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« DES TAMBOURS SUR LES MURS » : LA MISE EN IMAGE DES AFRO-

DESCENDANTS DE MONTEVIDEO

Ariela Epstein

ERES | « Espaces et sociétés »

2013/3 n° 154 | pages 17 à 32


ISSN 0014-0481
ISBN 9782749238814
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2013-3-page-17.htm
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« Des tambours sur les murs » :


la mise en image des Afro-descendants
de Montevideo
Ariela Epstein
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M ontevideo compte un million et demi d’habitants et rassemble la moitié
de la population totale de l’Uruguay. Essentiellement issue de l’immigration
européenne, la population de la capitale compte 9 % de descendants d’Africains
déportés au xVIe siècle 1. Leur histoire singulière – marquée par l’esclavage, puis
par le racisme et l’invisibilisation – en fait une communauté à part, qui lutte
encore pour sa reconnaissance et l’égalité de ses droits (Scuro Somma, 2008).
Selon le dernier recensement de l’Institut National de Statistiques, en 2011, près
de 40 % des Afro-Uruguayens vivent sous le seuil de pauvreté, mais 18 % pour
la population blanche. Leur niveau de scolarisation est faible 2 et ils travaillent

Ariela Epstein, docteure en anthropologie sociale, attachée temporaire d’enseignement et de


recherche (AtER), LiSSt Centre d’Anthropologie Sociale, Université toulouse-Le Mirail
ariela.epstein@hotmail.fr
1. Les Afro-Uruguayens représentent 8 % de la population nationale, atteignant 17 % dans les
régions frontalières avec le Brésil. L’autre minorité recensée se reconnaît comme « indigène »,
elle représente 3 % de la population totale. Source : Instituto Nacional de Estadisticas,
http://www.ine.gub.uy/
2. L’association UAFRO réunit des chercheurs et universitaires afro-uruguayens ; elle estime à 200
les Afro-Uruguayens possédant un diplôme universitaire.
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en majorité dans les secteurs les moins qualifiés, souvent informels.


À Montevideo, ils vivent pour la plupart en périphérie, dispersés dans différents
quartiers. L’idée de « communauté Noire » repose sur peu d’éléments : une
origine diasporique commune et une couleur de peau ; une pratique culturelle
partagée et renouvelée depuis l’époque de l’esclavage : le candombe ; une
histoire commune d’exclusion qui mène à une revendication de reconnaissance.
La minorité noire est visible, en tant que communauté, à travers la pratique et
la revendication de la paternité du candombe et par l’existence d’une dizaine
d’associations culturelles ou d’organisations communautaires à but social et
politique 3. « La couleur de peau renvoie à une origine ethnique, mais surtout
à une collectivité qui se reconnaît, et à qui l’on reconnaît, une spécificité au sein
de l’espace culturel uruguayen » (Biermann, 2011, p. 135).
Depuis une dizaine d’années, des fresques murales représentant des scènes
de candombe fleurissent à Montevideo, ainsi que des graffitis et inscriptions
relatifs à la communauté noire. Cet article porte sur cette « tradition », en train
de s’inventer (Hobsbawm et Ranger, 2006). Il se centre d’abord sur les quartiers
sud de la ville, lieux d’expression privilégiés de la communauté noire. La
construction de l’image et son exposition dans l’espace public correspondent
à une « performativité des identités » et plus précisément à une « négociation
fondamentale au cœur du processus performatif [qui] place les sujets noirs en
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tant qu’auteurs et créateurs de leur représentation, en appelant à la resubjecti-
vation par l’autoreprésentation » (Saillant et Simonard, 2010, p. 6). Le
candombe et ses représentations graphiques sont des formes de résistance cultu-
relle, d’affirmation identitaire, mais aussi une arme de lutte politique et sociale,
liée à des enjeux de territoire. Ensuite, en observant les inscriptions présentes
dans toute la ville, l’article montre que le candombe a été incorporé en Uruguay
par de nombreux secteurs de la société et qu’il contribue également à la
construction d’une identité nationale. L’article montre aussi comment la forme
d’expression rituelle d’une minorité ethnique et sociale, et sa mise en image,
peuvent être reprises par une majorité hégémonique sur le plan économique et
politique, si bien que le candombe est érigé au rang d’expression de l’identité
de la ville et de la nation. À un deuxième niveau, le candombe et ses repré-
sentations sur les murs de la ville, constituent l’espace d’une lutte symbolique,
d’une « guerre de position culturelle » (Hall, 2007).
Le candombe est un style musical polyrythmique, le terme désignant à la
fois le rythme joué par des tambours et une danse accomplie lors d’un défilé
où figurent des personnages traditionnels. Les quartiers sud de Montevideo,
Barrio Sur et Palermo, sont les espaces les plus significatifs de l’histoire, de
la pratique et de la diffusion du candombe. Les esclaves libérés en 1846 y

