
division du travail, mais ne suppose pas nécessairement la médiation de la
forme argent pour cet échange56), avec toutes les réciprocités dialectiques
que marx indique et développe brillamment (toute production est aussi
consommation, la consommation est aussi production, etc.), nous feraient
entrer dans une analyse empirique propre à la science économique et nous
éloigneraient de la synthèse philosophique qui est notre but. il en est de
même pour des concepts importants, pourtant, en raison de leur poids ex-
plicatif et de leur charge critique, comme ceux de propriété privée, de classes
sociales et donc ceux de domination politique, d’oppression sociale et d’ex-
ploitation économique, voire d’aliénation : sauf à sortir de l’espace de pensée
marxien et à en rendre compte à l’aide de modèles anthropologiques liés à
Lhomme selon Marx_Mise en page 1 21/07/16 13:38 Page47

L’homme selon Marx 47

l’idée d’une nature humaine invariante – hypothèse critique que nous exa-
minerons ensuite –, il faut admettre que, ici, il ne s’agit en rien d’invariants
généraux. Car le paradoxe fort et incisif de marx est d’indiquer que, malgré
leur omniprésence dans les sociétés passées, en dehors pour l’essentiel des
sociétés primitives, ils ne désignent que des phénomènes inhérents à une
(très) longue période de l’histoire, susceptibles d’être abolis dans le futur
par le communisme, ce qui lui permet de qualifier cette (très) longue période
de simple « préhistoire » de l’humanité, engageant ainsi ce qu’il faut bien
appeler un très fort optimisme indissolublement anthropologique, politique
et historique, mais qui n’a rien de naïf puisqu’il est fondé largement sur une
intelligence scientifique du rapport de l’homme à l’histoire57.
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5. La production de l’homme par l’homme

C’est ici que culmine à mon avis l’anthropologie marxienne, avec toute sa
nouveauté, sa rigueur, ses nuances, mais aussi ses difficultés propres ou ses
limites qu’il faudra interroger ensuite. en un sens, il en a déjà été question
dans ce qui précède, quand nous avons parlé de la différence homme-animal
conçue comme auto-différenciation produite par l’homme lui-même. Ce-
pendant, les analyses antérieures pouvaient donner l’impression d’enfermer
l’homme dans la sphère de la production de la vie matérielle et, même s’il
y a déjà été fait mention d’une production élargie qui va au-delà de la simple
reproduction de la vie physique, c’est la dimension économique qui parais-
sait prédominer avec la lutte pour le « nécessaire » et la production de biens
strictement matériels. Pourtant marx et engels refusent cette vision restric-
tive, que la simple observation de l’histoire dément au demeurant, sans re-
nier la priorité causale de l’économie. C’est ainsi que engels, parlant de la
« lutte pour la vie » dont il croit à tort que Darwin l’a transposée de la vie
animale à la vie humaine58, signale justement que, à un certain stade de son
avancement, la production humaine produit « non seulement des besoins
nécessaires, mais des plaisirs superflus » (accaparés par « une minorité »
précise-t-il justement), la lutte pour la vie se transformant alors « en une
lutte pour les plaisirs, non plus pour de simples moyens d’existence, mais
pour des moyens de développement, moyens de développement produits so-
cialement, et à ce niveau il est alors clair qu’on ne peut plus appliquer les
catégories du règne animal »59. Cette affirmation rejoint d’ailleurs un pas-
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48 L’homme selon Marx

sage du Capital où marx indique fortement que la vie vraiment humaine,


marquée du sceau de l’authentique liberté, se trouve au-delà de la production
économique, dans le « développement des forces humaines comme fin en
soi » et que cet « épanouissement » implique la réduction du temps journa-
lier consacré au travail productif60.
mais c’est à un tout autre niveau que la question proprement matérialiste
de la production de l’homme par l’homme se pose, à un niveau qui touche
à des dimensions de l’humain clairement extra-économiques, voire parais-
sant transcender toute matérialité, qu’on peut dire « supérieures » et à
l’égard desquelles il semblerait qu’une explication en terme de « produc-
tion » doive nécessairement échouer : la conscience, la morale, la métaphy-
sique, etc. or, c’est bien ce pari explicatif que soutient marx dans un
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paragraphe de L’idéologie allemande décisif qu’il nous faut commenter,
d’autant plus qu’il oblige à distinguer dans le processus de production de
l’humain un aspect passif et un aspect actif, à la fois contraires et liés, et
qu’il nous amènera du coup à la porte de cette question essentielle qu’est la
question de la nature humaine, entendue au sens courant, c’est-à-dire psy-
chologique61. C’est bien à l’enseigne du matérialisme que l’analyse se dé-
ploie tout entière, à l’encontre de la philosophie allemande imprégnée
d’idéalisme religieux : marx dénonce d’emblée une méthode d’approche
spéculative qui « descend du ciel sur la terre », c’est-à-dire part de la sphère
des représentations que l’homme (= les hommes) se fait du monde ou de
soi, directement ou par l’intermédiaire des autres, pour comprendre
l’homme (= les hommes) dans sa réalité matérielle, « en chair et en os »,
qui définit l’homme effectif que nous rencontrons sur terre et dont nous fai-
sons tous l’expérience62 ; et il lui oppose la méthode rigoureusement inverse
qui consiste à aller « de la terre au ciel », à partir non de présuppositions ar-
bitraires ou fictives mais de « prémisses réelles », à savoir les hommes
concrets pris dans leur « activité réelle », matérielle, pour comprendre leur
conscience, les différentes représentations qu’ils se font du monde et d’eux-
mêmes, représentations que l’idéalisme érigeait en principe originaire alors
qu’elles ne sont elles-mêmes que le résultat d’un processus de genèse em-
pirique. Dit en une formule érigée en postulat méthodologique d’explication,
mais qu’on peut aussi considérer, après coup, comme une thèse philoso-
phique générale vérifiée par l’explication elle-même (elle est d’ailleurs
énoncée à la fin de l’argumentation) : « Ce n’est pas la conscience qui dé-
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L’homme selon Marx 49

termine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »


Ce bref résumé ne dit pas tout sur la signification et les enseignements
de ce texte magistral de lucidité théorique. il faut en effet préciser le statut
de cette « vie » qui est à la base de l’explication et qu’il nomme aussi le
« processus vital », car cette (double) dénomination pourrait prêter à contre-
sens. il ne s’agit pas de la vie biologique mais bien de la vie pratique, c’est-
à-dire de la vie indissolublement productive et sociale, conformément au
primat constant de la production matérielle ; mais en même temps la biologie
est bien là, y compris à ce niveau précis de l’explication, puisque celle-ci
entend rendre compte des « fantasmagories » existant « dans le cerveau hu-
main ». il y a donc bien un mixte de matérialisme biologique et de matéria-
lisme historique, mais sous le primat ici de ce dernier, qu’il faut comprendre
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ainsi : l’existence de la conscience est bien un fait biologique lié au cerveau
– propos qui réaffirme que la nature matérielle est une condition de possi-
bilité fondamentale de l’humain – mais le contenu de cette conscience est,
lui, pleinement historique. C’est donc dans l’histoire qu’il faut trouver l’ori-
gine spécifique, capable de les expliquer dans leur singularité et leur histo-
ricité (ce qu’aucune explication biologique ne saurait faire), de toutes les
représentations humaines, aussi bien celles qui sont la source de l’idéalisme
philosophique le plus abstrait et fondent sa conception du monde et de
l’homme, que les représentations présentes dans la conscience ordinaire63 –
à l’exception, mais marx ne le dit pas, de la science en général, et donc de
la science de l’histoire et de l’origine historique des idées qu’il est en train
de présenter : la science de la conscience n’est pas, elle, soumise aux lois
qu’elle énonce à propos de la conscience ou, pour le moins, pas au même
titre. sur cette base, en tout cas, où la conscience est conçue comme déter-
minée (et pas seulement, ici, conditionnée) par la vie historique, les repré-
sentations diverses ou les idées diverses qui l’habitent peuvent être
qualifiées d’idéologiques et, plus précisément, de « reflets » et d’« échos
idéologiques » du processus vital et l’on peut expliquer comment elles en
émanent. Pour reprendre l’exemple des « fantasmagories », c’est-à-dire des
représentations les plus irrationnelles, les plus éloignées de la réalité maté-
rielle et qui paraîtraient échapper à toute compréhension de ce type, l’ap-
proche matérialiste entend montrer et démontrer qu’elles ne sont que « des
sublimations résultant nécessairement du processus de [la] vie matérielle
que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases maté-
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50 L’homme selon Marx

rielles ». Le concept fondamental d’idéologie peut alors faire vraiment son


apparition avec un sens précis, après des notations antérieures qui avaient
mis l’accent sur son aspect de mystification ou, plutôt, d’auto-mystification :
il désigne les représentations, idées, croyances, valeurs, etc., présentes dans
la conscience mais qui ont leur source hors d’elle, dans les conditions de la
vie réelle, donc toutes les formes de conscience ou tous les contenus de
conscience qui sont déterminés par la vie historique et qui l’ignorent, se
croyant autonomes vis-à-vis d’elle, issues d’une productivité intellectuelle
originaire et libre64. Ce qui frappe alors, c’est l’importance donnée au dé-
terminisme qui pèse sur la conscience humaine, avec ce qu’il implique de
passivité pour l’homme et la dimension d’illusion qui lui est inhérente d’em-
blée (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit inéluctable) : dans l’idéologie la
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conscience est l’effet d’autre que soi (« reflets », « échos » dit bien le texte)
et elle ne le sait pas, se croyant origine de soi, n’ayant donc pas conscience
d’elle-même en tant qu’idéologie, cette inconscience étant elle-même dé-
terminée par la même cause puisque, si la conscience renverse d’une ma-
nière idéaliste l’ordre des choses, « ce phénomène découle [du] processus
de vie historique » des hommes65. enfin, il apparaît aussi, même si le texte
ne le dit pas explicitement, que l’idéologie est fausse : elle relève non seu-
lement de l’illusion (sur soi) mais de l’erreur sur le monde, elle implique
une conception erronée de la réalité et de l’histoire66, mais que la science
peut dissiper et c’est pourquoi elle n’est pas inéluctable. mais ce qui frappe
aussi, c’est l’extension de ce concept ainsi compris : il recouvre toutes les
formes de conscience ordinaire (hors, bien entendu, la perception) et, dans
le champ intellectuel, s’étend à des domaines aussi (apparemment) abstraits
ou immatériels que la morale, la religion, la métaphysique, etc., qu’il fait
dépendre tout autant des conditions de la vie matérielle que les précédentes.
C’est bien pourquoi marx peut affirmer de celles-ci quelque chose qui, à la
lettre, peut apparaître inexact et choquer ceux qui sont au cœur de ces phé-
nomènes ou de ces disciplines et s’en croient les auteurs libres au sein d’une
temporalité intellectuelle indépendante : « elles n’ont pas d’histoire ». Ce
qu’il veut dire, insistant à nouveau sur le déterminisme historique qui pèse
sur la conscience, c’est qu’elles n’ont pas d’histoire propre ou autonome
qui puiserait dans leur champ spécifique de quoi exister et se développer.
elles ont bien entendu une histoire au sens où elles se transforment dans le
temps, mais celle-ci est dépendante de l’histoire réelle, hors d’elle, et elles
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L’homme selon Marx 51

n’en sont donc, elles aussi, malgré leur éloignement apparent, que le « re-
flet » ou l’« écho ».
il reste que toute cette analyse donne bien l’impression terrible qu’une
considérable passivité affecte l’homme à travers l’enchaînement des faits
historiques qui déterminent sa conscience. Qu’il y ait là une impression
« terrible » ne saurait bien évidemment être un argument théorique contre
cette idée, si elle était exacte. mais il se trouve que le même texte recourt
également à un vocabulaire contraire, celui de la production, précisément,
où l’activité humaine entre alors pleinement en jeu. ainsi, juste après avoir
présenté le thème du déterminisme pesant sur leur conscience en quelque
sorte de l’extérieur, marx précise que ce sont « les hommes qui, en déve-
loppant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment
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avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur
pensée », rejoignant ainsi une affirmation antérieure affirmant clairement
que « ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations,
de leurs idées, etc. »67. il faut donc résoudre cette contradiction – qui n’est,
on le soupçonne, qu’apparente – de la manière suivante : la production his-
torique de la conscience, si elle n’est pas mécaniquement exodéterminée
comme un effet par sa cause puisqu’il s’agit d’une « production », n’en de-
meure pas moins exoconditionnée et elle est donc endodéterminée : il ne
s’agit pas d’une production libre puisqu’elle est sous la dépendance de
causes extérieures qu’elle enregistre à sa manière et qui lui deviennent en
quelque sorte immanentes. Car si les hommes produisent bien leur
conscience, ce sont « les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont condition-
nés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode
de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que
celles-ci peuvent prendre »68.
on voit donc comment il faut comprendre cette tension entre passivité
et activité humaines, façon de la comprendre qui va faire rebondir la ques-
tion de « l’homme ». Celui-ci produit bien sa conscience – représentations,
idées, etc. –, mais dans des conditions historiques qui l’amènent à cette pro-
duction ; s’il se produit et s’il est donc déterminant, c’est dans des circons-
tances qui le déterminent à se produire de telle ou telle manière, il est donc
aussi le produit de sa production, déterminé en elle et par elle, elle-même
historiquement conditionnée : si l’on veut, il est passif dans son activité
même, au sens où celle-ci (la production) est dépendante de conditions qui
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52 L’homme selon Marx

la précèdent, qu’elle avalise, mais aussi au sens où ce « soi » ainsi produit


n’en est qu’un résultat qui en porte la marque historique. et ce qui vaut pour
sa conscience, vaut pour l’ensemble des déterminations de son « être », psy-
chologie comprise, comme on va le voir.
Que vaut alors l’idée de « nature humaine » face à ce constat irrécusable
d’une historicité affectant pleinement l’être humain – idée que l’on avance
massivement à l’encontre de tout projet politique visant à transformer
l’homme et les rapports sociaux dans un sens meilleur puisqu’elle est la plu-
part du temps (pas toujours) affectée d’un indice moral négatif, lequel fonc-
tionne alors comme l’argument le plus répandu et, il faut l’avouer, le plus
fort contre toute intention de les améliorer substantiellement ?69
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6. La critique de l’idée de « nature humaine »

Cette critique illustre et concentre parfaitement l’historicisme marxien, et


il faut voir si elle doit nous amener à nier absolument qu’il y ait des moti-
vations universelles et permanentes qui poussent les hommes à agir ; et, si
ce n’est pas le cas, si l’on peut donc concevoir l’existence de pareilles mo-
tivations, il faudra envisager quelles elles sont, tout en les articulant à l’his-
toire, sous peine d’incohérence ou alors en assumant le risque de rompre
avec marx sur ce point. sont-ce l’intérêt, l’égoïsme, la vanité, la cupidité,
la violence ou, au contraire, la générosité, la moralité, la sympathie, etc. ?
Faut-il le préciser, aucune réflexion sur « l’homme » ne saurait faire l’im-
passe sur cette dimension psychologique de l’action, sauf à se rendre soi-
même aveugle à la médiation par laquelle une situation matérielle objective
se transforme subjectivement en action décidée par un « sujet » et à amputer
l’homme d’une part essentielle de lui-même70. Cette nécessité de prendre
en compte l’élément subjectif de la motivation est encore plus forte lorsque
l’on entend réfléchir sur l’homme non par simple curiosité ou intérêt théo-
rique, mais en vue de l’aider à mieux vivre et à rompre, tout particulière-
ment, avec la conflictualité malheureuse qui a marqué l’histoire de
l’humanité depuis très longtemps : l’homme est-il essentiellement malléable,
ce qui ouvrirait d’emblée la perspective d’un avenir différent ? Peut-on aller
plus loin et faire fond sur des ressorts humains positifs pour réaliser ce pro-
grès historique ou, au contraire, devons nous tenir compte d’obstacles psy-
chologiques que marx n’aurait pas soupçonnés, n’étant pas d’abord un
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L’homme selon Marx 53

psychologue ? Ces interrogations sont au cœur de la question de la « nature


humaine », question clairement double, théorique et pratique.
Le problème est que sa solution rencontre une difficulté préalable, que
tout ce qui précède a suggérée, à savoir que la possibilité même d’un dis-
cours général sur de pareilles motivations paraît difficilement concevable
au regard de ce qui vient d’être dit sur la production historique de l’homme
par lui-même. La question semble d’ailleurs vite résolue par la négative,
dans son principe même, dès la 6e des Thèses sur Feuerbach (à peu près
contemporaines de L’idéologie allemande) où, polémiquant avec Feuerbach
expliquant (justement) la religion comme une production de l’homme, mais
à partir d’une « essence humaine » coupée de l’histoire, marx affirme :
« L’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu
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isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »71 Cette
thèse signifie bien, apparemment, que le problème de la « nature humaine »
tel qu’on le pose habituellement est un faux problème : non qu’elle récuse
le concept d’essence, puisqu’il y est clairement présent et que la seconde
partie de l’énoncé entend précisément la définir positivement, « dans sa réa-
lité » ; mais elle en donne une définition telle qu’elle évacue radicalement
cette idée de « nature humaine ». on ne peut la chercher et la trouver en
l’homme individuel, par l’introspection ou la réflexion, sous la forme d’une
nature « inhérente à l’individu isolé », que l’on pourrait étendre à tous les
individus et qui serait donc, à travers cette universalité, à la fois donnée et
transhistorique, invariante dans l’espace et dans le temps : par exemple la
violence, ou la cupidité, ou, par opposition, la bonté, etc., ou encore, par
rapport à Feuerbach, la tendance à croire en un Dieu sur la base d’un mé-
canisme projectif que celui-ci a analysé et qui constituerait un « esprit reli-
gieux » propre à l’homme en général et « immuable ». À l’inverse, elle
identifie cette « essence » à l’ensemble des productions humaines liées aux
rapports sociaux, faits et gestes compris, donc à un ensemble de réalités hu-
maines qui excède le seul individu et dont il n’est qu’un élément, à la fois
partie prise et partie prenante, donc à un ensemble de faits objectifs, incluant
la production culturelle (au sens étroit), ensemble multiple, changeant his-
toriquement et socialement, toujours relatif et en même temps ouvert
puisque l’histoire n’est pas terminée. La « nature » de l’homme, c’est donc
sa culture (au sens large) dans toute la variété de ses productions, c’est-à-
dire précisément une anti-nature ou une non-nature, et cette culture est le
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54 L’homme selon Marx

