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AUX SOURCES DE LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE : LES PRINCES ET

PRINCESSES DES CONTES MERVEILLEUX CLASSIQUES

Anne Defrance

ERES | « La lettre de l'enfance et de l'adolescence »

2010/4 n° 82 | pages 25 à 34
ISSN 2101-6046
ISBN 9782749213361
Article disponible en ligne à l'adresse :
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adolescence-2010-4-page-25.htm
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Merveilleux, rêves et enfance

Aux sources de la littérature


de jeunesse :
les princes et princesses
des contes merveilleux classiques
Anne Defrance

Qu’il est loin le temps des veillées au coin du feu auprès duquel enfants et
adultes de tous âges, hommes et femmes, se groupaient pour écouter les vieux
contes dans les chaumières paysannes ! Il nous semble tout aussi loin celui où les
gens de bonne compagnie, comme ils se désignaient eux-mêmes, occupaient leurs
loisirs à des jeux de société parmi lesquels les contes de fées trouvaient bonne
place, à la cour ou dans les salons sous le règne de Louis XIV et de ses successeurs.
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Que sont devenus leurs innombrables princes et princesses ? Ils ont longtemps
dormi dans les rayons des bibliothèques, avant que quelques-uns ne se réincar-
nent, à peine reconnaissables, dans les héros des contes pour enfants ou des
dessins animés.
Il est impossible de dater l’apparition du premier conte merveilleux français,
dont les sources remontent à la nuit des temps. On rencontrait déjà des fées dans
les récits médiévaux où le merveilleux avait droit de cité, telles les légendes arthu-
riennes, ou dans les récits ancestraux de civilisations lointaines. Les premiers
contes merveilleux furent oraux. Au fil du temps ils se transformèrent, passant de
bouche en bouche, se nourrissant d’influences diverses revivifiées par la mémoire
et travaillées par l’imaginaire des conteurs. Nos contes français contiennent suffi-
samment de ressemblances avec ceux d’autres pays pour que les circulations et
contaminations culturelles ne fassent aucun doute, mais il est impossible de dres-
ser leur arbre généalogique et de préciser rigoureusement les parcours spatiaux et
temporels qu’ils ont effectués d’un continent à l’autre, car plusieurs versions
coexistent dans le même temps à des milliers de kilomètres d’intervalle.
À la fin du XVIIe siècle, les contes de fées sont en vogue à la cour de Louis XIV
qui les aimait déjà enfant, et font l’objet d’un jeu pratiqué dans les salons et les
cercles par les mondains, tout comme l’avaient été les devinettes, les énigmes. De
cette pratique essentiellement aristocratique témoigne par exemple madame de
Sévigné en 1677. Comment les contes de fées, contes de mies, de vieilles, de Peau
d’âne, ainsi que les nomme pour les définir de manière assez dépréciative le
dictionnaire de Furetière en 1690, ont-ils pu réussir à pénétrer ces univers dorés
aux antipodes des humbles chaumières paysannes où ils se sont transmis orale-

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ment de génération en génération ? C’est, entre autres, par l’intermédiaire des


