Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Anne Defrance
2010/4 n° 82 | pages 25 à 34
ISSN 2101-6046
ISBN 9782749213361
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-
adolescence-2010-4-page-25.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Qu’il est loin le temps des veillées au coin du feu auprès duquel enfants et
adultes de tous âges, hommes et femmes, se groupaient pour écouter les vieux
contes dans les chaumières paysannes ! Il nous semble tout aussi loin celui où les
gens de bonne compagnie, comme ils se désignaient eux-mêmes, occupaient leurs
loisirs à des jeux de société parmi lesquels les contes de fées trouvaient bonne
place, à la cour ou dans les salons sous le règne de Louis XIV et de ses successeurs.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
1. Giovanni Francesco Straparola est l’auteur d’un recueil de contes, Le piacevoli notti (Les facétieuses nuits),
publié en deux volumes en 1550-1555. Le Napolitain Giambattista Basile a vécu également au XVIe siècle et
a écrit Lo cunto de li cunti overo Lo trattenemiento de peccerille (Le conte des contes ou Le divertissement des
petits enfants), publié après sa mort, en 1634-1636. Les traductions de ces contes inspirés par la tradition
orale circulaient à l’époque de Perrault.
2. En ont été écartés les contes jugés trop libres ou trop satiriques. Les éditions Champion ont entrepris la
réédition – ou l’édition savante – des contes merveilleux des deux siècles, longtemps inaccessibles, les
présentant accompagnés d’un apparat critique, dans une collection intitulée « La Bibliothèque des génies et
des fées », beaucoup plus complète.
querelle des Anciens et des Modernes (Perrault étant le chef de file de ces derniers),
ou celui, enfin, d’atelier d’écriture expérimentale, ouvroir de littérature romanes-
que. De leur côté, les folkloristes se sont livrés, dès la fin du XIXe siècle, à des collec-
tes de contes oraux, s’attelant aux repérages des liens de parenté entre les thèmes,
motifs, ou configurations de structures, dressant des catalogues, tel celui d’Aarne-
Thompson 3 ou, mieux connu en France, l’ouvrage de Paul Delarue et Marie-
Louise Ténèze, Le conte populaire français, catalogue raisonné des versions de France
et des pays de langue française (1976-1985). Dans ce dernier sont recensés, titrés et
numérotés les différents contes types, avec pour chacun un exemple narré (soit un
résumé, soit une version collectée), suivi de l’analyse de leur structure (par
séquences variables formant des sous-types) et de la liste des principales versions
connues. Les premières versions répertoriées de contes types sont parfois les
contes littéraires publiés à partir des années 1690 par Perrault, madame d’Aulnoy
et leurs contemporains.
De nombreux échanges ou influences réciproques se sont exercés entre contes
populaires et contes littéraires, la littérature orale ayant recyclé des contes écrits et
réimprimés dans les feuillets de la bibliothèque Bleue de Troyes, que diffusaient les
colporteurs dès le XVIIIe siècle.
Définitions
L’étymologie du nom prince est princeps, adjectif latin qui a d’abord signifié
« premier » puis « souverain ». Dans le dictionnaire Larousse, on lit qu’un prince
est une « personne qui possède une souveraineté ou qui appartient à une famille
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
3. Motif-Index of Folk Literature. A Classification of Narrative Elements in Folktales, Ballads, Myths, Fables,
Mediaeval Romances, Exempla… (1er éd. en 1928). La classification d’Aarne date de 1910, complétée par
Thompson en 1924.
4. Nous avons ici mis de côté les pures allégories, telles les princesses Vraie-Gloire et Fausse-Gloire (Le Prince
Charmant de madame Leprince de Beaumont) inspirées par les héroïnes des contes de Préchac.
5. Ainsi Mailly, filleul de Louis XIV, publia des Contes galants, dédiés aux dames (1699).
6. C’est le cas dans Riquet à la houppe (Perrault), ou Serpentin vert (madame d’Aulnoy), par exemple.
7. Voir A. Defrance, Les contes de fées et les nouvelles de madame d’Aulnoy (Droz, 1987), p. 158. Des chapitres
sont consacrés aux reines, rois, animaux de ses contes, et au thème du travesti dont il sera question plus
loin.
la princesse. Toutes les raisons sont alors bonnes : la belle-mère est jalouse de la
beauté de la jeune fille, ou elle veut privilégier ses propres enfants. C’est le cas dans
Cendrillon. La famille n’est pas princière, ce qui justifie sans doute les tâches viles
que la belle-mère impose à la jeune fille. Mais le déséquilibre familial et la persé-
cution sont les mêmes dans les familles royales recomposées. Une étude réalisée
par une historienne 8 a montré que ce topos ne correspond pas à la réalité sociale
constatée dans les documents d’époque (mémoires, journaux, livres de raison) : il
s’en dégage au contraire une représentation élogieuse de la belle-mère, aimante et
dévouée à la famille recomposée.