seul contenu certain que l’on peut assigner au terme initial d’essence hu-
maine puisqu’il est donné dans l’expérience historique, hors de tout a priori
spéculatif, et qu’il peut faire l’objet d’une étude scientifique. on peut donc
dire qu’il n’y a que des figures multiples et historiques de l’humain, et cela
vaut aussi pour sa psychologie, donc pour cela même qui est concerné au
premier chef par la problématique de la nature humaine72. Ce point n’est
pas neuf : marx l’avait déjà soutenu magnifiquement dans les Manuscrits
de 1844 en disant que « l’histoire de l’industrie et l’existence objective de
l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psycho-
logie de l’homme concrètement présente ». Cette psychologie, si elle n’a
pas la forme exclusive ou prioritaire de la subjectivité interne, puisqu’elle
réside dans la culture externe objectivement produite, n’en est pas moins
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une authentique « psychologie », nous montrant la réalité de l’homme dans
son évolution historique, incluant d’ailleurs sa dimension subjective, et son
ignorance nous fait passer à côté de ce qu’a été et est effectivement celui-ci
– au point que marx peut ajouter, à juste titre, qu’« une psychologie pour
laquelle reste fermé ce livre […] ne peut devenir une science réelle et vrai-
ment riche de contenu »73. Plus largement, d’ailleurs, le même ouvrage mon-
tre à quel point l’histoire façonne l’homme dans des domaines qui lui
paraîtraient soustraits et sembleraient parfaitement naturels, comme les sens
dont la formation est « le travail de toute l’histoire passée » et que l’histoire
future, à travers le progrès continu de l’industrie (à nouveau), mais tout au-
tant à travers les bouleversements des rapports sociaux dominants et de la
division du travail, enrichiront considérablement chez tous. ainsi, c’est l’ac-
tivité musicale qui rend l’oreille musicale et capable de jouissance esthé-
tique face à la musique, et non l’inverse comme le postule un naturalisme
sommaire74. De même, la multiplicité des besoins, leur richesse et le besoin
de cette richesse ne sont pas naturels et réservés à une élite ; ils sont une
conséquence de la position occupée dans la société, ils ont une « significa-
tion humaine et par conséquent sociale » que le socialisme (ou le commu-
nisme), en les mettant à la disposition de tous, révélera75. et dans Le Capital,
parlant génériquement du travail et de son action sur la nature extérieure, il
affirme qu’il modifie aussi la nature de l’homme, qu’il « développe les fa-
cultés qui y sommeillent ».76 Du coup, marx pourra aller jusqu’au bout de
cette conception et l’étendre expressément aux motivations humaines, point
crucial où se joue la possibilité anthropologique d’une transformation com-
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L’homme selon Marx 55

muniste de la société. Polémiquant cette fois-ci avec Proudhon défendant


« la nécessité éternelle de la concurrence », avec tous ses méfaits humains,
et refusant d’envisager qu’elle puisse être remplacée par la simple émulation
parce qu’il y aurait là « une transformation de notre nature sans antécédents
historiques », il lui objecte que « l’histoire tout entière n’est qu’une trans-
formation continue de la nature humaine »77 et qu’on ne saurait donc enfer-
mer l’homme dans l’image que le capitalisme concurrentiel en donne à
travers la personne de ceux qui en profitent et l’animent sur cette base de
concurrence économique, comme, plus largement, dans une quelconque
image historiquement figée de lui.
Comment qualifier la conception qu’engage cette dernière affirmation,
sinon d’historicisme radical ou absolu, alors même que, par ailleurs, la na-
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ture matérielle, extérieure et intérieure, a été érigée en principe ontologique
dont l’homme dépend ? et comment définir ce qu’il y a d’anthropologique
malgré tout dans toutes ces vues – il y est question de « l’homme » en per-
manence –, sinon en disant que nous sommes en présence d’une « anthro-
pologie négative », comme on a parlé de « théologie négative », à savoir
d’une anthropologie qui, sur ce plan-là, refuse de parler positivement (ou
substantiellement) de l’homme, de lui conférer une ou des caractéristiques
psychologiques définies, puisqu’elle le soumet entièrement à l’influence de
l’histoire. C’est encore une anthropologie, certes, mais une anthropologie
fonctionnant en quelque sorte « à vide » ou, encore, une anthropologie du
refus de l’anthropologie (positive ou substantielle). « L’homme n’a point
de nature, […] il a – ou plutôt il est – une histoire » dira en écho, un siècle
plus tard, Lucien malson dans son introduction à un livre consacré aux en-
fants sauvages qui montre à quel point l’humanité de l’homme dépend de
la culture puisque, quand ils survivent hors d’elle, ils la perdent78 ; et il ajoute
que tous les grands courants de pensée du xxe siècle confirment pleinement
ce point de vue : l’existentialisme (mais sur une base qui n’est pas scienti-
fique – Y. Q), le behaviorisme, le marxisme, la psychanalyse, le cultura-
lisme, enfin. Lucien sève, quant à lui, reprend pour l’essentiel cette thèse,
en particulier lorsque, sans nier les particularités du tempérament ou du ca-
ractère, il affirme dans son premier livre consacré à cette question, que le
corps n’est que le « support » de la personnalité humaine (individuelle), sa
« base » étant historico-sociale, dans une relation que je ne trouve guère
dialectique, au demeurant79. Peut-on se contenter de cette conclusion radi-
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56 L’homme selon Marx

calement historiciste ? Du point de vue même de ce que marx a pensé et


écrit au total, on peut le contester.

7. Avec Marx, contre Marx

il y a en effet trois points théoriques importants dans la pensée marxienne


qui nous obligent à réviser cet historicisme affiché et revendiqué. en premier
lieu, il y a le fait ontologique irrécusable dont nous sommes parti, à savoir
que l’homme est un produit de la nature, ici biologique, et qu’il n’en est
donc qu’une forme. on ne voit donc pas comment – réflexion de bon sens
– cette nature ne pourrait pas avoir d’effet sur lui, sur ses capacités, ses be-
soins, sa psychologie (générale et individuelle), sauf à imaginer une rupture
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miraculeuse avec le déterminisme naturel qui en ferait, un peu comme l’es-
prit pour les empiristes, une « table rase » et un simple réceptacle pour des
influences sociales externes qui seraient seules productrices de ce qu’il est
– ce qui rejoindrait aussi et paradoxalement la conception « métaphysique »
et « abstraite » (par rapport à la nature) d’un homme pur « néant » à sa nais-
sance et inventant son « être » librement à partir de rien et en raison de ce
« rien », qui est celle de sartre80. Ce déterminisme peut être aussi réduit
qu’on le voudra, à côté de ce que l’homme doit aux influences sociales (j’y
reviendrai) – ce qui exclut un déterminisme généralisé à la manière de la
sociobiologie américaine, au moins dans sa version simpliste capable d’af-
firmer que la hiérarchie sociale a une base biologique dans des inégalités
naturelles massives séparant les hommes81 –, il n’en existe probablement
pas moins, même s’il est difficile à établir rigoureusement à partir des don-
nées de la biologie scientifique actuelle. marx le reconnaît lui-même impli-
citement, souvent. exemples. s’agissant des facultés génériques de
l’homme, le passage du Capital sur le travail que nous avons cité plus haut
ne dit pas que celui-ci « crée » ou « produit » ces facultés à partir de rien,
mais qu’il les « développe » telles qu’elles « sommeillent » dans sa « propre
nature » – sous-entendu, de toute évidence, dans sa nature biologique. De
même, s’agissant des différences et des inégalités naturelles distinguant
éventuellement les individus, par-delà ce qu’elles doivent largement à l’in-
fluence inégalisante des inégalités de milieu social, elles-mêmes liées aux
inégalités de classe, marx ne les exclut pas. s’en prenant, dans les Manus-
crits de 1844, au communisme grossier et égalitaire qui veut niveler les
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L’homme selon Marx 57

hommes par le bas, il revendique un tout autre communisme qui entend tirer
les hommes « vers le haut » et reproche au premier de « faire abstraction du
talent » et de nier « la personnalité de l’homme »82. et dans la Critique du
programme de Gotha, la définition en deux temps du projet communiste –
« De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail », puis « De
chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » – implique à chaque
fois la reconnaissance de capacités inégales (« De chacun… ») et, dans le
deuxième cas, celle de besoins différents (« a chacun… ») ; or, d’où peuvent
venir ces inégalités et différences subsistant au sein d’une société (en tout
cas parvenue à sa deuxième phase) dans laquelle les inégalités sociales au-
ront été pour l’essentiel abolies… sinon de la nature biologique ! et même,
parlant un peu avant des « individus inégaux » auquel s’applique le droit, il
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affirme que « ce ne seraient pas des individus différents s’ils n’étaient pas
inégaux »83. on voit ici combien faire du corps le simple « support » de la
personnalité pour des influences formatrices de celle-ci et venant de l’exté-
rieur, comme le fait sève, semble difficile à soutenir, en toute rigueur.
soyons plus précis, en revenant au psychisme humain et, spécialement, aux
capacités intellectuelles (générales ou individuelles, peu importe ici) et à
leur rapport au cerveau, donnée biologique de base chez l’homme. on sait
désormais que celui-ci n’est pas entièrement pré-constitué à la naissance et
que son activité neuronale, donc ses capacités futures liées aux connexions
synaptiques qui se mettent en place (ou pas) dans la petite enfance, est elle-
même dépendante des activités que le milieu sollicite (ou pas) de la part de
l’enfant, sous des formes dont le nombre et la qualité sont liés à l’entourage
et à l’éducation que reçoit l’enfant, sans négliger la dimension proprement
affective de cette éducation84. est-ce à dire que le cerveau n’est que le sup-
port du psychisme (ici des facultés intellectuelles), avec ce que cela im-
plique d’irréductible passivité ou neutralité, ou encore qu’il n’est que
l’« effecteur » d’un fonctionnement mental « de provenance socialement
excentrée » comme sève le soutient dans une polémique, elle justifiée, avec
le biologiste Pierre roubertoux, partisan d’un biologisme dur pour lequel
« notre essence est physico-chimique jusque dans notre façon de penser et
de nous comporter »85 ? C’est oublier deux choses : que la causalité des
conditions objectives sur la subjectivité humaine ne peut s’opérer en général
que via un intermédiaire doté d’une vie psychique, car une cause matérielle
ne peut produire qu’un effet matériel, et que cet intermédiaire dans ce cas
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58 L’homme selon Marx

est un organe vivant et pensant qui a la capacité d’être stimulé ou activé bio-
logiquement par cette influence externe, le cerveau précisément (aspect du
corps en jeu, ici). Celui-ci n’est donc pas passif, mais réceptif (ce n’est pas
pareil), c’est-à-dire capable d’actualiser activement ses capacités innées et
internes, sur la base de cette sollicitation externe. au-delà du fait qu’il est,
de toute façon, une condition naturelle générale de l’activité psychique hu-
maine – on ne pense pas sans cerveau et mal avec un cerveau déficient –, il
faut donc, dans une relation dialectique de l’interne et de l’externe, lui at-
tribuer une fonction causale irréductible (mais pas exclusive) et non un sim-
ple statut de support enregistreur ou de lieu d’existence pour le psychisme
humain. et dans ce qui est bien une inter-action entre le corps et le milieu
social, il faut justement ne pas oublier qu’il y a inter-action, c’est-à-dire ac-
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tion de part et d’autre, le corps-cerveau activant ses propres capacités na-
turelles ou innées (l’animal ne les a pas, ni l’enfant mongolien du fait d’une
anomalie génétique) sur la base, mais sur la base seulement, des conditions
externes du milieu. en ce sens-là le milieu social ne produit pas l’intelli-
gence humaine – le social ne peut produire que du social, par exemple la
misère une révolte, et d’ailleurs c’est l’intelligence humaine qui produit le
social qui va influencer l’homme – mais, à strictement parler, il l’éveille, il
la développe, il l’actualise ou la réalise (= il la rend réelle, la fait exister en
acte) à partir de potentialités naturelles fournies par la biologie et non par
le milieu externe – comme il peut l’étouffer, voire l’annihiler. nous allons
justement retrouver cette idée essentielle dans notre deuxième argument86.
en second lieu, en effet, il y a ce qu’implique, à l’insu de marx si l’on
y tient, sa conception de l’aliénation telle qu’elle s’exprime dans les Ma-
nuscrits de 1844. il n’est pas question pour moi ici de la présenter à nouveau
dans le détail car je répéterais ce que j’ai dit ailleurs87, mais de repérer son
présupposé anthropologique « positif ». si on laisse de côté la question du
rapport de l’homme à l’histoire, l’aliénation, prise au sens individuel tel que
je l’entends, indique qu’un individu appartenant à une classe dominée voit
une large partie de ses capacités et besoins mutilés par son appartenance de
classe, à travers de multiples mécanismes (pauvreté économique, déficits
éducatifs, ségrégation dans l’accès à la culture et donc au métier, etc.), sans
qu’il le sache, voire en le voulant du fait du conditionnement idéologique
dont il est victime. il mène alors une vie « bornée » liée à une personnalité
« rabougrie », pauvre en « besoins », alors qu’il aurait pu avoir une person-
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L’homme selon Marx 59

nalité et une vie « riches », c’est-à-dire pleines et épanouies, lui permettant


au surplus d’accéder aux plus hautes satisfactions de l’existence, et les Ma-
nuscrits, confirmés par toute la sociologie contemporaine et la psychologie
du travail, en font la démonstration concrète88. or que veut dire tout cela,
même si marx ne le dit pas explicitement ? Qu’il y a des besoins et, j’ajoute,
des capacités génériques, propres à tous les hommes, donc des « invariants »
naturels dont seule l’admission permet de parler scientifiquement d’aliéna-
tion89 puisqu’elle réside dans leur extinction : besoins spécifiquement hu-
mains comme le besoin de travail, de loisir, de jeu, d’activité intellectuelle,
de satisfactions esthétiques, etc., et des capacités intellectuelles équivalentes
(ce qui ne veut pas dire identiques : voir plus haut) chez tous les hommes,
qui ne demandent qu’à se satisfaire ou à s’accomplir. or ceux-ci – besoins
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et capacités, donc –, mutilés par l’aliénation, sont bien présents en l’homme
d’une manière générale, sans quoi l’on ne pourrait parler d’aliénation, et
ils définissent bien une « nature », mais dont il faut bien comprendre le statut
sous peine de fuite dans un naturalisme qui rend tout autant impossible la
pensée d’une pareille aliénation : elle ne consiste qu’en potentialités, dont
la réalité ou l’origine est bien naturelle, hors histoire, mais dont la réalisa-
tion, elle, est bien soumise à cette histoire et aux inégalités sociales qui la
constituent, et est donc inégale, en quantité et en qualité, selon l’apparte-
nance de classe. il y a donc bien, en ce sens, une nature générique de
l’homme, à la fois concrètement déterminée par la biologie et potentielle,
soumise à actualisation historique et donc aussi à aliénation, et dont le com-
munisme entend promouvoir, hors de toute utopie, la pleine réalisation chez
tous, autant que possible90. J’ajoute que si marx n’a pas clairement déve-
loppé cette idée, il lui arrive tout de même de la reconnaître en parlant, par
endroits, expressément de « nature humaine » : soit sous la forme d’un
concept mi-constatatif mi-normatif comme lorsque parlant de la liberté des
hommes au travail au sein d’une société future dans Le Capital, il exige que
ce travail s’effectue « dans les conditions les plus dignes, les plus conformes
à leur nature humaine »91, soit sous la forme d’un concept carrément empi-
rique, comme dans cette note dépourvue d’ambiguïté du Capital, à nouveau
(on est donc pleinement dans l’œuvre de la maturité) : polémiquant avec
Bentham et sa conception d’un homme marqué par la recherche égoïste de
l’utile, inspirée par le modèle anglais qu’il a sous les yeux et qu’il univer-
salise à tort, il indique que pour savoir ce qu’est réellement l’homme et dis-
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60 L’homme selon Marx

tinguer en lui le naturel de l’historique, « il s’agit d’abord d’étudier la nature


