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L'INFLUENCE AFRICAINE DANS LA CULTURE ET LA MUSIQUE À DUBAÏ

Aisha Bilkhair Khalifa

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2006/2 n° 188 | pages 241 à 250


ISSN 0304-3037
ISBN 2749209173
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L’influence africaine dans la culture et la musique à Dubaï

par Aisha Bilkhair KHALIFA

| érès | Revue internationale des sciences sociales

2006/2 - N° 188
ISSN 3034-3037 | ISBN 2-7492-0917-3 | pages 241 à 250
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— Khalifa A., L’influence africaine dans la culture et la musique à Dubaï, Revue internationale des sciences sociales
2006/2, N° 188, p. 241-250.

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L’influence africaine
dans la culture et la musique à Dubaï

Aisha Bilkhair Khalifa

Une brève histoire quelque temps encore jusqu’à ce que les nom-
du commerce des esclaves breux accords signés entre le sultan régnant et les
autorités britanniques aboutissent à l’affranchis-
dans les États de la Trêve sement des esclaves, le 24 mai 1896 (Pease
Zanzibar fut l’un des principaux points de transit 1895 : 1 et 12).
des esclaves originaires de la Corne de l’Afrique Si quelques esclaves furent alors officielle-
et de l’Afrique centrale vers les marchés d’Arabie ment émancipés, beaucoup restèrent à Zanzibar,
orientale, d’Iraq, de Perse et même de certaines tandis que d’autres étaient transférés à Oman où,
régions du sous-continent indien. L’Afrique arrivés par les ports de Mascate, Sour ou Batinah,
orientale était depuis de nombreuses décennies ils furent à nouveau réduits en esclavage, sur
une source majeure d’appro- place comme domestiques ou
visionnement pour les Boursière Fulbright et post-doctorante revendus et expédiés par
négriers arabes, mais l’ex- à l’Université de Harvard (2005-2006), bateau vers d’autres hori-
ploitation ne commença sur Aisha Bilkhair Khalifa est diplômée en zons. On ne dispose malheu-
une grande échelle qu’après réalisation cinéma, en ingénierie élec- reusement pas de statistiques
tronique et en études ethniques et titu- précises sur le nombre d’es-
la conquête de Zanzibar et laire d’un doctorat en études arabes du
de Pemba par les Omanais Golfe. Ses recherches portent principa- claves achetés à cette époque,
vers la fin du XVIIe siècle lement sur la diaspora africaine du mais on sait que le commerce
(Kelly, 1968, p. 412). Golfe, et plus particulièrement sur la des esclaves exerça une
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À la fin du XVIe siècle, possession par les esprits, les femmes, influence considérable sur
les jeunes et les modifications identi-
Oman prit le contrôle de taires. Ses articles les plus récents s’in- l’économie de villes côtières
Zanzibar (Unguja) et de l’île titulent : « Spirit Possession and its comme Dubaï. Tout au long
de Pemba. Zanzibar, dont le Practices in the United Arab Emirates » du XIXe siècle et pendant une
nom, tiré du persan zendji- [Les pratiques de possession par les bonne part du XXe siècle, les
esprits dans les Émirats Arabes Unis] et esclaves jouèrent un rôle de
bar, signifie « pays des « Secrecy and the Circulation of Know-
Noirs », était aussi appelée ledge among Gulf African Musical premier plan dans l’industrie
al swahil (« la côte », en Groups » [Le secret et la circulation du perlière, qui dut son expan-
arabe). C’est là que l’on se savoir parmi les ensembles musicaux sion au commerce des plon-
procurait les esclaves noirs africains du Golfe]. geurs qui prospérait sur les
E-mail : bilkhair@hotmail.com
et que l’arabe fusionna avec marchés locaux (Heard-Bey,
le bantou pour donner nais- 1982, p. 200). Les esclaves
sance au swahili (Qasim 2000, p. 29). Sous la noirs et les Baloutches (un groupe ethnique ira-
dynastie des Y‘aribah (1749-1804) et de leurs nien) formaient une main-d’œuvre locale
successeurs les Al bu Sa‘id (de 1804 à nos jours), employée dans les bancs de perles l’été et dans
Zanzibar servit de plaque tournante au commerce les datteraies l’hiver. De nombreux émirs côtiers
oriental des esclaves, notamment sous le règne de et négociants de perles possédaient des esclaves
Sa‘id bin Sultan (1804-1856). Parvenue à l’indé- qui formaient le gros des équipes de plongeurs, et
pendance en 1861, elle passa sous protectorat bri- la demande d’esclaves plongeurs resta importante
tannique dès 1890. La traite se poursuivit sur l’île jusque dans les années 1930, lorsque l’industrie

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perlière amorça son déclin. L’arrivée sur le marché mode de vie du Golfe et leur soumission à la
des perles de culture japonaises et la crise écono- morale et au code de l’honneur des tribus. De ce
mique de 1929 ne dissuadèrent pas les négociants fait, les Africains du Golfe ne se constituèrent pas
de Dubaï de recourir aux esclaves : en 1938, les en minorité raciale, comme ce fut le cas des
propriétaires d’esclaves de Dubaï s’opposèrent Baloutches ou des Persans. Au contraire, beau-
ainsi à l’octroi des certificats de manumission bri- coup d’esclaves firent preuve de la plus grande
tanniques prévus par l’article 27 de l’Acte final de loyauté envers leurs maîtres, avec lesquels ils
la Conférence de Bruxelles de 1890, dont le but nouèrent des liens étroits. Dans le cadre de l’in-
était de mettre fin au commerce d’esclaves afri- dustrie perlière, certains allèrent jusqu’à se
cains. Ils prétendaient que leurs esclaves n’avaient vendre et à remettre le produit de leur vente à
pas été importés d’Afrique, mais qu’ils étaient nés leurs maîtres en leur faisant leurs adieux (Lien-
et avaient grandi dans leurs maisonnées. Ils soute- hardt, 2001, p. 217).
