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SociologieS

Dossiers

Repenser la question migratoire : migrations,


inégalités multisituées et individuation
Reconsidering the migration issue: migrations, multi located inequalities and
individuation

Laurence Roulleau-Berger

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sociologies/3701
ISSN : 1992-2655

Éditeur
Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)

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Référence électronique
Laurence Roulleau-Berger, « Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et
individuation », SociologieS [En ligne], Dossiers, Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés
contemporaines, mis en ligne le 18 octobre 2011, consulté le 01 novembre 2018. URL : http://
journals.openedition.org/sociologies/3701

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Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et indi... 1

Repenser la question migratoire :


migrations, inégalités multisituées
et individuation
Reconsidering the migration issue: migrations, multi located inequalities and
individuation

Laurence Roulleau-Berger

1 Parler de migration impose de se placer dans un espace pluridimensionnel pour


comprendre comment se hiérarchisent les spatialités, comment ces hiérarchies sont
régulièrement bousculées, comment les individus sont contraints à des formes de multi-
appartenances, comment des réseaux transnationaux et réticulaires se forment au dessus
des États-nations en créant des processus de conjonction et de disjonction culturelle,
économique et symbolique. Plusieurs concepts ont émergé dans le champ scientifique :
espaces migratoires, champs migratoires, territoires migratoires, espaces circulatoires,
territoires circulatoires, territoires de la mobilité, espaces transnationaux... En rejoignant
Gildas Simon (2008), nous pouvons dire qu’aujourd’hui nous voyons émerger des espaces
transnationaux « sous tension » et des champs migratoires construits à partir de
solidarités, de réciprocité, où circulent des migrants, acteurs individuels et collectifs
producteurs de compétences de mobilisation, de réflexivité, de résistance et où se
recomposent des identités sociales et culturelles. Sur ces espaces transnationaux « sous
tension » naît une diversité de dispositifs économiques polycentriques, hiérarchisés entre eux
dans un contexte de pluralisation et d’ethnicisation des économies et des sociétés
contemporaines. Les migrants développent des carrières migratoires qui rendent compte
de la production d’inégalités multisituées sur les espaces de travail transnationaux.
L’épreuve migratoire montre comment les biographies sont de plus en plus ponctuées de
points de bifurcation et de plus en plus individuées. Elles rendent aussi compte d’un
processus de construction d’une stratification sociale globalisée où apparaissent une
nouvelle upper class et une underclass internationale (Roulleau-Berger, 2010).

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Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et indi... 2

Migration, précarisation et ethnicisation des marchés


du travail
2 En Europe, chômages et ségrégations des travailleurs migrants sur les marchés du travail
produisent un marché du « sous-emploi ». Dans la plupart des pays de l’Union
européenne, discrimination ethnique, précarisation et démultiplication des formes de
travail contribuent aujourd’hui à « pulvériser les conditions du contrat de travail » (Beck,
1999) par la pluralité et la flexibilité d’emplois transitoires, par des formes de travail
spécifiques plus ou moins officielles. Ce double processus rend bien compte de la
constitution d’un marché du sous-emploi – au cœur duquel se trouve la figure du migrant
contrainte par un marché du travail globalisé. On voit bien ici comment se
déstandardisent les normes d’utilisation de la force de travail et comment le travail
salarié à temps plein se démultiplie en formes de travail sous-qualifié : travail précaire,
travail intérimaire, travail saisonnier… Dans la précarisation et la discrimination
ethnique, les statuts d'emploi ne cessent de se diversifier et de se hiérarchiser en
marquant les clivages entre travailleuses françaises et travailleuses étrangères ou
d'origine étrangère, clivages qui participent à la survisibilisation d'une appartenance
ethnique et l’invisibilisation d'une identité professionnelle. Les hiérarchies établies entre
les nouvelles formes de contrats de travail font naître des processus de surexposition, de
désignation, de stigmatisation sociale des migrants sur les dispositifs économiques. Les
modes d’accès à l’emploi sont sexués, ethnicisés. Plus on va vers des niveaux scolaires
« bas », plus les migrants se trouvent sur des contrats peu légitimés quand ils y ont accès.
L’origine culturelle, en venant se combiner à l'origine sociale, au sexe et à la position
générationnelle, participe activement à définir des formes d'accessibilité différenciées et
hiérarchisées aux marchés de l'emploi. Ces formes d’accessibilité se construisent à coups
de « discrimination systémique » (Réa & Tripier, 2008 ; De Rudder, Poiret & Vourc'h,
200O), laquelle se traduit par un traitement inférieur à leurs homologues autochtones
malgré une instruction, des qualifications et une expérience comparables, voire
supérieures ; les migrants sont embauchés dans des conditions défavorables à
qualification égale, le plus souvent sur des contrats précaires, les possibilités de
promotion et de mobilité professionnelle restent limitées, les conditions de travail
éprouvantes. Dominations et violences marquent les relations professionnelles des
migrants peu qualifiés et des employeurs. Avec ces nouveaux capitalismes, la flexibilité
apparaît comme une norme dominante dans la régulation des marchés du travail
européens où les migrants, dans les deux cas, se présentent comme disponibles à l’emploi.