La place d’une fille dans la fratrie s’avère également déterminante : l’aînée de
deux ou trois enfants n’est pas traitée comme la cadette. Dans le conte populaire,
c’est généralement l’enfant le plus jeune qui mobilise des trésors d’inventivité pour
sortir ses frères ou ses sœurs du mauvais pas, et sort grandi de l’aventure en faisant
le bonheur de toute la famille. Ainsi le Petit Poucet, au début « le souffre-douleur de
toute la maison », devient-il le grand sauveur. Il n’est pas fils de roi, mais la configu-
ration est identique dans Finette Cendron de madame d’Aulnoy, qui féminise ce
héros dont elle transpose les aventures dans une famille royale déchue, en les croi-
sant à celles de Cendrillon. Dans Le mouton, du même auteur, la princesse
Merveilleuse, cadette de trois sœurs, est la préférée du père qui décide de la faire tuer
après l’avoir entendue raconter qu’elle avait rêvé qu’il la lavait. Aurait-elle touché
sourdement au tabou de l’inceste, ici sévèrement réprimé 9 ? Dans Serpentin vert,
c’est l’aînée de deux sœurs jumelles que la méchante fée Magotine doue de laideur,
la cadette de beauté. Mais les caractéristiques liées à la place dans la fratrie sont
fragiles et non systématiques. Ainsi, le catalogue Delarue-Ténèze recense diverses
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
8. E. Arnoul, « Rôle et représentations de la belle-mère : les enfants du premier lit face au remariage du
père », Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, éd. A. Defrance, D. Lopez et F.-J. Ruggiu, Gunter Narr Verlag,
Tübingen, 2007, p. 364.
9. Cette configuration familiale et le choix préférentiel entre trois femmes, motifs non spécifiques aux
contes, a fait l’objet d’une étude de Freud : Le thème des trois coffrets (1913). Il y établit un lien entre Cordé-
lia, l’héroïne du Roi Lear (Shakespeare), également préférée du père mais bannie par lui, Cendrillon, Aphro-
dite et Psyché. Dans chacune de ces histoires, c’est toujours la troisième des filles, ou des femmes, qui est
choisie. Freud voit dans cette figure de troisième une représentation de la mort, et la relie à la figure mytho-
logique d’Atropos, la Parque qui coupe le fil de la destinée humaine. Pour Psyché ou Aphrodite, il s’agit en
revanche d’un choix amoureux, par renversement du même thème.
mèche avec les agresseurs pour multiplier à plaisir tous les obstacles capables de
les provoquer. La curiosité, défaut fondamental traditionnellement considéré
comme spécifiquement féminin, fait le malheur des nombreux amants des contes
inspirés par l’histoire de Psyché écrite par Apulée et remise à la mode par La
Fontaine. L’infidélité masculine constitue une hantise majeure dans les premiers
contes féminins, et elle est toujours dénoncée au siècle suivant par Caylus (dans
Rosanie ou Nonchalante et Papillon). Certains princes des contes de Cazotte,
Crébillon ou Duclos sont des caricatures de petits maîtres. Pour épargner à leurs
filles les souffrances d’un amant volage, les reines les élèvent dans des tours
d’ivoire ou sur des îles écartées, telle l’île des Plaisirs tranquilles gardée par de
farouches amazones, dans Le prince lutin de madame d’Aulnoy. Mais cette précau-
tion s’avère toujours inutile et d’ailleurs la surprotection a ses inconvénients : les
princesses élevées à l’écart des hommes sont de parfaites oies blanches, qui s’enti-
chent du premier venu, comme Printanière ou Rosette (madame d’Aulnoy). Plus
généralement, le défaut d’orgueil est favorisé par la condition princière, et les
mises en garde contre l’influence délétère des courtisans ou des flatteurs sont
légion depuis les moralistes du Grand Siècle 10. Les auteurs empruntent à la pasto-
rale ses thèmes, le naturel et la simplicité continuent d’être exaltés au XVIIIe siècle.
Les retombées catastrophiques des mauvaises éducations princières dispensées par
des nourrices ou des mères trop indulgentes sont dénoncées. Les fées de Caylus,
dans les années 1740, sont spécialistes des rattrapages éducatifs annonciateurs du
tournant moralisateur que prendra le conte peu de temps après avec madame
Leprince de Beaumont. L’expérience et le voyage sont formateurs pour les princes,
conformément aux principes pédagogiques développés depuis Fénelon dans ses
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
10. Ainsi le Prince Violent dans Le prince Titi de madame Leprince de Beaumont, inspiré par le conte
éponyme de Saint-Hyacinthe.
11. Les contes de fées libertins retournent parodiquement le processus, en imaginant des fées lubriques
toutes occupées à dévoyer les héros, et les affligeant d’impuissance sexuelle pour se venger d’eux.
