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LE CORPS PERDU DU CRÉOLE CHEZ AIMÉ CÉSAIRE ET DEREK WALCOTT

Malik Noël-Ferdinand
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Éditions Présence Africaine | « Présence Africaine »

2014/1 N° 189 | pages 113 à 128


ISSN 0032-7638
ISBN 9782708708822
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Le corps perdu du créole
chez Aimé Césaire et Derek Walcott

Malik Noël-Ferdinand *

S’insurgeant contre l’assignation de Derek Walcott à ses origines


négro-antillaises1, Joseph Brodsky dénonce « le refus des critiques
d’admettre que le plus grand poète de la langue anglaise soit un Noir2 ».
De l’autre côté du Canal de Sainte-Lucie, Frantz Fanon raille également
la chanson raciale : « Il n’y a pas de raison pour que M. Breton dise de
Césaire : ‘Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est
aujourd’hui un Blanc pour la manier’. Et quand bien même M. Breton
exprimerait une vérité, je ne vois pas en quoi résiderait le paradoxe3. »
Pourtant, si la négritude des deux écrivains ne constitue ni un hasard
objectif ni un paradoxe, il y a bien là une sorte d’ironie objective : les
plus grands poètes anglophones et francophones de leur temps parlent,
en effet, tous deux créole4.
Et s’ils n’ont jamais conversé en créole5, Derek Walcott commentant le
Cahier d’un retour d’un pays natal, y reconnaît la langue commune : “For
1. Joseph Brodsky, Loin de Byzance, Fayard, Paris, 1988, p. 143.
2. Damas, op. cit., p. 35.
3. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p. 52.
4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p. 52. Dans la suite, nous parle-
rons indifféremment de langue créole pour désigner les deux variantes dialectales martini-
quaises et saint-luciennes. Nous n’abordons pas ici le rapport au créole dans le théâtre égale-
ment présent dans l’œuvre de ces deux dramaturges.
5. Walcott intimidé par Césaire confesse : “When I met Chamoiseau, we spoke in Creole. This
was something I learned not to do with Césaire, sensing either incomprehension or rejection. My
Creole was cautious and awkward, enthusiastic, ungrammatical. There is a difference between
St. Lucian and Martiniquan Creole which is more than just in accent but also in tone and even
vocabulary […] which may mean that St. Lucians speak, by the lights of Martiniquans, poor
patois”, Derek Walcott, « A Letter to Chamoiseau » (1997) in What The Twilight Says, Faber
and Faber, Londres, 1998, p. 223.
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présence africaine

all the complexity of its surrealism, its sometimes invented words, it sounds,
to at least one listener familiar with French Patois, like a poem written tonally in
Creole6”. C’est que le Saint-Lucien sait de quoi il parle puisqu’il incorpore ce
« French Patois » à nombre de ses poèmes. Mais l’originalité de Walcott tient à
la mise en scène de l’oralité créole dans son œuvre. Comme l’explique Marta
Dvorák dans son article « Troping the Voice-print : Derek Walcott’s Rhetoric
of Performance7 », le poète joue d’harmonies imitatives et de représentations
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iconiques pour suggérer intonations et mélodies. Nous proposons donc de
voir comment la réception de Walcott peut éclairer la présence du créole
dans l’œuvre poétique de Césaire. Ainsi, le poème « Corps perdu8 » qui met
en jeu énonciation, oralité, spatialisation sur la page et locutions en créole
constitue un terrain propice à ce type de contrepoints. Dans ce cadre, une
lecture du poème « Sainte-Lucie9 » qui présente ces mêmes caractéristiques
et une analyse d’Omeros, poème qui allie en plus la thématique commune de
la consumation cosmogonique, permettent une meilleure appréhension du
créole à l’œuvre dans le poème de Césaire.

Le corps magique du créole

L’énonciateur du poème « Sainte Lucie » dont la section intitulée « Iona :


Mabouya valley », est entièrement composée en créole, s’écrie : « Ous pas
ka lire, écrire, ‘ous pas ka parler Anglais ». Cette attention épilinguistique est
portée à son paroxysme au début d’une autre section :