Genre, activités économiques et migration


3 Dans le cadre de la production de capitalismes globalisés et de la pluralisation-
ethnicisation des économies est posée la problématique du genre.
4 La question du genre dans les migrations internationales est longtemps restée un
impensé. Depuis la publication du numéro d’International Migration Review en 1984
consacré aux migrantes dans lequel Mirjana Morokvasic avait publié Birds of Passage are
also Women, de nombreux ouvrages et articles de revues ont été consacrés aux migrantes.
Selon Adelina Miranda (2011), les premières recherches sur les migrations féminines
européennes ont été réalisées au début des années 1970. Puis, la figure de la femme-

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migrante-travailleuse est construite au cours des années 1980 et, à partir des années 1990,
les recherches seront fixées sur le travail du Care et le travail domestique dans sa
dimension économique et culturelle, calqué sur le modèle de la domesticité
traditionnelle, producteur de dominations dans l’espace mondial. Les migrantes au travail
étaient notamment largement invisibilisées et elles sont progressivement devenues
particulièrement visibles dans le service domestique, les emplois du Care, la prostitution
et la traite des migrants. La question du transfert (international) du travail de
reproduction se répercute en chaîne pour produire le Global Care Chain (Ehrenreich &
Hochschild, 2004) et a fait l’objet de plusieurs recherches. Et progressivement, nous avons
moins parlé des migrants et de plus en plus de genre afin de déplacer le regard sur les
différences de sexe. Et les migrantes sont apparues de plus en plus actrices de leur
migration. En effet, depuis une vingtaine d’années, la migration individuelle est apparue
comme un élément de changement important dans les mobilités internationales. Les
migrantes qui quittent seules leur pays pour des raisons économiques aspirent à trouver
un travail pourvoyeur de ressources financières dont elles pourront faire bénéficier les
familles restées dans leur pays. Les migrantes apparaissent comme une catégorie très
vulnérable face à la flexibilité de l’emploi, à la demande en matière de travail illégal,
contraintes à s’engager dans l’économie informelle. En effet, elles sont très présentes
dans le travail précaire, la sous-traitance, les emplois externalisés, la vente à domicile, le
travail à domicile… À partir des années 1980, on constate une augmentation de demande
de main-d’œuvre dans le secteur des services, souvent la moins qualifiée ; la situation
économique des migrantes exprime des formes de domination entre hommes et migrants
et entre migrants sur les marchés du travail. Enfin, une partie de celles qui aspiraient à
trouver un emploi dans le tourisme ou le secteur des services est violentée dans le cadre
de l’industrie du sexe et du trafic de migrants.

