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August Aichhorn.

Prendre en compte la « jeunesse à


l'abandon »
Yves Jeanne
Dans Reliance 2005/4 (no 18), pages 132 à 139
Éditions Érès
ISSN 1774-9743
ISBN 2-7492-0497-6
DOI 10.3917/reli.018.0132
© Érès | Téléchargé le 17/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.236.98.21)

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DE L’ACTION DES PIONNIERS AUX MUTATIONS CULTURELLES

August Aichhorn
Prendre en compte
la « jeunesse à l’abandon »
Yves Jeanne
Chargé de cours à l’université Lumière Lyon 2

La rencontre entre la psychanalyse et l’édu- Mais ce sont les conséquences dramatiques,


cation était inévitable. Les idées développées dans les pays vaincus, de la conflagration de
par Sigmund Freud, situant dans les épreuves 1914-1918 qui incitèrent les éducateurs en
de l’enfance la source principale des névroses charge des mineurs délinquants à se tourner
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de l’âge adulte, ont suscité, parmi les psycha- vers la psychanalyse, initiant ainsi la rencontre
nalystes, et ce dès le début du XXe siècle, des entre psychanalyse et éducation spécialisée.
débats passionnés à propos de l’éducation.
Ceux-là, loin de se confiner aux seuls cercles
psychanalytiques, s’élargirent presque immé- Relever, pour ces adolescents
diatement en un dialogue riche et complexe
avec les pédagogues les plus novateurs, alors en errance, le défi de l’éducation
mobilisés par la recherche de modalités
Vienne, 1918 : l’ex-capitale impériale exsangue
pédagogiques plus respectueuses de l’enfant
est abattue par la défaite. La misère frappe
et de ses besoins propres 1.
violemment les populations les plus fragiles.
Elle jette à la rue, dans une désorganisation
totale, un nombre considérable d’orphelins
et d’adolescents en rupture de ban, qui, pri-
vés d’appuis comme d’avenir, errent et vivent
d’expédients. Pour eux, l’horizon le plus pro-
››› bable est la prison ou la maison de correc-
1.Voir à ce propos l’ouvrage de Jeanne Moll, La pédagogie psy- tion. Dans ce marasme, quelques humanistes,
chanalytique, origine et histoire, Paris, Dunod, 1989, qui retrace
médecins ou éducateurs, revendiquent leur
l’histoire des rencontres et des débats entre psychanalystes
et pédagogues dans les pays de langue allemande des ori- foi en l’homme et relèvent, pour ces adoles-
gines à la fin des années 1930. cents en errance, le défi de l’éducation.
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À l’image du Dr Wilker à Berlin ou de Sieg- Cette préface est, aujourd’hui encore, cou-
fried Bernfeld à Vienne, ils créent des struc- ramment citée car elle contient cette célèbre
tures d’accueil, mettent sur pied de véritables litote selon laquelle il y aurait « trois métiers
communautés éducatives et innovent tant impossibles : éduquer, guérir, gouverner 4 ».
par le regard qu’ils portent sur les enfants Elle contient aussi la justification de l’usage
que par les méthodes éducatives qu’ils met- par les éducateurs de la psychanalyse : « Si
tent en œuvre. l’éducateur formé à l’analyse par expérience
vécue est amené, dans certains cas limites ou
August Aichhorn est de ceux-là. Il prend en complexes, à recourir à l’analyse pour étayer
1918 la direction, à Oberhollabrunn, en son travail, il faut lui reconnaître sans détours
Basse-Autriche, d’un institut de rééducation le droit de s’en servir : l’en empêcher relève-
où il accueille des enfants et des adolescents, rait de raisons mesquines 5. » Cela étant, par-
garçons et filles, qui lui sont adressés par les delà cette affirmation de principe, Sigmund
autorités de la ville de Vienne. Il dirigera cet Freud discute l’usage et les limites de la psy-
établissement jusqu’en 1922 et publiera en chanalyse en matière d’éducation des adoles-
1925 Jeunesse à l’abandon 2, ouvrage dans cents en rupture.
lequel, prenant appui sur les faits, il analyse
son expérience éducative. Il nous donne à En tout premier lieu, une exigence. Pour
comprendre l’originalité de son approche des recourir dans les situations difficiles à la psy-
adolescents difficiles et de leurs problèmes chanalyse, l’éducateur doit être lui-même
propres. formé à celle-ci par l’expérience vécue. Il ne
s’agit pas de posséder, en matière de psycha-
Lorsqu’il prend la direction de l’institut, nalyse, une connaissance livresque, d’en maî-
August Aichhorn est déjà un pédagogue triser la seule théorie, mais de s’y former par
expérimenté, mais, désireux d’extraire les sa pratique elle-même, en se livrant à l’ana-
adolescents qui lui sont confiés du cercle lyse. Cela étant, pour Sigmund Freud, si la
vicieux de la délinquance et de la répression, psychanalyse peut étayer la pratique éduca-
il est à la recherche d’une théorie qui lui per- tive, elle ne s’y substitue pas. Il ne s’agit pas
mette à la fois de comprendre les processus d’analyser les enfants difficiles, l’éducateur ne
personnels qui conduisent les jeunes à se fait pas analyste. La psychanalyse soutient
rompre avec les règles sociales, et de conce- l’éducateur dans sa quête pour comprendre
voir des méthodes pertinentes pour leur les ressorts des conduites asociales et lui
venir en aide, pour saisir à bras le corps cette donne des instruments pour penser sa
« jeunesse à l’abandon ». La psychanalyse sera propre pratique. Cette position de Sigmund
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sa pierre de Rosette. « C’est en continuant Freud tient à la conviction qui est la sienne de
de chercher que j’ai rencontré la psychana- l’impossibilité d’analyser les adolescents diffi-
lyse, non pour devenir psychanalyste, non ciles car il ne peuvent se soumettre au cadre
pour m’approprier un nouveau savoir, mais analytique : « Le traitement analytique repose
pour trouver de l’aide dans la lutte contre la sur des conditions très précises […] il exige
délinquance ; pour comprendre les délin- la formation de structures psychologiques
quants, pour déterminer un début de très déterminées, une attitude particulière à
méthode qui ferait que la société et l’État ne l’égard de l’analyste. Là où elles n’existent pas
les persécutent, ne les arrêtent, ne les – chez l’enfant, chez l’adolescent asocial, en
condamnent et ne les enferment plus 3. » règle générale aussi chez le délinquant
dominé par ses pulsions – il faut avoir

