Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Karen Ferreira-Meyers
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
2012/1 n° 241 | pages 55 à 72
ISSN 0002-0478
ISBN 9782804170011
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2012-1-page-55.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
tes composantes et sa diversité. Il ne s’agit pas uniquement de dire,
mais de dire vrai, de situer dans le registre du vraisemblable une
thématique qui relève de l’abject. Dans ce jeu des représentations,
le roman policier affiche sa singularité au détriment des autres gen-
res, notamment à travers un intertexte explicite avec divers discours
sociaux. Le présent article trace l’historique de l’apparition et de la
divulgation du roman policier africain de langue européenne, franco-
phone, anglophone et lusophone, afin de pouvoir analyser la produc-
tion contemporaine.
Mots clés : Roman policier – Littérature africaine – Représentations sociologiques – Réalités contemporaines
Titulaire d’un doctorat sur les département des langues modernes Elle s’intéresse aux romans
autofictions féminines des x x e et x xi e entre 1998 et 2010, elle est policiers francophone,
siècles, Karen Ferreira-Meyers aujourd’hui coordinatrice des anglophone et lusophone
travaille depuis 1993 pour l’université langues modernes et de linguistique (karenferreirameyers@gmail.com).
du Swaziland. Directrice du pour l’Institut d’éducation à distance.
Le polar africain 55
littéraire est une forme de « re-présentation » dans la mesure où elle présente
autrement la réalité de l’univers. La critique littéraire défend souvent la thèse
selon laquelle la littérature africaine est un miroir à travers lequel se ref lète la
vie en Afrique dans sa globalité, ses différentes composantes et sa diversité.
Cette étude se propose de vérifier cette hypothèse à travers quelques romans
policiers africains choisis.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Français, le roman policier est devenu le genre de livres le plus lu. En revanche,
déterminer qui sont les lecteurs du polar africains n’est pas aisé, très peu d’étu-
des de ce genre sont poursuivies.
Pour paraphraser Borges (1985) selon qui « le roman policier a créé un
type spécial de lecteurs », quels lecteurs le roman noir a-t-il créé ? Comme le
souligne Anissa Belhadjin (2009), le lecteur de roman noir « sait » qu’il lit un
récit à intrigue, appartenant à un genre cadré par des stéréotypes thématiques.
Ce « savoir » crée une attente particulière, car le genre programme sa lecture,
à partir de ce que Dufays (1994) appelle le « précadrage typo-générique », qui
se fait à partir des seuils de l’œuvre 2 . Dans la « lecture noire », tout fonctionne
du côté de la réception, comme si une sorte de grille de lecture structurait les
attentes du lecteur. En accord avec Saint-Gelais (1997), selon qui « les proces-
sus de lecture, loin de présenter un caractère homogène, sont génériquement
différenciés, de sorte qu’on puisse parler de […] lecture policière », certains
indices du texte enclenchent donc ce processus.
Achille Ngoye (1998) parle de sa réception auprès des lecteurs de la façon
suivante : « L’accueil d’ Agence Black Bafoussa a été très cordial. La “Série noire”
a été créée il y a plus de cinquante ans et a un lectorat assez fidèle. Nombre de
ses lecteurs ne manquent aucune parution. Il y a bien sûr la curiosité pour un
Africain qui écrit des polars. Les Africains aussi ont réagi cordialement. J’ai été
reçu dans beaucoup d’émissions africaines. » Sa réf lexion montre que même les
auteurs ne savent que très vaguement qui les lisent et pourquoi.
Le fait que le Sénégal organise, en février 2000, le premier festival
« Polar à Dakar » et que « Lire en fête au Mali », en 2004, porte sur le roman
policier, prouve qu’il y a un intérêt croissant du lecteur africain pour ce genre
1. Voir l’étude de deux sociologues : 3. Par exemple, en 2009, l’université polars lors d’un colloque de trois
Collovald et Neveu (2004). du Witwatersrand, à Johannesburg, jours.