humaine en général et d’en saisir ensuite les modifications propres à chaque
époque historique »92.
or ce qu’il faut bien comprendre – et la citation précédente l’indique
bien –, c’est que cette approche, tout en admettant l’idée de « nature hu-
maine » et justifiant par là même l’idée d’une anthropologie « positive »
(ou « substantielle »), n’exclut en rien que celle-ci comporte une dimension
clairement historique. un exemple extrême, tiré paradoxalement de spinoza,
nous l’expliquera, permettant d’articuler « nature » et « histoire », tout en
nous faisant saisir ce qu’il y a d’absurde ou de vision limitée de l’homme
dans le refus radical de l’idée de « nature humaine ». À ceux qui doutent de
l’existence d’une pareille « nature », je leur demande de lire la troisième
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partie de l’Éthique : quoique le système spinoziste exposé dans l’ensemble
de cet ouvrage doive être considéré comme un système essentiellement mé-
taphysique, dans cette partie-là, plus empirique si l’on veut, spinoza entend
nous présenter un tableau complet de la nature psychologique de l’homme,
en l’occurrence de ses sentiments (définition, description, fonctionnement)
dans un esprit qu’on peut dire scientifique et matérialiste93, puisqu’il s’agit
pour lui de les appréhender selon « la méthode géométrique », comme des
phénomènes naturels, intégrés à la nature totale et régis par ses lois, et donc
de considérer « les actions et les appétits humains de même que s’il était
question de lignes, de plans ou de corps »94. or ce qui frappe dans ce tableau,
qui reconstitue tous les affects humains susceptibles de nous faire agir à par-
tir d’une combinatoire du désir, de la joie et de la tristesse, à laquelle il ajoute
l’idée d’objet ou de cause extérieure, c’est qu’on ne voit guère ce qu’on
pourrait lui objecter et donc son évidente universalité, que spinoza a reven-
diquée dans le Traité de l’autorité politique en affirmant que « tous les hu-
mains ont en partage une nature identique », ce qui lui permet de soutenir,
par exemple, que « l’insolence caractérise tous les hommes en position de
dominer » et que ce qu’il appelle la « plèbe » n’y échapperait pas si elle-
même parvenait à dominer – remarque que l’observation de la vie politique
ne fait que confirmer95. on peut le dire autrement : qui ne voit que nous
sommes tous naturellement capables d’éprouver ou, pour employer un lan-
gage spinoziste, d’être affectés par le désir, la joie, la tristesse, l’amour, la
haine, l’envie, l’imitation96, etc. ? Certes, ces sentiments et affects, qui meu-
vent aussi bien la conduite individuelle que la conduite collective – spinoza
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L’homme selon Marx 61

les fait intervenir dans son analyse de la politique – sont très généraux et
même tellement généraux qu’on peut dire qu’ils ne nous font pas compren-
dre ce qu’il y a de spécifique dans les comportements humains propres à
telle période historique ou à telle formation sociale. Cependant, leur prise
en considération permet peut-être d’éviter un angélisme naïf dans la repré-
sentation de ce que l’homme deviendrait dans un avenir humain d’où les
conflits de classes auraient disparu : resteraient sans doute ou, en tout cas,
pour longtemps, des formes de conflictualité interindividuelle s’enracinant
dans la partie « négative » ou, comme dit spinoza, « passive » de ces affects
comme la haine, l’envie, l’ambition, la rivalité, etc. mais surtout, bien que
la dimension historique soit quasiment absente de cette analyse, rien n’in-
terdit de les réintégrer dans l’histoire d’une manière telle que l’on com-
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prenne qu’ils lui soient soumis et qu’ils puissent aussi devenir concrètement
et historiquement explicatifs. il suffit de distinguer la forme-sentiment (ou
affect) et son contenu : ce n’est pas l’histoire qui produit ces sentiments en
tant que tels puisqu’ils constituent des potentialités naturelles et générales
de l’homme ; par contre, c’est bien elle qui, souvent (pas toujours), leur
donne un contenu ou une détermination concrète – ce qui rejoint directement
le propos de marx sur la nature humaine et ses modifications historiques
que nous avons mentionné. ainsi, on peut être joyeux de faire la guerre (on
l’a souvent été dans le passé) quand celle-ci, en liaison par exemple avec
l’idéal chevaleresque ou guerrier du moyen-Âge ou, plus récemment, en
liaison avec l’idéologie patriotique ou nationaliste, permettait d’en tirer de
la gloire et des satisfactions narcissiques, ou encore des positions de pou-
voir97. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, heureusement, la joie à ce propos
s’étant transformée en tristesse, en rejet, voire en haine, et le même senti-
ment, investi sur une forme sociale de vie, avec tout ce qui l’accompagne
(exaltation, recherche de la gloire, etc.), s’est trouvé historiquement un tout
autre contenu, sans cesser d’être une joie comparable : on est joyeux d’être
en paix et on en tire gloire d’y avoir contribué, le prix nobel de la paix rem-
plaçant, à juste titre, les médailles militaires dans l’estime de l’opinion pu-
blique. et cela peut être étendu à la plupart des sentiments : ils continuent
d’être éprouvés dans leur forme générale mais, en liaison avec les valorisa-
tions qui les provoquent, les transformations historiques leur confèrent de
tout autres objets, au point, comme on vient de le voir, de nous faire haïr ce
que l’on a aimé dans le passé ou aimer ce que l’on a haï, comme cet amour
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62 L’homme selon Marx

du cosmopolitisme qui remplace progressivement l’amour mesquin de la


différence nationale. L’on pourrait multiplier les exemples avec l’analyse
des évolutions considérables de la psychologie humaine (du point de vue
de son contenu, toujours) dans le domaine de la famille, du couple, de la
sexualité, de la consommation matérielle, des loisirs, de la culture, y compris
quand elles sont induites délibérément par le libéralisme contemporain. Fré-
déric Lordon a su, précisément, avec beaucoup d’intelligence, utiliser la
théorie spinoziste des affects, mais en les historicisant, pour nous faire com-
prendre comment le capitalisme produit non seulement des affects tristes
chez ceux qu’il exploite, mais des affects joyeux qui les amènent à adhérer
au système même qui, par ailleurs, les rend malheureux ou les mutile dans
leur puissance d’être et d’agir98, prouvant ainsi que l’affectif est bien histo-
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riquement explicatif alors qu’il est lui-même susceptible d’une explication
historique : effet d’histoire, à partir d’une base naturelle, il est aussi cause
d’histoire, ce qui permet de mieux comprendre cette histoire dans une pers-
pective qui n’est plus étroitement « économiste » et qui en enrichit la com-
préhension. on soupçonne le gain qu’une pratique politique visant à
l’émancipation peut en tirer : soit pour comprendre d’une manière fine des
obstacles psychologiques que celle-ci rencontre et qui sont habituellement
insoupçonnés, soit, au contraire, pour faciliter le processus politique
d’émancipation en s’appuyant sur l’affectivité humaine, de façon par exem-
ple à le rendre désirable. ne pourrait-on pas dire, ainsi, que le communisme
a aussi pour objectif d’augmenter les occasions de joie chez tous les
hommes, ce qui le rendrait incontestablement plus attractif que sa seule dé-
finition (toujours nécessaire, cependant) par l’appropriation collective de
l’économie ? ou encore, pour considérer l’aspect préventif d’une pareille
prise en compte de l’affectivité, ne pourrait-on pas s’interroger clairement
sur les affects auxquels la politique stalinienne a fait appel de façon à exiger
qu’une politique antistalinienne refuse vigoureusement de les solliciter ?99
Cette réflexion sur l’anthropologie spinoziste peut être transposée à la
question initiale des potentialités humaines suscitée par le problème de
l’aliénation. Car les besoins et les capacités dont il a été question précédem-
ment peuvent recevoir le même statut à l’intérieur de ce qu’on appellera
alors une anthropologie formelle parfaitement compatible avec l’historicité
évidente de l’homme. on peut le préciser à nouveau de la manière suivante :
ce sont des potentialités effectivement formelles (comme les sentiments chez
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L’homme selon Marx 63

spinoza), universelles et transhistoriques à ce titre, inscrites en tant que po-


tentialités (ce qui est plus que des possibilités logiques) dans la nature bio-
logique de l’homme et que seule l’histoire va d’une part actualiser ou
réaliser et, point inédit, doter d’un contenu concret, lequel ne sera donc ni
universel ni transhistorique, mais particulier et historiquement relatif. Pour
ne prendre qu’un seul exemple, celui du besoin esthétique : il est clair que
tous les hommes sont capables de l’éprouver – quel est celui qui n’a pas dit
un jour « c’est beau ! », ne serait-ce que face à un paysage –, mais sa mani-
festation devant les œuvres d’art peut être littéralement absente chez certains
parce que la capacité de l’expérimenter a été quasiment détruite en raison
d’une éducation déficiente, qui n’a pas non produit (le terme ne convient
pas du fait de son artificialisme radical), mais éveillé ou suscité ce besoin,
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empêchant sa potentialité (toujours là) de se réaliser – et l’on sait combien
il est parfois difficile de réactiver une capacité quand l’activité qui lui cor-
respond a été longtemps absente ou n’a pas été suscitée assez tôt, y compris
pour la raison biologique connue que la non-activation d’une fonction peut
atrophier l’organe ou le « support » biologique qui lui correspond et donc
éteindre la possibilité même de cette fonction100. et par ailleurs, il est tout
aussi clair que le contenu de ce besoin, c’est-à-dire les objets face auxquels
il se manifeste, est pour une large part historique, les normes du « beau »
variant historiquement et socialement… au point même que la satisfaction
esthétique, toujours présente cependant, est capable chez certains artistes
ou amateurs d’art aujourd’hui de récuser cette catégorie de « beau » qui lui
a été toujours associée dans le passé. on voit donc que la forme « besoin
esthétique », en tant que potentialité humaine, est bien naturelle parce que
d’origine biologique101, tout en demeurant entièrement soumise à l’histoire
en ce qui concerne son actualisation et le contenu de celle-ci102.
enfin et en troisième lieu, il faut bien admettre qu’il y a dans le texte de
marx, l’affirmation de l’existence d’une « nature humaine » effective ou
« positive », « matérielle » (pas simplement formelle), marquée psycholo-
giquement par l’intérêt, que cela plaise ou pas. C’est ainsi que – et sa pré-
sence dans ce texte politiquement inaugural n’est pas anodine – dans le
Manifeste du Parti communiste, distinguant la révolution communiste dans
son opposition aux révolutions passées par son caractère universel ou, en
tout cas immensément majoritaire, c’est précisément par l’extension des in-
térêts qu’elle sert qu’il la définit : « tous les mouvements ont été, jusqu’ici,
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64 L’homme selon Marx

accomplis par des minorités ou dans l’intérêt de minorités. Le mouvement


prolétarien est le mouvement autonome (ou spontané – Y. Q.) de l’immense
majorité dans l’intérêt de l’immense majorité. »103 Ce qui est frappant ici,
c’est que ce n’est pas exclusivement l’expression d’une exigence morale
qui la définit – par opposition à ce qu’on pourrait considérer comme étant
l’égoïsme de classe des révolutions passées –, mais bien le constat de l’ef-
ficacité historique universelle de l’intérêt particulier, puisqu’il est présent
dans les deux cas (révolutions passées, révolution à venir) et qu’il n’y a pas
d’autres cas envisageables, sauf qu’il s’agit bien de l’intérêt de « l’immense
majorité » dans le second cas, ce qui change la donne normative et morale
et détermine en réalité la prise de position de marx en faveur de ce dernier,
sans qu’il le dise expressément. mais si on laisse de côté pour l’instant ce
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second aspect du propos, c’est bien d’intérêt qu’il est question, individuel
tout autant que collectif, puisqu’un intérêt de classe n’est après tout que la
somme d’intérêts individuels reliés et solidarisés par des conditions sociales
objectives communes, comme s’il s’agissait-là du motif (ou mobile) fonda-
mental de l’action humaine, dans l’histoire ou ailleurs (la vie personnelle),
en dehors de toute autre motivation possible – la motivation morale, en par-
ticulier. or cette idée rejoint de nombreuses autres notations de marx.
D’abord quand il parle en historien de la lutte des classes, dont il fait le mo-
teur général de l’histoire, il la présente bien comme opposant selon lui, dans
tous les cas, non des idéaux moraux désincarnés mais des intérêts de classe
ou de fractions de classe antagonistes, ou encore de groupe, de nature es-
sentiellement matérielle, dont les idéaux qu’ils peuvent revendiquer (poli-
tiques, juridiques, moraux) ne sont la plupart du temps que le masque. ainsi,
avant même de développer l’antagonisme de la bourgeoise et du prolétariat,
on le voit parler de l’opposition des intérêts de la campagne et de la ville,
de ceux des maîtres des corporations et de leurs employés, ou encore de la
succession proprement historique des intérêts dominants104. ou encore, ce
langage apparaît quand il s’exprime explicitement sur les motivations hu-
maines en général (cela lui arrive, même si c’est toujours en liaison avec la
problématique de la vie historique), comme lorsque, dans L’idéologie alle-
mande, il affirme que « les individus ne cherchent que leur intérêt particu-
lier » ou quand il indique que « les individus sont toujours partis
d’eux-mêmes », étant entendu qu’il s’agit non d’individus abstraits ou
« purs », mais d’individus historiquement définis, aux intérêts eux-mêmes
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L’homme selon Marx 65

historiquement conditionnés105. il y a donc un « combat pratique [des] inté-


rêts particuliers », quasiment universel, qui rend même « nécessaire l’inter-
vention pratique et le refrènement » de celui-ci par l’État dans les sociétés
de classes, quitte à ce que cette intervention étatique déguise idéologique-
ment sa nature intéressée au profit d’une classe, en prétendant opérer au
nom d’un intérêt « universel » illusoire dans ces sociétés106. D’une manière
plus large encore, mais en liaison claire avec le thème de l’intérêt (même
s’il ne s’agit que d’un aspect de sa pensée), marx non seulement admet
l’existence universelle de l’égoïsme en l’homme, mais il le valorise à sa
manière, refusant de le condamner en l’opposant artificiellement (selon lui)
au dévouement et y voyant même « une des formes, et, dans certaines condi-
tions, une forme nécessaire de l’affirmation des individus », ce qui n’est ni
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inexact ni scandaleux quand cela est formulé de cette manière107. et le com-
munisme lui-même, quand il en précise anthropologiquement le contenu,
est défini comme une société qui propose « la réalisation totale de l’indi-
vidu »108, ce qui suppose que l’on fasse appel à l’intérêt individuel pour in-
citer à le réaliser, admettant ainsi à nouveau que l’intérêt individuel est le
moteur de la conduite des hommes, donc le fond motivationnel de ce qu’il
faut bien appeler une nature humaine de contenu psychologique, conçue ici
dans une perspective clairement matérialiste qui refuse d’embellir l’homme
d’une manière à la fois naïve et idéaliste, ne tenant pas compte des faits. on
est apparemment sur le terrain même de la recherche de « l’utile propre »,
que l’on trouve affirmée et revendiquée aussi bien par spinoza, d’ailleurs,
que par les utilitaristes du xixe siècle et qui rive l’homme à une nature qu’il
faut bien dire « intéressée », même si l’essence de cet intérêt n’est pas tou-
jours la même. J’ajoute que l’histoire a – malheureusement ou heureuse-
ment, je ne saurais dire – donné raison, pour l’instant tout au moins, à cette
affirmation du rôle moteur de l’intérêt, sous une forme paradoxale et avec
un porte-parole inattendu, Lénine. La révolution bolchevique, réalisée dans
des conditions dont marx, par anticipation, avait indiqué qu’elles la vouaient
à l’échec – l’immaturité du capitalisme en russie et son isolement interna-
tional –, ayant dû renoncer à son ambition intempestive initiale d’application
immédiate des principes collectivistes du communisme, Lénine dut en rec-
tifier l’objectif avec la neP, réhabilitant partiellement la propriété privée
de l’économie, et en justifier anthropologiquement la rectification : dans une
intervention publique d’une étonnante lucidité, il s’en prit à l’idéalisme mo-
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66 L’homme selon Marx

ralisateur faisant fi de ce que sont les hommes, au moins dans une période
historique donnée, et préconisa de faire appel au « principe de l’intérêt per-
sonnel » dans le travail, qu’il s’agisse de celui des paysans, des ouvriers ou
des cadres de l’économie : « nous disons qu’il faut fonder chaque branche
importante de l’économie nationale sur l’intérêt personnel. »109 L’intérêt
personnel, donc, fond ultime du comportement humain, même si Lénine
rapporte ce mobile à une période donnée de l’histoire ?
or, il faut reconnaître qu’il serait triste de devoir en rester là et d’accepter
du coup sans restriction ce propos de marx, dans La Sainte Famille, affir-
mant que « l’intérêt bien compris est le principe de toute morale »110, pro-
longeant dans le domaine des normes morales ce constat anthropologique
de l’omniprésence de l’intérêt dans la conduite humaine et en en radicalisant
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l’efficience, puisqu’il l’étend à un registre de la vie humaine, la morale, dont
on pourrait penser au contraire qu’il lui échappe puisqu’il est censé lui com-
mander et le régler. Le dernier mot de cette anthropologie marxienne, que
nous avons analysée en lui donnant in fine un contenu psychologique précis,
serait-il donc que l’homme est mû par l’intérêt (quitte à élargir le contenu
de cet intérêt au-delà de l’intérêt seulement économique), point final,
comme on dit ? et le communisme, dont l’homme est capable historique-
ment selon marx, ne l’oublions pas, ne serait-il donc que la gestion intelli-
gente des intérêts humains dans laquelle chacun d’entre nous pourrait
satisfaire son intérêt à lui, qu’il serait par conséquent amené à réaliser à par-
tir de celui-ci, sur la base d’un calcul plus ou moins réfléchi mais ne dépas-
sant en rien l’horizon anthropologique de l’intérêt, hors de toute
préoccupation morale ou altruiste ?