12. Voir aussi, du même auteur, L’oiseau bleu ou Blanche-Belle de Mailly.
13. Le prince Marcassin, Serpentin vert, Le dauphin (madame d’Aulnoy), Le roi porc (madame de Murat), La
Belle et la Bête (madame de Villeneuve, madame Leprince de Beaumont), etc.
14. La chatte blanche, Babiole (madame d’Aulnoy), Peau d’ours (mademoiselle de Lubert), etc.
édicté par son époux, découvre sous sa lampe : Serpentin vert est un répugnant
monstre marin, et Marcassin un prince cruel et sanguinaire. Ces princes et prin-
cesses peuvent être répertoriés dans la catégorie des époux enchantés. Ils sont
victimes d’une métamorphose dont ils se remettront en général 15. Il en est de
toutes natures, tous les règnes sont convoqués (animal, minéral ou végétal 16) : on
trouve même une princesse transformée en livre, chez madame de Lubert 17.
D’autres princes enchantés le sont parce qu’ils ont reçu d’une fée ou d’un enchan-
teur un don merveilleux, celui d’invisibilité ou celui de se transporter dans les airs,
comme le prince lutin (madame d’Aulnoy), celui de cracher perles, pierres
précieuses ou fleurs, comme la princesse Blanche-Belle de Mailly, héritière des Fées
de Perrault. Autres types de princesses : celles qui se travestissent en garçons, telle
l’héroïne de Marmoisan de mademoiselle Lhéritier. Dans les contes écrits par les
premiers auteurs, qui relèvent d’une esthétique galante et néo-précieuse 18, une
revendication féministe est perceptible. Leurs princesses peuvent être dotées de
qualités identiques à celles des princes – audace, générosité, courage, et ce sont à
ces filles-soldats que revient ironiquement la charge de donner une leçon de viri-
lité aux petits maîtres efféminés.
En conclusion
Les folkloristes ont beaucoup réfléchi aux typologies des contes, au classe-
ment des séquences et des héros. Une seule parmi les entrées que j’ai proposées
précédemment est empruntée au catalogue Delarue-Ténèze : celle des époux
enchantés. Cette section regroupe des sous-sections elles-mêmes subdivisées en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES
15. Dans Aiguillette de madame de Murat : leurs amants sont transformés en charmes pour toujours. Dans
Le pigeon et la colombe (madame d’Aulnoy), les amants choisissent de vivre leur amour en conservant leur
condition animale.
16. Ainsi l’héroïne éponyme de La princesse Camion (mademoiselle de Lubert), tour à tour poupée d’émail
enfermée dans un étui à cure-dents, femme-poisson comme Mélusine, et enfin écrevisse.
17. La princesse Couleur de rose et le prince Céladon.
18. Belle-Belle ou Le chevalier Fortuné (madame d’Aulnoy), Le sauvage (Mailly).
rigoureuse. Elles montrent aussi qu’une même cause ne produit pas les mêmes
effets, qu’un même élément placé dans une autre construction n’aura pas le même
sens, et qu’une couleur ne produira pas le même effet à l’œil, n’aura pas la même
valeur suivant son voisinage. La production des contes est contextuelle et histori-
cisée, les récits oraux sont vivants, la réception qui en est faite est à chaque fois
nouvelle.
Si le Meccano des contes est inépuisable, la richesse de leurs interprétations
déborde forcément les effets de texture et de structure. Quoi qu’il en soit, il est
légitime de proposer quelques éléments de réflexion permettant – on l’espère –
d’appréhender ce qui, des contes anciens, subsiste encore dans notre littérature
d’enfance et de jeunesse, et ce qui a radicalement changé. Mais ne perdons jamais
de vue que si les contes de l’Ancien Régime peuvent constituent certaines de ses
sources, ils n’étaient pas, dans leur grande majorité, destinés à un public équiva-
lent, y compris les contes de Perrault (même si celui-ci s’est plu, en son temps, à
entretenir cette mystification).
Si certaines princesses d’aujourd’hui sont moins soumises que leurs ancêtres,
et les héros moins obsédés par le mariage, gageons que les contes merveilleux
seront longtemps capables de susciter les rêves, telles les belles au bois dormant
éveillées intactes et fraîches au bout de cent ans. Il faut saluer l’initiative des
anciennes fées qui, avant d’entourer leurs châteaux de buissons d’épines, avaient
pensé à laisser émerger du bois quelque tour signalant leur présence. Faisons
confiance aux fées et magiciens modernes qui aident les livres à émerger d’autres
forêts, les enfants à se frayer un chemin dans les ronces du quotidien. Faisons
confiance aux pouvoirs des contes, pouvoirs célébrés il y a plus de quatre siècles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 45.160.90.16 - 18/05/2020 21:45 - © ERES