2. Nom de l’auteur, édition, collection en Afrique du Sud, a rassemblé des
de publication, illustration. universitaires et des auteurs de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Sud-Africains sont hésitants encore à utiliser leur temps et leur argent sur
les œuvres d’auteurs sud-africains. Comme se lamente Mike Nicol (2011) :
« Souvent, nous devons être ratifiés par une publication à l’étranger avant que
les lecteurs locaux achètent nos livres. »
Le polar africain 57
en France, également membre actif du POK (Parti d’opposition kalinais) dans
Agence Black Bafoussa et celui de Tsham Sakayonsa, major de l’armée zaïroise
dans Sorcellerie à bout portant.
L’assassinat initial enclenche l’investigation, policière dans le premier,
privée dans le second. Alors qu’au début la plupart des romans étaient publiés
en France, aujourd’hui les auteurs de polars francophones sont de plus en plus
édités en Afrique : on a recensé des romans au Togo, en RDC, au Mali, au Gabon,
au Bénin, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Dans le monde littéraire
lusophone, le détective Jaime Bunda de Pepetela (son nom de famille signifie
« derrière, fesses », en portugais) est un des personnages les plus originaux. Sa
première apparition dans Jaime Bunda, agente secreto (2001) a en même temps
marqué la genèse du genre du roman policier en Angola. Entre-temps, un autre
auteur angolais célèbre, José Eduardo Agualusa, s’est joint à Pepetela grâce à
trois polars. Dans La Saison des fous (2003), le narrateur, un journaliste, s’in-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
terroge sur la vie de Lidia do Carmo Ferreira, poétesse et historienne angolaise,
ultime rejeton d’une suite incroyable d’incestes, disparue mystérieusement en
1992 à Lunda, capitale de l’Angola, dix-sept ans après l’indépendance de cette
ancienne colonie portugaise d’Afrique. Reconstruisant son passé, il entraîne le
lecteur, à travers l’histoire d’une femme, dans les histoires multiples et cruelles
du mouvement nationaliste qui conduit l’Angola à une indépendance suivie des
terribles épreuves d’une guerre civile. Dans Le Marchand de passés (2006),
Agualusa transporte le lecteur à Luanda, à la fin de la guerre révolutionnaire,
où Félix Ventura, le bouquiniste albinos, exerce une activité étrange : il crée
de faux passés qu’il vend aux nouveaux riches, des entrepreneurs prospères,
des hommes politiques, des généraux et à la bourgeoisie angolaise naissante.
Félix leur construit des généalogies f latteuses, des portraits d’ancêtres, des
mémoires brillantes. Il en vit bien, jusqu’à l’arrivée d’un mystérieux étranger à
la recherche d’une identité angolaise. Alors, le passé envahit le présent et tout
bascule. Dans La Guerre des anges (2007), les morros et les favelas de Rio sont
en f lammes, la police, sous couvert de répression du trafic de drogue, a mitraillé
une procession religieuse et tué des enfants. Francisco, un ancien colonel de la
Sécurité en Angola, installé au Brésil pour fuir les pièges d’un amour féroce et
les tourments de sa mémoire, vend des armes. Un journaliste angolais plonge
dans l’histoire à la recherche de réponses aux questions que peu de gens veulent
se poser. Le commissaire, qui démissionnera devant l’absurdité des mesures
prises par les politiques, définira ces événements non comme une émeute mais
comme une révolte d’esclaves.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
s’attaque à la misère généralisée par la d ésertification
dans les pays du Sahel, ainsi qu’à l’inconscience et
l’irresponsabilité des dirigeants.
Le polar africain 59
« Plaire » renvoie à la fonction ludique, alors qu’« interpréter » fait penser aux
fonctions pédagogique, idéologique et initiatique. Fendler (cité par Sadkowski,
2007, p. 241) insiste sur la présence de problèmes sociaux, politiques et moraux
dans les polars antillais de Patrick Chamoiseau et de Raphaël Constant, et les
romans policiers africains de Moussa Konaté et d’Achille Ngoye. L’humour, l’iro-
nie, la caricature et le sarcasme de certains auteurs postcoloniaux de romans
policiers africains servent à « adoucir » la dénonciation des injustices, des pré-
jugés sociaux et de l’âpreté des rapports entre les représentants du pouvoir et
la communauté. Plusieurs auteurs de polars africains utilisent le comique et
l’autodérision pour alléger une image souvent très sombre, voire indicible, de la
réalité quotidienne africaine.