8. Une liberté morale générique pour l’homme, au-delà du poids de l’inté-


rêt ?

L’analyse d’ensemble que nous venons de présenter de l’anthropologie


marxienne, qui articule d’une manière assez complexe nature et histoire
avec leurs tensions propres, mais de telle sorte que le primat ontologique
de la nature (y compris en l’homme) se renverse, d’un autre point de vue,
en un primat empirique de l’histoire produite par l’homme, transformant la
nature et lui permettant de se transformer, buterait-elle donc sur un invariant
échappant à la prise humaine ? L’intérêt serait-il la seule chose en l’homme
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L’homme selon Marx 67

qui ne soit pas soumise concrètement à l’histoire, lui interdisant toute pers-
pective de liberté dans un domaine essentiel puisqu’il touche à la qualité de
ses rapports aux autres ? Car c’est bien la question de la liberté de l’homme
au sein de son aventure historique qui est alors posée, point d’achoppement
de tout matérialisme rigoureux si l’on s’enferme dans une vision métaphy-
sique de cette liberté. Débrouillons les fils de cette question, avant d’en
venir à la question morale de l’intérêt, sans fuir les difficultés par des in-
cantations idéologiques qui n’auraient d’autre but que de vouloir glorifier
l’homme et, par ricochet, le projet politique qui est censé le servir.
Premier point, qu’il est inutile de vouloir nier et qui constitue un élément
marquant de cette anthropologie, revendiqué explicitement par elle comme,
d’ailleurs, par toute conception matérialiste en général : contrairement à ce
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qu’affirme la tradition idéaliste et spiritualiste, qui domine depuis des siècles
en philosophie jusqu’à la phénoménologie contemporaine111, l’homme ne
possède pas de libre arbitre métaphysique. marx s’est peu prononcé expli-
citement sur ce point mais, quand il le fait, sa position rejoint exactement
celle qu’engels a formulée dans un passage de l’Anti-Dühring, et l’on sait
que celui-ci était en quelque sorte son porte-parole en philosophie, porte
parole rigoureux et profond, d’ailleurs, et pas seulement pédagogue ou idéo-
logue voué à la propagande comme on l’a souvent prétendu, et que marx
ne l’a jamais démenti112. il faut donc rappeler les idées simples mais justes
de ce texte lumineux, qui dit l’essentiel113. si on laisse de côté sa polémique
avec Dürhing, qui me paraît un peu spécieuse, engels récuse l’idée, de type
cartésien ou kantien, d’une liberté qui serait méta-physique au sens strict,
située dans « une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature » et qui
consisterait dans une capacité infinie de choix entre des possibles que
l’homme pourrait à chaque instant activer, refuser de choisir ou s’incliner
devant une situation étant alors encore choisir. Comme nous l’avons vu
d’emblée, l’homme est bien une « partie de la nature », soumis donc rigou-
reusement à ses lois, et c’est bien l’analogie avec spinoza qui s’impose ici,
puisque ce dernier ruine la figure du sujet métaphysique libre, plonge
l’homme intégralement dans l’immanence de la nature et de son déploie-
ment, et procède ainsi à une objectivation complète de ladite subjectivité114.
La force d’engels est alors de formuler clairement, même si le terme ne fi-
gure pas dans le texte, 1 la thèse ontologique (mais non métaphysique
puisque liée aux sciences) d’un déterminisme d’ensemble pesant sur
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68 L’homme selon Marx

l’homme115 et, 2, de comprendre d’une manière large le contenu de celui-


ci, anticipant en quelque sorte des vues de la science moderne qui lui est
postérieure et qu’il ne connaissait donc pas. s’agissant du premier point,
l’homme est déclaré soumis aux lois de la nature, c’est-à-dire à une nécessité
(le vocable est emprunté à Hegel) qui exclut la contingence des actes hu-
mains (impliquée par le libre arbitre), mais à une nécessité intelligible ra-
tionnellement, puisque susceptible d’être comprise et formulée en lois
scientifiques, et qui est donc le contraire d’une nécessité-fatalité comme
celle que véhicule la croyance religieuse au destin, essentiellement mysté-
rieuse, inaccessible à l’intelligence, et dont la réalisation est rigoureusement
inévitable ; mais c’est aussi le contraire d’une nécessité d’essence métaphy-
sique, que l’on pourrait certes comprendre intellectuellement, mais sur la-
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quelle on ne pourrait non plus agir, ce qui reviendrait en pratique à la
nécessité-fatalité116. s’agissant du deuxième point, engels précise bien que
les lois de cette nature auxquelles l’homme est soumis, ce sont aussi bien
celles de la nature physique extérieure que celles qui affectent son « exis-
tence physique et psychique ». elles concernent donc également la vie bio-
logique de l’homme et sa vie psychologique ou mentale – et ce propos peut
parfaitement s’inscrire dans les découvertes de la psychologie moderne
comme celles de Freud démontrant l’existence d’un déterminisme psy-
chique inconscient pesant sur notre conscience et nos actes, ou celles des
sciences cognitives, articulées à la biologie révélant les processus cérébraux
déterminant notre activité mentale, sans compter la mise en évidence du
poids de l’histoire sur l’homme et sa conscience dont il a déjà été largement
question. engels ajoute au surplus, judicieusement, que ces deux classes de
lois qui régissent la nature extérieure et l’existence de l’homme ne peuvent
pas être vraiment séparées, qu’elles peuvent l’être « tout au plus dans la re-
présentation, mais non dans la réalité », ce qui indique à quel point non seu-
lement l’homme n’est pas « un empire dans un empire » mais surtout, ici,
que la réalité physique (externe), la réalité biologique et la réalité psychique
(interne), en y ajoutant la réalité historique, sont intriquées et en interaction
dans l’homme et qu’il faut prendre en compte les facteurs à l’œuvre dans
ces trois (ou quatre) domaines pour comprendre concrètement et scientifi-
quement celui-ci.
Cette affirmation positive d’un omnidéterminisme pesant sur l’homme
pourrait alors paraître nous faire revenir à notre point de départ, lui claire-
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L’homme selon Marx 69

ment négatif – l’homme ne possède pas de libre arbitre puisqu’il est soumis
au déterminisme –, et éliminer définitivement toute perspective de liberté
pour lui. Pourtant et paradoxalement, ce n’est pas du tout le cas, sauf à dé-
finir exclusivement la liberté par le libre arbitre – ce qui constituerait une
erreur grave, témoignant d’une limitation irrecevable de la compréhension
philosophique de ce concept. Car l’intelligence précise de ce qu’est la né-
cessité inhérente au déterminisme tel que nous l’avons présenté est para-
doxalement au principe d’une nouvelle conception de la liberté, que la suite
du texte développe et qui permet d’attribuer à « l’homme en général » une
capacité de liberté, laquelle fait donc apparaître une inédite et importante
détermination de son essence générique, de sa « nature » formelle à nou-
veau. en effet, l’affirmation ontologique du déterminisme c’est l’affirmation
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de l’existence, pour quelque phénomène que ce soit, d’un rapport de cause
à effet tel qu’on peut le comprendre par l’intelligence scientifique et y in-
tervenir par la pratique pour produire, modifier ou empêcher le phénomène :
cette possibilité est de droit, même si en fait cette intervention est rendue
difficile, voire impossible, étant donnés : 1, l’état de nos connaissances, en
l’occurrence de notre ignorance ; 2, la complexité de cette causalité qui peut
renvoyer à une multitude de microdéterminismes dont on ne soupçonne par-
fois même pas l’existence ou que l’on formule en termes inadéquats ou pré-
scientifiques117 ; 3, la taille du déterminisme, soit en « macro » comme celui
qui régit le mouvement des planètes, soit en « micro » comme celui que
rencontre la microphysique ou la microbiologie ; 4, enfin, l’état de nos tech-
niques ou, plus largement, de nos pratiques savantes dans tous les champs
de l’humain. Je ne développe pas davantage ces points, mais j’en tire im-
médiatement la conséquence quant au statut de l’homme au sein du monde :
l’homme peut se libérer de l’emprise du réel sur lui dans les trois ou quatre
domaines indiqués (mais qui sont intriqués en lui) – réel physique, réel bio-
logique, réel psychique, réel historique – non pas bien que celui-ci soit dé-
terminé, mais parce qu’il l’est ; et à l’inverse, si le réel était indéterminé,
dominé par le hasard ou la contingence, et alors même que l’homme possé-
derait un libre arbitre, celui-ci serait rigoureusement impuissant… aussi im-
puissant d’ailleurs qu’il l’était quand il ne connaissait pas le déterminisme
en question118. on voit donc qu’il y a une liberté possible pour l’homme et
une seule : elle consiste « dans la connaissance des lois de la nature (au sens
large, à extension maximale, de ce dernier terme – Y. Q.) et dans la possi-
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bilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des
fins déterminées ». ou encore : « La liberté consiste par conséquent dans
l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connais-
sance des nécessités naturelles. » Le conflit de la nécessité et de la liberté
est donc imaginaire et propre à la spéculation métaphysique puisque c’est
sur la base de la première que la seconde se conçoit dans le champ du ma-
térialisme : « La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que
la faculté de décider en connaissance de cause. Donc plus le jugement d’un
homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité
qui détermine la teneur de ce jugement ». avec ce corrélat que, inversement,
la contingence apparente à laquelle nous confronte l’ignorance masquant la
nécessité inhérente au déterminisme, entraîne au contraire l’asservissement
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au réel dans l’illusion de la liberté individuelle : « L’incertitude reposant sur
l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses
possibilités de décisions diverses et contradictoires (c’est l’illusion subjec-
tive du libre arbitre – Y. Q.), ne manifeste précisément par là que sa non-li-
berté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre. »
attardons-nous sur cette forme de liberté, pour en approfondir le statut
et en dégager toutes les implications, qui sont considérables quand on la
compare à la liberté du libre arbitre, qu’elle transforme immédiatement en
mythe puisque sa définition est partie de son exclusion. 1) Cette liberté n’est
pas donnée originellement comme le libre arbitre, mais acquise historique-
ment et donc produite par l’homme, dans la ligne de tout ce que nous avons
dit sur l’auto-production historique de l’homme, puisqu’elle est liée au dé-
veloppement des sciences et des techniques, elles-mêmes productions hu-
maines : « elle est nécessairement un produit du développement historique ».
il n’empêche que, là aussi, il faut bien supposer – sauf à recourir au miracle
(!) – que sa possibilité, elle, est donnée à l’homme par sa nature biologique,
sous la forme d’une potentialité de production intellectuelle et technique en
même temps que de développement historique qui lui est propre et que c’est
bien ainsi que les hommes « se séparèrent du règne animal ». 2) elle ne
constitue pas un absolu que rien ne saurait limiter en lui-même et qui tra-
verserait l’histoire comme un invariant que rien, de l’extérieur, ne pourrait
affecter ; elle est au contraire par essence limitée, susceptible de degrés,
parce que relative aux conditions historiques, en l’occurrence à l’état des
sciences et des techniques (ou des pratiques savantes), « les hommes pri-
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L’homme selon Marx 71

mitifs étant aussi peu libres que les animaux eux-mêmes » et les hommes
qui suivirent ayant conquis peu à peu des degrés de liberté qui les éloignè-
rent de leur état initial pour devenir, effectivement et pour une part, libres,
c’est-à-dire de plus en plus libres ; et cette gradation dans le degré de liberté
d’une époque à l’autre vaut aussi d’un peuple, d’une société ou d’une culture
à l’autre, la liberté ainsi entendue étant inégalement répartie dans l’humanité
selon le temps et l’espace et sans que le moindre déterminisme génétique
joue ici. il y a donc une histoire de la liberté ainsi conçue, par opposition à
nouveau à la liberté métaphysique qui est, bien entendu, hors histoire, et il
faut donc dire que ce n’est pas la liberté qui fait l’histoire mais l’histoire
qui fait la liberté, l’histoire étant elle-même faite par l’homme, mais sur la
base de processus eux-mêmes déterminés : « tout progrès de la civilisation
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était un pas vers la liberté. »119 mais du coup, cet élément de finitude étant
enraciné dans cette histoire, il ouvre d’emblée une perspective de devenir,
donc d’infinitude, relative toujours, certes (homme ne sera jamais infiniment
ou absolument libre), mais réelle : la même raison concrète qui fait que la
liberté est limitée – sa liaison constitutive aux sciences et aux techniques –
fait qu’elle peut s’illimiter, croître, progresser en quantité avec le dévelop-
pement de celles-ci. 3) Dès lors, cette liberté va aussi varier qualitativement
selon les domaines du réel connus et maîtrisés par l’homme, au risque d’ail-
leurs de contradictions qu’engels ne paraît pas soupçonner : il y a des formes
concrètes de liberté très différentes selon que l’on maîtrise la nature exté-
rieure, sa nature biologique (avec tous les problèmes posés par les avancées
prodigieuses de la biologie aujourd’hui), son psychisme avec les diverses
formes de psychothérapie (dont la psychanalyse en premier lieu et sans ex-
clure la médication chimique) ou, enfin, l’histoire dans laquelle on est
plongé. mais même dans ce dernier cas, c’est bien la connaissance qui en-
core est au fondement de la liberté, fût-elle la plus politique comme la liberté
citoyenne puisque celle-ci, sur la base de la démocratie politique, suppose
l’accès à la connaissance, sans laquelle le jugement et le vote, n’étant ni in-
formés sur les conditions de l’action collective ni éclairés par des normes,
ne sont pas libres. Plus largement, engels, prolongeant l’idée d’une exten-
sion de la maîtrise du réel de la nature à l’histoire, dans ce qui n’est pas une
prophétie naïve malgré quelques formules qui peuvent paraître en relever,
envisage que l’homme acquière vis-à-vis de l’histoire et de la société, c’est-
à-dire en elles, la liberté qu’il a acquise vis-à-vis de la nature : il envisage
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72 L’homme selon Marx

un futur – le communisme – où « il pourra être question pour la première


fois d’une humanité véritable, d’une existence en harmonie avec les lois
connues de la nature » et dans lequel l’homme dominera son aventure his-
torique comme il domine les phénomènes naturels grâce à la connaissance
enfin conquise du fonctionnement de l’histoire et de la société, la politique
déployant alors toutes les potentialités émancipatrices qui sont celles
d’une pratique « savante ». Ce futur était, précise-t-il, en quelque sorte en
germe dans la première invention technique, la découverte du feu, et ce qui
a suivi en a accumulé peu à peu les prémisses ; mais il faut comprendre ce
qu’engels veut dire ici : non que ce progrès à venir était et est inéluctable et
qu’il était contenu nécessairement dans cette première invention technique,
ce qui est absurde et relèverait d’une téléologie ou d’un nécessitarisme his-
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toriques prêtant à sourire, mais que sa possibilité historique effective, sa po-
tentialité donc, fût-elle lointaine, était présente dans l’espace de liberté
concrète ouvert par la première invention technique qui a « séparé »
l’homme « définitivement du règne animal ». 4) Cela nous permet, pour
finir, de définir exactement ce qu’est cette nouvelle liberté : il s’agit non
d’une liberté de choix « inhérente à l’individu isolé » (pour reprendre la cri-
tique de l’abstraction formulée par la 6e Thèse sur Feuerbach), ignorant les
déterminismes qui pèsent sur l’homme120, mais d’une liberté-libération vis-
à-vis de ces déterminismes irrécusables, portée par tous les dispositifs de
savoir-pouvoir inventés par l’humanité qui lui permettent de les dominer en
vue de ses propres fins, politique comprise. elle se situe dans un rapport
concret, pratique et pas seulement intellectuel, à ces mêmes détermi-
nismes121, rapport de maîtrise vis-à-vis d’eux qui inverse le rapport de su-
bordination ou d’aliénation (au sens courant du terme) qui était celui de
l’humanité tant qu’elle les ignorait. C’est donc une liberté-puissance iden-
tifiée au pouvoir que l’on exerce sur le réel, à la maîtrise qu’on en a, et dont
marx a très bien marqué la singularité matérialiste au sein de l’histoire de
la philosophie dans une note de L’idéologie allemande : « Jusqu’ici la liberté
a été définie par les philosophes sous un double aspect : d’un côté par tous
les matérialistes, comme puissance, comme maîtrise des situations et des
circonstances de la vie d’un individu, – d’autre part, par tous les idéalistes,
les allemands en particulier, comme autodétermination, autodétachement
du monde réel, comme liberté purement imaginaire de l’esprit. »122 Cette li-
berté n’a rien de méta-physique, de méta-empirique, puisqu’elle est incarnée
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L’homme selon Marx 73

