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LE TRAIT D'ESPRIT DE FREUD À LACAN

Mercedes Blanco

Érès | « Savoirs et clinique »


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2002/1 no1 | pages 75 à 96
ISSN 1634-3298
ISBN 2-7492-0041-5
DOI 10.3917/sc.001.0075
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2002-1-page-75.htm
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Savoirs et cliniques MG 12/05/05 12:59 Page 75

LITTÉRATURE

Le trait d’esprit
de Freud à Lacan
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Mercedes Blanco

FREUD THÉORICIEN DU « WITZ » dent ces phénomènes, et qui leur donnent


d’ailleurs un rôle restreint, voire marginal,
Dans l’histoire des théories sur le trait d’es- demeurent au niveau d’une description empi-
prit, Freud, dans son livre Le Mot d’esprit et ses rique ; ainsi Quintilien énumère un grand
relations avec l’inconscient (Der Witz und seine nombre de tours pour ridiculiser la partie
Beziehungen zum Unbewußten 1) et, à sa suite, adverse, lors d’un procès. Mais nous n’avons
Lacan, dans la première partie de son séminaire nulle part de tentative de définition générale, et
sur Les Formations de l’inconscient, de 1957- encore moins d’analyse en profondeur des effets
1958 2, tiennent une place considérable. Aux ori- de ces procédés, ni des mécanismes qui les
gines de la question de l’esprit, les rhéteurs expliquent.
grecs, puis Cicéron et Quintilien, cherchant à Les théories de l’esprit avant Freud, du
déployer toute la gamme des moyens que peut baroque au romantisme, en s’appuyant sur de
mobiliser l’orateur pour atteindre ses fins de per- larges répertoires d’exemples, ont proposé des
suasion ou de séduction, énumèrent, sans souci définitions du Witz : correspondance entre les
de système, des procédés qui, par le rire ou la objets exprimée par l’entendement, discordia
surprise, impressionnent fortement l’auditeur, et concors, jeu avec les concepts, comique actif,
parmi eux, les variétés du jeu de mots. Mais ni la sidération et lumière, sens dans le non-sens,
langue grecque ni la latine ne présentent un appariement de représentations contrastées.
concept unique ni un groupe de concepts reliés Toutes disent quelque chose d’intuitivement
en réseau qui coïncident exactement avec ce que opportun sur le mot d’esprit, mais toutes sont
nous appelons esprit. Les rhétoriques qui abor- manifestement insatisfaisantes. Aucune de ces

Mercedes Blanco, professeur d’espagnol à l’université de Lille III.

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Littérature

théories pré-freudiennes n’a proposé un système Aux origines de l’intérêt de Freud pour le
logico-linguistique de ces formes ; aucune n’a Witz, on peut conjecturer des motivations anec-
donné explicitement des critères nécessaires et dotiques : traditions de l’esprit viennois et sur-
suffisants pour conclure à la présence de l’esprit tout de l’esprit juif, goût personnel et précoce
dans un texte, et surtout aucune n’a tenté d’ex- pour des auteurs très divers chez qui l’esprit tient
pliquer de manière consistante le plaisir qu’il une grande place : Shakespeare, Lichtenberg,
provoque et les effets de vérité, de beauté que Heine. Mais il fallait évidemment une raison
certains lui attribuent. plus forte pour porter Freud à consacrer un tra-
Freud est sans doute le premier à mettre en vail substantiel à une question qui, du point de
lumière la spécificité du trait d’esprit, en usant vue psychopathologique, pouvait paraître futile.
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d’une méthode simple et robuste pour ramener la L’intuition d’une analogie entre rêve et mot d’es-
diversité de ces techniques à quelques principes prit semble la motivation dominante, le germe de
élémentaires, et en traçant une ligne de partage l’ouvrage. C’est parce qu’il pressent cette analo-
nette entre esprit et comique. Son apport le plus gie que Freud conjecture que le mot d’esprit est
indéniable consiste cependant à expliquer la du ressort de l’inconscient. Son livre va être
valeur depuis toujours attribuée aux phénomènes construit en fonction de cette hypothèse, de sorte
du Witz, en la rapportant à sa découverte, l’in- que les discussions menées dans les deux pre-
conscient, et à l’imposante doctrine qu’il a bâtie mières parties, partie analytique, et partie syn-
sur ce fondement. thétique, permettront, dans une troisième partie,
Cette valeur réside pour Freud d’emblée et dite théorique, d’établir la relation étroite de l’es-
de manière incontestable dans le gain de plaisir prit au rêve et à l’inconscient (Die Beziehung des
obtenu par le Witz. Il arrive que l’on saisisse dans Witzes zum Traum und zum Unbewußten), et de
le trait d’esprit une pensée forte et captivante, situer l’esprit parmi les genres du comique (Der
qu’il recèle un savoir ou une sagesse, comme les Witz und die Arten des Komischen). Dans ce der-
aphorismes de Lichtenberg ; il arrive parfois que nier chapitre, la thèse la plus générale du livre
le Witz renferme une trouvaille poétique, une sera formulée : parmi toutes les formes de
œuvre d’art en miniature, mais ces qualités comique (de discours qui provoque le rire), seul
d’ordre épistémologique ou esthétique, sujettes à le Witz concerne l’inconscient.
des jugements de goût, sont sans rapport avec la Dans la partie analytique, Freud travaille
question centrale. Seul critère décisif, le Witz sur des matériaux abondants : citations de Heine
produit sur celui qui le fait et sur ceux qui l’écou- ou de Lichtenberg, exemples empruntés à ses
tent un plaisir observable, presque mesurable, se prédécesseurs de langue allemande dans l’étude
traduisant par le rire. Cette objectivité du phéno- du Witz, Jean-Paul, Kuno Fischer, Theodor
mène apparaît comme garante de la scientificité Vischer ou Theodor Lipps, historiettes juives.
de la théorie. Le plaisir démontré indiscutable- Pour mettre en lumière « les techniques de l’es-
ment par l’expérience apparaît à Freud comme prit », le mot étant choisi vraisemblablement par
une énigme psychologique : comment est-il pos- analogie avec les « techniques » découvertes
sible de produire du plaisir par un propos bref, dans le travail du rêve, il applique ce qu’il
non que le sens du message comporte une flatte- appelle la méthode de réduction. La méthode se
rie ou une bonne nouvelle, mais par la forme heurte parfois à des difficultés insurmontables,
même de l’énoncé ? Quelle tendance peut-elle lorsque Freud manie des concepts complexes
trouver à se satisfaire d’une manière d’arranger comme la métaphore ou la représentation indi-
les mots et les pensées ? Or, au terme de son recte (allusion), mais elle marche bien dans cer-
livre, nous sommes censés savoir en quoi consis- tains cas, comme dans l’exemple canonique de
tent les sources du plaisir et les voies qui les ren- famillionnaire, qui retiendra Lacan pendant plu-
dent accessibles. sieurs séances de séminaire et dont il fera le trait

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

d’esprit par excellence. Hirsch Hyacinthe, per- double sens, déplacement, mise en évidence de
sonnage de Heine dans les Reisebilder, pauvre l’absurdité, faute de pensée, unification, repré-
collecteur de billets de loterie, « besogneux et sentation par le contraire, présentation indirecte,
famélique », raconte sa visite à Salomon Roth- métaphore. Après avoir examiné par cette
schild : « […] il m’a traité tout à fait d’égal à méthode un grand nombre d’exemples aussi
égal, d’une façon toute famillionnaire. » Freud variés que possible, Freud pense avoir établi une
voit dans le mot le résultat d’un phénomène de liste complète des opérations par lesquelles un
compression, portant sur une phrase plus discours reçoit une forme spirituelle.
longue : « […] il m’a traité d’une façon tout à fait L’énumération des techniques du Witz ainsi
familière, pour autant que cela est possible à un proposée par Freud, malgré les nombreuses
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millionnaire. » Le dernier membre de la phrase inconsistances et obscurités qu’y découvre une
aurait chuté, laissant comme trace une formation lecture attentive, et dont on verra plus loin l’es-
substitutive, le mot composite « famillionnaire ». quisse, paraît plus convaincante que les listes
La phrase longue, que la paraphrase interpréta- antérieurement proposées, depuis Cicéron jus-
tive restitue et que l’on suppose sous-jacente au qu’aux professeurs d’esthétique du XIXe siècle.
texte de Heine, n’est pas spirituelle, bien que son Contrairement à ses prédécesseurs, Freud, par sa
sens soit identique par hypothèse à celui de la méthode de réduction, qui revient comme on le
phrase qu’elle éclaire. La paraphrase, tout en res- voit à identifier le mouvement de l’exposé et
pectant le sens supposé, supprime donc le Witz : l’ordre de la recherche, exhibe avec une fran-
Freud en conclut que le Witz réside dans la chise absolue le cheminement qui le mène à cer-
« condensation avec formation substitutive ». tains résultats et invite ses lecteurs à le parcourir
La réduction consiste donc à tester expéri- avec lui.
mentalement de légères modifications du texte Après l’analyse des techniques, prend place
du Witz, l’énoncé E, qui conservent approximati- une analyse des « tendances », autrement dit des
vement son sens jusqu’à ce qu’on en trouve une valeurs pragmatiques du Witz en tant qu’il n’est
qui supprime l’effet spirituel, donnée dans pas seulement énoncé mais aussi acte de dis-
l’énoncé E’. On posera que le trait d’esprit s’est cours. L’inventaire des tendances s’établit par
formé en passant de l’énoncé banal E’ à l’énoncé une méthode qui, sur le plan pragmatique, est
witzig, E. Cette sorte d’expérience chimique est l’analogue de ce que la réduction, méthode pour
censée isoler le facteur qui rend la phrase spiri- inventorier les techniques, était sur le plan
tuelle, la technique du Witz, et elle permet finale- sémantique. De même que certaines paraphrases
ment de subsumer cette technique dans un d’un énoncé suppriment son caractère spirituel,
concept. Le « famillionnaire » de Heine fait certains contextes d’énonciation détruisent l’ef-
figure d’exemple canonique parce qu’il donne le fet de plaisir d’un énoncé par ailleurs spirituel.
coup d’envoi de la recherche de Freud : étant Freud suppose que si l’on dit : Un prêtre catho-
parvenu à forger, à propos de cet exemple, le lique est un commis dans une maison de gros
concept de condensation avec formation substi- tandis qu’un pasteur est un détaillant à son
tutive, il va chercher d’autres bons mots qui compte, dans un milieu de gens d’Église, l’of-
illustrent le même concept (« J’ai voyagé tête-à- fense entraînée par ce jugement aura plus de
bête avec lui », autre cas de condensation avec poids que le caractère spirituel de la comparai-
formation substitutive) et des traits d’esprit qui, son. De même, si on dit Telle jeune fille est
une fois soumis à la même méthode de réduc- comme le colonel Dreyfus : l’armée ne croit pas
tion, amènent à forger d’autres concepts, appli- à son innocence devant le fiancé ou le père de la
cables à d’autres techniques du Witz. Ces jeune fille, l’allusion spirituelle, loin de provo-
concepts, dans l’ordre de leur exposition, sont les quer le plaisir, sera reçue comme insulte. Une
suivants : emploi multiple du même matériel, foule d’énoncés spirituels, et, à dire vrai, ceux

