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POLITIQUES SOCIALES
ET CYCLES DE TRANSFORMATION ÉCONOMIQUE ET
INSTITUTIONNELLE AU CHILI
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2016/3 N° 102 | pages 53 à 73
ISSN 0765-1333
ISBN 9782747226660
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-problemes-d-amerique-latine-2016-3-page-53.htm
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Emmanuelle Barozet1 & Vicente Espinoza2
Introduction
Les mesures mises en place par le nouveau gouvernement Bachelet (2014-
2018), ainsi que celles qui sont actuellement en discussion altéreront-elles
de manière substantielle le modèle social chilien ? Depuis 2011, le Chili
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Le modèle économique et social chilien, où le marché a la part belle dans
l’allocation des ressources, a démontré ses avantages en termes macroéco-
nomiques au cours des vingt-cinq dernières années et a permis d’assurer une
croissance économique soutenue peu commune en Amérique Latine. Il n’a
toutefois pas permis de sortir de la dépendance des matières premières – la
malédiction des pays « rentiers » – ou de satisfaire les demandes croissantes
de la population, particulièrement la promesse de l’égalité des chances.
Dans cet article, nous analyserons l’évolution des principales politiques
sociales au Chili depuis le retour à la démocratie, en particulier les politiques
liées à l’emploi, les impôts, l’éducation, la santé et les retraites, qui ont
été l’objet d’importantes discussions et de réformes depuis le retour à la
démocratie. Nous nous intéresserons en particulier au nouveau rôle que
l’État doit assumer dans le cadre du cycle d’action collective et des trans-
formations institutionnelles et politiques négociées par le gouvernement
actuel. En résumé, le paradoxe de la politique sociale chilienne des trente
dernières années est le suivant : comment un modèle qui assure une crois-
sance économique soutenue et permet l’amélioration des conditions de vie
de la population génère‑t‑il un rejet profond d’une part importante de la
population ? Nous répondrons à cette question en abordant cinq points :
tout d’abord nous présenterons brièvement le cycle politique et économique
de moyen terme, dans le but d’établir le cadre de l’évolution des modèles
de politiques sociales au Chili depuis les années 1990, ainsi que le bilan de
la « dette sociale » héritée de la dictature. Dans un deuxième point, nous
analyserons la manière dont les premiers gouvernements post transition
ont affronté cette situation, en particulier les taux très élevés de pauvreté,
de chômage et d’informalité par l’intermédiaire de la politique de l’emploi,
emblématique de l’option sociale de la Concertación, la coalition de centre
gauche qui s’installe au pouvoir à la fin de la dictature et qui gouverne
jusqu’en 2010. Dans une troisième partie, nous détaillerons les nuances et
réformes introduites par les différents gouvernements de la Concertación,
dans le but de mettre en lumière les avantages et les limites du modèle
social mis en place au cours des années 1990 et ses résultats au cours
des années 2000 et 2010. Dans une quatrième partie, nous examinerons
pourquoi cet ensemble de politiques sociales considéré comme efficace et
valorisé par une grande partie de l’opinion publique pendant vingt ans perd
sa légitimité vers la fin de la décennie passée, particulièrement comment
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Depuis la fin des années 1980, le Chili a connu une croissance peu
commune en Amérique Latine : environ 5,5 % de croissance annuelle sur
trente ans. Les crises financières internationales de 1997 et 2008 affectent
plus modérément le Chili que d’autres pays de la région et ce n’est qu’en
2015 que les voyants passent au rouge avec la baisse du prix du cuivre.
Malgré la phase actuelle de ralentissement, le Chili a donc connu trois
décennies d’expansion économique, quand la plupart des pays latino-
américains n’arrivent pas à soutenir des cycles de croissance supérieurs à
une dizaine d’années. Le point de départ de cette situation exceptionnelle,
en partie héritée de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990), est le
suivant : une certaine stabilité macroéconomique doublée d’un grand déficit
dans le domaine social. En effet, au cours des années 1970 et 1980, suivant
la doctrine de l’école de Chicago, le pays passe d’un modèle de substitution
des importations, à bout de souffle depuis les années 1960, à un modèle
ouvert et fondé sur les exportations, ainsi que sur la privatisation de la
plupart des secteurs de l’économie, avec des conséquences sociales néfastes.