dans ces réalités matérielles (au sens large de ce terme) que sont les savoirs,
les pouvoirs techniques et les pratiques, et elle ne saurait donc relever d’une
supposition spéculative arbitraire : elle est attestée empiriquement ou histo-
riquement par tous ces processus indiqués dont nous faisons quotidienne-
ment l’expérience désormais et dont nous tirons bénéfice, et l’on doit donc
affirmer qu’elle est la seule forme de liberté humaine qui soit certaine123.
Par contre, il faut insister sur un point que j’ai seulement suggéré, dont
l’oubli ou la sous-estimation risquerait de nous enfermer dans une vision
positiviste-techniciste de la question de la liberté et que engels développe
davantage à la fin de son ouvrage124. La liberté-puissance doit être impéra-
tivement prolongée ou transférée dans l’ordre politique du rapport de
l’homme à sa propre histoire, sous peine de ne pas voir les contradictions
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sociales aliénantes, privatrices de liberté, qui traversent celle-ci, alors même
que les sciences et les techniques triompheraient dans l’ordre du rapport à
la nature physique et biologique : l’appropriation inégale de leurs résultats
et de leurs bénéfices humains peut les transformer en moyens de domination
de certains hommes sur d’autres hommes ; mais, tout autant, ce sont les dan-
gers mêmes d’un développement incontrôlé de ces sciences et de ces tech-
niques qui pourraient rester inaperçus (et engels, ici, semble faire preuve
de naïveté) et donc être non prévenus, non empêchés, la puissance scienti-
fico-technique, facteur de liberté, se renversant alors en facteur d’asservis-
sement et de malheur125. C’est pour parer à ce double danger que la
puissance scientico-technique doit se redoubler en puissance (ou pouvoir)
politique sur la puissance elle-même et que la liberté doit se faire clairement
socio-politique, mais selon exactement le même schème théorique qu’au
niveau premier de la puissance. C’est au socialisme (ou au communisme)
que engels confie cette tâche de puissance au second degré : « Les lois de
leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme
des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par
les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. La vie en
société propre aux hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme
octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte propre et
libre. »126 et du coup, il peut conclure par une belle formule, trop belle sans
doute pour être totalement vraie, sous-estimant les difficultés ou les limites
inévitables de l’objectif et, surtout, présentant sa réalisation sous la forme
d’une rupture radicale, brutale et quasi miraculeuse, d’une espèce de nou-
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74 L’homme selon Marx

velle parousie – alors que l’on est bien par ailleurs sur le terrain rigoureux
et circonstancié d’une analyse matérialiste qui se veut scientifique et doit
se méfier de toute prophétie utopique : « C’est le bond du règne de la né-
cessité dans le règne de la liberté. »127 Disons, de manière plus modeste mais
tout aussi exigeante, que si l’homme (ou l’humanité) n’est pas un sujet (avec
une majuscule) métaphysique libre, auteur souverain ou sujet de son histoire
comme serait tenté de le penser l’idéalisme anthropologique, il n’est pas
condamné pour autant à n’être ou à ne rester qu’un sujet (avec une minus-
cule) dans l’histoire comme a pu le laisser entendre althusser au nom d’un
refus vigoureux de l’humanisme théorique128. Bien au contraire, il y a un
incontestable devenir-sujet (avec une minuscule) de l’homme (ou de l’hu-
manité), formule qui résume sous une forme générique, en raison du singu-
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lier (l’homme), ce qui peut se comprendre et s’écrire au pluriel de la manière
suivante, avec toutes les nuances qui conviennent : les hommes deviennent
et surtout peuvent devenir de plus en plus les sujets de leur histoire et échap-
per à l’aliénation (au sens courant) qui les affecte à l’origine. Ce procès de
subjectivation, qui touche ici l’homme dans son rapport à son aventure pro-
prement politique, est dû en particulier aux multiples conquêtes de la dé-
mocratie. il subit aujourd’hui une régression du fait de la domination
mondiale des marchés financiers sur la vie des hommes, des reculs culturels
qu’elle entraîne et il est de toute façon inégalement réparti sur la planète ;
mais il peut dans le principe reprendre sa marche en avant et s’intensifier
dans le futur. et s’il est entendu qu’il sera toujours soumis à des contraintes
externes interdisant de penser que l’humanité puisse devenir au sens plein
le sujet (avec une majuscule) de son histoire, dotée d’une liberté parfaite
qui serait l’équivalent immanent et à venir de la liberté transcendante dont
l’idéalisme la dotait dès le départ, il n’empêche que ce progrès anthropolo-
gique dans l’ordre de la liberté historico-politique est là, il est déjà partiel-
lement réalisé, complétant les autres formes de liberté que l’humanité a
conquises grâce aux techniques, et il constitue bien une autre détermination,
remarquable (aux deux sens du terme, objectif et laudatif), de l’essence for-
melle de l’homme, soumise comme toute détermination formelle à l’histoire
dans la réalisation effective de son contenu. enfin, une conséquence
concrète peut en être tirée quant à la liberté conçue comme dépassement de
l’aliénation individuelle : l’homme libre à titre personnel est celui qui peut
accéder à une « libre manifestation de soi », libre c’est-à-dire non contrainte,
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L’homme selon Marx 75

non limitée, non altérée. C’est, comme le dit très bien un passage de La
Sainte Famille, non « la force négative d’éviter ceci ou cela », mais « le
pouvoir positif de faire valoir sa vraie individualité »129, multipliant les oc-
casions d’être soi-même et d’en jouir, d’actualiser ses capacités physiques
et intellectuelles comme de satisfaire ses besoins et désirs (marx distingue
finement les deux choses), que ceux-ci soient « naturels » – il s’agit des dé-
sirs « qui existent en tout état de cause » – ou qu’il s’agisse de ceux qui sont
d’origine historique et qu’une nouvelle organisation communiste de la so-
ciété fera surgir, sans qu’on puisse en prévoir la forme130. Dans tous les cas,
il est question de rendre leur « fluidité » aux désirs, pour empêcher leur fixa-
tion sur un contenu limité et donc une mutilation de la personnalité. Cette
idée rejoint celle de l’homme « riche en besoins » des Manuscrits de 1844
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et on la retrouve dans toute l’œuvre ultérieure de marx (et d’engels), des
Grundisse au Capital en passant par la Critique du programme de Gotha.
engels la reprend en insistant sur le fait qu’elle est parfaitement réalisable,
dans un propos étonnant pour l’époque, mais qui paraît encore plus valide
plus d’un siècle après et qui mérite d’être cité intégralement : « La possibilité
d’assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la so-
ciété une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue
matériel et s’enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi l’épa-
nouissement et l’exercice libres et complets de leurs dispositions physiques
et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd’hui pour la première fois,
mais elle existe. »131
Ce long détour par la question de la liberté ne nous a pas éloigné de notre
propos : non seulement il nous a permis de compléter, sinon de parachever,
notre présentation de cette anthropologie marxienne, de caractère formel,
que l’on a tendance à occulter au profit des analyses économiques, sociales
et historiques de marx, mais surtout il nous permet désormais de réouvrir
la question dont nous sommes parti et sur laquelle nous butions en indiquant
que « l’homme marxien » semble irrémédiablement mû par l’intérêt : cette
liberté que nous venons d’analyser a-t-elle ou pas une prise sur celui-ci ?
une première réponse se trouve dans le concept même d’intérêt dont il
ne faut pas donner une définition exclusive, risquant de nous enfermer et
d’enfermer marx dans une perspective étroitement utilitariste et de nous
placer sur le terrain d’une concurrence interindividuelle indépassable, fon-
dement même de l’idéologie libérale, faisant apparaître le vivre-ensemble
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76 L’homme selon Marx

communiste (dans « communisme » il y a mise en commun, partage) comme


une utopie. Je distinguerai en réalité trois sens de ce terme, qui jouent dans
le texte de marx, parfois à son insu. 1) il y a l’intérêt défini par le souci de
soi, par l’égoïsme donc, qui est présent chez tous les moralistes et opposé à
la générosité ou à l’altruisme, dénominations positives du désintéressement.
Condamné par ces mêmes moralistes, même quand ils le considèrent comme
un trait nécessaire de la nature humaine, revendiqué par les libéraux utilita-
ristes, on le retrouve chez stirner avec qui marx, on l’a vu, polémique lon-
guement : il lui reproche de distinguer un égoïsme vulgaire prenant la forme,
par exemple, de la fixation de la personnalité sur un désir matériel et égo-
centré qui devient envahissant et tyrannique, comme le désir d’argent de-
venant cupidité ravageuse, et un égoïsme plus noble prenant la forme du
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dévouement, dans lequel l’individu paraît se sacrifier à un idéal tout en y
réalisant son intérêt, ou encore d’opposer l’intérêt personnel et l’intérêt gé-
néral, oubliant ainsi que ce type d’opposition trouve sa source dans les rap-
ports sociaux, dans la place que les individus y occupent ou dans les
circonstances d’une vie, qu’elle ne doit donc pas être traitée in abstracto,
comme une opposition générale et absolue, relevant d’un jugement et d’un
traitement moraux. L’intérêt n’a pas à être condamné en soi précise même
marx132, car il est le moteur de l’affirmation des individus dans tous les cas,
la forme qu’il prend (égoïste ou non) étant liée aux conditions objectives
de l’existence, et il constitue une détermination trop générale, également
présente dans ses deux visages opposés où l’un passe dans l’autre (égoïsme,
non-égoïsme), pour constituer un concept explicatif des conduites particu-
lières, prises dans leur singularité historique et sociale133. 2) il y a, bien en-
tendu, l’intérêt économique, qui prend la forme d’un intérêt matériel de
classe (même s’il est surdéterminé par un intérêt de pouvoir, mais celui-ci
est aussi au service du premier) et qui est au cœur des luttes de classes telles
que l’historien marx les comprend : leur enjeu est toujours, qu’il s’agisse
des exploiteurs comme des exploités, des dominants comme des dominés,
de s’approprier les richesses matérielles, par-delà les illusions idéologiques
que peuvent se faire les acteurs de ces conflits sur le sens de leur combat ou
par-delà le déguisement idéologique qu’ils peuvent délibérément en donner
pour le justifier. Pourtant, l’universalité de cet intérêt n’est qu’apparente.
D’abord, il suppose l’existence des classes avec la propriété privée de l’éco-
nomie qui lui est liée, et il n’est donc pas présent tel quel dans les sociétés
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L’homme selon Marx 77

primitives où celles-ci sont absentes, ce dont marx et engels prendront clai-


rement conscience par des études plus poussées après la rédaction du Ma-
nifeste, ce qui permettra à engels de l’indiquer dans une note pour une
nouvelle édition de ce texte après la mort de marx134. L’intérêt matériel de
classe, comme moteur de l’histoire, n’intervient donc qu’après la sortie de
ce qu’il est convenu d’appeler le « communisme primitif », ce qui déjà, en
soi, contrevient à la thèse de son universalité, qui ne saurait souffrir d’ex-
ception. ensuite, une notation peu remarquée de L’idéologie allemande in-
troduit une différence étonnante quant au statut de l’intérêt de classe dans
la conduite des individus selon qu’il s’agit, à l’époque moderne, de la bour-
geoisie ou du prolétariat : dans le premier cas l’appartenance matérielle de
classe détermine globalement la conduite, l’individu intervenant alors en
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tant qu’« individu moyen », comme représentant en quelque sorte statistique
de sa classe et des autres individus qui la composent, partageant avec eux
le même intérêt économique, dès lors prédominant dans leur comportement
politique, alors que dans le second cas, celui de la lutte de la classe des pro-
létaires, les individus « y participent en tant qu’individus », avec leur com-
plexité propre et singulière135. et un peu avant, le texte proposait de
distinguer « la vie de chaque individu, dans la mesure où elle est person-
nelle, et sa vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quel-
conque de la division du travail et aux conditions inhérentes à cette
branche » et suggérait que dans la classe dominante l’identité économique
de classe l’emporte sur l’identité individuelle hors classe ou personnelle136.
Ce qui permet à marx d’envisager tout de suite la possibilité d’une autre
société, communiste, où l’intérêt économique ne serait plus prédominant,
voire exclusif, comme s’il s’agissait là – la recherche obsessionnelle de la
richesse ou le goût de la propriété – non d’un trait indestructible de la nature
humaine, mais de ce type de désirs dont on a déjà vu qu’ils étaient histo-
riques, dus « à une structure sociale déterminée » – ici le capitalisme – et
qui devraient disparaître avec elle puisqu’ils « seront privés radicalement
de leur base matérielle d’existence »137. 3) D’où un troisième sens pour le
concept d’intérêt, celui où il désigne l’intérêt pris à quelque chose et qui
renvoie à tout ce qui dans la vie peut nous intéresser à différents niveaux et
que nous recherchons dès lors que pouvons nous l’approprier. C’est le sens
le plus intéressant, si je puis dire, car il nous met en présence de ce qui meut
ou, en tout cas, peut réellement mouvoir les hommes, sous le couvert
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78 L’homme selon Marx

quelque peu mystificateur et abusif, car facilement réducteur, du concept


général d’intérêt. Ce dont il est question dans ce cas, c’est de la « manifes-
tation de soi » ou du « libre développement de l’individu total »138, mani-
festation dont la recherche, si elle est liée à des conditions historiques qui
permettent des échanges multilatéraux avec les autres et des possibilités
multiples d’existence, est bien le ressort des luttes sociales de ceux qui en
sont privés, à savoir les prolétaires, les exploités. marx insiste ainsi sur le
fait que le prolétaire ressent le décalage entre sa « personnalité » et « les
conditions de vie qui lui sont imposées », par opposition au bourgeois dont
le statut, une fois conquis, apparaît à celui-ci comme « une chose positive »,
sans décalage interne, sans sentiment de frustration139. À la base donc de la
revendication prolétarienne d’une société différente, le communisme, il y a
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bien, au-delà des deux autres formes d’intérêt dont marx ne conteste ni la
présence ni la légitimité, une autre forme d’intérêt, qu’on peut considérer
comme supérieure : un intérêt vital si l’on veut, mais au sens d’un attache-
ment non à une vie intéressée (égoïstement ou matériellement) mais à une
vie intéressante, permettant l’actualisation de capacités multiples et la sa-
tisfaction de besoins divers.
Cette analyse change complètement la donne du problème anthropolo-
gique de l’intérêt : non seulement celui-ci n’est pas enfermé dans une pers-
pective égoïste ou étroitement matérielle qui l’opposerait à l’intérêt des
autres et interdirait ou rendrait improbable un vivre-ensemble communiste,
mais il apparaît comme une motivation humaine à la fois essentielle, positive
et historiquement plastique, dans tous les cas. Cela est vrai de l’égoïsme
dont on a vu qu’il pouvait alterner avec l’altruisme en fonction des circons-
tances socio-historiques de la vie individuelle, au point que marx envisage
même une transformation de l’homme et de sa conscience comme base d’un
communisme futur en liaison avec les transformations des conditions de la
production140. C’est l’occasion d’indiquer qu’il n’a pu s’appuyer ici sur l’an-
thropologie darwinienne, faute de l’avoir connue, alors que bien comprise
et restituée à sa vérité complète, opposée au darwinisme social, elle
converge en réalité avec la sienne. C’est ainsi que engels, dans une lettre à
un correspondant russe que j’ai déjà citée et dans laquelle il insiste sur la
rupture homme/animal, se dit d’accord sur le fond (même s’il ne l’est pas
dans la forme) avec l’hypothèse de son interlocuteur selon laquelle « l’idée
d’une solidarité qui rendrait le combat plus facile pourrait finalement s’em-
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L’homme selon Marx 79

parer de l’humanité tout entière, l’opposant ainsi, en tant que société soli-
daire de frères, au reste du monde minéral, végétal et animal » ; or c’est là
du pur Darwin, celui de La filiation de l’homme, pronostiquant une amélio-
ration morale progressive de l’humanité l’éloignant de plus en plus de la
concurrence vitale liée à son origine animale. au surplus, il ajoute une idée,
elle aussi darwinienne, selon laquelle « l’instinct social a été l’un des leviers
les plus essentiels au développement de l’homme à partir du singe »141.
mais cette historicité est tout aussi vraie de l’intérêt matériel qui, s’il est
le moteur de la lutte des classes, doit voir son poids sur l’homme diminuer
avec la venue d’une société débarrassée des classes, de leurs antagonismes
économiques et de l’enfermement dans ce type d’intérêt qu’une société de
classes comme la nôtre peut produire, en tout cas du côté des possédants. il
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suffit d’ailleurs de voir à quel point le capitalisme d’aujourd’hui, avec son
hubris productiviste et marchande occultant les autres dimensions de l’exis-
tence humaine, est en train de provoquer un rejet grandissant, à travers en
particulier le succès idéologique du thème de la décroissance, pour se dire
que la domination pratique de l’économie – ce qu’on doit appeler l’écono-
misme – n’aura peut-être constitué qu’une phase de l’histoire humaine et
qu’une vie hors économie ou méta-économique, relativisant les préoccupa-
tions strictement matérielles, est non seulement souhaitable mais en vue ou,
en tout cas, historiquement possible, puisqu’elle est désirée par de plus en
plus d’être humains142.
nous touchons alors au dernier point, l’historicité de la « manifestation
de soi ». Celle-ci est clairement un matériau offert au travail de l’histoire
conformément au versant historiciste de la pensée marxienne, même s’il
s’articule à des potentialités naturelles. L’histoire ne cesse de nous montrer
soit comment les besoins essentiels changent de forme (ou de contenu)
comme tout simplement l’acte de se nourrir, le besoin amoureux ou le besoin
esthétique, ou comment de nouveaux besoins, de nouveaux désirs, de nou-
velles envies, de nouveaux motifs, de nouvelles aspirations surgissent dont
la possibilité n’aurait même pas pu être anticipée par les générations anté-
rieures et qui sont liés non seulement au développement des techniques,
mais à celui des échanges au niveau de la planète et au bouleversement des
frontières qui ouvrent les nations et les cultures les unes aux autres. Cela
entraîne l’apparition de nouvelles formes de subjectivité et d’intersubjecti-
vité – comme ces individus se vivant comme étant sans appartenance et
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80 L’homme selon Marx