Si le lecteur choisit souvent un roman policier pour ses aspects de diver-
tissement et de distraction, ce dernier transmet aussi une connaissance spé-
cialisée, condensée et standardisée de plusieurs des innombrables domaines
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
de l’activité humaine qui peuvent parfois paraître « exotiques » aux yeux des
lecteurs occidentaux 5 . « Notre monde est magie et mystère » déclare Soga-13,
le détective de Sorcellerie à bout portant (Ngoye, 1997, p. 125). Achille Ngoye et
Abasse Ndione rendent compte dans leurs écrits de la prégnance du surnaturel
au sein des sociétés africaines. Croyances dans les présages, recours à l’art divi-
natoire des « cauris » qui « dévoilent ce qui est caché, révèlent le passé et pré-
disent ce qui doit arriver » (Ndione, 1997, p. 269), aux pouvoirs protecteurs des
« marabouts, autrement dit féticheurs ou guérisseurs » (Ngoye, 1996, p. 221)
et à ceux malfaisants des sorciers (Ngoye, 1997, p. 116-118) y sont représentés.
« Cette forte présence de l’irrationnel dans un genre qui chante les victoires
de la raison bouscule l’édifice policier », selon Brasleret (2007, p. 14). Dans son
second roman, Sorcellerie à bout portant, Ngoye joint à une représentation
classique des crimes et délits celle, plus inédite, de sacrifices humains lors de
rites de sorcellerie. De plus, « [l]’occultisme joue un rôle capital » (Ndione,
1997, p. 187) non seulement dans le déroulement de l’investigation, mais égale-
ment dans la résolution de l’énigme. Dans La Vie en spirale d’Abasse Ndione,
l’accident et l’arrestation d’Amuyaakar s’expliquent soit par un complot, soit
comme le résultat de la perte de son gri-gri protecteur, aggravée par l’oubli
des recommandations du féticheur. Par ailleurs, dans Agence Black Bafoussa,
le décès de Jim Bafoussa, directeur de la société de spectacles du même nom,
peut être considéré comme un homicide programmé ou comme le résultat d’une
malédiction consécutive à la mort de son protégé.
4. Selon Moudileno, les premiers d’un espace caractérisé par son l’univers urbain, les intérêts
romans policiers africains entrent opacité, où prolifèrent donc les internationaux ».
dans la catégorie des romans énigmes, le sexe, la violence, les 5. Nous pensons notamment au
d’espionnage sériels. Leur popularité intérêts financiers, la corruption, la thème de la sorcellerie (par exemple,
serait due aux ingrédients de l’univers présence policière, mercenaire et dans les romans policiers d’Achille
colonial, notamment « la vision paramilitaire et les organisations de Ngoye, de Bolya Baenga et
manichéenne du monde, le mystère type maffieuses, les trafics illicites, de Mongo Beti).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
construction des fermes mais surtout dans celle d’une
clinique moderne où les pauvres seront soignés.
Le polar africain 61
Parmi d’autres fonctions, ludiques, pédagogiques, il semble que la fonc-
tion de dénonciation soit la plus présente. Il est donc compréhensible que la
tendance générale du roman policier vise à la vraisemblance réaliste.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
qui ont mené au présent, avec la mise en valeur du fonctionnement intime du
pouvoir, le tout fondé sur des faits reconnus dans certains textes d’analyse poli-
tique de la société congolaise aux prises avec Mobutu » (2006, p. 13).
Les auteurs d’Afrique du nord, tels l’Algérien Yasmina Khadra, le
Marocain Driss Chraïbi ou le Tunisien Jamel Ghanouchi7, écrivent des romans
noirs dans lesquels les enquêtes policières deviennent les prétextes à un témoi-
gnage sociopolitique sur les différentes sphères de leurs sociétés. Ainsi, les
cinq romans 8 de la série policière de Driss Chraïbi, dont l’inspecteur Ali est
le personnage principal, mêlent dans l’espace romanesque reportages, essais,
réf lexions, nouvelles journalistiques, opinions et découvertes pour critiquer la
société nord-africaine contemporaine.