Loin de ces représentations, locuteur martiniquais moi-même, j’ai pu, à son initiative,
converser avec Walcott en créole. C’est aussi à l’initiative de Césaire que nous avons traduit
ensemble une scène du Roi Christophe en créole, expérience relatée plus en détail dans mon
mémoire de maîtrise. Malik Ferdinand, Li Wa Kristof la : expériences d’une traduction en créole
martiniquais de La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire, Mémoire de Maîtrise LCR,
Université des Antilles-Guyane, 2004, p. 2.
6. Derek Walcott, « The Muse of History » (1974) in What The Twilight Says, op. cit., p. 49.
7. Marta Dvorák, « Troping the Voice-print : Walcott’s Rhetoric of Performance »,
Commonwealth Essays and Studies 28.2, Spring 2006.
8. Dans cette étude nous considérons la version de « Corps perdu » publiée dans Cadastre
(1961) et rééditée dans La Poésie. Les citations du poème sont extraites de La Poésie, Seuil,
Paris, 1994, p. 228-230.
9. Publié dans Sea-Grapes en 1976, ce poème est particulièrement cher au cœur de Walcott
puisque c’est ce poème qu’il choisit de dire lors de son retour au pays natal pour la présen-
tation du Prix Nobel en 1992. La section en créole est suivie d’une traduction en anglais.
Les citations du poème sont extraites des Collected Poems 1948-1984, Farrar, Straus and
Giroux, New York, 1986, p. 309-323.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

Pomme arac,
otatheite apple,
pomme cythère,
pomme granate,
moubain,
z’anananas
the pineapple’s
Aztec helmet,
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pomme,
I have forgotten
what pomme for
the Irish potato,
cerise,
the cherry
z’aman
sea-almonds
by the crisp
sea-bursts,
au bord de la ‘ouvière
Come back to me,
my language.
Come back,
cacao,
grigri,
solitaire,
ciseau
the scissor-bird

Associant cette hypnotique litanie à la figure de la conglobation,


Dvorák soutient que l’apparent désordre de l’accumulation des lexèmes
obéit en réalité aux homophonies hétéroglossiques (pomme/ pineapple’s ;
cerise/sea-almonds/ sea-burts/ solitaire/ ciseau/ scissor) et que la construc-
tion des images, à l’instar de celle du casque aztèque dans la compa-
raison z’anananas/ the pineapple’s/ Aztec helmet, s’appuie sur sonorités et
graphies sur la page. Et Dvorák de conclure : “the predominance of magic
over meaning10”. Étrangement, ces remarques ne sont pas éloignées des
commentaires portés sur les premiers vers de « Corps perdu ».

Moi qui Krakatoa


moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte

10. Dvorák, op. cit., p. 53.


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présence africaine

moi qui laïlape


moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui Zambèze ou frénétique ou rhombe ou
cannibale
je voudrais être de plus en plus humble
et plus bas toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
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dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte.

Salah Stétié parle de « fatrasie11 », Richard D.E. Burton d’un glissantien


délire verbal « d’ordre quasi-magique12 » et James Arnold revient sur la nature
« afrançaise » (un-French) des phonèmes de l’incipit pour conclure : “Césaire
has created a poem in which sound, mood, and metaphor suggest each other reci-
procally13”. Cette commune appréciation des poèmes de Walcott et de Césaire
s’explique bien sûr par l’aspect performatif et spectaculaire des deux textes
et leurs liens avec l’oralité et la musique. Dans « Corps perdu », le champ
lexical de l’oralité (bêle, gamme, je siffle, paix-là, je l’entendrai, hurlement,
cri)14 accompagne les homophonies de l’ouverture (qui/ Krakatoa ; moi/
mieux/ mousson ; moi/ poitrine ; laïlape/ bêle/ cloaque). Et si l’on rapproche
l’anaphore inaugurale (Moi qui) du premier vers présumé de l’Énéide, « Moi
qui jadis sur un frêle pipeau modulai mon chant15», le frénétique rhombe
de « Corps perdu » fait écho à la guitare de « Sainte-Lucie » : « Nous tous les
deux c’est guitar man,/ pas prendre ça pour un rien/ c’est même beat-la nous ka
chember ». Toutefois, comme l’écrit Lambert-Felix Prudent, « Césaire parle
comme tous les Martiniquais, en utilisant un large répertoire langagier qui
inclut le lexique, la syntaxe et la sémantique de l’autre lecte16 ». On peut donc
se demander si la magie hétéroglossique explicite dans « Sainte-Lucie » ne