Le cadre dictatorial donne aux militaires et aux acteurs économiques qui les
soutiennent une ample marge de manœuvre. La « révolution » économique
installe dans le pays une version orthodoxe du néolibéralisme, c’est-à-dire
un régime politique et économique où la production des biens et des
services est organisée sur la base de la concurrence ; le marché fonctionne
donc comme mécanisme principal de coordination des activités produc-
tives et sociales3, l’État se limitant à un rôle « subsidiaire », inscrit dans la
Constitution de 1980. Cette situation particulière d’une dictature longue,
avec la continuité de la même équipe à la tête de l’Etat, explique en partie la
profondeur des transformations, par comparaison avec les politiques néoli-
bérales de Margaret Thatcher et Ronald Reagan au début des années 1980,
appliquées dans un cadre démocratique. Le Chili est donc le premier pays
qui donne un coup de barre à droite et transforme de fond en comble les
règles de l’économie, des finances et du commerce. En termes généraux,
il existe une certaine continuité avec les décennies antérieures, puisque
l’économie du pays repose toujours majoritairement sur l’exploitation de
matières premières, particulièrement le cuivre, la cellulose, la pêche et les
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active4. L’expulsion d’une part importante des fonctionnaires vers un secteur
privé instable et peu régulé complète ce panorama de précarité, alors que
la pauvreté atteint environ 40 % de la population. Rappelons qu’il n’existe
pas encore de système de protection sociale qui permette de limiter les
effets de la crise sur les revenus des familles. Le coefficient de Gini passe
de 0,46 en 1975 à 0,57 en 1988 dans la région métropolitaine de Santiago5.
Enfin, la dictature change profondément l’orientation générale des
politiques publiques : les individus doivent obtenir de prestataires privés
des biens et services qui auparavant étaient du ressort de l’État, tels
que l’éducation, la santé et les retraites. Du point de vue doctrinaire, les
idéologues du modèle économique considèrent que le marché a un rôle
fondamental dans la création des richesses, au point que le rôle de l’État
doit se limiter à compenser les situations les plus déficitaires du point
de vue social, selon une politique de « ciblage » ou target efficiency6 sur
les personnes inactives, comme les chômeurs et les personnes âgées ou
handicapées. Bien que les politiques sociales chiliennes antérieures à la
dictature n’aient jamais atteint de manière efficace les secteurs ruraux
ou la marginalité urbaine, et qu’il n’y ait jamais eu un État providence
en tant que tel, les effectifs publics sont considérablement réduits, ainsi
que la dotation publique. Une partie importante des fonctions de l’État
passent des ministères aux mairies, mais sans un transfert conséquent de
ressources. Ce « régime » accéléré permet de réduire de 25 % à 10 % les
dépenses sociales par rapport au budget total de l’État entre 1970 et 19807.
L’État perd donc au profit du marché son rôle de régulateur et de garant
des équilibres macroéconomiques, alors que les droits sociaux se trans-
forment en accès à des prestations privées en fonction des revenus. L’un
des paradoxes de cette situation est que même certains services publics
doivent exiger un paiement des usagers, car l’État cesse de transférer des
ressources, en particulier dans le domaine de l’éducation supérieure.
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de l’isolement international du Chili permet de faire tourner à plein régime
l’économie du pays, qui voit dans les deux décennies suivantes un décollage
de ses finances et l’amélioration générale du niveau de vie, par comparaison
avec d’autres pays de la région, comme l’indique le graphique suivant :
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de la pauvreté par exemple, le Chili se trouve aussi bien en dessous de la
moyenne de la région, comme l’indique le graphique suivant. La pauvreté
pour l’ensemble du continent passe de 48 % à 28 % entre 1990 et 2013, avec
une accentuation de la baisse au début des années 2000. Mais alors que la
diminution de la pauvreté est lente pour l’ensemble du continent, sa chute
est plus marquée dans le cas du Chili depuis le retour à la démocratie.