nourrices auxquelles les gens du monde confiaient leurs enfants, que ces contes
ont transité, et déposé leurs semences dans les mémoires. Mais les sources des
contes français ne sont pas toutes populaires, contrairement à une erreur long-
temps répandue à propos des contes en prose de Perrault, dont la majorité puise
à la littérature italienne des siècles antérieurs (Straparole, Basile 1).
En 1690, la comtesse d’Aulnoy introduit, la première, un conte de fées dans
une nouvelle historique et galante, L’histoire d’Hypolite, comte de Douglas. Perrault
en publie plusieurs autres séparément, avant de les réunir en recueils en 1695-
1697. Un groupe d’auteurs mondains, surtout des femmes, leur emboîte le pas :
une floraison de recueils est publiée à la fin du XVIIe siècle et au début du suivant.
Après la publication par Galland des Mille et une nuits dès 1704, le conte
merveilleux se ramifie : les vrais contes orientaux importés et traduits par des
savants donnent lieu à des imitations plus ou moins fantaisistes, ces contes
pseudo-orientaux écrits par des auteurs avides de profiter du phénomène de
mode, qui se contentent de saupoudrer leurs intrigues bien françaises de quelque
exotisme de surface. Jusqu’au jour où, en 1757, une gouvernante française vivant
en Angleterre, madame Leprince de Beaumont, introduit treize contes de fées dans
son Magasin des enfants. L’ouvrage pédagogique se présente sous la forme de
dialogues entre une gouvernante et ses jeunes élèves (des petites filles nobles de 5
à 13 ans), dialogues étoffés de « jolies histoires » de genres variés. Elle n’avoue pas
sa dette, mais ses contes sont en général inspirés par ses prédécesseurs. Leurs intri-
gues amoureuses sont considérablement censurées, édulcorées au profit d’un
moralisme et d’un didactisme appuyés, et les valeurs de la galanterie néo-pré-
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cieuse de l’entre-deux-siècles ont fait place chez elle aux valeurs chrétiennes. Ces
textes constituent les premiers contes écrits pour la jeunesse, si on excepte ceux de
l’archevêque Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, exclusivement destinés à
l’éducation du petit-fils de Louis XIV et publiés post mortem. Le succès du Maga-
sin des enfants fut immédiat et sa diffusion eut lieu dans toute l’Europe, au point
que ses contes de fées éclipsèrent durablement leurs ancêtres.
La mode des contes retombe à la veille de la Révolution après la publication
du Cabinet des fées, vaste anthologie (très incomplète) de la production de contes
merveilleux français et orientaux des deux siècles 2. Ensuite, les rééditions se font
rares – Perrault échappant au massacre – jusqu’à ce que la littérature de jeunesse
redécouvre certains de ces vieux contes, notamment quelques-uns de madame
d’Aulnoy, pour la plupart réécrits pour leurs destinataires. Aujourd’hui, l’immense
ensemble des contes merveilleux français est sorti de l’ombre, et les chercheurs en
littérature leur ont reconnu un statut : celui de miroir dans lequel la société s’ob-
servait pour s’admirer ou se moquer d’elle-même aussi, celui de bannière dans la

1. Giovanni Francesco Straparola est l’auteur d’un recueil de contes, Le piacevoli notti (Les facétieuses nuits),
publié en deux volumes en 1550-1555. Le Napolitain Giambattista Basile a vécu également au XVIe siècle et
a écrit Lo cunto de li cunti overo Lo trattenemiento de peccerille (Le conte des contes ou Le divertissement des
petits enfants), publié après sa mort, en 1634-1636. Les traductions de ces contes inspirés par la tradition
orale circulaient à l’époque de Perrault.
2. En ont été écartés les contes jugés trop libres ou trop satiriques. Les éditions Champion ont entrepris la
réédition – ou l’édition savante – des contes merveilleux des deux siècles, longtemps inaccessibles, les
présentant accompagnés d’un apparat critique, dans une collection intitulée « La Bibliothèque des génies et
des fées », beaucoup plus complète.

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querelle des Anciens et des Modernes (Perrault étant le chef de file de ces derniers),
ou celui, enfin, d’atelier d’écriture expérimentale, ouvroir de littérature romanes-
que. De leur côté, les folkloristes se sont livrés, dès la fin du XIXe siècle, à des collec-
tes de contes oraux, s’attelant aux repérages des liens de parenté entre les thèmes,
motifs, ou configurations de structures, dressant des catalogues, tel celui d’Aarne-
Thompson 3 ou, mieux connu en France, l’ouvrage de Paul Delarue et Marie-
Louise Ténèze, Le conte populaire français, catalogue raisonné des versions de France
et des pays de langue française (1976-1985). Dans ce dernier sont recensés, titrés et
numérotés les différents contes types, avec pour chacun un exemple narré (soit un
résumé, soit une version collectée), suivi de l’analyse de leur structure (par
séquences variables formant des sous-types) et de la liste des principales versions
connues. Les premières versions répertoriées de contes types sont parfois les
contes littéraires publiés à partir des années 1690 par Perrault, madame d’Aulnoy
et leurs contemporains.
De nombreux échanges ou influences réciproques se sont exercés entre contes
populaires et contes littéraires, la littérature orale ayant recyclé des contes écrits et
réimprimés dans les feuillets de la bibliothèque Bleue de Troyes, que diffusaient les
colporteurs dès le XVIIIe siècle.