3. Entre autres, ACSUN (Asociación Social y Cultural Uruguay Negro), Mundo Afro, Africanía,
CECUPI (Centro Cultural por la Paz y la Integración).
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étaient concentrés dans des complexes d’habitations bon marché, appelés


conventillos. Ces deux quartiers font partie de la frange côtière où démarre, à
la fin des années 1950, un processus de requalification, qui s’accélère sous la
dictature militaire (1973-1985). Sous prétexte de vétusté, plusieurs conventillos
sont démolis et la population noire éloignée de force, le plus souvent en
périphérie. Le candombe résonne à chaque manifestation de résistance. Malgré
les expulsions, Barrio Sur et Palermo restent culturellement marqués par la
présence des Noirs. Si la majorité n’y vit plus, beaucoup d’Afro-Montevidéens
s’y rendent régulièrement, pour jouer ou « suivre » le candombe local, ou parti-
ciper à des activités communautaires. En l’absence d’activité économique et
de consommation ethnique, ces quartiers ne correspondent pas à une « centra-
lité minoritaire » (Raulin, 2009), mais ils constituent tout de même des centres
communautaires au sens culturel et symbolique. Ils sont reconnus par tous
comme les « quartiers noirs » de la ville.
Le candombe est né comme une pratique artistique et cultuelle syncrétique,
dans des « salles de Nations 4 ». Puis, dans les quartiers sud, autour des conven-
tillos, il prend sa forme moderne : il se joue dans la rue et a perdu sa dimension
religieuse. Ce candombe de rue a toujours été toléré en certaines occasions, mais
il est stigmatisé par les classes dominantes et tout débordement est rapidement
réprimé. À la fin du xIxe siècle, il intègre peu à peu le carnaval, véritable insti-
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tution en Uruguay, avec plusieurs catégories de spectacles. Les comparsas, ou
groupes de candombe, y jouent des scènes racontant leur histoire. Depuis 1956,
elles défilent ensemble, à Barrio Sur et à Palermo, le soir des « llamadas », le
concours qui ouvre les festivités. Dès le xIxe siècle également, des Blancs entrent
dans les comparsas ; appelés lubolos, ils se peignent le visage en noir pour défiler.
Aujourd’hui la population jouant ou « suivant » le candombe est représentative
de l’ensemble des Montévidéens : les Noirs y sont une minorité mais ils y
tiennent une place symbolique particulière. Les comparsas, que l’on appelle
également « Sociétés noires et lubolas », défilent avec le visage maquillé de
couleurs vives, c’est-à-dire sans connotation ethnique.
Je me suis intéressée au candombe et à l’utilisation de la fresque et du
graffiti comme des formes nouvelles d’autoreprésentation et d’expression
pour la communauté noire dans le cadre d’une thèse de doctorat sur les cultures
politiques de Montevideo et leur inscription sur les murs de la ville (Epstein,
2010). Le relevé photographique des inscriptions murales montre que des
murales de candombe, censés « caractériser » les quartiers sud 5, se trouvent aux

4. Les « salles de Nations » étaient les lieux où les esclaves se réunissaient par groupes ethniques.
Ils pouvaient, à huis clos, pratiquer leurs cultes et se nourrir de leurs traditions culturelles.
5. Malgré le grand nombre de fresques éparpillées dans la ville, les seules « vues » et « recon-
nues » par la population sont les fresques de candombe des quartiers Sur et Palermo, selon
l’enquête réalisée en 2007, sur la perception des graffitis et peintures murales de Montevideo
(Epstein, op. cit.).
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quatre coins de la ville. Je constate que les fresques se fondent dans le paysage
candombero : les articles, ouvrages ou sites internet sur le candombe sont
souvent illustrés de photos de murales, mais sans questionner leur contenu ou
leur signification. J’ai choisi d’inclure ces inscriptions communautaires dans
mon corpus, c’est-à-dire de les recenser de manière exhaustive et d’en faire un
thème spécifique dans mes entretiens. Lors des différents séjours de terrain, je
loge à Barrio Sur ou à Palermo, m’immergeant dans la vie du quartier et des
comparsas locales. Pour suivre et recueillir l’actualité et les discours de la
communauté, les blogs associatifs sont une source indispensable. Mon principal
informateur est Javier Diaz, président d’ACSUN (Asociación Cultural y Social
Uruguay Negro), représentant de la quatrième génération de la famille fonda-
trice de l’association, en 1941. Lui seul a été en mesure de me raconter l’émer-
gence de ces inscriptions et il m’a fait prendre conscience de leurs enjeux
culturels et politiques.