Une théorie pour penser


l’action éducative
›››
Mais de quel usage la psychanalyse peut-elle 2. A. Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privat, 1973.
bien être en éducation ? Sigmund Freud, en 3.A.Aichhorn, Lettre au pasteur Pfister, citée par J. Moll, op. cit,
préfaçant l’ouvrage d’August Aichhorn, traite, p. 107.
en psychanalyste, de cette question. Arrê- 4. A. Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, p. 9.
tons-nous un moment sur son commentaire. 5. Ibid., p. 10.
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recours à d’autres moyens que l’analyse, Sa réflexion le porte tout d’abord à s’inter-
quitte à retrouver le même objectif 6. » Cette roger sur les sources de la violence. La vio-
position freudienne assigne à la psychanalyse lence est pour August Aichhorn l’expression
une place tout à fait originale dans son rap- de la haine. Et cette haine, qui se porte sur
port à l’éducation. Si elle est précieuse à autrui, sur le corps social tout entier, est le
l’éducateur pour « guérir » (selon les termes résultat de l’accumulation de frustrations
d’August Aichhorn) l’adolescent en difficulté, affectives renouvelées. « Tous avaient été éle-
elle est impuissante, par ses propres moyens, vés sans affection et étaient soumis à des
à mener à bien cette « guérison », les sévérités ou à des brutalités sans limites.
« malades » n’étant pas en mesure de suivre Chez aucun de ces enfants le besoin d’atten-
la cure. La psychanalyse, si elle est utile, n’est tion et d’affection n’avait été satisfait9. »
pas suffisante pour fonder l’acte éducatif.
Qu’y faut-il d’autre ? « Intérêt chaleureux », Mais ce constat ne suffit pas pour fonder une
dit Sigmund Freud et « compréhension intui- pratique éducative. Il faut poursuivre la
tive très sûre de leurs besoins affectifs 7 ». réflexion et comprendre comment cette
Ainsi, il ne saurait exister d’éducation spécia- carence conduit l’adolescent à adopter des
lisée psychanalytique à proprement parler comportements violents. August Aichhorn
mais seulement des pratiques éducatives fait ici recours à la théorie psychanalytique
étayées par la psychanalyse, la qualité de l’ac- qui postule que c’est dans l’expérience infan-
tion elle-même relevant d’autres dimensions, tile de chaque sujet que se construisent ses
l’équation personnelle ou le charisme de modalités d’adaptation à la réalité, selon un
l’éducateur par exemple. jeu dialectique entre principe de plaisir et
principe de réalité. De quoi s’agit-il alors
concernant les adolescents qui manifestent
une violence extrême ? La carence affective
Comprendre le processus vécue dans l’enfance empêche l’évolution
de l’asocialité d’une partie du moi vers une acceptation du
principe de réalité. Elle maintient le sujet dans
L’originalité de la conception éducative d’Au-
une situation infantile, exagérément soumis
gust Aichhorn tient à la manière dont il arti-
au principe de plaisir et aliéné à ses pulsions.
cule sans cesse élaboration théorique et mise
En conséquence, les voies de la sublimation
en œuvre pratique, des méthodes issues de
sont fermées. Fort de cette théorie, August
cette élaboration. Suivons-le dans son raison-
nement et dans son action. Aichhorn assigne à l’éducateur, dans un pre-
mier temps, la tâche de comprendre ce qui
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Parmi tous ceux dont il a la charge, un noyau s’est passé pour le sujet, ou plus précisément
d’adolescents se singularise par son extrême ce qui s’est passé dans l’expérience subjective
violence. Le récit qu’il donne de la vie quoti- du sujet. « Sachant bien que pour la naissance
dienne de ce groupe est sans ambiguïtés : de l’asociabilité, il soit nécessaire que des
coups, insultes, destructions de toutes sortes, réactions subjectives aient marqué l’enfant
bagarres au couteau semblent faire partie […] si l’examen des faits ne nous donne
d’un quotidien très ordinaire à tel point que aucune raison d’y croire : cet “excès de sévé-
« l’on pouvait croire que des fous furieux rité” peut être uniquement ressenti de façon
habitaient le baraquement 8 ». subjective par l’enfant 10. » Il s’agit de com-
prendre comment l’expérience infantile a été
vécue subjectivement par chacun, et de repé-
rer par quels cheminements elle a entraîné la
mise en œuvre de conduites asociales. Ces
expériences vécues ne déterminent pas
››› directement les actes ou les conduites, elles
6. Ibid., p. 10. déterminent la structuration psychique du
7. Ibid., p. 9. sujet. L’expérience subjective construit, struc-
8. Ibid., p. 159. ture le psychisme du sujet, qui réagira aux
9. Ibid., p. 157. sollicitations de la réalité selon les possibilités
10. Ibid., p. 187. que permettra cette structuration. La théorie
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psychanalytique est, pour August Aichhorn, ce – être inventive : « L’éducation, loin de se


