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Tiers-Monde

Société plurale, colonialisme interne et développement


Pablo González Casanova

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Casanova Pablo González. Société plurale, colonialisme interne et développement. In: Tiers-Monde, tome 5, n°18, 1964. pp.
291-295;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1964.1027

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1964_num_5_18_1027

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DOCUMENTATION

SOCIÉTÉ PLURALE - COLONIALISME INTERNE


ET DÉVELOPPEMENT

d'après Pablo Gonzalez Casanova (i)

L'objet de cette étude est de préciser le caractère relativement


interchangeable des notions de colonialisme et de structure coloniale, en situant le
colonialisme comme un phénomène interne.
La notion de « colonialisme interne » est née du grand mouvement
d'indépendance des anciennes colonies. Avec l'indépendance politique apparaît
lentement la notion d'indépendance intégrale et aussi de néo-colonialisme.
En Amérique latine la littérature « indigéniste » et libérale du xixe siècle fait
apparaître que la domination des Espagnols a laissé la place à celle des criolhs
— des créoles — et que l'exploitation des indigènes existe de la même façon
qu'avant l'indépendance.
Le même phénomène est observé de nos jours avec la prolifération de
nouvelles nations. Emerson remarque que la fin du colonialisme en lui-même
ne supprime que les problèmes directement engendrés par le contrôle étranger
et que, au sein des nations nouvelles, certaines communautés oppriment les
autres, cette oppression étant bien plus intolérable que celle du gouvernement
colonial (2). Mêmes réflexions chez Wright Mills, Fanon, Coleman et chez
René Dumont qui rapporte le sentiment des paysans du Congo : «
L'indépendance n'est pas pour nous » (3).

(1) Directeur de l'Ecole nationale des Sciences politiques et sociales de l'Université


nationale autonome de Mexico. Principaux ouvrages : Estudio de la Tecnica-Social ; La Estruc-
tura politico y el Desarollo Economico en Mexico.
(2) Emerson, From Empire to Nation. The rise of self-Assertion of Asian and African
People, Cambridge, Massachusets, Harvard University Press, i960, p. 342.
(3) René Dumont, U Afrique noire est mal partie, Ed. Seuil, 1962, pp. 7 et 8, 221 et euiv.
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Ce qui est intéressant n'est pas tant de savoir s'il est condamnable ou non
que les classes dominantes des nouvelles nations jouent un rôle similaire à
celui des anciennes puissances coloniales, mais de rechercher dans quelle
mesure et comment ce phénomène peut fournir une explication sociologique
au sous-développement. Pour cela il faut aborder le problème sous deux
aspects : l'un permet de définir le colonialisme en tant que phénomène
intégral pouvant être observé aussi bien comme catégorie interne
qu'internationale. L'autre montre comment a évolué ce phénomène dans une nation
jeune, mais qui a déjà dépassé l'étape du take off et qui a connu une réforme
agraire, une étape d'industrialisation et d'élaboration des infrastructures : la
nation mexicaine.
Si l'on tente de définir la colonisation, on peut en donner les
caractéristiques suivantes : i° C'est un territoire sans gouvernement propre; z° Qui se
trouve dans une situation d'inégalité par rapport à la métropole où les
habitants se gouvernent eux-mêmes; 30 Dont la responsabilité de l'administration
échoit à l'État dont elle subit la domination; 40 Dont les habitants ne participent
pas à l'élection des grands corps administratifs, c'est-à-dire que ses dirigeants
sont désignés par le pays dominant; 50 Les droits de ses habitants, sa situation
économique et ses privilèges sociaux sont réglementés par l'autre pays;
6° Cette situation ne découle pas de liens naturels, mais est le résultat d'une
conquête ou d'une concession internationale; 70 Ses habitants appartiennent à
une race et à une culture différentes et parlent une autre langue.
Cette définition reste cependant insuffisante : certains de ces caractères
peuvent faire défaut dans un pays colonial : d'autre part elle ne fait pas
mention de la fonction immédiate du phénomène colonial : l'exclusivité du
commerce de la colonie avec la métropole.
En effet, le pays dominant exerce toujours un monopole dans sa colonie,
que ce soit sur les ressources naturelles, sur le marché du travail, sur les
importations et les exportations, sur les investissements et les ressources fiscales,
ce monopole s'étend au plan culturel et à celui de l'information.
La politique colonialiste — comme Га fait observer Myrdal — consiste
à renforcer le monopole économique et culturel au moyen d'une domination
militaire, politique et administrative. Dans la mesure où ce monopole
s'accentue, le colonialisme s'accentue aussi et vice versa.
Le monopole a pour effet d'isoler la colonie des autres pays. Plusieurs
phénomènes caractéristiques de la société coloniale sont étudiés par Myrdal (1).
L'économie de la colonie est complémentaire de celle de la métropole. Cette
situation aboutit à créer, beaucoup plus qu'un processus de développement,