naient aussi que cette émancipation provoquerait Les relations de maître à esclave n’en étaient
leur faillite, car privé de son esclave, le maître per- pas pour autant toujours positives et exemptes de
dait sa source de revenus, ainsi que sa garantie de mauvais traitements et d’oppression. Les
solvabilité, qui lui permettait de contracter des esclaves africains n’ont cessé de négocier leur
prêts (India Office Records, dossier R/1/15/227, statut et, du fait de la nature même de leur condi-
p. 203, Zahlan, 1978, 150-19). tion, le seul moyen par lequel ils pouvaient
Dans le sillage de l’industrie perlière, pos- espérer obtenir une certaine reconnaissance était
séder des esclaves était source de prestige et d’as- de renoncer à leurs traits culturels distinctifs, et
cension sociale. Leur rapt et leur vente comme notamment à ceux qui les rattachaient à
domestiques étaient donc des pratiques courantes l’Afrique. Ce n’est qu’au prix d’une totale assi-
dans la plupart des villes côtières, la possession milation qu’ils pouvaient espérer devenir les
d’esclaves représentant une charge économique égaux de leurs maîtres (ou du moins y aspirer).
(Lienhardt, 2001, p. 12). Dans les années 1950, Les fonctionnaires et voyageurs britan-
de nombreux habitants côtiers ainsi que des niques offrent une image homogène de la popula-
bédouins pratiquaient encore l’enlèvement de tion de Dubaï. Lorimer, par exemple, le premier à
femmes et d’enfants dans le but de les vendre fournir un chiffre global de la population tribale,
ailleurs par les routes clandestines de l’intérieur l’évalue à 1 500 habitants (Lorimer, 1986,
(Hawley, 1971, p. 173). Aussi beaucoup d’es- p. 765). Il précise que, sur ce total, 800 étaient
claves vivant à Dubaï avaient-ils des parents avec membres de la tribu des Al Bu Falasah (une
lesquels ils pouvaient entrer en contact dès que la branche des Bani Yas, à la tête de l’émirat d’Abou
possibilité leur était donnée de se déplacer libre- Dhabi), les 700 restants leur étant apparentés et
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ment dans la région. Comme dans d’autres villes travaillant à l’époque comme plongeurs, après
côtières, la possession d’esclaves devint chose avoir quitté Abou Dhabi pour Dubaï afin de sou-
coutumière à Dubaï. Les voyageurs visitant le tenir leur clan dissident. Cette façon de voir les
Golfe persique notent l’omniprésence des choses peut s’expliquer de deux façons. Elle peut
esclaves africains et de leurs descendants dans la refléter celle des fonctionnaires britanniques,
vie quotidienne. Izzard observe ainsi que les Afri- pour lesquels les Arabes et leurs esclaves afri-
cains ne sont qu’une des composantes de la popu- cains appartenaient à la même catégorie raciale.
lation locale, dont ils ne se distinguent ni par le Mais elle peut aussi tenir au fait – c’est une autre
vêtement, ni par la langue (Izzard, 1979, p. 12). interprétation possible – qu’en l’absence de ten-
sions raciales institutionnalisées, il n’était pas
nécessaire d’opérer une distinction à ce niveau.
L’assimilation Thesiger note que de nombreux esclaves
des esclaves africains figuraient dans la suite de l’émir et que plusieurs
par les sociétés arabes du Golfe étaient enviés pour le pouvoir et le prestige dont
ils jouissaient. Certains étaient frères adoptifs ou
Parce qu’ils vivaient dans la proximité immédiate fils de l’émir ; beaucoup avaient du sang arabe et
et dans l’intimité des tribus, les esclaves africains se distinguaient à peine des autres membres de la
s’intégrèrent dans les sociétés arabes du Golfe. tribu par leur couleur de peau et leur apparence.