Le pillage de l’or ghanéen constitue le thème principal du roman policier
Mission spéciale (2000), écrit par Kwasi Koranteng et Valérie Morlot. Philip
Amangoua Atcha (2010) lit le roman policier Les Naufragés de l’intelligence
(2000) de Jean-Marie Adiaffi comme une fresque de la société ivoirienne dans
laquelle l’effondrement des valeurs, la corruption politique et policière et la
décadence sociale sont analysées. Dans La Fille vierge (2003), Dominique Titus
passe sous la loupe la société béninoise. Ce roman offre au lecteur un mélange
d’actualité mondiale, de tradition africaine et de modernité dans l’enquête
policière de Bruno Dupont, un jeune Européen ayant quitté son Paris natal
pour aller se « réfugier » en Afrique, au pays du vaudou, afin de se débarrasser
d’une malédiction qui le traque partout : Bruno attire toutes les femmes comme
6. Dubois, 1992, p. 52. en tant que joueur d’échecs dans une Faut-il s’en étonner ? On sait qu’ici
7. Le Fou du roi (2002) est trame unique révélant que ce recueil l’énigme policière, l’écriture et
un recueil de nouvelles policières de nouvelles est construit l’analyse psychologique sont des
de l’écrivain et mathématicien comme un véritable roman prétextes au jeu.
tunisien Jamel Ghanouchi. Ces autobiographique. L’atmosphère 8. L’Inspecteur Ali (1991), Une place
nouvelles s’articulent autour d’une créée autour du narrateur au soleil (1993), L’Inspecteur Ali à
narration « quasi mathématique » est par ailleurs étrange, Trinity College (1996), L’Inspecteur
caractéristique du personnage les personnages et les intrigues Ali et la CIA (1998) et L’Homme qui
central du livre qui s’investit sont presque tous décalés… venait du passé (2004).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
teur Ali) font partie des plus célèbres. D’autres auteurs, tels que Boubacar Boris
Diop, ont déjà une renommée littéraire quand ils entament l’écriture de romans
policiers. Ainsi, Diop publie Kaveena (2006) alors qu’il est déjà considéré
comme l’un des écrivains majeurs de l’Afrique francophone. Dans ce récit, le
lecteur rencontre Asante Kroma, chef de la police, qui découvre dans un bunker
le cadavre du chef d’État en fuite, N’Fa Tandine. Gardant pour lui l’information,
il s’installe dans le bunker et cherche à comprendre les relations qu’entrete-
naient l’ex-président, le Français Castaneda qui dirige officieusement le pays, et
Mumbi, une proche de Tandine dont la fille a été violée et tuée.
D’autres, tels que Kwei Quartey, Sunjata et Alphonse Nonregma doivent
encore faire leur renommée. Dans son premier roman, Épouses et Assassins
(Wife of the Gods), en 2009, Kwei Quartey crée son personnage principal, Darko
Dawson, inspecteur de la police d’Accra, chargé de se rendre à Ketanu, un vil-
lage éloigné au bord de la Volta, en pleine brousse, afin d’élucider le meurtre
d’une jeune étudiante, Gladys Mensah, qui participait à un programme de lutte
contre le sida. Quartey dresse un tableau en clair-obscur de la société gha-
néenne et donne un bon aperçu de la vie quotidienne d’un pays tiraillé entre des
pratiques ancestrales et l’avènement d’une certaine modernité. En abordant les
questions de la polygamie, des liens familiaux, du sida, de la condition des fem-
mes, du poids des traditions et des superstitions, l’auteur offre une exploration
de la société ghanéenne. Kalachnikov Blues (2009), du Guinéen Sunjata, est
un premier essai, drôle et grinçant, sur les trafics d’armes au fond de la Guinée
forestière. Enfin, Alphonse Nonregma avait déjà écrit L’ Apatride (1996), un
roman policier retraçant les tribulations d’un Burkinabè en Côte d’Ivoire, ref let
de la nouvelle Afrique, celle de ces personnages qui, comme Sana, pour réaliser
des ambitions souvent déraisonnées, ne reculent devant rien, pas même devant
un assassinat, pas même devant une malédiction paternelle.