(1) Gunnar Myrdal, Teoria Economica y Kegiones subdesarolladas, Mexico, Fondo de


Cultura Economica, 1959, p. 69 et suiv.
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un processus de croissance, au sens que François Perroux donne à ces


termes (i).
La colonie acquiert d'autres caractères de dépendance qui facilitent le
marché colonial. Elle développe sa production dans un secteur déterminé ou
même pour un produit déterminé en fonction des seuls besoins de la métropole,
cela aux dépens des autres secteurs. Cette situation empêche la colonie d'entrer
en compétition avec la métropole et de commercer avec d'autres pays. La
colonie est aussi un monopole pour l'exploitation de la main-d'œuvre à bon
marché : le niveau de vie des habitants est inférieur à celui de la métropole.
Les systèmes de représailles y sont utilisés dans la solution des conflits sociaux.
Tout le système tend à augmenter les inégalités politiques, sociales, culturelles
sur le plan international, entre métropole et colonie.
La société dualiste ou plurale coïncide avec l'existence de la société
coloniale (encore qu'il faille établir une distinction entre les colonies d'émigrants
et les colonies d'exploitation). « La société coloniale, en règle générale, est
formée de différents groupes plus ou moins conscients de leur existence propre,
souvent séparés entre eux par la race et qui essaient de vivre chacun de leur
côté dans un cadre politique unique. En résumé, les sociétés coloniales tendent à
être plurales » (2).
Les sociétés dualistes résultent du contact de deux civilisations dont l'une
est techniquement plus avancée que l'autre; mais cette société résulte aussi du
développement colonial, des relations entre « Européen évolué » et « indigène
archaïque ». La structure coloniale est étroitement liée au développement dans
l'inégalité — technique, institutionnelle, culturelle — et à des formes
d'exploitation combinée, simultanées et non pas successives comme cela se produit
dans le modèle classique du développement.
Le racisme et la discrimination raciale sont le legs de la conquête de certains
peuples par d'autres. Il apparaît dans toutes les colonies où l'on rencontre
deux cultures différentes : en Amérique latine, au Proche-Orient, en Extrême-
Orient, en Afrique. Il est un frein à la formation culturelle, à l'apport des
techniques, à la qualification des travailleurs indigènes. Le racisme correspond
à la psychologie et à la politique typiquement coloniales.
La mentalité du colonialisme se traduit par des attitudes très différentes
selon la place que les individus occupent dans l'échelle sociale et par une
déshumanisation du colonisé. « A cause des attitudes, des réflexes appris dès la
petite enfance... Le racisme colonial — dit Memni (3) — se trouve
spontanément exprimé par les gestes, les paroles les plus banales, c'est ce qui paraît

(1) François Perroux, Uiconomie du XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France,
1961, pp. 195, 408 et 557.
(2) E. C. Walter, Colonies, Cambridge University Press, 1944, p. 72.
(3) Albert Memni, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957.

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constituer une des plus solides structures de la personnalité colonialiste. »


