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August Aichhorn
Prendre en compte
la « jeunesse à l’abandon »
Yves Jeanne
Chargé de cours à l’université Lumière Lyon 2
À l’image du Dr Wilker à Berlin ou de Sieg- Cette préface est, aujourd’hui encore, cou-
fried Bernfeld à Vienne, ils créent des struc- ramment citée car elle contient cette célèbre
tures d’accueil, mettent sur pied de véritables litote selon laquelle il y aurait « trois métiers
communautés éducatives et innovent tant impossibles : éduquer, guérir, gouverner 4 ».
par le regard qu’ils portent sur les enfants Elle contient aussi la justification de l’usage
que par les méthodes éducatives qu’ils met- par les éducateurs de la psychanalyse : « Si
tent en œuvre. l’éducateur formé à l’analyse par expérience
vécue est amené, dans certains cas limites ou
August Aichhorn est de ceux-là. Il prend en complexes, à recourir à l’analyse pour étayer
1918 la direction, à Oberhollabrunn, en son travail, il faut lui reconnaître sans détours
Basse-Autriche, d’un institut de rééducation le droit de s’en servir : l’en empêcher relève-
où il accueille des enfants et des adolescents, rait de raisons mesquines 5. » Cela étant, par-
garçons et filles, qui lui sont adressés par les delà cette affirmation de principe, Sigmund
autorités de la ville de Vienne. Il dirigera cet Freud discute l’usage et les limites de la psy-
établissement jusqu’en 1922 et publiera en chanalyse en matière d’éducation des adoles-
1925 Jeunesse à l’abandon 2, ouvrage dans cents en rupture.
lequel, prenant appui sur les faits, il analyse
son expérience éducative. Il nous donne à En tout premier lieu, une exigence. Pour
comprendre l’originalité de son approche des recourir dans les situations difficiles à la psy-
adolescents difficiles et de leurs problèmes chanalyse, l’éducateur doit être lui-même
propres. formé à celle-ci par l’expérience vécue. Il ne
s’agit pas de posséder, en matière de psycha-
Lorsqu’il prend la direction de l’institut, nalyse, une connaissance livresque, d’en maî-
August Aichhorn est déjà un pédagogue triser la seule théorie, mais de s’y former par
expérimenté, mais, désireux d’extraire les sa pratique elle-même, en se livrant à l’ana-
adolescents qui lui sont confiés du cercle lyse. Cela étant, pour Sigmund Freud, si la
vicieux de la délinquance et de la répression, psychanalyse peut étayer la pratique éduca-
il est à la recherche d’une théorie qui lui per- tive, elle ne s’y substitue pas. Il ne s’agit pas
mette à la fois de comprendre les processus d’analyser les enfants difficiles, l’éducateur ne
personnels qui conduisent les jeunes à se fait pas analyste. La psychanalyse soutient
rompre avec les règles sociales, et de conce- l’éducateur dans sa quête pour comprendre
voir des méthodes pertinentes pour leur les ressorts des conduites asociales et lui
venir en aide, pour saisir à bras le corps cette donne des instruments pour penser sa
« jeunesse à l’abandon ». La psychanalyse sera propre pratique. Cette position de Sigmund
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recours à d’autres moyens que l’analyse, Sa réflexion le porte tout d’abord à s’inter-
quitte à retrouver le même objectif 6. » Cette roger sur les sources de la violence. La vio-
position freudienne assigne à la psychanalyse lence est pour August Aichhorn l’expression
une place tout à fait originale dans son rap- de la haine. Et cette haine, qui se porte sur
port à l’éducation. Si elle est précieuse à autrui, sur le corps social tout entier, est le
l’éducateur pour « guérir » (selon les termes résultat de l’accumulation de frustrations
d’August Aichhorn) l’adolescent en difficulté, affectives renouvelées. « Tous avaient été éle-
elle est impuissante, par ses propres moyens, vés sans affection et étaient soumis à des
à mener à bien cette « guérison », les sévérités ou à des brutalités sans limites.
« malades » n’étant pas en mesure de suivre Chez aucun de ces enfants le besoin d’atten-
la cure. La psychanalyse, si elle est utile, n’est tion et d’affection n’avait été satisfait9. »
pas suffisante pour fonder l’acte éducatif.