éprouvant le besoin d’échanger à distance à travers de nouveaux médias ou


de nouvelles technologies de communication – qui peuvent d’ailleurs porter
atteinte, pour le meilleur comme pour le pire, à des formes anciennes de
celles-ci et à des « mondes vécus » (la formule est d’Habermas) qui leur
étaient associés, qui pouvaient avoir leur prix143. et ce qui est vrai des be-
soins, vaut pour les capacités et pour les mêmes raisons, la technique en
particulier développant chez l’homme des savoir-faire inédits de plus en
plus nombreux. si donc la recherche de la « manifestation de soi », du « dé-
veloppement de l’individualité » est un mobile profond de la conduite hu-
maine, même quand les conditions objectives s’y opposent ou la frustrent,
il est clair que nous sommes alors bien au-delà de la querelle sur l’égoïsme
et l’altruisme et sur les obstacles à un vivre-ensemble communiste qui se-
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raient inhérents à la nature humaine. Car nous sommes en présence d’un
mobile qui, apparemment, n’exclut en rien les autres et ne nous met pas en
concurrence sauvage avec eux parce qu’il a besoin d’eux pour se satisfaire ;
et d’un mobile qui nous prouve que, à travers l’histoire qu’il produit et qui
le produit, l’homme peut agir sur soi et sur ses rapports aux autres, puisque
« les individus se créent bien les uns les autres, au physique comme au
moral »144.
un dernier problème reste cependant en suspens, à deux faces, qui nous
renvoie à notre question initiale d’une éventuelle liberté permettant à
l’homme d’échapper à l’emprise de l’intérêt sur sa conduite : est-il si sûr
que la « manifestation de soi » ne puisse pas se faire au détriment des autres
et, si elle est d’abord orientée vers soi, comment obtenir qu’elle intègre ex-
pressément le souci d’autrui et qu’elle s’ouvre donc clairement sur l’Uni-
versel ? Car comme nous le verrons brièvement dans la partie suivante,
d’autres conceptions anthropologiques peuvent être envisagées, essentiel-
lement celle de Freud, qui ne peuvent être rejetées a priori, qui ont des ar-
guments pour elles, que marx ne connaissait pas et qui peuvent alors
fragiliser la conception de l’homme que nous venons de présenter et hypo-
théquer par contre-coup le projet politique qu’elle est censée rendre possible.
et par ailleurs, le spectacle du déchaînement contemporain des appétits, des
rivalités individuelles ou de groupe, de la cupidité, des violences, y compris
dans des pays qui se réclament encore du communisme comme la Chine et,
surtout, dans ceux qui sont passés d’eux-mêmes au libéralisme le plus sau-
vage après avoir tenté la voie inverse, pourrait rendre sceptique à l’égard
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L’homme selon Marx 81

du projet d’une réconciliation des hommes entre eux, d’un « humanisme


achevé » qui serait un « naturalisme achevé », à savoir la réalisation histo-
rique de la « nature » profonde de l’homme comme le voulaient les Manus-
crits de 1844145. C’est bien alors la question d’une liberté morale permettant
une transformation positive de l’homme, fût-elle seulement collective et
évitant l’aporie du libre arbitre, qui est posée, question qui ne saurait être
balayée d’un revers de main sous le prétexte qu’elle risquerait de nous ra-
mener à l’idéalisme. J’y ai déjà répondu longuement dans un autre livre et
j’y renvoie146. mais ce que je peux indiquer ici, c’est l’existence d’un souci
moral incontestable chez marx, même s’il l’a nié ou en a sous-estimé théo-
riquement l’importance, au cœur même de ses analyses les plus marquées
par le point de vue purement factuel de l’histoire. il se manifeste à l’occasion
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d’une contradiction qui existe dans son œuvre et sa présence nous permet
peut-être de répondre à notre interrogation. Cette contradiction n’est pas
vraiment une contradiction logique qui opposerait ce qu’il dit quelque part
à ce qu’il dit ailleurs et qui serait donc strictement interne à son texte – marx
est un esprit d’une extrême cohérence – mais une contradiction performative
entre ce qu’il dit de la réalité de l’homme et la manière dont il se comporte
à l’égard de cette réalité, y compris d’ailleurs à travers son texte, qui nous
intéresse au premier chef ici, même s’il n’a pas une parfaite conscience de
cette contradiction147. un double exemple suffira, tiré de La Sainte Fa-
mille148, mais révélateur car il intervient au moment même où marx met
l’accent sur l’importance de l’intérêt contre l’appel à la morale et sur le rôle
formateur des circonstances. « si l’intérêt bien compris est le principe de
toute morale, il importe que l’intérêt privé se confonde avec l’intérêt hu-
main » dit-il d’abord ; or, que signifie ce « il importe » qui formule l’exi-
gence de l’ouverture de l’intérêt individuel sur « l’humain », à savoir
l’universel, l’intérêt de tous ? Ce ne peut être que l’irruption dans le texte
d’une exigence morale qui n’a pas été théorisée, qui n’est même pas dite
telle quelle mais qui est bien là, dans le texte ou à travers lui, et qui contredit
ce qui est dit du rôle omnipuissant de l’intérêt privé dans la réalité, hors du
texte, puisqu’elle en demande la restriction. De même, un peu plus loin il
affirme : « si l’homme est formé par les circonstances, il faut donner forme
humaine aux circonstances ». or la même question, ou une question ana-
logue, se pose : que signifie ce « il faut donner forme humaine aux circons-
tances » à l’instant même où l’on constate que l’humain est
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82 L’homme selon Marx

« fabriqué »d’une manière inhumaine, en fait, par les conditions objectives ?


Le concept d’« humain » ici présent (« forme humaine ») n’est pas factuel
et déduit passivement de l’état du monde, mais clairement inédit et normatif.
D’une part il s’agit d’une « forme humaine » pour le monde qui est à
construire : son idée ne découle pas analytiquement de ce qui est déjà-là et
sa réalisation n’en saurait être l’effet nécessaire ou inéluctable, elle relève
d’une invention de l’homme, donc d’une décision et d’une action qui sont
en excès par rapport aux circonstances que l’homme rencontre. et d’autre
part, cette décision comme cette action relèvent d’une nécessité qui est bien
une exigence morale, que marx reprend à son compte dans et par son texte,
lequel cesse alors d’être purement théorique (constatatif, descriptif, expli-
catif, voir prédictif) pour devenir pratique – on pourrait dire aussi praxique
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–, imprégné de valeur impérative et donc, selon moi, de valeur morale, de-
mandant au monde de changer, en l’occurrence exigeant de l’homme qu’il
le change. Comme l’indique très justement maximilien rubel commentant
ce passage, il y a là l’expression revendiquée de la « nécessité qui est un
devoir, un impératif, pour l’homme de modifier un environnement antiso-
cial »149. or ce qui est vrai de l’attitude de marx vis-à-vis de l’état du monde
peut bien entendu être étendu à l’ensemble des hommes – marx n’est ni un
saint ni un surhomme – et révèle une capacité morale d’indignation face à
l’inhumain, comme d’action contre lui, qui nous indique que l’homme peut
agir sur soi pour échapper à l’intérêt égoïste et réclamer des autres qu’ils le
fassent, comme si un intérêt supérieur aux trois autres intérêts, un quatrième
donc, de nature morale, lui conférait la liberté d’agir sur eux. Constater son
existence et son efficience historique (à côté aussi, il est vrai, de sa mise en
sommeil ou de son effacement souvent) peut suffire à nous faire échapper
au pessimisme anthropologique radical et à rendre crédible l’affirmation
que l’homme, envisagé dans le contenu historique et social de son action,
est capable d’agir moralement et donc de progrès moral. C’est là une der-
nière détermination de son « essence formelle » qu’aucune réflexion critique
sur l’homme ne saurait récuser, sauf à nier l’idée même de morale, ce que
rien ne nous autorise à faire si l’on a bien compris la question150.
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L’homme selon Marx 113

notes De L’antHroPoLogie seLon marx

1
C’est-à-dire à partir de L’idéologie allemande (1845).
2
on distinguera donc clairement le plan de la théorie où se situe le problème anthropologique
et le plan normatif de l’humanisme pratique : être vigilant ou critique au premier niveau, où se
pose la question de « l’homme en général », n’exclut en rien un « humanisme pratique » éri-
geant l’homme en valeur suprême, totalement assumé. et par ailleurs, au plan théorique, on
distinguera la question de l’anthropologie et celle de l’humanisme (théorique) qui a caractérisé
une bonne partie de la philosophie idéaliste : la première question est parfaitement légitime, la
seconde, qui place « l’homme » au centre de l’histoire et de la société et part de lui pour les
comprendre, constitue une impasse intellectuelle qu’il faut vigoureusement dénoncer. althusser
a eu raison de récuser cet humanisme et de se réclamer d’un « anti-humanisme théorique »,
mais il a eu tort de ne pas faire de place à l’anthropologie. À l’inverse, le mérite immense de
L. sève est d’avoir redonné à celle-ci l’importance, fût-elle implicite, qui lui revient dans l’œu-
vre de l’auteur du Capital. voir, en particulier, sa synthèse sur ce point, L’« homme » ? (op.
cité), dont je discuterai par la suite.
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3 voir la postface à la 2e édition du Capital où il commente des comptes rendus de son livre si-

gnalant cette dimension de son travail, mais aussi la préface de la 1re édition où il se réclame
d’une « libre et scientifique recherche », s’exposant donc elle-même à une critique « scienti-
fique », donc empirique.
4 in L’idéologie et l’utopie, seuil, 1997, ch. 5 et 6. il applique cette idée au rapport des cir-

constances matérielles à l’activité humaine ainsi qu’au rapport entre les premières et l’idéolo-
gie. À propos du premier rapport, il indique bien que « les conditions matérielles sont toujours
des conditions pour des individus » (p. 109 – souligné par lui).
5 Frédéric Lordon, dans un livre remarquable, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza

(La Fabrique, 2010), a bien mis l’accent sur cette importance de « la mobilisation », de ce qui
fait mouvoir les hommes et les pousse à agir dans le capitalisme, contre une tradition marxiste
« économiste », occultant ou sous-estimant la dimension subjective de l’action, ou la réduisant
à l’intérêt matériel. J’y reviendrai.
6 op. cité, Éditions sociales, 1968, p. 51.

7 ib., p. 51-52.

8 « introduction à la critique de l’économie politique », in Contribution à la critique de l’éco-

nomie politique, Éditions sociales, 1957, p. 150-151 – désormais Contribution.


9 ib., p. 152.

10 J’en excepte dans la dernière période le livre de F. Fischbach, La production des hommes.

Marx avec Spinoza, (PuF, 2005), même si je ne me satisfais pas de sa conception, trop restric-
tive, de l’aliénation. Plus anciennement, voir d’alfred schmidt, Le concept de nature chez
Marx, PuF, 1994.
11 Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1968, p. 136 – désormais Manuscrits.

12 ib., p. 62.

13 op. cité, p. 56.

14 ib., p. 45. il n’y a donc pas ici de rupture entre les Manuscrits et L’idéologie allemande

comme avec le reste de l’œuvre : marx conserve un certain nombre de thèses issues de l’in-
fluence de Feuerbach parce que, matérialistes, elles demeurent pleinement valides.
15 ib., p. 136.

16 ib. La traduction de J.-m. gougeon (gF-Flammarion, 1996) parle de « dispositions et d’ap-


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114 L’homme selon Marx

titudes, d’impulsions ». on retrouve cette dimension irréductible de naturalité dans l’analyse,


rigoureuse autant que générale, du travail dans Le Capital, L. i, ch. 7.
17
ib., p. 96.
18
ib. J’indique que l’intérêt de marx et engels pour les sciences de la nature est très fort et
constant chez eux et, spécialement, pour la théorie de l’évolution de Darwin telle qu’elle est
exposée dans L’origine des espèces, marx y voyant même « le fondement historico-naturel »
de leur conception (in marx et engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales,
1973, p. 20), en en retenant avant tout l’idée qu’il y a une histoire de la nature dont l’homme
est issu. mais, comme je le préciserai ensuite, ils n’en ont pas compris le prolongement an-
thropologique, faute sans doute d’avoir lu La filiation de l’homme.
19 ib.

20 op., cité, p. 45.

21 ib.

22 ib., p. 136-137.

23 voir ses Méditations métaphysiques et le résumé qu’il en donne dans la 4e partie de son Dis-

cours de la méthode. Cette conception monadique de l’esprit – qu’on trouve aussi chez Ber-
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keley, chez Hume et d’autres, a été battue en brèche par la phénoménologie contemporaine,
mais c’est au prix d’une conception de la conscience soustraite à la nature, qui reste idéaliste
et que je préciserai plus loin.
24 ib., p. 68.

25 ib., p. 138. Que tout cela soit largement emprunté à Feuerbach n’en supprime pas la justesse.

Par « passion », il faut comprendre « passivité », « réceptivité » et « dépendance ». il y a là


quelque chose qui fait penser à la mécanique passionnelle chez spinoza, où l’homme dans son
« conatus » individuel, c’est-à-dire son effort pour « persévérer dans son être », est constam-
ment affecté par des causes extérieures dont il dépend.
26 ib., p. 138. Cette précision est remarquable : elle indique que la conscience de soi, quoique

donnée par la nature, est aussi à développer ou à construire, en particulier par la connaissance.
27 op. cité, p. 59 et p. 60. Dans les Manuscrits marx indique que, à la différence de l’animal

qui coïncide avec son activité vitale, qui « est cette activité », l’homme fait de son activité
vitale « l’objet de sa volonté et de sa conscience » (p. 63).
28 Manuscrits, p. 138. Histoire, donc, mais naturelle ou d’origine naturelle, par quoi il n’y a

pas de contradiction puisque la nature produit ce qui en un sens, mais en un sens seulement,
lui échappe.
29 op. cité, p. 45-46. Les citations qui suivent sont tirées de ces pages.

30 L’homme étant d’origine animale, il n’y a pas pour la science d’« abîme métaphysique »

entre l’animal et lui et nombre de caractères que l’on croyait propres à l’humanité sont antici-
pés, fût-ce d’une manière embryonnaire, chez les animaux. Précisément, on sait désormais que
la production d’objets se retrouve à un degré infime mais réel chez certains animaux supérieurs
et qu’ils sont donc capables d’un minimum de « culture » et de transmission « culturelle » –
ce que marx d’ailleurs ne nie pas. mais on n’y trouve quasiment pas de production au second
degré, en quelque sorte, à savoir de production de moyens techniques pour produire des objets
et pas du tout de progrès cumulatif dans la production d’objets qui s’ensuit.
31 Je dis « l’homme » délibérément, comme je dis « l’animal », alors que marx parle toujours

des hommes (comme des animaux), puisqu’il s’agit pour moi de dégager des généralités an-
thropologiques.
32 autre formulation, en note : « Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se
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L’homme selon Marx 115

distinguent des animaux, ce n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs
moyens d’existence », formulation qui, sans l’exclure du tout, remet, si j’ose dire, la pensée à
sa place dans la hiérarchie historique des causes, comme une condition de la production elle-
même, inhérente à elle.
33
L’anthropologie de Pascal, admirable au demeurant à son niveau et bien plus complexe qu’on
ne le croit, ne souffle mot de cette dimension de la production, c’est-à-dire aussi du travail, et
l’on sait que le christianisme voit dans ce dernier la conséquence d’une malédiction divine,
suite au péché originel, ce qui en abaisse considérablement le statut.
34 C’est bien pourquoi g. Lukacs a raison de parler d’une « ontologie de l’être social » reposant

sur le travail. voir ses Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, Delga, 2009.
35 J.-P. sartre, avant qu’il ne rencontre le marxisme, a pu dire que « l’homme n’est rien d’autre

que ce qu’il se fait » (in L’existentialisme est un humanisme). Faut-il l’indiquer ? Cette formule
est absurde dans la signification que sartre lui conférait, qui s’appliquait à l’homme individuel ;
par contre, si on la transpose à l’homme entendu comme l’humanité (= les hommes), si on
conçoit le « faire » humain comme collectif et historique, et si on enlève à cette affirmation sa
radicalité dogmatique qui fait abstraction de la nature et de l’élément de passivité qu’elle induit
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dans l’action humaine, alors on peut considérer qu’elle est valable et rejoint ce que nous disons
de l’homme avec marx. J’ajoute que l’un des grands intérêts du livre de L. sève, cité plus haut,
est de mettre en évidence cette dimension de l’activité chez marx (tätigkeit en allemand).
36 ib., p. 45, note 2 (passage biffé dans le manuscrit).

37 « Les hommes ont une histoire parce qu’ils doivent produire leur vie » dit précisément marx

(souligné par moi) et « c’est impliqué par leur organisation physique » (ib., p. 59). on est donc
là en présence d’une origine, au sens précis non seulement d’un commencement, mais d’une
causalité omnihistorique (même si ses formes sont soumises ensuite à variation), donc d’une
espèce de « transcendantal concret » qui assure en quelque sorte la transition de la nature à
l’histoire (ou la culture) sous la forme paradoxale d’une rupture.
38 ib, note 3 (passage également biffé dans le manuscrit).

39 op. cité, p. 4-5.

40 Lettre à J. Bloch du 21 septembre 1890, in Études philosophiques, Éditions sociales, p. 154-

155.
41 L’idéologie allemande, p. 58.

42 ib., p. 65. voir aussi la 4e des Thèses sur Feuerbach qui insiste sur le fait que si les hommes

sont le produit des circonstances, ils sont aussi ceux qui « transforment les circonstances ».
43 voir Marx, penseur du possible, méridiens-Klincksieck, 1992.