L’exclusion géographique et l’inaccessibilité de Cependant, s’il était courant pour un Arabe de
l’Afrique facilitèrent leur rapide adaptation au prendre une esclave pour concubine, tout esclave
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Des musiciens jouent lors d’une course de chameaux à Dubaï, Émirats Arabes Unis. Roger Viollet/Françoise de Mulder.
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qui attentait à la « pureté » d’une femme de la interprétaient et enseignaient les rythmes et les
tribu était puni de mort, un tel acte étant consi- paroles fréquemment rapportés de leurs voyages.
déré comme l’offense suprême. Pour sauver leur Beaucoup de ces chants, notamment ceux qui
honneur et leur rang, les membres de la tribu accompagnent la laywa, sont toujours chantés en
n’hésitaient pas à poursuivre le couple afin de swahili comme en arabe et n’ont rien perdu de
mettre à mort les contrevenants, même s’ils leur rythme et de leur signification. Le chant ci-
étaient légalement mariés (Thesiger, 1977, p. 69). dessous, par exemple, évoque Faïrouz, un jeune
Aussi certains esclaves se considéraient-ils esclave séparé de sa famille pour être vendu et
comme des Arabes, ayant pleinement fait leurs embarqué sur un boutre. Il formule le vœu que,
les traits de caractère et modes de comportement grâce aux vents d’ouest, le bateau emportant Faï-
prévalant au sein des traditions arabes et tribales. rouz le ramène vers sa famille. L’expression col-
La générosité est ainsi un trait supposé de l’émir lective de ce qui est perçu comme la dure
et des membres de sa famille, qui veut qu’un hôte condition d’esclave est symbole de solidarité face
de la famille dirigeante soit traité avec le à l’expérience inhumaine de l’esclavage.
maximum de respect et d’honneurs. De même,
les esclaves ne manquaient pas de faire montre de Cher Faïrouz, ils sont partis le vendre
leur richesse et de leur sens de l’hospitalité à leurs
visiteurs. Il faut rappeler que les esclaves ne dis-
posaient ni du temps ni d’un lieu adéquat pour Ô Allah, fais que soufflent les vents d’ouest et
entretenir des relations hors du cercle de leur qu’ils le ramènent
maître : ils n’avaient donc pour référence que les
critères établis par les cheikhs. Il en allait de
même de leurs modes d’expression et de leur Au temps de l’esclavage dans le Golfe, la
maîtrise de la langue arabe. Jusqu’au début des mémoire collective africaine s’exprimait surtout
années 1970, un esclave faisant montre d’autorité à travers les chants religieux, témoignant de la
verbale exhibait par là même sa richesse et son quasi-omniprésence du sacré. Le genre nouban,
goût des possessions matérielles : son ego était par exemple, fut pratiqué par les esclaves dès leur
valorisé par association avec son maître. Ce prin- arrivée dans le Golfe. Le trait le plus intéressant
cipe imitatif était ainsi fondé sur la perception de de cette musique reste cependant la description
la supériorité inscrite dans le système tribal. Les précise, dans les textes des chants, de l’itinéraire
esclaves, forts de la protection de leur maître, suivi depuis l’Afrique jusqu’au Golfe. Ainsi,
affirmaient leur supériorité dans toutes les quand les principaux chants de nouban font réfé-
sphères d’interaction sociale et professionnelle rence à des lieux situés en Nubie (Nuba) et sur la
côte soudanaise, d’autres évoquent La Mecque,
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(Lienhardt, 2001, p. 200).
Même assimilés, les esclaves originaires Médine et Mokha au Yémen. On trouve des
d’Afrique demeuraient attachés à l’élément le connotations religieuses dans les chants des
plus caractéristique, en dehors de leur couleur de esclaves ayant transité par La Mecque et Médine,
peau, de leur identité africaine : leur musique. Ils tandis que ceux qui sont passés par Mokha van-
avaient recours à la musique pour satisfaire leur tent la beauté de son site. Ce fut un facteur majeur
besoin de s’exprimer, de panser leurs blessures et de préservation de la mémoire culturelle afri-
de partager leurs savoirs et leurs expériences. Les caine, car ces chants permirent en définitive de
esclaves africains devenus plongeurs et marins consigner et de documenter le parcours emprunté
combinaient la pêche aux perles et la pratique, par la traite et le vécu de l’esclavage. Ces paroles
pendant la morte saison, de rites musicaux tels exprimant une soif constante de liberté sont res-
que le nouban ou le zar (rituels de possession ori- tées inchangées au fil de leur transmission orale
ginaires d’Éthiopie et d’une partie du Soudan), ou d’une génération à l’autre.
