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La mort d'un bébé au fil de l'histoire

Marie-France Morel
Dans Spirale 2004/3 (no 31), pages 15 à 34
Éditions Érès
ISSN 1278-4699
ISBN 2-7492-0289-2
DOI 10.3917/spi.031.0015
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Adieu Valentin, Marit Kaldhol, Wenche Øyen,


Pastel, 1990
La mort d’un bébé au fil de l’histoire
Marie-France Morel

En 1859, Michelet écrit à propos de son époque : « Le berceau est pour


la plupart des enfants un petit moment de lumière entre la nuit et la nuit. »
Dans la France ancienne, du Moyen Âge au XIXe siècle, le nouveau-né est
en effet une vie fragile, comme en pointillé : un nourrisson sur quatre en
moyenne n’atteint pas son premier anniversaire et toutes les familles ont
perdu un ou plusieurs nourrissons. Cette familiarité des populations
anciennes avec la mort s’accompagne souvent d’une attitude d’apparente
résignation, soutenue par des rituels et des conduites d’accompagnement
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du chagrin qui permettent à la douleur de s’exprimer, de se canaliser et de
s’apaiser dans le souvenir. Nous voudrions décrire ici quelques-unes des
croyances et des recours pratiques et symboliques qui permettaient aux
populations anciennes de gérer le deuil fréquent de ces morts « imma-
tures ».

Omniprésence de la mortalité infantile


L’époque de la petite enfance, dans les siècles passés, est marquée au
sceau du tragique : il naît beaucoup d’enfants, il en meurt beaucoup. Bien
des familles n’en finissent pas d’enterrer leurs petits. Toutes, même les plus
riches comme les familles royales, sont touchées. La mortalité infantile
frappe sans distinction tous les milieux. Ces morts répétées de nourrissons

Marie-France Morel, historienne.


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et d’enfants ne sont toutefois pas vécues de la même manière autrefois


qu’aujourd’hui. En effet, dans les sociétés anciennes, l’individu est moins
valorisé que de nos jours : sa survie personnelle compte moins que celle
de la lignée. La vie humaine est considérée comme cyclique, à l’image du
cycle de la reproduction des plantes et des animaux. Dans une telle
conception, chaque individu n’est qu’un maillon dans la vaste chaîne des
humains qui doit perpétuer l’espèce. On n’existe que si on a vécu assez
longtemps pour donner à son tour la vie. Chaque enfant qui naît est des-
tiné à remplacer un de ses grands-parents déjà âgé, ou sur le point de
décéder. Cette conception ternaire de la vie explique pourquoi les aînés
des petits-enfants portent souvent les prénoms de leurs grands-parents ; si
ceux-ci sont encore en vie, ils sont choisis comme parrains et marraines
des petits, pour bien renforcer, par la parenté dite « spirituelle », le lien
privilégié qui les unit. Si ces premiers-nés décèdent précocement, leurs
prénoms sont redonnés aux enfants suivants, pour que le précieux fil des
prénoms, donc des générations, ne se perde pas. Ces enfants « bis » sont
fréquents dans les familles d’autrefois, ce qui, à notre époque de triomphe
de l’individualisme, n’en finit pas de nous étonner. Ainsi dans le recense-
ment de Florence en 1470, un métayer déclare avoir sous son toit six gar-
çons et deux filles ; il place en tête de ses enfants un petit Antonio de
3 ans, bien qu’il ne soit pas le plus âgé, et précise bien aux fonctionnaires
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du fisc qu’il ne faut pas le confondre avec un Antonio qui figurait dans le
recensement précédent. Il a ce mot superbe à leur intention : « Cet
Antonio-là, je l’ai refait. » Voilà clairement exprimé le sentiment que la
lignée familiale et le remplacement des générations doivent se continuer,
malgré les aléas de la démographie enfantine qui nécessitent souvent de
s’y reprendre à plusieurs reprises. Il faut se garder de plaquer nos senti-
ments contemporains sur cette réalité ancienne : le retour insistant du
même prénom, donné à plusieurs enfants successifs, n’est pas signe d’in-
différence, mais vigilance quant à la survie de la lignée.

Les causes de la mort des petits enfants


Elles sont multiples. Les démographes distinguent traditionnellement la
mortalité endogène des premiers jours (due aux malformations congéni-
tales et aux conséquences d’une naissance difficile) et la mortalité exo-