Définitions
L’étymologie du nom prince est princeps, adjectif latin qui a d’abord signifié
« premier » puis « souverain ». Dans le dictionnaire Larousse, on lit qu’un prince
est une « personne qui possède une souveraineté ou qui appartient à une famille
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souveraine ». Le prince peut parfois recevoir un titre plus précis, variable suivant
le système de gouvernement en vigueur dans son pays (roi, sultan, comte, etc.).
C’est également un titre désignant, en France, un fils de roi. Le mot féminin prin-
cesse peut donc désigner soit la femme d’un prince, soit la fille d’un souverain.
Nous laisserons ici de côté les rois et reines car ils ne sont pas les héros principaux
des contes, pour nous intéresser à leur progéniture, ces princes et princesses de
contes merveilleux encore appelés contes de fées, même si les fées n’y sont pas
toujours au rendez-vous : ce sont leurs aventures qui en constituent les intrigues,
de leur naissance, parfois, jusqu’à leur mariage, parfois leur mort. Notons que tous
les héros et les héroïnes de contes ne sont pas forcément enfants de couples
royaux : ceux des contes populaires appartiennent souvent à des catégories peu
élevées dans l’échelle sociale. La proportion est très différente dans les contes
merveilleux littéraires français des XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquels nous nous
arrêterons.

De la pertinence d’une typologie des princes et princesses


Peut-on établir une classification du personnel héroïque des contes ? Dans
leur univers manichéen s’opposent, comme au cinéma, ceux que l’on appelle
familièrement les bons et les méchants ; les princes et princesses n’échappent pas

3. Motif-Index of Folk Literature. A Classification of Narrative Elements in Folktales, Ballads, Myths, Fables,
Mediaeval Romances, Exempla… (1er éd. en 1928). La classification d’Aarne date de 1910, complétée par
Thompson en 1924.

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à la règle, quoique les bons méritent plus facilement le nom polysémique de


« héros ». Ce net clivage a été consigné sous des appellations variées par les struc-
turalistes (Brémond, Greimas…) qui se sont appliqués à la suite de Propp, le
célèbre folkloriste russe, à dégager les caractéristiques des contes populaires, dont
beaucoup sont extensibles à tous les contes, voire à tous les récits. Ils ont remplacé
la traditionnelle notion de personnage par celles de « rôle » ou « fonction ». Qu’on
les appelle dès lors « antagonistes ou agresseurs », « opposants », « faux héros », ou
« adversaires », les « méchants » sont là pour empoisonner la vie des autres, ou
tout simplement leur donner l’occasion d’acquérir ou de confirmer leurs valeurs
héroïques, tels ces chevaliers du Moyen Âge qui avaient besoin de prouesses pour
être preux, et se ruaient sur les obstacles à portée de vue pour sortir grandis de
l’aventure.
Mais comment classer les princes et princesses, dont les noms significatifs
(Prince Charmant, Princesse Merveilleuse…) constituent en général la carte
d’identité 4, autrement que par cette bipartition rudimentaire ? Est-il possible de
les distinguer suivant leur physique ou leur caractère ? Ils sont stéréotypés et les
auteurs ne s’attardent que peu sur les portraits de leurs héros. Cela peut s’expli-
quer de plusieurs façons. À la fin du XVIIe siècle, le genre nouveau du conte de fées
entre en concurrence avec la nouvelle galante, dans laquelle il est d’ailleurs souvent
inséré, et ce sont les mêmes valeurs, qui ne sont donc pas propres aux princes et
princesses, qui les parcourent. Ces deux genres voisins ont d’autres points
communs, hormis le degré de vraisemblance qui les sépare radicalement : ils culti-
vent tous deux la brièveté, ou plus exactement la concentration de l’intrigue, par
conséquent les longues descriptions en sont bannies. On pourrait objecter que les
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auteurs n’économisent pas toujours leur encre pour évoquer la magnificence des
châteaux et de la vie curiale, et certaines de leurs intrigues à tiroirs sont fécondes
en rebondissements. Tous les contes ne sont pas brefs, loin s’en faut (de même que
certains ne finissent pas toujours bien). Une autre raison pourrait être évoquée,
mais le cas ne concerne finalement que Perrault : l’esthétique classique cultive la
simplicité, la sobriété, l’économie de moyens. Mais les portraits des héros des
contes populaires sont tout aussi rapidement esquissés. Cela tient donc au genre,
quels que soient la nature des contes ou leur ancrage socio-historique. Leurs héros
sont dotés de toutes les qualités, et ces qualités elles-mêmes portées à leur plus
haut degré : les princes sont plus beaux « que le jour », les princesses plus belles
« qu’on ne saurait dire » où « qu’on eût jamais vu ». Les superlatifs abondent, et
offrent des raccourcis bien commodes. Ce mode de caractérisation est d’ailleurs
en totale conformité avec la nouvelle préciosité et les valeurs de la galanterie
auxquelles souscrivent les conteurs du début de la vogue du conte de fées 5. Une
façon de caractériser les héros des premiers contes littéraires est alors de les
comparer aux dieux et déesses de l’Antiquité, qu’ils écrasent souvent de leur supé-
riorité. Ce mythologisme généralisé est de mise à Versailles, où les décorations,
statues ou peintures ornant les murs ou les jardins exaltent les dieux et déesses. La
querelle des Anciens et des Modernes connaît à l’époque un nouvel élan, et dans
ce contexte la surenchère par rapport à la mythologie n’est ni innocente ni pure-