qui permet précisément de connaître les pro- figer, doit toujours s’adapter rapidement à
cessus largement inconscients qui sont à des besoins qui changent continuellement en
l’œuvre entre l’expérience subjective et les mobilisant de nouvelles forces et contre-
conduites sociales. « Elle (la psychanalyse) lui forces 15. »
apprend (à l’éducateur) à discerner le jeu de Le talent propre d’August Aichhorn, et ce par
forces qui se manifeste dans le comporte- quoi il nous intéresse aujourd’hui, est déjà là :
ment dissocial, elle l’éclaire sur les motiva- dans cette remarquable congruence entre la
tions inconscientes de l’état d’abandon et lui théorie de référence qui fonde l’action et les
permet de proposer à l’enfant dissocial les modalités de sa mise en œuvre. Pour ce qui
voies par lesquelles il pourra se réintégrer concerne les conduites antisociales, elles sont
dans la société 11. » la manifestation d’un problème psychique (la
Ce positionnement d’August Aichhorn au suprématie archaïque du principe de plaisir)
regard de la théorie retient notre attention : qui trouve son origine dans la façon dont le
la théorie a pour fonction de rendre intelli- sujet a subjectivement vécu les carences
subies dans l’enfance. Les principes éducatifs
gible ce qui, sans son appui, resterait insaisis-
découlent de cette élaboration : ne pas s’en
sable, incompréhensible. L’observation des
tenir aux conduites, accorder une attention
conduites des enfants, la connaissance des
privilégiée au vécu subjectif, construire l’ac-
événements de leur histoire ne permettent tion en relation à la problématique person-
pas seuls de comprendre ce qui les déter- nelle du sujet. Si la violence est la
mine, seule la théorie permet d’en approcher manifestation ultime de la détresse du sujet
le sens. dont les besoins affectifs n’ont pas été satis-
faits, lorsque ceux-ci auront été précisément
identifiés, l’action éducative visera à leur don-
Construire des pratiques ner satisfaction.
inventives et respectueuses Mais donner satisfaction aux besoins affectifs
de l’adolescent impose à chacun une éthique éducative exi-
geante. August Aichhorn en décline les
La théorie rend intelligibles les conduites des contenus dans quelques affirmations fortes.
adolescents et, au-delà, elle inspire et guide
l’action éducative qui doit prendre en Tout d’abord, refuser tout jugement de
valeur. « Des jugements de valeur à caractère
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compte la particularité, la spécificité de l’ex-
social moral ou éthique sont aussi vains que
périence subjective de chacun. Elle doit :
le fait de prendre parti pour les parents ou
– se construire à partir de l’écoute du sujet : pour la société 16. »
« Ce qui importe ce n’est pas la situation
Ensuite, se situer délibérément au côté du
objective, mais l’état de fait subjectif. Tout ce sujet en considérant que non seulement ses
qui nous est rapporté par l’inadapté lui- conduites font sens, mais qu’elles sont justi-
même, ou par qui que ce soit, ne sert qu’à fiées : « Nous nous plaçons de son côté à lui.
déterminer cet état de fait 12 » ; Puisque aussi bien toute réalité psychique est
– ne pas en rester aux conduites manifestes :
« Les signes ou les manifestations d’adapta-
tion ne sont que les symptômes d’un courant
de force qui n’est plus orienté vers la sociali-
sation. Ils n’ont de signification que pour le ›››
diagnostic13 » ; 11. Ibid., p. 14.
– proposer des approches personnalisées : 12. Ibid., p. 71.
« Il nous faut rester particulièrement vigilants 13. Ibid., p. 49.
parce que la tendance très répandue à la 14. Ibid., p. 41.
généralisation représente pour l’éducateur 15. Ibid., p. 75.
spécialisé un danger permanent 14 » ; 16. Ibid., p. 72.
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déterminée, nous nous disons : il a raison, ce


qui veut dire qu’il existe nécessairement des
causes à sa façon d’agir 17. »
›››
« Pour nous il s’agissait
Mais August Aichhorn va plus loin encore.
Pour lui, se situer aux côtés de l’enfant ou de d’êtres humains
l’adolescent, ce n’est pas seulement constater auxquels la vie
le déterminisme infantile à la source des
conduites, il n’adopte pas une attitude fataliste, avait apporté
il acquiesce aux conduites de l’enfant ou de une charge de frustrations
l’adolescent dans une proximité empathique :
« Pour nous il s’agissait d’êtres humains aux- de toutes sortes,
quels la vie avait apporté une charge de frus-
trations de toutes sortes, bien trop forte pour
bien trop forte pour eux ;
eux ; leur attitude négative et leur haine envers leur attitude négative
la société étaient justifiées18. ». et leur haine
Cette éthique forte détermine, en articula-
tion constante avec l’élaboration théorique,
envers la société
et l’organisation de l’établissement et les étaient justifiées. »
principes sur lesquels reposent les conduites
éducatives : « Si nous voulons remédier à cet
état d’abandon, nous ne devons pas nous
limiter à en réprimer les manifestations, mais
en premier satisfaire les besoins de nos aso-
ciaux même si, au début, cela nous vaut
quelques ennuis et quelques orages, et si les
gens sensés hochent la tête 19. » On ne saurait
être plus clair : il convient ne pas en rester
aux symptômes, d’aller au cœur des pro-
blèmes pour agir dans l’intérêt de l’enfant et
ce sans se soucier ni des pressions sociales ni
du qu’en-dira-t-on. Cette éthique commande
de choisir le sujet contre la morale sociale
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ordinaire : « J’expliquais un jour que je tenais
pour tout à fait compréhensible que les
enfants continuent de voler une fois admis
chez nous, et que, bien plus, dans certains cas,
il était vraiment nécessaire du point de vue
pédagogique de donner aux enfants la possi-
bilité de voler 20. »