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de la Statistique, le taux d’emploi de la population augmente, particuliè-
rement celui des hommes ; celui des femmes passe de 30 % à 50 % durant
cette période, mais comme dans la plupart des pays de la région, l’emploi
des femmes est plus faible que sur d’autres continents. Contrairement à
d’autres pays latino-américains qui ont mis en place des politiques souvent
précaires de redistribution, dans le cas du Chili, au cours des années 1990
et 2000, les autorités ne remettent en question ni le système des impôts, ni
le système de transferts limités vers les secteurs les plus démunis.
Dans ce cadre de croissance économique et de développement du système
financier, l’accès aux biens et services augmente rapidement, rompant ainsi
pour une grande partie de la population avec des décennies de précarité
et de qualité de vie très limitée. Une partie de ce succès répond aussi à
l’expansion du système de crédit, particulièrement dans le domaine du
commerce et de l’éducation, maintenant cependant un grand nombre de
familles dans la précarité. Toutefois, les chiffres sont largement positifs
sur les vingt-cinq dernières années pour une grande partie de la population
chilienne : l’accès à l’eau potable et à l’électricité est presque total, de même
que la scolarisation des jeunes jusqu’à la fin du secondaire. Sur la même
période, l’espérance de vie s’élève à 80 ans et la malnutrition a presque
disparu10, comme le détaille le tableau suivant.
L’éducation supérieure se transforme aussi très rapidement durant la
même période, du fait de l’ouverture d’un grand nombre d’universités
privées aux cours des années 1980 et 1990 et de la massification du rêve
de la mobilité sociale par les études supérieures.
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Téléphone portable 1,0 % 51,0 % 90,0 %
Ordinateur - 20,5 % 51,2 %
Internet - 10,2 % 62,0 %
Éducation supérieure 9,0 % 16,0 % 23,7 %
11. Pour le début des années 2010, nous utilisons les données de l’Enquête
Nationale de Caractérisation Socioéconomique (CASEN) du Ministère du
Développement Social, du fait de l’invalidation du recensement de 2012 en raison
de graves problèmes techniques, en particulier de couverture.
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retraites, dépende du pouvoir d’achat des familles13. Beaucoup considèrent
durant les premières années de la transition que les inégalités sont le prix
à payer pour le développement. En outre, les secteurs populaires sont ceux
qui perçoivent le moins les inégalités, alors qu’ils en souffrent le plus14.
Finalement, la situation des pays voisins, souvent complexe du point de
vue économique, est aussi un faire-valoir pour le Chili.
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Graphique n° 4 : Évolution des dépenses sociales per capita
Chili. 1990-2013
15. L. Eyraud, End of the Supercycle and Growth of Commodity Producers : The
case of Chile, IMF Woking Paper 15/242, Washington, Fond Monétaire International,
2015.
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la continuité avec son prédécesseur dans le domaine social, met le cap
plus franchement sur la question de la sortie du sous-développement et
de la modernisation de l’État. Tout en maintenant la priorité de l’équilibre
macroéconomique et financier, il met l’accent sur la qualité de l’éducation
et de l’infrastructure publique. Il soutient aussi l’effort engagé par Patricio
Aylwin dans le domaine des dépenses sociales, qui doublent en six ans dans
le domaine de l’éducation : le temps scolaire est rallongé, les programmes
sont modernisés pour favoriser les apprentissages, de nouveaux établisse-
ments sont construits et le statut des enseignants amélioré, en particulier
sous la pression de ces derniers qui mènent de nombreuses grèves. La
fin du mandat d’Eduardo Frei voit cependant les ressources publiques
s’amenuiser, du fait des répercussions de la crise asiatique de 1997.