11. Salah Stétié, « Moi qui Krakatoa », Europe n° 832-833, août-septembre 1998, p. 10
12. Richard D.E, Burton « Traversée paradoxale d’un texte : Corps perdu d’Aimé Césaire »,
Présence francophone, n° 46, 1995, p. 125.
13. James A. Arnold, Modernism and negritude : the poetry and poetics of Aimé Césaire,
Harvard UP, Cambridge, 1981, p. 235-242.
14. Outre les vers déjà cités, ces occurrences sont tirées des vers : « je siffle oui je siffle des
choses très anciennes/ […] Le vent hélas je l’entendrai encore/ […] et ce fou hurlement
de chiens et de chevaux/ […] je me lèverai un cri et si violent. »
15. « Ille ego qui quondam gracili modulatus auena », Virgile, Enéide, Belles Lettres, Paris,
2002, p. 5.
16. Lambert-Felix Prudent, « Aimé Césaire : contribution à la construction d’une langue
martiniquaise » in Aimé Césaire à l’œuvre, Marc Cheymol et Philippe Ollé-Laprune (eds.),
Archives contemporaines, Paris, 2010, p. 37.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

relève pas d’un même jeu, implicite celui-là, dans « Corps perdu ». Á notre
connaissance, bien que tous les lecteurs aient été troublés par l’étrangeté des
formules de « Corps perdu », seul Burton a, dans son article « Traversée para-
doxale d’un texte : Corps perdu d’Aimé Césaire », franchi le Rubicon créole et
relevé onze « éléments locutifs créoles présents à l’état latent ou virtuel17 ».

Le corps retrouvé du créole


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Cinq des éléments relevés par Burton nous semblent déterminants
et nous en avons noté deux autres. Expliquons d’abord pourquoi les
cinq interférences emportent notre adhésion :
1. Burton remarque la présence du phonème « krak » caractéris-
tique du conte créole dans « Krakatoa ». Si nous prenons en compte
la composition du recueil Cadastre et donc l’ajout du poème « De
forlonge18 » avant « Corps perdu », la remarque d’Annie Dyck, pour
qui l’écriture césairienne « tend vers une communication empha-
tique avec la communauté noire américano-caribéenne19 », trouve un
singulier écho :

il y a en face de moi un paysan extraordinaire


ce que chante le paysan c’est une histoire
de coupeur de cannes

han le coupeur de cannes


saisit la dame à grands cheveux
en trois morceaux la coupe
La Poésie, 226

L’énonciateur de cette « histoire/ de coupeur de cannes » fait


rôle de conteur puisque « la dame à grands cheveux » est, comme le
montre Joseph Zobel dans La Rue Cases-Nègres, un titim et le lecteur

17. R. Burton, op. cit., p. 124.


18. Sous le titre « au large », ce poème ne précédait pas « Corps perdu » dans l’édition de
1950.
19. Dyck Annie, Le Langage césairien, approche d’une écriture polyglossique, Mémoire de
DEA, Université des Antilles-Guyane, 1998, p. 103.
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présence africaine

répondeur sait bien que dame rime avec igname20. Après la découverte
« De forlonge », le lecteur, de connivence avec le narrateur, se prépare à
lire un autre énoncé similaire au conte c’est-à-dire diglossique21.
2. Burton note la présence dans « Krakatoa » de la particule ka. Cette
perception permet d’entendre la verbalisation du substantif Krakatoa à
la fois comme aspect accompli avec l’allusion au passé simple français
(terminaison en a) et comme duratif puisque la particule ka marque l’as-
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pect progressif du procès en créole. Cette hétéroglossique grammatologie
césairienne présente donc l’avantage de lier le premier vers au présent de
l’indicatif explicite (« moi qui bêle ») ou suggéré (« moi qui Zambèze »)22
des vers suivants.
3. D’après Burton, dans l’anaphore « Moi qui », le moi (nasalisé en
moin) correspond au pronom personnel sujet en créole. Nous retrou-
vons, par exemple, cette formule dans le « Grain-sèl » de Sonny Rupaire :
« Et moin qui aille dêïê-lan-mê,/ moin ki ten’-li chanté23».
4. Burton considère aussi que « paix-là » (tais-toi), présent dans le
vers de « Corps perdu », « Je or vent paix-là », constitue la locution créole
la plus flagrante du poème. En jouant de « Bouclez-la », le titre de son
poème, Léon Gontran Damas s’adonne, dans Névralgies, au même exer-
cice que Césaire : « Paix-là/ je dis/ je redis paix-là/ sur ce désir que j’ai
d’Elle/ Elle/ mon Ile/ de rose-Cayenne24 ». De plus, à l’instar du Cahier
où « [une femme] interpelle brusquement une pluie hypothétique et lui
intime l’ordre de ne pas tomber25 », l’adresse aux éléments naturels (ici
le vent) est liée à une personnification qui n’est pas, en créole, figure de