Concevoir et organiser
un milieu favorable
August Aichhorn va tout d’abord s’attacher à
créer un milieu favorable, conçu et orga-
nisé de façon à permettre de nouvelles expé-
riences sociales, à favoriser les inves- ›››
tissements relationnels, à soutenir les subli- 17. Ibid., p. 71.
mations. Il s’agit, « par l’aménagement du 18. Ibid., p. 138.
milieu, de créer une psychologie de la récon- 19. Ibid., p. 138.
ciliation 21 ».August Aichhorn est par exemple 20. Ibid., p. 148.
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particulièrement attentif aux effectifs des L’organisation collective parle en quelque


groupes d’adolescents, il accorde une grande sorte aux adolescents, elle décline par méta-
place à leur constitution qui doit tenir compte phore les valeurs de l’éducation proposée ;
de la personnalité de chacun de façon à géné- elle est un cadre dans lequel chacun peut et
rer un collectif aussi harmonieux que possible, doit trouver sa place. En ce sens,August Aich-
au sein duquel l’éducateur pourra adopter des horn est un précurseur de ceux qui, de
conduites éducatives cohérentes et perti- Bruno Bettelheim aux tenants de la psycho-
nentes au regard des caractéristiques domi- thérapie institutionnelle, insisteront sur l’im-
nantes du groupe. À cent lieues des pratiques portance signifiante des lieux et de leur
éducatives dominantes, soucieuses d’ordre et organisation.
avides de règlements, conçues pour inculquer,
souvent par la contrainte, les normes sociales
aux adolescents en rupture, August Aichhorn Organiser un espace collectif
croit à l’influence bénéfique d’un milieu tolé- signifiant et le saturer
rant construit de telle sorte qu’il soit le pre-
mier instrument du soin. Point de naïveté de relations
dans cette conviction : « Il ne faut pourtant Évoluant au cœur de cet espace collectif, les
pas vous imaginer que nos asociaux se trans- éducateurs devront adopter, en toutes cir-
formèrent comme par enchantement dès constances, quels que soient les actes com-
leur arrivée. Quelques-uns restèrent long- mis ou les paroles prononcées, une attitude
temps étonnés, sceptiques, méfiants, incré- bienveillante faite de « bonté et de tolérance
dules. Un grand nombre, ceux qui étaient absolue ». Telle est pour August Aichhorn la
intérieurement endurcis, qui jusqu’à mainte- règle fondamentale. Elle s’impose pour plu-
nant n’avaient plié que devant la brutalité sieurs raisons : tout d’abord parce qu’il s’agit
d’autrui lorsqu’il était impossible d’y résister, « de combler le déficit affectif avant d’opérer
ceux-là voyaient en nous des faibles […]. une surcharge quelconque par des exigences
D’autres, les plus intelligents, nous prenaient que ces enfants ne pourraient pas assumer.
franchement pour des imbéciles qui se lais- L’utilisation de la coercition se serait révélée
saient faire. […] Comme nous savions tout absolument néfaste 24 ». Mais cette tolérance
cela, il ne nous vint même pas à l’esprit de absolue, cette abstention de tout jugement
convertir le nouvel arrivant par de belles de valeur, cette bonté que réclame August
paroles. Nous laissions l’entourage agir sur lui Aichhorn a une autre fonction : il s’agit d’une
et attendions le moment propice 22. » position technique de l’éducateur, la seule qui
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Il ne s’agit pas, pour August Aichhorn, de soit pertinente pour susciter le transfert, et,
convaincre par des mots, mais, par la mise en pour August Aichhorn, le transfert est la clé
jeu, par la mise en scène, dans l’organisation de la guérison des adolescents délinquants.
collective, des valeurs, de convaincre par les En psychanalyse, le transfert est un processus
faits : « On n’éduque pas à l’aide de mots, de dans lequel les désirs infantiles inconscients