Circulations migratoires et économies polycentrées


5 C’est bien la libéralisation des échanges et la production de capitalismes globalisés qui
participent à accélérer les migrations internationales et réciproquement. Capital, espace
et travail ne s’agencent plus de la même façon, les emplois et les travailleurs sont
délocalisés, déplacés, dispersés. Aujourd'hui, avec la révolution des technologies de
l'information et la restructuration des marchés du travail locaux et globaux, la flexibilité
et l'instabilité du travail, des populations migrantes prennent des routes transnationales
pour venir s’installer temporairement dans des villes internationales. Les processus de
recomposition et de fragmentation des marchés du travail locaux et globaux s'expriment
donc par la construction multiple d’agencements entre les différentes formes de mise au
travail qui influent sur les formes de la mobilité et de circulation dans et entre les villes
internationales. On peut alors parler de pluralisation et de multipolarisation des
économies en coprésence. Dans un contexte de capitalisme globalisé se multiplient des
dispositifs économiques polycentriques qui résultent ici d’assemblages d’activités et d’espaces
et se construisent à partir des circulations, des régimes économiques et juridiques, des
réseaux de coordination courts et longs plus ou moins ramifiés, des circulations de
ressources matérielles, sociales et morales au cours d’expériences migratoires. Ensuite,
les dispositifs économiques contiennent des hiérarchies et des ordonnancements qui
assignent des places et des rôles au sein d’une division sociale, ethnique et sexuelle du
travail. Avec l’intensification des migrations internationales, les dispositifs économiques

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sont polycentrés, révélant par là une nouvelle géographie économique des marges et des
centres en se hiérarchisant à partir de dominations réticulaires et sociétales. Nous avons
distingué quatre dispositifs économiques : les enclaves ethniques ; les niches ethniques ;
les dispositifs intermédiaires de commerce et d’entrepreunariat ; la « petite production ».
Ces dispositifs économiques polycentriques peuvent s’inscrire dans la mondialisation
« par le bas » ou la mondialisation « par le haut » qui donnent à voir comment se tissent
des macro-économies et des micro-économies qui ne cessent de s’encastrer et de se
désencastrer. Les niches et enclaves ethniques, les dispositifs de petite production
produisent de la mondialisation « par le bas ». Le commerce et l’entrepreunariat
international produisent de la mondialisation « par le haut » et « par le milieu ».

Dispositifs économiques polycentriques et mondialisation « par le


bas »

6 Sur certains segments des institutions économiques, on observe une présence dominante
de populations migrantes, segments qui deviennent alors des niches ethniques
(Waldinger, 1994 ; Waldinger & Bozorgmehr, 1996). En effet, une majorité de migrants
travaille à un moment donné dans le secteur privé ou public du nettoyage, de la
confection, la restauration et l’hôtellerie ou le ramassage de fruits dans le secteur agricole
pour y exercer un travail saisonnier. Les niches ethniques le sont de moins en moins pour
devenir pluri-ethniques où travaillent successivement des migrants originaires de
différents continents. La domination économique impose ici aussi des mobilités
horizontales sur des segments de marché disqualifiés et disqualifiants mais permet plus
facilement des mobilités horizontales que dans les enclaves ethniques.
7 Les enclaves ethniques résultent d’assemblages d’activités économiques multisituées dans
différents lieux-monde qui se construisent à partir de régimes économiques fondés sur
des principes d’associations économiques et morales, de réseaux longs de coordination
dans lesquels circulent des ressources matérielles, sociales et symboliques au cours
d’expériences migratoires. Les enclaves ethniques existent depuis longtemps dans les
diasporas mais aujourd’hui révèlent une nouvelle géographie des marges dans des
capitalismes hiérarchisés et diversifiés, producteurs de dominations réticulaires,
sexuelles et ethniques, fortes et faibles. Avec l’intensification des migrations féminines,
les enclaves ethniques traditionnelles commencent à se saturer et les migrants accèdent
de plus en plus difficilement à un emploi.
8 Les migrants peu qualifiés peuvent aussi devenir des vendeurs ambulants, créer des
micro-entreprises ou des petits commerces, voire développer des « petits métiers
urbains », des activités économiques majoritairement informelles qui peuvent être pour
partie formelles pour produire de « la petite production », voire des économies de bazar
(Cefaï, 2003) 1.
9 Dans les niches ethniques, les enclaves ethniques et dans la petite production urbaine, les
migrants sont l’objet d’une double disqualification sociale : une disqualification
horizontale dans le sens où l’accès à certains métiers leur est fermé, une disqualification
verticale liée à une assignation aux emplois peu qualifiants situés au bas de la hiérarchie
sociale.