encore la laywa (danse originaire du Kenya et En plus des musiques de travail et des chants
chantée en swahili), interprétée par les Africains religieux, de nombreux plongeurs, chanteurs et
tout au long de l’année. Cette pratique enrichit les musiciens trouvèrent un exutoire en utilisant la
différentes formes artistiques africaines, que l’on capacité d’improvisation de la musique africaine
peut encore entendre aujourd’hui. Les marins pour développer le genre musical ma‘aliyyah
voyageurs assurèrent un flux continu de chants (musique de divertissement très rythmée, souvent
entre l’Afrique et le Golfe. Ils transmettaient, accompagnée de danses et de mouvements
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sexuellement suggestifs). Dans les années 1930, sociaux et les préjugés négatifs frappant les inter-
la situation économique était désespérée : la prètes ont commencé à évoluer. Aujourd’hui, les
nourriture et le travail manquaient, et la popula- jeunes musiciens qui chantent et jouent de la
tion éprouvait un sentiment de détresse général. musique moderne sont considérés comme bran-
Ce fut l’occasion pour les musiciens de créer un chés, tandis que les interprètes de musique d’ori-
nouveau genre musical générateur d’espoir. De gine africaine sont tenus pour quantité négli-
nombreux interprètes de chants de marins partici- geable sur le plan social.
paient déjà à des ensembles musicaux africains ; Les musiciens africains n’ont aucune théorie
l’accès aux instruments de musique et à un lieu écrite de la musique. Pour l’esclave africain, la
où pratiquer s’en trouvait facilité. Chanteurs musique faisait partie intégrante de la vie et du
de la mer et esclaves domestiques ont donc travail, c’était une pratique traditionnelle que l’on
improvisé, exploré et créé une musique d’espoir transmettait aux autres. Il s’agit à l’évidence d’un
et de divertissement, même si le genre trait commun à la musique africaine et à la
ma‘aliyyah était méprisé par les hommes des musique du Golfe, dont la connaissance continue
tribus en raison de ses paroles et de ses danses d’être transmise et de s’acquérir par l’observa-
suggestives. À travers cette forme novatrice de tion. Les musiciens d’origine africaine ne rece-
pratique musicale, les esclaves et les descendants vaient ni formation ni enseignement musical
d’esclaves bravaient les coutumes locales et par- officiel. Leur motivation était purement person-
ticipaient à des modes d’expression s’écartant des nelle et, au départ, ils confectionnaient eux-
normes tribales. mêmes leurs instruments. La fabrication
Le genre ma‘aliyyah s’est développé en traditionnelle d’instruments de musique, source
réaction à l’âpreté des conditions de vie en mer de rythmes spécifiques, reste bien vivante aujour-
imposées à ces hommes. Mais il reflétait aussi d’hui.
l’esprit rebelle des esclaves africains mécontents La fabrication d’instruments ainsi que les
de leur condition sociale et du sort qui leur était interactions musicales attestent l’existence, entre
imposé. La pratique d’une musique divertissante les esclaves, d’un solide réseau d’enseignement
et de danses érotiques était pour eux une forme et d’apprentissage mutuel des multiples facettes
d’expression spontanée, un moyen d’échapper à de la musique, des textes et des danses d’origine
la rudesse et à l’hypermasculinité de leur rôle en africaine. Les hommes apprenaient auprès des
tant que plongeur. Il leur permettait de retrouver femmes sans aucune arrière-pensée sexiste. Les
la jeunesse que la mer avait engloutie, et de par- musiciens à la tête d’un groupe servaient de
venir, au bout du compte, à surmonter des condi- guides et de modèles aux nouveaux arrivants. En
tions socio-économiques difficiles. observant et en supervisant leur évolution et leur
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Par bien des aspects, la musique d’origine interprétation, ils aidaient les jeunes musiciens à
africaine se différenciait nettement de celle du produire une musique d’inspiration à la fois
Golfe, les variations concernant outre la musique sociale, culturelle et spirituelle. Cette musique,
elle-même, les instruments, les rythmes, les associant la voix, les mots, le mouvement et les
danses et les mouvements du corps. Elle s’en dis- rythmes, est devenue un élément indispensable de
tinguait également par le caractère sacré de cer- la vie quotidienne. La musique populaire répond
tains instruments, et par le choix des occasions, en effet à des fins et remplit des fonctions de la
du lieu et des participants. Il est important de plus haute importance pour les individus et pour
noter que la musique et les danses étaient consi- les environnements dans lesquels ils vivent et tra-
dérées comme un élément fondamental de la per- vaillent (al-Rifa‘i, 1992, p. 112-117).
ception africaine de soi et du monde. Ce n’était Les esclaves musiciens associaient à leurs
pas le cas dans le Golfe, ni dans le Monde arabe instruments des mythes, des peurs et les malheurs
en général, où tous ceux qui étaient associés à la que chacun cause par ses propres faits et gestes.
