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DESCENDANTS DE MONTEVIDEO
Ariela Epstein
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3. Entre autres, ACSUN (Asociación Social y Cultural Uruguay Negro), Mundo Afro, Africanía,
CECUPI (Centro Cultural por la Paz y la Integración).
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4. Les « salles de Nations » étaient les lieux où les esclaves se réunissaient par groupes ethniques.
Ils pouvaient, à huis clos, pratiquer leurs cultes et se nourrir de leurs traditions culturelles.
5. Malgré le grand nombre de fresques éparpillées dans la ville, les seules « vues » et « recon-
nues » par la population sont les fresques de candombe des quartiers Sur et Palermo, selon
l’enquête réalisée en 2007, sur la perception des graffitis et peintures murales de Montevideo
(Epstein, op. cit.).
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quatre coins de la ville. Je constate que les fresques se fondent dans le paysage
candombero : les articles, ouvrages ou sites internet sur le candombe sont
souvent illustrés de photos de murales, mais sans questionner leur contenu ou
leur signification. J’ai choisi d’inclure ces inscriptions communautaires dans
mon corpus, c’est-à-dire de les recenser de manière exhaustive et d’en faire un
thème spécifique dans mes entretiens. Lors des différents séjours de terrain, je
loge à Barrio Sur ou à Palermo, m’immergeant dans la vie du quartier et des
comparsas locales. Pour suivre et recueillir l’actualité et les discours de la
communauté, les blogs associatifs sont une source indispensable. Mon principal
informateur est Javier Diaz, président d’ACSUN (Asociación Cultural y Social
Uruguay Negro), représentant de la quatrième génération de la famille fonda-
trice de l’association, en 1941. Lui seul a été en mesure de me raconter l’émer-
gence de ces inscriptions et il m’a fait prendre conscience de leurs enjeux
culturels et politiques.
6. Edgardo Ortuño était député de 2005 à 2010, pendant le mandat de Tabaré Vazquez, repré-
sentant du Frente Amplio, le premier gouvernement de gauche dans l’histoire nationale.
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La fresque candombera
Cette fresque fait partie de la première série de murales des années 2000.
Elle est l’œuvre d’étudiants de l’École de dessin technique Pedro Figari. On y
reconnaît les tamborileros (les joueurs de tambours) et deux personnages
classiques des défilés : la Mamá vieja et le Gramillero 10, ainsi qu’une habitante
observant la scène depuis son balcon. On retrouve ces éléments et une ambiance
similaire dans la majorité des fresques candomberas. Elles représentent pour
la plupart une comparsa, ou au moins quelques figures la composant : les
tambours, les danseurs, la « Vedette 11 », les porteurs d’étendards, de demi-
lunes, d’étoiles, etc. Évidemment, tous les personnages sont Noirs. Le style
classique des vêtements et les quelques éléments d’architecture ou de mobilier
urbains permettent d’identifier les quartiers Sur et Palermo, à l’époque des
conventillos. La communauté Afro s’expose à travers le candombe, les conven-
tillos, la danse et le bon voisinage. Festives et colorées, les fresques donnent
une image idyllique de ces quartiers où les Noirs ont pourtant été concentrés
puis chassés. Le même type de représentations, dans les spectacles joués par
les comparsas, se retrouve sur les scènes de quartier lors du carnaval : « Dans
ces spectacles le conventillo est un lieu mythifié, comme l’est l’Afrique origi-
naire, mais d’une autre manière. L’on peut être surpris, si l’on connaît les condi-
tions de vie des gens dans ces conventillos, de cette nostalgie romantique avec
laquelle les comparsas évoquent ces bâtiments. Mais il me semble que derrière
cette nostalgie, c’est surtout une revendication et une protestation que nous
devons voir » (Arce, 2008, p. 130).
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11. La Vedette danse devant le « corps de ballet » ; intégrée dans les années 1950, cette figure
est inspirée du carnaval brésilien.
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d’affirmation identitaire. Les fresques donnent une image fière et joyeuse, lieu
de mémoire ou espace idéal, les écrits mettent en scène le rapport de force ; les
deux sont des formes « à double tranchant » de résistance culturelle, ou infra-
politique (Scott, op. cit.). La fresque du local d’Africanía (illustration 1) a été
restaurée en 2010, et une épigraphe accompagne désormais l’image : « Le
candombe est communication, rébellion et joie de vivre ».