4. Nous avons ici mis de côté les pures allégories, telles les princesses Vraie-Gloire et Fausse-Gloire (Le Prince
Charmant de madame Leprince de Beaumont) inspirées par les héroïnes des contes de Préchac.
5. Ainsi Mailly, filleul de Louis XIV, publia des Contes galants, dédiés aux dames (1699).

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ment conventionnelle, mais elle signe ostensiblement l’appartenance de leurs


auteurs au camp des Modernes.
Dans les contes merveilleux de l’Ancien Régime, le préjugé nobiliaire joue à
plein : la noblesse de sang, qui garantit l’excellence du rang, rejaillit sur toute la
personne ; un effet de vase communicant opère le plus souvent entre les signes
extérieurs et l’intériorité des personnages, leur caractère et leur comportement. Si
les princesses sont belles, elles sont en général bonnes, intelligentes, généreuses,
c’est-à-dire globalement aimables, car le sujet dominant les intrigues est l’amour.
S’il est des exceptions, c’est qu’une mauvaise fée s’est méchamment plu à s’inter-
poser pour perturber l’ordre du monde 6. D’ailleurs, les épilogues répareront cette
anomalie. Toute variation par rapport à ce modèle sera intéressante, par exemple
celle que proposent Perrault et mademoiselle Bernard dans leurs Riquet à la
houppe respectifs, ou madame de Beaumont dans Bellote et Laideronnette. Elle
s’attache à y démontrer la supériorité des qualités de cœur et d’esprit sur les quali-
tés physiques de deux sœurs, et leur efficacité même en matière de séduction : la
plus belle a tôt fait de dégoûter son mari, et personne, à la fin du conte, ne vient
embellir la laide, qui n’en a nullement besoin puisqu’elle plaît telle quelle. Quel-
ques conteurs de l’âge classique avaient battu en brèche ce préjugé nobiliaire,
mettant l’accent sur les qualités individuelles et non sur celles du rang. Certains
héros n’apprennent que bien tard qu’ils sont nés princes, grâce à un signe de
reconnaissance. Leurs qualités physiques et morales laissaient présumer cette
découverte. L’artifice topique ruine in fine l’affirmation selon laquelle l’excellence
n’est pas l’apanage des princes et les princesses.
S’il est peu porteur d’établir un classement des princes et des princesses selon
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leurs caractéristiques physiques, psychologiques ou morales, peut-on proposer
quelques critères externes ? Les destins héroïques sont parfois déterminés par la
composition de la famille. L’enfant est-il ou non orphelin ? L’est-il des deux
parents ou d’un seul ? Son père ou sa mère se sont-ils remariés ? Le nouveau
conjoint a-t-il ou non des enfants ? Ces configurations familiales ont des retom-
bées attendues et l’absence d’un parent est toujours déterminante. C’est la mort
de la reine dans Peau d’âne qui rend sa fille vulnérable et l’expose aux désirs inces-
tueux de son père. Les rois remariés laissent souvent leur seconde épouse gouver-
ner. C’est systématique dans les contes de madame d’Aulnoy, où les rois-pères sont
souvent faibles et plient sous l’autorité de leur femme (mais les maris ordinaires
le font aussi). Les princesses, tout particulièrement, subissent le remariage du
père : leurs belles-mères sont méchantes et autoritaires et elles imposent à leurs
époux de leur abandonner le pouvoir sur la fille issue du premier lit (car il s’agit
toujours d’une fille, jamais d’un fils). Ils acceptent de renoncer à leurs droits et
devoirs de père, par simple faiblesse de caractère, parce qu’ils « n’aime[nt] pas la
dispute », comme dans L’oiseau bleu, à moins qu’ils ne négocient l’enfant par inté-
rêt 7 au moment de la demande en mariage avec une femme riche, comme dans
Gracieuse et Percinet. Dans tous les contes de fées, c’est le personnage de la marâtre,
type bien connu des contes populaires et littéraires, qui régit la famille et persécute