20. « - Madame est dans sa chambre et ses cheveux flottent en dehors./ Silence. Long
silence. Quelques bouffées de sa vieille pipe, et c’est lui-même [Monsieur Médouze] qui
va répondre : - Un pied d’igname. / Cela me parut extraordinaire./ - Mais oui, explique-
t-il : l’igname est dans la terre qui lui sert de chambre, et ses vrilles, comme des boucles de
cheveux, grimpent sur les rames », Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, Présence Africaine,
Paris, 1974 [1950], p. 53.
21. « Le créole, langue de poétique et de rhétorique orales se trouve exclue du discours
littéraire romanesque par sa faible lexicalité conceptuelle. Ainsi le créole possède le
modèle du conte et du chant, mais non celui du roman », Jacques Coursil, « L’Eloge de la
muette », Espace créole, n° 9, 1999, p. 41.
22. Le ka peut également prendre une valeur itérative, Robert Damoiseau, Eléments de
grammaire comparée Français-Créole, Ibis Rouge, Petit-Bourg, 1999, p. 101.
23. Sonny Rupaire, Cette igname brisée qu’est ma terre natale ou Gran parade ti cou-baton…,
Parabole, Paris, 1973, p. 77.
24. Léon Gontran Damas, Pigments [1937], Névralgies [1966], Présence Africaine, Paris,
2005, p. 97.
25. Césaire, op. cit, p. 11.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

style mais règle de grammaire : on ne dit pas il pleut mais la pluie tombe
(lapli ka tonbé).
5. La dernière remarque de Burton a trait à l’emploi du mot corps dans
le titre. En parlant d’« un sens élargi de ‘corps’ en créole26 », le critique a
une intuition mais s’arrête là. Pourtant, si nous suivons la piste du corps,
deux autres éléments se lisent au révélateur d’un squelette créole et
permettent de comprendre à quoi rime le jeu césairien avec l’autre lecte.
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• Ronnie Scharfman parle à propos de l’expression « je me lèverai un
cri » d’une « structure auto-réflexive27 ». Effectivement, avec le vers de
« Corps perdu », « couché je verrais venir à moi les odeurs enfin libres »,
nous savons que c’est un narrateur couché qui, négritude oblige, se met
debout et profère l’envoi du poème :

je me lèverai un cri et si violent


que tout entier j’éclabousserai le ciel
et par mes branches déchiquetées
et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel
je commanderai aux îles d’exister

• Néanmoins, l’arbre du poème (branches, fût, jet/sève) est autant


linguistique qu’anthropomorphique. Dans son analyse de « l’expression
de la réflexivité », Robert Damoiseau explique qu’en créole, « le verbe est
suivi de l’élément kò [corps] + un pronom personnel exprimant la posses-
sion28 ». Je me lèverai se traduit donc par moin ké lévé kò moin, je lèverai
mon corps. Le corps absent de l’expression « je me lèverai un cri » peut
alors s’accorder à deux autres « moments » pronominaux du poème.
• Dans le premier cas de pronominalisation, « Alors la vie me baignerait
tout entier/ mieux je la sentirais qui me palpe ou me mord », si le français
est cette fois orthodoxe, la précision adverbiale « tout entier » attire l’at-
tention sur l’ensemble du corps physique. Quant à l’allitération (mieux je
la sentirais qui me palpe ou me mord), elle procède d’un aspect charnel
que connotent les verbes palper et mordre. Ce soupçon de créole corps
absent se retrouve également dans le vers « jusqu’à me perdre tomber ». Le
redoublement verbal sans auxiliaire est classique en créole mais ici, c’est la

26. R. Burton, op. cit., p. 125.


27. Ronnie Scharfman, « Corps perdu. Moi nègre retrouvé » in, Soleil éclaté : mélanges
offerts à Aimé Césaire à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire par une équipe inter-
nationale d’artistes et de chercheurs, Jacqueline Leiner (éd.), Gunter Narr, Tübingen, 1984,
p. 386.
28. Damoiseau, op. cit., p. 58. R
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relation avec le titre qui fait du créole le corps perdu du poème. La perte
du corps grammatical étant là encore suggérée par la sémantique (perdre/
perdu), l’oreille antillaise peut entendre la traduction de « je me perds » en
créole : moin ka pèd kò moin (je perds mon corps).