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire


« J’étais presque
mort quand je vins
au jour. »
gène des mois qui suivent (due à des circons- Chateaubriand
tances extérieures, maladies, infections, épidé-
mies).
La mortalité endogène (qui correspond à peu
près à la mortalité périnatale d’aujourd’hui) est très familière aux gens
d’autrefois : en moyenne, jusqu’au début du XXe siècle, 25 % des décédés
avant un an meurent à la naissance ou dans les jours qui suivent (aujour-
d’hui, ils ne sont plus que 0,2 %). Dans certains cas, cette mort est pres-
sentie et attendue. Beaucoup de bébés malingres à la naissance (il y avait
beaucoup de prématurés autrefois, et pas de couveuses pour les sauver
avant le XXe siècle) sont considérés comme perdus. Le destin des plus
faibles est de mourir. Les parents savent dès la naissance que certains nou-
veau-nés ne vivront pas. En voici un exemple dans le Briançonnais, au
début du XXe siècle : « […] le bébé était tout violacé, les jambes et les bras
glacés, et il ne bougeait pratiquement pas. La matrone du pays dit encore :
“Cette enfant n’a aucune circulation, il faut la baptiser tout de suite” […]
ils la baptisèrent du nom de Jeanne. Le soir, l’état de la fillette ne s’amé-
liora pas. Pour la réchauffer, Marie-Rose la prit avec elle dans le lit, et le
lendemain, quand elle se réveilla, la gosse était morte 1. »
Remarquons que, même dans un cas aussi désespéré, les parents
n’abandonnent pas le bébé : on court le baptiser, pour qu’il aille directe-
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ment au paradis, s’il meurt ; et, en attendant, on fait tout pour le réchauf-
fer, en le mettant dans le lit des parents, car la chaleur humaine, c’est la
vie. Néanmoins cette préscience de la mort de l’enfant a été parfois
démentie. Ainsi Victor Hugo, si chétif en naissant que l’accoucheur ne
croyait pas qu’il pût vivre, est sauvé par les soins obstinés de sa mère qui
l’allaite et le veille jour et nuit. Ou Chateaubriand qui, parvenu à un âge
avancé, écrit au début des Mémoires d’Outre-Tombe : « J’étais presque
mort quand je vins au jour. »
Passé le cap des premiers jours, la mortalité exogène prend le sinistre
relais : mauvaises digestions dues aux bouillies trop précoces ou aux diar-
rhées ; rhumes, catarrhes, bronchites et toux entraînées par le froid ;
congestions cérébrales et convulsions ; maladies épidémiques : coque-
luche, rougeole, variole (en septembre 1736, par exemple, la « petite

1. Émilie Carles, Une soupe aux herbes sauvages, Paris, Simoën, 1977, p. 150.

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vérole » tue cinq cents enfants dans la ville du Puy), diphtérie, choléra,
typhoïde, méningites (qu’on ne sait ni diagnostiquer, ni soigner).
Enfin, hier encore plus qu’aujourd’hui, on reste confondu par la fré-
quence des accidents domestiques, souvent fatals aux tout-petits.

Les réactions des parents et des proches


Si certains parents sont effectivement fous de douleur à la mort de leur
enfant, il reste que le décès des petits est un phénomène banal, dans
l’ordre des choses. Les réactions des proches face à ces décès répétés ne
peuvent être de même nature que dans notre monde où les enfants sont
devenus rares, précieux et presque tous destinés à atteindre l’âge adulte.
Les réactions sont très variables selon les familles et les époques. En
général, les plus pauvres acceptent le deuil avec fatalisme : ils n’ont guère
le temps de se lamenter et sont souvent soulagés d’avoir une bouche de
moins à nourrir. On peut trouver des échos de cette insensibilité populaire
dans certains proverbes : « De petit enfant, petit deuil » (Leroux de Lincy).
« Toujours malade, il a le ver » (Artois). « Bel enfant jusqu’aux dents ».
« Ne te vante pas d’avoir un fils, s’il n’a pas eu rougeole ou variole »
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(Corse). Pour les classes plus aisées, il est aussi facile d’accumuler les
preuves de l’indifférence de certains parents. On connaît la phrase de
Montaigne : « J’ai perdu deux ou trois enfants en nourrice, non sans
regrets, mais sans fâcherie. » Ou ce mot, rapporté par Mme de Sévigné, à
propos d’une de ses amies après la mort de sa petite fille : « Elle est très
affligée et dit que jamais elle n’en aura une si jolie 2. » Remarquons néan-
moins que ces adultes ne sont pas totalement indifférents au sort des petits
morts ; simplement, leur « regret » ou leur « affliction » nous paraissent
aujourd’hui un peu légers.
Pour insister sur la légèreté du deuil ressenti par certains parents, on
peut aussi invoquer les témoignages des livres « de raison », ces livres de
comptes que tiennent les pères de familles nobles ou bourgeoises, dans
lesquels ils notent, à l’occasion, les naissances, mariages, décès et autres

2. Tous ces exemples sont donnés par Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime,
Paris, Plon, 1960 et Le Seuil, 1973, p. 29.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

Ni Oui, Ni Non, Michelle Daufresne,


nouvelles familiales remarquables. Voici, par

Bilboquet, 2000
exemple, un extrait du livre de raison tenu pen-
dant trois générations, au XVIe siècle, par les
pères d’une famille de parlementaires de
Franche-Comté, les Froissard-Broissia :
« 10 octobre 1539 : … et aux vendanges d’icelle année étant à Sellières
retiré avec mon ménage pour faire vendange, ma dite fille (âgée de
4 mois) rendit son âme à Dieu, environ la minuit. Et auparavant avait été
malade d’une fièvre, comme aussi avait été malade mon second fils Jean,
ci-dessus nommé. Desquelles vendanges l’on fit tant de vin que l’on don-
nait la queue pour trois francs ; et étaient les vins fort verts ; et l’an pré-
cédent, 1538, les vignes avaient été universellement gelées, tellement que
je ne fis pas une pinte de vin en toutes mes vignes 3. »
Pour ce père du XVIe siècle, si la mort de sa toute petite fille doit être
notée, c’est parce qu’elle sera, peut-être, vite oubliée. La chose importante
pour lui, en cet automne 1539, ce sont assurément les vendanges qui le
préoccupent en tant que propriétaire de vignobles et dont il garde bon ou
mauvais souvenir d’une année sur l’autre, plus que de ses enfants qui ne
font que passer. La mort d’un enfant plus âgé est, semble-t-il, davantage
ressentie : en 1597, le petit Jehan Froissard meurt à l’âge de 8 ans. Son
père prend la peine de noter : « Et demeura la mère fort triste et affligée. »
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À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, les réactions des parents de milieux
aisés se font plus vives. Avec la nouvelle sensibilité romantique de la fin
du XVIIIe siècle, se développe ce que Philippe Ariès a justement nommé le
passage « de la mort de soi à la mort de toi ». Ce qui compte désormais,
c’est d’apaiser le chagrin de ceux qui restent et dont la douleur peut se
manifester dans de grands épanchements de sentiments. En témoigne, la
douleur viscérale de la mère de George Sand en 1808, après l’enterrement
de son bébé de 3 mois :
« Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre
enfant ! Quelle terrible chose que d’ensevelir ainsi ce qu’on aime, et de
se séparer pour toujours du corps d’un enfant qu’un instant auparavant on
soignait et on caressait avec tant d’amour ! On vous l’ôte, on le cloue dans