6. C’est le cas dans Riquet à la houppe (Perrault), ou Serpentin vert (madame d’Aulnoy), par exemple.
7. Voir A. Defrance, Les contes de fées et les nouvelles de madame d’Aulnoy (Droz, 1987), p. 158. Des chapitres
sont consacrés aux reines, rois, animaux de ses contes, et au thème du travesti dont il sera question plus
loin.

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la princesse. Toutes les raisons sont alors bonnes : la belle-mère est jalouse de la
beauté de la jeune fille, ou elle veut privilégier ses propres enfants. C’est le cas dans
Cendrillon. La famille n’est pas princière, ce qui justifie sans doute les tâches viles
que la belle-mère impose à la jeune fille. Mais le déséquilibre familial et la persé-
cution sont les mêmes dans les familles royales recomposées. Une étude réalisée
par une historienne 8 a montré que ce topos ne correspond pas à la réalité sociale
constatée dans les documents d’époque (mémoires, journaux, livres de raison) : il
s’en dégage au contraire une représentation élogieuse de la belle-mère, aimante et
dévouée à la famille recomposée.
La place d’une fille dans la fratrie s’avère également déterminante : l’aînée de
deux ou trois enfants n’est pas traitée comme la cadette. Dans le conte populaire,
c’est généralement l’enfant le plus jeune qui mobilise des trésors d’inventivité pour
sortir ses frères ou ses sœurs du mauvais pas, et sort grandi de l’aventure en faisant
le bonheur de toute la famille. Ainsi le Petit Poucet, au début « le souffre-douleur de
toute la maison », devient-il le grand sauveur. Il n’est pas fils de roi, mais la configu-
ration est identique dans Finette Cendron de madame d’Aulnoy, qui féminise ce
héros dont elle transpose les aventures dans une famille royale déchue, en les croi-
sant à celles de Cendrillon. Dans Le mouton, du même auteur, la princesse
Merveilleuse, cadette de trois sœurs, est la préférée du père qui décide de la faire tuer
après l’avoir entendue raconter qu’elle avait rêvé qu’il la lavait. Aurait-elle touché
sourdement au tabou de l’inceste, ici sévèrement réprimé 9 ? Dans Serpentin vert,
c’est l’aînée de deux sœurs jumelles que la méchante fée Magotine doue de laideur,
la cadette de beauté. Mais les caractéristiques liées à la place dans la fratrie sont
fragiles et non systématiques. Ainsi, le catalogue Delarue-Ténèze recense diverses
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variantes du même conte type, « Les fées ». Dans certaines c’est la cadette des deux
sœurs qui est la plus gentille et reçoit le don de cracher des diamants, des fleurs et
des pierres précieuses, dans d’autres c’est l’aînée, et la fratrie se compose soit de
sœurs soit de demi-sœurs. Ces variantes remettent en cause à elles seules la perti-
nence d’un classement rigoureux sur ce critère, qui s’avère simple marqueur souli-
gnant des différences qui trouvent sens dans leur contexte.