pAtRIMonIAlIsAtIon Du candombE et ReVenDICAtIons IDentItAIRes

Depuis une dizaine d’années, le candombe connaît un processus rapide de


patrimonialisation. Sa mise en valeur et sa diffusion partent de ses quartiers
d’origine ; la communauté afro-descendante tient une place prépondérante, en
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tant que « maîtresse » du candombe, dans les politiques patrimoniales. Outre
l’activité lente et tenace des associations communautaires, le travail d’Edgardo
Ortuño, seul député noir du gouvernement 6, a permis de remettre les aspects
sociaux et politiques sur la table des négociations de la geste candombera. En
2006, le candombe est déclaré patrimoine de la Nation et, le 3 décembre,
« Journée nationale du candombe, de la culture afro-uruguayenne et de l’équité
raciale ». La date n’est pas anodine puisque c’est celle de l’expulsion d’un
conventillo célèbre de Barrio Sur. La déclaration d’Ortuño précise : « Les
difficultés du développement culturel [du candombe] ont été associées, et
s’expliquent en grande partie, par la survie de préjugés, de manifestations de
racisme et d’inégalités économiques et sociales qui ont affecté la population
noire sur le continent américain en général et en Uruguay en particulier. Il y a
quelques années, le fait de jouer du tambour sur la voie publique était soit
réprimé, soit considéré négativement, associé à la caricature du Noir qui ne fait
que ‘boire du vin et taper sur un tambour’. […] L’acceptation sociale et la
massification du candombe offrent une opportunité pour les Afro-descendants
et pour la lutte contre le racisme, mais ce n’est une réponse à ces problèmes

6. Edgardo Ortuño était député de 2005 à 2010, pendant le mandat de Tabaré Vazquez, repré-
sentant du Frente Amplio, le premier gouvernement de gauche dans l’histoire nationale.
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que si elle s’accompagne d’une politique culturelle et sociale qui alimente et


préserve l’essence afro du candombe comme identité dominante, tout en se
chargeant des inégalités qui affectent ses acteurs 7. »
L’année suivante, la Journée du patrimoine a célébré les « cultures afro-
uruguayennes ». En 2009, « le candombe et son espace culturel : une pratique
communautaire » obtient le titre de patrimoine immatériel de l’humanité de
l’UNESCO. La proposition est portée par le ministère de la Culture et par les
organisations qui appuient ou reçoivent avec fierté cette reconnaissance
mondiale 8. La « mise en patrimoine » du candombe ne neutralise pas ses
aspects politiques. Elle est gérée en concertation avec les institutions (blanches)
et les associations culturelles minoritaires qui luttent pour faire reconnaître,
derrière la pratique culturelle du candombe, une histoire et une situation socio-
ethnique particulière. À Barrio Sur et à Palermo, les organisations commu-
nautaires se saisissent de cette dynamique pour acquérir une visibilité nouvelle.
Dans un renversement historique, le candombe participe à la mise en valeur du
quartier et au processus de requalification toujours à l’œuvre. En plus des
moments clés, comme le défilé llamadas qui réunit des milliers de personnes,
les associations locales afro tirent parti des budgets participatifs instaurés par
la mairie, arrangeant le secteur à leur image à travers différents projets cultu-
rels et touristiques 9. Plusieurs fresques murales sont réalisées par les écoles
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d’arts, à la demande des associations. Parallèlement, les façades sont repeintes,
des plaques apposées sur différents lieux significatifs, une petite scène de
spectacle construite sur la place centrale de Barrio Sur : tout est fait pour
accueillir des visiteurs.

La fresque candombera

Cette fresque fait partie de la première série de murales des années 2000.
Elle est l’œuvre d’étudiants de l’École de dessin technique Pedro Figari. On y
reconnaît les tamborileros (les joueurs de tambours) et deux personnages
classiques des défilés : la Mamá vieja et le Gramillero 10, ainsi qu’une habitante