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qu’on retient généralement comme les plus effi- dent nécessaire le recours à l’esprit. De fait, l’es-
caces, se distinguent par leur capacité à susciter prit, dans le cas de ce Witz tendancieux, n’est pas
chez certains destinataires des résistances assez par lui-même source du plaisir mais le facteur
fortes pour neutraliser totalement leur effet de qui suspend l’inhibition et qui rend ainsi acces-
plaisir. sibles des sources de plaisir de type libidinal.
Le mot d’esprit offre très souvent une face Cette vertu du Witz, en tant qu’il lève ou
polémique, une pointe plus ou moins acérée qui, qu’il suspend l’inhibition, n’est pas moins mys-
dans certaines conditions de réception, vaudra térieuse que sa présumée capacité à provoquer le
offense, soulèvera indignation ou scandale. Sui- plaisir. Freud s’attaque au mystère en prenant le
vant la nature de cette résistance, on peut classer problème par un autre bout : il existerait des Witz
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les diverses tendances qui animent le Witz : gri- inoffensifs, proches de la plaisanterie, n’ayant à
vois lorsqu’il blesse la pudeur, agressif lorsqu’il vaincre aucune résistance et n’exigeant le sacri-
disqualifie des personnes, cynique lorsqu’il fice d’aucune victime. Or, leur surgissement est
enfreint des principes reçus de morale, sceptique salué par un plaisir qui, pour être ténu, n’en est
lorsqu’il remet en doute des vérités jugées capi- pas moins réel. Puisque rien dans le contenu du
tales ou du moins respectables. À la classifica- mot n’explique le plaisir, il faut bien que ce soit
tion des textes spirituels en vertu de la technique, la texture verbale, la forme du dire qui l’ex-
fait donc pendant une classification fondée sur la plique. Un plaisir serait ainsi attaché aux tech-
tendance. Au terme de la partie analytique de niques du Witz comme telles, et ce plaisir se
l’ouvrage, le champ du Witz se trouve donc ramène à trois sources : attention portée à la
recouvert par une double grille typologique, et représentation des mots plutôt qu’à la représen-
arpenté par une description exhaustive. tation des choses (toutes les variétés de la
La seconde partie, dite synthétique, s’aven- condensation), reconnaissance du connu ou répé-
ture dans la recherche d’une explication des faits tition du même (emploi du même matériel, unifi-
mis à jour dans la description. Il s’agit de décou- cation), pensée soustraite à des règles de
vrir les sources du plaisir du Witz et, d’autre part, correction logique (déplacement, mise en évi-
d’expliquer que ce plaisir ne puisse surgir que dence de l’absurdité, faute de pensée). Dans les
dans certaines conditions : en particulier, le fait trois cas, on retrouve par différents moyens le
qu’il me soit absolument nécessaire, pour plaisir enfantin de jouer avec les mots et les pen-
prendre plaisir à mon propre mot d’esprit, de le sées, plaisir exclu chez l’adulte par la critique
communiquer à une seconde personne, qui doit raisonnable, sauf dans l’ivresse ou l’état d’hu-
l’approuver et manifester son plaisir pour que le meur particulièrement joyeuse. Ainsi le dévelop-
mien devienne possible. Le problème du plaisir pement du Witz serait déterminé par les deux
semble se résoudre de lui-même dans le cas du aspirations d’éviter la critique et de remplacer
Witz animé par une tendance : le mot grivois et le l’humeur joyeuse. Lorsqu’on a affaire au Witz
mot agressif servent les intérêts libidinaux du tendancieux, le plaisir dérivé de la technique
sujet. La mise à nu et l’humiliation qu’ils infli- fonctionnerait comme plaisir préliminaire, per-
gent à leur objet sont des substituts immédiats mettant la levée provisoire des refoulements et
d’actes sexuels ou hostiles et provoquent un plai- des inhibitions qui s’opposent à l’expression de
sir, sinon égal à celui qu’assurent les actes en la tendance.
question, du moins du même ordre. Sur un mode C’est sur de telles prémisses que la dernière
plus indirect, plus « sublimé », il en va de même partie du livre de Freud, dite théorique, déve-
pour les mots cyniques ou sceptiques, capables loppe une comparaison entre trait d’esprit et
de heurter les puritains ou les dogmatiques. Les rêve. Ce point crucial fait parvenir finalement à
uns comme les autres enfreignent des normes et une définition du trait d’esprit qui la rattache à
« lèvent » provisoirement les inhibitions qui ren- l’édifice tout entier de la doctrine freudienne. Le

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

caractère de ses tendances, sexuelles ou agres- sexuelle, qui suppose non seulement la femme
sives, prouve que le Witz peut servir l’expression absente, mais l’absence de l’obscénité dans les
d’un désir, exactement comme le rêve. Les tech- mots, qui ne disent la sexualité que sur le mode
niques du Witz, la condensation, le déplacement, allusif. Des paliers analogues se présentent en ce
la représentation par le contraire, l’exhibition de qui concerne le Witz agressif : empoignade,
l’absurdité, etc. sont celles-là mêmes qui sont à invective ou insulte, critique à un absent, critique
l’œuvre dans le rêve, ce qui apparaît avec d’au- spirituelle à effet comique. Cette échelle suppose
tant plus d’évidence que Freud a choisi de les une inhibition croissante chez l’auteur de
désigner, d’emblée, par les termes qui lui avaient l’agression, qu’elle soit imposée par sa person-
servi à décrire le travail du rêve. Ces procédés nalité ou par les circonstances. Des exemples de
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apparaissent par conséquent comme la marque ce type de Witz abondent dans l’ouvrage et il est
qu’imprime l’inconscient à la pensée : il y a Witz facile d’en trouver d’autres semblables : C’est
quand l’ébauche d’un discours, l’esquisse hési- certes un grand homme, mais la vanité est l’un
tante d’une parole non encore formulée, sont de ses quatre talons d’Achille. Cette « Ode à la
attirées (herabgezogen) dans l’inconscient où postérité » n’arrivera pas à son adresse (Vol-
elles subissent une élaboration qui est propre à la taire). Aristote commence par dire que l’incrédu-
pensée inconsciente. Quand le discours émerge lité est la source de la sagesse ; Descartes a
après cette immersion dans l’inconscient et qu’il délayé cette pensée, et tous deux m’ont appris à
est finalement articulé, il porte l’empreinte des ne rien croire de ce qu’ils me disent (Voltaire).
processus inconscients intervenus dans son éla- La complicité du tiers acquise à l’expres-
boration. sion directe du désir, ou même l’accueil favo-
Freud observe que le comique, à la diffé- rable au discours qui en présente une formule
rence du mot d’esprit, n’a pas besoin d’être com- voilée, semblent se substituer heureusement,
muniqué. Je peux rire tout seul devant un objet comme sources de satisfaction, à l’effet constaté
risible, une dame bien attifée qui avance avec sur l’objet du désir sexuel ou de l’agression.
une démarche pleine d’assurance et qui s’étale Cette pièce de la théorie freudienne sera essen-
soudain devant mes yeux. Le comique jaillit tielle pour Lacan, et l’un des moyens par lesquels
dans une situation duelle. Le Witz exige un tiers, la distinction de l’autre comme objet et de
en ce sens qu’il n’y a pas de rire sans communi- l’Autre, avec un grand A, terme emprunté direc-
cation du trait d’esprit à quelqu’un qui le sanc- tement à la Phénoménologie hégélienne ou à ses
tionne comme tel. Le tiers apparaît comme une commentaires, trouve un répondant chez le fon-
instance distincte du sujet, l’auteur du mot, et dateur de la psychanalyse.
distincte de la personne objet du désir ou de
l’agression. Ainsi on parvient au Witz obscène
par une série de paliers qui éloignent de plus en LES FAILLES DE LA CONSTRUCTION
plus de l’immédiateté de l’acte et qui montrent FREUDIENNE
un effacement progressif de la présence de l’ob-
jet, substitué par une référence de plus en plus La construction théorique freudienne à pro-
indirecte et symbolique. Au premier stade, on pos du mot d’esprit, dont nous avons rappelé
aurait, purement et simplement, l’agression sommairement les grandes lignes, semble d’une
sexuelle ; au second stade, l’agression verbale, élégante simplicité et d’une clarté aveuglante.
de manière typique l’obscénité adressée à une Cependant, de nombreuses difficultés apparais-
femme présente, pour laquelle on cherche la sent dès que l’on tente de mettre en doute cer-
connivence d’un ou plusieurs tiers ; au troisième, tains présupposés, ou simplement de lire de près
l’obscénité proférée en absence de la femme ; au les textes. La théorie du Witz est un splendide
quatrième, le trait d’esprit à signification palais à façade néoclassique, mais qui devient un

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Littérature

dédale dès qu’on en visite autre chose que les pour décrire ce qui se passe quand deux phrases
salles d’apparat. sont embouties l’une dans l’autre. Il s’étend par
Ainsi, la typologie des techniques de l’es- la suite à toutes les formes de double sens, caté-
prit, où viendraient se ranger sans ambiguïté les gorie elle-même plus intuitive que strictement
exemples de mot d’esprit, n’est que superficiel- définie. La notion de condensation s’applique,
lement cohérente, du moins au sens où l’entend semble dire Freud, là où certains mots ou syn-
Freud d’une classification en espèces mutuelle- tagmes « condensent » plus d’une signification.
ment exclusives où viendraient se ranger sans De là, il glisse subrepticement à la catégorie
hésitation les exemples de Witz. Pour n’en voir d’épargne : un discours « condensé » (relevant
qu’un exemple, considérons le mot Carthaginoi- par exemple de la technique de l’emploi multiple
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serie, employé par un critique de la Salammbô du même matériel, comme Front de fer, caisse de
de Flaubert, et donné comme exemple de fer, couronne de fer (Eiserne Stirne, eiserne
condensation avec formation substitutive, sur le Kasse, eiserne Krone, à propos de certains
modèle de famillionnaire. Le mot Carthaginoi- barons de la finance), fait l’économie d’une arti-
serie se formerait par compression exercée sur culation logique et syntaxique et nous épargne
une phrase telle que : « Salammbô est une chi- un long discours. On serait tenté de le comparer
noiserie qui se passe à Carthage ». Beaucoup à ces caricatures spirituelles qui ramènent à
plus tard dans l’ouvrage, le néologisme Dichteri- quelques traits la silhouette d’un type ou d’un
tis (de Dichter, poète), signifiant quelque chose individu, sans empêcher la ressemblance ni la
comme prolifération de poètes de second ordre, vitalité de la représentation.
s’explique comme le résultat d’une comparaison Le concept d’épargne est commode pour
implicite entre l’invasion indésirable de poètes et Freud parce qu’il lui permet de corroborer la
une épidémie de diphtérie (Diphteritis) ; il s’agi- conception du plaisir comme libération d’une
rait d’un cas de Witz par similitude ou par méta- énergie auparavant immobilisée, analogue à la
phore. Les deux exemples sont ainsi classés dans disponibilité d’une somme auparavant fixée dans
deux groupes que rien ne rapproche dans la théo- une dépense forcée. C’est l’épargne de l’énergie
rie, celui du Witz par condensation et celui du nécessitée par le maintien de l’inhibition qui
Witz par similitude. Il est manifeste cependant explique le plaisir quand l’inhibition est levée
que les structures des deux exemples sont parfai- par la technique du Witz. S’expliquerait égale-
tement superposables. Tzvetan Todorov qui, ment de cette manière l’impossibilité pour l’au-
dans un article intitulé « La rhétorique de teur du mot d’en rire directement lui-même, car
Freud 3 », a relevé cette inconsistance, déclare la dépense entraînée par l’effort du travail intel-
qu’on peut y obvier si l’on considère les tech- lectuel qui aboutit au trait d’esprit compense le
niques comme des catégories et non comme des gain sur la dépense d’inhibition. Seul l’auditeur,
groupes. Dans ce cas, un seul exemple de Witz qui profite de ce gain gratuitement, sans y inves-
pourrait relever simultanément de plusieurs tir son propre effort, bénéficie entièrement de ce
« catégories » techniques. Il n’en reste pas moins plaisir, dont le reflet ou le ricochet affecte l’au-
que la méthode de réduction perd dans ce cas une teur du mot.
partie de sa pertinence, car cette méthode postule La notion d’épargne permet donc de frayer
que l’on puisse isoler et nommer sans ambiguïté, une voie allant d’une description « rhétorique »
dans un mot d’esprit quelconque, l’ingrédient de textes à un modèle économique et énergétique
actif qui est condition nécessaire et suffisante du de la psyché. Malgré les commodités qu’en
Witz. reçoit son discours, Freud avoue lui-même les
Le flou qui entoure le mot condensation embarras qu’entraîne l’explication des avantages
pose des problèmes plus graves. Le concept est de la condensation par le concept d’épargne. Il
introduit à propos du fameux famillionnaire, semble peu satisfaisant de définir la condensa-