musique et à sa production étaient considérés Ces associations permirent à la musique et aux
comme socialement inférieurs et où la seule fonc- esclaves africains de survivre et favorisa leur
tion sociale de la musique africaine et de ses créativité. Racy montre que l’histoire de la lyre
interprètes était d’offrir aux membres des tribus met en évidence l’existence de liens géogra-
l’occasion d’être distraits par d’autres membres phiques entre des instruments qui, joués dans
de la société considérés comme des parias. Ce deux endroits différents, servent néanmoins des
n’est que tout récemment que les vieux stigmates buts identiques. En tant que processus, l’usage de
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la lyre dans le contexte aussi bien des commu- tements dont ils étaient souvent victimes, ils ont
nautés africaines que de celles du Golfe, ainsi que utilisé le monde des esprits comme forme de
le voyage de la lyre depuis l’Afrique jusqu’au résistance. Des esclaves qui exprimaient leur res-
Golfe, « semblent illustrer ce que les ethnomusi- sentiment en refusant de travailler, les bédouins
cologues ont coutume d’appeler une « survivance disaient qu’ils étaient victimes de « la saute d’hu-
marginale », autrement dit la persistance de tradi- meur de l’esclave » (tasanfirat ou tasnifat al-
tions ou d’objets qui survivent principalement à ‘abid).
la périphérie géographique de leurs lieux d’ori- Voici comment Paul W. Harrison décrivait
gine » (Racy, 1992, p. 7-17). Inutile de dire que en 1924 l’utilisation de la superstition comme
cette survivance marginale est à la base de l’iden- méthode ingénieuse de résistance par les Noirs du
tification de l’« africanité » de la musique des Golfe :
esclaves.
Les Arabes de la Côte des pirates ne sont pas par-
Dans leur domaine musical incontesté, les ticulièrement superstitieux. Ce sont des musul-
Africains du Golfe ont entouré la musique et les mans sunnites, et cette confession ne se prête pas
instruments de mythes et de croyances mystiques. aisément à la superstition. Toutefois, lorsque l’un
Ils attribuaient des pouvoirs aux rythmes et aux de ces esclaves noirs se dresse comme s’il était
instruments et les croyaient capables d’entrer en pris de folie, et se met à courir en tous sens en
contact avec les esprits possesseurs. L’entrée criant et gesticulant et en parlant le plus sérieuse-
dans l’univers de la musique nécessitait donc ment du monde d’une voix qui n’est pas la sienne
l’acquisition d’un savoir spécialisé, permettant comme si une nouvelle personnalité avait pris
notamment d’interagir avec les autres musiciens, possession de lui, même les plus inflexibles des
en privé comme en public. Il fallait aussi maîtres arabes sont fortement impressionnés et
hésitent à lui infliger la punition prévue. Ces
apprendre à manipuler les instruments : tout manifestations peuvent se produire au moment le
manque de respect vis-à-vis d’un instrument peut plus opportun, et il faut plus de hardiesse que les
en effet appeler la malédiction sur celui qui le Arabes n’en possèdent généralement pour
manipule. L’instrument possédé par un esprit négliger pareil avertissement […] Il n’y a là de la
peut s’emparer de la volonté du joueur et le part de ces esclaves aucune simulation au sens
contraindre à en jouer plusieurs heures sans dis- habituel du terme. Ils croient totalement à la sin-
continuer. Certains instruments communiquent cérité de ce type de manifestation. Si ces visites
par l’intermédiaire des musiciens possédés et font des esprits ne leur permettent pas d’échapper sys-
savoir qu’ils exigent que le sang soit versé : pour tématiquement aux corrections, elles les protè-
calmer les esprits possesseurs, on offre aux ins- gent incontestablement d’un certain nombre de
châtiments terribles que seraient susceptibles de
truments des sacrifices sanglants et on en joue
leur infliger leurs maîtres arabes (Harrison, 1924,
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pendant des cérémonies prestigieuses. Les instru- p. 90).
ments sont aussi emportés en mer pour un net-
toyage et un rajeunissement annuels. Ces rites Cette expérience de la possession par les
font partie de la mémoire collective des musi- esprits peut être également rattachée à la psycho-
ciens africains qui vivent dans la culpabilité et logie de la plongée, dans la mesure où les plon-
dans la crainte des conséquences auxquelles ils geurs y voyaient souvent leur salut. Beaucoup
seraient confrontés s’ils ne prenaient pas soin des étaient hydrophobes et sombraient dans l’an-
instruments et des esprits. goisse et la dépression dès qu’ils montaient à
Outre ceux qui concernaient les instruments, bord des bateaux de plongée. Ils étaient par suite
les esclaves avaient créé d’autres mythes se rap- le jouet d’illusions et d’hallucinations lorsqu’ils
portant au monde des esprits, expression indirecte se trouvaient en eau profonde. On disait souvent
de leur opposition à une stratification sociale d’eux qu’ils étaient possédés par les djinns. Bien
oppressive et tentative également indirecte de que leur état puisse s’expliquer par la maladie de
compenser l’infériorité de leur statut (Boody, la décompression, qui résulte d’un excès d’azote
1989, p. 74). Les esclaves du Golfe ont ainsi dans le sang (PADI, 1994, p. 191-193), il était
démenti l’idée que l’on a d’eux comme générale- considéré comme d’origine surnaturelle.