44 vadée le dit plus brièvement : « C’est une des raisons majeures pour lesquelles il est impos-

sible de se prononcer sur le contenu et le cours de l’histoire à venir. Pour le faire, il faudrait
connaître toutes les possibilités qui existent au sein de la nature. » (op. cité, p. 299).
45 un aspect très original du livre de L. sève, déjà cité, est d’avoir analysé cette objectivation

des significations culturelles dans un monde humain artificiel excentré par rapport à l’individu,
qui doit alors être considéré, sans verser dans le moindre idéalisme, comme un mixte indisso-
luble d’objectivité (matérielle) et de subjectivité (significative) : voir par exemple ce qu’il y
dit du « psychique objectivisé » dans le monde humain (p. 113).
46 voir Le Capital, 3e section, ch. vii, garnier-Flammarion, 1969, p. 139-140.

47 Grundrisse, t. ii, Éditions sociales, 1980, p. 194.

48 voir L’idéologie allemande, p. 58. Cette observation est largement confirmée par l’ethnologie

et les évolutions contemporaines de la famille, et même, désormais, par les évolutions de la


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116 L’homme selon Marx

procréation.
49 « Dans la mesure où il est matérialiste, Feuerbach ne fait jamais intervenir l’histoire » (op.

cité, p. 57). C’est en ce sens-là qu’on peut le dire « abstrait » : il fait abstraction de l’histoire
dans sa représentation de l’homme.
50
voir le sartre de L’être et le néant ou les analyses correspondantes de merleau-Ponty dans
La phénoménologie de la perception.
51 ib., p. 46.

52 Début de l’« introduction à la critique de l’économie politique », in Contribution, op. cité,

p. 149-150.
53 s’agissant de rousseau, on doit signaler que marx ne le comprend pas parfaitement. D’une

part, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qu’il
ne cite pas, l’état de nature n’est pas un fait mais une hypothèse compréhensive permettant de
concevoir une nature de l’homme considéré hors de toute influence sociale ; et dans le Contrat
social, le pacte social n’est pas, lui non plus, un événement réel qui serait à l’origine de la so-
ciété, mais un contrat implicite qui fonctionne comme fondement sous-jacent de l’ordre social
et, surtout, qui fournit une norme pour une société idéale réalisant la justice et permettant à
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l’homme de retrouver une part de sa (bonne) nature. La même erreur à propos du Contrat
social se trouvait dans L’idéologie allemande (p. 96). rousseau est donc lui aussi un penseur
de la socialité de l’homme, au point que dans ce même Contrat social, parlant du passage à
l’état civil (ou social), il affirme que celui-ci fit d’un « animal stupide et borné » – l’individu
naturel, simple homme potentiel – un « être intelligent et un homme » (L. i, ch. 8) !
54 Contribution, p. 150.

55 Dans L’idéologie allemande marx, associant ce point à l’illusion de la liberté ontologique,

appelle cela « jouir de la contingence », c’est-à-dire d’une « marge de manœuvre individuelle »


que la nécessité historique a effectivement produite (p. 96-97).
56 C’est dire que si l’échange est inévitable, le commerce, lui, avec son envahissement étouffant

de la vie humaine qui transforme tout en marchandise, ne l’est pas : une société sans commerce,
donc soustraite à la tyrannie de l’argent et de l’incitation à une consommation sans fin d’objets
parfois médiocres, est concevable. C’est aussi cela le communisme, même si, inversement, il
n’exclut en rien la consommation de biens de qualité, voire le luxe entendu comme possession
dans la vie quotidienne d’objets beaux, fussent-ils inutiles.
57 C’est ainsi que le Manifeste du Parti communiste part du constat de l’omniprésence des

luttes de classes dans le passé (début du chapitre i) non pour en extrapoler la présence inévitable
dans le futur, ce à quoi une pensée, là effectivement naïve, pourrait conclure (« Cela s’est tou-
jours passé ainsi, donc cela se passera toujours de la même manière… »), mais, au contraire,
pour en concevoir d’une manière argumentée la disparition dans l’avenir.
58 J’ai déjà indiqué que marx et engels n’ont pas lu La filiation de l’homme et ils commettent

donc à propos de Darwin le contresens largement répandu que constitue le « darwinisme so-
cial », lequel manque la discontinuité, voire la rupture homme-animal. ils lui reprochent donc
une continuité qu’il n’a pas défendue sous cette forme. P. tort, dans ses travaux sur Darwin, a
définitivement établi ce point.
59 engels, lettre à Piotr Lavrov, in marx et engels, Lettres sur les sciences de la nature, op.

cité, p. 86. Cette notation correspond à que j’ai dit de la présence du luxe dans une société
communiste.
60 op. cité, L. iii, 3, Éditions sociales, p. 188-189. on voit ici combien le reproche d’écono-

misme, entendu aussi bien au sens théorique d’une explication exclusive par l’économie qu’au
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L’homme selon Marx 117

sens normatif d’une valorisation excessive de la production et de la consommation écono-


miques (ce qui correspond au « matérialisme pratique », au goût inconsidéré des satisfactions
matérielles), adressé à marx et engels, n’a pas de sens.
61
op. cité, p. 51. Les citations qui suivent sont tirées de cette page.
62
exemple de cette approche idéaliste : le créationnisme chrétien fondé sur la Bible, c’est-à-
dire sur une « représentation » (mais qui est aussi un « discours », une « imagination », trans-
mise aux « autres » ou par les « autres ») que l’homme s’est faite de lui-même, à une certaine
époque de l’histoire, sur la base de l’hypothèse d’un « ciel » (= Dieu) créateur de la « terre »
et qui débouche inévitablement sur une conception de l’homme spiritualiste, mais aussi essen-
tialiste et pessimiste puisqu’elle affirme l’existence d’une nature humaine immuable, marquée
par le péché originel.
63 Dans le paragraphe précédent, marx a déjà indiqué que « la production des idées, des repré-

sentations et de la conscience est d’abord liée directement et intimement mêlée à l’activité ma-
térielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle » (p. 50).
64 un peu plus haut, marx a indiqué que l’idéologie consiste à « faire abstraction de l’histoire

des hommes » et que, en tant que telle, « elle n’est qu’un des aspects de cette histoire » (p. 45,
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note 1 – passage biffé dans le manuscrit).
65 ib., p. 50-51.

66 voir le passage cité précédemment (p. 45, note 1) : l’idéologie consiste aussi en « une concep-

tion fausse de cette histoire ».


67 ib., p. 50.

68 ib.

69 on ne saurait sous-estimer cette fonction idéologique conservatrice de l’idée de « nature hu-

maine » : non seulement cette idée a été développée par des penseurs conservateurs (comme
nietzsche ou les socio-biologistes) pour justifier les inégalités sociales et l’exploitation de
l’homme par l’homme, mais elle habite majoritairement la conscience ordinaire (certes elle-
même conditionnée idéologiquement) et elle la rend incrédule à l’égard de tout projet d’égalité
sociale en lui faisant dire : « Cela ne peut pas marcher étant donné ce qu’est l’homme ! il fau-
drait le changer, mais ce n’est pas possible ! ». Pourtant, elle peut aussi jouer un rôle inverse,
critique et positif, dès lors qu’on lui donne un contenu normatif lui-même positif, marqué par
exemple du sceau de l’égalité : c’est le cas chez rousseau qui s’en sert pour dénoncer les iné-
galités sociales… et chez marx ! on ne saurait donc s’enfermer dans une vision exclusivement
négative du rôle idéologique que peut jouer cette idée.
70 Je rappelle l’importance qu’accorde F. Lordon à « la question de la mobilisation » dans sa

relecture de marx et du capitalisme contemporain à la lumière de la théorie des affects de spi-


noza (op. cité plus haut)
71 in L’idéologie allemande, op. cité, p. 33. Cette proposition a suscité bien des incompréhen-

sions et bien des débats, dont celui qui a opposé, en France, L. althusser et L. sève, a été le
plus stimulant. voir aussi ce qu’en dit a. schaff dans son ouvrage Le marxisme et l’individu
(Librairie armand Colin, 1968) : renvoyant aux travaux d’e. Fromm, l’auteur y soutient l’idée
d’une nature humaine qui, sous la forme d’une « homogénéité fondamentale du psychisme hu-
main » (p. 100), expliquerait que les hommes puissent se comprendre un tant soit peu d’une
culture à une autre ou d’une époque à une autre, malgré les différences qui les séparent par
ailleurs.
72 C’est bien pourquoi marx butte devant le fait que « l’art grec et l’épopée » continuent de

nous toucher esthétiquement, alors qu’ils renvoient à une époque de l’humanité qui est claire-
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118 L’homme selon Marx

ment dépassée. C’est du côté d’une enfance de l’humanité subsistant en nous et analogue à
notre propre enfance individuelle qu’il trouve l’explication de leur « charme éternel » : voir
l’« introduction à la critique de l’économie politique », in Contribution, p. 174-175.
73
op. cité, p. 94 et p. 95.
74
ib., p. 93-94. un exemple plus restreint mais tout aussi parlant peut être fourni par celui de
l’enfant sauvage victor de l’aveyron dans le livre L. malson, Les enfants sauvages (10/18,
1964), qu’on retrouve dans le film de F. truffaut, L’enfant sauvage. on le voit ainsi découvrir
les larmes à travers la brûlure que lui occasionne la flamme d’une chandelle ou être sensible
progressivement au bruit d’une porte qui claque, autant de formes de sensibilité sensorielle
que la vie naturelle avait étouffées et que la vie culturelle éveille et donc, en un sens, produit.
75 ib., p. 97.

76 op. cité, gF-Flammarion, p. 139. on remarquera cependant que marx dit que ces facultés

« sommeillent » en l’homme, ce qui indique clairement qu’elles constituent des potentialités


naturelles, idée importante que je reprendrai et qui nuance fortement celle de « production ».
77 Misère de la philosophie in Proudhon/marx, Misère de la philosophie, Philosophie de la mi-

sère, 10/18, p. 457 et p. 459.


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78 op. cité.

79 Marxisme et théorie de la personnalité, op. cité. son autre livre, L’« homme » ?, déjà cité,

prolonge et précise ses thèses tout en discutant d’autres conceptions anthropologiques. J’in-
dique expressément qu’exprimer des désaccords (partiels, présentement), ce n’est pas formuler
un jugement de valeur dépréciatif. on peut admirer une œuvre et signaler son importance
(comme c’est le cas ici), sans partager toutes ses propositions. si le débat intellectuel, souvent
surdéterminé idéologiquement et psychologiquement, respectait cette règle, il serait plus serein,
plus riche et plus productif.
80 Comme je l’ai indiqué plus haut, il s’agit là du premier J.-P. sartre, récusant, comme la plu-

part des phénoménologues, tout enracinement biologique de la conscience et tout ce qui pour-
rait ressembler à des déterminations naturelles de l’homme (instincts, tempérament, caractère)
limitant sa liberté métaphysique de choix qui, du fait de son « néant » initial, est infinie. Le se-
cond J.-P. sartre, s’intéressant par exemple à la manière dont Flaubert est devenu Flaubert dans
L’idiot de la famille (gallimard, 1971 et 1972), renonce à l’idée d’un « choix originel » ou
d’un « projet originel » (encore présent dans son livre sur Baudelaire) et affirme que l’homme
« est fait » par son milieu, quitte à ajouter qu’il fait quelque chose de ce que son milieu a fait
de lui – propos parfaitement raisonnable. Dans la lignée idéaliste de la phénoménologie,
m. merleau-Ponty, malgré des nuances qu’il introduit après, est lui aussi capable d’affirmer,
sans sourciller, à propos de la conscience et de la liberté, qu’« il est évident qu’aucun rapport
de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société » ou qu’« il
n’y a pas de cause qui puisse agir du dehors sur la conscience » (Phénoménologie de la per-
ception, gallimard, 1945, p. 496 et p. 506). Plus largement, c’est le principe même de l’« épo-
ché », comme fondement de la démarche phénoménologique dans l’analyse des essences des
phénomènes, qui révèle cet idéalisme subjectif de la conscience : la mise entre parenthèses du
monde objectif est censée laisser intacte la conscience qui procède à cette mise entre paren-
thèses, alors que d’un point de vue matérialiste, la mise entre parenthèses réelle de ce monde,
spécialement le monde naturel avec le corps humain, si elle avait effectivement lieu, suppri-
merait tout simplement la conscience, et la phénoménologie (ou les phénoménologues) avec.
La mort en est la preuve !
81 voir alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, Plon/Livre de poche, p. 408-409.
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82 op. cite, p. 85. C’est l’occasion de rappeler que ce que marx entend abolir à travers le com-

munisme, ce sont les inégalités de classes et leurs effets sur les inégalités individuelles, et non
toutes les inégalités individuelles !
83
op. cité, Éditions sociales/geme, p. 59
84
voir ce que nous en avons dit dans notre introduction.
85 voir L’« homme » ?, note 209, p. 204-205.

86 L’analyse d’ensemble de L. sève, que je partage largement par ailleurs, me paraît souffrir

du défaut suivant : mettant l’accent prioritairement sur l’appropriation du patrimoine culturel


pour expliquer que l’homme s’hominise – ce qui est une condition externe –, il semble oublier
que ce même patrimoine a été produit par l’homme, à partir de conditions biologiques qui,
elles, ne sont pas culturellement produites, mais seulement culturellement développées. Dans
le rapport nature/culture, en inter-action, il n’y a donc pas absolue symétrie, et je tiens fortement
à ce propos que j’ai déjà tenu : quelle que soit l’importance de la culture, c’est parce qu’il y a
une nature, donc un homme avec ses facultés naturelles, qu’il y a une culture (ou une histoire)
et non l’inverse.
87 voir en particulier mes Figures de la déraison politique, Kimé, 1995, ch. 6.
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88 une seule citation pour illustrer cela, celle de C. Dejours, psychologue du travail : « C’est

l’homme tout entier qui est conditionné au comportement productif par l’organisation du tra-
vail, et hors de l’usine, il garde la même peau et la même tête. Dépersonnalisé au travail, il de-
meurera dépersonnalisé chez lui. » (in L’Humanité du 7 février 2011).
89 Je renvoie ici au livre fondamental de tony andréani, De la société à l’histoire, méridiens-

Klincksieck, t. 1 et 2, 1989, dont je ne répercute pas ici toutes les analyses en faveur de l’idée
d’une nature humaine présente chez marx – livre qui a souffert, en son temps, de la domination
d’une doxa althussérienne empêchant d’en saisir l’importance.
90 J’en profite pour indiquer que cette conception de l’aliénation se distingue de celle que défend

F. Fischbach dans La production des hommes. Marx avec Spinoza (op. cité plus haut, ch. 4) :
elle consiste pour lui dans une objectivation de l’homme dans un monde social qui lui échappe
et qu’il doit se réapproprier. Je n’exclus pas, bien entendu, cette définition importante, mais
elle laisse de côté la dimension individuelle de l’aliénation telle que je la conçois, laquelle est
d’ailleurs difficilement pensable à la lumière du modèle spinoziste auquel il recourt. Ce modèle
lui permet de souligner l’unité ontologique de la nature et de l’histoire chez marx, comme je
le fais moi-même ; mais il lui fait oublier 1, que spinoza n’est pas vraiment matérialiste, n’ac-
ceptant pas une dérivation de la pensée à partir de la matière au nom du parallélisme de la
pensée et de l’étendue, et, 2, qu’il n’y a pas chez lui de production historique de l’homme :
cette production reste naturelle ou éthique et, si l’histoire intervient dans sa philosophie poli-
tique, elle reste soumise à la nature humaine telle qu’il l’expose dans l’Éthique. Chez lui, c’est
la psychologie qui détermine ou conditionne l’histoire, et non l’inverse.
91 op. cité, Éditions sociales, L. iii, t. 3, p. 199. nous retrouvons ici le rôle idéologique positif

que peut remplir l’idée de « nature humaine », que j’ai indiqué plus haut : elle intervient dans
ce cas comme une norme « naturelle » de liberté qui permet de critiquer l’aliénation que les
hommes subissent dans le travail. on n’est pas loin de rousseau !
92 op. cité, garnier-Flammarion, p. 674, note 55.

93 il est toujours délicat de parler de « science » pour les philosophies passées, qui ont toujours

revendiqué à tort ce titre pour leurs constructions métaphysiques : Platon, aristote, la théologie,
Descartes, etc., sont tombés dans cette erreur que Kant a définitivement dénoncée. et l’empi-
riste Hume, dans son Traité de la nature humaine, entendait également faire œuvre de science,
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120 L’homme selon Marx

à l’image de newton. or si la question de l’homme, interne à l’expérience physique, pouvait


plus facilement ambitionner d’être traitée d’une manière scientifique, l’idée de « science » ap-
pliquée à l’étude de l’homme autrefois, comparée à ce que sont devenues les sciences humaines
à partir du xixe siècle, demeure très problématique, y compris chez spinoza, ce qui n’empêche
pas qu’on puisse trouver chez lui (comme chez Hume) des éléments de connaissance ration-
nelle de l’humain.
94 Présentation de la 3e partie, p. 412 de l’édition de roland Caillois, La Pléiade, p. 412.

95 op. cité, in La Pléiade, ch. vii, § 27, p. 985.

