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Laurence Roulleau-Berger
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sociologies/3701
ISSN : 1992-2655
Éditeur
Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)
Référence électronique
Laurence Roulleau-Berger, « Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et
individuation », SociologieS [En ligne], Dossiers, Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés
contemporaines, mis en ligne le 18 octobre 2011, consulté le 01 novembre 2018. URL : http://
journals.openedition.org/sociologies/3701
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Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et indi... 1
Laurence Roulleau-Berger
migrante-travailleuse est construite au cours des années 1980 et, à partir des années 1990,
les recherches seront fixées sur le travail du Care et le travail domestique dans sa
dimension économique et culturelle, calqué sur le modèle de la domesticité
traditionnelle, producteur de dominations dans l’espace mondial. Les migrantes au travail
étaient notamment largement invisibilisées et elles sont progressivement devenues
particulièrement visibles dans le service domestique, les emplois du Care, la prostitution
et la traite des migrants. La question du transfert (international) du travail de
reproduction se répercute en chaîne pour produire le Global Care Chain (Ehrenreich &
Hochschild, 2004) et a fait l’objet de plusieurs recherches. Et progressivement, nous avons
moins parlé des migrants et de plus en plus de genre afin de déplacer le regard sur les
différences de sexe. Et les migrantes sont apparues de plus en plus actrices de leur
migration. En effet, depuis une vingtaine d’années, la migration individuelle est apparue
comme un élément de changement important dans les mobilités internationales. Les
migrantes qui quittent seules leur pays pour des raisons économiques aspirent à trouver
un travail pourvoyeur de ressources financières dont elles pourront faire bénéficier les
familles restées dans leur pays. Les migrantes apparaissent comme une catégorie très
vulnérable face à la flexibilité de l’emploi, à la demande en matière de travail illégal,
contraintes à s’engager dans l’économie informelle. En effet, elles sont très présentes
dans le travail précaire, la sous-traitance, les emplois externalisés, la vente à domicile, le
travail à domicile… À partir des années 1980, on constate une augmentation de demande
de main-d’œuvre dans le secteur des services, souvent la moins qualifiée ; la situation
économique des migrantes exprime des formes de domination entre hommes et migrants
et entre migrants sur les marchés du travail. Enfin, une partie de celles qui aspiraient à
trouver un emploi dans le tourisme ou le secteur des services est violentée dans le cadre
de l’industrie du sexe et du trafic de migrants.
sont polycentrés, révélant par là une nouvelle géographie économique des marges et des
centres en se hiérarchisant à partir de dominations réticulaires et sociétales. Nous avons
distingué quatre dispositifs économiques : les enclaves ethniques ; les niches ethniques ;
les dispositifs intermédiaires de commerce et d’entrepreunariat ; la « petite production ».
Ces dispositifs économiques polycentriques peuvent s’inscrire dans la mondialisation
« par le bas » ou la mondialisation « par le haut » qui donnent à voir comment se tissent
des macro-économies et des micro-économies qui ne cessent de s’encastrer et de se
désencastrer. Les niches et enclaves ethniques, les dispositifs de petite production
produisent de la mondialisation « par le bas ». Le commerce et l’entrepreunariat
international produisent de la mondialisation « par le haut » et « par le milieu ».
6 Sur certains segments des institutions économiques, on observe une présence dominante
de populations migrantes, segments qui deviennent alors des niches ethniques
(Waldinger, 1994 ; Waldinger & Bozorgmehr, 1996). En effet, une majorité de migrants
travaille à un moment donné dans le secteur privé ou public du nettoyage, de la
confection, la restauration et l’hôtellerie ou le ramassage de fruits dans le secteur agricole
pour y exercer un travail saisonnier. Les niches ethniques le sont de moins en moins pour
devenir pluri-ethniques où travaillent successivement des migrants originaires de
différents continents. La domination économique impose ici aussi des mobilités
horizontales sur des segments de marché disqualifiés et disqualifiants mais permet plus
facilement des mobilités horizontales que dans les enclaves ethniques.
7 Les enclaves ethniques résultent d’assemblages d’activités économiques multisituées dans
différents lieux-monde qui se construisent à partir de régimes économiques fondés sur
des principes d’associations économiques et morales, de réseaux longs de coordination
dans lesquels circulent des ressources matérielles, sociales et symboliques au cours
d’expériences migratoires. Les enclaves ethniques existent depuis longtemps dans les
diasporas mais aujourd’hui révèlent une nouvelle géographie des marges dans des
capitalismes hiérarchisés et diversifiés, producteurs de dominations réticulaires,
sexuelles et ethniques, fortes et faibles. Avec l’intensification des migrations féminines,
les enclaves ethniques traditionnelles commencent à se saturer et les migrants accèdent
de plus en plus difficilement à un emploi.
8 Les migrants peu qualifiés peuvent aussi devenir des vendeurs ambulants, créer des
micro-entreprises ou des petits commerces, voire développer des « petits métiers
urbains », des activités économiques majoritairement informelles qui peuvent être pour
partie formelles pour produire de « la petite production », voire des économies de bazar
(Cefaï, 2003) 1.