7. Edgardo Ortuño, Déclaration de la journée nationale du candombe, 1er décembre 2006.


http://www.chasque.net/vecinet/noti868.htm (les citations en espagnol ont été traduites par
l’auteure).
8. Le texte de la déclaration officielle et les lettres de soutien des représentants de la commu-
nauté sont sur : http://www.unesco.org/culture/ich/es/RL/00182
9. Il existe depuis 2008 un « réseau de tourisme communautaire » à Sur et Palermo, réunissant
plusieurs associations locales, reconnues par la Commission nationale de l’UNESCO.
10. La Mamá Vieja est un personnage du xIxe siècle portant des attributs de lavandière ou de
« maîtresse » de l’époque coloniale. Le Gramillero date de la même époque, il représente le sage,
ou celui qui connaît les plantes médicinales. Ces deux personnages étaient le Roi et la Reine des
salles de Nations.
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observant la scène depuis son balcon. On retrouve ces éléments et une ambiance
similaire dans la majorité des fresques candomberas. Elles représentent pour
la plupart une comparsa, ou au moins quelques figures la composant : les
tambours, les danseurs, la « Vedette 11 », les porteurs d’étendards, de demi-
lunes, d’étoiles, etc. Évidemment, tous les personnages sont Noirs. Le style
classique des vêtements et les quelques éléments d’architecture ou de mobilier
urbains permettent d’identifier les quartiers Sur et Palermo, à l’époque des
conventillos. La communauté Afro s’expose à travers le candombe, les conven-
tillos, la danse et le bon voisinage. Festives et colorées, les fresques donnent
une image idyllique de ces quartiers où les Noirs ont pourtant été concentrés
puis chassés. Le même type de représentations, dans les spectacles joués par
les comparsas, se retrouve sur les scènes de quartier lors du carnaval : « Dans
ces spectacles le conventillo est un lieu mythifié, comme l’est l’Afrique origi-
naire, mais d’une autre manière. L’on peut être surpris, si l’on connaît les condi-
tions de vie des gens dans ces conventillos, de cette nostalgie romantique avec
laquelle les comparsas évoquent ces bâtiments. Mais il me semble que derrière
cette nostalgie, c’est surtout une revendication et une protestation que nous
devons voir » (Arce, 2008, p. 130).
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photo 1 - mural de candombe sur le local de l’association Africanía.


quartier de palermo.
(Source : Ariela Epstein, 2005)

11. La Vedette danse devant le « corps de ballet » ; intégrée dans les années 1950, cette figure
est inspirée du carnaval brésilien.
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Les fresques exposent une image folklorisée de Sur et Palermo. Elles


n’évoquent pas la pauvreté et la discrimination, mais construisent un imaginaire
collectif fait d’éléments identitaires positifs. Elles deviennent un espace de
mémoire sélective et de réhabilitation de la minorité afro-descendante.
Monuments informels, elles participent à un processus de reterritorialisation
géographique et symbolique, dans une zone décrite comme pauvre et mal
famée, où la communauté lutte pour justifier son ancrage. Elles sont, à l’image
du candombe lui-même, expression à la fois de joie et de résistance.
Comme la plupart des carnavals et des expressions culturelles des descen-
dants d’esclaves afro-américains, le candombe est une sorte d’entre-deux,
entre « texte public » et « texte caché » (Scott, 2008) : c’est une parade joyeuse
et assimilable par les Blancs, portant de façon détournée une résistance cultu-
relle ; c’est aussi une menace de rébellion. Née dans les Salles de Nations, ce
fut une pratique secrète, qui devint un « texte public » en se polissant et en
perdant plusieurs de ses caractéristiques (religieuses, mais aussi musicales,
ethniques, etc.). Si le candombe est devenu suffisamment « lisse » pour parti-
ciper au carnaval uruguayen, extrêmement réglementé, il n’en garde pas moins
un aspect subversif. Si Abril Trigo (1997) souligne son caractère carnavalesque,
au sens d’espace de transgression de l’ordre social, il soutient aussi que ce
caractère ne s’exprime pas pendant les représentations du carnaval, trop
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codifiées, mais dans les activités des groupes, en dehors de cette période. Un
double discours latent est toujours présent dans le candombe, ne serait-ce que
par la fierté, le sourire ou le sérieux de ceux qui défilent. Nous faisons l’hypo-
thèse que les fresques communautaires vont dans le même sens. Elles sont une
forme positive d’exposition, tournée vers « l’extérieur » (les Montevidéens, les
touristes), tout en faisant partie d’une stratégie de reconnaissance et d’assise
des Afro-Uruguayens. Lors des sorties, « les comparsas prennent possession
momentanément et rituellement de leur quartier » et cet ancrage légitime une
citadinité peu reconnue (Pujol, 2010, p. 43). Bien qu’éphémères, les peintures
murales sont une des représentations les plus tangibles et durables de la culture
du candombe, elles fixent et matérialisent l’appropriation de l’espace au-delà
de la performance hebdomadaire.
Peu à peu, le « mouvement » muraliste croît, spontanément intégré par les
habitants. On voit ainsi apparaître des fresques « amateurs » sur les façades des
maisons, des restaurants, des magasins. Forme de patrimonialisation d’une
culture donnée à voir aux touristes, les fresques sont une forme de résistance,
un appel (llamada, en espagnol) à la reconnaissance de la culture et de la dignité
des Afro-descendants. Les fresques communautaires accompagnent le
candombe, le « patrimonialisent » tout en le qualifiant de pratique ethnique ;
elles font des quartiers sud le territoire d’un candombe noir, d’une culture
« authentique ».
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des images aux mots