Le polar africain 63
comment le roman policier africain, en l’occurrence les productions littérai-
res de Bolya Baenga et d’Achille Ngoye, mêle la thématique de la « migritude »
– néologisme attribué à Jacques Chevrier combinant « Négritude » et « émi-
gration » – de l’exil, de l’immigration et de l’émigration à d’autres thématiques
plus « classiques ». Il insiste sur la capacité du roman policier à livrer une
image in media res, en prise directe avec une réalité sociale, celle de la marge.
« L’immigration est pour ces auteurs une expérience existentielle doublée d’une
expérience littéraire où l’imaginaire, producteur d’un sens du monde, donne à
lire les silences, les peurs refoulées, les préjugés ravageurs, les heurs et mal-
heurs, mais également les espoirs d’individus restés souvent anonymes. En
revanche, dans ce vaste champ thématique, le polar africain propose une recon-
figuration de l’espace sur lequel se détache le sujet immigré, entraînant de facto
un détournement du regard vers un espace hors champ, l’espace de la marge. »
Selon Mbondobari, le polar africain postcolonial est une forme d’écri-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
ture qui pose autrement les questions d’immigration. Le roman policier doit
être la tribune publique où le débat prend place. La plupart des textes s’inscri-
vent dans la veine de la morale sociale en vigueur au sein de la société. Selon
Naudillon, le roman policier a plusieurs devoirs, dont l’un est « de faire avouer
cette société africaine, de plonger dans ses plus profonds retranchements, dans
ses secrets les plus honteux – corruption, gabegies, violences gratuites, crimes
de toutes natures – ses collusions et collaborations avec l’ancien colon » (2006,
p. 14). Le roman policier doit permettre l’émergence d’une raison critique pour
faire face aux démons des sociétés africaines, tel le racisme et le tribalisme, les
déviances sexuelles, le manque de valeurs, notamment dans les zones nouvel-
lement urbanisées et des peuples aux prises avec l’imaginaire sorcier du vil-
lage. Comme le dit Vanoncini, « un grand nombre de romans n’utilisent plus
la trame policière comme matrice globalement organisatrice du texte, mais
comme une passerelle guidant vers les aspects et problèmes les plus divers du
monde actuel : étude sociologique d’un milieu, analyse idéologique des modes
d’existence modernes, mise au jour des refoulements de la conscience histori-
que d’une communauté, portrait psycho-pathologique d’une société aliénée »
(1993, p. 104-105).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
de son coéquipier, est contacté par une avocate dans
une affaire de meurtre pour retrouver un testament. Au
fur et à mesure que l’enquête avance, on découvre le
passé de Zatopek.
Dans L’Âme du chasseur (2005) Thobola « ptit »
Mpayipheli est un ex-agent des services secrets
africains mis à la retraite lors du changement de
régime politique. Un jour, la fille d’un ex-frère de
lutte lui demande son aide. Son père a été enlevé
et les ravisseurs menacent de l’exécuter s’ils ne
reçoivent pas ce qu’ils veulent (un disque dur) dans
les 72 heures. Thobola s’embarque alors sur une
motocyclette « empruntée » au concessionnaire où il
travaille maintenant.
Avec Le Pic du diable (2007) Meyer s’attaque au
monde de la pédophilie sud-africaine.
13 heures (2010) parle des heures mouvementées
dans la vie d’un policier du Cap, Benny Griessel, qui
doit résoudre le meurtre d’une jeune fille près de Long
Street. À cela s’ajoutent les rivalités entre flics, une
chanteuse sur le déclin alcoolique accusée de meurtre,
des magouilles suspectes dans l’industrie du disque
et une jeune touriste américaine pourchassée par de
mystérieux agresseurs.
Dans La Mémoire courte (2006) l’inspecteur
Francis Zondi se trouve à Soweto (Afrique du Sud),
un endroit où ont toujours rôdé d’inquiétants
fantômes, où le combat pour survivre a ses règles.
Le Noir qui marche à pied raconte une deuxième
histoire de l’inspecteur Zondi, surnommé « Bronx »
par ses collègues à cause de son bref passage
au FBI, qui continue sa poursuite de la racaille de
Johannesbourg et des townships du Gauteng ;
Louis-Ferdinand Despreez
il s’agit d’enfants disparus dans cet épisode.
