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« JE VIS ICI, MAIS JE NE COMPTE PLUS LES ANNÉES »

Femmes trans latino-américaines, cinquante ans d’émigration vers l’Europe

Olga L. González

ERES | « Chimères »

2020/1 N° 96 | pages 151 à 162


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749267227
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2020-1-page-151.htm
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OLGA L. GONZÁLEZ

« Je vis ici, mais je ne compte


plus les années »
Femmes trans latino-américaines,
cinquante ans d’émigration vers l’Europe
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D evenir étranger à son identité sexuée ? Être « né dans le mauvais
corps  »  ? Se sentir femme prisonnier dans un corps d’homme,
et/ou inversement  ? On connaît, de nos jours, ce genre de récits  : ils
ont une très large médiatisation, depuis les sites de jeunes youtubers qui
mettent en scène leurs modifications physiques jusqu’aux séries à suc-
cès. Si ces récits sont aussi répandus, c’est parce qu’ils correspondent
bien à l’air du temps. Ils sont essentialistes : ils supposent qu’il existe
une « essence » ou une « nature » féminine ou masculine, que celle-ci
réside dans la biologie (un cerveau mâle vs un cerveau femelle) ou dans
la psychologie (un ressenti intime). Face au récit des personnes « nées
dans le mauvais corps », nous suspendons notre jugement et laissons la
place à notre émerveillement. Les frontières de sexe, par exemple les

Olga L. Gonzalez est sociologue franco-colombienne, chercheure associée à l’Urmis, a


travaillé sur les migrations et la violence homicide en Amérique latine. Ses recherches
actuelles portent sur les normes de genre auprès des minorités sexuelles, spécialement
chez le sujet transgenre. Par ailleurs, elle coordonne le Réseau International Interdisci-
plinaire de Chercheurs et Professionnels travaillant avec les latino-américains et le vih.
La plupart de ses publications sont accessibles sur sa page web : http://olgagonzalez.
wordpress.com/ Contact : olgalu@free.fr

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frontières établies par la « binarité des sexes » semblent être en cause.


Tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur le sexe nous semble
désormais possible d’être demandé. De nombreuses variations semblent
soudain à portée de notre imagination. Notre stupeur n’a de pareille que
notre curiosité.
Face à cet émerveillement qui laisse en suspens la faculté de penser,
face à la prégnance du récit essentialiste du « mauvais corps », face aux
essentialismes biologiques ou psychologiques, il existe une autre ma-
nière de considérer les choses : une pensée qui donne toute sa place à la
construction sociale des rôles de genre. Une approche anthropologique,
sociologique, et qui met en contexte historique les phénomènes. C’ est
cet angle d’entrée qui sera développé dans cet article, et ce sera l’exa-
men des trajectoires de vie et des projets migratoires des femmes trans
d’Amérique latine, qui nous permettra d’illustrer nos propos.
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Le texte se divise en trois sections, mais le lecteur pourra passer direc-
tement à la section qui l’intéresse le plus, car elles peuvent se lire de
manière indépendante les unes des autres. La première section « Préa-
lable » est un débroussaillage des termes, car s’il y a un terrain changeant,
c’est celui des termes relatifs aux personnes transgenres.
La deuxième section commente la centralité du travail du sexe chez les
femmes trans, aussi bien dans leurs pays d’origine que dans leurs pays
d’émigration. Cette centralité du travail du sexe ou de la prostitution
(selon les mots de plusieurs de nos interviewé.e.s) doit être problémati-
sée, il faut aller au-delà du simple constat.
La troisième section aborde la manière dont la migration (le passage du
monde rural au monde urbain, de la petite ville à grande ville, de celle-ci
à la capitale, de la capitale à l’étranger) forge, petit à petit, un milieu où
l’on trouve les codes pour se nommer, s’habiller, se transformer, et deve-
nir un étranger moins (ou plus ?) étranger à soi. Dans cette section, le
lecteur découvrira le récit de vie de Fernanda de Albuquerque, inconnue
en France mais très connue en Italie et au Brésil, et dont nous avons
réalisé la traduction de nombreux passages de son livre Princesa1.
1. F. Farìas de Albuquerque, M. Jannelli, Princesa. Fernanda Farías de Albuquerque,
Roma, Editrice Sensibili alle Foglie, 1994 (dernière édition, 2009).