3. Cité par Jacques Gélis, Mireille Laget, Marie-France Morel, Entrer dans la vie. Naissances en
enfances dans la France traditionnelle, Paris, Gallimard, Archives, 1978, p. 193-194.

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une bière, on le jette dans un trou, on le couvre de terre, comme si l’on


craignait qu’il n’en sortît ! Ah ! c’est horrible, et je n’aurais jamais dû me
laisser arracher ainsi mon enfant ; j’aurais dû le garder, le faire embau-
mer 4 ! »

Signification théologique de la mort du petit enfant


Les croyances religieuses, unanimement partagées par l’ensemble de la
population jusqu’au XIXe siècle, permettent de donner, au-delà du chagrin
bien réel, une signification positive à la perte d’un tout-petit. Si Dieu choi-
sit parfois de reprendre l’enfant, dès l’âge le plus tendre (selon l’adage
« Dieu l’a donné, Dieu l’a repris »), c’est paradoxalement pour son bien,
parce qu’il veut en faire un saint. Les Évangiles, à plusieurs reprises, mon-
trent que le Christ considère les petits comme des modèles de foi :
« Quiconque n’accueille pas le royaume de Dieu comme un petit enfant
n’y entrera pas » (Luc, 18, 17), ou « Laissez les enfants et ne les empêchez
pas de venir vers moi ; car c’est à leurs pareils qu’appartient le royaume
des Cieux » (Matthieu, 19, 14). Marc (10, 16) est plus explicite encore,
dans le geste de tendresse maternelle qu’il prête à Jésus : « Et, les serrant
dans ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux. » Cette scène
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est parfois représentée dans les portraits de famille en Flandre et en
Hollande au XVIIe siècle : il ne s’agit plus alors d’un épisode lointain de la
vie du Christ, mais d’une scène contemporaine, où les deux parents pré-
sentent au Christ leurs enfants, vivants et morts. L’enfant baptisé qui meurt
avant 7 ans (âge du discernement, ou âge « de raison », à partir duquel il
peut avoir conscience de ses péchés) n’a pas encore péché ; il va donc
directement au ciel, ce qui est pour lui une grande grâce, dans la mesure
où, contrairement au lot commun des autres fidèles, il n’a pas besoin de
séjourner un temps plus ou moins long au purgatoire avant d’être admis
au paradis. On disait autrefois en Provence que le petit enfant mort est un
« voleur de Paradis », puisqu’il y est arrivé sans avoir à combattre le péché.
Devenu au ciel un ange proche de Dieu, il peut intercéder pour sa famille
restée sur terre. C’est le sens du proverbe bavarois du XVIIIe siècle qui
affirme que « Trois enfants morts au ciel ont une telle puissance que le

4. George Sand, Histoire de ma vie, Paris, Le Livre de Poche, 2004, p. 178.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire « J’ai perdu deux ou


trois enfants en
nourrice, non sans
regrets, mais sans
salut du père et de la mère est assuré. » Ce rôle fâcherie. »
bénéfique joué par le petit mort monté au ciel Montaigne
explique aussi un autre sens de la pratique de
redonner le prénom d’un bébé mort à l’enfant
suivant. C’est une manière de placer le cadet
sous la protection directe de l’aîné porteur du même prénom, qui, du ciel,
peut lui envoyer toutes sortes de grâces.
Pour bien marquer la sainteté du petit enfant, l’Église a développé une
liturgie qui fait de la mort des petits baptisés un événement plutôt joyeux,
en tout cas porteur d’espérance. Le rituel fait explicitement référence non
pas au chagrin, mais à la fête : pas de noir, mais du blanc, dans les vête-
ments de l’enfant, les tentures de l’église, les cierges ; la couronne de
fleurs placée sur la tête est symbolique : les roses rouges signifient le mar-
tyre, les lys blancs la pureté, les plantes aromatiques sont symboles d’im-
mortalité ; pas de glas lugubre, mais des cloches joyeuses ; pas de prières
d’intercession, ni de sacrifice offert, mais des chants d’action de grâces.
Cette cérémonie de sépulture n’est pas une messe de funérailles. Puisque
les petits sont déjà auprès de Dieu, l’Église interdit que l’on dise des
messes pour le repos de leur âme, alors que cette pratique a été massive-
ment encouragée pour les adultes.
Comment étaient vécues de telles cérémonies ? La liturgie pouvait-elle
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atténuer le chagrin des proches ? Nous pouvons en avoir quelque idée
d’après des témoignages d’autrefois qui sont pour le moins contrastés. Aux
XVIe et XVIIe siècles, il semble que certaines sépultures d’enfants aient été
expédiées rapidement, sans qu’un prêtre ait même été appelé ; on se
contentait de quelques prières dites par le maître d’école, en présence des
seuls parrain et marraine. Plus que les parents, les parrain et marraine ont
en effet un rôle précis à jouer au moment de la mort de leur filleul : dans
toute l’Europe, ils se chargent de la toilette mortuaire et ils disposent
autour du corps des fleurs ou des guirlandes de papier. Au XIXe siècle, les
enterrements d’enfants sont plus ritualisés : l’inhumation est souvent pré-
cédée d’une veillée au cours de laquelle le corps du tout-petit, paré des
vêtements blancs et des fleurs dont parle la liturgie, est contemplé une
dernière fois par toute la famille et le voisinage. Après un repas en famille,
le petit cercueil est porté à l’église, puis au cimetière, par le parrain. Une
fois que tous les rites ont été accomplis, la famille peut ressentir une cer-
taine sérénité. Ainsi, à Evolène, dans les montagnes du Valais, au début du
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XXe siècle : « Quand un enfant nouveau-né, ou un très jeune enfant mou-