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

tion comme une épargne de mots, puisque tout « Celui-ci me semble avoir passé l’âge. » Sans
discours bref et laconique ne relève pas de la perte de sens ou d’effet spirituel, il aurait pu
condensation, et encore plus discutable d’assimi- dire : « Il me semble trop vieux pour un veau » ;
ler purement et simplement une économie de ou « ne serait-ce pas plutôt un bœuf ? » Le mot
mots à une économie d’énergie, puisque le d’esprit apparaît donc comme « une faute de
bavardage le plus prolixe ne suppose aucune pensée », une réplique qui traduit une invraisem-
« dépense » sensible d’énergie. Bien qu’il n’ait blable méprise sur le sens d’un énoncé antérieur.
pas trouvé de solution à ces difficultés, Freud ne On juge cette méprise spirituelle parce
renonce pas à affirmer, à des points pivots de son qu’on la sait délibérée et que dès lors elle paraît
texte, l’équivalence entre condensation et revêtir un sens qu’on ne peut que conjecturer, par
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épargne. exemple, dans le mot de Heine, une relativisation
Le déplacement, autre concept central, puis- ironique de l’indignation convenue de la belle
qu’il est censé confirmer le caractère inconscient âme, exprimée par le mot banal de Soulié.
des processus qui conduisent au mot d’esprit, Cependant, toute « faute de pensée » n’est pas un
soulève également des difficultés. En effet, il est déplacement. Le déplacement consisterait dans
appliqué à l’analyse du mot d’esprit d’une un détournement du cours de la pensée, qui fait
manière qui ne coïncide nullement avec celle porter l’accent psychique sur un thème autre que
dont Freud se sert à propos du rêve. De même le thème initial (das angefangene Thema). Ainsi,
que le famillionär peut faire figure d’exemple dans le « Veau d’or » de Soulié, l’accent portait
canonique pour le mot d’esprit par condensation, sur l’or, objet de l’adoration du XIXe siècle, et la
un autre mot de Heine, rapporté par Kuno locution stéréotypée connotait, par allusion à
Fischer, lui aussi longuement médité par Lacan, l’épisode rapporté dans l’Exode, l’or comme
fait figure de prototype pour les traits d’esprit par idole ; dans la réplique de Heine, l’accent se
déplacement. Qu’on me permette d’en citer la déplace sur le veau, et l’or n’est plus là que pour
version lacanienne : « Un attroupement se forme ramener le veau à sa condition d’animal de bou-
dans un salon autour d’un vieux monsieur cherie, de « veau qui vaut » tant la livre. D’idole
auréolé de tous les reflets de sa puissance finan- qu’il était et signifiant de toute valeur, le finan-
cière. Regardez, dit Frédéric Soulié, à celui qui cier devient marchandise à mettre à prix, viande
n’était que de peu son aîné et dont il était l’ad- peu prisée d’un animal qui manque de fraîcheur.
mirateur, regardez comment le XIXe siècle adore Il apparaît donc que le déplacement
le Veau d’or. À quoi Henri Heine, d’un œil s’exerce à partir d’un discours qui précède le
dédaigneux regardant l’objet sur lequel on attire propos spirituel, et qui lui sert d’amorce ou de
son attention, répond : – Oui, mais celui-là me déclencheur. Tous les exemples de déplacement
semble avoir passé l’âge. » Après avoir tenté, réunis par Freud, excellents pour la plupart, sont
avec peu de succès, la méthode de réduction, des réparties ou des répliques. La répartie spiri-
Freud conclut que le ressort de ce mot d’esprit tuelle se greffe sur un discours antérieur, tou-
consiste dans la méprise délibérée de Heine. jours attribué à un sujet différent de l’auteur du
Celui-ci feint de mal comprendre son interlocu- Witz. Le locuteur witzig répond à côté, il prend
teur, et, au lieu de traiter correctement « le Veau une voie de traverse. Cette entorse aux normes
d’or » comme une locution indécomposable, une de pertinence qui régissent la conversation n’est
métaphore, passée à l’état de cliché, de l’argent pas perçue comme signe de bêtise ou de mal-
comme idole ou fétiche, il isole indûment une adresse, mais comme exhibition de maîtrise.
composante de la locution, nommément le mot C’est parce qu’il a parfaitement compris que le
« veau », dès lors pris « à la lettre », comme pauvre amateur de saumon mayonnaise feint de
signifiant un jeune spécimen de l’espèce bovine, se méprendre sur le sens des reproches de son
et il fait porter sur lui le poids de sa réplique : créancier-bienfaiteur 4. C’est parce qu’il a trop

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bien compris Soulié, et qu’il juge sa remarque d’arrivée et le déplacement consiste dans la
triviale, que Heine répond par un déplacement. translation de l’un à l’autre. Pour le Witz, le point
Or, cette notion de déplacement ne semble de départ est un énoncé E, ou plutôt la significa-
avoir à première vue qu’un rapport vague avec le tion intentionnelle et manifeste de cet énoncé ; le
processus de déplacement qui gouverne la syn- point d’arrivée est une réplique R, ou plutôt la
taxe du rêve et que décrit Freud dans la Traum- signification, manifestement erronée et cepen-
deutung. La Verschiebung à l’œuvre dans le dant conforme à la lettre, attribuée à l’énoncé E
travail du rêve ne consiste pas à passer d’un par la réplique R. Entre le point de départ et le
énoncé explicite à un autre mais à passer de point d’arrivée, il y a lien métonymique car les
quelque chose qui ne peut pas se dire à une autre deux significations successives peuvent s’accro-
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chose qui, elle, est bien présente dans le texte du cher à deux segments contigus dans l’énoncé de
rêve et qui permet à la chose non dite de s’avan- départ : « (Veau d’or) » versus « veau (d’or) » ou
cer, méconnue, sous un masque. Le passage encore « Tu viens de me demander de l’argent et
entre les deux est frayé par une connexion méto- (maintenant tu manges du saumon mayon-
nymique, si l’on définit la métonymie par la naise) » versus « Tu viens de me demander de
contiguïté, ce qui est bien en accord avec l’usage l’argent et (maintenant) tu manges du saumon
du terme dans la tradition rhétorique. Ainsi, un mayonnaise » ou encore « As-tu (pris un
souvenir refoulé sera représenté par un autre de bain) ? » versus « As-tu pris (un bain) 5 ? »
la même époque ou se rapportant au même Ce qui reste constant dans les deux formes
endroit (contiguïté temporelle ou spatiale) ; une de déplacement, et, de ce point de vue, la lecture
scène oubliée sera signifiée par un détail acces- de Lacan prend toute sa pertinence, c’est le
soire de cette même scène (contiguïté par inclu- caractère métonymique du lien posé entre le
sion) ; un personnage important sera indiqué et point de départ et le point d’arrivée du déplace-
caché par un objet anodin qu’il possède ou qu’il ment. Dans le rêve, un objet est omis et à sa
chérit, la formule incomprise d’un désir ancien place se présente un second objet, qui entretient
insistera par cette même formule, transposée avec le premier une relation de contiguïté dans
dans une autre langue et découpée autrement (a un quelconque souvenir ; dans le Witz, l’accent
glance at the nose – ein Glanz auf der Nase). se déplace d’un segment de l’énoncé à un seg-
Seul ce dernier exemple (qui d’ailleurs n’est pas ment contigu.
pris dans un rêve, mais qui pourrait s’y trouver) Mais il y a un aspect sur lequel le déplace-
rappelle de près le déplacement spirituel : il y a ment dans le rêve et le déplacement spirituel dif-
méprise en effet, traduction abusivement littérale fèrent irréductiblement : c’est le point de départ
avec changement de sens, et la méprise provient à partir duquel le déplacement se produit. Posons
d’un déplacement d’accent. C’est nose qui est que, dans le cas du rêve, le point d’arrivée du
l’élément chargé d’emphase dans la première déplacement est un segment de son texte, un élé-
formule et Glanz dans la seconde. D’autre part ment de son contenu manifeste ; dans le cas du
ce qui était la dénomination d’un acte (a glance : Witz, le second énoncé en tant qu’il réinterprète
jeter un coup d’œil) devient celle d’un objet (ein le premier. Dans le rêve, le point de départ est
Glanz : un éclat) tandis qu’un euphémisme (nose l’un des chaînons associatifs qui conduisent à la
pour sexe) est pris pour sa valeur littérale (die découverte du sens latent du rêve, un élément qui
Nase, le nez). n’est pas donné dans le texte du rêve, et qui est
Les deux types de phénomènes, confondus en général introuvable sans l’aide du rêveur.
par Freud sous le titre de déplacement, ont des C’est quand celui-ci restitue ce chaînon que le
points communs car ils supposent un couple déplacement apparaît. Tant que le rêve n’est pas
ordonné de termes : le premier terme fonctionne analysé, c’est le déplacement qui donne au rêve
comme point de départ, le second comme point son allure énigmatique et incohérente. La décou-