Le Noir qui marche à pied
Phébus, 2008
Le polar africain 65
fût-ce que pour élever ses babouins. Cela n’étant pas le cas, elle risquait d’être
renvoyée dans sa famille, f lanquée de masques chargés d’obtenir restitution
immédiate de la dot, chose qui provoquerait une levée de boucliers, vu que les
siens objecteraient son long marrida pour renâcler » (Ngoye, 1997, p. 226).
L’acte de procréation est pensé uniquement du point de vue masculin.
D’un côté, le corps de la femme africaine est sacrifié à l’autel des plaisirs de
l’homme. De l’autre, la femme est souvent la victime du crime. Un exemple
suffit : en 2010, Florent Couao-Zotti publie Si la cour du mouton est sale, ce
n’est pas au porc de le dire, un roman policier dans lequel une jeune femme est
retrouvée mutilée sur la berge de Cotonou. Deux policiers bienveillants tentent
de démêler cette affaire. Pendant ce temps une femme propose à un homme
d’affaires libanais d’échanger de l’argent contre une valise de cocaïne. À chaque
chapitre, le narrateur et le point de vue sur l’histoire changent et on découvre
progressivement le lien qui unit les deux affaires.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
En plus du mariage forcé et de l’excision, plusieurs écrivains, tels Ngoye,
Ndione, mais aussi McCall Smith dans sa série autour de Mma Ramotswe,
abordent la problématique de la polygamie. Le point de vue de Ndione (cité
dans Ndong, 2008), qui reste ouvert à la polygamie, peut être résumé par ses
propres mots : « Je ne peux pas être contre ce que Dieu a autorisé. Mais il
faut d’abord des conditions matérielles », estime-t-il. Dans La Gazelle et les
Exciseuses (2004), Christian Mambou nous livre l’histoire d’Ayite, une adoles-
cente promise en mariage à un vieux polygame, qui décide, à la veille de son
excision et avec le soutien de sa mère, de prendre la fuite. Cependant, les nota-
bles du village, pour qui une telle dérobade représente une offense aux règles de
la communauté et à la mémoire des ancêtres, ne l’entendent pas de cette oreille.
S’organise alors une longue traque contre la fugitive. Bien qu’on ne puisse pas
complètement insérer ce roman dans le genre du roman policier, la fugue et
les poursuites qui s’ensuivent donnent à ce roman certaines caractéristiques
policières.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
malgré un système politique régi par des élections
libres, la corruption règne.
Le polar africain 67
tableau particulièrement sombre et agité, le crime dépassant le strict cadre
de l’enquête. » Par ailleurs, de nombreuses actions criminelles surviennent en
marge des enquêtes : voitures piégées, attaques terroristes… « Dans les romans
noirs algériens, les personnages adoptent, à l’inverse, un certain fatalisme face
aux atrocités meurtrières commises, et ce, non sans susciter l’émoi du lecteur,
conscient que la fiction proposée s’inscrit dans une perspective tragiquement
réaliste ; un réalisme attesté dans le texte notamment par des passages perçus
comme de véritables témoignages sur l’horreur quotidienne, et ce, d’autant que
le lecteur, notamment le lecteur français, à qui s’adressent d’un point de vue
éditorial ces romans, manque de ce genre d’informations. » Beate Burtscher-
Bechter (1998) souligne l’importance de la série policière de Khadra : « Aux
yeux de Yasmina Khadra, c’est le devoir des artistes et des intellectuels, parti-
culièrement celui des écrivains, de suivre, surtout dans la situation actuelle, les
progrès à l’intérieur du pays et d’attirer l’attention sur les changements. C’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
exactement ce que Yasmina Khadra fait dans ses romans, elle tâte le “pouls de
la terre”, et elle devient un “sorcier” et un “sourcier” (Morituri), qui éclaire, de
façon critique, les événements actuels. »
9. Le thriller psychologique d’Angela policiers décrits ci-dessus, des contemporains, tels que les meurtres
Makholwa Red Ink (2007) se problèmes sud-africains les plus en série.
préoccupe, comme les romans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
L’Inspecteur Ali met en scène un policier,
personnage récurrent dans l’œuvre de Driss Chraïbi,
« mais ce dont il est question est plutôt son auteur, un
écrivain marocain qui pourrait être le double parfait
de Driss Chraïbi lui-même ». Derrière cette mise en
abîmes autour du personnage de l’écrivain, on ressent
la volonté de Chraïbi d’écrire sur sa longue carrière
bibliographique et de se poser une multitude de
Driss Chraïbi questions sur son devenir, son succès
L’Homme qui venait du passé et sa motivation réelle d’écrire, mais aussi sur le conflit
Folio, 2004 Orient-Occident présent dans la famille même du
personnage.
