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Pascale Fari
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PASSIONSINTÉGRISTES,
LA HONTE RETRANCHÉE
Pascale Fari
« S’il y a à votre présence ici des raisons un peu moins qu’ignobles, […]
c’est que, pas trop mais justement assez, il m’arrive de vous faire honte. »
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse
L
e Dieu de l’Islam, c’est le « Un absolu, sans dialectique et sans compromis »1. Voilà
l’une des pistes avancées par Jacques-Alain Miller nous invitant à penser l’intégrisme
musulman dans sa radicalité et sa modernité2. Au sein de l’islamisme, la passion jiha-
diste détonne en effet comme un régime très spécial de la foi. Massacres et sacrifices
interrogent tout particulièrement son rapport au réel, d’une part, et à la honte, d’autre part.
Un-tégrisme
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C’est politique
Blason à l’honneur
Trois termes reviennent comme des leitmotivs : « honneur », « dignité », et leur anto-
nyme, « humiliation ». Yassine a quitté sa femme et son travail de prothésiste dentaire
pour partir en Syrie : « On est, dit-il, une génération déracinée, sans repères [;] le fait que
nous soyons arabes et qu’on vienne de banlieue, ça mettait des barrières […]. C’est l’islam
qui nous a rendu notre dignité parce que la France nous a humiliés »6. Nous touchons
ici l’une des spécificités du jihadisme par rapport à d’autres fanatismes religieux, passés
ou présents. D’un côté, souligne Farad Khosrokhavar, notre société bannit les signes de
particularisme, mais de l’autre, « par la voix d’un racisme qui ne se gêne pas pour se
manifester ouvertement, elle traite les jeunes d’origine étrangère en individus différents,
voire inférieurs »7.
En s’islamisant, le sujet transforme l’humiliation honteuse, le trait ségrégatif, en fierté
identitaire, en différence revendiquée comme telle. Se faisant un « blason »8 de la marque
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L’occidenté moderne, lui, ne tenant plus à aucun signifiant, n’a plus honte de rien et
surtout pas de sa jouissance. Le règne de l’utilitarisme « annule la fonction de la honte ».
Le primum vivere, la vie avant tout, s’érige en « valeur suprême »11 : l’insécurité est devenue
une superstar et « l’héroïsme n’a plus de sens ». L’occidental planqué derrière son écran
peut passer pour un lâche face à celui qui choisit délibérément le martyre. Cette dissy-
métrie à l’égard de la mort est savourée comme une revanche : « on nous traite de fana-
tiques, de fous de Dieu […] mais on ne nous méprise plus. […] Les musulmans ont
acquis une nouvelle dignité [;] le roi est nu »12.
6. Thomson D., Les Français jihadistes, Paris, Les Arènes, 2014, p. 24-25.
7. Khosrokhavar F., L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997, p. 13 & 101.
8. Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, no 54, juin 2003, p. 14.
9. Khosrokhavar F., Quand Al-Qaïda parle, op. cit., p. 219.
10. Guidère M. & Morgan N., Le Manuel de recrutement d’Al-Qaïda, Paris, Seuil, 2007, p. 82.
11. Miller J.-A., « Note sur la honte », op. cit., p. 11-13.
12. Khosrokhavar F., Quand Al-Qaïda parle, op. cit., p. 131, 219 & 244.
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L’hypothèse, formulée par J.-A. Miller, d’une « nouvelle alliance entre l’identification
et la pulsion »14 interroge, me semble-t-il, ces sacrifices ahurissants, exhumés – voudrait-on
croire – de la préhistoire de la civilisation. Tout un chacun peut voir avec effroi ce
moment où la vie gicle par pur arbitraire. De là à penser que cette jouissance qui
s’exhibe de manière éhontée est l’os même de la chose…
Dieu a toujours besoin qu’on y mette du sien. Mais nous sommes loin de Pascal s’en-
gageant comme objet a pour soutenir son pari, ou encore du scénario fantasmatique du
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Le sujet décapité
Le Un mis en fonction dans le jihadisme a une autre particularité : le sujet s’y abolit
de manière radicale. N’importe quel trait identificatoire a bien sûr une valeur aliénante,
qui va de pair avec sa capacité à représenter le sujet ; mais ce trait unaire, ce S1, devient
ensuite le point d’origine de son discours, il peut s’y situer et prendre la parole. Dès lors,
cette marque distinctive aura cette propriété insigne de fonctionner comme support du
savoir et des différences à venir.
13. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du Département
de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours des 26 janvier et 9 février 2011, inédit.
14. Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », op. cit.
15. Khosrokhavar F., « Ces jeunes qui se radicalisent », interview par Anne Brucy, CNRS-Le journal, 12 mars 2015, dispo-
nible sur internet.
16. Cf. Miller J.-A., « Intuitions milanaises » [1], Mental, no 11, décembre 2002, p. 16 & 20.
17. Cf. Miller J.-A., « Note sur la honte », op. cit., p. 10-11.
C’est politique
Or le fanatique qui tue au nom de Dieu fait corps avec cet Un. Sa toute-puissance semble
proportionnelle à la décapitation de toute particularité subjective. Le jihadiste serait en somme
son bras armé, sa volonté personnifiée. Loin d’être imprononçable, le nom de Dieu est clamé
haut et fort à chaque exécution. L’espace d’un instant, l’homme se veut alors pure incarna-
tion de la volonté divine – jusqu’au pouvoir de décider qui mérite de vivre et qui doit mourir.
Absolue et sans dialectique, en effet, cette identification repose sur une abolition
du sujet. Loin d’être divisé, celui-ci est comme forclos. Reste la violence brute et
acéphale. Le cas échéant, son quart d’heure de gloire s’accomplira au prix de la dispa-
rition de son être de vivant. Alors seulement, sa cagoule enlevée, il retrouvera éven-
tuellement un nom.
La honte court-circuitée
Stigmate intime, marque privée, la dignité du signifiant-maître, c’est aussi la honte qui
lui est consubstantielle. À ce propos, en 1970, Lacan anticipait le déclin de la honte.
Quarante-cinq ans plus tard, l’impudence est devenue la norme. Ce n’est pas le moindre des
traits communs entre l’homme moderne et le jihadiste, mais selon une logique distincte :
L’homme moderne oublie son existence et sa mort en s’abrutissant devant un écran.
À l’ère du relativisme généralisé, le signifiant perd son pouvoir éminent de représenter
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La honte est ce mouvement de recul face à notre propre abjection, à ce rebut obscène
voire inhumain que nous sommes à notre corps défendant… Elle s’attache électivement
aux signifiants-maîtres qui constituent notre marque de fabrique, ceux qui estampillent
une satisfaction et/ou une souffrance inassimilable.
Mais bien souvent, le sentiment de honte s’éprouve de manière floue, tel un
malaise aussi indéfinissable que le réel qu’elle signale, aussi difficile à articuler que la
jouissance en jeu. La dimension de la honte, pointe Lacan, « n’est pas commode à
avancer. Ce n’est pas de cette chose dont on parle le plus aisément. C’est peut-être
bien ça, le trou d’où jaillit le signifiant-maître »19. Éric Laurent nous en propose une
18. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit.
19. Ibid., p. 218.
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interprétation : « La honte est en dernière instance une “honte de vivre” dont le signifiant-
maître soulage à l’occasion »20.
Car en deçà ou au-delà des signifiants particuliers, des marques singulières sur lesquels
la honte s’est (ou non) fixée peut très bien se cacher une « honte de vivre gratinée » – tant
chez l’homme moderne qui se consume de manière effrénée que chez celui qui s’immole
en sacrifice. Rien ne justifie notre existence. Rien, sauf précisément la jouissance, pointe
Lacan : mauvaise, indécente, parasitaire, jamais la bonne, c’est pourtant elle « dont le
défaut rendrait vain l’univers »21. Nous vivrions pour ça, à cause de ça… insoutenable,
non ? Eh oui, « la jouissance a ses racines, plonge, dans l’abjection »22, relève J.-A. Miller,
non sans préciser que le terme d’abjection était le premier auquel Lacan pensait pour
l’index de ses Écrits.
En tant qu’embarras du sujet face au plus intime de sa jouissance, la honte est inéli-
minable de l’expérience humaine. Écrivant « hontologie » avec un « h » initial, Lacan
marquait ses distances avec toute ontologie, tout en indiquant le caractère primordial,
essentiel, de la honte.
Dire la différence
Tel un coupe-circuit, un fusible subjectif attestant la proximité d’un réel, la honte est
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20. Laurent É., « La honte et la haine de soi », Élucidation, no 3, juin 2002, p. 28.
21. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 819.
22. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre
du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 10 juin 2009, inédit.
23. Laurent É., « La honte et la haine de soi », op. cit., p. 27.