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

verte du point de départ du déplacement est une supposant déjà ce qui est à démontrer, à savoir
étape du déchiffrement de l’énigme. En l’identité du travail du rêve et du travail du Witz.
revanche, dans le cas du Witz, le point de départ La description des techniques, malgré son
du déplacement est d’emblée manifeste. Ce n’est brio insurpassable, ne manque donc pas de poser
pas lui qui donne son sel à la trouvaille spiri- quelques problèmes épineux. Mais ceux que l’on
tuelle, c’est au contraire la feinte méprise, c’est- rencontre si l’on essaye de repenser les proposi-
à-dire, le point d’arrivée. Pour cette raison, on tions théoriques de Freud à propos de la psycho-
peut « réduire » un déplacement dans le rêve, genèse de l’esprit sont peut-être plus ardus
grâce à une interprétation qui, en défaisant le tra- encore. Pourquoi admettrait-on que le plaisir du
vail qui a conduit au contenu manifeste, dévoile Witz inoffensif, ou de manière générale le plaisir
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ce que le déplacement recouvrait et mène à la dérivé des techniques, serait identique au plaisir
découverte des pensées latentes. En revanche, on que prennent l’enfant, l’ivrogne ou l’homme de
ne peut pas réduire un déplacement spirituel, car belle humeur à jouer avec les mots et les pensées,
la seule manière de conserver le sens du mot autrement dit, à proférer des bêtises ? D’abord,
d’esprit est de conserver le texte de la réplique ce panier où se retrouvent dans une promiscuité
où a lieu le déplacement ou une paraphrase équi- totale les enfants, les ivrognes, les primitifs et
valente. Si l’on défait le déplacement, on détruit autres marginaux, et dont nul ne refusait les ser-
non seulement l’esprit de la réplique, mais son vices à l’époque de Freud, semble aujourd’hui
sens. En somme, si dans le texte du rêve, nous réservé à des marchandises de contrebande. En
parvenons à rétablir le sens en annulant l’effet du outre, on est devenu plus circonspect, grâce aux
déplacement, dans le texte du mot d’esprit le enseignements de Freud lui-même, pour projeter
sens du déplacement n’est pas donné par son sur l’enfant un fantasme de gracieuse candeur ou
point de départ mais par le déplacement lui- de félicité ludique. En outre, si ce que Freud
même. appelle le comique naïf de certains mots d’enfant
On voit donc que le terme Verschiebung ou d’illettré ressemble à s’y méprendre à l’effet
(déplacement) est employé par Freud de manière plaisant du Witz, il a lui-même parfaitement
assez équivoque : dans la Traumdeutung, il s’agit départagé les deux phénomènes. Ce qui est levée
d’une technique de codage par laquelle les pen- de l’inhibition dans le Witz, grâce à un effort
sées du rêve sont formulées de façon cryptique, d’élaboration qui laisse des traces perceptibles
de sorte que son texte semble incompréhensible dans le texte, est, dans le comique naïf, surprise
à l’homme éveillé. Dans le Witz, il s’agit d’une charmée devant l’absence d’inhibition. Autre-
technique productrice de sens qui, par une ment dit, si l’enfant découpe et recompose les
réplique d’une impertinence délibérée, fait appa- mots d’une façon plus libre que nous, ou s’il
raître les faiblesses de l’énoncé auquel elle ignore dans ses raisonnements certaines règles
répond et la fragilité du sens commun auquel cet que nous supposons sues de tous, le premier phé-
énoncé fait appel. Dans ces conditions, on pour- nomène peut aussi s’observer chez l’adulte
rait soupçonner que le choix d’un seul et même quand il apprend une langue étrangère, et le
terme dans les deux œuvres relève d’une pétition deuxième peut dériver d’une inexpérience sans
de principe, et cela malgré les précautions que rapport avec l’enfance. Rien ne prouve qu’un
prend Freud pour écarter cette objection. Voulant plaisir éprouvé par le sujet soit inhérent à ces
démontrer que les procédés du travail du rêve et façons de faire dites « enfantines », qui même
ceux du mot d’esprit sont identiques, parce qu’ils chez l’enfant restent exceptionnelles et, par
relèvent dans les deux cas de la pensée incons- conséquent, que le plaisir du Witz puisse en être
ciente, il désigne du terme de déplacement deux le prolongement. L’écart profond qui sépare un
phénomènes nettement distincts, observés à pro- mot naïf et un propos spirituel ne semble échap-
pos du rêve et dans certains mots d’esprit, en pré- per à personne, pas plus qu’il n’échappe à Freud

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Littérature

lui-même, et dans ces conditions, l’affirmation chère à Lacan, entre le petit autre et l’Autre.
selon laquelle les techniques de l’esprit sont les Freud y distingue en effet deux instances (incar-
traces intermittentes chez quelques adultes d’une nées dans des personnes plus ou moins inter-
aptitude bienheureuse au jeu dont l’enfant béné- changeables) auxquelles a affaire le sujet et dont
ficierait de manière permanente, semble relever dépend son devenir libidinal : d’une part, l’objet
ou d’un paradoxe gratuit ou d’une approximation de son désir ou de sa vindicte et d’autre part,
encore trop rudimentaire, qui ne réussit pas à celui auquel il confie le sort de sa parole, le tiers
débrouiller ce qui fait la spécificité du phéno- du mot d’esprit. Si la satisfaction du désir peut
mène. dépendre de l’accès à l’objet, du petit autre, c’est
de l’Autre que dépend le plaisir que le sujet tire
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LE WITZ REVU PAR LACAN du trait d’esprit, dans lequel il faut voir une
ET LA MÉDIATION DE JAKOBSON expression de son désir, d’autant plus adéquate
qu’elle est plus bizarre ou baroque. L’Autre, le
Lacan multiplie dans son enseignement les « compagnon de langage », est dans une pre-
références au livre de Freud sur le Witz, et il mière phase de l’élaboration lacanienne de ces
consacre à son commentaire sept séances de son thèmes, donc dans les premières leçons du sémi-
séminaire Les Formations de l’inconscient. naire, assimilé à ce que les linguistes appellent le
Mais, en donnant ainsi une importance majeure à code, l’ensemble des signifiants et les règles de
ce livre jugé mineur par la tradition analytique, il leur combinaison. Ce code est utilisé par l’en-
insiste sur ces aspects de la doctrine freudienne semble de ceux qui parlent une langue et par cha-
qui mettent en évidence la thèse principale dont cun d’entre eux. Du reste il suffit, écrit Lacan,
il veut, dans les premières années de son ensei- d’un seul : celui qui comprend ma langue, celui
gnement, convaincre son auditoire : à savoir que qui possède le code, quel qu’il soit, ce qui le rend
« l’inconscient est structuré comme un lan- apte à rire de mon trait d’esprit, voilà l’Autre.
gage ». Trouver dans le trait d’esprit le témoi- Ceci suppose que le code (comme ensemble de
gnage premier, le plus clair, de l’inconscient, compétences qui rendent capable de comprendre
cela implique de mettre à mal toute tentation et de parler une langue) et le support humain de
d’assimiler l’inconscient freudien à la « pâte de ces compétences, celui en qui le code s’incarne,
l’instinct », à une sorte de substrat biologique, soient, en première approximation, identifiés.
animal, de l’être humain, pour y voir au contraire En troisième lieu, le Witz freudien permet à
l’effet dénaturalisant du langage sur ledit animal Lacan d’illustrer la distinction bâtie dès les pre-
et sur ses besoins. C’est ainsi que Lacan retient miers séminaires entre le symbolique et l’imagi-
avant tout de la réflexion de Freud la priorité du naire : alors que le comique se cantonne d’après
symbolique dans l’inconscient, priorité que cette Freud dans la relation duelle, l’esprit requiert le
formation particulière qu’est le Witz exhibe avec tiers. Or, dire tiers, c’est dire arbitrage, interven-
plus d’évidence que toutes les autres : à savoir, le tion du langage et de la loi. Le tiers, l’Autre,
rêve et toutes les formes du lapsus et de l’acte « renvoie la balle », il range le message dans le
manqué, l’œdipe et ses corrélats, le phallus et la code en tant que trait de l’esprit, il dit dans le
castration, ainsi que toutes les variétés du symp- code « ceci est un trait d’esprit », ce qui revient
tôme. C’est pourquoi le Witz se trouve élevé au à légiférer, à sanctionner, à accomplir des opéra-
rôle de « porte de l’inconscient ». D’où la place tions typiquement symboliques. En revanche, le
énorme que tient son étude dans celle des « for- comique – pour lequel Lacan rejette sans
mations de l’inconscient » (tout le premier tri- nuances la doctrine proposée par Freud dans la
mestre de l’année de séminaire). dernière section de son livre, un Freud qui serait,
Un second avantage que présente cette affirme-t-il, à cent coudées en dessous de sa
œuvre de Freud est d’ébaucher la distinction, perspicacité habituelle – se produirait quand

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

l’image se détache de son support réel, quand les réflexions de Lacan sur le Witz viennent
elle « va se promener toute seule ». Cette thèse, s’établir solidement sur les fondations freu-
que Lacan se contente d’amorcer, suppose, diennes. Cependant, de manière déconcertante
quelle que soit la façon dont il faille la com- pour un lecteur de Freud, Lacan opère un rema-
prendre, que le comique ait partie liée avec niement aussi complet que possible de la doc-
l’imaginaire, que ce soit un phénomène imagi- trine qui lui sert de caution et qui lui fournit,
naire par excellence. L’opposition freudienne entre autres, ses principaux exemples. Il dépasse
entre le comique, sans relation avec l’incons- notre propos et nos compétences de donner toute
cient, et l’esprit, qui pour l’essentiel en provient, la mesure de ce remaniement et d’en montrer
se ramène à un cas particulier de l’opposition systématiquement les principes et les consé-
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lacanienne entre l’imaginaire et le symbolique quences. Nous ne pouvons que proposer des
qui trouve à s’y confirmer. remarques ponctuelles en prenant appui sur les
Enfin, un quatrième appui que trouvent les rares endroits où le sable mouvant du texte
idées chères à Lacan dans le Witz de Freud semble offrir quelques prises solides.
consiste dans le statut de la vérité. L’étude du Observons pour commencer, bien qu’il n’y
Witz fait éprouver le caractère à la fois puissant ait rien là qui puisse étonner des lecteurs tant soit
et volatile du sens que font miroiter certaines peu rompus à la pensée lacanienne, la disparition
paroles. Le mot d’esprit dévoile mais le temps du modèle énergétique et économique du psy-
d’un éclair, laisse apercevoir un paysage pour chisme, assimilant la libido à une réserve d’éner-
aussitôt baisser le rideau. Il dit vrai mais plus gie ou de capital. C’est pourtant dans ce modèle
dans les résonances du dire que dans le dit, et ce que l’étude freudienne des ressorts du plaisir et
vrai entrevu s’évanouirait si on essayait de de la psychogenèse de l’esprit trouvait sa princi-
l’épingler dans des propositions claires et dis- pale assise. Cet aspect de la pensée de Freud, où
tinctes. Il faut que, comme pour les aphorismes semble s’être abrité son espoir de faire œuvre
de Lichtenberg, on ne sache pas trop si l’on est scientifique, semble à Lacan son aspect le plus
devant une pensée puissante et profonde ou si obsolète. Le silence sur ce modèle empêche
l’on est leurré par les prestiges d’une forme spi- toute tentative d’expliquer « mécaniquement »,
rituelle ; nous ne savons pas, quand nous avons et de fait d’expliquer dans une optique « scienti-
affaire à un bon mot, si nous tenons la vérité ou fique », ne serait-ce que par métaphore, la nature
seulement sa dépouille ou son fantôme. Ces par- et les sources du plaisir du Witz. Cela est vrai du
ticularités ne sont pas, pense Lacan, le propre moins si le modèle de science retenu est natura-
d’une espèce étrange et anomale de vérité. Pro- liste ou mécaniste, moins vrai s’il est pris dans
bablement parce qu’il est lecteur de Heidegger, les mathématiques, dans la logique ou les
Lacan peut écrire que toute vérité se comporte sciences humaines, la linguistique en particulier.
ainsi, autrement dit, que le trait d’esprit « n’est En second lieu, la doctrine est profondé-
pas une vérité, c’est la vérité ». C’est dans le trait ment remaniée en ce qui concerne l’analyse for-
d’esprit que se manifeste avec évidence « la melle des techniques du Witz. Dédaignées,
dimension d’alibi de la vérité », le fait que la oubliées, ou données pour sues, toutes les minu-
vérité est toujours à côté, est toujours ce qui n’est tieuses distinctions qu’elles soient catégories ou
vu qu’en regardant ailleurs, une sorte de nymphe groupes, qui donnaient à concevoir les opéra-
fugitive, qui déjoue indéfiniment les ruses de ses tions propres à l’esprit : condensation avec for-
amants et dont ceux-ci n’aperçoivent les charmes mation substitutive, emploi multiple du même
dénudés que de biais, ou de dos, et l’espace d’un matériel, double sens, unification, déplacement,
instant. mise en évidence de l’absurdité, faute de pensée,
Les quatre considérations précédentes me représentation par le contraire, présentation indi-
paraissent les points cardinaux à partir desquels recte, métaphore. Le texte de Lacan, qui ne tolère