L’Inspecteur Ali à Trinity College (1995) raconte la mort
suspecte d’une belle princesse marocaine, étudiante
en Angleterre, et qui embarrasse Scotland Yard.
L’Inspecteur Ali et la CIA (1996), cinquième enquête,
est une satire de la société américaine.
L’enquête de L’Homme qui venait du passé mène
l’inspecteur Ali bien hors des frontières de son pays,
jusqu’en France, aux États-Unis, en Suisse et en
Afghanistan où il sera amené à enquêter à la fois
sur des barons de la drogue, des financiers sans
scrupules et des islamistes terroristes.
Le polar africain 69
rêve, représente cette absence de rêve : alors que le décor dans lequel se situe
le roman policier africain forme un paysage de rêve, ce qui est recherché par
l’écrit n’est pas le rêve, mais la justice.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Par exemple, les romans policiers sud-africains publiés entre 2000 et
2010 illustrent cette absence de rêverie et d’aspirations. Ils incluent tous la plu-
part des atrocités que les Sud-Africains, vivant en milieu urbain, rencontrent
de manière quotidienne : meurtres, drogues, alcools, viols, détournements, vio-
lences et destructions. Si le lecteur essaie de « distiller » des rêves à partir de
ces narrations, ce ne sont que des rêves d’un monde en sécurité, moins violent
et plus compatissant, qui peuvent en découler. Mais l’écrivain ne permet pas au
lecteur de rêver, surtout face à une réalité crue, rude et sans pitié, comme celle
décrite dans les romans policiers sud-africains récents.
C’est dans la version plus douce, moins hard, de la littérature policière,
que le lecteur peut trouver les traces des rêves et aspirations des peuples afri-
cains. Ainsi, les divers cas à résoudre par Mma Ramotswe de l’ Agence n° 1 des
dames détectives, écrit par Alexander McCall Smith, offrent au lecteur une
vision des aspects sociaux d’une société africaine. McCall Smith explore les
conf lits émergents entre les valeurs traditionnelles de la société botswanaise et
les inf luences de la modernité importée des villes sud-africaines frontalières et
éclairent certains aspects du rêve africain.
Conclusion
La critique littéraire contemporaine considère souvent le roman policier
comme un mode de représentations qui « permet de plonger dans des milieux
sociaux dont [les] autres romans ne parlent pas comme ceux du banditisme et
de la drogue » (Konaté, cité par Marsaud, 2005). Il ne s’agit pas uniquement
de dire, de pointer des non-dits, mais de dire vrai, de situer dans le registre du
10. Rohrbach (2007, p. 52) explique 11. Notre analyse (2010) de l’aspect 12. Ethnopolar : le terme aurait été,
comment l’utilisation du label religieux et de son absence totale selon Naudillon, utilisé pour la
« paralittérature » a longtemps dans le roman policier africain récent première fois pour qualifier le roman
empêché le roman policier à être pris va dans la même direction. de Tobie Nathan, Saraka bô, paru en
au sérieux. 1992.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
(2006, p. 14). Certaines descriptions du polar africain vont jusqu’à parler d’eth-
nopolars ou d’anthropolars12 puisque l’homme serait, dans ces écrits policiers,
présenté sous sa complexité sociale, culturelle, ethnographique et historique.
Le polar interroge les enjeux politiques et épistémologiques de l’ethnicisation
de l’autre quand il a pour cadre les banlieues et les populations migrantes
(Ngoye, Bolya) en décrivant les trajectoires sociales et spatiales, les expressions
communautaires, les processus identitaires et les formes d’hybridation, voire
de créolisation des porteurs de signes ethniques (Naudillon, 2006, p. 13).