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« Je vis ici, mais je ne compte plus les années ».

Préalable (à propos des termes)


L’histoire des femmes transgenres latino-américaines en Europe est
déjà une vieille histoire. Elles sont arrivées en Europe dès la fin des
années 1960. À l’époque, il aurait été anachronique de parler d’elles en
termes de «  femme trans  »  : on parlait plutôt de «  transsexuels  » ou
de «  travestis  ». La modification des termes est significative. C’est un
champ (au sens de Bourdieu) qui est traversé par les tensions, disputes,
alliances et intérêts divergents, dans une configuration changeante où
psychiatres, médecins, militants et personnes directement concernées
vont adopter certains termes ou les critiquer. Par ailleurs, les termes
voyagent et sont traduits selon différents codes. Ainsi du terme « trans-
sexuel », aujourd’hui décrié dans les milieux militants car il supposait un
passage par le bistouri, comme si la transformation de certains organes,
et notamment la création d’un vagin2 à partir de la muqueuse du pénis,
impliquait une forme de hiérarchie dans le genre social (on serait da-
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vantage une « femme », sans phallus). Ce même terme, cependant, est
encore utilisé par des personnes non militantes ou non familiarisées avec
les enjeux politiques et médicaux de la question transgenre.
Depuis une dizaine d’années, le terme « femme trans » s’est imposé pour
parler des hommes qui vivent socialement comme des femmes. Est éva-
cuée, dans le terme, la question de l’opération chirurgicale (celle-ci ne
définit plus l’identité trans). Aujourd’hui, parler d’une « femme trans »
revient à mettre en évidence la tension qui existe entre le sexe à la nais-
sance (ici, masculin) et un vécu social (le genre, ici féminin)3. C’est, éga-
lement, souligner la transition, le déplacement d’une catégorie vers une
autre. Sinon, pourquoi ne parlerait-on pas simplement de « femmes » ?
En fait, concernant cette dernière possibilité, il existe deux objections :
d’un côté, une forte critique provenant d’une partie du féminisme et
d’autres auteur.es à sa suite, ont été méfiantes par rapport à la mainmise

2. Il y a une polémique, dans les milieux trans les plus politisés, par rapport à l’usage de
ce mot, « vagin » : considéré comme sexiste par certains, il lui est préféré le terme « trou
de devant ». Voir « We’re Not Renaming the Vagina », Healthline, 21/08/2018.
3. Dans des milieux plus politisés, on évite de parler de «  femme  trans(genre)  » ou
« homme trans(genre) ». On parle de « trans(genre) » pour rompre avec l’idée de binari-
té. Cependant cette formule est encore d’usage restreint.

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que représenterait, pour le mouvement féministe la montée en force