Cette psychologie, avec ses règles compliquées de préjugés et de perception
de l'homme colonisé, est liée aux formes de la politique interne de la société
coloniale et apparaît dans l'ordre juridique, culturel, administratif; elle tend
à sanctionner et à accentuer le pluralisme social.
Reste à savoir jusqu'à quel point ces caractéristiques se retrouvent dans le
colonialisme interne. Les anciennes colonies, en accédant à l'indépendance,
ne changent pas du jour au lendemain leur structure interne et externe, elles
conservent un caractère dualiste semblable à celui des sociétés coloniales.
Jusqu'à quel point cette catégorie — le colonialisme interne — est-elle réellement
distincte de celles qu'emploient les sciences sociales ?
Le colonialisme interne correspond à une structure de relations sociales
de domination entre des groupes culturels hétérogènes distincts. La structure
coloniale évoque les relations de domination et d'exploitation typiques de la
structure urbano-rurale de la société traditionnelle des pays sous-développés,
en ce que, dans une population composée de différentes classes, la population
urbaine ou colonialiste domine et exploite une population également formée
de plusieurs classes, la population rurale ou colonisée; d'autre part, les
différences de culture entre la ville et la campagne sont extrêmement grandes.
Enfin, la structure coloniale évoque des relations de domination et
d'exploitation de la société industrielle du xixe siècle : abondance de main-d'œuvre dans
l'obligation de se plier à la discipline de la société industrielle.
Étant une catégorie qui englobe des phénomènes de conflit et
d'exploitation, le colonialisme interne, comme les autres catégories similaires, demande
une étude analytique semblable à celles qui ont été faites par Shannon (i).
La valeur explicative du colonialisme interne sur le plan politique national et
à travers les différentes étapes du développement, se perçoit aisément lorsqu'on
étudie les caractères de ce phénomène dans une structure concrète. Le cas du
Mexique est un exemple précieux. Il y a 150 ans que le Mexique a conquis son
indépendance politique; il a partagé 48 millions d'hectares de terres cultivables
entre 2 millions et demi de paysans. On y relève des taux élevés de
participation de la population au développement. Le problème indigène y est considéré
comme un problème culturel mais non racial, l'Indien étant au Mexique lié
étroitement à l'idéologie de la révolution. Toutefois ce problème existe :
3,8 % de la population ne parlent pas du tout espagnol, 6 % de la population
parlent à peu près exclusivement un dialecte indigène. Mais si l'on tient compte
d'autres facteurs aussi importants tels que les techniques de travail, les
coutumes, etc., la proportion d'indigènes atteint 20 à 25 % de la population. La

(1) L. W. Shannon, Is Level of Development Related to Capacity for


self-Government ?, The Лтегкап Journal of Economics and Sociology, July 1958, vol. 1 7, n° 4, pp. 367-3 82.

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situation de ces derniers présente de nombreuses caractéristiques typiques


du colonialisme interne, cela malgré la révolution, la réforme agraire, le
développement, l'industrialisation du pays et les idéologies indigénistes. Les formes
que revêt le colonialisme interne et qu'enregistrent les anthropologues sont
les suivantes : a) Ce que les anthropologues appellent le « Centre recteur »
ou la « Métropole » (San Cristobal, Tlaxiaco, Mitta, Zacapoaxtla par exemple)
exercent un monopole avec domination sur l'indigène; b) II existe une
exploitation de la population indienne par les différentes classes de la population
d'origine espagnole : mélange de féodalisme, d'esclavagisme, de capitalisme,
de travail forcé et assalarié, de discrimination de toutes sortes; c) Cette
situation correspond à des différences culturelles et à des niveaux de vie différents,
selon qu'il s'agit de la population indienne ou d'origine espagnole.
De plus, à l'égard des Indiens, le gouvernement fédéral adopte une
politique inconsciemment discriminatoire. Dans les régions à fort peuplement
indien, la réforme agraire est plus limitée. Les charges fiscales sont
relativement plus lourdes pour ces communautés, tandis que les crédits et les
investissements sont moins importants. Dans le cas du Mexique, le colonialisme
interne a plusieurs fonctions explicatives.
I. — Dans les sociétés plurales, les formes internes du colonialisme
subsistent bien après l'indépendance politique, au-delà des bouleversements sociaux
(réforme agraire, industrialisation, colonisation, etc.).
II. — Le colonialisme interne, comme continuum de la structure sociale des
nouvelles nations, lié à l'évolution des groupes marginaux, peut être avec eux
un obstacle à la solution des conflits dans ses formes institutionnelles et
rationnelles.
III. — Ce colonialisme explique en partie le développement inégal des
pays sous-développés où les lois du marché, l'organisation politique, et la
participation politique très rare des habitants jouent simultanément en faveur
d'une dynamique de l'inégalité, et à l'encontre des processus d'égalitarisme
du développement.
IV. — La valeur pratique et politique de la catégorie du colonialisme interne
consiste à donner, en plus d'une analyse psychologique et d'un jugement de
valeur, une analyse de structure qui peut avoir une valeur économique et
politique pour accélérer le processus de décolonisation et par suite le
processus de développement.

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