Dans les rues de Barrio Sur et de Palermo, on trouve également d’autres


types d’inscriptions, comme des pochoirs ou des graffitis, liés à la communauté
afro-descendante. En 2007, Javier Díaz m’explique qu’un vieux bâtiment
vétuste de Palermo est un vestige de l’ancien complexe Reus al Sur, appelé
également conventillo Ansina, en grande partie détruit sous la dictature. C’est
un lieu culte de la culture candombera et de l’histoire des Afro-Uruguayens.
Ce reste de bâtiment était voué à la destruction dans les mois suivants, pour
faire place à des logements sociaux. Javier souhaite réagir, faire une action
symbolique de protestation et d’information, pour que ce bâtiment et son
histoire ne tombent pas dans l’oubli. Je travaille sur les inscriptions urbaines
et j’accompagne des graffiteurs, artistes ou militants, dans leurs sorties
nocturnes. Il me demande de l’aider à réaliser un pochoir. Après de longues
discussions sur le message à transmettre, nous concevons un petit pochoir
énonçant : « Palermo negro tiene la memoria en blanco », que l’on peut
traduire littéralement par « Palermo noir a la mémoire en blanc », pour signi-
fier « des trous de mémoire ». Prise à partie et acceptant de jouer le jeu de cet
« engagement ethnographique » (Favret-Saada, 1977), j’écris sur les murs au
nom de la communauté noire.
Cette expérience me permet d’aborder autrement le quartier et d’appré-
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hender une lutte de territoire, presque invisible pour qui n’y prête pas attention
(Giorgiadis, 2009 ; Epstein, op. cit.). Au-delà du conventillo et des logements,
le pochoir de Javier englobait tout le quartier, désignant « Palermo noir »
comme un espace communautaire. Le terme central de « mémoire » reformu-
lait le conflit du conventillo en termes de légitimité patrimoniale, dénonçant un
double discours du pouvoir (blanc) : valoriser la culture du candombe en
oubliant ceux qui en sont les pères. D’autres associations ont réagi à la dispa-
rition du conventillo. Zona Sur Kambé, un centre culturel dont le local se
trouvait dans le bâtiment (finalement démoli), organisait depuis 2002 des
mini-llamadas réunissant une dizaine de comparsas avec la revendication de
« Noirs et Lubolos, nous sommes aussi du patrimoine » ; l’affiche de 2009,
montrant les décombres du conventillo réclamait en outre : « ne détruisez pas
l’Histoire ! ».
À côté des fresques, l’expression de la communauté noire et candombera
devient plus explicite. Le décor des défilés, marqué par des graffitis, des
pochoirs et des affiches prend un ton délibérément revendicatif : les inscrip-
tions sont des prises de position relatives à la gestion du quartier. Les termes
de patrimoine et de tourisme sont les arguments les plus courants ; tout se passe
comme si les Afro-Uruguayens devaient, pour rester « maîtres » de leur culture
et de leur territoire, se prêter au jeu des institutions dominantes, celui d’un
candombe légitime parce que patrimonial. Sous des traits parfois folkloriques
et consensuels, les mots et les images des Afro-descendants sont des formes
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d’affirmation identitaire. Les fresques donnent une image fière et joyeuse, lieu
de mémoire ou espace idéal, les écrits mettent en scène le rapport de force ; les
deux sont des formes « à double tranchant » de résistance culturelle, ou infra-
politique (Scott, op. cit.). La fresque du local d’Africanía (illustration 1) a été
restaurée en 2010, et une épigraphe accompagne désormais l’image : « Le
candombe est communication, rébellion et joie de vivre ».

« AHoRA toDos soMos negRos 12 »

Pendant la dictature militaire, le candombe avait été un moyen de résis-


tance symbolique (Aharonian 2007), une des rares occasions de se réunir
dans la rue. Cette époque correspond à un tournant dans l’histoire du candombe
pour plusieurs raisons. D’abord les expulsions et la démolition des conventillos.
Les Noirs sont chassés des quartiers sud et leur « éparpillement » engendre une
première expansion du candombe dans la ville, l’apparition de nouvelles
comparsas. Cette dynamique se consolide ensuite avec le retour de la
démocratie. La fin des années 1980 connaît une grande effervescence cultu-
relle ; une sorte de movida libertaire agite la ville, les jeunes et leurs « contre-
cultures » prennent à nouveau les rues (Trigo, op. cit. ; Caplán, 2005) et le
candombe fait partie de la fête. Ce sont, enfin, des années de renouveau de
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l’activisme noir, avec la création de nombreuses organisations et la revendi-
cation d’un candombe militant, « authentique » et noir (Ferreira 2003 ;
Biermann, op. cit.).
Une seconde vague d’engouement pour le candombe débute en 2000 et,
hormis à Sur et à Palermo, elle est moins politique et relève d’un phénomène
de « mode ». Le candombe a été incorporé par une grande partie de la popula-
tion, au-delà de sa couleur et de ses origines. Dans plusieurs quartiers, les chefs
de comparsas et la plupart de leurs membres sont Blancs. Les défilés hebdo-
madaires sont des moments ordinaires de sociabilité qui regroupent de trente
à cent personnes. Le candombe fait partie de la culture populaire, comme la
murga (une autre catégorie de spectacle du carnaval), le canto popular (chanson
engagée des années 1960-1970) et le rock national. Ces styles connaissent des
points de rencontre et de fusion ; ils sont entrés dans le monde de l’industrie
culturelle, de la vente de disques aux salles de concert. Le spectacle des
llamadas réunit de plus en plus de comparsas (de 8 groupes en 1997 à plus de
30 depuis 2008) et des milliers de spectateurs ; il est diffusé sur plusieurs
chaînes de télévision. En parallèle, un processus de patrimonialisation du