Les intrigues des polars africains ne forment pas les parties les plus
intéressantes de ces narrations. En revanche, l’information sociologique que
l’auteur veut partager avec son lecteur (ce qui inclut les préoccupations concer-
nant la mondialisation, les alliances stratégiques, les diamants, le braconnage
d’ormeau, le trafic de drogue international, la course aux armements, la cor-
ruption politique, la fraude et les scandales) devient quintessentielle. Nous
avons exploré quelques narrations et nous pouvons conclure que les Africains
représentés dans ces romans ne rêvent pas encore à l’avenir, ils sont coincés
dans le présent.
Le polar africain 71
Bibliographie Dubois, J. (1992), Le Roman policier Moudileno, L. (2003), « Littératures
ou la modernité, Paris, Nathan. africaines francophones des
Amangoua Atcha, P. (2010), « Les années 1980 et 1990 », document de
naufragés de l’intelligence : un Dufays, J.-L. (1994), Stéréotype et travail, n° 2, Codesria.
polar noir », Belphégor, vol. IX, n° 3, Lecture, Bruxelles, Mardaga.
décembre. Naudillon, F. (2006),« Poésie
Ferreira-Meyers, K. (2010), “Crime du roman policier africain
Bechter-Burtscher, B. (1998), doesn’t Pray in Local Fiction”, Mail francophone », http://www.com.
« Entre affirmation et critique. Le and Guardian, 7 avril. ulaval.ca/fileadmin/contenu/afi/
développement du roman policier doc_pdf/colloc_2006/III-5b_
algérien d’expression française », Kesteloot, L. (2001), Histoire de Francoise_NAUDILLON.pdf
thèse, Sorbonne/paris-4, Centre la littérature négro-africaine, Paris,
international d’études francophones. Karthala-AUF. Ndong, M. (2008), « Abasse Ndione,
écrivain. L’infirmier de Bargny soigne
Bechter-Burtscher, B. (1998), Kom, A. (1999), « Littérature bien ses mots », Feuilles d’hivernage,
« Naissance et enracinement africaine, l’avènement du polar », 11 septembre, p. 12-13.
du roman policier en Algérie », Notre librairie, n° 136, janvier-avril.
L’Actualité littéraire. Ngoye, A. (1998), « Genèse
Maleski, E. (2003), « Le roman d’un polar noir », entretien
Belhadjin, A. (2009), « Le jeu entre policier à l’épreuve des littératures avec Landry-Wilfrid Miampika,
francophones des Antilles et du Africultures, 1er février, http://
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Tlemcen - - 193.194.76.5 - 09/07/2020 14:50 - © De Boeck Supérieur
stéréotypes et narration dans le
roman noir », Cahiers de narratologie, Maghreb : enjeux critiques et www.africultures.com/php/index.
n° 17. esthétiques », thèse, université php?nav=article&no=283
Michel de Montaigne (Bordeaux-3).
Borges, J.L. (1985), « Le roman Nicol, M. (2011), “Crime Lit in SA. A
policier », Conférences, Paris, Marsaud, O. (2005), « Les auteurs New Phenomenon”, 4 janvier, http://
Gallimard, p. 189. africains se mettent au noir », Jeune www.imc.org.za/news/595-crime-
Afrique, 16 janvier. lit-in-sa-a-new-phenomenon.html
Brasleret, F. (2007), « Étude croisée
de trois romans noirs francophones Mbondobari, S. (2011), Rohrbach, V. (2007), Politique du
africains », Francofonia, n° 16, « Radioscopie d’un itinéraire dans polar, Paris, L’Archipel.
p. 9-27. le roman policier africain », http://
www.bolyabaenga.org/index. Saint-Gelais, R. (1997),
Collovald, A., Neveu, E. (2004), Lire php?option=com_content&view= « Rudiments de lecture policière »,
le noir. Enquête sur les lecteurs de article&id=178:radioscopie-dun- Revue belge de philologie et
récits policiers, Paris, Bibliothèque itineraire-dans-le-roman-policier- d’histoire, n° 75.
du centre Pompidou. africain-postcolonial&catid=40:criti
ques&Itemid=60 Vanoncini, A. (1993), Le Roman
Delas, D. (2010), « Polars d’auteurs policier, Paris, PUF.
africains francophones », Les
Dépêches de Brazzaville, n° 10,
février, p. 2.