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Littérature

aucune concession à l’empirisme, ou même à la Cette démarche aboutit à une simplification


méthode expérimentale, utilise un nombre radicale de l’étude des procédés, ou plutôt des
d’exemples incroyablement réduit, si on le com- processus, à l’œuvre dans le trait d’esprit. À la
pare à la belle abondance du texte de Freud, dont distinction minutieuse de techniques diverses
la lecture est rendue si plaisante par la splendide succède le couple de la métonymie et de la méta-
anthologie qu’il renferme. phore, qu’un emprunt à Roman Jakobson assi-
Au lieu de plusieurs centaines d’exemples, mile aux deux pôles uniques du langage, aux
Lacan se contente d’en citer une dizaine, parmi deux versants impliqués dans tout usage de la
lesquels seuls quatre ou cinq sont véritablement parole. Ne pouvant nous attarder sur l’exposé de
exploités : le « famillionnaire », épaulé par le cette théorie, présentée de manière synthétique
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Miglionnaire de Gide, le « Veau d’or », la jeune dans l’article de Jakobson intitulé « Deux aspects
fille bien élevée qui suggère à son danseur, un du langage et deux types d’aphasie 6 », bornons-
comte, que le « t » est de trop dans cette qualité nous à rappeler que cet éminent représentant du
dont il se prévaut, un très joli dialogue d’exami- Cercle Linguistique de Prague affirme que le
nateur et d’élève, livré par Raymond Queneau et langage institue un espace à deux dimensions. La
enfin la « femme de non-recevoir », mot première dimension consiste en la linéarité hori-
emprunté à un patient taxé d’imbécillité et qui zontale du discours, de la chaîne parlée, axe qui
serait l’équivalent des exemples de comique combine les phonèmes en morphèmes, les mor-
« naïf » donnés par Freud. Il n’y a pas là bien sûr phèmes en syntagmes, les syntagmes en phrases
signe d’une stérilité ou d’une paresse interdisant et les phrases en discours. L’autre dimension
de trouver des matériaux variés, mais la marque consiste en un axe vertical, perpendiculaire au
d’un changement complet de méthode et, à la premier, en vertu duquel, en chaque point, il est
base, une épistémologie, une ontologie autres possible de substituer à tel élément de la chaîne
que celles de Freud. L’universel n’est pas atteint parlée un autre élément de même classe : un pho-
par Lacan grâce à des méthodes d’induction ins- nème à un autre phonème, un morphème à un
pirées par les sciences de la nature ou par l’étude autre morphème, et ainsi de suite. Sur le premier
des langues : collecte de nombreux cas particu- axe, horizontal, les éléments sont contigus, leur
liers qui, par généralisations successives, par- agencement relève de la combinaison, autrement
viennent à s’ordonner en un arbre de variétés, dit de la syntaxe, les groupes d’éléments se
d’espèces et de genres. Chaque cas singulier, si dénomment syntagmes, et les sauts ou déplace-
on le regarde du point de vue de sa structure ou ments d’un élément à l’autre sont dits métony-
de son essence, est déjà l’universel ; les lois du mies, terme emprunté au vocabulaire traditionnel
triangle peuvent dériver de l’étude d’un triangle de la rhétorique. Sur le second axe, vertical, les
quelconque et non de la série de toutes les éléments sont similaires ou équivalents, leur
classes de triangles possible. De même, tout ce groupement forme un paradigme, les mouve-
qu’il y a à dire sur l’hystérie se trouve dans le cas ments possibles se dénomment substitutions,
Dora, le tout de la psychose dans le cas Schreber, et, lorsqu’ils concernent des sémantèmes 7, des
le tout de la névrose obsessionnelle chez l’Hom- métaphores.
me aux rats, le tout des accidents de l’œdipe chez De cette proposition théorique de Jakobson,
le petit Hans. Le particulier et l’universel se don- très discutée par la communauté des linguistes et
nent la main comme objets d’un discours théo- par celle des philosophes, Lacan tient l’essentiel
rique consistant, alors que le général est écarté de ses vues sur le langage, et comme l’incons-
comme le refuge des discours creux et de l’à- cient ne serait autre chose qu’un effet du langage
peu-près. Lacan procède en logicien ou en poète, sur l’animal humain, l’essentiel de ses vues sur
non en botaniste ou en grammairien. l’inconscient. En ce qui concerne le Witz, cela
conduit à ramener l’ensemble des mots d’esprit

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

au jeu de la métonymie et de la métaphore, cor- chevaliers de fortune mènent à l’ombre du


rélées aux termes freudiens de déplacement et de « famillionnaire ». Certes, ces « débris » ne sont
condensation. que des inventions de Lacan, prouvant l’agilité
Un mot tel que « famillionnaire » relève de de son esprit. Agilité que soulignent également
la « métaphore » en ce sens étendu, puisqu’il est les métaphores dont il les désigne, en une gerbe
venu se substituer, en un point de la chaîne par- dont la générosité ne doit rien à celle de Booz :
lée, de l’axe de la combinaison, au mot « fami- débris, éclaboussures, étincelles, parcelles,
lière » que l’on attendait. Il est venu s’y déchets et l’on pourrait ajouter, pour ne pas être
substituer, en vertu d’une proximité métony- en reste, copeaux ou limaille.
mique virtuelle : « millionnaire » aurait pu ou dû Ce concept de « débris métonymiques » qui
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apparaître au sein d’une tournure concessive, projette sur la mystérieuse naissance du Witz
venant nuancer la vantardise du locuteur, telle l’image d’un atelier, d’un chantier ou d’une
que « bien qu’il fût millionnaire », « pour autant forge – tout en suscitant à l’arrière-plan le sou-
que cela fût possible à un millionnaire », etc. venir du concept d’objet partiel et un rappel du
Notons cependant que, si l’on peut parler de morcellement du corps par le désir – ne relève
métonymie, c’est aussi que le « millionnaire » cependant pas d’une pure fantaisie ni d’une
est, en ce point du discours, l’objet « métony- coquetterie de grande précieuse. On peut lui rat-
mique » de Hirsch Hyacinthe, son autre, celui tacher une idée qu’on trouve sous la plume des
auquel s’accroche son désir, celui qu’il croit théoriciens baroques de la pointe : celle de la
avoir à lui et dont il se met à être la chose. Mais fécondité du trait d’esprit, en tant qu’il tend à en
« millionnaire » vient surtout se substituer à inspirer d’autres, dès qu’on se laisse aller à en
« familière » à la faveur d’une similarité pho- rêver un peu, à en suivre les harmoniques. Elle
nique, d’une paronymie. La substitution, ici trouve son fondement dans l’idée d’un signifiant
comme partout où elle intervient, produit du rendu à son activité naturelle dès qu’un relâche-
sens, un sens en l’occurrence satirique et iro- ment de la vigilance, une vacillation de l’atten-
nique, une nuance qui reste adverbiale : « famil- tion, lui permet de précéder la signification,
lionnairement », « de façon famillionnaire ». autrement dit de manifester ouvertement ce
Mais en produisant un adverbe, elle induit aussi qu’est dans le langage, et dans l’inconscient, sa
un substantif, une sorte de fantoche, de petit per- véritable prééminence.
sonnage, tout prêt à s’animer, à devenir un type Dans le fameux « famillionnaire », c’est à la
plein de possibilités comiques, une dérision du faveur d’une proximité des sons que le signifiant
millionnaire, pouvant dès lors se décomposer parvient à émerger, détournant complètement le
autrement, donc s’interpréter autrement, deve- cours de l’intention du sujet parlant, celle de se
nant par exemple un fat-millionnaire, un fou- vanter de sa relation familière avec un person-
millionnaire (Millionarr). nage puissant. Dès qu’il émerge, grâce à cet
De cette fabrication par le langage d’une achoppement, il trône, rejetant dans l’ombre la
nouvelle entité résultent ce que Lacan appelle les notion de « familier ». Mais il en va de même
débris métonymiques. Des bouts du signifiant se quand le signifiant « métaphorique » émerge en
mettent à pulluler autour de la métaphore réus- vertu d’une équivalence sémantique, une syno-
sie, comme des harmoniques du Witz : le famu- nymie. Ainsi « atterré » peut se substituer à
lus, le serviteur parasite (c’est le rôle de Hirsch « abattu », en tant que les deux signifient « mis à
Hyacinthe auprès des millionnaires), l’« affamil- terre ». C’est donc parce qu’il y a dans le signi-
lionnaire » qui insinue le côté affamant du suc- fié la notion de terre qu’« atterré » devient un
cès, de la fama, la fames, la faim du besogneux synonyme, une variante, un substitut possible
famélique, en proie à la faim sacrée de l’or (auri d’abattu. Et pourtant, en vertu de l’homophonie
sacra fames), l’infamie des manigances que des avec « terreur », « terrorisé », le terme « atterré »