12. « Maintenant, nous sommes tous noirs », cette déclaration, tirée de la constitution Haïtienne
de 1805, fut l’objet d’un détournement artistique, Memorias disruptivas. Red conceptualismos
del Sur, organisé par Juan Carlos Romero, sous forme d’affiches sur les murs de villes latino-
américaines et espagnoles.
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26 Espaces et sociétés 154

candombe se développe, impulsé par l’accession au pouvoir d’un gouvernement


progressiste et par les dynamiques internationales de reconnaissance des
cultures minoritaires 13. Le pays reconnaît le candombe comme une pratique
culturelle spécifique et remarquable, et comme une entreprise rentable, au point
qu’il s’impose comme un élément central de la culture nationale. Des tambours
apparaissent sur des logos institutionnels, dans les guides touristiques et sur les
objets souvenirs vendus sur les marchés d’artisanat.

La conquête des quartiers

Au-delà du carnaval, le candombe fait partie d’une culture callejera,


c’est-à-dire « de rue ». Le terme renvoie au populaire et à l’informel, mêlant
créativité et incivilité (Raulin, 2001). Outil de résistance et d’identité pour les
Afro-Uruguayens, le candombe prend une valeur particulière pour des jeunes
en mal de reconnaissance, dans un pays où ils ne trouvent pas de place
(Epstein, op. cit.). Il fait sens pour ceux qui « sortent », dansent et font du
« bruit » lors de ce rituel hebdomadaire d’appropriation des rues. Selon les
quartiers, il est associé à l’alcool, aux bagarres et à la petite délinquance. De
plus, chaque comparsa représentant un quartier, il devient un élément de
compétition et d’identification à un territoire restreint, au même titre que les
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clubs sportifs.
Du centre-ville jusqu’à quelques banlieues reculées, des fresques de
comparsas apparaissent. Picturalement proches des fresques « classiques » des
quartiers Sud, leur usage et leur fonction sont différents. On y voit le même type
de scène : une comparsa en action, mais souvent composée de Noirs, de Métis
et de Blancs. Moins « soignées », elles sont fréquemment peintes par les
membres des comparsas et non par des écoles d’art. Elles se trouvent en
général au début du parcours des défilés hebdomadaires, où l’on allume un feu
pour tendre la peau des tambours, là où l’ambiance prend. Comme la comparsa
fait généralement une boucle ou un aller-retour, le coin de rue de la fresque est
aussi la fin du parcours, où l’on s’attarde parfois. Comme le nom des
comparsas 14, les fresques font le lien entre le candombe et le quartier. Elles
contribuent à marquer l’espace du candombe dans la ville, à qualifier sa
pratique comme une appropriation de l’espace mais sans référence ethnique.
Tout se passe comme si, les fresques des quartiers Sud étant reconnues comme
une tradition authentique, la pratique se propageait dans la ville. La fresque
serait devenue un artefact supplémentaire dans la performance du candombe.

13. De nombreux textes associatifs font référence à l’UNESCO, ou à la Conférence mondiale contre
le racisme (ONU, Durban, 2001).
14. Les Salles de Nations portaient des noms d’ethnies ou de terres africaines. Les premières
comparsas portaient des noms faisant référence à l’esclavage et à la condition des Noirs ; ils font
aujourd’hui référence au quartier d’origine (Arce, op. cit.).
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« Des tambours sur les murs » 27