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Dispositifs économiques polycentriques, mondialisation « par le


haut » et « par le milieu »

10 Des dispositifs économiques intermédiaires naissent à partir d’assemblages symbolico-


matériels d’activités et d’espaces transnationaux codifiés par les mêmes conventions et
normes économiques qui assurent des coordinations régulées ; en effet, les régimes
économiques se définissent ici à partir de normes partagées et propres à des
entrepreneurs ou des commerçants jouant un rôle central dans la circulation de biens
matériels et moraux. Dans les circulations transnationales se croisent des mondialisations
« par le bas » et « par le haut », où les entrepreneures et commerçantes tracent les
contours de nouveaux marchés globaux. Les migrants s’investissent dans le commerce
d’autant plus qu’ils sont mis à distance des marchés locaux. Entrepreneurs et
commerçants mobilisent des savoirs et des savoir-faire dans la circulation et la
distribution des produits d’échanges, la production d’actions conjointes afin de fabriquer
des assemblages entre les dispositifs intermédiaires. Des migrants chinois créent des
agences de voyage, des entreprises d’informatique, de prêt-à-porter dans les grandes
villes européennes... qui participent aussi à l’intensification de nouveaux échanges
économiques. La présence des migrants dans le commerce international est largement
invisibilisée, comme cet exemple des migrantes sénégalaises qui prennent des routes
migratoires transnationales pour faire du commerce de bijoux, de vêtements qu'elles
vont chercher en Arabie Saoudite et en Italie et qu'elles viennent revendre en France et
au Sénégal. C’est le cas aussi de ces migrants d'Europe centrale et orientale, d'Afrique
centrale et d'Afrique du Nord qui participent activement à des échanges économiques
transfrontaliers et assurent une présence forte dans ce contexte d'internationalisation
des échanges (Morokvasic-Muller, Erel & Shinozaki, 2003).

Inégalités multisituées et grammaires de la


reconnaissance
11 Quand les migrants passent d’un espace sociétal à un autre, ils se trouvent confrontés à
des systèmes de stratification sociale différents où certains accèdent à une place nouvelle.
Du fait des mobilités géographiques, les carrières migratoires rendent compte de la
production d’inégalités multisituées sur les espaces de travail transnationaux 2. Les
inégalités se construisent dans des invisibilités graduées des ressources et compétences
qui peuvent être rapportées aux formes de discriminations ethniques et stigmatisations
sexuelles. L’amplification ou la réduction des inégalités sociales, ethniques et de genre
apparaît comme processus discontinu dans le sens où il impose à chaque étape migratoire
une recomposition du répertoire des ressources économiques, sociales, ethniques et
symboliques. Enfin, ce processus est réversible dans le sens où, d’une migration à l’autre,
les migrants peuvent se retrouver dans une situation économique et sociale déjà vécue.
12 Les migrants peu qualifiés, peu dotés en capital social tendent à développer des stratégies
individuelles et collectives de résistance à des impositions et des marginalisations,
affirmant par là que s’élaborent d’autres globalisations non-hégémoniques, éloignées
d’une globalisation capitaliste néolibérale. Ces stratégies se développent dans des
parcours de plus en plus diversifiés où des « Sujets » essaient de maintenir leur « soi » à
l’épreuve des contraintes et des dominations, qu’elles soient d’ordre économique ou