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en vient à ne s’appliquer qu’à des états d’âme pas, mais, sur le chemin frayé par sa recherche
(on ne dit pas, par exemple, un arbre atterré, mais inaboutie, se produisent les « débris métony-
seulement un arbre abattu) et à s’interpréter miques », analogues à ceux qui étaient postulés
comme voulant dire « abattu avec une nuance de autour de la métaphore réussie, du « famillion-
terreur », nuance qui va s’intensifiant jusqu’à naire », tous ces signifiants « Botticelli », « Bol-
occulter totalement cette « terre » qui avait servi traffio », « Trafoï », « Herzegovine », « Herr »,
de médiation. Peu importent donc les raisons de qui forment constellation autour du
la substitution ; une fois celle-ci accomplie, ce « Signorelli » oublié.
sont les harmoniques du signifiant imposé par la On voit donc que la condensation freu-
substitution qui construisent le sens, repoussant dienne (convergence de plusieurs chaînes asso-
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dans l’ombre d’une préhistoire oubliée la substi- ciatives ou discursives sur un signifiant unique)
tution elle-même. se ramène chez Lacan aux versants complémen-
En accord avec ces prémisses, Lacan n’use taires de la métaphore, aboutie ou manquée, et de
jamais de la notion de technique, qui présuppose la métonymie, sous la forme des « débris méto-
la maîtrise d’un sujet sur une production. Dans nymiques », bouts de signifiants homophones
son modèle, disons, phénoménologique, de ce accrochés par le mouvement de l’objet métony-
qui se passe quand surgit un trait d’esprit, le sujet mique.
peut tout au plus être en position réceptive, en Il n’y a plus lieu dès lors de séparer de
position d’appel, en attente de quelque chose qui manière tranchée les Witz métaphoriques et ceux
fasse médiation entre ce qu’il veut dire et ce qu’il que Lacan qualifie de métonymiques, tels que
est tenu d’omettre, mais qui insiste dans son dis- celui de Heine à propos du « Veau d’or » de Sou-
cours. Ainsi peut-on imaginer Hirsch Hyacinthe, lié. Le déplacement se ramène à la métonymie,
en attente d’une médiation entre le familier qu’il au glissement « indéfini » de la signification le
veut mettre en avant et le millionnaire qui long de la chaîne signifiante. Il y a dans le Witz
devrait, en restant discrètement tacite, jouer son par déplacement ou métonymie un rappel de la
rôle de faire-valoir. D’où une autre stratégie lettre qui, se produisant par d’autres moyens que
lacanienne : plutôt que de rapprocher le Witz du ceux de la substitution métaphorique, n’en
rêve, il préfère le rapprocher du lapsus, ou mieux démontre pas moins la domination du signifiant
encore, de l’oubli de nom. Ainsi l’oubli du nom sur le signifié : ignoré, le signifié métaphorique
« Signorelli », aussi canonique dans son genre d’or idolâtré qui s’attachait au « Veau d’or »,
que « famillionnaire » dans le sien, et pour les souligné, le signifiant « veau » et, avec lui, le
mêmes raisons, est expliqué, d’une manière fort caractère d’insignifiance de la valeur qui, en ins-
brillante, comme appel lancé sans succès à une crivant tout objet dans un système d’équiva-
métaphore, qui ferait médiation entre ce dont lences, en efface la singularité et partant, la
Freud veut se souvenir, le nom du peintre des signification.
fresques d’Orvieto, et ce qui ne peut être nommé Cette approche du phénomène permet
que par ces connexions, le « Herr », qui à ce d’écarter la caractérisation du Witz comme « sens
moment-là veut dire la mort comme maître dans le non sens » que Freud empruntait à ses
absolu. La métaphore à laquelle il est fait appel prédécesseurs, pour la remplacer par l’opposi-
produirait une élaboration des « choses der- tion, nettement plus spirituelle à tous égards, du
nières », autrement dit une manière tolérable de « peu-de-sens » et du « pas-de-sens ». Le peu-de-
parler de la mort et de l’impuissance, analogue sens consiste dans le système d’équivalences
au discours de la fresque elle-même, une fresque qu’instituent les connexions métonymiques,
qui, en représentant le Jugement dernier, élabore, dans ce glissement d’un signifiant à l’autre qui
dans l’univers de la mythologie chrétienne, ces implique la possibilité de désarticuler un dis-
choses dernières. La métaphore ne se produit cours par de simples déplacements d’accent. Le

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

pas-de-sens (comme on dit le pas de vis), c’est la sistiblement toute demande appelle, doit forcé-
métaphore en tant qu’elle oscille entre l’opacité ment se faire au nom de quelque chose qui
et la révélation d’un sens. Le Witz met en évi- appartient au système de l’Autre. On demande
dence le « peu-de-sens », ce qui « dans le dérou- quelque chose au nom du Christ, ou de l’huma-
lement simple de la chaîne signifiante, se produit nité, ou de la solidarité juive, ou de la bonne
d’égalisation, de nivellement, d’équivalence », santé d’un organisme économico-politique, au
« l’effacement de l’objet de ce qui est de l’ordre nom enfin de quelque chose qui n’est pas juste-
du besoin, et son introduction dans l’ordre de la ment le besoin du sujet, mais qui met en jeu
valeur ». Le trait d’esprit s’achève pour autant l’univers symbolique de la valeur. Or, quand la
que l’Autre accuse le coup, authentifie le trait parole qui est véhicule de la demande admet la
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d’esprit. Il faut pour cela « que l’Autre ait perçu dimension métaphorique du trait d’esprit, c’est
ce qu’il a là, dans ce véhicule de la question sur l’intention du sujet, c’est son besoin qui, « au-
le peu de sens, d’évocation d’un sens au-delà, delà de cet usage métonymique, au-delà de ce
au-delà de ce qui reste inachevé ». Dès lors, qui se trouve dans la commune mesure, dans les
l’Autre authentifie le pas-de-sens (le pas, en valeurs reçues à se satisfaire », produit dans la
français, particule liée à la négation, indiquant métaphore le pas-de-sens. À la limite, une sub-
paradoxalement une unité positive de mouve- stitution quelconque à une place quelconque
ment et de progression comme dans pas de introduit cet au-delà par rapport à la mesure
quatre, pas de vis) : et ce pas-de-sens réalise une convenue de ce qu’il est admis de demander et ce
métaphore. qu’il est convenu et peut-être permis de désirer.
Qu’en est-il alors du plaisir du trait d’esprit, Nous avons là le noyau dur de la doctrine de
la grande question freudienne ? À quoi le ratta- Lacan sur le Witz, et l’on voit qu’il s’agit fonda-
cher, si l’on ne croit plus aux grâces de l’activité mentalement d’une doctrine nouvelle, construite
ludique primitive ? Lacan va y parvenir lui aussi sur les fondations de Freud, après avoir fait place
par un recours à des origines « mythiques », nette de son édifice.
expliquant ce plaisir par le retour de quelque Or, au cours des séances où il bâtit cette
chose de primordial, « l’ombre heureuse d’une nouvelle doctrine, et lui servant de contrepoint
satisfaction ancienne ». Lui aussi va relier le trait indispensable, Lacan construit un de ces sché-
d’esprit aux origines du langage, mais par un mas ou graphes qu’il affectionne, le graphe du
moyen étranger au texte de Freud, en faisant du point de capiton, qu’il croit nécessaire pour
Witz une sorte de paradigme de la parole en tant asseoir sa théorie du Witz, mais qui deviendra par
qu’elle articule une demande. La parole origi- la suite le « graphe du désir ». Ce graphe, avec
naire, adressée à la mère, porte une demande, les très nombreuses variantes qu’il comporte,
surgit pour la faire entendre. Aux origines sera le fil conducteur de l’enseignement de
« mythiques » du Witz, il y aurait donc non pas le Lacan tout au long du séminaire Les Formations
babil ludique, le jeu gratuit des signifiants, mais de l’inconscient. Il apparaît en une vingtaine de
l’usage idéalement utile de la parole dans une versions différentes 8 dans l’édition du séminaire
demande qui passe, une demande articulée par au Seuil et, selon toute vraisemblance, il était
un enfant qui en est encore à son premier usage tracé au tableau presque à chaque séance pendant
du langage, une demande qui est entendue et à que Lacan parlait. Le graphe réapparaît deux ans
laquelle il est répondu. Dans l’usage adulte de la plus tard, dans une version complexe, pour
parole, le seul qui ne soit plus de l’ordre du appuyer un des écrits les plus importants, « Sub-
mythe mais de l’expérience, et en particulier version du sujet et dialectique du désir ».
dans toutes ces historiettes juives de quémandeur Il n’est pas question ici de suivre les étapes
dont Freud fait des exemples de mot d’esprit, la de l’élaboration de ce graphe, auquel vient s’ac-
demande, pour ne pas rencontrer le refus qu’irré- crocher un pan énorme de la pensée lacanienne,

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Littérature

à propos de ces concepts fondamentaux que sont l’égard de quelques idées par lesquelles certains
le désir et le sujet. Mon propos est de com- linguistes, Saussure ou Jakobson, ont fondé les
prendre d’où sortait ce graphe au moment de sa prétentions de la linguistique comme « science
première conception, lorsque Lacan l’inventa humaine » et comme science moderne. Dans sa
dans le but de schématiser ce qu’il en est de la première version, ce que deviendra le graphe du
parole, et en particulier de la parole comme véhi- désir se présente simplement comme un schéma
cule du Witz. Je ne considérerai donc que les de « point de capiton », formé de deux lignes flé-
deux premières variantes assez simples, telles chées, une première ligne allant de gauche à
qu’elles se présentent à la page 14 et à la page 16 droite (comme la ligne d’écriture, dans la pra-
du séminaire publié. Les transformations ulté- tique occidentale), légèrement incurvée par un
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rieures de ce graphe et l’histoire des significa- mouvement ascendant, puis descendant et une
tions diverses dont il vient se charger ou se seconde ligne allant en sens inverse, de droite à
surcharger, si on les considère d’un coup d’œil, gauche, et incurvée de manière beaucoup plus
suggèrent fortement que le Witz va être en défi- forte, ce qui suggère l’image d’un hameçon ou
nitive transformé par Lacan en modèle d’une d’un crochet.
parole qui porte la reconnaissance du sujet,
parole dans laquelle le sujet articule son désir ou
est articulé par ce désir.
Ce résultat marque une perte de la spécifi-
cité du Witz en tant que phénomène circonscrit
dans la société et dans la littérature, réservé d’or-
dinaire à certaines formes de conversation mon-
daine et à des genres littéraires, journalistiques et
artistiques mineurs. Il insinue un privilège
absolu du trait d’esprit dans l’interprétation ana-
lytique et dans la doctrine psychanalytique elle-
même. Non seulement le style personnel de
Lacan accentuera de plus en plus, au fil du La première ligne, d’après les dires de
temps, avec un radicalisme provocant, sa ten- Lacan, « nous représente la chaîne signifiante en
dance à la préciosité néo-baroque ou néo- tant qu’elle reste entièrement perméable aux
mallarméenne, mais sa doctrine pourra dès lors effets proprement signifiants de la métaphore et
se distiller en une série de traits d’esprit. Pour de la métonymie, ce qui implique l’actualisation
n’en voir qu’une illustration, le peu-de-sens et le possible des effets signifiants à tous les niveaux,
pas-de-sens ouvrent la série des Witz théoriques, et jusqu’au niveau phonématique », qui « est en
dans le séminaire Les Formations de l’incons- effet ce qui fonde le calembour, le jeu des
cient, série qui s’achève avec une formulation mots ».
non moins spirituelle, commentée dans la der- L’autre ligne, celle qui va de droite à
nière séance : « Tu es celui que tu hais. » gauche, « est celle du discours rationnel, dans
lequel sont déjà intégrés un certain nombre de
LE POINT DE CAPITON OU LE LANGAGE points de repère, des choses fixes », qui « ne peu-
SELON SAUSSURE ET JAKOBSON vent être strictement saisies qu’au niveau des
emplois du signifiant » ; c’est donc la ligne du
Je me bornerai à faire observer ou à rappe- « discours courant commun », « le discours de la
ler, pour conclure mon propos, au sujet du réalité qui nous est commune », de sorte que
graphe du point de capiton, l’étendue de la dette « c’est à ce niveau que se produit le fameux dis-
de Lacan à l’égard de la linguistique, ou plutôt à cours vide » ; cette seconde ligne est aussi « le