Pour Burton, la présence du créole dans le texte correspond au « retour


bouleversant d’un refoulé linguistique29 » et atteste « d’un déchirement
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intérieur, d’une rupture infranchissable entre le poète-messie et le mwen
collectif du peuple martiniquais30 ». C’est précisément l’attention au
pronominal corps perdu qui nous éloigne de cette lecture. Au contraire,
nous pensons que Césaire construit à dessein la scène de cette diglossie.
Réfutant « l’hypothèse de l’abandon, conscient ou non, du créole31 »,
Prudent a noté l’indéniable passion de Césaire pour le créole et loué la
modernité de « son discours sociolinguistique32». Pour un Césaire à l’affût
de réminiscences africaines, le thème de la réflexivité et du corps est parti-
culièrement significatif et le poète a sûrement lu la grammaire du créole
haïtien de Suzanne Sylvain publiée en 1936 qui attribue une origine wolof
au « pronom réfléchi » créole33. Plus encore, le corps tient une place capi-
tale dans les langues et cultures créoles. Joby Bernabé y reconnaît « l’es-
sence de la philosophie animiste qui attribue à chaque corps physique
vivant une force34 ». Et si la thèse d’une origine syntaxique africaine est
discutée, l’importance de « l’habitus corporel », de « l’apport cognitif,
affectif et pragmatique des anciens captifs » constitue in fine, pour Gabriel
Manessy35, l’élément indispensable à la créolisation linguistique. En sus
des lectures psychanalytiques, mythologiques, érotiques ou politiques du
poème, le potentiel cognitif de « Corps perdu » est donc tout adapté aux

29. Ronnie Scharfman, « Corps perdu. Moi nègre retrouvé » in, Soleil éclaté : mélanges
offerts à Aimé Césaire à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire par une équipe inter-
nationale d’artistes et de chercheurs, Jacqueline Leiner (éd.), Gunter Narr, Tübingen, 1984,
p. 386. R. Burton, op. cit , p. 125.
30. Ibidem, p. 131.
31. Prudent, op. cit., p. 21.
32. Ibidem, p. 34
33. Suzanne Sylvain, Le Créole haïtien, morphologie et syntaxe, imprimerie de De Meester,
Wetteren, 1936, p. 176.
34. Laurette Célestine, « Tout kò sé kò, entretien avec Joby Bernabé », Gaïac, n°3, mai 2012,
p. 134.
35. Gabriel Manessy, « Réflexion sur les contraintes anthropologiques de la créolisation.
De l’improbabilité d’un métissage linguistique dans les créoles atlantiques exogènes »,
Etudes créoles, Vol. XIX, n°1- 1996, p. 70.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

recherches créoles. Et si l’on admet avec Francis Affergan que l’esclavage a


su faire « fonctionner matériellement les corps sans aménager un espace
quelconque pour les fonctions immatérielles36 », c’est la nature même du
poème comme objet d’art et donc de réflexivité qui en constitue l’intérêt
fondamental. En considérant le poème lui-même comme un cri, il est donc
possible d’initier une lecture autoréflexive où les pronoms personnels
sujets (moi/je) représentent le texte en train de s’écrire c’est-à-dire en train
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de décrire le créole corps retrouvé du poème.

Littérarité créole de la cendre

La question de l’intentionnalité réglée, il reste à s’interroger sur le dispo-


sitif choisi par Césaire pour marquer l’oralité créole. Là encore, la manière
de Walcott et les mises en scène de cette oralité dans Omeros, le poème
narratif de Walcott publié en 1990, peuvent éclairer. À l’incipit, le narrateur
raconte la recherche de gommiers (red-skinned logwood) pour la fabrica-
tion des canots et la destruction du feuillage non utile à la construction des
embarcations.

“Tree! You can be a canoe! Or else you cannot!”