12. « Maintenant, nous sommes tous noirs », cette déclaration, tirée de la constitution Haïtienne
de 1805, fut l’objet d’un détournement artistique, Memorias disruptivas. Red conceptualismos
del Sur, organisé par Juan Carlos Romero, sous forme d’affiches sur les murs de villes latino-
américaines et espagnoles.
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13. De nombreux textes associatifs font référence à l’UNESCO, ou à la Conférence mondiale contre
le racisme (ONU, Durban, 2001).
14. Les Salles de Nations portaient des noms d’ethnies ou de terres africaines. Les premières
comparsas portaient des noms faisant référence à l’esclavage et à la condition des Noirs ; ils font
aujourd’hui référence au quartier d’origine (Arce, op. cit.).
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On trouve d’autres inscriptions le long des parcours : sur les murs ou sur
l’asphalte, le nom de la comparsa locale est écrit par ses membres ou ses
supporters. Réalisées à la peinture, ces écritures rappellent l’esthétique des
pintadas électorales des partis politiques ; elles sont, elles aussi, le signe du
soutien « populaire » du groupe. En Uruguay et en Amérique latine, le graffiti
de signature, qui inscrit des noms d’équipes de foot, de groupes de rock ou de
musique tropicale, constitue un genre en soi, extrêmement répandu.
À Montevideo, quelques graffitis de comparsas apparaissent. Loquaces ou
minimalistes, ils sont de simples « graffitis de quartier », classés parmi les
« mauvais graffitis » par les Montévidéens (Epstein, op. cit.). On les trouve à
proximité de listes de prénoms, de feuilles de cannabis, des écussons de clubs
sportifs et du logo de « Nike », emblèmes d’une partie de la jeunesse populaire.
Ce sont des marques de représentation et d’appartenance, réalisées dans et pour
une sorte « d’entre-soi » du quartier. Mais le contraste est grand avec les
fresques, dans la forme, l’intention et les effets. Ces graffitis participent au
sentiment d’insécurité qu’inspirent certains défilés. On les associe au candombe
mal famé, où éclatent des bagarres, où l’on recommande aux touristes de ne
pas porter d’objets de valeur. La diffusion des fresques et des graffitis montre
que le candombe a été réapproprié spontanément par les gens ordinaires, en
particulier les jeunes, qu’il est un des éléments de la culture des quartiers, très
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Un emblème national
par la « culture populaire noire » (Hall, op. cit.). Cet intérêt croissant pour le
candombe signifie qu’il bénéficie d’une grande reconnaissance mais il suscite
naturellement des débats autour de ses traditions, entre ceux qui souhaitent le
voir évoluer et ceux qui craignent qu’il perde son « essence ». Clara Biermann
(op. cit.) montre comment, face à une incorporation nationale vécue comme un
« blanchissement » du candombe, certains groupes « noircissent » le trait à
travers des formes musicales ou des références, dans les chansons, aux religions
afro-américaines ou à « l’Afrique ancestrale ». Pour l’auteure, c’est une tradi-
tion inventée et une stratégie de reconnaissance de la paternité afro-
uruguayenne du candombe. Dans la même dynamique, on peut lire sur le blog
d’ACSUN : « L’intégration ethnique que nous promouvons à ACSUN est une
intégration qui a du sens. Les tambours du candombe ne sont pas des jouets
mais le véhicule d’une ancestralité, du savoir d’Uruguayens qui ont un passé
différent de ceux qui ont migré pour des raisons économiques au début du
xxe siècle […]. Quand nous portons un tambour, nous portons l’histoire, la
douleur et la joie de millions de personnes qui ont péri en mer, d’hommes et
de femmes qui ont résisté aux fouets, les ont refusés et n’ont pas baissé la tête »
(Javier Díaz, décembre 2008 : http://acsunuruguaynegro.blogspot.fr/
2008_12_01_archive.html
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ConClusIon
cette minorité sur la ville. Les rapports symboliques semblent bouger entre
dominants et dominés, entre minorité et majorité : le candombe n’a jamais été
aussi visible et reconnu. Il est une bannière pour l’égalité des droits civiques,
la réparation et la dignité, soutenu comme tel par le gouvernement progressiste
et les instances internationales de défense du patrimoine immatériel. Reste à
savoir si ce processus culturel aidera concrètement à changer la réalité politique
et sociale de cette minorité.
RéFéRenCes bIblIogRApHIques