Quelques types récurrents


Si l’établissement d’une typologie rigoureuse selon les caractères personnels
et les caractéristiques familiales des personnages est impossible, on peut pourtant
relever des récurrences et constater au moins que certains défauts princiers ont
une incidence assez attendue. Les intrigues des contes sont toutes sentimentales :
l’accent est donc mis sur les souffrances de l’amour, et les auteurs semblent de

8. E. Arnoul, « Rôle et représentations de la belle-mère : les enfants du premier lit face au remariage du
père », Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, éd. A. Defrance, D. Lopez et F.-J. Ruggiu, Gunter Narr Verlag,
Tübingen, 2007, p. 364.
9. Cette configuration familiale et le choix préférentiel entre trois femmes, motifs non spécifiques aux
contes, a fait l’objet d’une étude de Freud : Le thème des trois coffrets (1913). Il y établit un lien entre Cordé-
lia, l’héroïne du Roi Lear (Shakespeare), également préférée du père mais bannie par lui, Cendrillon, Aphro-
dite et Psyché. Dans chacune de ces histoires, c’est toujours la troisième des filles, ou des femmes, qui est
choisie. Freud voit dans cette figure de troisième une représentation de la mort, et la relie à la figure mytho-
logique d’Atropos, la Parque qui coupe le fil de la destinée humaine. Pour Psyché ou Aphrodite, il s’agit en
revanche d’un choix amoureux, par renversement du même thème.

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mèche avec les agresseurs pour multiplier à plaisir tous les obstacles capables de
les provoquer. La curiosité, défaut fondamental traditionnellement considéré
comme spécifiquement féminin, fait le malheur des nombreux amants des contes
inspirés par l’histoire de Psyché écrite par Apulée et remise à la mode par La
Fontaine. L’infidélité masculine constitue une hantise majeure dans les premiers
contes féminins, et elle est toujours dénoncée au siècle suivant par Caylus (dans
Rosanie ou Nonchalante et Papillon). Certains princes des contes de Cazotte,
Crébillon ou Duclos sont des caricatures de petits maîtres. Pour épargner à leurs
filles les souffrances d’un amant volage, les reines les élèvent dans des tours
d’ivoire ou sur des îles écartées, telle l’île des Plaisirs tranquilles gardée par de
farouches amazones, dans Le prince lutin de madame d’Aulnoy. Mais cette précau-
tion s’avère toujours inutile et d’ailleurs la surprotection a ses inconvénients : les
princesses élevées à l’écart des hommes sont de parfaites oies blanches, qui s’enti-
chent du premier venu, comme Printanière ou Rosette (madame d’Aulnoy). Plus
généralement, le défaut d’orgueil est favorisé par la condition princière, et les
mises en garde contre l’influence délétère des courtisans ou des flatteurs sont
légion depuis les moralistes du Grand Siècle 10. Les auteurs empruntent à la pasto-
rale ses thèmes, le naturel et la simplicité continuent d’être exaltés au XVIIIe siècle.
Les retombées catastrophiques des mauvaises éducations princières dispensées par
des nourrices ou des mères trop indulgentes sont dénoncées. Les fées de Caylus,
dans les années 1740, sont spécialistes des rattrapages éducatifs annonciateurs du
tournant moralisateur que prendra le conte peu de temps après avec madame
Leprince de Beaumont. L’expérience et le voyage sont formateurs pour les princes,
conformément aux principes pédagogiques développés depuis Fénelon dans ses
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Aventures de Télémaque, ou à l’empirisme prôné par Locke 11 ; quant aux princes-
ses, elles restent à la maison, ou doivent la fuir pour échapper à un mariage forcé :
la condition princière n’est pas toute rose…
Les questions politiques intéressent moins les auteurs que les questions senti-
mentales. Puisque l’amour est le centre d’intérêt de toutes les intrigues, quelques
comportements amoureux typiques sont repérables, qui peuvent servir à une
typologie. Il est des princesses insensibles comme il est des princes indifférents,
réfractaires à l’idée du mariage, qui tombent amoureux en allant à la chasse,
comme si certains gibiers étaient interchangeables. Le thème des amours contra-
riées peut également servir à une typologie partielle. Les catalogues de contes
populaires recensent les fiancées substituées (conte type n° 403). Dans La biche au
bois de madame d’Aulnoy, une princesse promise au mariage est remplacée par la
fille de sa nourrice 12. Les fiancés-animaux 13 et leurs variantes féminines 14 (conte
type n° 425) sont très nombreux. L’histoire de Psyché en offre la première occur-
rence, mais les amants et maris invisibles qui passent pour des monstres n’ont pas
tous la beauté du divin Amour que la jeune Psyché, transgressant l’interdit de vue