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

discours concret du sujet individuel, de celui qui qu’elle se compose de signifiants, l’autre repré-
parle et qui se fait entendre ». sente cette modulation du côté du signifié. Les
On imagine la plupart des auditeurs de lignes droites en pointillé qui tombent de l’une à
Lacan perplexes jusqu’à l’ahurissement devant l’autre seraient les articulations, corrélatives, des
ces affirmations, et il est probable que seule une sons et des sens. Si elles sont en pointillé, c’est
infime minorité a pu saisir vaguement ce dont il qu’on ne peut pas faire correspondre strictement
s’agissait. Il fallait en effet comprendre que ces chaque segment du signifiant phonique à chaque
deux lignes vectorielles, à la courbure si diffé- « partie » du signifié, ce dont fait prendre
rente, et qui vont en sens contraire, ne symboli- conscience la moindre expérience de la traduc-
sent pas deux discours différents, mais deux tion, lorsqu’elle se heurte à l’échec d’une traduc-
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aspects d’un seul et même discours, deux fac- tion mot à mot.
teurs obtenus par abstraction à partir d’un seul Dès lors, il est clair que la première version
acte de discours ou de communication verbale. du graphe du point de capiton naît comme une
Or, la notion que nous avons du discours comme réplique à ce schéma de Saussure. La ligne qui
chaîne, la linéarité si importante dans l’intuition va de gauche à droite représente la chaîne des
des phénomènes et dans la pensée linguistique signifiants, la ligne en sens inverse qui la croise
elle-même, semblait mise à mal par cette décom- en deux points en traçant « un point de capiton »,
position de la chaîne en deux vecteurs de sens représente le discours vu du côté des signifiés, de
opposé. D’où probablement les questions adres- ce que le locuteur « veut dire ». L’orientation de
sées, des mois après, à Lacan par ses auditeurs, la « chaîne signifiante », de gauche à droite, suit
et les efforts de celui-ci pour se faire com- la convention de l’écriture, elle représente donc
prendre, dont on garde la trace grâce au résumé le déroulement de la parole dans le temps, du
de Paul Lemoine. passé vers l’avenir. Si les deux lignes vont en
En fait, l’idée de décomposer la ligne du sens inverse, c’est parce que, lorsqu’une phrase
discours en deux lignes distinctes provient est prononcée, on suppose qu’il y a chez le sujet
– Lacan s’en explique assez clairement – d’un qui la prononce une visée, une finalité qui forme
schéma de Saussure, le fondateur de la linguis- l’horizon ou l’avenir de la phrase. Cet horizon
tique moderne. Saussure, le premier à utiliser le reste ouvert, et la phrase en suspens, pendant
terme « signifiant » comme substantif, postule toute la durée de cette articulation, de sorte que
que chaque élément verbal possède deux faces, les valeurs sémantiques ou même syntaxiques
signifiant et signifié, et qu’il y a interdépendance des segments verbaux demeurent en partie incer-
entre les articulations de l’un et les articulations taines et ambiguës, tandis qu’au moment où la
de l’autre. Cette manière de voir le langage inter- phrase s’achève, les éléments du début et du
dit de concevoir les éléments verbaux comme milieu de la phrase se fixent rétroactivement et
des mots qu’il faudrait corréler à des choses ; perdent leur ambiguïté. Si le croisement est
l’opposition signifiant versus signifié est censée double, c’est parce que le discours, animé d’une
fonder la linguistique comme science en intention de dire telle chose, croise la chaîne
excluant de son champ la relation imaginaire, ou signifiante une première fois, en tant qu’il mobi-
de sens commun, du mot à la chose. Cette pensée lise, dès l’émission du premier phonème, toutes
s’illustre par un schéma, reproduit dans le Cours les ressources du code ou du moins toutes celles
de linguistique, qui représente le discours par qui sont accessibles au locuteur dans une situa-
deux lignes horizontales sinusoïdales ou ondu- tion donnée, face à un Autre déterminé. Il la
lantes parallèles, entre lesquelles sont tracées, croise une deuxième fois au moment où, ache-
suivant des verticales légèrement penchées, des vant la phrase, la suite des signifiants qu’il a
lignes droites en pointillé. L’une des lignes émise se clôt en un point final ou en une scan-
figure donc l’émission de la parole, en tant sion, et cette suite de signifiants prend valeur de

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Littérature

message. On comprend pourquoi, un peu plus et δ pour son point d’arrivée à la pointe de la
tard, l’intention de dire dont part l’usage concret flèche. Une ligne supplémentaire apparaît, un
de la parole, s’identifie à la demande : si nous vecteur (ou segment de droite orienté) allant de
voulons dire quelque chose, c’est avant tout pour droite à gauche, qui relie le début et la fin du
que l’Autre satisfasse à nos besoins. grand vecteur rétroactif, en dessous de la chaîne
Tout ceci est bien connu. Je ne fais que signifiante, sans la croiser par conséquent. Ce
paraphraser ce que dit Lacan et, même si ses pre- petit vecteur croise donc deux fois la ligne
miers auditeurs étaient déconcertés par ce que sa courbe δ’ – δ en deux points notés β et β’.
doctrine comportait de nouveau, il n’y a vrai- Les explications de Lacan sur ces aspects
semblablement plus aucune difficulté pour le nouveaux du schéma sont les suivantes. Le pre-
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lecteur d’aujourd’hui. Qu’on me permette mier point de croisement, noté α, représente le
d’ajouter cependant que si Lacan fait usage de ce code « qui est très évidemment dans le grand A ».
schéma, qui transpose celui de Saussure, ce n’est Le point noté γ représente le message, c’est-à-
pas seulement parce qu’il lui semble propre à dire le point où se produit la scansion, où le dis-
fixer chez ses élèves une conception rigoureuse, cours se clôt sur un message. Le vecteur ββ’
abstraite et relativement sophistiquée du lan- figure « le ronron de la répétition », le moulin à
gage, mais aussi parce qu’il est propre, comme paroles, « passant en court-circuit entre β et β’ »,
celui de Saussure, à faire rêver ; autrement dit, à points qui représentent respectivement le « je »,
susciter des métaphores poétiques et des dérives la place dans le discours de celui qui parle, et
mythologiques. Lacan avoue, au détour d’une l’« objet », au sens de l’objet métonymique.
phrase, qu’il s’est plu à imaginer dans le schéma « C’est le discours commun, fait de mots pour ne
de Saussure les eaux supérieures et les eaux infé- rien dire, grâce à quoi on s’assure que l’on n’a
rieures des premiers versets de la Genèse, l’es- pas simplement affaire en face de soi à ce que
pace où l’Esprit planait sur les eaux ; dans son l’homme est au naturel, à savoir une bête
propre schéma, il voit le poisson du signifiant, féroce. »
voguant dans ces eaux vives, croché par une
sorte d’hameçon qu’est la parole pleine, et il
n’est pas exclu que les résonances évangéliques
et chrétiennes du poisson ou de la pêche y soient
pour quelque chose.
Mais, laissant là ces fantaisies auxquelles le
texte se prête avec une facilité que certains juge-
ront dangereuse, je voudrais signaler l’origine
purement conjecturale de la seconde forme que
prend le graphe, qui est déjà nettement plus com-
plexe, telle qu’elle apparaît à la page 16 du sémi-
naire publié.
Observons rapidement les nouveautés de
cette image par rapport à l’image précédente. Ces explications sont, on le voit, assez ellip-
Quelques points significatifs des deux vecteurs tiques. Le choix des lettres grecques est proba-
qui se croisent sont marqués par des lettres blement dérivé des lettres grecques α β δ γ, dans
grecques : lettre α pour le premier croisement du le séminaire sur La lettre volée. Rien n’est dit sur
vecteur rétroactif avec la « chaîne signifiante », la signification des points δ’ et δ, mais on peut
lettre γ pour le second croisement, δ’ pour le supposer, étant donné ce que sera la suite du
point de départ de ce vecteur rétroactif, qui graphe, qu’ils signifient respectivement besoin et
figure « le discours concret du sujet individuel », demande ou alors désir et demande. Le besoin se

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

situerait alors à l’origine de la prise de parole, du tique ». En somme, la parole non vide, la parole
côté du bouchon dont part la trajectoire de la qui n’est pas bruit du moulin à paroles, tend à se
ligne ; la demande, à la pointe de la flèche, serait confondre, si l’on suit jusqu’au bout ce qu’insi-
le point auquel le discours tend, l’effet de sens nuent ces considérations, avec le trait d’esprit,
qu’il vise sur l’Autre. Si les notations choisies avec une parole où le signifiant est appelé à
sont d’abord δ’ et puis δ et pas le contraire, c’est prendre l’initiative, à démontrer son activité et sa
que δ’ serait en fait non pas le besoin mais la dif- fécondité.
férence entre le besoin et la demande, le décalage Le fait qu’apparaisse, dans cette seconde
entre les deux, puisque le besoin n’apparaîtrait à version du schéma, l’objet métonymique, signale
l’état pur que dans le premier usage, mythique, qu’à son arrière-plan ne figure plus seulement la
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de la parole, adressée par l’enfant à la mère. Tan- référence à Saussure, mais aussi la référence à
dis que ce premier usage d’une parole serait au Jakobson, l’homme qui a promu la métaphore et
service d’un besoin qui n’a pas encore appris à la métonymie, tenues jusque-là pour des tropes
passer par les défilés de la demande, tout usage rhétoriques, au rang d’« aspects » du langage.
ultérieur partirait du désir, c’est-à-dire de ce qui, Cela nous conduit à la conjecture que je voudrais
dans le besoin, reste au-delà de la forme signi- défendre, à savoir que cette seconde représenta-
fiante déjà donnée à son articulation par la tion de la parole par le point de capiton utilise,
demande. selon toute probabilité, une autre idée de Jakob-
Seule chose certaine, le δ’ est du côté de son, celle qu’il expose dans l’essai intitulé « Lin-
l’émetteur, du sujet qui prend la parole, le δ du guistique et poétique 9 ». On lit dans cet essai que
côté de ce qu’il vise dans l’Autre, du côté du des- dans tout acte de communication verbale se pré-
tinataire. Par ailleurs, la nouveauté la plus impor- sentent six facteurs à distinguer. Le destinateur
tante dans cette seconde variante du graphe est la envoie un message au destinataire, ce qui nous
présence de ce court-circuit, entre β et β’, entre donne déjà trois facteurs. Pour être opérant, le
le « je » et son objet ou son autre. La possibilité message requiert d’abord un contexte auquel il
de ce court-circuit suppose que le discours renvoie (c’est ce qu’on appelle aussi, dans une
concret ne croise pas forcément la chaîne signi- terminologie quelque peu ambiguë, le référent, à
fiante, ni ne fasse appel forcément à l’Autre savoir ce dont on parle), contexte saisissable par
comme tel. Les amers propos cités plus haut le destinataire, et qui est, soit verbal, soit suscep-
inviteraient plutôt à penser que, le plus souvent, tible d’être verbalisé (4e facteur) ; ensuite, le
ce double croisement ne se produit pas, que le message requiert un code commun, tout au
discours en son état ordinaire se passe de code et moins en partie, au destinateur et au destinataire
de message, qu’il n’est en somme que « ron- (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au déco-
ron », signal de reconnaissance convenu entre deur du message) (5e facteur) ; enfin le message
animaux policés qui ont appris à parler et à tenir requiert un contact, un canal physique et une
bridée leur férocité naturelle. Ainsi, le graphe du connexion psychologique entre le destinateur et
point de capiton, qui était initialement une repré- le destinataire, contact qui leur permet d’établir
sentation universelle de la parole et du langage, et de maintenir la communication (6e facteur).
devient une représentation réservée à certains Or, chacun de ces six facteurs donne nais-
usages particuliers de la parole et du langage, sance à une fonction linguistique différente, et
dont le prototype est justement le Witz, le mot toutes les fonctions peuvent être présentes dans
d’esprit. Ce que ces usages ont de particulier, un acte de parole donné. Elles y sont cependant
c’est justement de croiser la chaîne signifiante et toujours hiérarchisées, de sorte que l’une est
donc de mobiliser, potentiellement, tous les dominante par rapport aux autres. On a ainsi la
effets proprement signifiants de la métaphore et fonction référentielle, dite aussi dénotative ou
de la métonymie, « et jusqu’au niveau phonéma- cognitive, quand l’accent est mis sur le contexte