rait, on était partagé entre deux sentiments : celui que l’enfant manque-
rait, ô combien, et le sentiment qu’il était à l’abri, au ciel… s’il avait été
baptisé avant sa mort 5. »

Le baptême à tout prix


Si la sérénité finit par gagner peu à peu les familles qui ont perdu un
tout-petit après le baptême, il n’en est pas de même pour celles qui n’ont
pas pu le baptiser. Sans baptême, les petits morts qui n’ont pas reçu de
nom, ni de parents spirituels, ne sont intégrés ni à la communauté des
morts ni à celle des vivants. Leur corps ne peut être enterré dans le cime-
tière paroissial en terre consacrée ; ils sont inhumés n’importe où, comme
des animaux, au pire dans un champ où leur corps servira à « engraisser
les choux », au mieux dans le jardin familial ou dans un coin non consa-
cré du cimetière. Comme celles des disparus en mer, des suicidés et des
assassinés, leurs âmes, insatisfaites, ne peuvent trouver de repos : elles
errent autour des vivants qu’elles reviennent sans cesse tourmenter, parti-
culièrement dans les lieux de marge, carrefours, lisières des forêts, bords
des étangs, où elles peuvent égarer les voyageurs. On les aperçoit sous
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forme de feux follets, ou on les entend pousser des gémissements et des
cris stridents : c’est la « musique des saints innocents », comme disent cer-
taines croyances paysannes.
Cette croyance est très ancienne, puisque déjà dans l’Antiquité, les
Grecs pensaient que les enfants mort-nés sont condamnés à errer cent ans
avant d’avoir le droit de franchir le fleuve Achéron. Dans l’Allemagne du
Haut Moyen Âge, pourtant christianisée, Burchard de Worms atteste, vers
1010, l’existence de pratiques très violentes à l’égard des corps des nou-
veau-nés morts sans baptême : ils sont fixés au sol par un pieu qui les
transperce, afin qu’ils ne puissent faire de mal aux vivants. Dès les XIIe et
XIIIe siècles, l’Église, dans le souci de lutter contre ces pratiques magiques,
a pourtant inventé pour les âmes des nourrissons non baptisés un lieu
intermédiaire, le Limbe des enfants, où les petites âmes ne souffrent pas,

5. Marie Métrailler, Marie-Madeleine Brumagne, La poudre de sourire, Lausanne, L’Âge d’Homme,


1989, p. 192-193.

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Georges Lemoine, Gautier-Languereau, 2001


La mort d’un bébé au fil de l’histoire

Couleur chagrin, Elisabeth Brami,


mais où elles ne connaissent pas non plus la féli-
cité du paradis. Malgré les efforts des théolo-
giens pour populariser le Limbe, ce lieu
théologique neutre n’a jamais été considéré
comme acceptable par les parents. À la diffé-
rence du purgatoire, « inventé » lui aussi à la même époque pour les
adultes morts sans avoir eu le temps de faire totalement pénitence, et qui
a eu un immense succès, le Limbe des enfants n’a jamais été une croyance
intériorisée par les fidèles et de nature à apaiser les angoisses des
parents 6. Il est probable que les parents ne supportaient pas l’idée que
leur enfant dans le Limbe n’était pas pleinement heureux ; ils souffraient
aussi de savoir que, jamais dans l’au-delà, ils ne le reverraient, puisque le
Limbe ne communique ni avec le purgatoire, ni avec le paradis.
Le seul recours autorisé par l’Église pour les parents désemparés est
alors de porter le nouveau-né décédé dans un sanctuaire « à répit », où
on demande la grâce qu’il revive un court instant, afin de le baptiser.
Après quoi, apaisé, il peut mourir pour de bon. Les sanctuaires à répit sont
des lieux bien connus des fidèles et très fréquentés du XIVe jusqu’au
XIXe siècle. Ils sont très souvent dédiés à la Vierge, et on y vient aussi pour
obtenir une grossesse ou pour guérir un enfant rachitique. Quand on y
porte l’enfant mort, on le pose sur la pierre froide d’un des autels, spécia-
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lisé dans le « répit », autour duquel on fait brûler des cierges. Les assis-
tants (la famille, des fidèles de passage, le clergé du lieu) prient à voix
haute, souvent de longues heures, et implorent la grâce que le bébé revive
quelques instants, le temps de recevoir le baptême. Souvent le « répit »
miraculeux a lieu : l’enfant se met à tressaillir, ou sa peau redevient rose,
ou bien une larme, une goutte de sang ou de sueur apparaissent sur son
visage. Le prêtre du lieu, appelé à la hâte, baptise l’enfant qui peut alors
mourir à nouveau, à la satisfaction de tous.
Jusqu’au début du XXe siècle, les sanctuaires à répit ont été nombreux en
Europe 7. Voici par exemple, en Suisse, dans la vallée du Rhône, l’ermi-
tage de Longeborgne, où les montagnards du Valais venaient encore, au