paroles, de stimulations verbales, de juge- s’actualisent en se portant sur des personnes
ments ou de punitions, mais au travers ou à de la réalité contemporaine. Le transfert est
l’aide de situations réellement vécues 23. » ce par quoi l’analyste a accès aux dimensions
Remarquable est, par exemple, son insistance refoulées des conflits infantiles qu’il peut
pour que le personnel partage avec les ado-
lescents exactement les mêmes repas,
confectionnés par la même cuisinière et ser-
vis dans les mêmes plats. Point de discours
sur la frustration, mais mise en évidence qu’il
n’en est pas imposé de particulières aux
enfants, et que les adultes ne bénéficient pas ›››
de privilèges (n’oublions pas que nous 21. Ibid., p. 139.
sommes dans un pays et dans un temps où 22. Ibid., p. 140.
manger à sa faim tous les jours n’est pas 23. Ibid., p. 149.
aisé !). 24. Ibid., p. 158.
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identifier puisqu’ils se reportent (se transfè- trouvait ainsi, grâce à cette soudaine détente,
rent) sur sa propre personne. Pour August une nouvelle orientation, se trouvant dispo-
Aichhorn, l’éducateur doit susciter ce trans- nible pour les buts proposés par la vie sociale
fert, s’y montrer disponible, perméable. C’est en groupe 28. » Pour que les conditions de la
dans et par le transfert qu’il pourra appro- survenue du processus d’abréaction soient
cher la réalité subjective de l’adolescent, réunies, August Aichhorn exige des éduca-
comprendre le jeu de sa dynamique interne. teurs qu’ils n’interviennent dans les conflits
Il faut « en un mot que nous soyons prêts à entre les adolescents que dans la stricte
le laisser agir sur nous par tout ce qu’il mani- mesure où il y a un danger avéré et, dans ces
festera 25 ». Et ce transfert se doit d’être posi- conditions, qu’ils s’interdisent toute coerci-
tif : « Il faut amener l’enfant à un transfert tion, tout jugement sur les actes des uns ou
positif. Dans ce souci, l’éducateur ne peut se des autres. Cette attitude exigeante, généra-
fier au hasard. Il doit méthodiquement tendre trice d’angoisse, de stress, est responsable,
à obtenir la sympathie de l’enfant en sachant dit-il, de l’épuisement et du renoncement
bien qu’aussi longtemps qu’elle lui fera défaut, d’éducatrices pourtant compétentes. Elle est
aucune action éducative ne sera possible. néanmoins indispensable pour que puisse se
Durant cette première phase de contact avec développer un processus éducatif qui ouvre
le sujet asocial, il importe essentiellement le chemin à une socialisation rendue enfin
pour l’éducateur de saisir la situation psy- possible par la libération des affects trauma-
chique de son interlocuteur. C’est par là seu- tiques.
lement qu’il parviendra utilement à orienter
sa propre conduite 26. »
L’attitude bienveillante des éducateurs, leur Une cohérence remarquable
tolérance poussée jusque dans leurs limites
extrêmes, visent un second objectif : rendre La cohérence de la conception éducative
possible le processus de l’abréaction. En psy- apparaît dans l’articulation constante qui
chanalyse, l’abréaction est « une décharge s’établit entre l’élaboration théorique, les exi-
émotionnelle par laquelle un sujet se libère gences éthiques et la mise en œuvre pragma-
de l’affect attaché au souvenir d’un événe- tique.
ment traumatique, lui permettant ainsi de ne La psychanalyse n’est pas une science du
pas devenir ou rester pathogène 27 ». En lais- sujet, mais une science avec le sujet, elle ne
sant libre cours à la manifestation, à l’expres- construit pas un savoir sur l’autre mais un
sion des affects de haine, en ne les réprimant
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savoir avec l’autre, qui, à son insu, est bien le