On trouve d’autres inscriptions le long des parcours : sur les murs ou sur
l’asphalte, le nom de la comparsa locale est écrit par ses membres ou ses
supporters. Réalisées à la peinture, ces écritures rappellent l’esthétique des
pintadas électorales des partis politiques ; elles sont, elles aussi, le signe du
soutien « populaire » du groupe. En Uruguay et en Amérique latine, le graffiti
de signature, qui inscrit des noms d’équipes de foot, de groupes de rock ou de
musique tropicale, constitue un genre en soi, extrêmement répandu.
À Montevideo, quelques graffitis de comparsas apparaissent. Loquaces ou
minimalistes, ils sont de simples « graffitis de quartier », classés parmi les
« mauvais graffitis » par les Montévidéens (Epstein, op. cit.). On les trouve à
proximité de listes de prénoms, de feuilles de cannabis, des écussons de clubs
sportifs et du logo de « Nike », emblèmes d’une partie de la jeunesse populaire.
Ce sont des marques de représentation et d’appartenance, réalisées dans et pour
une sorte « d’entre-soi » du quartier. Mais le contraste est grand avec les
fresques, dans la forme, l’intention et les effets. Ces graffitis participent au
sentiment d’insécurité qu’inspirent certains défilés. On les associe au candombe
mal famé, où éclatent des bagarres, où l’on recommande aux touristes de ne
pas porter d’objets de valeur. La diffusion des fresques et des graffitis montre
que le candombe a été réapproprié spontanément par les gens ordinaires, en
particulier les jeunes, qu’il est un des éléments de la culture des quartiers, très
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vivante à Montevideo.

Un emblème national

Un dernier type de fresques de candombe entre dans le champ, plus large,


de l’art urbain. Les premières scènes de candombe dans l’histoire de l’art
remontent au xIxe siècle, aux toiles de Pedro Figari, précurseur de la peinture
moderne nationale. Un siècle plus tard, un mouvement muraliste naît à
Montevideo, porté par Joaquín Torres García et son atelier, qui instaure dans
les années 1940 la pratique d’un art public au service de tous. Le muralisme
se développe dans la capitale et dans d’autres villes du pays. Carlos Paez Vilaró
est le premier à marier peinture murale et candombe, dans la seconde moitié
du xxe siècle ; il est un grand amateur de candombe et une sorte de « parrain »
du Barrio Sur. Sur ses toiles comme sur de nombreux murs, le candombe
devient un de ses thèmes majeurs. La communauté noire a compté quelques
artistes peintres et une exposition annuelle – le « Salón Ramón Pereyra »
s’est tenue, dans les années 1950-1960, dans les locaux d’ACSUN. Mais ce sont
les peintres blancs, et Paez Vilaró en particulier, qui ont fait entrer les Noirs et
la peinture afro-uruguayenne dans les galeries d’art. Aujourd’hui, son style
influence largement l’iconographie candombera.
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photo 2 - mural de Carlos paez Vilaró (2003).


quartier de Ciudad Vieja
(Source : Ariela Epstein, 2005)
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Depuis les années 2000, le candombe a intégré la peinture murale. Au
niveau historique et international, les fresques représentent bien souvent la
Nation, la ville ou, en d’autres termes, l’environnement de ses auteurs ; en
Uruguay, le candombe fait aujourd’hui partie de ces paysages. La plupart des
artistes peignant des fresques murales, de manière officielle ou illégale, ont à
leur actif quelque scène de candombe. Les fresques murales de Montevideo
sont souvent réalisées par des enfants. Organisée par les écoles et les associa-
tions récréatives, la peinture d’un mural est une pratique pédagogique courante.
C’est une tradition civique, les ministères favorisant la production de fresques
sur les lieux publics. Les peintures enfantines représentent les grandes figures
nationales et les valeurs humanistes sur les murs des écoles et des places. Quand
la thématique est libre, les murales d’enfants sont souvent des représentations
de Montevideo et les défilés de candombe ne manquent pas à l’appel. Le
candombe est devenu un élément identificatoire dans la peinture murale de
Montevideo, toutes catégories confondues ; il est un symbole national, au
même titre que le mate, le fleuve et les bateaux.
En sortant des quartiers Sud, la fresque et les écrits candomberos prennent
de nouvelles significations. Ils ne symbolisent plus la résistance des Noirs d’un
quartier, mais signalent l’expansion d’une pratique réappropriée par les gens
ordinaires, les avant-gardes et les institutions. Les fresques reflètent les diffé-
rents visages du candombe et représentent la société dans ses contrastes et ses
contradictions : une société majoritairement blanche mais fortement influencée
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« Des tambours sur les murs » 29