La période suivante est marquée par deux présidences socialistes, qui
introduisent des corrections plus importantes au modèle économique
et social hérité de la dictature. Sous le gouvernement de Ricardo Lagos
(2000-2006), une assurance chômage est mise en place pour faire face aux
conséquences de la crise asiatique, mais avec des montants relativement
faibles. La qualité déficiente des services publics de santé est en partie palliée
par la mise en place de garanties explicites (programme AUGE) pour les
pathologies les plus fréquentes, selon une variante régulatrice du néolibé-
ralisme16. Un programme d’accès au logement est mis en place pour les
habitants des bidonvilles (Chile Barrio), ainsi qu’un système de ré-affiliation
au système public pour les exclus (Chile Solidario). La scolarité devient
obligatoire jusqu’à 16 ans. Pour assurer l’équilibre à l’avenir, le gouver-
nement met en place une nouvelle règle fiscale : 1 % du Produit National Brut
doit être économisé tous les ans pour pouvoir mettre en place des politiques
contra-cycliques en cas de ralentissement de l’économie ou de récession.
L’une des principales crises du gouvernement de Ricardo Lagos est toutefois
la réforme des transports à Santiago, l’un des plus gros fiascos de l’histoire
récente des politiques publiques et de la planification urbaine. Le projet
de modernisation, une fois mis en œuvre, montre les limites techniques et
politiques du rôle d’un État qui prétend réformer un secteur qui ne possède
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développement des enfants et de faciliter l’insertion des femmes sur le
marché du travail, particulièrement dans les secteurs populaires, où les bas
salaires dissuadent la plupart des femmes avec des enfants en bas âge de
chercher du travail, alors qu’un deuxième salaire dans les familles les plus
démunies est souvent la garantie d’une sortie de la pauvreté. Ce programme
ambitieux en termes d’investissement n’altère cependant pas la logique
subsidiaire des années précédentes, les réformes étant orientées vers les
plus démunis et ne touchant pas le secteur privé qui refuse d’apporter des
fonds solidaires au secteur public.
Toutefois, le malaise, déjà présent à la fin des années 199017 se propage au
sein de la société. Bien que le bilan des gouvernements de la Concertación
soit positif du point de vue macroéconomique, les nuages s’accumulent à
l’horizon dans le domaine social et de l’emploi. Les salaires restent bas,
certains travailleurs n’arrivent pas à s’extraire du dénuement (20,3 % de la
population active, selon l’enquête CASEN 2013 vit sous le seuil de pauvreté),
les services de qualité sont chers et l’endettement est souvent la condition
sine qua non pour accéder à la promesse du succès, particulièrement à
un diplôme dans le supérieur. Le prix de la modernisation néolibérale se
caractérise aussi par de longues journées de travail et des déplacements
dans des transports en commun précaires. Le sentiment d’insécurité se
propage dans les périphéries urbaines. Ce coût, pris en charge de manière
individuelle par les familles18, répond cependant de moins en moins aux
attentes de la population en termes de justice sociale, particulièrement au
sein des classes moyennes19. En ce qui concerne l’augmentation du nombre
de diplômés, beaucoup n’accèdent pas aux emplois pour lesquels ils ont été
(mal) formés, dans des universités sans régulation, alors que l’endettement
pèse sur les familles, particulièrement au sein des secteurs populaires et
des classes moyennes précaires.
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voient s’éloigner le rêve de la classe moyenne renouvelé par tous les gouver-
nements pendant vingt ans. Les politiques sociales ont permis d’améliorer la
situation des plus pauvres, mais pas d’aller vers un système social plus juste.
20. E. Cleary, “Chile : entre la imagen de éxito y los fantasmas del subdesarrollo”,
Polis n° 18, 2007, s/n (version électronique).
21. V. Espinoza, J. Núñez, “Movilidad ocupacional en Chile 2001-2009.
¿Desigualdad de ingresos con igualdad de oportunidades ?”, Revista Internacional
de Sociología, vol. 72, n° 1, 2014, p. 57-82.
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qui sont en général le fer de lance des fédérations étudiantes, ainsi que des
jeunes des classes populaires qui font leurs études dans des établissements
privés peu régulés. Cette fois-ci, les étudiants refusent de négocier, tirant
les leçons de 200622. Il se produit alors un alignement des perceptions
entre une grande partie de l’opinion publique et les divers mouvements
sociaux qui agitent le pays : mineurs externalisés, petits pêcheurs, défen-
seurs de l’environnement, usagers des services de santé. A ces acteurs
s’ajoutent les consommateurs escroqués dans le cadre de la collusion des
grandes entreprises23 qui créent des ententes pour faire monter les prix.