The bearded elders endured the decimation


of their tribe without uttering a syllable
of that language they had uttered as one nation,

the speech taught their saplings from the towering babble


of the cedar to green vowels of bois-campêche.
The bois-flot held its tongue with the laurier-cannelle

the red-skinned logwood endured the thorn in its flesh,


while the Aruacs’ patois crackled in the smell
of a resinous bonfire that turned the leaves brown

with curling tongues, then ash, and their language was lost.
Like barbarians striding columns they have brought down,
the fishermen shouted. The gods were down at last.
Omeros, 6

36. Francis Affergan, Martinique, les identités remarquables : anthropologie d’un terrain
revisité, PUF, Paris, 2006, p. 93.
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présence africaine

L’anthropomorphisation (red-skinned logwood/ bearded elders/ tribu/


curling tongues) est don du langage à la flore et la présence importante
du métalangage (syllable, speech, babble, vowels, language) suggèrent
une lecture métafictionnelle. Ainsi, l’évocation explicite de l’aphasie
(without uttering a syllable, The bois-flot held its tongue) se doublant
d’une allusion au bégaiement extatique (The bearded elders endured
the decimation), le lecteur ne peut manquer de s’interroger sur l’ana-
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tomie du langage. La consumation des feuilles étant mise en relation
avec le génocide amérindien, que le nom de la langue, Aruacs’ patois,
apparaisse précisément au moment où le narrateur signale sa dispari-
tion n’est pas accidentel. Le paradoxe, l’évocation de la disparition de la
langue arawak et l’apparition du nom, se manifeste également dans l’ar-
chitecture du texte. Avec la métaphore, “while the Aruacs’ patois crackled
in the smell/ of a resinous bonfire” où le rapprochement des sons, phrasé
d’une langue et crépitement d’un feu se fonde sur la proximité Aruacs/
crackled et avec la structure dynamique des rimes interstrophiques
(syllable/ babble ; bois-campêche/ flesh ; laurier-cannelle/ smell ; brown/
down) de la terza rima, l’auteur donne l’impression d’évoquer l’arawak
à vif. La relation entre fragrance de la langue et fumée du brasier
apparaît donc comme une déclinaison de la métaphore du brasier de
la création poétique37. Mais le simulacre, la construction d’un langage
poétique sur les cendres d’une langue morte, s’appuie sur le « Babel
génétique38 » walcottien : l’anglais en est la langue principale, l’arawak
est mentionné dans le discours et le créole est incorporé au lexique.
Comme le note Paula Burnett39, lorsque qu’au début de l’extrait, Achille
s’adresse au gommier, “Tree! You can be a canoe! Or else you cannot!”,
le verbe cannot évoquant le kannòt créole, le calembour implicite est
nécessairement aporétique : l’arbre n’a pas le choix, il sera canot et le
texte sera polyglossique. De ce point de vue, choisir le nom patois qui
désigne le créole saint-lucien pour caractériser l’arawak correspond aux
recherches historiques sur les variations dialectales d’une même langue
arawak40. Et le poète de jouer à nouveau du parallèle entre langues créole

37. “He [the poet] burns what he has made the day before by adding new wood to the flame”,
Derek Walcott, « The Figure of Crusoe », Robert D. Hamner (ed.), Critical Perspectives on
Derek Walcott, Three Continents Press, Washington D. C, 1993, p. 36.
38. Joseph Brodsky, op. cit., p. 141.
39. Paula Burnett, Derek Walcott : Politics and Poetics, Gainesville, University Press of
Florida, 2000, p. 150.
40. Jean-Pierre Sainton (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe : le temps des Genèses,
Maisonneuve & Larose, Paris, 2004, p. 62-64.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

et amérindienne lorsqu’ayant demandé au pêcheur Achille de brûler les


feuilles mortes de sa cour, le philologue d’Omeros, le barde Seven Seas
explique l’origine du mot pomme-Arac :

[…] Then Achille saw the iguana

in the leaves of the pomme-Arac branches and fear


froze him at the same time it fuelled the banner
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of the climbing flame. Then the ridged beast disappeared.

He stepped back from the pomme-Arac’s shade on the grass


diagrammed like the lizard. Then, as if he heard
his tought, Seven Seas said : “Aruac means the race

that burning there like the leaves and pomme is the word
in patois for ‘apple’. This used to be their place.”
Omeros, 163

Les Anciens Antillais se peignant de roucou, la couleur rouge de la


pelure de la pomme-Arac41, constitue sûrement le prétexte à cette mise
en scène et la combinaison des langues se situe, cette fois, au niveau
du mot. Mais Seven Seas est aveugle et le brasier de feuilles procède de
cette derridienne « littéralité de la cendre42 » qui associe sémantique de
la perte et à l’instar de la cendre se dispersant dans le vent, “then ash,
and their language was lost” (Omeros, 14), évanescence du discours oral.
Selon Georges Voisset, « chez Walcott, le catastrophisme de l’his-
toire est, à l’inverse de chez Césaire, dissocié de l’activité volcanique43 ».
Cependant, ces mises en scène de la disparition dispersion des langues
amérindiennes et créoles rappellent bien la thématique de « Corps
perdu » et la perte de la forme pronominale créole. Cette commune
littérarité créole de la cendre permet-elle alors de réaliser l’unité d’une
Caraïbe plurilingue que préfigure selon Jacques Corzani, le « style
Krakatoa » de « Corps perdu », « fruit de contention et d’explosions, se
résolvant en jet de laves, en projection de cendres44 » ?