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pas, August Aichhorn favorise ce processus seul à savoir. Elle se constitue et ne peut se
libérateur : « Nous avions devant nous le concevoir que dans une écoute de l’autre, qui
spectacle d’un enfant jusqu’ici asocial et exclut tout jugement et qui engage le psycha-
rejeté essayant de s’insérer affectivement nalyste dans son être même. Elle est au fond
dans un contexte social : le groupe et les édu- un humanisme. La position éthique d’August
catrices. La potentialité libidinale qui se mani- Aichhorn est résolument du côté de l’enfant.
festait jusqu’ici sous une forme asociale Elle se fonde sur la conviction que, quoi qu’il
fasse, il exprime tout à la fois qui il est et ce
qu’il peut, et que cela, expression de sa singu-
larité d’humain et témoignage de son courage
d’exister, doit être, en toutes circonstances,
infiniment respecté. La psychanalyse n’existe
que de l’écoute bienveillante de l’autre,
l’éthique de August Aichhorn impose l’atten-
››› tion bienveillante à tout autre. Il y a osmose
25. Ibid., p. 88. entre la théorie et l’éthique. La psychanalyse
26. Ibid., p. 114. n’est concevable que si elle rencontre cette
27. J. Laplanche et J. B. Pontalis : Vocabulaire de la psychana- éthique-là. Cette éthique ne peut recevoir
lyse, Paris, PUF, 1967. qu’une théorie de l’homme qui partant de
28. Ibid. p. 163. l’homme fasse retour à l’homme.
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DE L’ACTION DES PIONNIERS AUX MUTATIONS CULTURELLES 139