Ce genre de mouvement est réactif et moins organisé que les précédents,
mais il participe de l’exacerbation du malaise et de la perte de légitimité
du « système ».
Le cas chilien n’est pas isolé du reste de l’Amérique Latine ou de la
planète. L’augmentation des inégalités au niveau international, documentée
depuis les années 197024 est l’objet d’un important débat, en particulier en ce
qui concerne ses conséquences négatives sur la démocratie et l’économie25.
Le graphique suivant permet d’observer l’évolution de la distribution des
revenus des ménages au cours des vingt dernières années au Chili.
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On observe une consolidation d’un groupe de classe moyenne, que
les politiques publiques dénomment habituellement la « classe moyenne
émergente ». Ce secteur est toutefois précaire et relativement pauvre27. Le
graphique suivant illustre la concentration des revenus dans le cas du Chili
pour l’année 2013.
26. Pour établir la comparaison, les revenus des ménages sont exprimés en
monnaie (pesos) chilienne de décembre 2009, sur la base de l’Indice des prix à la
consommation de l’Institut National de la Statistique. Pour faciliter la lecture, nous
utilisons la racine carrée des revenus.
27. V. Espinoza, E. Barozet, M.L. Méndez, “Estratificación y movilidad social
bajo un modelo neoliberal maduro : el caso de Chile”, Lavboratorio n° 25, 2013,
p. 169-192.
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La concentration des revenus est notoire dans les cinq percentiles les
plus riches et particulièrement dans le dernier. L’augmentation des revenus
pour l’ensemble de la population, qui a doublé en termes réels entre 1992
et 2013, ne masque cependant pas cette situation.
C’est donc la prise de conscience des limites du modèle en vigueur depuis
le début des années 1990 qui ouvre la voie vingt ans plus tard à un cycle de
mobilisation et un changement de cap dans les politiques sociales. Alors
que durant les années précédentes les Chiliens acceptaient les différences
sociales, selon les données de l’enquête du Centre d’Études du Conflit et de
la Cohésion Sociale, en 2014, trois ans après le début des manifestations,
78 % considèrent que la qualité de l’accès au service de santé ne devrait pas
dépendre des revenus des familles, alors que 62 % de la population partage la
même opinion en ce qui concerne l’éducation. Il est important de souligner
que parmi la grande variété de mouvements sociaux qui s’installent sur le
devant de la scène depuis 2011, la plupart ne remettent pas directement en
question le modèle économique : de nombreux acteurs souhaitent une redis-
tribution plus rapide des fruits de la croissance et seulement une fraction
plus radicalisée propose un changement de modèle, quoi qu’il n’existe pas
de consensus dans ce domaine. L’idéologie libérale de l’égalité des chances
est largement ancrée dans la société chilienne28.
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de changement de modèle et une transformation qualitative des politiques
pour mettre fin à vingt-cinq ans de démocratie ploutocrate.
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2011, tombe à 2 dollars début 2016, selon les données de la Commission
Chilienne du Cuivre de 2016. Le taux de croissance passe de 4,3 % en 2013 à
1,8 % en 2014, puis remonte lentement à 2,7 % en 2015. Le Fonds Monétaire
International indique que ces chiffres sont au-dessus de la moyenne latino-
américaine, où le taux de croissance passe de 1,3 % à -0,3 % en 2015. Dans
ce contexte, la division par deux du prix du métal rouge entre 2013 et
début 2016 – qui est un retour vers son prix moyen au cours des dernières
décennies – signifie aussi la division par deux des apports du cuivre aux
comptes publics, ce que la réforme des impôts ne compense pas32. Plusieurs
scénarii s’ouvrent alors selon les estimations de l’évaluation du prix du
cuivre, du dynamisme de l’économie chilienne et de la demande chinoise :
un scénario optimiste, selon lequel la demande chinoise peut reprendre,
et la baisse des exportations de cuivre susciter un cycle d’investissement
dans d’autres secteurs de l’économie chilienne ; un scénario stationnaire
qui prévoit une stabilisation du prix du cuivre dans les prochaines années
du fait d’une demande moyenne de la part de la Chine et une réponse
modérée du secteur privé en termes d’investissement et de diversification ;
et un scénario pessimiste qui anticipe un cycle chinois moins demandeur
de cuivre, un ralentissement des investissements et en conséquence une
dégradation de l’économie chilienne33. Autre bémol : la réforme des impôts
et du marché du travail en cours ont repoussé certaines décisions de la
part des investisseurs, ce qui participe sans doute au ralentissement de
l’économie. En outre, comme d’autres pays voisins, le Chili a connu ces
29. D’autres réformes sont mises en place pour la revente de logements ; la taxe
sur les boissons alcooliques et le tabac est relevée, ainsi que l’impôt sur la pollution
automobile.