ment passifs face à l’oppression. Comme ils Des historiens arabes comme al-Mas‘udi et
n’étaient pas en position d’entreprendre un mou- al-Biruni ont prétendu que les plongeurs étaient
vement de révolte de quelque ampleur contre capables de communiquer sous l’eau. Ils produi-
leurs dures conditions de vie et les mauvais trai- saient des sons comparables à ceux des animaux
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et certains aboyaient pour effrayer les monstres l’expérience historique, qui semblait irrationnel à
marins. Pour Saif al-Shamlan, historien koweï- de nombreux observateurs locaux et occidentaux,
tien contemporain spécialiste du Golfe, « les était un mécanisme délibéré permettant aux
plongeurs expérimentés étaient capables d’avoir esclaves de conserver et de préserver leur expé-
un comportement social au fond de l’eau. Ils se rience de l’esclavage et de la transmettre orale-
parlaient, plaisantaient, chantaient et allaient ment et rituellement.
même jusqu’à se battre lors de la récolte des
perles sur les fonds marins » (al-Shamlan, 1975, La dynamique sociale
p. 136-138 et 379). Les plongeurs africains
avaient créé un univers mystique convaincant,
entourant la culture du silence
emportant leur croyance en la possession par les
Pour comprendre la dynamique sociale à l’ori-
esprits jusque dans les eaux du Golfe.
gine de la culture du silence entourant l’esclavage
La croyance dans la possession des plon-
et la traite, il est important d’examiner les diffé-
geurs par les djinns se retrouvait dans le zar et le
rentes interprétations de ce phénomène historique
nouban. Les membres de ces groupes expli-
qui, vu les aspects politiques qui sont en jeu, fait
quaient que si une personne possédée se trouvait
au bord de la mer et qu’elle tombait dans une l’objet de controverses et d’approches empreintes
transe profonde, un esprit pouvait l’emporter au d’une très grande partialité. La plupart des cher-
fond de l’eau. Des témoins oculaires racontaient cheurs et des fonctionnaires britanniques ont glo-
qu’un jeune garçon était tombé à l’eau et qu’il rifié le rôle de l’Empire dans l’abolition de
avait été entraîné, inconscient, dans les profon- l’esclavage, soutenant que la politique britan-
deurs avant qu’on ait pu tenter de le sauver. Ils nique à cet égard avait été dictée par des principes
prétendaient aussi que des femmes étaient allées humanitaires (al-Gurg, 1998, p. 15-16). Accepter
plonger leurs pieds dans la mer au cours d’une qu’il en ait été ainsi suppose de minimiser les
cérémonie du zar. L’une d’elles était entrée en intérêts politiques de la Grande-Bretagne en tant
transe dans l’eau, et bien que trois hommes aient que pouvoir impérial dans la région. Cette idée
uni leurs forces pour la retenir, elle avait eu le reçue est par ailleurs humiliante pour les Arabes,
dessus et avait disparu dans les eaux. Un autre considérés par les Britanniques comme des bar-
récit parlait d’esclaves africains emportant leur bares. Selon cette interprétation, alors que les
tanbourah (lyre) à bord d’un bateau de plongée. Britanniques étaient perçus (et se considéraient
En outre, lorsqu’ils rentraient d’une saison de souvent eux-mêmes) comme les nobles défen-
plongée, certains plongeurs se rendaient directe- seurs des droits de l’homme, les Arabes étaient
ment à l’endroit où se réunissaient les groupes de présentés sous un jour extrêmement défavorable.
De leur côté, les historiens arabes et du Golfe
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musiciens avant même d’aller retrouver leurs
femmes et leurs enfants. Ces comportements se sont contentés d’évoquer la question de l’escla-
étaient révélateurs du lien unissant le plongeur à vage en passant, quand ils ne l’ont pas ignorée
ses racines africaines et notamment à la musique, totalement en niant son existence. Les descendants
dans la mesure où on ne les retrouvait pas chez d’esclaves continuent d’être socialement, et dans
les plongeurs non africains. Ces récits nous per- une certaine mesure financièrement, attachés aux
mettent aussi de mesurer l’attachement viscéral dirigeants locaux. Les historiens redoutent donc
des Africains à leur musique. que la vérité, si elle éclate au grand jour, ne com-
À la fois comme plongeurs, comme musi- promette la position de ces derniers, en même
ciens et comme possédés, les esclaves maîtri- temps que l’image des pays du Golfe en termes de
saient le monde des esprits et en préservaient piété, d’humanité et de défense des droits de
l’intégrité. Leurs mythes, croyances et pratiques l’homme. D’où l’absence de tout débat exhaustif
originaires d’Afrique ont largement imprégné le ou sérieux dans le Golfe sur le commerce des
travail et la vie sur terre et sur mer. Mais surtout, esclaves ou sur l’esclavage. On a le sentiment que
ils ont réussi à préserver leurs savoirs dans des cette attitude défensive a été adoptée par de nom-
conditions d’esclavage particulièrement éprou- breux chercheurs parce qu’ils pensent que tout
vantes, donnant ainsi naissance à de nouveaux examen de ce chapitre de l’histoire serait source de
rituels secrets riches de significations symbo- distorsions des faits et d’embarras.