41. En ajoutant majuscule et trait d’union, le poète change l’ancienne étymologie tahi-
tienne (otaheite) vue dans « Sainte-Lucie » : “Pomme arac,/ otaheite apple”
42. Jacques Derrida, Feu la cendre, Des Femmes, Paris, 1987, p. 33.
43. Georges Voisset, Les Lèvres du monde : littératures comparées de la Caraïbe à l’ar-
chipel malais, Perséides, Bécherel, 2008, p. 309.
44. Jacques Corzani, « Césaire et la Caraïbe oubliée » in Soleil éclaté, op. cit., p. 98.
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présence africaine

En tout cas, la fumée qui s’échappe du brasier walcottien est signe d’un
retour à la voix cendrée de Sesenne, la diva créole de Sainte-Lucie :

My country heart, I am not home till Sesenne sings


a voice with woodsmoke and ground-doves in it, that cracks
like a clay on a road whose tints are the dry season’s,
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whose cuatros tighten my heartstrings. The shac-shacs45

Au cours de son discours de réception du Nobel en 1992, Walcott a


lui-même chanté en créole une composition de Sesenne46 mais ici, entre
craquements et maracas, c’est la rime (crack/shac-shacs) du poème
« Homecoming » qui évoque les sonorités créoles du Krakatoa de « Corps
perdu ». C’est donc avec un amour identique qu’il faut entendre la préface
d’Aimé Césaire à la réédition des Fab’ Compè Zicaque de Gilbert Gratiant :

Gilbert Gratiant fut moins l’utilisateur ou le locuteur que le réinventeur.


Il avait trouvé non le dictionnaire, mais le génie qui sécrète la langue comme
l’arbre qui exsude sa sève et répare ses blessures. Le secret de son éternelle
jeunesse d’esprit et de cœur, il le portait enfoui précieusement en lui […]
c’était une image de mornes et de volcans (celui-là même par lequel il vit
disparaître Saint-Pierre qu’il ne quitta que la veille de l’éruption)47

Césaire associe la poésie créole de Gratiant aux cendres de la Pelée et le


motif de l’arbre, sa sève et ses blessures, ramène à la fin de « Corps perdu ». Il
convient donc de se demander si Césaire, poète peléen par excellence, n’a pas
recours à l’association cendres / oralité créole ailleurs.

Le corps écrit du créole

Dans le poème « Nous savoir… » de Ferrements, l’anaphore « nous


savoir » est associée à l’invariabilité du verbe en créole :

45. Derek Walcott, « Homecoming », The Bounty, Farrar, Straus and Giroux, New York,
1997, p. 31. Le poème est consacré à Dame Sesenne (1914-2010), chanteuse et officielle
Queen of Culture de Saint-Lucie.
46. Derek Walcott, « The Antilles : Fragments of Epic Memory » (1992) in What The
Twilight Says, op. cit., p. 80.
47. Aimé Césaire, « Discours pour l’inauguration du monument en l’honneur de Gilbert
Gratiant » repris pour la préface de Gilbert Gratiant, Fables creoles et autres écrits, Stock,
Paris, 1996 [1976], p. 8.
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Le corps perdu du créole chez aimé césaire et derek walcott

Songe donc
nous savoir
dans la pluie dans les cendres dans le gué
dans la crue

nous savoir qui rêvâmes


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sans chiffres ni rune
rué par monts et vaux
nous savoir ce cœur lourd

grand rocher éboulé infléchi du dedans


par l’indicible musique retenue prisonnière
d’une mélodie à quand même sauver du Désastre
La Poésie, 315