10. Ainsi le Prince Violent dans Le prince Titi de madame Leprince de Beaumont, inspiré par le conte
éponyme de Saint-Hyacinthe.
11. Les contes de fées libertins retournent parodiquement le processus, en imaginant des fées lubriques
toutes occupées à dévoyer les héros, et les affligeant d’impuissance sexuelle pour se venger d’eux.
12. Voir aussi, du même auteur, L’oiseau bleu ou Blanche-Belle de Mailly.
13. Le prince Marcassin, Serpentin vert, Le dauphin (madame d’Aulnoy), Le roi porc (madame de Murat), La
Belle et la Bête (madame de Villeneuve, madame Leprince de Beaumont), etc.
14. La chatte blanche, Babiole (madame d’Aulnoy), Peau d’ours (mademoiselle de Lubert), etc.

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32 Les princes… – la lettre de l’enfance et de l’adolescence n° 82

édicté par son époux, découvre sous sa lampe : Serpentin vert est un répugnant
monstre marin, et Marcassin un prince cruel et sanguinaire. Ces princes et prin-
cesses peuvent être répertoriés dans la catégorie des époux enchantés. Ils sont
victimes d’une métamorphose dont ils se remettront en général 15. Il en est de
toutes natures, tous les règnes sont convoqués (animal, minéral ou végétal 16) : on
trouve même une princesse transformée en livre, chez madame de Lubert 17.
D’autres princes enchantés le sont parce qu’ils ont reçu d’une fée ou d’un enchan-
teur un don merveilleux, celui d’invisibilité ou celui de se transporter dans les airs,
comme le prince lutin (madame d’Aulnoy), celui de cracher perles, pierres
précieuses ou fleurs, comme la princesse Blanche-Belle de Mailly, héritière des Fées
de Perrault. Autres types de princesses : celles qui se travestissent en garçons, telle
l’héroïne de Marmoisan de mademoiselle Lhéritier. Dans les contes écrits par les
premiers auteurs, qui relèvent d’une esthétique galante et néo-précieuse 18, une
revendication féministe est perceptible. Leurs princesses peuvent être dotées de
qualités identiques à celles des princes – audace, générosité, courage, et ce sont à
ces filles-soldats que revient ironiquement la charge de donner une leçon de viri-
lité aux petits maîtres efféminés.