des revendications des femmes trans. Pour ces auteur.es, la catégorie
« femmes » doit être réservée aux personnes ayant fait, depuis l’enfance,
l’ expérience de vie particulière (de discriminations, violences, infériori-
sation), et non pas à des hommes qui à un moment donné de leur vie
changent de genre tout en exhibant souvent une féminité stéréotypée.
Ce genre de positions a donné lieu à des polémiques qui ont été très
vives dans le passé. Cependant, aujourd’hui, le mouvement féministe
a intégré les revendications des personnes transgenres (changement de
sexe civil, etc.) tout en gardant les revendications féministes (égalité de
traitement, droit à l’avortement, halte aux violences, etc.). Des articu-
lations sont devenues possibles et un secteur des militants transgenres
revendique des alliances avec le féminisme.
D’autre part, le choix de garder le préfixe « trans » provient également
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des personnes concernées, surtout les plus politisées  : il repose sur la
volonté de souligner la transition, c’est-à-dire le désaccord entre le sexe
et le genre, et de mettre en avant un parcours atypique, dans ce sens qu’il
est semé d’obstacles et de discriminations. Pour cette raison, l’emploi du
mot «  femmes  » pour des personnes qui ont une apparence physique
extérieure féminine mais qui sont nées hommes est considéré comme
une invisibilisation de ce parcours.
Une dernière raison de la force de ce terme réside, enfin, dans la diffi-
culté d’échapper à la binarité. Pourquoi ne parlerait-on pas uniquement
de personnes « trans » ou « transgenres » ? On observe que les termes
retenus, « hommes trans » ou « femmes trans », conservent la binarité.
Entrée en matière : la centralité du « travail du sexe »
Les « femmes trans » en situation de migration ont donné lieu à plu-
sieurs travaux. Pour la France, ont été examinées les représentations
médiatiques ; l’insertion dans le travail du sexe et la violence ; les lois
relatives à la prostitution et ses conséquences ; les émotions  ; les tra-
jectoires sociales et dans le genre. Cependant, pour rendre compte de
ces vies en exil, il est nécessaire d’interroger l’ espace européen et plus
largement l’espace migratoire. En effet, la France n’ est qu’un des pays de
destination de ces personnes, qui émigrent également vers d’autres pays

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« Je vis ici, mais je ne compte plus les années ».

européens et en Amérique du Nord. Dès lors qu’on dépasse la sphère


nationale, et qu’on se penche sur les travaux universitaires, témoignages
et récits disponibles, on constate qu’il existe, depuis longtemps, une
forte concentration dans certains secteurs d’activité, à savoir le « travail
du sexe » et les métiers liés à l’ entretien de la beauté féminine. Cette
concentration dans certains secteurs a été observée également dans les
pays d’origine, ce qui devrait nous interpeler.
Plusieurs recherches ont montré que, dans les milieux populaires
d’Amérique latine, les sanctions relatives à la masculinité déviante sont
très fortes. Ainsi l’homosexualité y est fortement sanctionnée : elle est
considérée comme une forme de sexualité illicite, qui remet en cause
la masculinité, virile et hétérosexuelle. Dès le plus jeune âge, le refus
de certains garçons de respecter les codes de la masculinité (refus du
machisme, attitude féminine, attirance pour les hommes…) est stig-
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matisé et sanctionné par la famille. Certaines de ces personnes font le
choix de devenir trans, c’est-à-dire d’adopter de manière permanente
une identité sociale dans le genre opposé, afin d’échapper à la stigma-
tisation et de jouer un rôle acceptable par la société (paradoxalement,
les trans sont acceptés plus facilement que les homosexuels). D’autres
personnes peuvent choisir des identités de genre différentes, et notam-
ment des formes alternatives de sexualité  : ainsi, certaines personnes
peuvent devenir des hommes exclusivement homosexuels et vivant ou-
vertement leur orientation sexuelle, tandis que d’autres hommes auront
un vécu social hétérosexuel, avec des formes ponctuelles d’homosexua-
lité. En général, on appelle «  gays  » ou «  hommes homosexuels  » les
premiers, tandis que les seconds sont englobés dans la catégorie « hsh »,
« Hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes ». Il est très
difficile, cependant, d’ être ouvertement un homme homosexuel dans
les milieux populaires, à moins d’occuper certaines fonctions stigma-
tisantes, comme la prostitution ou les métiers de beauté. En raison de
ce stigmate, la virilité est surinvestie par les hommes homosexuels, un
peu à l’image de ce qui a été décrit dans certains milieux populaires en
province en France.
Dans les témoignages que j’ai recueillis au cours de mes enquêtes entre
2017 et 2019 (à Paris, Madrid, Miami, Toronto, Bogotá) avec des