Avec à nouveau le nostalgique thème de la perte, la présence d’un


déictique (là) autant créole que français, la référence à la cendre et
l’étouffement d’un langage oral (musique, mélodie) rappellent ce parler
de Nègres cher à Damas dans « Hoquet » : « Désastre / parlez-moi du
désastre48 ». De plus, comme le suggère le vers « sans chiffres ni rune »,
la question de l’écriture est ici explicite. De même, dans Omeros, Les
feuilles de Seven Seas et le mot pomme-arac consumés, Achille débar-
rasse le tas quand il découvre un pétroglyphe : “He saw/ deep marks
in the rock that froze his fingers to bone./ […] blank circles for eyes, a
straight line down for the nose,/ a slit for a mouth” (Omeros, 163-164).
L’activité du pêcheur saint-lucien est symbolique : drainer les feuilles
mortes, c’est effacer l’oral et ne subsiste alors que la transcription du
mot Arac sur la pierre. Runes vikings ou pétroglyphes amérindiens, la
représentation graphique du créole a obsédé les deux poètes.
En 1978, Césaire considère que : « Jusqu’à maintenant, le créole
se transcrit en français selon les règles françaises. Or du créole écrit
à la française, on ne le comprend pas, il faut d’abord lire à haute voix,
pour le répercuter à l’oreille49. » Au contraire, en 1997, dans « A Letter
to Chamoiseau », Walcott critique les graphies phonétiques et plaide
pour une écriture étymologique respectueuse des variantes dialec-
tales : “Coarsely phonetic, it is visually crass, its aural range is limited to a
concept of peasant or artisan belligerence that denies its own subtleties of

48.Damas, op. cit., p. 35.


49. Aimé Césaire et René Ménil, Tropiques, J-M Place, Paris, 1978, p. XI.
125

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présence africaine

pronunciation, denying its almost completely French roots50”. Même si les


points de vue sont opposés, ces deux réflexions confirment l’importance
combinée de la prononciation (oreille/aural range) et du signe graphique
(écrit à la française/visually) : c’est dans cet interstice que les deux poètes
inventent des solutions originales au dilemme de l’écriture en créole.
Quand Hector, un autre pêcheur d’Omeros invective Achille, “ ’ous
croire ‘ous ni chœur campêche ? / […] Who you think you are ? Logwood
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heart ?’” (Omeros, 16), s’aidant de la traduction, le lecteur familiarisé au
ch anglais, comprend que le choix d’écrire chœur et non cœur permet au
diptyque chœur/ campêche de marquer la prononciation tchè de cœur en
créole. Ainsi, le campêche étant un arbre au bois lourd et dur, le chœur
campêche de Walcott donne à entendre le tchè d’un Césaire au cœur de
rocher dans le « nous savoir ce cœur lourd/ grand rocher éboulé infléchi
du dedans » vu plus haut.
C’est donc en lisant Walcott que l’on comprend que les créolismes de
Césaire sont toujours « hors de gamme » c’est-à-dire conformément au sens
créole de ganm51, non dans le frou-frou des affections mais dans la struc-
turation des formes. Et si les corps perdus de Picasso font écho au Cri de
Munch52, les « membres déchiquetés » de l’Icare césairien53, qui « siffle des
choses très anciennes », rappellent les morceaux du Sésé serpent caraïbe
à l’origine de la formation d’un arc que le créole de l’iguane walcottien
continue, entre Iounalao et Iouanacaera 54, de faire exister.

Bibliographie

Affergan Francis, Martinique, les identités remarquables : anthropologie d’un


terrain revisité, PUF : Paris, 2006.

50. Walcott, op. cit., p. 228-229.


51. « ganm : manières affectées ; prestance », Raphaël Confiant, Dictionnaire Créole marti-
niquais- Français, Ibis rouge, Matoury, 2007, p. 526.
52. Picasso a illustré la publication de Corps perdu en 1950. « Le ciel rouge du Cri que
Munch peint en 1893 fut effectivement visible en Europe, dix ans plus tôt, à l’occasion de
l’éruption du Krakatoa », Gérard Larnac, L’éblouissement moderniste : mutations du regard
à travers l’art contemporain, CLM, Paris, 2004, p. 75.
53. Dans le poème « Mémorial de Louis Delgrès » de Ferrements (1960), Césaire évoque
un « Icare dévolu ayant creusé au moelleux de la cendre », La Poésie, p. 361.
54. Noms amérindiens de la Martinique (Iouanacaera) et de Sainte-Lucie (Iounalao)
construits à partir de iouana, serpent ou iguane en langue caraïbe. D’après le mythe de
Sésé, l’oncle arawak d’une jeune fille fécondée par un serpent aurait coupé ce serpent
caraïbe en morceaux disparates : les îles de l’archipel, Jean-Pierre Sainton, op. cit., p. 65-67.
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