30. R. López, E. Figueroa, P. Gutiérrez, “La ‘parte del león’: nuevas estimaciones
de la participación de los súper ricos en el ingreso de chile”, Santiago, Serie de
Documentos de Trabajo n° 379, Facultad de Economía y Negocios, Universidad
de Chile, 2013.
31. A. Kaiser, La tiranía de la igualdad, Santiago, El Mercurio, 2015.
32. Une première « réforme à la réforme » des impôts est adoptée en février 2016,
pour résoudre les points les plus confus. Elle anticipe aussi la création de tribunaux
spécialisés.
33. L. Eyraud, End of the Supercycle and Growth of Commodity Producers : The
case of Chile, op. cit.
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économique du pays des dernières décennies. Cette périlleuse mission est
d’autant plus complexe qu’une série de scandales politico financiers qui
affectent début 2015 l’ensemble de la classe politique rejaillit aussi sur la
belle-fille et le fils de la Présidente, ce qui entraîne une chute abrupte du
soutien de l’opinion publique au gouvernement, tout en décrédibilisant son
discours sur l’égalité des chances.
La réforme emblématique, celle de l’éducation, affronte aussi une série de
problèmes. L’ambition de la réforme est de transformer le système scolaire
hérité de la dictature, hiérarchique et segmenté en fonction des classes
sociales, en un système plus intégré et avec une participation plus impor-
tante de l’Etat. La plupart des établissements semi-privés (où sont scolarisé
environ 50 % des jeunes, alors que 8 % sont scolarisés dans des établisse-
ments privés et 42 % dans le système public) ont accepté de se ranger dans
le giron de l’État ; la formation des enseignants et leurs rémunérations
sont revues à la hausse. Finalement, après une discussion assez chaotique
au Congrès, les étudiants de la moitié la plus pauvre de la population ont
accès gratuitement à l’éducation supérieure à la rentrée 2016, que ce soit
dans des universités publiques ou privées. Cependant, alors qu’il représente
40 % des inscriptions36, surtout parmi les enfants des classes populaires,
l’enseignement technique ne fait cependant pas encore partie de la réforme,
qui prévoit l’inclusion de nouveaux contingents au cours des prochaines
années. Il existe en outre deux écueils importants : d’une part, les établis-
sements primaires et secondaires d’élite, non seulement ne font pas partie
de la réforme, mais toucher aux élites est de l’ordre du tabou politique et
social. D’autre part, en octobre 2014, des parents d’élèves qui défendent la
liberté de l’éducation ont organisé des manifestations, de peur d’être obligés
de scolariser leurs enfants avec ceux des classes populaires, étant prêts pour
cela à payer pour l’éducation de leurs enfants, du fait de la mauvaise presse
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affronte aussi une forte opposition de la part d’une partie du patronat et
de la droite. La réforme du Code du travail, qui cherche à rééquilibrer
les négociations entre les différents acteurs, est considérée par d’amples
secteurs de la population d’autant plus légitime, que 53,5 % des travail-
leurs gagnent moins de 400 euros par mois et 70 % gagnent moins de
550 euros, selon les données de la Fundación Sol de 2015. La réforme vise
à centraliser les négociations au sein d’un seul syndicat par entreprise et
à consolider les accords d’une année sur l’autre. Elle interdit le rempla-
cement des travailleurs en grève et favorise la présence des femmes à la
table de négociation. Toutefois, l’emploi des femmes et des jeunes n’est pas
l’objet de mesures particulières et une revalorisation des salaires n’est pas
envisagée. Le régime d’externalisation des emplois n’est pas non plus pris
en compte alors qu’il s’agit d’un des facteurs de précarisation de l’emploi.