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ou le référent, autrement dit sur la valeur d’in- pour lui, dès qu’on était dans le domaine de la
formation à propos du monde que comporte le poésie, n’importe quel adjectif devenait par le
message. En second lieu, on a la fonction expres- fait même une épithète poétique, même “grand”
sive ou émotive, centrée sur le destinateur, fonc- dans la Grande Ourse, ou encore “grand” et
tion dominante par exemple dans les “petit” dans les noms des rues de Moscou. Autre-
interjections, qui s’écartent des procédés du lan- ment dit, le discours poétique ne consiste pas à
gage référentiel par leur configuration phonique ajouter au discours des ornements rhétoriques ; il
et par leur rôle syntaxique. La fonction conative, implique une réévaluation totale du discours et
centrée sur le destinataire, domine dans le voca- de toutes ses composantes quelles qu’elles
tif et l’impératif qui, du point de vue syntaxique, soient ».
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morphologique et souvent phonologique, s’écar- Ces considérations sur les « facteurs » et les
tent des autres catégories nominales et verbales. « fonctions » du langage, que nous avons hâtive-
La quatrième fonction, ou fonction pha- ment résumées, sont inscrites par Jakobson dans
tique, régit les messages qui servent surtout à le schéma récapitulatif suivant.
établir, prolonger ou interrompre le contact, à
vérifier si le circuit fonctionne. Ainsi, en prêtant Facteurs :
l’oreille et en enregistrant un échange de propos CONTEXTE
ordinaires, il est facile de surprendre des séries DESTINATEUR..... MESSAGE..... DESTINATAIRE
profuses de formules ritualisées : « Eh bien ! Eh CONTACT
bien ! Eh bien, nous y voilà, nous y voilà, n’est- CODE
ce pas ? – Je crois bien que nous y sommes –
Hop nous y voilà. – Eh bien, eh bien, etc. ». Cette Fonctions :
fonction phatique, typique du langage des RÉFÉRENTIELLE
oiseaux parleurs, serait la première fonction ver- EXPRESSIVE POÉTIQUE CONATIVE
bale à être acquise par les humains. La cin- PHATIQUE
quième fonction, dite métalinguistique, centrée MÉTALINGUISTIQUE
sur le code, se produit toutes les fois que le des-
tinateur et le destinataire jugent opportun de Il semble probable que les six lettres qui
vérifier qu’ils utilisent bien le même code, en apparaissent dans la seconde version du graphe
disant par exemple : « Je ne vous suis pas, que de Lacan aient pris source dans cette théorie de
voulez vous dire ? » ou « En quel sens l’enten- Jakobson. En effet, deux des lettres figurent
dez-vous ? » d’après Lacan le code et le message, qui sont jus-
Enfin, la sixième fonction, la fonction poé- tement deux des six facteurs de la parole d’après
tique, met l’accent sur le message ; elle domine Jakobson, donnant naissance aux fonctions
quand la lettre est rappelée, et le signifiant est métalinguistique et poétique. La lettre δ’ (besoin
invité à suivre ses propres lois, à déployer ses ou désir) occupe la place du destinateur (l’émet-
équivalences, ou à les imposer sur les autres fac- teur de la parole) et renvoie à la fonction expres-
teurs. La fonction poétique n’est pas propre à la sive. La lettre δ marque pour Lacan le
poésie, elle peut surgir en toute parole, et deve- destinataire ou plutôt la destination de la parole
nir dominante en toute circonstance. Elle n’est en tant qu’elle est demande et elle correspond à
nullement liée à l’emploi de certains signifiants la fonction conative, celle qui domine dans le
particuliers. Jakobson rappelle qu’en 1919 le vocatif et l’impératif, outils grammaticaux de ces
Cercle Linguistique de Moscou s’efforça de déli- actes de parole que sont l’appel, l’ordre ou la
miter le champ des epitheta ornantia (épithètes à prière, tous actes en somme qui sont des modali-
fonction ornementale). Mais, raconte-t-il, « le tés de la demande.
poète Maïakovski nous en blâma, disant que,

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Le trait d’esprit de Freud à Lacan

Le facteur « contexte » et son corrélat, la points de vue qu’on peut dire qu’une parole
fonction référentielle, la parole en tant qu’elle est croise la « chaîne signifiante » « en tant qu’elle
porteuse d’informations sur le monde, ne sem- reste entièrement perméable aux effets propre-
blent avoir laissé aucune trace dans le graphe ment signifiants de la métaphore et de la méto-
lacanien, ce qui manifeste le caractère unilatéral nymie, ce qui implique l’actualisation des effets
de son approche des phénomènes de la parole. signifiants à tous les niveaux et jusqu’au niveau
On peut l’expliquer peut-être si l’on pense que phonématique, particulièrement ». Ce n’est pas,
Lacan a à l’esprit le dialogue analytique, où toute bien sûr, que les autres types de parole ne fassent
référence au contexte, tout usage pratique de la pas appel aux mêmes signifiants. Comme le
parole, sont inexistants ou très marginaux. Le disait génialement Maïakovski cité par Jakob-
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dispositif analytique semble conçu en effet pour son, un poète peut dire, comme tout le monde,
mettre entre parenthèses la « réalité » qu’ana- « la Grande Ourse » ou la « “Grand” Place de
lyste et analysant auraient en commun. En Lille », mais ces épithètes convenues sont dans
revanche, les deux lettres β et β’ renvoient toutes son texte « réévaluées » comme tous les autres
deux au facteur contact ou à la fonction phatique. éléments du discours, en ce sens que leur effet
Le « je » et l’objet, le moi et son image spécu- signifiant est « actualisé », qu’ils deviennent
laire se font face et, par le ronron du moulin à « perméables aux effets de la métaphore et de la
paroles (dans les termes de Lacan), par l’échange métonymie ».
profus de formules ritualisées (dans l’expression Cette naissance du graphe du désir porte
de Jakobson), s’assurent l’un l’autre qu’ils res- donc le témoignage de la forte imprégnation de
tent en contact, qu’un canal de communication, la pensée lacanienne non seulement par la lin-
matérialisé par le vecteur en court-circuit, les guistique mais par la poétique des structuralistes,
relie ; il se rassurent ainsi en se montrant réci- de sorte que le concept freudien d’expression
proquement qu’ils sont des animaux parlants et d’un désir inconscient dans des formations telles
qui ne mordent pas. La présentation satirique de que le lapsus, le rêve et le symptôme, devient
ce type de communication est analogue dans les saisissable scientifiquement non plus dans un
deux textes, mais avec un accent chez Lacan plus modèle énergétique, mais dans un modèle lin-
supérieurement amer, disons plus nietzschéen. guistique : celui qui définit la fonction poétique
Le graphe lacanien, lu dans cette perspec- comme possibilité pour la parole d’être engen-
tive, insinue également l’assimilation entre la drée par l’algèbre symbolique, par le jeu des
parole au sens plein, le Witz, et la parole où combinaisons et des équivalences du signifiant.
domine la fonction poétique. C’est de ces trois

NOTES

1. Je me suis servie de l’édition allemande en livre de poche (Fischer Taschenbücher). La traduction française est d’un accès aisé.
2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998. Quiconque s’intéresse à la question pourra
lire l’intégralité des sept chapitres qui traitent du mot d’esprit dans ce volume (p. 9-139), et y repérer les passages que je mentionne ou
auxquels je fais allusion.
3. Essai inclus dans le volume Théories du symbole, Paris, Le Seuil, 1977. Il existe en version poche, dans la collection « Points », et l’es-
sai y occupe les pages 285-321.
4. Rappelons l’historiette, bien qu’elle soit très connue, elle aussi. Un personnage donne quelque argent à un quémandeur dont celui-
ci a un besoin vital. Après le bienfait, il le retrouve dans un restaurant en train de s’offrir du saumon à la mayonnaise. Il lui dit : « Com-
ment, est-ce pour cela que je t’ai donné de l’argent, pour t’offrir du saumon mayonnaise ? » L’autre répond : « Mais alors, je ne com-
prends pas. Quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas avoir de saumon mayonnaise, quand j’en ai, je ne peux pas non plus en prendre.
Quand donc mangerai-je du saumon mayonnaise ? »
5. Ce déplacement apparaît dans une historiette juive. Deux juifs se rencontrent à la porte d’un établissement de bains. L’un dit à
l’autre : « As-tu pris un bain ? » et l’autre répond : « Pourquoi ? Il en manque un ? »

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6. Cet essai, qui constitue la seconde partie des Fundamentals of Language (La Haye, 1956), a été inclus dans le recueil intitulé Essais de
linguistique générale 1. Les fondations du langage. Paris, Minuit, 1963, p. 43-67. On le trouve facilement en réimpressions plus récentes.
7. Sémantème : segment minimum d’énoncé doté d’une signification.
8. Pages 14, 16, 68, 90, 95, 124, 189, 191, 199, 200, 209, 219, 221, 333, 341, 392, 423, 469, 470. Jacques-Alain Miller, l’éditeur du sémi-
naire, présente en annexe sa version donnée pour définitive ou complète, celle qui apparaît dans l’écrit « Subversion du sujet et dia-
lectique du désir ». La même annexe contient un texte supplémentaire, le résumé, agrémenté de dessins, que présenta Paul Lemoine
lors d’une intervention non sténographiée que fit Lacan le 31 janvier 1958, en réponse à ses auditeurs qui lui avaient demandé des
éclaircissements sur ce schéma introduit tout au long du premier trimestre.
9. L’article de Jakobson « Linguistique et poétique » peut se lire dans le volume cité plus haut Essais de linguistique générale 1. Les fon-
dations du langage.
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