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femmes trans, le travail du sexe a, en effet, une dimension centrale. La


plupart des personnes avaient exercé cette activité durant la plus grande
partie de leur émigration, et d’ailleurs une des raisons de leur forte mo-
bilité est à mettre en rapport avec les fluctuations saisonnières de cette
activité. « Quand il fait froid en hiver [à Paris] et qu’on peut partir en
Italie, alors on voyage » (E, Paris, 2018). Quand elles sont interrogées
sur les raisons de leur émigration, ce sont les motivations économiques,
la volonté de découvrir d’autres pays, la recherche d’un travail mieux
rémunéré qui arrivent en premier.
La plupart des personnes interviewées sont venues pour s’insérer dans
le travail du sexe, en connaissance de cause. Dans ce sens, elles n’ont
pas été « trafiquées », comme l’ entendent certains plaidoyers abolition-
nistes, même si elles ont pu être exploitées, y compris par ceux qui les
ont aidées à venir. Dans un pays comme la France, l’insertion dans le
travail du sexe semble plus déterminante que dans d’autres pays, comme
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l’Espagne. Nous ne connaissons pas d’étude portant sur l’insertion dans
le monde du travail pour les femmes trans latino-américaines. Néan-
moins, la visite de leurs lieux associatifs et les entretiens réalisés à Paris
et à Madrid montrent que l’insertion dans d’autres filières (comme la
coiffure ou d’autres services à la personne) semble plus facile en Espagne.
La raison est probablement liée à la langue, mais aussi à la présence
d’une grande communauté migrante latino-américaine. Ainsi, la proxi-
mité linguistique et culturelle favorise des filières d’insertion, même si
la précarité y est très grande.
Cette centralité de l’activité du travail du sexe a pu être analysée, chez
les femmes migrantes issues de très nombreux pays, comme une forme
pour elles de gagner en autonomie, aussi bien économique que sexuelle
et sociale. Selon certaines analyses, les femmes gagnent des marges de
manœuvre par rapport à des sociétés patriarcales, qui censurent forte-
ment la sexualité libre des femmes. D’autres analyses pointent le fait
que le traitement infligé aux prostitué.es immigré.es s’inscrit dans la
continuité des politiques coloniales.
La raison de la centralité du travail du sexe nous semble ici liée à la
position sociale et sexuelle occupée par ces personnes dès leur pays d’ori-
gine. Je ne parle pas uniquement des discriminations subies et qui les

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« Je vis ici, mais je ne compte plus les années ».

relégueraient dans des positions stigmatisées. Je parle aussi et surtout


de leur construction identitaire, laquelle est étroitement en rapport avec
les normes de genre dans leur milieu d’origine. Pour ces hommes qui
vivent socialement comme des femmes, leur identité féminine affirme et
souligne leur capacité à séduire des hommes virils. C’est dit par Norma
Mejía, femme trans colombienne ayant émigré en Europe, ayant exercé
le travail du sexe et auteur d’une thèse en anthropologie  : selon elle,
pour sa génération, la transsexualité est indissociable de la prostitution
qui donne la satisfaction d’être vraiment acceptée en tant que femme4.
La migration et la construction de genre
La migration est une constante dans la vie des « femmes trans » et elle
ne commence pas en Europe ou en Amérique du Nord. Elles ont émigré
bien longtemps avant, et cette migration a pour elles une signification
précise : échapper au village et à la famille, accéder à la grande ville, au
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milieu des « femmes trans », consolider le processus de transformation
physique. Dès lors que l’ on prend au sérieux les travaux d’A. Sayad sur
la migration5, et que l’ on comprend que le migrant ne naît pas dans
sa société d’accueil, mais qu’il a déjà un vécu (social, intellectuel, poli-
tique…), on arrêtera de voir les études sur les migrations comme l’ob-
jet d’un champ spécialisé. On comprendra alors que pour étudier les
immigrants dans leur pays d’accueil, il est nécessaire de connaître les
conditions sociales, économiques et politiques de leur société d’origine
ainsi que leur vécu avant leur émigration.
Les travaux qui essayent de lier l’avant de la migration (vers les pays du
« Nord ») et l’après de cette migration sont encore peu nombreux. Ils
restent enfermés dans une forme de « nationalisme méthodologique »
ou de vision européo-centrée qui empêche de voir les continuités ou
les ruptures. Probablement, les meilleurs travaux dont nous disposons
à ce jour sont ceux qui retracent les histoires de vie. Un de ces travaux,
Princesa, paru en Italie, est aujourd’hui considéré comme une œuvre de
premier plan dans le champ des études sur les migrations.