6. Didier Lett, « Faire le deuil d’un enfant mort sans baptême aux XIIe-XIIIe siècles : la naissance du
Limbe des enfants », Devenir, vol. 7, 1995, n° 1 et, du même auteur, L’enfant des miracles. Enfance
et société au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Aubier, 1997, p. 214-218.
7. J. Gélis, L’Arbre et le fruit. La naissance dans l’Occident moderne, Paris, Fayard, 1984, p. 509-520.

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début du XXe siècle, implorer un ultime miracle : « Quand un enfant mou-


rait sans avoir reçu le baptême, ce qui était un drame pour les parents, on
descendait le corps à Longeborgne. On le posait sur l’autel ; on faisait dire
une messe. Le petit défunt alors se ranimait, le temps de lui donner le
sacrement et mourait ensuite, de sa belle mort, comme on dit. On était sûr
qu’il allait tout droit au paradis. »
Mais si le sanctuaire était trop loin, il y avait, ici et là, des répits plus
« sauvages », dont se souviennent encore les vieux du village et qui
n’étaient pas moins efficaces : « Pas très loin d’ici, il y avait un endroit
qu’on appelle le mayen du Plan. On y voyait une croix à côté d’un vieux
four à pain qui a été démoli. On y portait également les enfants morts sans
baptême 8. »
Notons, à propos de ce dernier exemple, la symbolique du four à pain :
par sa forme et par sa fonction, il évoque le ventre maternel qui, dans les
anciennes traditions, « cuit » l’enfant pendant la grossesse ; par son feu, il
doit redonner au nouveau-né un peu de chaleur vitale, achever de le
« cuire » en quelque sorte, le temps que s’accomplisse le rite du baptême.
D’autres formes « sauvages » de répits consistaient parfois à enterrer le
nouveau-né sous une des gouttières de l’église, de manière à ce que,
constamment lavé par l’eau ruisselant du bâtiment sacré, il finisse par
obtenir des grâces analogues à celles du baptême.
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Garder le souvenir de l’enfant mort
Dès les XVe et XVIe siècles, on voit apparaître dans certaines grandes
familles d’Allemagne ou des Flandres, la volonté nouvelle de garder le
souvenir des petits morts. Quand un chef de famille offre un retable à un
couvent ou à une église, il fait souvent représenter au centre une scène
sacrée (Nativité, Résurrection…) et sur les côtés sa famille : lui et ses gar-
çons à gauche (donc à droite de la figure sacrée), sa femme et ses filles à
droite, et les petits morts sur le devant. Holbein et Cranach, notamment,
ont peint de nombreuses commandes de ce type.

8. M. Métrailler, M. Brumagne, op. cit., p. 70.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

La représentation de la figure du donateur


dans une scène sacrée n’est pas nouvelle ; ce qui
l’est, c’est la volonté d’inclure dans la représen-
tation de la famille les enfants morts, même les
plus précocement disparus. Dans les milieux
plus humbles, ce sont les ex-voto qui donnent les représentations les plus
complètes des familles : ces peintures populaires souvent naïves, offertes
aux sanctuaires pour remercier d’une protection ou obtenir une grâce,
montrent fréquemment des familles rassemblées au grand complet ; ici
encore les petits morts en maillot
(souvent très nombreux et asexués)
sont sur le devant de la scène.
On peut interpréter ces aligne-
ments répétés de nourrissons morts
de deux manières. Ils expriment la
volonté de se souvenir de tous les
enfants, même de ceux dont la vie a
été particulièrement brève, un peu
à la manière d’un livret de famille.
Mais surtout, et de manière para-
doxale pour nous, ces petits morts
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sont comme un tribut payé par
avance au ciel : une famille qui a
perdu beaucoup de nourrissons
attend du ciel des grâces particu-
Cranach le Jeune, La Résurrection du Christ lières en raison de sa contribution
(tableau offert par la famille du juriste Badehorn élevée à la formation de la cour
à une des églises de Leipzig en 1557)
céleste. Au total, ce qui frappe dans
ces représentations, savantes ou
populaires des familles, c’est la volonté de ne pas séparer les vivants et les
morts ; le lien est maintenu grâce à la peinture, mais surtout grâce aux
prières qui circulent entre les parents et les enfants montés au ciel. Ce
mélange des vivants et des morts est un trait de sensibilité ancien qui dis-
paraît dans les ex-voto plus tardifs. Comme le dit Philippe Ariès, au
XIXe siècle, « la sensibilité du temps ne supportait plus d’associer la grati-
tude des survivants au regret des disparus ».