liques et renfermant des messages codés à plu- La réticence des universitaires à aborder le
sieurs niveaux. Ce lien entre la réalité, le mythe et sujet de l’esclavage peut être perçue comme un
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248 Aisha Bilkhair Khalifa

cas typique d’adhésion à la présentation sélective de leur temps. Inversement, c’est souvent en
de l’histoire, mais elle illustre aussi le caractère fonction d’individus qui ont des intérêts person-
subjectif de l’interprétation historique. Indépen- nels à défendre qu’est écrite l’historiographie de
damment de la manière dont on choisit de pré- sujets sensibles.
senter le passé, cette présentation sélective de
l’histoire ne nie pas l’existence des événements. Conclusion
Aucun chercheur ne peut raisonnablement réfuter
l’existence de la traite dans le Golfe, dans la Compte tenu de l’évolution historique des bases
mesure où celle-ci est amplement documentée, idéologiques de l’esclavage, il y a tout lieu de
notamment dans les archives de la British penser que le commerce des esclaves a eu un
Library. Cependant, confrontés au manque de impact durable sur la construction des identités
ressources alternatives, la majorité des cher- sociopolitiques et culturelles conflictuelles, et
cheurs du Golfe sont contraints de s’appuyer sur cependant à bien des égards interdépendantes, de
les documents britanniques. Si ces matériaux sont la communauté des esclaves et des populations
cruciaux pour l’analyse des intérêts politiques, autochtones de Dubaï, en particulier des élites
sociaux et économiques des Britanniques dans la politiques d’origine tribale.
région, ils font courir le risque de perpétuer Nous avons examiné dans cet article diffé-
l’orientalisme. Ils ont servi à justifier l’hégé- rents types de musique africaine, et le rôle joué
monie de la civilisation occidentale sur toutes les
par les Africains et leur musique dans l’histoire
autres, mais ils ne donnent de cet événement his-
culturelle de Dubaï. Malheureusement, l’apport
torique qu’un éclairage partiel dans la mesure où
de la musique africaine a été largement négligé,
ils omettent d’objectiver la participation des
même s’il est clair qu’elle continue de jouer un
Arabes à la traite. Les chercheurs occidentaux ont
rôle dans la satisfaction sociale des besoins quo-
joué à cet égard un rôle important en présentant
les Arabes comme des marchands d’esclaves tidiens de la communauté locale et des industries
alors qu’ils ne faisaient qu’exercer une activité touristiques.
très répandue à l’époque. L’exploitation et le Les chercheurs et les historiens du Golfe ont
commerce des esclaves étaient pratiques cou- eu tendance à traiter le commerce des esclaves
rantes parmi les Européens, et les marchands bri- comme un phénomène marginal parce que l’es-
tanniques en particulier. De 1760 à 1810, les clavage est un sujet tabou. Certains en ont en
Britanniques n’ont pas exporté moins de quelque sorte nié l’existence dans le Golfe,
1 613 000 esclaves de l’Afrique vers leurs colo- d’autres affirmant que, sous l’influence des prin-
nies américaines (Walvin, 1992, p. 26). En 1772, cipes de l’islam, il était pratiqué avec humanité.
L’une et l’autre approches excluent toute appré-
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plus d’une centaine de bateaux négriers sont
partis de Liverpool (Williams, 1980, p. 162) et en hension de la traite en tant que phénomène éco-
1790, sur les 74 000 esclaves exportés chaque nomique. Nous avons montré dans la présente
année d’Afrique, plus de la moitié (38 000) étude que l’esclavage à Dubaï était lié à l’indus-
appartenaient à des négociants britanniques trie perlière autrefois florissante et qu’il était un
(Lorimer, 1986, p. 2475). En 1792, à Liverpool, élément essentiel de l’économie traditionnelle de
un bateau sur douze était impliqué dans la traite l’émirat.
(Williams, 1980, p. 162). L’idéologie tribale a exercé la plus forte des
Le commerce des esclaves et l’esclavage influences sur la communauté des esclaves. Bien
sont des sujets sensibles à Dubaï et dans le Golfe, que vivant à proximité de leurs maîtres, ces der-
dans la mesure où ils peuvent donner lieu à des niers restaient considérés comme racialement
représentations peu flatteuses quant à l’action inférieurs. Pourtant, dans un effort d’assimilation,
passée des émirs et, plus généralement, des les esclaves se sont approprié les traditions tri-
nobles et dignitaires de ces sociétés. D’où l’ab- bales auxquelles ils ont contribué et qu’ils ont
sence à ce jour de tout travail historique rigou- transmises à leurs enfants. Ceux-ci ont été encou-
reux sur l’esclavage. Car les enjeux sont élevés : ragés à s’intégrer en participant à des manifesta-
reconnaître que l’esclavage a fait partie de sa tions tribales telles que l’al-‘ayyalah, plutôt qu’à
propre histoire met en péril l’image et le percep- la musique africaine.