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politique. Les migrants les plus vulnérables développent des pratiques sociales et
économiques mineures, singulières, plurielles, microbiennes qui révèlent les compétences
des plus faibles à faire face à des situations d’inégalités mais aussi de stigmatisation,
domination, violence symbolique.
13 Le risque d’être méprisé socialement, d’être refoulé parmi les moins compétitifs au nom
de la logique économique est devenu de plus en plus important pour tous ceux qui
paraissent invisibles socialement (Chiapello & Boltanski, 1999), notamment les migrants
qui apprennent le déni de l’appropriation de soi (Honneth, 2000 ; Roulleau-Berger, 1999 ;
Walzer, 1997). Ces épreuves d’injustice mettent au jour des grammaires de
reconnaissance et du mépris qui varient selon les contextes sociétaux et qui ne cessent de
se redéfinir quand se diversifient les mondialisations économiques et culturelles. Mais les
grammaires de reconnaissance et du mépris se hiérarchisent en fonction des niveaux de
stratification sociale et des différences culturelles ; elles travaillent les carrières
migratoires individuelles à la fois dans leur dimension objective et subjective (Hughes,
[1971] 1994). Ces grammaires se construisent dans des imbrications étroites entre des
situations de domination économique et culturelle donnant à voir une dialectique étroite
entre injustices économiques et injustices culturelles (Fraser, 2005). C’est donc à la fois
autour de la distribution de biens matériels et de biens moraux comme l’estime sociale et
le respect que se réorganisent les concurrences, les inégalités et les injustices au niveau
local et global.

Cosmopolitisation des biographies, individuation et


stratification sociale globalisée
14 La diversification et la différenciation des expériences sont indissociables de nouveaux
risques mondiaux, individuels et moraux, dans un contexte à la fois local et global. Les
migrants construisent leurs identités à partir d'une multiplicité de rôles et
d'appartenances liés à des espaces de socialisation liés à des contextes sociétaux divers.
L’épreuve migratoire montre combien les biographies individuelles se sont brouillées,
comment elles sont apparues de moins en moins linéaires ; les clivages liés aux
différences sociales semblent moins nets alors que les inégalités ne se sont pas affaiblies
mais se sont plutôt renforcées entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas accéder
à une place dans les sociétés salariales. Les inégalités ne cessent de se multiplier (Dubet,
2009), l'unité et la continuité du soi est menacée ; plus les registres des inégalités se
multiplient et moins l'individu peut garder la face. Les individus construisent leurs
identités à partir d'une multiplicité de rôles et d'appartenances liés à des espaces de
socialisation hétérogène. Ulrick Beck (2006) parle aussi de la « cosmopolitisation des
biographies » pour exprimer comment la mondialisation joue sur les modes de
construction des biographies. Le processus d'individuation passe à la fois par la
multiplication de bifurcations biographiques et par l’injonction au gouvernement de soi,
à la culture de soi ; évidemment, les situations d'inégalité sociale et économique créent
des formes d'accessibilité différenciées au gouvernement de soi. Nous pouvons distinguer
avec Robert Castel (2009) les « individus par excès qui ont acquis une surface, une place et
des biens, propriétaires d'eux-mêmes » et les « individus par défaut, non couverts par les
systèmes collectifs ou incapables de s'inscrire dans des collectifs protecteurs, disposant
de peu de ressources et de supports, moins propriétaires d'eux-mêmes ». Nous pouvons
considérer qu’il y aurait des migrants propriétaires d’eux-mêmes qui ont acquis une

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surface, une place et des biens et des migrants non protégés, peu propriétaires d’eux-
mêmes.
15 La diversité des carrières migratoires résulte d’un processus d’individuation complexe :
l’individuation construite dans les contextes d’origine ; l’individuation construite dans les
sociétés traversées. Nous parlerons alors d’un processus d’individuation globalisée (Roulleau-
Berger, 2007, 2008) produisant une pluralité de parcours migratoires qui, eux-mêmes,
vont encore se diversifier dans des contextes incertains qui limitent les mouvements
d’autonomisation individuelle : l’individu est certes affranchi des liens traditionnels, mais
il doit en échange se plier aux contraintes des dispositifs économiques et du monde de la
consommation, et aux standardisations et aux contrôles qu’elles impliquent au niveau
local et global.

Migration, capitalismes et stratification sociale


globalisée
16 Dans ce contexte de capitalismes globalisés et de mise en place de dispositifs économiques
polycentriques, la diversification des biographies des migrants mettent en évidence
l’émergence de « classes partiellement dénationalisées » (Sassen, 2006), notamment avec
la formation des élites transnationales, des nouvelles classes moyennes et des travailleurs
disqualifiés ou pauvres. Ce sont les populations les plus nanties et les moins nanties qui
apparaissent particulièrement visibles dans ce processus de construction d’une
stratification sociale globalisée.