Qu’y faut-il d’autre ? « Intérêt chaleureux », Mais ce constat ne suffit pas pour fonder une
dit Sigmund Freud et « compréhension intui- pratique éducative. Il faut poursuivre la
tive très sûre de leurs besoins affectifs 7 ». réflexion et comprendre comment cette
Ainsi, il ne saurait exister d’éducation spécia- carence conduit l’adolescent à adopter des
lisée psychanalytique à proprement parler comportements violents. August Aichhorn
mais seulement des pratiques éducatives fait ici recours à la théorie psychanalytique
étayées par la psychanalyse, la qualité de l’ac- qui postule que c’est dans l’expérience infan-
tion elle-même relevant d’autres dimensions, tile de chaque sujet que se construisent ses
l’équation personnelle ou le charisme de modalités d’adaptation à la réalité, selon un
l’éducateur par exemple. jeu dialectique entre principe de plaisir et
principe de réalité. De quoi s’agit-il alors
concernant les adolescents qui manifestent
une violence extrême ? La carence affective
Comprendre le processus vécue dans l’enfance empêche l’évolution
de l’asocialité d’une partie du moi vers une acceptation du
principe de réalité. Elle maintient le sujet dans
L’originalité de la conception éducative d’Au-
une situation infantile, exagérément soumis
gust Aichhorn tient à la manière dont il arti-
au principe de plaisir et aliéné à ses pulsions.
cule sans cesse élaboration théorique et mise
En conséquence, les voies de la sublimation
en œuvre pratique, des méthodes issues de
sont fermées. Fort de cette théorie, August
cette élaboration. Suivons-le dans son raison-
nement et dans son action. Aichhorn assigne à l’éducateur, dans un pre-
mier temps, la tâche de comprendre ce qui
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Concevoir et organiser
un milieu favorable
August Aichhorn va tout d’abord s’attacher à
créer un milieu favorable, conçu et orga-
nisé de façon à permettre de nouvelles expé-
riences sociales, à favoriser les inves- ›››
tissements relationnels, à soutenir les subli- 17. Ibid., p. 71.
mations. Il s’agit, « par l’aménagement du 18. Ibid., p. 138.
milieu, de créer une psychologie de la récon- 19. Ibid., p. 138.
ciliation 21 ».August Aichhorn est par exemple 20. Ibid., p. 148.
Reliance 18 Xpress4 22/02/06 18:44 Page 137
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identifier puisqu’ils se reportent (se transfè- trouvait ainsi, grâce à cette soudaine détente,
rent) sur sa propre personne. Pour August une nouvelle orientation, se trouvant dispo-
Aichhorn, l’éducateur doit susciter ce trans- nible pour les buts proposés par la vie sociale
fert, s’y montrer disponible, perméable. C’est en groupe 28. » Pour que les conditions de la
dans et par le transfert qu’il pourra appro- survenue du processus d’abréaction soient
cher la réalité subjective de l’adolescent, réunies, August Aichhorn exige des éduca-
comprendre le jeu de sa dynamique interne. teurs qu’ils n’interviennent dans les conflits
Il faut « en un mot que nous soyons prêts à entre les adolescents que dans la stricte
le laisser agir sur nous par tout ce qu’il mani- mesure où il y a un danger avéré et, dans ces
festera 25 ». Et ce transfert se doit d’être posi- conditions, qu’ils s’interdisent toute coerci-
tif : « Il faut amener l’enfant à un transfert tion, tout jugement sur les actes des uns ou
positif. Dans ce souci, l’éducateur ne peut se des autres. Cette attitude exigeante, généra-
fier au hasard. Il doit méthodiquement tendre trice d’angoisse, de stress, est responsable,
à obtenir la sympathie de l’enfant en sachant dit-il, de l’épuisement et du renoncement
bien qu’aussi longtemps qu’elle lui fera défaut, d’éducatrices pourtant compétentes. Elle est
aucune action éducative ne sera possible. néanmoins indispensable pour que puisse se
Durant cette première phase de contact avec développer un processus éducatif qui ouvre
le sujet asocial, il importe essentiellement le chemin à une socialisation rendue enfin
pour l’éducateur de saisir la situation psy- possible par la libération des affects trauma-
chique de son interlocuteur. C’est par là seu- tiques.
lement qu’il parviendra utilement à orienter
sa propre conduite 26. »
L’attitude bienveillante des éducateurs, leur Une cohérence remarquable
tolérance poussée jusque dans leurs limites
extrêmes, visent un second objectif : rendre La cohérence de la conception éducative
possible le processus de l’abréaction. En psy- apparaît dans l’articulation constante qui
chanalyse, l’abréaction est « une décharge s’établit entre l’élaboration théorique, les exi-
émotionnelle par laquelle un sujet se libère gences éthiques et la mise en œuvre pragma-
de l’affect attaché au souvenir d’un événe- tique.
ment traumatique, lui permettant ainsi de ne La psychanalyse n’est pas une science du
pas devenir ou rester pathogène 27 ». En lais- sujet, mais une science avec le sujet, elle ne
sant libre cours à la manifestation, à l’expres- construit pas un savoir sur l’autre mais un
sion des affects de haine, en ne les réprimant
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