4. N. Mejía, Transgenerismos: una experiencia transexual desde la perspectiva antropológica,


Edicions Bellaterra, 2006.
5. A. Sayad, « Qu’est-ce qu’un immigré ? », Peuples méditerranéens, n° 7, 1979.

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L’histoire de Princesa : « Trafiquer pour un avenir féminin »


Écrit dans une prison de Rome à quatre mains, ce livre est le résultat
de la collaboration entre une femme trans6 brésilienne, en prison pour
tentative d’homicide, Fernanda Farías de Albuquerque, et un militant
des Brigades Rouges, Maurizio Janelli. Le parcours du petit Fernando
débute dans le Nordeste brésilien, une région rurale pauvre où l’enfant
vit entouré d’animaux, avec sa mère. De par son apparence fragile, en-
fant, il est considéré comme « efféminé ». Prophétie auto-réalisatrice ?
Il est violé à l’âge de 8 ans par un jeune homme de 15 ans. Désormais
son identité sociale de « veado » (terme qui désigne en portugais l’ho-
mosexuel passif ), d’« homme-femme » sera confirmée. Avoir subi une
pénétration de la part d’un homme viril implique que l’on n’est pas un
garçon. Plusieurs autres profiteront de celui qui « fait la femme », et ce
depuis sa prime jeunesse.
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Le petit Fernando va pouvoir confirmer cette assignation sociale au gré
de ses migrations  : en ville, il est plus facile d’endosser les habits de
femme, il est possible de sortir la nuit en portant un peu de maquillage...
On y rencontre d’autres personnes qui nous ressemblent. À Recife, la
grande ville, Fernando rencontre le mot « transsexuel » pour la première
fois. C’est aussi la première fois qu’on lui demande s’il est « travesti » (et
ce mot sous-entend : « qui fait de la prostitution pour les hommes »).
Chaque étape dans la migration fixe davantage un rôle social et sexuel :
Fernando trouve difficilement à gagner sa vie – mais il sait que les
hommes sont prêts à le « payer pour [son] cul ». Il fréquente les clubs,
des trans qui ont de l’argent, des trans qui reviennent de Paris, des trans
qui le conseillent pour avoir des seins et agrandir ses fesses (via les hor-
mones et la silicone). Fernandinha est née. Comme les autres trans du
milieu, elle rêvera de se rendre en Europe, où vit Tuca Rubirosa, la plus
célèbre des trans brésiliennes, qui « ressemble à Sonia Braga » (actrice
très connue au Brésil), avec ses seins et ses fesses sculptés, ses hanches
bien dessinées, et qui a été opérée. En 1980, Fernandinha part à Rio
pour échapper aux Noirs qui, selon elle, peuvent être violents. Et sur-
tout, elle veut suivre les pas de Iara, « la plus belle trans du Brésil », celle

6. Dans le livre, paru en 1994, Fernanda est présentée comme un transsexuel. Le mot
« transgenre » n’était pas d’usage alors.

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« Je vis ici, mais je ne compte plus les années ».