« Care Work » et nouveau sous-prolétariat international

17 Aujourd'hui, un nombre important de migrants originaires de pays pauvres s'occupe du


ménage et des enfants des migrants vivent et développent des carrières de « prestige
social » dans les pays riches ; les migrantes sont reléguées dans des travaux avilissants où,
de plus, elles travaillent souvent sans être déclarées. Ces situations inégalitaires ne
peuvent être dissociées d'un processus de mondialisation (Mozère, 2004). Le Care Work fait
donc clairement apparaître comment peuvent se combiner, sur un mode « négatif »,
genre, ethnicité et stratification sociale en produisant des formes de mépris que subissent
des migrants. À côté de ces femmes employées dans le Care Work, d’autres catégories de
migrants – par exemple dans le secteur des chantiers de contruction – appartiennent à ce
nouveau sous-prolétariat international.

Entrepreneurs et cadres : naissance d’une nouvelle bourgeoisie


cosmopolite

18 Peu de migrants ont accès à des métiers prestigieux ; ils ont entre 30 et 40 ans, sont
cadres supérieurs dans des entreprises internationales ou chefs d’entreprise. Ils sont tous
très diplômés et très qualifiés et ont saisi des opportunités diverses. Généralement, dans
les carrières migratoires de « prestige social », il y a un fort maintien des ressources
sociales et culturelles dans les parcours migratoires. Ces migrants apparaissent porteurs
de valeurs transculturelles et de pratiques économiques transnationales dans des réseaux
de coopération ouverts et multiplexes. Depuis la fin des années 1980, le commerce

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mondial, les investissements à l’étranger, la circulation des capitaux s’accélèrent et les


dynamiques migratoires ne cessent de se multiplier et de se diversifier. Les migrations
des élites économiques, scientifiques et techniques expriment les formes de
renouvellement de ces nouvelles mobilités. La mondialisation « par le haut » montre
comment se forme une fraction de la nouvelle bourgeoise cosmopolite d’aujourd’hui
résidant pour partie en Europe et composée de migrants très diplômés et très qualifiés
originaires de Chine continentale, d’Europe centrale et orientale, du Maghreb et du
Moyen-Orient.

Hobos et nouveaux surnuméraires de la globalisation

19 Parmi la population de migrants en situation « irrégulière », donc en situation de très


grande insécurité sociale, certains apparaissent engagés dans un processus de
désaffiliation très fort. Cette figure du hobo (Anderson, 1993) est présente, par exemple,
dans la vente à la sauvette ou le commerce à la valise chez ceux qui n’accèdent pas ou
refusent une inscription dans les niches économiques. Émerge ici une nouvelle figure
globalisée du hobo qui apparaît dans les interstices sociétaux où des primo-arrivants sur
les marchés du travail européens apparaissent comme des « oubliés de la
mondialisation » ou des nouveaux surnuméraires, objets d’invisibilité et de non
reconnaissance publique et sociale, contraints à des « vies perdues » (Bauman, 2006).
20 Les nouvelles migrations internationales rendent compte d’un processus de construction
d’une stratification sociale globalisée où apparaissent une Upper Class et une Underclass
internationale. Dans la formation des nouvelles bourgeoisies cosmopolites, les migrants
disposant d’un fort capital social et spatial (Lévy & Lussault, 2003) accèdent à des postes
de cadres dans les entreprises internationales et à des positions sociales « par le haut ».
Les migrants investis dans le commerce ethnique international accèdent aussi à des
positions intermédiaires. Les communautés d’origine orientent les migrants les moins
qualifiés, les plus démunis sur des filières où ils feront l’objet d’une véritable
marchandisation. Les classes moyennes s’internationalisent mais restent nationalisées
quand l’upper class et l’underclass peuvent d’abord être définies comme dénationalisées.
Ces « oubliées de la globalisation », sans voix, sans place, sans reconnaissance « positive »,
contraintes à être elles-mêmes contre et envers des dominations réticulaires, des
racismes sourds et puissants, des assignations à l’invisibilité, à la relégation dans des
espaces de non-droits.