par la « culture populaire noire » (Hall, op. cit.). Cet intérêt croissant pour le
candombe signifie qu’il bénéficie d’une grande reconnaissance mais il suscite
naturellement des débats autour de ses traditions, entre ceux qui souhaitent le
voir évoluer et ceux qui craignent qu’il perde son « essence ». Clara Biermann
(op. cit.) montre comment, face à une incorporation nationale vécue comme un
« blanchissement » du candombe, certains groupes « noircissent » le trait à
travers des formes musicales ou des références, dans les chansons, aux religions
afro-américaines ou à « l’Afrique ancestrale ». Pour l’auteure, c’est une tradi-
tion inventée et une stratégie de reconnaissance de la paternité afro-
uruguayenne du candombe. Dans la même dynamique, on peut lire sur le blog
d’ACSUN : « L’intégration ethnique que nous promouvons à ACSUN est une
intégration qui a du sens. Les tambours du candombe ne sont pas des jouets
mais le véhicule d’une ancestralité, du savoir d’Uruguayens qui ont un passé
différent de ceux qui ont migré pour des raisons économiques au début du
xxe siècle […]. Quand nous portons un tambour, nous portons l’histoire, la
douleur et la joie de millions de personnes qui ont péri en mer, d’hommes et
de femmes qui ont résisté aux fouets, les ont refusés et n’ont pas baissé la tête »
(Javier Díaz, décembre 2008 : http://acsunuruguaynegro.blogspot.fr/
2008_12_01_archive.html
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photo 3 - peinture de la comparsa « la del sur »,


sur la place centrale de barrio sur
(Source : Ariela Epstein, 2010)
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30 Espaces et sociétés 154

La communauté noire multiplie les stratégies et les discours pour ne pas


perdre prise sur son candombe. Les fresques et les graffitis communautaires
sont, à mon sens, issus de cette même démarche mais ils ont également été
incorporés par l’ensemble de la société. Discours aux nuances subtiles, souvent
ambigu, le candombe permet cette appropriation par différents secteurs sociaux
et plusieurs niveaux de représentation. Il oscille : « entre un principe de conten-
tion et un autre de transgression ; entre une esthétique apollinienne et une autre
dionysiaque ; entre un ethos structurant et un pathos diluant » (Trigo, op. cit.,
p. 105). Il correspond à la fois au rite social et normé de la fête institutionna-
lisée et au carnavalesque comme énergie ludique et insoumise. Les masques
de la dernière illustration, réalisés par une jeune comparsa de Barrio Sur, sont
une belle métaphore du candombe : authentique et folklorique, candombe-show
et de coin de rue, attraction touristique et pratique stigmatisée. Ce candombe
à deux visages est l’objet hybride issu d’une revendication identitaire et d’une
contestation politique toujours latente, mais aussi le fruit du métissage et de la
transculturation.

ConClusIon

L’autoreprésentation des Noirs dans l’espace public, à travers les fresques


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communautaires puis par les graffitis, fait partie du processus de « resubjecti-
visation » et de reconnaissance amorcée dans les Amériques depuis la fin des
esclavages (Saillant et Simonard, op. cit.). À Barrio Sur et à Palermo, les Afro-
descendants organisés regagnent leur place dans le quartier et suivent les
recommandations institutionnelles, tout en essayant de rester maîtres du sens
de ces requalifications urbaines. Ils se réapproprient symboliquement leur
territoire en s’associant aux dynamiques mondiales de patrimonialisation des
cultures locales et de participation citoyenne. C’est une manière de composer
avec la culture dominante pour continuer à exister. Par ailleurs, l’incorporation
des pratiques du candombe et du mural par une grande partie de la société en
a fait un « produit authentiquement national », selon les termes ironiques
d’Abril Trigo (op. cit., p. 120). Entre fresques et graffitis, un candombe hybride
se dessine sur les murs, appartenant à différentes sphères (García Canclini,
1990) : dominant et subalterne, savant et populaire, dépolitisé et porteur d’une
charge subversive, qui maintient et transcende son caractère ethnique. Il reflète
les stratégies et les négociations de sens en cours.
Le candombe actuel est aussi un nouveau rituel urbain (Raulin, 2001 ;
2009) ; c’est une coutume ou une tradition construite, inventée, par les Afro-
descendants d’abord, puis par l’ensemble des Montévidéens ; un folklore
urbain qui ne cesse d’évoluer, de « perdre » et de « gagner » des caractéris-
tiques, et permet « d’articuler, de lier passé, mémoire et histoire avec le présent
et l’actualité d’une culture locale » (Raulin, 2001, p. 154). Le mural candom-
bero est un artefact nouveau du candombe, qui montre avec force l’impact de
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« Des tambours sur les murs » 31

cette minorité sur la ville. Les rapports symboliques semblent bouger entre
dominants et dominés, entre minorité et majorité : le candombe n’a jamais été
aussi visible et reconnu. Il est une bannière pour l’égalité des droits civiques,
la réparation et la dignité, soutenu comme tel par le gouvernement progressiste
et les instances internationales de défense du patrimoine immatériel. Reste à
savoir si ce processus culturel aidera concrètement à changer la réalité politique
et sociale de cette minorité.

RéFéRenCes bIblIogRApHIques

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