qui est convoitée par tous les clubs de samba, celle qui possèdait trois
appartements à Rio et avait vécu à Paris. Fernandinha prend des hor-
mones, suit les conseils des autres trans, ces artistes « tout en plastique et
silicone ». C’est à Rio qu’une amie lui injecte de la silicone au niveau des
hanches. Elle fréquente la nuit, les rues et ses clubs, et prend conseil de
celles qui ont été expulsées d’Europe : en Italie, en France, en Espagne
on y gagne bien sa vie, les hommes sont généreux et la police ne nous
tue pas, alors qu’à Rio « on nous tuait comme si on était des poulets ».
Ce n’ est pas mieux à São Paulo, avec le gouvernement de Jânio Quadros :
« Tuez les transsexuels la nuit, nettoyez São Paulo » est écrit sur les murs.
Départ pour l’Europe. « Dans le vol vers Lisbonne je rêvais de roses et
de fleurs. Le calcul était simple : six mois de prostitution en Espagne,
ou deux en Italie, et je serais installée  ». Rapidement, déplacement à
Madrid, direction calle Atocha. Apprentissage de trois mots d’espagnol,
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ainsi que des tarifs : « Mille pesetas la bouche, deux mille le cul ». Com-
mence la routine. « Je ne savais rien de Madrid, rien ne m’intéressait, je
ne voyais rien. Un trottoir, un hôtel, trois phrases en langue inconnue
suffisaient ». Tous savent qu’il y a une nouvelle, les clients veulent l’es-
sayer. La première nuit, trente-deux clients : « Sans blague, j’ai eu mal au
cul ». Car « sur dix clients, vous pouvez en trouver deux ou trois qui ont
un pénis qui sort de l’ordinaire. Survient la rupture de la veine de l’anus :
il faut trois ou quatre jours de repos et beaucoup d’argent est parti en
fumée ». Pour éviter cela, il y a les pommades : Xilocaïne et Furacin pour
désinfecter. L’époque n’était pas aux préservatifs. Le départ pour Milan
s’impose après que la Police expulse les prostitué.e.s de leur lieu d’instal-
lation, qui côtoie le Palais Royal. À Milan, nouvelles surprises, les clients
tâtent son organe : « Je n’ai jamais compris si les Milanais achetaient une
femme avec un pénis ou un homme avec des seins ». Et ainsi, passent
les jours. La vie, c’est l’ espoir de cumuler une somme qui permette de
rentrer, c’est continuer à façonner son corps, rêver de la chirurgie pour
implanter des seins, modeler son corps avec de la silicone, du maquillage
et des habits. C’est aussi, chez Princesa et pour nombre d’entre elles, la
case prison.
« Sans nichons il n’y a pas d’avenir »
L’histoire de Fernandinha ressemble à celles de nombreuses femmes

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OLGA L. GONZÁLEZ

trans que j’ai rencontrées en Amérique latine et en Europe durant ces


dernières années. Plusieurs d’entre elles fuyaient la violence de leur mi-
lieu, mais chez elles le mot « exil » ou « refuge » ne fait pas partie de leur
vocabulaire. De fait, la migration a toujours fait partie de leur vie ; elle
est constitutive de leur identité de genre.
Après ces années passées à l’étranger, leurs destins varient en fonction
de plusieurs variables : leur capital social, leur capital beauté, leur capi-
tal économique. Certaines rentreront au pays après avoir fait quelques
économies (c’est probablement la minorité, comme l’affirme N., femme
trans rencontrée à Bogotá en 2018 et qui aujourd’hui est conseillère en
matière de droits lgbt pour la Mairie : « Avec ce que j’ai gagné au Bois,
à Paris, j’ai payé mes études de droit ici. C’est ce que je leur dis toujours
[aux trans], qu’il faut songer au futur. Mais personne ne m’écoute, elles
dépensent tout. Je suis l’exception »). Une partie d’entre elles rentre au
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pays sans avoir réussi à cumuler un capital. Enfin, un groupe important
restera à l’étranger. Comme l’ explique T., rencontrée en 2017 et qui vit
depuis une vingtaine d’années en Europe  : «  Au départ j’étais venue
pour 2, 3 ans. Mais j’ai dû quitter l’Italie parce que j’avais un problème
avec une autre trans, j’ai dû recommencer ici [à Paris]. Et puis, il fallait
se procurer les papiers. Ça a été possible, et une fois que tu les as, et
tout ce qui va avec, c’est plus difficile de partir. Maintenant, j’ai arrêté de
compter les années ».
L’ expérience de la migration, c’est aussi poursuivre une transformation
corporelle, qui permet de mesurer l’écart avec celles qui n’ont pas quitté
le village ou le pays. Ainsi avec Y., rentrée au village en Équateur avec
des seins bien meilleurs que ceux qu’elle avait fait faire au pays. Comme
disent certaines, en reprenant la formule d’un célèbre feuilleton télévisé
diffusé sur toutes les chaînes hispanophones : « Sans nichons il n’y pas
d’avenir7  ». La migration, c’est aussi un chemin dans la construction
du corps féminin. L’ étape internationale permet, de plus, de se mesurer
avec d’autres nationalités. De fait, lors de notre travail de terrain, nous
avons pu constater qu’il y a une tendance, chez les femmes trans à se re-