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Spirale n° 31

Ex-voto autrichien avec une famille en prière, présentant trois nourrissons morts (1769)

Une des plus étonnantes peintures de famille avec petits morts a été
peinte par un anonyme hollandais en 1638, à Enkhuisen, pour la famille
de l’armateur Jan Gerritz Pan. Le père et la mère sont assis derrière leurs
onze enfants : les deux seuls survivants sont debout sur les côtés ; sur le
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devant, se trouvent trois berceaux d’osier, surchargés chacun de trois
bébés morts ; parmi les neuf petits morts, seuls trois ont les yeux ouverts ;
les six autres ont les yeux fermés, ce qui signifie qu’ils étaient mort-nés.
Ce tableau, étrange par sa mise en scène et par son réalisme, montre à la
fois la grande tristesse des parents d’avoir à porter le deuil de tant de petits
morts, mais aussi leur
sérénité de les savoir
au paradis. Dans
d’autres portraits de
familles néerlandaises
du XVIIe siècle, on
retrouve cette percep-
tion des bienfaits des
« petits anges » sous
La famille de l’armateur Jan Gerritz.
une forme allégorique. Pan à Enkhuisen en Hollande
Ainsi en 1652, la (peinture anonyme, 1638)

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

famille van den Kerckhoven, peinte par Jan


Mijtens, représente le père et la mère avec leurs
quinze enfants : dix sont bien vivants et sourient
aux côtés de leurs parents, mais cinq sont morts
et sont devenus des anges qui volètent dans le
ciel au dessus de la famille.

Les représentations de l’enfant sur son lit de mort


En opposition avec nos réticences actuelles, les représentations de l’en-
fant sur son lit de mort étaient relativement fréquentes autrefois. Pour bien
les comprendre, il faut faire référence aux croyances religieuses que nous
venons d’exposer et au rôle bénéfique des petits anges. Les peintures mor-
tuaires les plus précoces ont été faites chez les notables des pays du nord.
On trouve ainsi, dans les musées de Belgique et des Pays-Bas, plus d’une
trentaine de portraits d’enfants morts datant des XVIe et XVIIe siècles : fleurs
et feuillages qui les entourent fréquemment ont une signification symbo-
lique (pureté, immortalité), mais aussi, dans les mentalités populaires, une
fonction prophylactique, pour écarter les mauvais esprits. Garçons et filles
semblent également représentés, même s’il n’est pas toujours évident de
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savoir le sexe d’un enfant resté souvent anonyme. Quand l’âge du petit
mort est connu, il est souvent très jeune, âgé de quelques semaines ou
mois, ce qui montre que, même tout-petit, il était cher à ses parents et
digne d’être représenté par
un peintre venu spéciale-
ment à leur domicile.
En 1633, à Amsterdam, le
peintre Gerard Ter Borch,
dessine sa petite fille
Cathrina, morte à 2 mois et
demi : couchée dans son
cercueil, la fillette tient
dans sa main une branche
de romarin. Ailleurs, dans
Dessin par le peintre Gerard Ter Borch de sa fille Cathrina,
morte à deux mois et demi l’Europe du sud, les pein-
(Amsterdam, 1633) tures d’enfants morts sont
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Spirale n° 31

moins fréquentes. Sauf en Espagne, où il est probable qu’a dû jouer l’in-


fluence des Flandres, alors sous domination espagnole. La famille royale
espagnole fait ainsi peindre en mars 1603, par le peintre de la cour,
Pantoja de la Cruz, la petite infante Maria, deuxième fille du roi
Philippe III, morte à l’âge d’1 mois : la petite fille est représentée les yeux
fermés, couchée dans un cercueil de velours cramoisi, bordé d’or, une
guirlande de fleurs autour de la tête, une croix entre les mains, revêtue de
l’habit monastique blanc et noir de l’ordre de l’Immaculée Conception 9.
Par sa mort précoce, la petite fille est toute proche de la Vierge, dont elle
porte la « livrée », et sa couronne de fleurs signale qu’elle est déjà admise
parmi les bienheureux.
Si les peintures
d’enfants morts sem-
blent avoir reculé dans
l’Europe du XVIIIe siècle,
elles connaissent au
XIXe siècle une nouvelle
vigueur. La cour d’Espa-
gne a conservé l’habi-
tude de faire peindre
ses petits morts. Le
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12 juillet 1850, le pre-
Juan Pantoja de la Cruz, Portrait de l’infante Maria,
morte à un mois, dans son cercueil mier-né de la reine
(Madrid, 1603) Isabelle II, l’infant Fer-
nando, meurt après
avoir vécu une heure. Ici encore, la reine convoque le peintre de la cour
et lui fait peindre le bébé, non pas dans son cercueil, mais sur un lit d’ap-
parat, en robe princière, sans fleurs, les yeux fermés 10.