En conclusion
Les folkloristes ont beaucoup réfléchi aux typologies des contes, au classe-
ment des séquences et des héros. Une seule parmi les entrées que j’ai proposées
précédemment est empruntée au catalogue Delarue-Ténèze : celle des époux
enchantés. Cette section regroupe des sous-sections elles-mêmes subdivisées en
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contes types, qui ont pour dénominations des titres de contes de fées littéraires de
l’Ancien Régime (ou peu s’en faut) : « La belle au bois dormant (410) ou La belle
endormie », « La chatte blanche » (402), « Le prince en serpent » (433 B)
« Cendrillon » (510 A), « Peau d’âne » (510 B), « La belle aux cheveux d’or » (531).
D’autres titres de contes types indiquent des situations partielles, temporaires,
marquant les héros pas tous de sang royal : « Princesses déchues » (comme celle
de La bonne petite souris qui devient dindonnière du roi, comme Peau d’âne), et
« Héros chassés ». Elles demanderaient à être complétées, car les séquences narra-
tives qu’elles évoquent ne sont pas les seules qui soient topiques.
En revanche, d’autres éléments narratifs, qui semblent équivalents sur le plan
structurel, ne figurent plus en titres de contes types, mais sont consignés en tant
qu’éléments constitutifs rangés à l’intérieur des contes types dans le même catalo-
gue : « Princesse promise à une fée » (Persinette) ; « Princesse enfermée dans la
tour » ; « Princesse en fuite ». Ces différences d’étagement s’expliquent sans doute
par le degré de récurrence des situations, plus ou moins indispensables dans telle
configuration narrative, ou par leur capacité à englober suffisamment d’éléments.
Elles nous paraissent donc peu aptes, en définitive, à l’élaboration d’une typologie

15. Dans Aiguillette de madame de Murat : leurs amants sont transformés en charmes pour toujours. Dans
Le pigeon et la colombe (madame d’Aulnoy), les amants choisissent de vivre leur amour en conservant leur
condition animale.
16. Ainsi l’héroïne éponyme de La princesse Camion (mademoiselle de Lubert), tour à tour poupée d’émail
enfermée dans un étui à cure-dents, femme-poisson comme Mélusine, et enfin écrevisse.
17. La princesse Couleur de rose et le prince Céladon.
18. Belle-Belle ou Le chevalier Fortuné (madame d’Aulnoy), Le sauvage (Mailly).

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Merveilleux, rêves et enfance : Aux sources de la littérature de jeunesse 33

rigoureuse. Elles montrent aussi qu’une même cause ne produit pas les mêmes
effets, qu’un même élément placé dans une autre construction n’aura pas le même
sens, et qu’une couleur ne produira pas le même effet à l’œil, n’aura pas la même
valeur suivant son voisinage. La production des contes est contextuelle et histori-
cisée, les récits oraux sont vivants, la réception qui en est faite est à chaque fois
nouvelle.
Si le Meccano des contes est inépuisable, la richesse de leurs interprétations
déborde forcément les effets de texture et de structure. Quoi qu’il en soit, il est
légitime de proposer quelques éléments de réflexion permettant – on l’espère –
d’appréhender ce qui, des contes anciens, subsiste encore dans notre littérature
d’enfance et de jeunesse, et ce qui a radicalement changé. Mais ne perdons jamais
de vue que si les contes de l’Ancien Régime peuvent constituent certaines de ses
sources, ils n’étaient pas, dans leur grande majorité, destinés à un public équiva-
lent, y compris les contes de Perrault (même si celui-ci s’est plu, en son temps, à
entretenir cette mystification).
Si certaines princesses d’aujourd’hui sont moins soumises que leurs ancêtres,
et les héros moins obsédés par le mariage, gageons que les contes merveilleux
seront longtemps capables de susciter les rêves, telles les belles au bois dormant
éveillées intactes et fraîches au bout de cent ans. Il faut saluer l’initiative des
anciennes fées qui, avant d’entourer leurs châteaux de buissons d’épines, avaient
pensé à laisser émerger du bois quelque tour signalant leur présence. Faisons
confiance aux fées et magiciens modernes qui aident les livres à émerger d’autres
forêts, les enfants à se frayer un chemin dans les ronces du quotidien. Faisons
confiance aux pouvoirs des contes, pouvoirs célébrés il y a plus de quatre siècles
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par Perrault, qui prophétiquement concluait l’un des siens sur cette morale
optimiste :
« Le conte de Peau d’âne est difficile à croire,
Mais tant que dans le monde on aura des enfants,
Des mères et des mères-grands,
On en gardera la mémoire. »

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Tous les dragons de notre vie ne sont peut-être
que des princesses qui attendent de nous voir heureux ou courageux.

Rainer Maria Rilke


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