Il s’agit donc d’une réforme corrective plus que progressive. Des débats
sont aussi en cours pour la réforme des retraites et de la santé, mais ces
dernières sont en partie hypothéquées par la baisse des revenus de l’État.
La troisième réforme emblématique du gouvernement Bachelet, celle
de la constitution, après plusieurs retards, possède finalement depuis fin
2015 un calendrier de travail. Elle vise à doter le Chili d’un texte consti-
tutionnel né en démocratie et à améliorer la représentativité du système
politique. Mais le mécanisme n’est pas encore établi, au-delà du fait que la
décision finale sera prise au cours du mandat suivant. De fortes tensions
s’expriment dans ce débat en particulier dues à la surcharge de travail
au sein du Congrès, la difficulté d’établir des réformes dans le cadre d’un
gouvernement et d’une classe politique affaiblis par les scandales, ainsi
que la multiplication des revendications sociales. Le manque de représen-
tativité du système électoral actuel explique aussi en partie la difficulté
de traitement des demandes sociales en dehors de la pression exercée par
la rue. Si les droits sociaux sont une négociation entre classes sociales,
comme le souligne Marshall37, la situation actuelle du Chili est particuliè-
rement intéressante, en particulier dans le domaine social, du fait que la
classe dominante n’a pas eu à renégocier les conditions de sa domination
depuis les années 1970, dans un pays où le poids de l’oligarchie est parti-
culièrement visible et légitime.
La fin du boom du prix des matières premières, largement prévisible,
mais non anticipé par les autorités, remet donc sur le tapis la question des
équilibres économiques et sociaux. En ce sens, la fragilité du patronat suite
aux scandales financiers de 2015 pourrait être un point de départ de cette
renégociation, mais les traumatismes du passé sont encore présents. En
effet, la polarisation sociale et politique des années 1960, qui avait mené au
débordement du régime de Salvador Allende par la gauche et par la droite,
suivi du coup d’État de 1973 et de 17 ans de dictature, ont profondément
marqué les corps et les esprits. Une nouvelle génération de dirigeants
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émerge depuis les mouvements de 2011, qui plaide pour une politique
de redistribution, mais elle ne peut encore contrebalancer le pouvoir des
générations qui ont vécu les ruptures des années 1970.
Conclusion
Depuis le milieu des années 1980, la pauvreté est devenue la principale
représentation des inégalités sociales au Chili et l’objet privilégié des
politiques sociales de la Concertación et de la politique de l’emploi, alors
que durant plus de vingt ans, la question des inégalités perd de son impor-
tance politique et symbolique. Les subsides et les transferts vers les plus
démunis, doublés d’une forte croissance économique sur la base de l’expor-
tation de matières premières, expliquent donc la sortie de la pauvreté d’un
tiers de la population chilienne en trente ans, ainsi que l’augmentation du
niveau de vie en général, alors que les grandes entreprises obtiennent des
bénéfices importants sur cette même période. Ce modèle économique et
social obtient le soutien d’une frange importante de la population. Le Chili
se déplace du « milieu du groupe » au début des années 1980 vers le sommet
en 2000 en termes de IDH.
Cependant, vingt ans plus tard, les différences de revenus, de qualité
des services, doublés de scandales financiers qui remettent en question
la légitimité du système, ouvrent la voie à une critique sociale profonde,
particulièrement dans le domaine de la promesse de l’égalité des chances,
de la mobilité sociale et de la justice sociale. La question de l’éducation,
en particulier de son caractère ségrégatif, qui couve depuis le début des
années 2000, cristallise de manière très claire les nouvelles demandes
sociales et repose la question des équilibres économiques et sociaux au
travers d’un débat intense sur les principes de justice sociale et de règles
économiques à mettre en place. La refonte de la constitution en est sans
doute le symbole majeur, quoi que tout reste à faire dans ce domaine,
dans un cadre d’incertitude économique et de chute du prix des matières
premières.