9. Ce tableau est reproduit par Lorne Campbell, Portraits de la Renaissance, Paris, Hazan, 1991,
p. 166.
10. Ce tableau est reproduit par Luis Cortes Echanove, Nacimiento y crianza de personas reales en la
corte de España (1566-1886), Madrid, Consejo Superior de Investigationes Cientificas, 1958, Lamina
XIII & XVIII.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

Photographier l’enfant mort


À partir des années 1840, avec l’invention de
la photographie, il devient courant de garder le
souvenir des décédés sur leur lit de mort. Dans les villes et dans les vil-
lages, des photographes plus ou moins spécialisés se rendent au chevet
des morts pour les photographier 11. Certaines photos serviront par la suite
de support à un portrait peint de manière plus élaborée. Les petits morts
sont particulièrement photographiés, car la photo sera souvent l’unique
image que la famille gardera
d’un tout-petit, dont on n’avait
pas encore de portrait.
Beaucoup de familles populaires
font venir le photographe à cette
unique occasion. Ces photos
sont préparées par une mise en
scène, dans laquelle les parrains
et marraines jouent un rôle cen-
tral : l’enfant est lavé, coiffé,
habillé de beaux habits (robe de
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baptême ou robe souvent
confectionnée pour l’occasion).
Comme la petite infante des
débuts du XVIIe siècle, il est tou-
jours couronné de fleurs, soit
fraîches, soit en papier, ou
encore de la couronne de
mariée de la mère ; il porte sou-
vent un bouquet ou un chapelet Photographie d’un nourrisson sur son lit de mort
entre ses mains. Certaines de ces dans le Valais (Suisse), vers 1920-1930

11. C’est le cas par exemple de Léon Aymonier, pharmacien au Chatelard en Savoie au début du
XXe siècle, dont les clichés ont fait l’objet d’une exposition en 1981, avec un catalogue publié à
Seyssel chez Champ Vallon. Cf. aussi le catalogue de l’exposition du Musée d’Orsay, Le Dernier por-
trait, RMN, 2002.

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Spirale n° 31

photos, où les petits ont les yeux fermés, sont clairement des photos mor-
tuaires.
D’autres, particulièrement poignantes, les montrent les yeux ouverts,
parfois dans les bras de leurs parents, parfois assis sur des coussins ou sur
un fauteuil, de manière à entretenir l’illusion de la vie : ils ont presque l’air
de vivre encore. Certaines photos sont entourées d’une guirlande faite des
cheveux du petit mort, ultime trace d’un être éphémère, dont on veut à tout
prix garder le souvenir. Ces photos sont ensuite exposées en évidence, pen-
dant de longues années, soit sur le buffet de la pièce commune, soit dans
un lieu plus intime comme la
chambre des parents. D’autres
sont aussi parfois scellées sur
la tombe du petit disparu. Elles
sont le témoignage irréfutable
qu’il y a bien eu conception,
gestation, naissance et vie,
même très brève, d’un enfant,
qui a le droit d’être pleuré par
les vivants et d’être accompa-
gné dans la mort par un vrai
rituel.
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N’oublions pas que cette
pratique de photographier les
morts, qui nous semble
aujourd’hui si « macabre », a
duré jusque dans les années
1950. Elle a été remise à
l’honneur récemment dans
certaines maternités, pour que
les parents endeuillés par une
mort périnatale puissent gar-
Photographie d’une mère devant le corps paré
de son enfant mort der un souvenir de leur tout-
(Mexique, début du XXe siècle) petit 12.

12. Maryse Dumoulin et Anne-Sylvie Valat, « L’enfant décédé en maternité. Un rituel réinventé », dans
Catherine Le Grand-Sébille, Marie-France Morel, Françoise Zonabend (sous la direction de), Le fœtus,
le nourrisson et la mort, Paris, L’Harmattan, 1998.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

Un tombeau
pour l’enfant
Dans l’Antiquité déjà, il existe de nombreuses tombes d’enfants, bien
individualisées, certaines avec des épitaphes, très émouvantes, même si
elles sont parfois inspirées des lieux communs de la poésie de l’époque.
On se donne la peine de les composer et de les faire graver, comme pour
ce petit bébé, mort à la fin de l’Empire romain : « Voici qu’il faut déplorer
une toute petite fille, toute douce. Il aurait mieux valu ne pas venir au
monde, si, toi qui serais devenue si charmante, tu avais pour destinée dès
ta naissance, de retourner vite d’où tu étais venue et d’être une cause de
deuil pour tes parents. Elle a vécu 6 mois et 8 jours ; rose, elle a fleuri et
fané dans le même temps 13. »
Ces épitaphes antiques sont toujours très tristes. Car la douleur de
parents n’est guère apaisée par les croyances religieuses : la mort des
enfants est qualifiée d’« âpre » (acerba), comme pour un fruit qui n’a pas
eu le temps de mûrir. C’est une rupture de l’ordre naturel et en consé-
quence, les petits n’ont pas droit au bonheur du séjour aux Champs-Ély-
sées. Ils sont relégués dans un lieu intermédiaire de plaintes. C’est là
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qu’Énée, le héros du poème de Virgile les rencontre quand il descend aux
Enfers : « Tout d’abord, il entend des voix et un immense vagissement, les
âmes des enfants qui pleurent, de ces petits êtres qui ne connurent pas la
douceur de vivre, et qu’un jour de malheur arracha, au seuil même de
l’existence, du sein de leur mère pour les plonger dans la nuit précoce du
tombeau. »
Le christianisme, avec la croyance au paradis et à la résurrection des
morts, a donné d’autres perspectives à la vie dans l’au-delà et permis sans
doute d’atténuer en partie la douleur des parents. Au Moyen Âge, en
même temps que changent les croyances religieuses, les pratiques funé-
raires se modifient complètement. Les tombes d’enfants disparaissent et
avec elles, les épitaphes. Même les adultes n’ont plus de tombes indivi-
duelles : on prête désormais peu d’attention à l’endroit où sont enterrés
les corps, sauf pour les élites qui sont inhumées dans les églises, ad sanc-