tion de soi. Bien des chercheurs ont construit L’étude de la musique et des musiciens
l’histoire selon les normes politiques et sociales permet d’appréhender certaines dimensions
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L’influence africaine dans la culture et la musique à Dubaï 249

importantes de l’esclavage en tant que processus mettait de survivre à ce labeur forcé. Sur terre, à
historique imposant et reproduisant un ensemble travers le monde des esprits convoqué lors des
de relations de subordination entre l’esclave, le séances musicales, ils créaient un environnement
maître et le membre de la tribu. De la marque qui apaisait leurs âmes en fusionnant le réel et le
qu’a laissée cette subordination témoigne aujour- mythe.
d’hui la création à Dubaï d’un « patrimoine Depuis l’époque prépétrolière, la musique a
national » intégrant les valeurs bédouines et niant joué un rôle de premier plan dans le maintien de la
toute influence africaine. On peut parler d’une cohésion du groupe. Comme le montre la prédo-
forme moderne d’hégémonie culturelle soutenue minance des descendants d’esclaves au sein de la
par une élite néotribale. plupart des ensembles musicaux, la musique afri-
Comme le montre l’étude des rituels, des caine s’est transmise de génération en génération.
pratiques et de l’organisation des groupes prati- Ces groupes ont cependant attiré et accueilli des
quant l’al-ma‘aliyyah et le zar, il est clair que ces personnes qui ne partageaient ni leur expérience,
traditions musicales ont fourni une forme d’ex- ni leur souci de préserver ce qui était transmis.
pression à ceux qui étaient marginalisés par la Depuis le début des années 1970, les changements
société dans laquelle ils se trouvaient. Cette mar- économiques et sociaux ont influencé tous les
ginalisation s’est poursuivie de l’époque de l’ex- aspects de la vie et modifié le statut et la fonction
ploitation perlière et de l’esclavage à nos jours, de la musique traditionnelle africaine.
bien qu’elle ait changé de forme. La musique On peut conclure sans trop s’avancer qu’on
semble la même, mais elle a en fait été modifiée assiste à la discontinuation, voire même à la fin
par les musiciens, poussés par leur désir d’être de la musique africaine traditionnelle dans le
acceptés par les tribus. Golfe, d’autant plus que du fait de leur assimila-
Les esclaves ont aussi créé un environne- tion, les liens qui unissaient autrefois les Afri-
ment utopique qui les a aidés à supporter, grâce à cains du Golfe à l’Afrique se sont dissous. En
la musique, la dureté de leur condition. Ils ont fait d’autres termes, dès que la fonction de leur
de leurs chefs musicaux des guides spirituels et musique a changé, leur attachement à la conti-
des modèles éthiques. Ils ont attribué des pou- nuité des vieilles pratiques s’est évanoui. Ils sont
voirs mystiques et mythiques aux instruments de aujourd’hui incapables d’affirmer leur origine
musique qui sont devenus des objets de vénéra- raciale et ethnique, de revendiquer une identité ou
tion. Ils ont également fait des endroits où ils se de participer à un véritable débat politique. Ils
réunissaient pour pratiquer leur art des lieux vivent dans le déni total de leurs racines afri-
sacrés, offrant protection et bien-être à tous sans caines et insistent sur le fait qu’ils ne sont pas
stigmatisation sociale. Les membres des africains, mais arabes et musulmans.
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ensembles musicaux se considéraient en outre Soulignons pour finir qu’il convient de
comme occupant une place éminente et noble au placer ce travail de recherche sur les relations
sein de la société. Cette vision du monde qui était entre le Golfe et les descendants d’esclaves afri-
la leur subsiste aujourd’hui encore, car la plupart cains en tant que groupe sociohistorique dans un
des membres des ensembles musicaux de Dubaï contexte sociohistorique. Ainsi parviendra-t-on
continuent de participer à ces rituels. à terme à faire en sorte que les descendants
Les esclaves exprimaient leur amertume de d’esclaves perpétuent la tradition héritée de leurs
captifs à travers la musique. La hiérarchie des prédécesseurs, contribuant ainsi à enrichir l’expé-
esprits qui continue de dominer les séances de zar rience de la diaspora africaine. Des travaux plus
suggère que les esclaves ont forgé leurs univers spécialisés sur l’esclavage dans le Golfe contri-
musicaux et spirituels pour répondre à leurs bueront sans aucun doute à une meilleure com-
besoins psychologiques. Les plongeurs voyaient préhension du sujet et l’histoire du Golfe ne
des créatures mythiques dans les profondeurs saurait être complète en leur absence.
marines. Le rapport qu’ils établissaient entre la
plongée et la possession par les esprits leur per- Traduit de l’anglais
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