9 Dans les niches ethniques, les enclaves ethniques et dans la petite production urbaine, les
migrants sont l’objet d’une double disqualification sociale : une disqualification
horizontale dans le sens où l’accès à certains métiers leur est fermé, une disqualification
verticale liée à une assignation aux emplois peu qualifiants situés au bas de la hiérarchie
sociale.
politique. Les migrants les plus vulnérables développent des pratiques sociales et
économiques mineures, singulières, plurielles, microbiennes qui révèlent les compétences
des plus faibles à faire face à des situations d’inégalités mais aussi de stigmatisation,
domination, violence symbolique.
13 Le risque d’être méprisé socialement, d’être refoulé parmi les moins compétitifs au nom
de la logique économique est devenu de plus en plus important pour tous ceux qui
paraissent invisibles socialement (Chiapello & Boltanski, 1999), notamment les migrants
qui apprennent le déni de l’appropriation de soi (Honneth, 2000 ; Roulleau-Berger, 1999 ;
Walzer, 1997). Ces épreuves d’injustice mettent au jour des grammaires de
reconnaissance et du mépris qui varient selon les contextes sociétaux et qui ne cessent de
se redéfinir quand se diversifient les mondialisations économiques et culturelles. Mais les
grammaires de reconnaissance et du mépris se hiérarchisent en fonction des niveaux de
stratification sociale et des différences culturelles ; elles travaillent les carrières
migratoires individuelles à la fois dans leur dimension objective et subjective (Hughes,
[1971] 1994). Ces grammaires se construisent dans des imbrications étroites entre des
situations de domination économique et culturelle donnant à voir une dialectique étroite
entre injustices économiques et injustices culturelles (Fraser, 2005). C’est donc à la fois
autour de la distribution de biens matériels et de biens moraux comme l’estime sociale et
le respect que se réorganisent les concurrences, les inégalités et les injustices au niveau
local et global.
surface, une place et des biens et des migrants non protégés, peu propriétaires d’eux-
mêmes.
15 La diversité des carrières migratoires résulte d’un processus d’individuation complexe :
l’individuation construite dans les contextes d’origine ; l’individuation construite dans les
sociétés traversées. Nous parlerons alors d’un processus d’individuation globalisée (Roulleau-
Berger, 2007, 2008) produisant une pluralité de parcours migratoires qui, eux-mêmes,
vont encore se diversifier dans des contextes incertains qui limitent les mouvements
d’autonomisation individuelle : l’individu est certes affranchi des liens traditionnels, mais
il doit en échange se plier aux contraintes des dispositifs économiques et du monde de la
consommation, et aux standardisations et aux contrôles qu’elles impliquent au niveau
local et global.
18 Peu de migrants ont accès à des métiers prestigieux ; ils ont entre 30 et 40 ans, sont
cadres supérieurs dans des entreprises internationales ou chefs d’entreprise. Ils sont tous
très diplômés et très qualifiés et ont saisi des opportunités diverses. Généralement, dans
les carrières migratoires de « prestige social », il y a un fort maintien des ressources
sociales et culturelles dans les parcours migratoires. Ces migrants apparaissent porteurs
de valeurs transculturelles et de pratiques économiques transnationales dans des réseaux
de coopération ouverts et multiplexes. Depuis la fin des années 1980, le commerce
Conclusion
21 La question migratoire est devenue un enjeu scientifique et politique majeur en sciences
humaines. Les migrations, dans leur diversité et leur complexification, dans leur visibilité
et dans leur invisibilité, imposent aujourd’hui de penser simultanément les circulations
transnationales et les « cosmopolitismes locaux » – pour reprendre les termes
d’Alain Tarrius (2010) – les dominations multiples et les compétences migratoires, les
multi-appartenances des individus et les identités collectives. Nous sommes incités à nous
placer dans un espace pluridimensionnel pour comprendre comment se hiérarchisent les
lieux, les institutions et les populations, comment se lient ou se délient les États, les
individus et les réseaux, comment ces hiérarchies sont régulièrement bousculées,
comment des réseaux transnationaux et translocaux peuvent se former « avec »,
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n° 1.
NOTES
1. Voir les travaux de Clifford Geertz traduits par Daniel Cefaï (2003).
2. Nous pensons aussi les carrières migratoires dans une perspective interactionniste dans la
même perspective que Martiniello, Rea, Timmerman & Wets (2010).
RÉSUMÉS
L’auteur nous invite à repenser la question migratoire à partir d’un espace conceptuel novateur
qui agence les concepts d’« inégalités multisituées », d’expériences et de compétences
migratoires et de grammaires de la reconnaissance. Dans un contexte de hiérarchisation des
spatialités, ethnicisation des marchés du travail et économies polycentrées produisent
cosmopolitisation et individuation de biographies de migrants. Circulations transnationales et
cosmopolitismes locaux, multi-appartenances et dominations multiples, mondialisation « par le
bas » et mondialisation « par le haut » définissent une stratification sociale globalisée.
The author invites us to reconsider the migration issue from an innovative conceptual space that
combines “multi-located inequalities”, migration experiences & competencies, as well as
recognition concepts. In a context of prioritization of spatiality, ethnicization of labor markets
INDEX
Keywords : migration competencies, cosmopolitanism, area, migration, globalization
Mots-clés : compétences migratoires, cosmopolitisme, marché du travail, espace, migration,
mondialisation
AUTEUR
LAURENCE ROULLEAU-BERGER
Directeur de recherche au CNRS, École Normale Supérieure de Lyon, Institut d’Asie Orientale,
Lyon, France - laurence.roulleau-berger@ens-lyon.fr