96 a propos de l’imitation et du mimétisme du désir, que spinoza analyse excellemment, on

peut dire que rené girard, trois siècles après, n’a rien inventé !
97 voir aussi l’esthétique glorieuse de la violence que l’on trouve chez Homère dans l’antiquité,

qui date terriblement. Par opposition, la critique qu’en opère aristophane dans La Paix paraît
très moderne !
98 voir Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, op. cité plus haut.

99 Cette piste de réflexion peut aussi nous amener à introduire le point de vue de la psychanalyse

sur les processus politiques, à l’image d’un W. reich analysant la « psychologie de masse »
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du fascisme. J’y reviendrai.
100 C’est ainsi que l’on sait qu’il y a des âges sensibles pour l’apprentissage, au-delà desquels

celui-ci devient difficile, voir impossible. Le cas de victor de l’aveyron, déjà évoqué, pourrait
illustrer ce point, puisque si, une fois réintégré dans la société, il a pu recouvrer une part de
ses capacités humaines, il n’a pu le faire au-delà d’un certain seuil, faute sans doute de les
avoir acquises assez tôt. voir le témoignage du docteur itard, chargé de sa rééducation, à la fin
de l’ouvrage de L. malson (op. cité), malgré la part d’idéologie qu’il contient. en tout cas, ce
qui est sûr ici, c’est que l’histoire, si elle ne construit pas directement les capacités humaines
comme je le soutiens, a par contre des effets destructeurs directs sur la biologie humaine et les
potentialités qui lui sont inhérentes.
101 Les travaux de J.-P. Changeux, sur ce point comme sur d’autres, sont d’autant plus éclairants

que, partisan d’un matérialisme « dur », Changeux n’exclut en rien le rôle de l’histoire ou de
la culture. voir ce que j’en dis dans mon introduction.
102 C’est pourquoi j’exprimerai une réserve importante sur l’analyse de Lordon, au niveau où

elle se situe, pratiquement la seule. acceptant la coïncidence spinoziste de l’être et de la puis-


sance, il ne peut pas penser l’aliénation telle que je la conçois, qui suppose une pensée du pos-
sible ou du potentiel, c’est-à-dire la non-coincidence entre ce qu’un homme est, dans la réalité
historique présente, et ce qu’il aurait pu être dans une autre réalité, elle-même historiquement
possible. L’aliénation telle qu’il la conçoit se réduit, dans une perspective spinoziste (même si
elle admet des degrés inégaux dans la réalisation de la « puissance d’agir » individuelle), à la
dépendance de l’homme vis-à-vis de causes étrangères, laquelle est générale, sinon universelle,
voire indépassable pour la plupart des êtres humains, et ne pointe pas ce qu’il y a de spécifique,
d’historique et d’original dans la conception marxienne de l’aliénation comme dans la pers-
pective qu’elle offre de son dépassement.
103 Manifeste, fin du ch. i.

104 tous les textes proprement historiques de marx montrent avec une grande acuité et une

grande richesse de détail cette lutte des intérêts sociaux multiples. voir par exemple Les luttes
de classes en France ou Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
105 op. cité, p. 62 (souligné par lui) et p. 94. Je rappelle que la morale nous impose de nous dé-

centrer par rapport à nous-mêmes et de « partir des autres » !


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L’homme selon Marx 121

106 ib., p. 62. Cela vaut également pour le prolétariat qui se bat bien pour son « intérêt propre »
et qui, à travers l’État qu’il doit conquérir, doit le « représenter » comme « étant l’intérêt uni-
versel » s’opposant aux intérêts particuliers (ib.) – sauf que dans ce cas cette représentation
n’est pas vraiment mystificatrice.
107
L’idéologie allemande, p. 279-280.
108 ib., p. 322.

109 in Lénine, Œuvres, Éditions sociales, 1975, t. 33, p. 63-64. Cela n’exclut pas chez lui, mal-

heureusement, des appels à la violence révolutionnaire, par exemple dans l’armée, qu’on ne
saurait accepter.
110 marx et engels, op. cité, in Karl Marx, La Pléiade, t. iii, p. 443.

111 Dernier avatar, je l’ai indiqué, de cet idéalisme spiritualiste, qu’on peut résumer sur le plan

ontologique par le refus de la naturalisation de la conscience qu’opère la biologie contempo-


raine : dans le face à face de la conscience et du monde, il n’y a de monde que pour la
conscience et non en soi, et donc il ne saurait y avoir de conscience produite par celui-ci
(comme d’ailleurs par l’histoire). C’est cet absolu originaire de la conscience, caractérisé par
sartre comme un « néant d’être », qui fonde, c’est-à-dire rend possible, la liberté en l’homme :
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l’homme n’étant originellement rien, il peut n’être, ensuite, que ce qu’il fait, c’est-à-dire l’en-
semble de ses actes individuels échappant à toute détermination préalable, donc ce qu’il se
fait. on voit ici clairement comment une ontologie non matérialiste débouche sur une anthro-
pologie elle-même non matérialiste. Je rappelle, s’agissant de sartre, que le sous-titre de L’être
et le néant est : essai d’ontologie phénoménologique, et que le titre de son premier ouvrage
est La transcendance de l’ego. La polémique explicite à l’encontre du matérialisme à laquelle
il se livre dans son article « matérialisme et révolution » (in Situations III, gallimard, 1949),
malgré son brio, est largement sophistique et n’est absolument pas convaincante. Je précise
que cela n’enlève rien à la phénoménologie elle-même telle qu’il l’a pratiquée avec un talent
exceptionnel, à savoir la description (et non l’explication) des phénomènes de conscience tels
qu’ils sont vécus subjectivement comme l’émotion, le désir, le regard d’autrui, la honte, etc.
112 Je laisse de côté la thèse de marx sur Démocrite et epicure. mais l’index des Manuscrits de

1844 ne comporte pas le terme de « liberté », le thème du libre arbitre n’étant pas traité direc-
tement dans cet ouvrage, alors qu’il y est largement question de l’aliénation, négation concrète
de la liberté. Par contre, il apparaît quelques fois dans L’idéologie allemande, voire dans Le
Capital, comme l’antithèse de la liberté historique qu’il soutient.
113 op. cité, ch. xi, p. 142-143. Les citations qui suivent en sont tirées.

114 Lordon a ici entièrement raison de recourir au modèle spinoziste et a de justes formules sur

ce point (voir op. cité plus haut). mais le modèle nietzschéen conviendrait tout aussi bien, dans
un premier temps tout au moins, celui du nietzsche dénonçant implacablement la « fable de
la liberté intelligible » (Humain, trop humain 1, § 39) et affirmant que « nous sommes en pri-
son » (op. cité 2, § 33) au nom de l’inclusion totale de l’homme dans la nature, sans reste, et
réduisant donc le libre arbitre à une erreur, une fiction ou une illusion liée à la religion (voir
aussi le Crépuscule des idoles). mais cette thèse de type matérialiste débouche sur une im-
puissance quasi radicale de l’homme du fait d’une conception fataliste de la nécessité naturelle,
à l’inverse de ce qui se passe chez marx et engels (on va le voir), comme dans le matérialisme
moderne. Le cas de spinoza est plus compliqué (voir plus loin).
115 sur le rare emploi de ce terme de « déterminisme » par marx, voir michel vadée, Marx,

penseur du possible, (op. cité plus haut). mais cela n’empêche pas la « chose » d’être présente
chez lui, contrairement à ce que dit vadée : tout dépend du sens que l’on donne à ce terme. on
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122 L’homme selon Marx

en trouve une très bonne définition dans sa thèse sur Démocrite et epicure : « La nécessité se
manifeste, en effet, dans la nature finie, comme nécessité relative, comme déterminisme. » (in
Karl Marx, Œuvres, op. cité, p. 30).
116
C’est le cas de la nécessité inhérente au cours de la nature chez les stoïciens (encore qu’elle
soit proche aussi de celle d’un destin) ou, en partie, chez nietzsche, quand il fait de la « volonté
de puissance » un principe actif dans l’ensemble du cosmos : quoi qu’il en dise, un concept
psychologique empirique tiré de l’analyse de l’homme et donc à extension initialement res-
treinte (l’homme précisément), intéressant à ce titre, est transformé en principe ontologique
universel, donc en principe métaphysique dépourvu de la moindre validité et qui enchaîne
l’homme, sans possibilité de libération. Le « surhomme » chez lui ne fait qu’accomplir au
maximum le déploiement nécessaire de la volonté de puissance.
117 exemples : 1 Pour le premier cas : qui soupçonnerait d’emblée que l’influence du milieu fa-

milial sur le développement des capacités intellectuelles des enfants n’est pas la même à l’in-
térieur du même milieu familial et que la place occupée dans la fratrie, avec les variations
psychologiques dans les relations aux parents qu’elle induit, joue un rôle ? 2 Pour le second
cas : l’idée spinoziste qu’une passion cesse d’être une passion quand on s’en fait une idée claire
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n’est pour moi que la traduction anticipée, formulée illusoirement, de l’effet libérateur de la
levée du refoulement selon Freud, lequel suppose la théorie scientifique de l’inconscient et de
son déterminisme propre. s’en tenir à la méthode spinoziste pour aider les hommes à se libérer
de l’emprise de leurs sentiments, c’est courir à l’échec et à l’impuissance, malgré l’intention
expressément inverse de son auteur. en d’autres termes : je ne crois pas que la lecture de spi-
noza et l’accès à la seule connaissance rationnelle de soi qu’il propose (fût-ce dans une hypo-
thétique union avec Dieu ou la nature totale) aient guéri la moindre névrose ! Le déterminisme
doit donc être exactement connu et formulé pour fonder une perspective libératrice.
118 La contingence équivaut donc à la fatalité ou à la nécessité métaphysique : la seule solution

offerte à l’homme est de s’y adapter. ou alors, c’est cette liberté dérisoire que marx signale
ironiquement et qui consiste à « jouir de la contingence », c’est-à-dire à profiter de l’espace de
« jeu » pour l’existence que nous offrent certaines circonstances historiques liées au dévelop-
pement des forces productives et qui ne sont « contingentes » qu’en apparence (L’idéologie
allemande, op. cité, p. 96-97).
119 voir, par opposition et malgré des proximités que l’on pourrait trop vite soutenir, la 3e pro-

position de Kant dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique affir-
mant : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse
l’agencement mécanique de son existence animale, et qu’il ne participe à aucune félicité ou
perfection que celle qu’il s’est créée lui-même, indépendamment de l’instinct par sa propre
raison. » (in Kant, La philosophie de l’histoire, gonthier/médiations, p. 29 – souligné par
moi). C’est cette « raison » qui est au principe de la liberté historique de l’homme pour Kant :
« La liberté du vouloir se fonde sur cette raison » précise-t-il d’ailleurs.
120 Parlant de stirner dont la pensée est centrée sur l’individualité humaine, marx indique :

« D’un acte de libération historique déterminé, saint max fait une catégorie abstraite, “la li-
berté” » (L’idéologie allemande, p. 332).
121 C’est pourquoi la formule de Hegel que cite engels – « la nécessité n’est aveugle que dans

la mesure où elle n’est pas comprise » – est insuffisante : elle en reste à l’intellection de la né-
cessité, laquelle n’a jamais rien changé à celle-ci en tant que telle et n’aboutit qu’à nous faire
prendre conscience de l’absence radicale de libre arbitre.
122 op. cité, note 1, p. 331-332 (passage biffé dans le manuscrit). voir aussi p. 342.
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L’homme selon Marx 123

123 on ne saurait trop surestimer l’importance de ces « dispositifs de savoir-pouvoir » ou encore

de ces « complexes théorico-pratiques » quand on entend contribuer à tracer philosophiquement


les chemins de l’émancipation humaine. C’est pourquoi on ne peut qu’être très critique à
l’égard de la façon dont un Foucault les comprend, à savoir comme les instruments d’une ré-
pression généralisée, largement imaginaire, de la « vie » (voir ce qu’il dit de la psychanalyse
ou du bio-pouvoir, par exemple) : il passe ainsi à coté de la relation, forte et essentielle, consti-
tutive, entre savoir, pouvoir et liberté, donc à côté du potentiel de liberté inhérent à la connais-
sance scientifique.
124 P. 318-321.

125 Je pense bien évidemment ici à la crise écologique actuelle.

126 op. cité, p. 319 – souligné par moi.

127 on trouve dans Le Capital de marx une formule analogue, mais mieux maîtrisée, dans la-

quelle il est seulement question de deux formes de liberté articulées l’une à l’autre : la première
consistant dans la maîtrise de la nécessité naturelle grâce au travail productif, la seconde se si-
tuant au-delà, dans le libre déploiement des facultés humaines (il en a déjà été question) hors
du travail productif, tout en étant conditionnée par la première. voir op. cité, L. iii, t. 3, Éditions
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sociales, p. 198-199.
128 voir sa Réponse à John Lewis, maspero, avec sa formule selon laquelle « l’histoire est un

procès sans sujet ni Fin(s) ». et il indiquait aussi que les hommes ne sont même pas des sujets
de l’histoire, mais seulement des sujets dans l’histoire.
129 in Karl Marx, Œuvres, op. cité, p. 571-572.

130 L’idéologie allemande, p. 289, note. on remarquera que ce que dit marx ici confirme notre

analyse antérieure d’une nature humaine soumise à l’histoire : il y a des désirs qui « existent
en tout état de cause » (= ils sont naturels), mais « [leur] forme et [leur] « orientation changent
avec les conditions sociales » (= ils sont soumis à l’histoire quant à leur contenu ou leur objet).
131 op. cité, p. 319.

132 voir le propos de Lénine, cité plus haut, demandant de faire appel à l’intérêt des hommes

quand les circonstances l’exigent.


133 Dans L’idéologie allemande, à nouveau, marx indique que les deux tendances en question

(égoïsme, dévouement) « ne sont que deux faces de l’évolution personnelle des individus » et
que leur contradiction n’est qu’« apparente ». Leur opposition n’explique donc rien, elle est
elle-même à expliquer (op. cité, p. 279).
134 Manifeste du Parti communiste, Éditions sociales, 1976, p. 30, note 2. Cette exception est

désormais admise, pour l’essentiel, par les historiens et les ethnologues : voir le bilan d’en-
semble, très documenté, que fait t. andréani de l’existence historique des classes dans De la
société à l’histoire, op. cité, t. 2.
135 P. 96.

136 « un roturier reste toujours un roturier, abstraction faite de ses autres rapports ; c’est une

qualité inséparable de son individualité. » (p. 94). mais marx précise bien, prenant cette fois-
ci l’exemple du rentier ou du capitaliste, que ce sont aussi des « personnes ».
137 P. 289, note.

138 ib.

139 ib., p. 95.

140 ib., p. 68.

141 in Lettres sur les sciences de la nature, op. cité, p. 87.

142 voir en particulier les travaux de Paul ariès, qui ont été précédés par ceux de Félix guattari
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124 L’homme selon Marx

et d’andré gorz. voir aussi ceux d’alain Caillé, centrés sur une critique de la domination du
souci de l’utile (économique) dans les sciences sociales et dont la revue du mauss (mouvement
antiutilitariste dans les sciences sociales) est le porte-parole. Cette critique de l’économisme
est aussi intégrée par le marxisme contemporain, après la disparition de l’urss et de son mo-
dèle productiviste, sachant qu’elle est de toute façon rendue nécessaire par la crise écologique
majeure que nous connaissons du fait du développement incontrôlé de la production. voir ici
les travaux de Jean-marie Harribey. Je précise cependant, pour éviter le piège d’une idéologie
anti-production et anti-science peu rationnelle – celle qu’on peut trouver chez Heidegger, par
exemple, ou dans certains courants écologistes tournés vers un passé et une nature mythifiés
–, que la possibilité de vivre hors du souci exclusif et aliénant de la production est lui-même
rendu possible par le développement technique des forces productives, à condition qu’il soit
maîtrisé politiquement.
143 il suffit de penser à la communication téléphonique qui remplace la communication écrite,

avec ce que celle-ci apportait dans l’élaboration langagière des sentiments, mais qui atténue
considérablement le sentiment de solitude liée à la séparation, ou encore à la vitesse des trans-
ports qui brise le sens poétique (en quelque sorte) de l’espace et de la distance mais modifie
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aussi considérablement la situation douloureuse d’isolement.
144 L’idéologie allemande, p. 67.

145 op. cité, p. 87.

146 L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? L’Harmattan, 2010.

147 Les formulations dans lesquelles marx prend à son compte l’instance de la morale sont très

rares chez lui, au profit de formulations nombreuses traduisant un vigoureux refus théorique
de celle-ci.
148 op. cité, p. 571-572.

149 ib., p. 1620, note 1.

150 g. mendel, sans doute l’un des penseurs les plus originaux de notre époque et dont je partage

bien des vues (j’y reviendrai), a pu indiquer que le « sujet » humain, dont il montre avec pro-
fondeur à quel point il est construit par toute une série de déterminismes entrecroisés, est ce-
pendant animé par un « vouloir de création » et que cette capacité créative, incarnée dans des
« actes », pointe ou manifeste ce qu’il appelle « le vif du sujet », ce par quoi celui-ci n’est pas
condamné à répéter les déterminismes qui l’ont « fait ». Je dirai que la morale, telle que je
l’entends, donc sans emphase moraliste, témoigne elle aussi de ce « vif du sujet ». voir de lui,
Le vouloir de création (avec r. Dosse, Éditions de l’aube, 1999) dans lequel il résume son
œuvre ainsi que son rapport à l’anthropologie, et son grand livre, L’acte est une aventure (La
Découverte, 1998).

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