13. Jean-Pierre Néraudau, Être enfant à Rome, Paris, Les Belles-Lettres, 1984, p. 380.

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Spirale n° 31

tos, au plus près des reliques des saints et de leurs mérites. Jusqu’au
XVIIIe siècle, les corps des enfants n’ont jamais droit aux églises, même
dans les familles de notables. À partir du XIXe siècle, on individualise les
tombes, surtout celles des enfants ; on les fleurit, on y revient volontiers
pour se souvenir ou pour méditer.
Dans les cimetières, les fleurs sont le premier ornement des tombes
d’enfants : elles sont belles comme les enfants, mais elles ne durent pas
longtemps ; leur fragilité éphémère est particulièrement adaptée à la sym-
bolique de la trop courte vie enfantine. Il y a des décorations plus durables
et non moins fortes dans leur symbolisme : ainsi, les colonnes de marbre
blanc, brisées à mi-hauteur, font référence à la fois à la couleur de l’inno-
cence et au cours d’une vie trop tôt interrompue. Mais le thème le plus
fréquent est celui de l’ange, souvent représenté en pied. Ainsi, le grand-
père du petit Léopold Hugo se préoccupe très vite d’orner la petite
tombe : « Si tu pouvais trouver, de hasard, un petit ange en pied et en
marbre, tu m’en aviserais… »
D’autres tombes sont plus ambitieuses : les parents ont demandé au
sculpteur de représenter l’enfant comme s’il était encore en vie. S’il est
petit, l’enfant est dans son berceau : il semble dormir paisiblement. Plus
grand, il est debout, dans ses vêtements de tous les jours, dans une pose
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familière. Il semble attendre le visiteur. Comme le dit Philippe Ariès, « les
enfants ont été les premiers bénéficiaires de la nouvelle volonté de
conservation – du moins par l’image et le souvenir – qui s’affirme à partir
de la fin du XVIIIe siècle et culmine au milieu du XIXe siècle, en particulier
dans la statuaire funéraire des cimetières 14 ».
À défaut d’une statue de marbre, on peut faire graver une épitaphe. Au
XIXe siècle, les épitaphes deviennent extrêmement nombreuses, voire
bavardes. Ces morceaux de prose ou de poésie disent bien la douleur des
parents, associée à la figure consolatrice de l’ange. En voici un exemple,
relevé dans la crypte de l’église San Miniato de Florence : « Ici repose Jean
B. W…, enfant premier né enlevé à ses parents éplorés le 25 juillet 1862
à l’âge de 14 mois. Les anges nous l’avaient prêté, ils l’ont rappelé à eux
plein de force et souriant à la vie. Dieu reçoive en son sein cette chère
petite âme, notre joie – un instant – notre douleur toujours. »

14. Philippe Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1983, p. 253.

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La mort d’un bébé au fil de l’histoire

Au revoir Blaireau, Susan Varley,


Gallimard, 1984
Comme le dit encore Philippe Ariès :
« La mort de l’enfant est devenue, dans
les bourgeoisies du XIXe siècle, la moins
tolérable des morts. »

Conclusion
Aujourd’hui, la mortalité infantile a considérablement reculé. La baisse
des taux s’amorce à partir de 1750 : de 350 ‰ dans les années 1690-
1719, on passe à 263 ‰ dans les années 1750-1779. C’est un tout petit
gain, mais il est contemporain de la « découverte de l’enfance » au
XVIIIe siècle, mise en évidence par Philippe Ariès. La baisse s’accentue au
XIXe siècle, irrégulièrement d’abord, avec les effets de la vaccination anti-
variolique (découverte par Jenner en 1796), puis très fortement après
1880, avec la diffusion des autres vaccins et de l’hygiène pastorienne : en
1913, le taux de mortalité infantile descend à 126 ‰ ; mais en 1945, il est
encore de 110 ‰, et de 52 ‰ en 1950. En 2003, il est descendu à 4,1 ‰,
ce qui place la France dans le peloton de tête des pays développés.
N’oublions pas cependant que bien des pays du tiers monde ont encore
aujourd’hui des taux de mortalité infantile proches de ceux de la France
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des XVIIIe et XIXe siècles.
Ces nouvelles conditions démographiques apportent un changement
conséquent dans notre manière de considérer le petit enfant. Si, autrefois,
les enfants naissaient et mouraient en grand nombre, aujourd’hui, ils sont
devenus rares (la contraception a gagné du terrain, dans notre pays dès le
XVIIIe siècle, au fur et à mesure que baissait la mortalité infantile) et ne
meurent pratiquement plus en bas âge. C’est une des grandes révolutions
silencieuses des XIXe et XXe siècles, dont nous n’avons pas fini de mesurer
la portée. Aujourd’hui, c’est un scandale de voir mourir un petit enfant,
souvent désiré et programmé, alors que cela a longtemps été la règle com-
mune, pour les riches comme pour les pauvres. Autrefois ces morts si fré-
quentes étaient entourées de rituels qui pouvait apaiser la douleur des
parents. Aujourd’hui, elles échappent souvent à toute ritualisation et font
partie de l’inacceptable, de l’indicible, du scandaleux. L’histoire de ces
rituels souvent oubliés peut peut-être permettre aux parents et aux soi-
gnants qui vivent un deuil d’enfant aujourd’hui de se situer dans une
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Spirale n° 31

continuité et de ritualiser à leur tour, à leur manière, la mort du tout-petit,


pour que son départ prématuré laisse place à l’apaisement et que soient
construits en même temps des remparts contre l’oubli.

Biblio
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