Conclusion
21 La question migratoire est devenue un enjeu scientifique et politique majeur en sciences
humaines. Les migrations, dans leur diversité et leur complexification, dans leur visibilité
et dans leur invisibilité, imposent aujourd’hui de penser simultanément les circulations
transnationales et les « cosmopolitismes locaux » – pour reprendre les termes
d’Alain Tarrius (2010) – les dominations multiples et les compétences migratoires, les
multi-appartenances des individus et les identités collectives. Nous sommes incités à nous
placer dans un espace pluridimensionnel pour comprendre comment se hiérarchisent les
lieux, les institutions et les populations, comment se lient ou se délient les États, les
individus et les réseaux, comment ces hiérarchies sont régulièrement bousculées,
comment des réseaux transnationaux et translocaux peuvent se former « avec »,

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« contre » ou au-dessus des États-nations, en créant des processus de conjonction et de


disjonction urbaine, économique et symbolique. Nous sommes invités à mettre en valeur,
d’une part, les différentes variétés d’un capitalisme globalisé et, d’autre part, les effets de
contextes sociétaux sur les processus d’ethnicisation et de pluralisation des sociétés
contemporaines.

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WALDINGER R. (1994), « The Making of an Immigrant Niche », International Migration Review, vol. 28,
n° 1.

WALZER M. (1997), Sphères de justice, Paris, Éditions du Seuil.

NOTES
1. Voir les travaux de Clifford Geertz traduits par Daniel Cefaï (2003).
2. Nous pensons aussi les carrières migratoires dans une perspective interactionniste dans la
même perspective que Martiniello, Rea, Timmerman & Wets (2010).

RÉSUMÉS
L’auteur nous invite à repenser la question migratoire à partir d’un espace conceptuel novateur
qui agence les concepts d’« inégalités multisituées », d’expériences et de compétences
migratoires et de grammaires de la reconnaissance. Dans un contexte de hiérarchisation des
spatialités, ethnicisation des marchés du travail et économies polycentrées produisent
cosmopolitisation et individuation de biographies de migrants. Circulations transnationales et
cosmopolitismes locaux, multi-appartenances et dominations multiples, mondialisation « par le
bas » et mondialisation « par le haut » définissent une stratification sociale globalisée.

The author invites us to reconsider the migration issue from an innovative conceptual space that
combines “multi-located inequalities”, migration experiences & competencies, as well as
recognition concepts. In a context of prioritization of spatiality, ethnicization of labor markets

SociologieS , Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés contemporaines


Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et indi... 11

and multi-centered economies that generate cosmopolitization and individuation of the


migrants’ biographies. Transnational circulations and local cosmopolitanisms, multi-affiliations
and multiple dominations, bottom-up globalization and top-down globalization defines a
globalized social stratification.

Replantear la cuestión migratoria: migraciones, desigualdades en situaciones polimorfas e individuación


La autora nos invita a replantearnos la problemática de la emigración a partir de un terreno
conceptual innovador que asocia el concepto de « desigualdades en situaciones polimorfas » con
experiencias, competencias migratorias e instrumentos gramaticales. En el contexto de
jerarquización del espacio, de etnización del mercado laboral y de múltiples centros económicos
se produce la cosmopolitización y al mismo tiempo un proceso de individuación en las
trayectorias personales de los emigrantes. Circulación transnacional y cosmopolitismos locales,
pertenencias múltiples y sistemas de dominación variados, mundialización « por abajo » y
mundialización « por lo alto » definen una estratificación social globalizada.

INDEX
Keywords : migration competencies, cosmopolitanism, area, migration, globalization
Mots-clés : compétences migratoires, cosmopolitisme, marché du travail, espace, migration,
mondialisation

AUTEUR
LAURENCE ROULLEAU-BERGER
Directeur de recherche au CNRS, École Normale Supérieure de Lyon, Institut d’Asie Orientale,
Lyon, France - laurence.roulleau-berger@ens-lyon.fr

SociologieS , Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés contemporaines

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