La dimension pragmatique est en relation à la


fois avec la théorie et avec l’éthique. August
Aichhorn pense et construit les dispositifs
›››
éducatifs, choisit les modalités de l’action L’éducateur doit
éducative au regard de la situation de l’enfant méthodiquement
tel qu’il en fait lecture avec la théorie psycha-
nalytique. Cela étant, il ne s’agit aucunement tendre à obtenir
d’une application dogmatique, il donne à voir
un questionnement constant de l’une par
la sympathie de l’enfant,
l’autre. La théorie éclaire en quelque sorte aussi longtemps
les choix de la pratique, pratique qui en
retour questionne la pertinence des
qu’elle lui fera défaut,
constructions théoriques. La relation entre aucune action éducative
théorie et pratique est, dans cette concep-
tion, une relation de co-construction. ne sera possible.
La relation entre l’éthique et la pratique est
d’une autre nature : la pratique se décline en
référence aux exigences de l’éthique.
L’éthique du sujet commande d’être au côté
de l’enfant : « Nous nous plaçons délibéré- Il rappelle que l’éducation engage au plus
ment de son côté à lui. » La pratique va alors haut degré d’éthique quiconque a volonté de
de soi : « bonté et tolérance absolue ». Mais, s’y engager.
au-delà des attitudes des éducateurs dans Il fait la démonstration qu’en matière d’édu-
leurs relations interpersonnelles, elle impose cation la rigueur de l’élaboration théorique
de prendre, contre le diktat imposé par les est toujours au service de la créativité, qu’elle
normes sociales elles-mêmes, le parti de l’en- soutient l’innovation, qu’elle donne à voir ce
fant : « Dans certains cas, il était vraiment qui, sans elle, resterait aveugle à l’éducateur.
nécessaire du point de vue pédagogique de
donner aux enfants la possibilité de voler. » Il
s’agit là d’une exigence d’engagement total de
l’éducateur.
›››
Ainsi l’action éducative, dans sa dimension
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Pour approfondir
pragmatique, se déroule sous le double sceau
de la théorie, qu’elle coconstruit, et de Il n’existe actuellement en France, aucune édition des
l’éthique, qui la justifie. ouvrages d’August Aichhorn. On trouve toutefois
Jeunesse à l’abandon, dans les librairies spécialisées
dans les livres anciens ou épuisés.
AICHHORN, A. 1973. Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privat.
Conclusion
Sur les relations entre psychanalyse et éducation, étu-
August Aichhorn fut l’un des pionniers de diées dans une perspective historique et épistémo-
l’introduction, dans l’éducation spécialisée, logique, voir :
MOLL, J. 1989. La pédagogie psychanalytique, origine et his-
des apports de la psychanalyse. Si presque un
toire, Paris, Dunod.
siècle plus tard ceux-ci ont été relativisés,
contestés, si des disciplines nouvelles ont Dans leur ouvrage : Freud et la pédagogie, M. Cifali et
apporté leur contribution à la « science de F. Imbert consacrent un chapitre à August Aichhorn.
l’éducation », si les certitudes, nées de l’en- CIFALI, M. ; IMBERT, F. 1998. Freud et la pédagogie, Paris, PUF.
thousiasme, peuvent prêter à sourire par leur Sur Internet :
caractère systématique, l’intérêt de l’œuvre Deux contributions, l’une de R. A. Gerber, l’autre de
d’August Aichhorn reste cependant entier. P. Lacadée, sont consultables sur le site : Champs-
freudien.org
Il affirme qu’à la violence, témoignage du Enfin, un article de Florian Houssier, consacré à August
désespoir adolescent, seule l’éducation Aichhorn, est paru dans la Revue d’histoire de l’en-
apporte une issue durable. fance irrégulière, revue éditée par le CNFE PJJ.

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