7. « Sin tetas no hay paraíso », feuilleton télévision d’après le roman éponyme de Gustavo
Bolívar, élu sénateur en Colombie en 2018.

160
« Je vis ici, mais je ne compte plus les années ».

grouper par nationalité d’origine. On évalue les personnes ayant d’autres


nationalités, on établit une gradation, certaines sont mal considérées.
V. : « Tu sais, les dernières arrivées, les Péruviennes, elles cassent les prix,
et en plus elles sont prêtes à faire tout ».
Ce monde est rude. Lilian Mathieu a tracé ses contours et sa violence8.
Don Kulick, chercheur, célèbre pour son travail avec les « travestis » dans
leur pays d’origine (il a mené ses enquêtes à Salvador, Brésil), a renoncé à
poursuivre les entretiens en Italie. Après quelques mois à Milan, il écrit :
« J’étais horrifié de voir de quelle manière les travestis se comportaient
les uns avec les autres, et de voir à quel point leurs vies étaient devenues
féroces. (…) Mes quatre mois passés avec les travestis à Milan ne m’ont
plus donné le goût d’ être avec eux9 ».
Le vieillissement arrive et ne rend pas les choses plus faciles. En plus
des problèmes de santé, liés au vih, à la prise d’hormones en dehors de
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tout suivi médical, aux implants et à la silicone, et les injections d’huile
introduites dans le corps de manière artisanale qui, au bout de quelques
années, génèrent des complications, ainsi que les chirurgies de réassi-
gnation mal réalisées ou entraînant des problèmes de cicatrisation, il y a
la solitude. Pour certaines, « aller au Bois » [de Boulogne] est une ma-
nière de s’occuper, alors qu’elles savent qu’elles ne gagneront que de quoi
payer le prix du transport. Plusieurs se plaignent de la difficulté à établir
des liens de solidarité. Les tensions entre les associations, en particulier
vis-à-vis de la loi de 2016 (qui pénalise les clients) ont entraîné des di-
visions supplémentaires. Ainsi, par exemple, lors de la manifestation pa-
risienne pour protester contre l’assassinat, au Bois, de Vanesa Campos10,
certaines femmes trans, appartenant à une association réglementariste,
ont failli en venir aux mains avec les représentantes d'une autre associa-
tion abolitionniste.

8. L. Mathieu, « Quand “la peur devient une existence” : Sur la place de la violence dans
le monde de la prostitution », L’Homme et la société, n° 143-144, 2002/1, p. 47-63.
9. D. Kulick, « Transgender sex work in Breazil : Historico-Cultural Perspectives », dans
L. Nuttbrock, Transgender Sex Work and Society, Harrington Park Press, 2018.
10. En août 2018, l’opinion publique française a pris connaissance de l’assassinat au bois
de Boulogne d’une femme trans péruvienne lors d’une rixe entre truands. Cf. J. Pham-Lê,
« Meurtre de Vanesa Campos au bois de Boulogne : ce que révèle l’enquête », Le Parisien,
18/11/2018.

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OLGA L. GONZÁLEZ

Les perspectives de retour au pays sont fragiles : parfois les liens se sont
distendus avec la famille, surtout s’il y a eu décès de la mère. Rentrer
au pays est difficilement envisageable également en raison de la qualité
et de la gratuité des traitements en cas de séropositivité. Comme le dit
Jimena, résignée : « Je suis venue en Europe parce que je voulais avoir
un meilleur destin. Mais j’ai déjà oublié que je devais rentrer au pays ».
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